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02/10/2012 | CEDH | N°001-113541

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÖNAL c. TURQUIE, 2012, 001-113541


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖNAL c. TURQUIE

(Requêtes nos 41445/04 et 41453/04)

ARRÊT

STRASBOURG

2 octobre 2012

DÉFINITIF

02/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Önal c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre, r>András Sajó,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 sept...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖNAL c. TURQUIE

(Requêtes nos 41445/04 et 41453/04)

ARRÊT

STRASBOURG

2 octobre 2012

DÉFINITIF

02/01/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Önal c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Isabelle Berro-Lefèvre,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 septembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 41445/04 et 41453/04) dirigées contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Ahmet Önal (« le requérant »), a saisi la Cour les 15 et 18 octobre 2004 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me E. Aslaner, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

3. Le 20 avril 2009, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1956 et réside à Istanbul.

A. Requête no 41445/04

1. Le livre « Teyrê Baz [l’aigle] ou un homme d’affaires kurde : Hüseyin Baybaşin »

5. En décembre 1999, la maison d’édition Pêrî, dont le requérant est propriétaire, publia un livre intitulé « Teyrê Baz [l’aigle] ou un homme d’affaires kurde : Hüseyin Baybaşin ». La première édition de l’ouvrage fut publiée à 4 000 exemplaires.

6. Ce livre était la biographie d’un homme d’affaire d’origine kurde, Hüseyin Baybaşin, accusé de trafic de stupéfiants et d’appartenance à l’organisation illégale armée dite PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). On pouvait y lire, notamment, les péripéties vécues par cette personnalité connue dans les années 1990. L’ensemble du livre était imprégné des sentiments de mépris de Hüseyin Baybaşin envers l’État turc et de sa sympathie pour la cause kurde en Turquie :

– la première partie du livre relatait les conditions dans lesquelles Hüseyin Baybaşin avait dû quitter la Turquie au motif que sa vie était en danger en ce que son nom était supposément inscrit sur une liste de personnalités à assassiner par une organisation mafieuse au sein de l’État turc en raison de son appartenance ou de son assistance au PKK ;

– la deuxième partie du livre racontait la première arrestation de Hüseyin Baybaşin aux Pays-Bas en raison de la demande d’extradition faite par les autorités turques et les mois qu’il avait passés dans les prisons néerlandaises. Pendant cette période, il aurait eu des entretiens avec des journalistes turcs au sujet de l’existence d’une structure mafieuse au sein de l’État turc, composée de hauts fonctionnaires ;

– la troisième partie du livre traitait des événements survenus après sa remise en liberté et exposait les opinions de Hüseyin Baybaşin sur la structure de l’État turc et l’actualité politique de l’époque ;

– la quatrième partie du livre était consacrée à la deuxième arrestation de Hüseyin Baybaşin par la police néerlandaise pour appartenance au PKK et à sa mise en détention. Dans cette partie, il expliquait sa sympathie et son respect pour le chef du PKK, Abdullah Öcalan, lequel lui avait présenté ses vœux d’encouragements pour les événements qu’il était en train de vivre ;

– la cinquième partie du livre était consacrée aux journées passées en prison et aux audiences auxquelles avait assisté Hüseyin Baybaşin devant le tribunal qui l’avait jugé. Dans cette partie, il donnait son opinion sur les militants du PKK et sur certains événements de l’actualité de l’époque, notamment l’arrestation d’Abdullah Öcalan ;

– à la fin du livre était annexé un reportage mentionné dans la deuxième partie du livre.

2. La procédure pénale engagée contre le requérant

7. Par une décision du 4 janvier 2000, le juge assesseur près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul (« la CSE ») ordonna la saisie de tous les exemplaires de l’ouvrage mentionné, en vertu de l’article 2 § 1 additionnel à la loi no 5680. Le juge se référa à seize pages du livre en question, sans en citer le contenu.

8. Par un acte d’accusation daté du 7 janvier 2000, le procureur près la CSE engagea des poursuites contre le requérant en vertu de l’ancien article 312 du code pénal, pour avoir incité à la haine et à l’hostilité sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une race.

9. Devant la CSE, le requérant se défendit en soulignant que le livre litigieux ne comportait nul propos raciste. Il exposa qu’il s’agissait d’un ouvrage relatant les rapports d’un homme d’affaires avec des réseaux de trafic de stupéfiants. Il précisa qu’en tant qu’éditeur, il avait entendu rendre service à une société démocratique et transparente. Il invoqua la liberté d’expression et se référa à la jurisprudence de la Cour.

10. Le 6 septembre 2001, la CSE condamna le requérant à un an et trois mois d’emprisonnement ainsi qu’à payer une amende de 152 100 000 livres turques (TRL). Elle commua ensuite la peine d’emprisonnement en une amende « lourde »[1] et condamna finalement le requérant à payer 1 992 510 000 TRL. Dans ses attendus, la CSE se référa notamment aux passages suivants du livre :

« (...) la famille de Baybaşin était l’une des rares à prononcer le mot « Kurdistan » dans les années 60. Cette famille n’avait pas hésité à soutenir matériellement et moralement toutes les organisations kurdes fondées à l’époque. (...) »

« (...) D’après eux, Hüseyin était comme un héros kurde mythique, qui avait ébranlé la bonne réputation de la Turquie. Le développement d’une nouvelle bourgeoisie kurde qui prendrait en main la cause nationale (...) donnait de l’espoir. »

11. Le requérant se pourvut en cassation.

12. Par un arrêt du 25 avril 2002, la Cour de cassation infirma le jugement rendu en première instance. Elle tint compte de la modification de la loi en faveur du requérant qui était intervenue entre temps.

13. Par un jugement du 7 novembre 2002, la CSE condamna le requérant à un an et huit mois d’emprisonnement. Elle commua ensuite la peine en une amende « lourde » de 1 840 410 000 TRL (1 000 euros (EUR) environ).

14. Par un arrêt du 24 juin 2004, la Cour de cassation confirma ce jugement.

15. Le requérant s’acquitta de la totalité de la peine d’amende le 10 décembre 2004.

B. Requête no 41453/04

1. Le livre « Dersim[2]‘de Alevîlik »

16. En avril 1999, la maison d’édition Pêrî, dont le requérant est propriétaire, publia un livre intitulé « Dersim’de Alevîlik » (Les alévis à Dersim). Il s’agissait d’une deuxième édition de l’ouvrage. La première avait été publiée en Suède en 1995.

17. Ce livre expliquait la tradition alévie présente en Turquie depuis ses origines puis décrivait ses aspects socioculturels et politiques. Y étaient exposés notamment les pressions que les alévis avaient subies ainsi que les conflits qu’ils avaient eus avec les pouvoirs politiques successifs en Anatolie :

– la première partie du livre analysait, d’une part, les origines et les traditions des alévis et, d’autre part, la politique de l’État menée envers eux. Les opinions principales de l’auteur dans cette partie pouvaient se lire, notamment, comme suit : Mustafa Kemal Atatürk n’avait pas particulièrement protégé les alévis ; les alévis n’avaient pas vraiment soutenu la République de Turquie ; ils avaient dû faire face aux pressions politiques et culturelles des autorités étatiques ;

– la deuxième partie du livre traitait des différents soulèvements menés par les alévis d’origine kurde contre la République de Turquie dans les années 1920 et 1930, en particulier le soulèvement dit de « Dersim ». Ce dernier soulèvement faisait l’objet d’une analyse à part. Cette partie du livre relatait en détail les différents conflits qui avaient eu lieu depuis l’empire Ottoman ainsi que les différentes opérations militaires menées durant la période de la République.

2. La procédure pénale engagée contre le requérant

18. Par une décision du 25 juillet 1999, le juge assesseur près la cour de sûreté de l’État (« CSE ») d’Istanbul ordonna la saisie de tous les exemplaires de l’ouvrage mentionné, en vertu de l’article 2 § 1 additionnel à la loi no 5680. Le juge estima que l’ouvrage opérait une distinction au sein du peuple, qu’il divisait entre turcs et kurdes, alévis et sunnites, et incitait ainsi à la haine et à l’hostilité. Il précisa que le livre faisait état d’une politique d’assimilation de la population kurde alévie, aussi bien dans la période ottomane que lors de la fondation de la République par Atatürk, et que cette politique d’assimilation était toujours poursuivie.

19. Par un acte d’accusation du 30 juillet 1999, le procureur près la CSE (« le procureur ») requit la condamnation du requérant en vertu de l’ancien article 312 du code pénal, ainsi que la fermeture provisoire de la maison d’édition Pêrî.

20. Devant la CSE, le requérant précisa qu’il s’agissait d’un ouvrage de recherche sociologique sur les croyances, us et coutumes des alévis de la région de Tunceli, comportant une étude comparative avec les alévis vivant dans d’autres régions. Il soutint qu’il avait une pensée universelle et nullement sectaire. Il invoqua son droit à la liberté d’expression.

21. Par un jugement du 1er novembre 2001, la CSE acquitta le requérant des charges portées contre lui, au motif que l’ouvrage ne contenait aucun élément de nature à inciter à la haine.

22. Le 13 novembre 2001, le procureur se pourvut en cassation contre ce jugement.

23. Le 29 mai 2002, la Cour de cassation infirma le jugement et renvoya l’affaire devant la CSE.

24. Par un nouveau jugement du 31 décembre 2002, après avoir réexaminé l’affaire, la CSE condamna le requérant en vertu de l’ancien article 312 § 2 du code pénal à une peine d’emprisonnement de un an et huit mois. Elle commua ensuite cette peine en une peine d’amende « lourde » d’un montant de 6 050 000 TRL (3,46 EUR). La cour se référa aux pages 43, 85, 303 et 315 du livre sans en préciser le contenu, ni les éléments délictuels y constatés.

25. Par un arrêt du 22 avril 2004, la Cour de cassation confirma ce jugement.

26. Le requérant s’acquitta de l’amende le 28 juillet 2004.

II. DROIT INTERNE PERTINENT À L’ÉPOQUE DES FAITS

27. L’article 312 du code pénal se lisait ainsi :

« Incitation non publique au crime

Est passible de six mois à deux ans d’emprisonnement et d’une amende lourde de six mille à trente mille livres turques quiconque, expressément, fait l’éloge ou l’apologie d’un acte qualifié de crime par la loi, ou incite la population à désobéir la loi.

Est passible d’un à trois ans d’emprisonnement ainsi que d’une amende de neuf mille à trente-six mille livres turques quiconque, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, incite le peuple à la haine et à l’hostilité. Si pareille incitation compromet la sécurité publique, la peine est majorée d’une quotité pouvant aller d’un tiers à la moitié de la peine de base.

Les peines qui s’attachent aux infractions définies au paragraphe précédent sont doublées lorsque celles-ci ont été commises par les moyens énumérés au paragraphe 2 de l’article 311. »

28. L’article 2 § 1 additionnel à la loi no 5680 sur la presse disposait à l’époque des faits que le journal qui a publié un article réprimé par cette loi peut être interdit de publication pour une période allant de trois jours à un mois.

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

29. Compte tenu de la connexité des requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu’elles posent, la Cour juge approprié de les joindre, en application de l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

30. Le requérant soutient que son droit à la liberté d’expression n’a pas été pris en considération par la CSE d’Istanbul, qui l’a sévèrement condamné alors que les deux ouvrages litigieux ne comportaient ni incitation à la haine, ni atteinte aux droits d’autrui, ni apologie du crime. Il invoque l’article 10 de la Convention, ainsi libellé dans ses passages pertinents :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »

31. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il soutient que les ingérences dont se plaint le requérant étaient prévues par la loi et poursuivaient le but légitime de la défense de l’ordre et la prévention du crime. Il ajoute, pour la première requête, que l’auteur s’était associé au PKK et que le contenu de l’ouvrage recélait un appel à la violence armée afin d’aboutir à l’indépendance nationale du Kurdistan. Compte tenu du contexte de la lutte contre le terrorisme, le Gouvernement estime que les sanctions infligées au requérant pour les publications en cause étaient nécessaires dans une société démocratique et proportionnée au but légitime visé.

A. Sur la recevabilité

32. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Principes généraux pertinents

33. La Cour se réfère aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 de la Convention (voir, notamment, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 38, CEDH 1999‑IV, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 74, CEDH 1999‑VI, İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95, 30171/96 et 34535/97, § 80, 10 octobre 2000, Karkın c. Turquie, no 43928/98, § 39, 23 septembre 2003, et Kızılyaprak c. Turquie, no 27528/95, § 43, 2 octobre 2003).

34. Pour la Cour, l’ingérence en cause doit être examinée en ayant égard au rôle essentiel des publications, autres que celles de la presse périodique, qui portent sur un sujet d’actualité dans une démocratie (voir, parmi d’autres, Okçuoğlu c. Turquie [GC], no 24246/94, § 44, 8 juillet 1999, Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 54, 8 juillet 1999, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I). Si toute publication doit s’abstenir de franchir les bornes fixées en vue, notamment, de protéger les intérêts vitaux de l’État, comme la sécurité nationale ou l’intégrité territoriale, contre la menace du terrorisme, ou en vue de protéger l’ordre public ou de prévenir le crime, il lui revient néanmoins de communiquer toutes informations et idées sur les questions politiques, y compris sur celles qui divisent l’opinion. Au droit de diffuser de telles informations s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. La liberté de recevoir des informations ou des idées fournit à l’opinion publique l’un des meilleurs moyens de connaître et juger les idées et attitudes des dirigeants (Yalçın Küçük c. Turquie, no 28493/95, § 38, 5 décembre 2002 et, mutatis mutandis, Lingens, précité, §§ 41-42).

2. Application des principes précités aux présentes affaires

35. La Cour relève que la cour de sûreté de l’État a estimé que les deux ouvrages en cause contenaient des termes visant à provoquer le peuple à la discrimination fondée sur la race et l’appartenance à une région.

36. La Cour doit porter une attention particulière aux termes employés dans les livres en cause et au contexte dans lequel ils ont été publiés. A cet égard, elle tient compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (İbrahim Aksoy, précité, § 60, et Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV).

a) Quant à la requête no 41445/04

37. La Cour observe que si certains passages du livre brossent un tableau des plus négatifs de l’État turc, et donnent ainsi au récit une connotation hostile, les propos y exprimés ne font que relater les événements vécus par Hüseyin Baybaşin au cours de sa vie. Les juridictions nationales ont d’ailleurs à juste titre rappelé qu’il était présenté dans le livre comme un héros kurde mythique qui avait ébranlé la bonne réputation de la Turquie (paragraphe 10 ci-dessus). Cela étant, même si le livre indique la sympathie de Hüseyin Baybaşin pour le PKK, il relate également certains événements auquel l’intéressé à participé pour résoudre le problème kurde par des moyens pacifiques. En particulier, le livre expose longuement et en détail les pourparlers qu’il a eus avec les autorités militaires turques pour trouver une solution pacifique au problème kurde.

38. Par ailleurs, la Cour ne relève aucun passage ou propos dans le livre pouvant stigmatiser l’autre protagoniste du conflit par l’emploi de termes pouvant s’analyser en un appel à la guerre ou, pour le moins, à la reprise des actions armées (voir, a contrario, Halis Doğan c. Turquie (no 3), no 4119/02, §§ 34-35, 10 octobre 2006).

b) Quant à la requête no 41453/04

39. La Cour relève que les propos exprimés dans le livre litigieux font le constat des événements sociaux, culturels et historiques relatifs aux alévis vivant en Turquie. A partir de faits historiques, l’ensemble du livre donne une présentation des alévis d’origine kurde. Il brosse certains faits historiques comme le soulèvement dit de « Dersim » pendant la période de la République de Turquie. Il décrit également l’origine des alévis. Il est vrai que certains faits politiques, historiques ou sociaux s’y trouvent critiqués. Cela étant, la Cour note que le livre est consacré aux alévis vivant dans le sud-est de la Turquie, en particulier ceux vivant à Tunceli anciennement Dersim. Le livre retrace donc à sa manière l’histoire des alévis, des particularités de ses membres en tant que population hétérogène, de la pression et de la politique d’assimilation que les alévis kurdes ont subies de la part de l’État en tant que minorité.

40. A cet égard, la Cour observe que le livre litigieux constitue à sa façon une autre source d’informations sur certains événements historiques, sociologiques, politiques ou religieux concernant les alévis d’origine kurde. De l’avis de la Cour, ce livre doit être lu à la lumière du droit du public à recevoir des informations de provenance diversifiée pour forger son regard sur la situation des alévis dans cette région spécifique de la Turquie. Dans ce contexte, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que l’existence de minorités et de cultures différentes dans un pays constitue un fait historique qu’une société démocratique doit tolérer, voire protéger et soutenir selon les principes du droit international (voir, mutatis mutandis, Tourkiki Enosi Xanthis et autres c. Grèce, no 26698/05, § 51, 27 mars 2008).

c) Appréciation de la Cour commune aux deux requêtes précitées

41. Au vu des motifs de la condamnation du requérant figurant dans les décisions des juridictions internes, dans les deux procédures en cause, la Cour estime que ceux-ci ne sauraient être considérés, en tant que tels, comme suffisants pour justifier l’ingérence dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Sürek (no 4), précité, § 58). La Cour est d’avis que par leur contenu les deux ouvrages en cause visaient clairement à informer le public sur des sujets relevant de débats d’intérêt public.

42. En effet, la Cour observe que les deux livres litigieux n’exhortaient pas à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu’ils ne relevaient pas du discours de haine, ce qui est pour la Cour un élément essentiel à prendre en considération. Ces deux livres n’étaient pas non plus susceptibles de favoriser la violence en insufflant une haine profonde et irrationnelle envers des personnes identifiées (voir, a contrario, Sürek (no 4), précité, § 62, et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 50, 8 juillet 1999).

43. La Cour note aussi que le requérant a été condamné à des amendes lourdes (paragraphes 13 et 24 ci-dessus). En outre, les livres litigieux ont été confisqués par les autorités nationales (paragraphes 7 et 18 ci-dessus). La Cour souligne à cet égard que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence.

44. A la lumière de ces considérations, la Cour estime que le contenu des deux publications ne présentait pas un caractère de nature à justifier la gravité de l’atteinte à la liberté d’expression du requérant, constituée par sa condamnation à des amendes lourdes. En définitive, la Cour considère que la condamnation du requérant et la confiscation des ouvrages ne répondaient pas à un besoin social impérieux et n’étaient pas non plus proportionnées aux buts légitimes poursuivis.

d) Conclusion

45. La Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant était disproportionnée aux buts visés et qu’elle n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique ».

46. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

47. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de l’emplacement respectivement attribué aux parties dans la salle d’audience devant la CSE. Il expose que l’estrade où prenait place le procureur était surélevée d’un mètre par rapport à la place de la partie défenderesse, et se trouvait au même niveau que les juges. Le requérant affirme par ailleurs que le procureur utilisait la même porte que lesdits juges pour l’entrée à la salle d’audience, et qu’il ne se levait pas lors de l’entrée des juges dans la salle, contrairement à la partie défenderesse. Il soutient qu’il s’agit d’éléments constitutifs d’une atteinte au principe d’égalité des armes.

48. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il estime que le débat soulevé autour de l’emplacement du procureur dans la salle d’audience relève du pur formalisme et ne touche aucunement à l’essence des devoirs et responsabilités des procureurs. Il cite divers pays membres du Conseil de l’Europe où le siège du procureur serait surélevé par rapport à la défense.

49. Le Gouvernement précise que dans les tribunaux turcs, le siège des juges est éloigné de celui du procureur. Il explique que le plan du siège des juges et procureurs relève d’une pratique établie dans le droit procédural turc, qui tient compte du fait que les deux corps de métier obtiennent la même formation, que leurs membres passent les mêmes concours avant d’exercer et que la transition entre les deux types de fonctions est possible. En d’autres termes, un procureur de la République pourrait devenir juge pendant sa carrière et vice versa. Le Gouvernement estime que l’idée principale réside en ce que le procureur doit respecter aussi bien les intérêts de la défense que les droits de la victime, dans la mesure où il représente l’intérêt public. Il rappelle par ailleurs que le procureur recueille des preuves non seulement à la charge de l’accusé mais aussi à sa décharge. Partant, le Gouvernement soutient que l’emplacement du procureur, plus élevé que celui de la défense et de la victime mais éloigné des juges, a un sens symbolique.

50. Le Gouvernement se réfère à la décision Töre c. Turquie (no 50744/99, 10 juin 2004) et conclut que les parties à la procédure ont des droits égaux et que la pratique mise en cause par le requérant ne porte pas atteinte au droit à un procès équitable.

51. La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé, dans de précédentes décisions, que la circonstance dénoncée ne suffisait pas à mettre en cause l’égalité des armes, dans la mesure où, si elle donnait au procureur une position « physique » privilégiée dans la salle d’audience, elle ne plaçait pas l’accusé dans une situation de désavantage concret pour la défense de ses intérêts (Chalmont c. France (déc.), no 72531/01, 9 décembre 2003, Carballo et Pinero c. Portugal (déc.), no 31237/09, 21 juin 2011, et Diriöz c. Turquie (no 38560/04, § 25, 31 mai 2012).

52. Elle considère que les circonstances de l’espèce ne présentent aucune particularité permettant de se départir de la jurisprudence établie. Il s’ensuit que le grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

53. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

54. Pour la requête no 41453/04, le requérant réclame 10 000 EUR au titre du dommage matériel causé du fait de la saisie des ouvrages. Il réclame en outre 10 000 EUR au titre des dommages moraux.

55. Pour la requête no 41445/04, le requérant estime son dommage matériel également à 10 000 EUR pour la saisie des ouvrages. Il réclame en outre 10 000 EUR pour les dommages moraux.

56. Le Gouvernement estime ces montants non justifiés.

57. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant au total 6 000 EUR au titre des préjudices moral et matériel confondus.

B. Frais et dépens

58. En ce qui concerne la requête no 41453/04, le requérant demande également 749 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 1418 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

59. Quant à la requête no 41445/04, le requérant demande 479,79 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 1418,23 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

60. Il annexe à sa demande les barèmes de l’Union des Barreaux de Turquie, valables au cours des périodes pertinentes.

61. Le Gouvernement considère que ces sommes ne sont pas justifiées.

62. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

63. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables quant aux griefs tirés de l’article 10 de la Convention et irrecevables pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 6 000 EUR (six mille euros), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement pour les dommages matériel et moral confondus ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 octobre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithFrançoise Tulkens
GreffierPrésidente

* * *

[1]. Le terme d’ « amende lourde », qui existait jusqu’à l’amendement de novembre 2004, signifiait en droit pénal turc que le condamné risquait une peine de prison s’il ne la payait pas.

[2]. Ancien nom de la ville de Tunceli située à l’est de la Turquie


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-113541
Date de la décision : 02/10/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : ÖNAL
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ASLANER E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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