QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE YOTOVA c. BULGARIE
(Requête no 43606/04)
ARRÊT
STRASBOURG
23 octobre 2012
DÉFINITIF
23/01/2013
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Yotova c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Lech Garlicki, président,
David Thór Björgvinsson,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić, juges,
et de Fatoş Aracı, Greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 octobre 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43606/04) dirigée contre la République de Bulgarie et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Yolanda Kirilova Yotova (« la requérante »), a saisi la Cour le 24 novembre 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représentée par Mes S. Stefanova et M. Ekimdzhiev, avocats à Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») est représenté par ses agents, Mme N. Nikolova et M. V. Obretenov, du ministère de la Justice.
3. La requérante allègue que les autorités n’ont pas mené une enquête effective sur la tentative de meurtre commise à son encontre. Elle se plaint également que l’enquête menée sur les événements en cause n’ait pas examiné la question de savoir si l’atteinte à sa vie et à son intégrité physique était ou non fondée sur des motifs racistes.
4. Le 2 février 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1972 et réside au village d’Aglen, commune de Lukovit.
A. Les événements des 11, 12 et 13 juillet 1999
6. Le soir du 11 juillet 1999, dans une boîte de nuit à Aglen, une altercation eut lieu entre un jeune homme d’origine bulgare, dénommé M.I. et résidant au village de Peshterna, et un groupe de jeunes hommes d’origine rom habitant Aglen.
7. Le lendemain soir, M.I., accompagné de quatre de ses amis, tous d’origine bulgare, se rendit à la même boîte de nuit à Aglen et demanda au propriétaire l’adresse de L.V., jeune homme d’origine rom ayant participé à la rixe de la veille. Au petit matin du 13 juillet 1999, le groupe d’hommes se rendit au domicile du frère de L.V., un dénommé A.V., mais n’y trouva personne. Les jeunes hommes cassèrent divers objets sur place – un banc et une table en bois, la vitre d’une fenêtre, la porte de la maison, un vieux réfrigérateur. Par ailleurs, l’un des jeunes gens, dénommé V.G., tira en l’air avec le fusil de chasse de son père qu’il avait emporté.
8. Des poursuites pénales furent ouvertes à ce sujet. Selon le dossier, les cinq jeunes hommes semblent avoir été inculpés dans le cadre de cette procédure.
9. Le soir du 13 juillet 1999, quelques-uns des jeunes hommes de Peshterna furent aperçus de nouveau au village d’Aglen : ils s’y étaient rendus en voiture pour emmener des amis au domicile de M.I. où devait se dérouler une fête à l’occasion de l’anniversaire de celui-ci. Au centre du village, les jeunes hommes de Peshterna croisèrent A.V., lui demandèrent des nouvelles de son frère L.V. et le menacèrent. A.V. rassembla un groupe de jeunes hommes d’origine rom, armés de bâtons, et appela la police de Lukovit pour signaler que les hommes de Peshterna étaient à Aglen et qu’ils cherchaient la bagarre.
10. Une patrouille de police fut dépêchée à Aglen pour apaiser la situation. D’après le rapport de l’officier G., chargé de cette mission, les agents rencontrèrent les jeunes gens d’origine rom qui leur indiquèrent l’identité des jeunes de Peshterna. Les policiers se rendirent alors au domicile de M.I. à Peshterna et enjoignirent aux jeunes hommes qui y étaient présents de ne plus entrer en conflit avec les Roms d’Aglen. Sur ce, un dénommé Ts.Ts., visiblement en état d’ébriété, déclara aux policiers qu’il n’avait pas peur des « Tsiganes ». Par ailleurs, il fut demandé aux jeunes hommes qui se trouvaient sur place de se rendre au commissariat de Lukovit le lendemain matin pour donner des explications sur ce qui s’était passé au domicile d’A.V.
11. Vers 23 h 25, les policiers retournèrent à Aglen, rencontrèrent les jeunes gens d’origine rom et leur demandèrent de se disperser.
B. L’incident au domicile de la requérante
12. La requérante est d’origine rom et sa maison à Aglen donne sur une rue parallèle à celle du domicile d’A.V.
13. Le soir du 13 juillet 1999, la requérante donnait une fête à son domicile. Il faisait chaud et les invités et les hôtes étaient assis dans la cour de la maison. Vers minuit, la requérante entendit le bruit d’un moteur et vit les lumières d’une voiture qui s’approchait de sa maison. Pensant qu’il s’agissait de la famille de sa sœur qui habitait un village voisin et qui tardait à venir, la requérante se précipita vers le portail de son jardin. A ce moment‑là, des coups de feu furent tirés de la voiture et la requérante fut touchée à la poitrine ainsi qu’à l’épaule et au bras gauches. La voiture des assaillants repartit à vive allure.
14. La requérante, considérablement affaiblie par la perte de son sang, fut transportée à l’hôpital de Lukovit. Plus tard, elle fut transférée à l’hôpital de Pleven où elle subit une intervention chirurgicale. Elle sortit de l’hôpital le 31 juillet 1999. A la suite de ces blessures, la requérante perdit définitivement la faculté de mouvement de son bras gauche et les muscles de celui-ci s’atrophièrent. La commission médicale spécialisée de Lovech évalua le degré d’invalidité de la requérante à la suite de l’incident en cause à 76,20 %.
C. L’enquête pénale menée sur la tentative de meurtre
15. Alertée aussitôt après l’incident, la patrouille de police dirigée par l’officier G. se rendit au domicile de la requérante. L’enquêteur du service de l’instruction à Lukovit fut également alerté ; il se rendit sur place le 14 juillet 1999 et effectua une inspection des lieux entre 2 heures et 3 h 15. Il observa des traces d’impacts sur le portail du jardin et sur le mur de la maison. Il découvrit et préleva cinq plombs de chasse déformés à ces deux endroits, ainsi que deux cartouches à l’intérieur de la cour de la maison, à environ quinze mètres du portail d’entrée. Des photos des lieux furent prises et l’enquêteur fit une esquisse de la scène du crime.
16. Le 14 juillet 1999, l’enquêteur ouvrit une instruction préliminaire contre X pour tentative de meurtre sur la personne de la requérante, infraction pénale réprimée par l’article 115 du code pénal.
17. Dans les heures suivant l’incident, la police arrêta M.I., V.G. et Ts.Ts. qui s’étaient entre-temps rendus à Aglen. Certaines personnes ayant passé la soirée du 13 au 14 juillet 1999 au domicile de M.I. furent interrogées, ainsi que quelques-uns des jeunes gens d’origine rom d’Aglen.
18. Dans sa déposition du 14 juillet 1999, le tenancier de la boîte de nuit à Aglen, T.P., précisa que M.I. s’était battu avec quelques jeunes Roms du village le 11 juillet 1999 dans son établissement. Il indiqua que, le lendemain, M.I. était revenu, accompagné de plusieurs de ses amis, et qu’il lui avait demandé où se trouvait la maison de L.V. T.P. aurait convaincu les jeunes hommes de rester dans sa boîte de nuit et ceux-ci seraient repartis vers 1 heure du matin. Le 13 juillet 1999, il aurait été présent, avec sa sœur et deux autres amies, à la fête d’anniversaire de M.I. à Peshterna. Il aurait alors parlé avec les policiers de Lukovit qui s’étaient rendus au domicile de M.I. Plus tard, il aurait remarqué qu’un des hommes présents à la fête, Ts.Ts., s’était absenté pendant vingt ou trente minutes. A son retour, celui-ci aurait expliqué qu’il était allé prendre des médicaments à son domicile.
19. L’absence de Ts.Ts. avait également été remarquée par G.G., l’une des filles présentes à la fête d’anniversaire.
20. Ts.Ts. déclara que, le 12 juillet 1999, lui et trois autres jeunes hommes avaient accompagné M.I. à Aglen. Peu après 1 heure du matin, ils se seraient rendus au domicile d’A.V. dans le quartier rom du village, où ils auraient cassé quelques meubles, une porte et une fenêtre. L’un des jeunes hommes de la bande, dénommé V.G., aurait tiré en l’air avec le fusil de chasse qu’il avait apporté. Le lendemain, Ts.Ts. serait allé chez son ami M.I. qui fêtait son anniversaire. Ts.Ts. reconnut avoir quitté la fête après minuit : il expliqua qu’il était allé chez lui à bord de sa voiture, de marque VW Golf. Quelque temps après, il serait revenu au domicile de M.I., d’où il serait reparti vers 2 heures.
21. Lors de sa déposition, V.G. déclara qu’il avait accompagné M.I. à Aglen le soir du 12 juillet 1999. Les jeunes hommes de son groupe se seraient tous rendus dans la maison d’un des Roms qui avaient battu M.I. la veille et ils y auraient cassé différents objets. V.G. aurait tiré en l’air avec le fusil de son père. Le 13 juillet 1999, il serait allé à la fête d’anniversaire de M.I., d’où il serait reparti vers 2 heures.
22. Les organes d’enquête perquisitionnèrent le domicile de Ts.Ts. et saisirent huit cartouches pour fusils de chasse. Ts.Ts. expliqua que les munitions appartenaient à son père.
23. Selon le rapport de l’officier G. du 27 juillet 1999, lors de l’arrestation de V.G. le matin du 14 juillet 1999, le jeune homme avait sorti de dessous son matelas un fusil de chasse de marque Mossberg Maverick, calibre 12. Il aurait expliqué avoir tiré avec celui-ci le soir du 12 au 13 juillet 1999. Le rapport indiquait également que, lors de l’arrestation de Ts.Ts., les policiers avaient constaté qu’il y avait deux fusils de chasse dans sa maison qui appartenaient au père du jeune homme. L’officier G. précisait que Ts.Ts. et V.G. avaient été emmenés au commissariat de police dans la voiture du premier, une VW Golf de couleur rouge.
24. Dans leurs dépositions, A.V., L.V. et leur oncle A.R. expliquèrent qu’ils se trouvaient tous au domicile d’A.V. vers minuit dans la nuit du 13 au 14 juillet 1999. Ils auraient entendu une voiture passer à côté de la maison et seraient sortis pour voir où elle allait. Quelques mètres plus loin, le véhicule aurait tourné dans la rue voisine et ils auraient entendu et vu des coups de feu. Ils se seraient alors cachés dans le jardin d’une maison voisine et auraient entendu le mari de la requérante crier que son épouse était blessée. La voiture des assaillants serait passée à vive allure à quelque trois ou quatre mètres d’eux. A.R. indiqua que le véhicule était une VW Golf rouge. Il précisa qu’il avait vu cette même voiture devant le commissariat de police à Lukovit. L.V. indiqua que l’arrière du véhicule lui rappelait une VW Golf et que le bruit de la voiture lui faisait penser qu’elle avait un moteur diesel.
25. La requérante fut interrogée le 19 juillet 1999, alors qu’elle se trouvait encore à l’hôpital. Elle donna le descriptif physique de l’auteur du tir qu’elle aurait vu de face : un jeune homme, âgé au maximum de trente ans, large d’épaules, aux cheveux blonds, courts et frisés, au visage rond, sans barbe ou moustache. Elle indiqua qu’il tenait son fusil comme un gaucher. Elle décrivit la forme de la voiture dans laquelle aurait été assis son agresseur, ainsi que le son du moteur, mais ne put en indiquer ni la marque ni le numéro d’immatriculation ni la couleur exacte. Elle précisa pouvoir reconnaître le véhicule si elle le voyait. Elle mentionna que l’incident avait eu lieu après 23 h 30.
26. Les organes d’enquête interrogèrent également l’époux de la requérante et les autres personnes présentes au moment de l’incident, mais ceux-ci indiquèrent qu’ils ne pouvaient décrire ni l’agresseur ni la voiture. Une voisine, A.S., expliqua qu’elle avait entendu des coups de feu et le passage à vive allure d’une voiture près de sa maison peu après minuit dans la nuit du 13 au 14 juillet 1999. Elle déclara pouvoir reconnaître le véhicule au bruit du moteur.
27. Le 17 juillet 1999, les témoins V.T., A.S., L.V. et A.R. furent invités à identifier le véhicule de l’agresseur par le bruit du moteur parmi cinq voitures de marques différentes, dont la VW Golf rouge de Ts.Ts. Aucune des voitures ne fut reconnue comme étant celle de l’agresseur de la requérante.
28. Une expertise médicale fut effectuée le 30 juillet 1999. L’expert constata que la requérante avait cinq blessures, chacune d’un centimètre de diamètre, dans la partie gauche de la poitrine et à l’épaule et au bras gauches. Les plombs avaient causé la rupture de nerfs et de vaisseaux sanguins et la fracture de l’omoplate gauche. L’expert conclut que ces blessures auraient pu mettre la vie de la requérante en danger si celle-ci n’avait pas reçu de soins médicaux. Il estima qu’il s’agissait de blessures résultant d’un seul tir d’arme de chasse à longue distance.
29. Le 14 octobre 1999, l’enquêteur envoya le dossier au parquet régional de Lovech en recommandant la suspension de l’enquête au motif que l’auteur du crime n’avait pas été identifié. Le 30 novembre 1999, le procureur régional décida de suspendre l’enquête pour la raison avancée par l’enquêteur.
30. Le 7 décembre 1999, la requérante se plaignit auprès du parquet près la cour d’appel de Veliko Tarnovo. Elle affirma que l’identité de l’auteur du tir était connue des organes d’enquête parce qu’elle l’aurait elle-même désigné parmi plusieurs photos de suspects potentiels que l’enquêteur lui aurait présentées lors de son interrogatoire à l’hôpital.
31. Par une ordonnance du 29 décembre 1999, le procureur près la cour d’appel infirma l’ordonnance du procureur régional et relança l’enquête. Il constata notamment que les organes compétents n’avaient pas entrepris les mesures nécessaires pour identifier l’auteur de la tentative de meurtre. Il enjoignit aux organes d’enquête d’interroger un dénommé N.N. et d’organiser une reconnaissance de véhicules par les témoins A.R. et L.V. ayant aperçu et décrit la voiture de l’auteur du tir.
32. Le 4 avril 2000, la requérante adressa encore une lettre au procureur près la cour d’appel. Elle lui fit part de nouvelles informations qui lui seraient parvenues entre-temps. Elle indiqua avoir appris que, le soir du 13 juillet 1999, les policiers de Lukovit auraient rencontré les jeunes gens de Peshterna et leur auraient dit de « partir à Aglen et massacrer les Tsiganes », ajoutant qu’ils « fermeraient les yeux ». Plus tard dans la soirée, ces mêmes policiers se seraient rendus dans la boîte de nuit, à Aglen, et auraient ordonné aux jeunes gens du quartier rom du village de se disperser. Encouragés par les policiers, les jeunes de Peshterna se seraient rendus à Aglen, mais se seraient trompés de rue et auraient tiré sur elle. Après l’incident, son mari, parti pour chercher de l’aide, serait tombé sur les policiers de Lukovit en train de boire dans la boîte de nuit, à Aglen. Plus tard, lors de son séjour à l’hôpital, elle aurait été interrogée par les mêmes policiers qui s’étaient moqués d’elle. La requérante ajouta que les personnes capables de reconnaître la voiture de ses assaillants n’avaient pas été convoquées par les organes d’enquête. Quelque temps après les événements, son beau-frère, N.N., habitant un village voisin, aurait reçu la visite d’hommes de Peshterna qui lui auraient proposé de servir d’intermédiaire entre eux et la famille de la requérante pour un règlement informel du conflit, moyennant le paiement d’une somme d’argent. La requérante affirma que son beau-frère n’avait pas été interrogé par la police et l’enquêteur. Elle exprima des doutes quant à l’impartialité et la bonne foi des policiers du commissariat de Lukovit. La lettre de la requérante fut renvoyée au parquet régional et à l’enquêteur pour être classée dans le dossier de l’enquête pénale.
33. En avril et en mai 2000, l’enquêteur interrogea quelques nouveaux et anciens témoins.
34. Interrogé une nouvelle fois par l’enquêteur le 10 avril 2000, V.G. affirma qu’il n’avait pas quitté la fête d’anniversaire le soir du 13 au 14 juillet 1999 et qu’il était rentré à son domicile vers 1 h 15. Il expliqua que le fusil de son père était resté à la maison, dans une caisse fermée à clé, et qu’il ne l’avait prêté à personne ce soir-là.
35. N.N., le beau-frère de la requérante, interrogé à l’initiative de celle‑ci, expliqua qu’il avait été contacté par un certain L.P.V. de Peshterna qui lui aurait demandé de servir d’intermédiaire entre l’auteur du tir et la famille de la requérante. Lors de la confrontation entre ces deux témoins, L.P.V. confirma avoir rencontré N.N. mais nia lui avoir demandé de servir d’intermédiaire, tandis que N.N. réitéra ses dépositions initiales.
36. Lors de son interrogatoire du 3 mai 2000, L.P.V.indiqua qu’il était présent à la fête d’anniversaire de M.I. Il précisa que, après minuit, cinq personnes, dont trois jeunes femmes et deux hommes, avaient quitté la soirée pour rejoindre le village d’Aglen où ils habitaient. Ils seraient partis avec une voiture rouge de la marque Opel Ascona. Deux heures plus tard, lui et M.I. seraient allés voir pourquoi certaines de ces personnes n’étaient pas revenues. Ils auraient alors été arrêtés par des policiers et auraient appris qu’une femme avait été blessée par une arme à feu. L.P.V. ajouta que son père et les pères de trois jeunes hommes présents à la soirée d’anniversaire, Ts.Ts., V.G. et B.I., possédaient des fusils.
37. La requérante fut interrogée le 22 mai 2000. Elle indiqua qu’elle avait rencontré par hasard, à plusieurs occasions, l’homme qui avait tiré sur elle. Elle mentionna avoir également reconnu cet homme sur des photos qu’un enquêteur lui aurait montrées. Elle aurait appris par la suite que cet homme s’appelait L.
38. Le 13 juillet 2000, le procureur régional décida de suspendre de nouveau l’instruction préliminaire. Son ordonnance contenait un bref résumé de l’incident au domicile de la requérante et le constat selon lequel les nouvelles mesures d’instruction effectuées n’avaient pas permis d’identifier l’auteur du tir. Aucune mention n’y était faite des événements ayant précédé l’incident du 14 juillet 1999 et de l’appartenance de la victime et des auteurs présumés du tir à deux ethnies différentes.
39. A une date non communiquée, la requérante demanda au procureur régional de Lovech de relancer l’enquête. Elle demanda en particulier l’organisation d’une parade d’identification avec la participation de cinq jeunes hommes de Peshterna, Ts.Ts., M.I., L.P.V., B.I. et V.G. Le 30 mai 2001, en s’appuyant sur l’article 220a, alinéa 2, du code de procédure pénale, le procureur accueillit la demande de la requérante, ordonna la relance de l’enquête, assigna le dossier à un enquêteur du service de l’instruction à Lovech et ordonna à celui-ci de procéder à une identification de suspects avec la participation des cinq personnes désignées par la requérante.
40. La requérante fut interrogée de nouveau le 21 juin 2001. Elle indiqua qu’elle s’était trompée en indiquant le prénom « L. », qui aurait été mentionné par N.N. et qu’elle aurait pris pour le prénom de l’auteur du tir. Elle précisa qu’elle avait été informée par les organes d’enquête que les cinq jeunes hommes de Peshterna ayant pénétré dans la maison d’A.V. étaient soupçonnés d’être impliqués dans son agression. Elle demanda à voir chacun de ces hommes, insistant sur sa capacité à reconnaître aisément l’homme qui avait tiré sur elle, même si elle ne connaissait pas son nom.
41. L’enquêteur interrogea de nouveau Ts.Ts., V.G. et L.P.V., ainsi que deux nouveaux témoins présents au domicile de M.I. la nuit du 13 au 14 juillet 1999, dénommés B.I. et V.S. Tous nièrent une quelconque implication dans l’incident de tir au domicile de la requérante. Interrogé le 27 juin 2001, M.I. précisa que, le 14 juillet 1999, il s’était rendu au village d’Aglen vers 4 heures du matin pour chercher ses amis et qu’il avait été arrêté par la police à ce moment-là.
42. Une parade d’identification avec la participation de Ts.Ts., M.I., L.P.V., B.I. et V.G eut lieu le 4 juillet 2001. La requérante reconnut M.I. et réitéra sa version des faits lors de la confrontation avec celui-ci. De son côté, M.I. nia avoir tiré sur l’intéressée.
43. Par une ordonnance du 31 juillet 2001, l’instruction préliminaire fut de nouveau suspendue par le parquet régional au motif que l’auteur du crime n’avait pas été identifié. Le procureur estima en particulier que, nonobstant le fait que la requérante avait formellement désigné M.I. comme étant l’auteur du tir, la version de l’intéressée n’était pas corroborée par les autres preuves recueillies. Il souligna à cet égard que M.I. avait un alibi solide, à savoir qu’il se trouvait à sa propre fête d’anniversaire, ce qui aurait été prouvé par les dépositions de ses invités.
44. La requérante contesta l’ordonnance du procureur devant le tribunal régional de Lovech. Elle maintint que plusieurs preuves désignaient M.I. comme étant l’auteur du tir. Par une décision du 3 juillet 2002, le tribunal régional lui donna gain de cause, annula l’ordonnance litigieuse et renvoya le dossier pour un complément d’enquête. Il observa que la requérante avait reconnu M.I., et que les organes d’enquête avaient cependant accepté l’alibi de M.I. parce que, selon les témoins interrogés, M.I. n’avait pas quitté sa fête d’anniversaire. Il estima que l’enquêteur devait interroger tous les invités de M.I. ce soir-là et qu’il fallait organiser une identification de la voiture de M.I. par la requérante.
45. Le 10 octobre 2002, l’enquêteur recueillit les dépositions de T.P., tenancier de la boîte de nuit à Aglen, et de sa sœur S.P. qui étaient parmi les invités à la fête de M.I. le 13 juillet 1999. T.P. expliqua qu’il était à l’anniversaire de M.I. avec sa sœur et avec deux autres amies d’Aglen. Ils seraient tous rentrés en voiture vers 2 heures et la police les aurait arrêtés. T.P. déclara qu’il ne pouvait pas se rappeler plus de détails concernant ces événements. S.P. déclara qu’elle était allée à l’anniversaire de M.I. accompagnée de son frère et de deux autres amies, que la police était venue parler avec les jeunes gens et qu’elle n’avait vu personne quitter la fête ce soir-là.
46. Les deux autres jeunes filles qui avaient accompagné T.P. et S.P. à la fête ne furent pas interrogées parce que l’une d’entre elles se trouvait à l’étranger et l’autre poursuivait ses études à Pleven et ne rentrait à la maison de ses parents à Aglen que pour les week-ends.
47. Une parade d’identification fut organisée le 29 octobre 2002. La requérante fut invitée à y reconnaître la voiture avec laquelle était arrivé son agresseur d’après sa forme et le bruit de son moteur. La voiture de marque VW Golf appartenant à M.I. faisait partie du groupe de voitures. La requérante ne reconnut aucun des véhicules.
48. Par une ordonnance du 27 novembre 2002, le procureur régional de Lovech décida de suspendre l’instruction préliminaire. Il observa que la requérante avait reconnu M.I. comme étant la personne qui avait tiré sur elle le 14 juillet 1999, que M.I. avait nié toute implication dans les événements et qu’il avait fourni un alibi corroboré par les dépositions des invités à sa fête d’anniversaire. Il observa également qu’il n’y avait aucune preuve que M.I. eût quitté son domicile ce soir-là et que la requérante n’avait pas reconnu la voiture de M.I. lors de la parade d’identification du 29 octobre 2002. Le procureur estima que toutes les mesures d’instruction possibles avaient été mises en œuvre, mais qu’elles n’avaient pas permis d’identifier avec certitude l’auteur du crime. Cette ordonnance ne fut pas contestée par la requérante.
49. Le dossier fut renvoyé à la police de Lukovit qui fut chargée de déployer les efforts nécessaires pour identifier l’auteur du tir. Le 12 mai 2005, le commissaire principal de police à Lukovit approuva un plan d’action pour retrouver l’auteur du crime, qui prévoyait notamment l’établissement exact des faits de l’espèce, la recherche d’autres témoins oculaires et l’analyse d’autres crimes élucidés pour retrouver d’éventuelles ressemblances dans le mode opératoire des auteurs. A la date du 13 juin 2012, l’instruction préliminaire demeurait suspendue faute d’identification de l’auteur du crime.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La tentative de meurtre en droit pénal bulgare
50. En cas de meurtre, l’article 115 du code pénal bulgare prévoit une peine d’emprisonnement de dix à quinze ans pour l’auteur du crime. L’auteur d’une tentative de meurtre encourt la même peine (article 18, alinéa 2, du même code).
B. La décision de suspension des poursuites pénales et les recours contre celle-ci
51. En vertu de l’article 239, alinéa 1, point 2, du code de procédure pénale de 1974 (« l’ancien CPP »), le procureur suspendait les poursuites pénales si l’auteur du crime n’était pas identifié. Dans pareil cas, le dossier de l’enquête était envoyé à l’enquêteur qui devait mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires pour retrouver l’auteur du crime (alinéa 4 du même article et alinéa 1 de l’article 220a du code).
52. Jusqu’au 1er janvier 2000, l’ordonnance de suspension des poursuites pénales pouvait être contestée devant le procureur supérieur par les personnes intéressées. Après un amendement du code de procédure pénale, entré en vigueur à cette même date, les intéressés pouvaient contester l’ordonnance de suspension devant le tribunal de première instance après l’expiration d’un délai de trois mois à compter de la date de sa délivrance (alinéa 7 du même article). La décision du tribunal de première instance était susceptible d’appel devant le tribunal supérieur (alinéa 8 du même article). Les personnes intéressées ne pouvaient pas former un nouveau recours à l’encontre de l’ordonnance de suspension de la procédure pénale avant l’expiration d’un délai de six mois (alinéa 10 du même article).
53. En vertu de l’article 220a, alinéa 2, de l’ancien CPP, le procureur pouvait relancer les poursuites pénales s’il estimait que les raisons de leur suspension n’étaient plus valables ou que de nouvelles mesures d’instruction se révélaient nécessaires.
54. Les dispositions des articles 220a et 239 de l’ancien CPP furent reprises par les articles 244 et 245 du nouveau CPP, entré en vigueur le 29 avril 2006.
C. La responsabilité de l’Etat pour dommage
55. L’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’Etat et des communes pour dommage prévoit la possibilité pour les personnes physiques ou morales d’engager la responsabilité de l’Etat et des communes pour les dommages subis du fait des actes, actions ou inactions de leurs fonctionnaires dans le cadre de l’accomplissement de la fonction administrative.
56. L’article 2 de la loi énumère les hypothèses dans lesquelles la personne qui s’estime lésée par les agissements des organes chargés de l’instruction et des tribunaux peut obtenir réparation des dommages subis. En vertu de cette disposition, la responsabilité de l’Etat peut être engagée dans les cas suivants : placement en détention provisoire quand celui-ci a été reconnu illégal par les tribunaux ; inculpation d’une infraction pénale quand la personne a été acquittée ou relaxée par la suite ; condamnation au pénal ou à une sanction administrative quand la personne a été acquittée par la suite ou que la sanction administrative a été annulée ; placement judiciaire dans un établissement de santé ou application d’une autre mesure médicale coercitive quand la mesure en cause a été annulée par la suite ; application d’une autre mesure administrative coercitive si celle-ci a été annulée par la suite ; application d’une peine au-delà des délais ou limites initialement fixés.
D. Le principe d’égalité devant la loi et la législation bulgare en matière de protection contre la discrimination
57. L’article 6, alinéa 2, de la Constitution proclame le principe de l’égalité des citoyens devant la loi et prohibe toute restriction de leurs droits ou tout privilège fondés sur, entre autres, la race ou l’appartenance ethnique. L’article 10, alinéa 2, de l’ancien CPP et l’article 11, alinéa 2, du nouveau CPP obligent les tribunaux, le parquet et les organes chargés des enquêtes pénales à appliquer uniformément les lois à tous les citoyens.
58. La loi sur la protection contre la discrimination, entrée en vigueur le 1er janvier 2004, prohibe dans son article 4 la discrimination directe ou indirecte fondée, entre autres, sur la race ou l’appartenance ethnique des individus. L’article 6 de la loi étend le champ d’application de cette règle à toutes les personnes et à tous les droits et libertés garantis par la Constitution et les lois.
59. La loi prévoit des dispositions spécifiques concernant la discrimination dans le droit du travail (articles 12-28), le droit à l’éducation (articles 29-35), le droit d’adhérer à une organisation syndicale ou professionnelle (article 36), le droit d’accès aux biens de consommation et aux services (article 37), la participation des femmes et des groupes ethnique et religieux minoritaires dans le travail des organes étatiques et municipaux et leur embauche dans l’administration publique (articles 38 et 39).
60. Le contrôle de l’application de cette loi et des autres dispositions non discriminatoires de la législation interne est confié à un organe collectif et indépendant appelé Commission pour la protection contre la discrimination (« la commission »). Dans l’exercice de ses fonctions, la commission a le pouvoir de constater une violation du principe de l’égalité de traitement des citoyens, d’ordonner la cessation du traitement discriminatoire et le rétablissement de la situation de la personne concernée dans son état antérieur à l’application de la mesure discriminatoire, d’imposer les sanctions (une amende allant de 250 à 20 000 levs bulgares) et les mesures coercitives prévues par la loi, et d’intenter des actions en justice devant les tribunaux internes dans les cas prévus par la loi (article 47 de la loi).
61. La commission peut être saisie directement par les personnes qui s’estiment victimes d’un traitement discriminatoire et agir d’office ou à la demande de tierces personnes (article 50 de la loi). La procédure devant la commission comporte deux phases : une enquête sur les allégations de traitements discriminatoires suivie d’un examen contradictoire de la plainte en audience publique avec la participation des parties (articles 55-63 de la loi). La commission se prononce par une décision (article 66 de la loi) qui est susceptible d’appel devant la Cour administrative suprême (article 68 de la loi).
62. En cas de constat d’un traitement discriminatoire par la commission, la victime d’un tel traitement peut intenter une action en dommages et intérêts contre les personnes responsables de ce traitement (article 74, alinéa 1, de la loi). Si le traitement discriminatoire est le résultat d’actes, actions ou inactions illicites accomplis par des organes ou des fonctionnaires de l’Etat, l’action en dommages et intérêts doit être introduite et examinée en application des règles mises en place par la loi sur la responsabilité de l’Etat et des communes pour dommage (article 74, alinéa 2, de la loi).
63. Les victimes d’un traitement discriminatoire disposent également de la possibilité d’intenter une action en justice contre les personnes responsables d’un tel traitement directement devant les tribunaux civils qui peuvent constater l’existence d’un tel traitement, ordonner la cessation de celui-ci et le rétablissement de la situation de la victime dans son état antérieur à l’application de la mesure discriminatoire, ainsi que d’allouer des sommes d’argent à titre de dommages et intérêts (article 71 de la loi).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
64. Invoquant les articles 2, 3 et 13 de la Convention, la requérante allègue que les autorités de l’Etat ont failli à leur obligation de mener une enquête effective sur la tentative de meurtre dont elle aurait été victime. La Cour estime qu’il y a lieu d’examiner ce grief uniquement sous l’angle de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »
A. Sur la recevabilité
1. Sur l’épuisement des voies de recours internes
65. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il expose que la requérante n’a pas contesté devant les tribunaux l’ordonnance du 27 novembre 2002 par laquelle le procureur régional suspendait le cours de l’instruction préliminaire, comme le lui aurait permis l’article 239, alinéa 7, de l’ancien CPP.
66. La requérante réplique qu’elle a contesté toutes les ordonnances précédentes de suspension de l’instruction préliminaire, y compris devant les tribunaux. Malgré les quelques relances successives de l’enquête obtenues à l’issue de ces recours, les autorités n’auraient pas mis en œuvre les mesures nécessaires à l’identification de l’auteur de la tentative de meurtre. La requérante ajoute qu’elle a pleinement coopéré avec les organes d’enquête afin de leur permettre de retrouver son assaillant. Dans ces conditions, elle estime qu’elle a amplement satisfait à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes et qu’il serait superflu d’exiger d’elle de contester encore une fois la décision du parquet de suspendre l’instruction préliminaire en cause.
67. La Cour observe que la présente exception de non-épuisement des voies de recours internes est étroitement liée à la substance du grief soulevé par la requérante sous l’angle de l’article 2 de la Convention. Elle estime donc qu’il y a lieu de joindre celle-ci au fond du grief.
2. Sur l’applicabilité de l’article 2 de la Convention
68. Pour ce qui est de l’applicabilité de l’article 2 à la présente espèce, la Cour constate que la requérante n’allègue pas que ses blessures lui ont été infligées par les forces de l’ordre de l’Etat défendeur, mais par des particuliers. La Cour rappelle cependant que l’absence d’une responsabilité directe de l’Etat dans la mort d’une personne n’exclut pas l’application de l’article 2. En astreignant l’Etat à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes nonobstant l’absence de la qualité d’agent de l’Etat de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (Menson c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V, et Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, § 56, 9 mai 2006).
69. La Cour rappelle en outre que la protection de cette disposition de la Convention peut être invoquée non pas uniquement en cas de décès de la victime d’un agissement violent. L’article 2 entre également en jeu dans des situations où la personne concernée a été victime d’une conduite qui, par sa nature même, a mis sa vie en danger, même si elle a finalement survécu (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 55, CEDH 2004‑XI, et Soare et autres c. Roumanie, no 24329/02, §§ 108 et 109, 22 février 2011). Par ailleurs, la Cour a déjà conclu dans un certain nombre d’affaires que la force employée contre les requérants était « potentiellement mortelle » même en l’absence d’engagement de leur pronostic vital (Evrim Öktem c. Turquie, no 9207/03, §§ 39-43, 4 novembre 2008, et Trévalec c. Belgique, no 30812/07, §§ 57-61, 14 juin 2011). En l’espèce, la Cour note que la requérante a été blessée par un tir de plombs de chasse à la poitrine et à l’épaule et au bras gauches. Les projectiles ont causé la rupture de vaisseaux sanguins et de nerfs et une importante hémorragie (paragraphes 13, 14 et 28 ci-dessus). Dans son rapport d’expertise, rédigé à la demande de l’enquêteur, l’expert médical a estimé que, si la requérante n’avait pas reçu une aide médicale urgente et adéquate, ces blessures auraient pu lui être fatales (paragraphe 28 ci-dessus). La requérante a gardé des séquelles permanentes de cet incident et a été officiellement reconnue invalide par une commission médicale spécialisée (paragraphe 14 in fine ci-dessus). La Cour estime dès lors que la force employée par l’assaillant de la requérante était d’une nature et d’une intensité susceptibles de mettre en danger la vie de celle-ci. L’article 2 de la Convention trouve donc à s’appliquer en l’espèce.
70. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
71. La requérante allègue que l’enquête pénale ouverte à la suite de l’incident du 14 juillet 1999 n’était pas suffisamment approfondie, efficace et rapide. Elle soutient à cet égard que, lors de l’inspection des lieux de l’incident, l’enquêteur avait découvert plusieurs plombs et cartouches de chasse qui n’auraient jamais été expertisés, et que l’arme du crime n’a pas été identifiée malgré les indications sur ce point contenues dans la déposition du témoin V.G. En outre, la première identification du véhicule de l’assaillant aurait été effectuée de manière à permettre aux témoins des événements uniquement d’entendre les moteurs des voitures et non pas de voir celles-ci, et l’heure exacte de l’incident n’aurait jamais été précisée.
72. La requérante allègue ensuite que ses dépositions ont été longtemps négligées et qu’elle a été tenue à l’écart de l’enquête. Lors de son premier interrogatoire par l’enquêteur, elle aurait donné une description détaillée de son agresseur et aurait désigné la personne sur l’une des photos qui lui étaient présentées. Elle aurait également déclaré pouvoir reconnaître le véhicule de son assaillant. Malgré ces indications, qui pouvaient, selon elle, conduire les organes d’enquête à l’auteur du crime, le parquet aurait suspendu l’enquête au motif que l’auteur du tir n’avait pas été identifié. La requérante aurait été invitée à reconnaître son agresseur lors d’une parade d’identification deux ans après l’incident. Elle aurait formellement désigné un dénommé M.I. Toutefois, au lieu de s’employer à vérifier l’alibi de ce dernier, les organes d’enquête auraient une nouvelle fois suspendu le cours de l’enquête. La première identification du véhicule du suspect avec la participation de la requérante aurait été effectuée trois ans après les faits incriminés, ce qui a, selon l’intéressée, rendu inopérante cette mesure d’instruction. La requérante soutient que c’est à cause de toutes ces omissions des organes d’enquête que l’instruction préliminaire demeure toujours au point mort.
73. Le Gouvernement combat la thèse de la requérante. Il indique qu’une instruction préliminaire a été ouverte le jour même de l’incident et que les organes d’enquête ont mis en œuvre plusieurs mesures d’instruction : une inspection des lieux aurait été effectuée lors de laquelle l’enquêteur aurait pris des photos et fait une esquisse, les témoins auraient été interrogés et confrontés les uns aux autres, une expertise médicale de la requérante aurait été ordonnée, et des identifications de personnes et de véhicules auraient été organisées.
74. En outre, les organes d’enquête se seraient employés à identifier l’agresseur et son véhicule. Ils auraient agi tant d’office qu’à l’initiative de la requérante, qui aurait été pleinement associée à l’enquête. Par ailleurs, le Gouvernement est d’avis que l’intéressée a mis l’enquêteur sur une fausse piste en donnant un prénom erroné pour son agresseur présumé. Les organes d’enquête auraient néanmoins identifié et arrêté un certain nombre de suspects. Malgré tous les efforts de l’enquêteur, les preuves rassemblées n’auraient pas permis d’identifier avec certitude l’auteur du crime et l’instruction préliminaire aurait ainsi été suspendue. Enfin, le Gouvernement réitère que la requérante n’a pas contesté la dernière ordonnance de suspension du cours de l’enquête.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
75. La Cour rappelle que l’enquête officielle exigée par l’article 2 de la Convention doit être effective dans la mesure où elle doit permettre d’établir la cause des blessures et d’identifier et de sanctionner les responsables. Il ne s’agit toutefois pas d’une obligation de résultat mais d’une obligation de moyens. L’effectivité de l’enquête exige que les autorités prennent les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 113, CEDH 2001‑III).
76. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte. Il est essentiel que les investigations soient menées à bref délai, car l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les personnes concernées (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).
77. Quant aux agents chargés de l’enquête, l’effectivité requiert en premier lieu que les personnes responsables de la conduite de l’enquête soient indépendantes de celles éventuellement impliquées dans les événements : elles doivent, d’une part, ne pas leur être subordonnées d’un point de vue hiérarchique ou institutionnel et, d’autre part, être indépendantes en pratique (voir, par exemple, Slimani c. France, no 57671/00, § 32, CEDH 2004‑IX, McKerr, précité, § 112, et Paul et Audrey Edwards, précité, § 70).
78. Enfin, le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les victimes, voire leurs proches, doivent être associés à la procédure dans la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (voir, par exemple, Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 92, CEDH 1999-III, et Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, CEDH 2001-III).
b) Application de ces principes en l’espèce
79. En l’espèce, la Cour observe qu’une instruction préliminaire a été ouverte le jour même de l’incident et qu’elle avait pour but d’identifier et de traduire en jugement l’auteur du crime que l’enquêteur avait qualifié de tentative de meurtre (paragraphe 16 ci-dessus).
80. L’enquête pénale a été menée initialement par un enquêteur du service de l’instruction à Lukovit et, plus tard, par un enquêteur du service de l’instruction à Lovech. Ces enquêteurs étaient aidés par les policiers du commissariat de Lukovit et le parquet régional exerçait un contrôle sur l’enquête. La Cour est d’avis qu’il n’existe en l’espèce aucun élément susceptible de jeter le doute sur l’indépendance ou l’impartialité de ces organes chargés de l’enquête pénale.
81. Elle observe ensuite que la requérante a activement participé à l’enquête pénale. L’intéressée a fait des dépositions (paragraphes 25, 37 et 40 ci-dessus) et elle a participé à des parades d’identification (paragraphes 42 et 47 ci-dessus). Elle a également requis et obtenu l’interrogatoire de certains témoins, ainsi que la mise en œuvre d’autres mesures d’instruction (paragraphes 35, 39 et 42 ci-dessus). Elle s’est prévalue de la possibilité de contester les ordonnances du procureur régional devant le parquet supérieur et devant le tribunal de première instance et a obtenu trois relances de l’instruction préliminaire (paragraphes 30-32, 39 et 44 ci-dessus). La Cour en conclut que la requérante a été pleinement associée à l’enquête menée sur l’incident du 14 juillet 1999.
82. La Cour relève ensuite que l’enquête pénale a démarré avec un certain nombre de mesures d’instruction urgentes. Une inspection des lieux de l’incident a été effectuée deux heures après le tir et, au cours de celle-ci, les responsables de l’enquête ont découvert et prélevé des plombs et des cartouches de chasse (paragraphe 15 ci-dessus). Les témoins oculaires des événements ont été interrogés et une expertise médicale de la requérante a été effectuée (paragraphes 24, 26 et 28 ci-dessus). L’enquêteur et la police ont fait rapidement le rapprochement entre les tirs de fusil devant la maison de la requérante et l’incident de la veille, au cours duquel des jeunes gens d’un village proche avaient pénétré dans une maison voisine et avaient saccagé les biens mobiliers des propriétaires. Plusieurs suspects ont été interpellés et interrogés (paragraphes 17-21 ci-dessus). Une perquisition a eu lieu au domicile d’un des suspects, Ts.Ts., où les organes d’enquête ont découvert et saisi des munitions d’armes de chasse (paragraphe 22 ci‑dessus).
83. La requérante a été interrogée le 19 juillet 1999. Cette déposition revêtait une importance particulière pour le déroulement de l’enquête. En effet, la requérante était la seule parmi les témoins oculaires des événements à avoir vu de face son agresseur, dont elle a donné une description physique détaillée (paragraphes 24-26 ci-dessus). A cette date, les organes d’enquête avaient déjà identifié un cercle de suspects potentiels, notamment les jeunes gens de Peshterna mêlés à l’incident d’effraction au domicile d’A.V. La Cour estime qu’à ce stade initial de la procédure les responsables de l’enquête disposaient de suffisamment de données pour dresser, si nécessaire avec l’assistance de la requérante, un portrait de l’auteur du tir, pour orienter leurs recherches vers des personnes répondant à ce profil physique et pour organiser, le cas échéant, une parade d’identification. Force est de constater toutefois que, au lieu d’effectuer ces mesures d’instruction qui s’imposaient en l’occurrence, l’enquêteur a recommandé la suspension de l’instruction préliminaire au motif que l’auteur n’avait pas été identifié, ce que le procureur régional a fait quelques semaines plus tard (paragraphe 29 ci-dessus).
84. Certes, une parade d’identification a été effectuée à un stade ultérieur de l’enquête et la requérante a désigné M.I. comme étant l’auteur du crime (paragraphe 42 ci-dessus). Toutefois, cette mesure d’instruction a été effectuée le 4 juillet 2001, soit presque deux ans après les faits et au bout de deux relances successives de l’enquête à l’initiative de la requérante. La Cour estime que ce retard est d’autant plus inexplicable que la parade d’identification impliquait les mêmes jeunes gens que ceux qui avaient été suspectés dès le début de l’enquête (paragraphes 17 et 42 ci-dessus). La Cour observe que, même après l’identification formelle de M.I. par la requérante, l’enquête a été de nouveau suspendue pour absence d’identification de l’auteur, le parquet ayant estimé que les autres preuves rassemblées ne corroboraient pas la thèse de l’intéressée.
85. La Cour note qu’un deuxième élément factuel d’importance cruciale pour l’établissement des faits était l’identification du véhicule de l’assaillant. Elle observe que la première identification visuelle de véhicules effectuée avec la participation de la requérante a été organisée en octobre 2002 (paragraphe 47 ci-dessus), soit plus de trois ans après les événements. Elle estime que la mise en œuvre de cette mesure d’instruction après un tel délai a nui à sa capacité de contribuer à l’établissement des faits dans la mesure où les souvenirs de la requérante quant à la forme et la couleur du véhicule de son assaillant n’étaient certainement pas aussi précis que ses impressions initiales.
86. La Cour observe que, si les organes d’enquête ont effectué certaines mesures d’instruction visant à identifier l’auteur du tir et son véhicule, en revanche aucun effort n’a été fait pour retrouver et identifier formellement l’arme du crime. Au cours de l’inspection des lieux, l’enquêteur a retrouvé et prélevé des plombs et des cartouches de chasse. S’il semble peu probable que les cartouches retrouvées dans le jardin de la requérante soient provenues de l’arme du crime, il en est autrement en ce qui concerne les plombs de chasse retrouvés sur place. Ces derniers n’ont jamais été expertisés dans le but d’identifier le type de munition utilisé. La Cour relève à cet égard que le dossier de l’enquête ne contient aucun document susceptible de justifier l’absence d’une telle expertise et que le Gouvernement n’a pas donné davantage d’explications sur ce point.
87. La Cour note que, dans son rapport du 27 juillet 1999, l’officier de police G. indiquait que, lors de l’arrestation d’un des suspects, V.G., le matin du 14 juillet 1999, celui-ci avait sorti un fusil de chasse de dessous son matelas et qu’il avait expliqué avoir utilisé l’arme en cause lors d’un autre incident violent (paragraphe 23 ci-dessus). Dans ses dépositions du 10 avril 2000, V.G. a donné une tout autre version des faits en affirmant que ce même fusil était resté dans une caisse fermée à clé (paragraphe 34 ci‑dessus). Lors de l’arrestation d’un autre suspect, Ts.Ts., les policiers ont aperçu deux fusils de chasse (paragraphe 23 ci-dessus) et, lors de la perquisition au domicile de celui-ci, l’enquêteur a retrouvé plusieurs cartouches destinées à des fusils de chasse (paragraphe 22 ci-dessus). Par ailleurs, il ressort des dépositions des jeunes gens de Peshterna, qui formaient le cercle des suspects, que quatre d’entre eux avaient accès aux fusils de chasse de leurs pères (paragraphe 36 in fine ci-dessus). Aucune de ces armes n’a été saisie ou expertisée dans le cadre de l’enquête pour vérifier la présence de traces de tirs récents ou d’empreintes digitales.
88. La Cour ne saurait spéculer sur l’issue de l’enquête si l’enquêteur avait ordonné les expertises des plombs, munitions et armes susmentionnés. Il n’en reste pas moins que, en l’absence de témoins oculaires capables d’identifier formellement l’auteur du tir, exception faite de la requérante, et en l’absence d’identification formelle du véhicule de l’agresseur, l’identification de l’arme de chasse utilisée apparaissait comme le seul autre moyen susceptible de conduire les enquêteurs à l’auteur du crime. Or cette piste n’a pas été exploitée par les organes responsables de l’enquête pénale, et ce sans justification.
89. Par ailleurs, la Cour relève qu’à la date de la dernière information dont elle dispose, à savoir le 13 juin 2012, l’enquête pénale était toujours suspendue (paragraphe 49 in fine ci-dessus). Le Gouvernement observe à cet égard que la requérante n’a pas contesté la dernière ordonnance de suspension de l’instruction préliminaire du 27 novembre 2002 (paragraphe 65 ci-dessus). Il semble donc suggérer que le délai considérable de l’instruction préliminaire est en partie imputable à l’inactivité de la requérante. La Cour ne souscrit pas à cet argument pour les raisons exposées ci-après.
90. Entre le 30 novembre 1999 et le 31 juillet 2001, l’instruction préliminaire a été suspendue à trois reprises par le parquet régional au motif que l’auteur du crime n’avait pas été identifié. A chaque suspension, la requérante a sollicité et obtenu des organes compétents la relance de l’enquête pénale : elle s’est adressée au parquet près la cour d’appel, au procureur régional et au tribunal régional (paragraphes 30-32, 39 et 44 ci‑dessus). La Cour constate que la requérante a bien eu recours à toutes les possibilités procédurales que lui offrait le droit interne pour contester les suspensions successives de l’instruction préliminaire et pour faire avancer l’enquête (paragraphes 52 et 53 ci-dessus).
91. Il est vrai qu’elle n’a pas contesté la dernière ordonnance de suspension de l’enquête du 27 novembre 2002. La Cour observe cependant que, d’après le droit interne, la suspension de l’instruction préliminaire ne libère pas les autorités de l’obligation de continuer à rechercher l’auteur du crime en cause : les organes de la police nationale sont tenus de poursuivre les investigations afin d’identifier les personnes responsables et de permettre la relance de l’enquête (paragraphes 51 et 54 ci-dessus). Le dernier document du dossier de l’enquête démontrant que la police continuait à travailler sur l’affaire de la requérante était un plan d’action approuvé par le commissaire principal de Lukovit et datant du 12 mai 2005 (paragraphe 49 ci-dessus). Plus de sept ans après son approbation, ce plan d’action n’a toujours pas permis l’avancement de l’enquête, qui demeure au point mort. Dans ces conditions, la Cour ne saurait reprocher à la requérante de n’avoir pas contesté la quatrième ordonnance consécutive de suspension de l’instruction préliminaire. Il y a donc lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.
92. En conclusion, la Cour estime que l’enquête menée sur l’incident du 14 juillet 1999 ne présente pas un caractère d’effectivité suffisante au regard de l’article 2 de la Convention : les autorités ont failli à leur obligation de prendre toutes les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits et elles n’ont pas mené les investigations avec la diligence et la célérité nécessaires. Il y donc eu violation de l’article 2 de la Convention, dans son volet procédural.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
93. Invoquant l’article 14 combiné avec l’article 2 de la Convention, la requérante se plaint que les autorités de l’instruction préliminaire n’aient pas cherché à établir si le crime commis contre l’intéressée était ou non motivé par la haine raciale et ethnique. L’article 14 de la Convention se lit comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Sur la recevabilité
94. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Il reproche à la requérante de ne pas avoir exercé les recours que lui offrait la loi sur la protection contre la discrimination. En particulier, il affirme qu’elle avait la possibilité de saisir la commission pour la protection contre la discrimination, l’organe chargé de l’application de la législation antidiscrimination. Il ajoute que l’article 74, alinéa 2, de la loi antidiscrimination renvoie à la procédure d’engagement de la responsabilité délictuelle de l’Etat lorsque le traitement discriminatoire en cause est le résultat d’actes, actions ou inactions d’organes étatiques ou de fonctionnaires publics.
95. La requérante combat la thèse du Gouvernement. En premier lieu, s’agissant de la possibilité de saisir la commission pour la protection contre la discrimination, elle expose qu’elle ne pouvait pas introduire un tel recours contre l’auteur du crime tant que celui-ci n’avait pas été formellement identifié par les organes d’enquête. Se référant à la jurisprudence de la Cour, elle soutient en outre qu’il lui suffisait de saisir les organes responsables de l’enquête pénale par une plainte pénale pour épuiser les voies de recours internes. En deuxième lieu, la requérante affirme qu’elle ne pouvait pas introduire un recours contre le parquet parce que la commission spécialisée aurait elle-même estimé, dans l’une de ses décisions récentes, qu’elle n’était pas compétente pour connaître des plaintes mettant en cause le travail des organes du pouvoir judiciaire dans le cadre des poursuites pénales.
96. Quant à la possibilité d’intenter une action en dommages et intérêts contre l’Etat, la requérante dit que le Gouvernement n’a présenté aucun jugement rendu en application de la loi sur la responsabilité de l’Etat et accordant une indemnisation pour des faits similaires à ceux de l’espèce. L’article 2 de ladite loi contiendrait une liste exhaustive des hypothèses dans lesquelles un particulier peut engager la responsabilité délictuelle de l’Etat et, d’après elle, l’absence d’enquête effective sur un crime ne fait pas partie des cas de figure énumérés.
97. La Cour rappelle d’abord que, en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours effectives et normalement disponibles en droit interne. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que les recours suggérés par lui étaient effectifs et disponibles tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits (voir, parmi beaucoup d’autres, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, §§ 45 et 46, CEDH 2006‑II).
98. En l’espèce, la Cour note que, d’après la requérante, les organes chargés de l’enquête pénale n’ont pas cherché à établir si sa tentative de meurtre était ou non motivée par des préjugés liés à son appartenance à la communauté rom. Quant au Gouvernement, il a indiqué deux voies de recours que la requérante n’aurait pas exercées : un recours devant la commission pour la protection contre la discrimination et une action en dommages et intérêts en vertu des dispositions de la loi sur la responsabilité de l’Etat.
99. La Cour observe que, d’après le droit interne pertinent en l’espèce, la commission pour la protection contre la discrimination était chargée d’appliquer les dispositions de la loi pour la protection contre la discrimination, ainsi que les autres actes antidiscrimination de la législation interne (paragraphe 60 ci-dessus). Si en théorie la compétence de la commission paraît assez large, la Cour constate que la loi antidiscrimination de 2004 ne contient aucune disposition spécifique relative à l’obligation des organes chargés de l’enquête pénale d’enquêter sur un éventuel mobile raciste d’un crime donné. Une telle obligation ne semble pas découler non plus directement des dispositions de la Constitution ou du code de procédure pénale, qui consacrent le principe d’égalité des citoyens devant la loi (paragraphe 57 ci-dessus). La Cour observe que le Gouvernement n’a présenté aucune décision de la commission pour la protection contre la discrimination, voire des tribunaux internes, permettant de conclure que ladite commission peut contrôler le travail des organes chargés de l’enquête pénale et constater un traitement discriminatoire découlant de leurs actes, actions ou omissions. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il n’est pas établi que la procédure de saisine de la commission pour la protection contre la discrimination aurait constitué une voie de recours suffisamment effective pour répondre aux doléances de la requérante.
100. S’agissant de l’autre voie de recours suggérée par le Gouvernement, à savoir une action en dommages et intérêts contre l’Etat, la Cour observe que l’enquête pénale ouverte à la suite de l’incident du 14 juillet 1999 était menée et contrôlée par l’enquêteur, le parquet et les juges du tribunal régional. Ce sont autant d’organes du pouvoir judiciaire dont la responsabilité délictuelle est régie par l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’Etat. Force est de constater que l’ineffectivité de l’enquête pénale menée contre des tiers ne figure pas parmi les hypothèses susceptibles d’engager la responsabilité de l’Etat énumérées à cet article (paragraphe 56 ci-dessus). Le Gouvernement n’a présenté aucune décision judiciaire permettant de conclure que la loi sur la responsabilité de l’Etat aurait été applicable dans la situation décrite par la requérante.
101. La Cour estime donc qu’il convient de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement. Elle constate par ailleurs que le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 2 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
102. La requérante, qui est d’origine rom, soutient d’emblée que, en vertu de la jurisprudence constante de la Cour, l’article 2 de la Convention oblige les autorités à enquêter sur l’existence d’un mobile raciste pour les atteintes au droit à la vie dès lors qu’elles disposent d’informations selon lesquelles la haine raciale ou ethnique a pu amener l’auteur du crime à commettre l’acte en cause. Elle avance que, dans son cas, les autorités chargées de l’enquête pénale disposaient de suffisamment d’éléments factuels indiquant que l’incident avec la requérante impliquait des jeunes gens d’origine bulgare entrés violemment en conflit avec un groupe de jeunes Roms de son village. Or la piste de l’existence d’un éventuel motif raciste du crime n’aurait jamais été explorée par les responsables de l’enquête, et ce, d’après la requérante, sans explication.
103. Le Gouvernement reconnaît que les organes chargés de l’instruction préliminaire n’ont pas enquêté sur l’existence d’un éventuel mobile raciste de l’attaque à l’arme à feu perpétrée contre la requérante. Il soutient que, sur la base des preuves recueillies pendant l’enquête, ces organes ont estimé que l’incident avec la requérante était survenu à la suite d’un conflit entre deux groupes de jeunes gens dans une boîte de nuit et que la haine raciale n’était pas le motif qui avait poussé l’inconnu à blesser la requérante.
2. Appréciation de la Cour
104. La Cour rappelle que, lorsqu’elles enquêtent sur des incidents violents où il existe des soupçons de connotation raciale, les autorités de l’État ont de surcroît l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle dans les événements, même s’il est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une motivation raciste. Elle rappelle également que l’obligation de l’Etat défendeur d’enquêter sur d’éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat absolu ; les autorités doivent prendre les mesures raisonnables au vu des circonstances (Anguelova et Iliev c. Bulgarie, no 55523/00, § 115, CEDH 2007‑IX, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005‑VII). Il en va de même lorsque les actes violents ont été commis par des particuliers. Traiter la violence et les brutalités à motivation raciste sur un pied d’égalité avec les affaires sans connotation raciste équivaudrait à fermer les yeux sur la nature spécifique d’actes particulièrement destructeurs des droits fondamentaux. L’absence de distinction dans la façon dont des situations qui sont essentiellement différentes sont gérées peut constituer un traitement injustifié inconciliable avec l’article 14 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Šečić c. Croatie, no 40116/02, § 67, 31 mai 2007 et Natchova et autres, précité, § 160).
105. La Cour note que le Gouvernement ne conteste pas le fait que les organes d’enquête n’ont pas cherché à établir l’existence d’un éventuel mobile raciste du crime en cause. Le Gouvernement soutient qu’il n’y avait pas suffisamment de données qui pouvaient suggérer que la haine raciale et ethnique eût joué un rôle dans les événements en cause.
106. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe en premier lieu que les trois jours précédant l’incident avec la requérante ont été marqués par une série d’affrontements violents et d’intimidations qui ont tous eu lieu au village de l’intéressée, y compris dans son quartier. Il apparaît qu’un conflit dans une boîte de nuit entre deux personnes appartenant à des communautés ethniques différentes a dégénéré et a dressé l’un contre l’autre deux groupes de jeunes gens, les uns d’origine rom et les autres d’origine bulgare, armés de fusils et de bâtons (paragraphes 6 à 9 ci‑dessus). La police de Lukovit était au courant de la situation sur place puisqu’elle a dépêché une patrouille à Aglen et à Peshterna pour calmer les esprits et prévenir un éventuel affrontement violent entre les deux groupes de jeunes gens (paragraphe 10 ci-dessus). Par ailleurs, l’un des jeunes hommes d’origine bulgare de Peshterna avait réagi aux avertissements des policiers de ne plus entrer en confit avec les jeunes Roms en déclarant qu’il n’avait pas peur des « Tsiganes » (ibidem).
107. Les organes d’enquête ont fait rapidement le rapprochement entre l’incident au domicile de la requérante et les affrontements entre les deux groupes de jeunes hommes. Les jeunes gens d’origine bulgare de Peshterna ont été arrêtés et interrogés quelques heures à peine après l’assaut contre la requérante et ceux-ci constituaient le cercle des suspects tout au long de l’enquête.
108. La Cour relève en deuxième lieu que, dans sa lettre datée du 4 avril 2000 et adressée au procureur près la cour d’appel, la requérante avait exprimé l’avis selon lequel il s’agissait d’un crime motivé par la haine raciale et ethnique contre les Roms (paragraphe 32 ci-dessus), le groupe ethnoculturel auquel elle-même appartenait. Cet aspect de sa plainte n’a toutefois pas été pris en compte par les responsables de l’enquête pénale.
109. A la lumière de ces faits, la Cour estime que les organes de l’enquête pénale disposaient de suffisamment d’éléments objectifs et concrets qui pouvaient éveiller leurs soupçons sur l’existence d’un motif raciste derrière la tentative de meurtre de la requérante et qu’ils auraient dû enquêter sur cet aspect particulier avec toute la diligence nécessaire. A cet égard, la Cour estime qu’il y a lieu de distinguer la présente affaire de l’affaire Koky et autres c. Slovaquie, no 13624/03, 12 juin 2012, où les indications de motivation raciste derrière les agissements violents d’un groupe de particuliers émanaient exclusivement des dépositions des victimes (voir paragraphes 31-61, 217 in fine et 224 de l’arrêt précité), ainsi que de l’affaire Mižigárová c. Slovaquie, no 74832/01, § 122, 14 décembre 2010, où les autorités ne disposaient d’aucune information concrèrte indiquant l’existence d’un éventuel motif raciste.
110. Dans la présente affaire, aucun effort n’a été fait pour enquêteur sur l’existence d’un éventuel motif raciste malgré l’existence d’éléments de preuves suffisamment concrets à cet égard. En particulier, les jeunes gens suspectés par les autorités n’ont jamais été interrogés sur leur attitude générale vis-à-vis le groupe ethnoculturel auquel appartenait la victime. Il apparaît que les organes de l’enquête n’ont pas non plus recherché si l’un ou plusieurs de ces jeunes gens avaient participé par le passé dans des incidents violents à connotation raciale ou s’il sympathisait, par exemple, à des idéologies extrémistes ou racistes. Les jeunes gens n’ont pas été interrogés sur la question de savoir s’il existait un lien entre le conflit qui les a opposé à un groupe de jeunes Roms, l’incident au domicile d’un autre homme d’origine Rom, A.V., et leur arrivée au village de la victime le soir où a eu lieu la tentative de meurtre de celle-ci. Il apparaît que les enquêteurs n’ont pas cherché à établir l’existence éventuelle d’un lien entre ces actes qui étaient tous perpétrés contre des personnes d’origine Rom, dans un court laps de temps et dans le même village.
111. En la présence des données factuelles susmentionnées, la Cour juge inacceptable que les autorités responsables aient laissé l’enquête en cause s’étaler sur déjà plus de treize ans sans entreprendre la moindre démarche pour établir si la tentative de meurtre de la requérante était motivée par la haine raciale. La Cour estime donc que l’État défendeur a violé l’article 14 combiné avec l’article 2 de la Convention, dans son volet procédural.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
112. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
113. La requérante réclame 30 000 euros (EUR) pour préjudice moral.
114. Pour le Gouvernement, la somme demandée est exorbitante.
115. La Cour estime que la requérante a subi un dommage moral certain en raison des violations constatées de ses droits garantis par les articles 2 et 14 de la Convention. Elle considère qu’il y a lieu de lui octroyer 12 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
116. La requérante demande également 4 620 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, correspondant aux honoraires de ses deux avocats pour soixante-cinq heures de travail juridique au tarif horaire de 70 EUR, plus 70 EUR pour les frais de poste et de bureau. Elle présente à l’appui de ses prétentions une copie du contrat passé avec ses deux avocats et une note détaillée de frais et dépens. Elle demande que la somme qui lui serait allouée à titre de frais et dépens soit transférée directement sur le compte de ses représentants, Mes S. Stefanova et M. Ekimdzhiev.
117. Le Gouvernement, contestant notamment le montant total des honoraires des avocats, le tarif horaire applicable et le nombre d’heures de travail effectuées pour la présente affaire, estime que la somme demandée est excessive.
118. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
119. En l’espèce, elle note que la requérante a étayé ses prétentions par les documents nécessaires. Contrairement au Gouvernement, la Cour n’estime pas déraisonnable le nombre déclaré d’heures de travail juridique pour la présente affaire compte tenu notamment de la complexité de celle-ci.
120. En ce qui concerne le tarif horaire de 70 EUR, la Cour observe que le Gouvernement n’a pas prétendu qu’il serait supérieur au taux horaire pratiqué, par exemple, par les grands cabinets d’avocats bulgares (voir, mutatis mutandis, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 176, CEDH 2002‑IV).
121. Compte tenu des considérations susmentionnées, la Cour estime que la somme demandée n’est ni exorbitante ni injustifiée. Après déduction du montant accordé à la requérante par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire, à savoir 850 EUR, la Cour accorde à l’intéressée la somme de 3 770 EUR pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de ses représentants.
C. Intérêts moratoires
122. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre au fond l’exception de non-épuisement soulevée par le gouvernement défendeur et de rejeter celle-ci ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 2 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement]) :
i. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 3 770 EUR (trois mille sept cent soixante-dix euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte de ses représentants ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 octobre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Fatoş AracıLech Garlicki
Greffière adjointePrésident