TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BALL c. ANDORRE
(Requête no 40628/10)
ARRÊT
STRASBOURG
11 décembre 2012
DÉFINITIF
11/03/2013
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ball c. Andorre,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Alvina Gyulumyan, présidente,
Josep Casadevall,
Corneliu Bîrsan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 novembre 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40628/10) dirigée contre la Principauté d’Andorre et dont un ressortissant britannique, M. Toby Nigel Ball (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me A. Clavera Arizti, avocat en Andorre. Le gouvernement andorran (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, Mme M. Fernández Llorens et M. J. León Peso.
3. Le requérant alléguait que le refus du Tribunal supérieur de justice (Tribunal Superior de Justícia) d’Andorre d’exécuter une décision de justice définitive définissant les modalités du droit de visite des parents à l’égard des enfants avait enfreint son droit à un procès équitable et qu’il y avait en conséquence eu violation de son droit à rester en relation avec ses deux enfants. Il invoquait à cet égard les articles 6 § 1 et 8 de la Convention.
4. Le 5 avril 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond.
5. Le 8 avril 2011, la Cour a informé le gouvernement britannique qu’il avait le droit, en vertu de l’article 36 § 1 de la Convention, d’intervenir dans la procédure. Par une lettre du 29 juillet 2011, ledit gouvernement a confirmé qu’il ne souhaitait pas soumettre d’observations écrites au sujet de la requête et renonçait ainsi à son droit d’intervenir dans la procédure.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1969 et réside à Sant Julià de Loria (Andorre). Le 15 février 2003 il épousa la mère de ses deux enfants, un garçon et une fille nés respectivement en 1992 et 2003.
7. Le 31 mars 2004, le requérant quitta le domicile conjugal ; les enfants restèrent avec leur mère.
8. Le 18 octobre 2004, la femme du requérant introduisit une demande de séparation de corps d’avec le requérant. Elle sollicitait notamment la garde des enfants, ce à quoi le requérant n’était pas opposé.
9. Le 13 juin 2005 fut prononcée la séparation du requérant et de sa femme. Le juge (batlle) qui examina la demande de séparation en première instance (« le juge de la séparation ») accorda la garde des enfants à la mère et fixa les modalités du droit de visite du requérant.
10. Le 14 juin 2006, au cours de la procédure en vue de l’adoption de mesures provisoires, le juge de la séparation fit droit à une demande de la femme du requérant visant à la suspension immédiate et provisoire du droit de visite jusqu’à la production d’une expertise psychologique impartiale. Le juge prit sa décision en s’appuyant sur plusieurs plaintes pénales introduites par la femme du requérant contre ce dernier donnant à penser que les relations entre les parents étaient extrêmement troublées et avaient un impact négatif sur les enfants, sur une expertise psychologique soumise par la femme du requérant indiquant que les mauvaises relations entre les parents affectaient l’équilibre mental de leur fils, et sur les conclusions du procureur où celui-ci proposait de soumettre les deux enfants à des tests psychologiques avant d’autoriser le requérant à leur rendre visite.
11. Le 20 juillet 2006, le juge de la séparation confirma sa décision du 14 juillet. Se fondant sur l’expertise psychologique effectuée par un expert impartial à sa demande ainsi que sur les conclusions du procureur, il conclut qu’il convenait de maintenir la suspension du droit de visite. Le requérant fut néanmoins autorisé à garder le contact avec ses enfants par téléphone, et sa femme fut prévenue qu’elle devait faciliter ces contacts.
12. Le 19 décembre 2006, la femme du requérant demanda le divorce. Elle sollicitait également la garde des enfants et le maintien de la suspension du droit de visite défini dans le jugement de séparation jusqu’à la conclusion de la procédure de divorce. De son côté, le requérant accepta le divorce mais demanda lui aussi la garde des enfants. Il sollicita également une décision provisoire en vue du rétablissement de son droit de visite à l’égard de sa fille tel que défini dans le jugement de séparation et de la fixation d’un calendrier de visite sous le contrôle d’un juge et de professionnels désignés à cette fin s’agissant de son fils.
13. Le 22 décembre 2006, le requérant pria le juge de la séparation de rétablir le droit de visite défini dans le jugement de séparation relativement à sa fille et demanda qu’un droit de visite soit fixé sous le contrôle d’un juge et de professionnels désignés à cette fin s’agissant de son fils. Le 15 février 2007, la femme du requérant s’opposa à ces demandes. Le 21 février 2007, le procureur se prononça en faveur du rétablissement du droit de visite tel que fixé dans le jugement de séparation du 13 juin 2005.
14. Le 21 février 2007, le juge statuant sur le divorce (« le juge du divorce ») rejeta tant la demande du requérant tendant à l’adoption de mesures provisoires que celle de sa femme visant à la suspension du droit de visite défini dans le jugement de séparation dans l’attente de l’adoption du jugement de divorce.
15. Le 2 avril 2007, le juge de la séparation se prononça sur la demande du 22 décembre 2006. Il rétablit le droit de visite défini dans le jugement de séparation s’agissant de la fille du requérant et désigna un psychologue pour examiner les parents et leur fils et, si nécessaire, définir un traitement psychothérapeutique individualisé pour chacun d’eux en vue de rétablir le droit de visite du père à l’égard de son fils. A cet égard, le juge demanda au requérant et à sa femme de déposer sous huitaine 1 500 euros (EUR) chacun en garantie du paiement des examens. Il dit aussi que si le requérant ou sa femme n’obtempéraient pas, il ordonnerait que des mesures soient prises pour faire exécuter sa décision.
16. La femme du requérant fit appel de la décision du 2 avril 2007 devant le Tribunal supérieur de justice.
17. Le 19 juin 2008, le Tribunal supérieur de justice infirma en partie la décision du juge de la séparation. Il annula la désignation d’un psychologue tout en maintenant le reste de la décision. Il déclara que, les mesures provisoires ayant expiré, le droit de visite fixé dans le jugement de séparation devait être rétabli, et ce sans préjudice des mesures provisoires pouvant être prononcées au sujet du droit de visite par le juge du divorce dans l’attente de l’adoption du jugement de divorce.
18. Le 25 juin 2008, le requérant saisit le juge de la séparation en vue d’obtenir l’exécution des décisions des 19 juin 2008 et 2 avril 2007. La femme du requérant s’opposa à cette demande et sollicita la suspension de l’exécution de ces décisions jusqu’à l’adoption du jugement de divorce. Le procureur proposa que le droit de visite soit suspendu jusqu’à ce qu’un examen psychologique des deux parents et de leurs enfants ait pu être effectué.
19. Le 24 juillet 2008, le juge de la séparation, s’appuyant sur une expertise psychologique du 28 février 2008, suspendit provisoirement le droit de visite fixé par le jugement du 13 juin 2005 et désigna un psychologue dans le but de parvenir à rétablir ce droit. D’après cette expertise psychologique, il n’était pas souhaitable que le requérant ait des contacts avec ses enfants tant que ces derniers n’auraient pas suivi un traitement complet.
20. Le requérant fit appel de cette décision. Il souhaitait faire annuler la décision du 24 juillet 2008 et appliquer celle du 19 juin 2008.
21. Le jugement de divorce fut rendu le 21 octobre 2008, alors que l’appel du requérant contre la décision du 24 juillet 2008 était encore pendant. Le juge du divorce accorda la garde des enfants à leur mère et fixa un droit de visite du père à l’égard de ses enfants qui devait être suspendu jusqu’à ce que le psychologue devant être désigné par le tribunal dans le cadre de l’exécution du jugement rende sa décision. Le psychologue devait traiter les enfants et, le cas échéant, les parents, dans le but de rétablir les contacts entre les enfants et leur père. Le juge s’appuyait sur plusieurs expertises psychologiques déconseillant des contacts dans l’immédiat entre le père et le fils ainsi que sur le témoignage du fils, qui avait déclaré ne pas souhaiter avoir de contacts avec son père.
22. Le requérant fit appel du jugement de divorce, sollicitant son annulation partielle. Il acceptait que la garde de son fils soit accordée à son ex-femme mais demandait que la condition de traitement psychologique soit supprimée et que la garde de sa fille lui soit confiée. A titre subsidiaire, il réclamait à l’égard de sa fille un droit de visite conforme à celui fixé dans le jugement de séparation.
23. Le 12 février 2009, le Tribunal supérieur de justice statua sur le recours soumis par le requérant contre la suspension provisoire du droit de visite ordonnée par le juge de la séparation le 24 juillet 2008. Il déclara que, étant donné que le jugement de divorce avait déjà été rendu, il fallait ne plus prendre en compte le jugement de séparation et exécuter le jugement de divorce. Dès lors, il priva expressément de tout effet la décision rendue par le juge de la séparation le 24 juillet 2008.
24. Le requérant déposa alors une demande d’éclaircissements auprès du Tribunal supérieur de justice : il voulait que celui-ci lui précise si la décision qu’il avait rendue le 19 juin 2008 dans le cadre de la procédure de séparation devait être exécutée eu égard au fait que le jugement de divorce rendu le 21 octobre 2008 n’était encore ni définitif ni exécutoire.
25. Le 23 avril 2009, le Tribunal rejeta ladite requête. Il déclara que celle-ci outrepassait la portée d’une demande d’éclaircissements d’un jugement et que celui qui avait été rendu au sujet du recours du requérant était en tout état de cause très clair. Il considéra que l’intéressé cherchait plutôt à obtenir une décision de justice quant aux effets procéduraux de son appel du jugement de divorce dans lequel était fixé un droit de visite. Ce nonobstant, le Tribunal ajouta que, en cas d’appel avec effet suspensif, si tel était bien le cas, contre un jugement de divorce, pareil jugement n’était pas exécutoire, mais que les décisions antérieures adoptées dans le cadre de la procédure de séparation n’étaient pas exécutoires non plus. Le Tribunal tint ces propos :
« (...) le caractère suspensif de l’appel (...) fait qu’il est nécessaire d’attendre la décision de la présente chambre avant d’appliquer les mesures fixées dans le jugement entrepris si celui-ci est confirmé, ou celles énoncées dans le jugement de la présente chambre si le jugement [de divorce] rendu par le juge [de première instance] est annulé ».
26. Le requérant présenta un recours en annulation de la procédure, en invoquant l’article 10 de la Constitution andorrane (droit à un procès équitable).
27. Le 28 mai 2009, le Tribunal supérieur de justice rejeta le recours du requérant. Il jugea que la décision du 23 avril 2009 n’avait pas porté atteinte au droit du requérant à un procès équitable puisque le tribunal était parvenu à la seule conclusion permise par les règles de procédure en vigueur. En effet, ces règles interdisaient l’exécution de décisions faisant l’objet d’un recours suspensif et des décisions rendues dans une procédure de séparation dès lors que le jugement de divorce avait été prononcé.
28. Le 16 juin 2009, le requérant forma un recours constitutionnel (recurso d’empara) auprès de la Cour constitutionnelle en invoquant son droit à la protection judiciaire et à un procès équitable. Il faisait valoir que l’impossibilité d’exécuter la décision du 19 juin 2008, qui revêtait un caractère définitif, alors qu’un recours était encore pendant dans le cadre de la procédure de divorce, avait méconnu son droit à un procès équitable.
29. Le 23 juillet 2009, le Tribunal supérieur de justice statua sur le recours formé par le requérant contre le jugement de divorce du 21 octobre 2008. Il rejeta tous les moyens présentés par le requérant et confirma le jugement dans son intégralité.
30. Le 12 octobre 2009, la Cour constitutionnelle déclara le recours du requérant irrecevable car dénué de fondement constitutionnel. Elle jugea que les décisions du Tribunal supérieur de justice n’avaient aucun caractère d’arbitraire et que celui-ci avait constaté de manière claire et logique que la situation juridique ne pouvait être définitivement réglée avant que le recours formé par le requérant contre le jugement de divorce soit tranché.
31. Le requérant forma un recours en supplique (recurso de súplica) auprès de la Cour constitutionnelle. Celle-ci le rejeta le 21 décembre 2009 par une décision notifiée le 20 janvier 2010.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
32. Les dispositions pertinentes de la Constitution andorrane se lisent comme suit :
Article 10
« 1. Toute personne a droit à un recours devant une juridiction, à obtenir de celle-ci une décision fondée en droit et à un procès équitable, devant un tribunal impartial établi préalablement par la loi ».
Article 14
« Toute personne a droit au respect de son intimité, de son honneur et de son image. Chacun a droit à la protection de la loi contre les ingérences illégales dans sa vie privée et familiale. »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 8 DE LA CONVENTION
33. Le requérant allègue que les juridictions internes ont violé son droit au respect de sa vie familiale en ce qu’elles n’ont pas pris toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte qu’il reste en contact avec ses enfants. Il se plaint notamment que le refus du Tribunal supérieur de justice d’exécuter la décision du 19 juin 2008 dans l’attente de l’issue du recours contre le jugement de divorce était entaché d’erreur et a accentué la fragilité de sa situation. Il invoque les articles 6 § 1 et 8 de la Convention, lesquels disposent en leurs passages pertinents :
Article 6
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
34. La Cour constate que les griefs tirés par le requérant de l’article 6 § 1 de la Convention sont étroitement liés aux griefs matériels qu’il présente sous l’angle de l’article 8. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Dolhamre c. Suède, no 67/04, §§ 80-81, 8 juin 2010, et Saleck Bardi c. Espagne, no 66167/09, § 31, 24 mai 2011), la Cour juge qu’il convient d’examiner les griefs du requérant sous l’angle de cette dernière disposition (Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, §§ 56-57, CEDH 2002‑I, V.A.M. c. Serbie, no 39177/05, § 115, 13 mars 2007, et Z. c. Slovénie, no 43155/05, § 130, 30 novembre 2010).
A. Sur la recevabilité
35. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Relevant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
a) Le requérant
36. Le requérant fait valoir que les juridictions internes l’ont illégalement empêché d’avoir des contacts avec ses enfants parce qu’elles n’ont pas pris toutes les mesures nécessaires pour veiller à ce qu’il puisse entretenir de tels contacts. Il souligne qu’il a été empêché de voir ses enfants à compter du 14 juillet 2006 – date à laquelle le juge de la séparation a suspendu son droit de visite – au 2 avril 2007 – date à laquelle le juge de la séparation a pour finir désigné un psychologue –, dès lors que le juge de la séparation n’a pas pu organiser un examen psychologique de ses enfants plus tôt. Il ajoute qu’après cela, il a été dans l’impossibilité d’avoir quelque contact que ce soit avec ses enfants.
37. Il souligne qu’il a remis au juge de la séparation un dépôt de 600 EUR en garantie du paiement du psychologue désigné, conformément à la décision du 2 avril 2007. Il admet que le montant en question est inférieur à celui requis dans la décision. Il ajoute que cette somme lui a été remboursée après que le Tribunal supérieur de justice eut partiellement infirmé la décision du 19 juin 2008 ordonnant un examen psychologique de son fils.
38. Le requérant souligne que l’impossibilité pour lui d’avoir des contacts avec ses enfants a été encore accentuée par le refus exprimé par le Tribunal supérieur de justice le 23 avril 2009 d’exécuter la décision prise par ce même tribunal le 19 juin 2008, dans le cadre de la procédure de séparation, de restaurer intégralement le droit de visite prévu dans le jugement de séparation, et ce en attendant que l’appel contre le jugement de divorce soit tranché. Il argue que, lorsqu’il a introduit sa demande d’éclaircissements, la décision du 19 juin 2008 était devenue définitive et exécutoire et qu’elle aurait donc dû être exécutée dans l’attente de l’issue de l’appel formé contre le jugement de divorce.
39. Le requérant soutient que les décisions du Tribunal supérieur de justice des 23 avril et 28 mai 2009 ont provoqué un vide juridique qui a rendu son droit de visite illusoire dès lors qu’elles indiquaient toutes deux que ni le droit de visite défini dans le jugement de divorce ni celui fixé dans le jugement de séparation ne pouvaient en pratique être mis à exécution.
b) Le Gouvernement
40. Le Gouvernement conteste que les juridictions andorranes aient indûment empêché le requérant d’avoir des contacts avec ses enfants. Il argue que l’État a respecté les obligations positives qui lui incombaient de par l’article 8 de la Convention. Il souligne que toutes les décisions internes étaient fondées sur l’intérêt supérieur des enfants, tant les juges que les procureurs ayant selon lui pris en compte la situation psychologique et émotionnelle de ceux-ci. A cet égard, les différents juges et tribunaux appelés à statuer en la matière auraient ordonné un certain nombre d’examens psychologiques. Or tous ces examens auraient indiqué qu’il convenait de confier à la mère la garde des enfants et de procéder à des examens ou traitements complémentaires des enfants avant que leur père ne soit autorisé à les voir.
41. Le Gouvernement fait valoir que la suspension du droit de visite n’avait rien de définitif mais était subordonnée à un traitement psychologique des enfants. A cet égard, le Gouvernement souligne que le requérant n’a pas versé la somme demandée à titre de dépôt en garantie des frais d’un examen psychologique en dépit de tous les efforts déployés en ce sens par le juge chargé de l’exécution du jugement de divorce (« le juge de l’exécution »), en conséquence de quoi l’intéressé serait le seul responsable de l’absence de contact entre lui et ses enfants. Le Gouvernement ajoute que le juge de l’exécution avait même tenté, quoiqu’en vain, de faire saisir des actifs du requérant afin que l’examen puisse avoir lieu ; il produit des éléments de preuve à l’appui. Il ajoute que l’ex-femme du requérant a versé sa part du dépôt en garantie des frais de traitement psychologique des enfants.
42. Le Gouvernement conteste également que l’inexécution par les juridictions internes de la décision du Tribunal supérieur de justice du 19 juin 2008 dans l’attente de l’issue du recours contre le divorce ait emporté violation du droit du requérant au respect de sa vie familiale comme celui-ci l’allègue. A cet égard, le Gouvernement souligne que la décision rendue ultérieurement par le Tribunal le 12 février 2009 indiquait clairement que ladite décision ne pouvait pas être exécutée. Il rappelle que le Tribunal a clairement indiqué que, puisque le jugement de divorce avait déjà été adopté, le jugement de séparation et les autres décisions adoptées dans le cadre de la procédure de séparation étaient réputés caducs et que seul le jugement de divorce était exécutoire.
43. Le Gouvernement soutient par ailleurs que c’est à juste titre que le Tribunal supérieur de justice a rejeté la demande d’éclaircissements introduite par le requérant. Le Tribunal a selon lui fourni à l’intéressé une décision dûment motivée indiquant clairement les raisons pour lesquelles ni le jugement de divorce ni la décision du 19 juin 2008 n’étaient exécutoires à l’époque. Le Gouvernement estime que toute autre décision qui aurait pu être rendue par ce Tribunal, dans le cadre de la demande d’éclaircissements, au sujet du droit de visite à mettre en place dans l’attente de l’issue du recours contre le divorce, aurait constitué un abus de compétence. Pour le Gouvernement, il était inévitable que le requérant doive attendre l’issue du recours qu’il avait formé contre le jugement de divorce.
44. Enfin, le Gouvernement considère que le requérant a pu présenter tous les arguments en sa faveur devant des tribunaux impartiaux qui ont appliqué correctement la loi.
2. Les principes pertinents
45. La Cour rappelle que, pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élément fondamental de la « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention (voir, entre autres, Monory c. Roumanie et Hongrie, no 71099/01, § 70, 5 avril 2005).
46. En outre, même si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale. En ce qui concerne tant les obligations positives que les obligations négatives, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble ; de même, dans les deux cas, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation (Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 49, série A no 290, et Diamante et Pelliccioni c. Saint-Marin, no 32250/08, §§ 174-175, 27 septembre 2011).
47. S’agissant de l’obligation pour l’Etat de mettre en œuvre des mesures positives, la Cour a dit que l’article 8 implique le droit pour un parent à des mesures propres à le réunir avec son enfant et l’obligation pour les autorités nationales de faciliter pareille réunion (voir, entre autres, Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 94, CEDH 2000‑I, Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, § 127, CEDH 2000‑VIII, et Iglesias Gil et A.U.I. c. Espagne, no 56673/00, § 49, CEDH 2003‑V). Cela vaut non seulement pour les affaires portant sur le placement obligatoire d’enfants à l’assistance publique et la mise en œuvre des mesures prises à cette fin (voir, entre autres, Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, § 90, série A no 250), mais aussi pour les cas où des conflits au sujet du droit de visite ou du lieu de résidence de l’enfant surgissent entre les parents et/ou d’autres membres de la famille de l’enfant (voir, par exemple, Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299‑A).
48. L’obligation pesant sur les autorités nationales de prendre des mesures pour faciliter les contacts entre l’enfant et le parent à qui la garde n’a pas été confiée après le divorce n’est toutefois pas absolue (voir, mutatis mutandis, Hokkanen, précité, § 58). Il arrive que l’établissement des contacts ne puisse avoir lieu immédiatement et requière des préparatifs ou un échelonnement. La coopération et la compréhension de l’ensemble des personnes concernées constituent dans tous les cas des facteurs importants. Si les autorités nationales doivent s’évertuer à faciliter pareille collaboration, leur obligation de recourir à la coercition en la matière doit être limitée : il leur faut tenir compte des intérêts et des droits et libertés de ces mêmes personnes, et notamment des intérêts supérieurs de l’enfant et des droits que lui reconnaît l’article 8 de la Convention (Hokkanen, précité, § 58, et Olsson (no 2), précité, § 90).
49. Le point décisif consiste à savoir si les autorités nationales ont pris, pour faciliter l’exécution de toute décision fixant le droit de visite, toutes les mesures nécessaires que l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles vu les circonstances de la cause (voir, mutatis mutandis, Hokkanen, précité, § 58, Ignaccolo-Zenide, précité, § 96, Nuutinen, précité, § 128, et Sylvester c. Autriche, nos 36812/97 et 40104/98, § 59, 24 avril 2003).
50. Dans ce contexte, l’adéquation d’une mesure se juge à la rapidité de sa mise en œuvre. En effet, le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables pour les relations entre l’enfant et celui des parents qui ne vit pas avec lui (Ignaccolo-Zenide, précité, § 102).
51. La Cour rappelle en outre la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’arrêt Glaser c. Royaume-Uni (no 32346/96, § 70, 19 septembre 2000) : l’article 8 de la Convention exige une participation active des parents à la procédure concernant les enfants afin de veiller à la protection des intérêts de ces derniers et, lorsqu’un requérant demande l’exécution d’une décision de justice, sa conduite ainsi que celle des tribunaux sont des facteurs pertinents à prendre en compte.
3. Appréciation de la Cour
52. La Cour observe que le droit de visite défini dans le jugement de séparation a été suspendu du 14 juillet 2006 au 2 avril 2007. Elle constate en outre que les décisions de suspendre ce droit de visite prises par le juge de la séparation les 14 et 20 juillet 2006 se fondaient sur des expertises psychologiques et avaient l’appui du procureur, et que le requérant a malgré tout été autorisé à maintenir un contact téléphonique avec ses enfants. La Cour relève aussi qu’à compter du 14 juillet 2006 et jusqu’au 19 décembre 2006 au moins, le requérant n’a demandé ni au juge de la séparation ni au juge du divorce d’adopter des mesures visant à rétablir les contacts entre lui et ses enfants ; aucun élément de preuve ne montre non plus que le requérant se soit plaint devant un tribunal interne d’une absence de respect par sa femme de l’autorisation qui lui avait été accordée de téléphoner à ses enfants.
53. La Cour observe que la décision du 2 avril 2007 a en partie rétabli le droit de visite défini dans le jugement de séparation. En effet, ce droit a été rétabli à l’égard de la fille du requérant tandis qu’un psychologue a été désigné pour examiner son fils. Ces mesures sont restées en vigueur jusqu’au 19 juin 2008, le requérant n’ayant versé qu’une partie du dépôt en garantie du paiement du traitement de son fils par un psychologue et dont le montant avait été fixé par la décision du 2 avril 2007. Aucun élément n’indique que le requérant ait engagé contre sa femme une procédure pour non-respect du droit de visite établi à l’égard de sa fille.
54. Le droit de visite initialement fixé dans le jugement de séparation fut remis en vigueur le 19 juin 2008 puis de nouveau suspendu le 24 juillet 2008 jusqu’à la réalisation d’un examen psychologique. La Cour note que le requérant a fait appel de cette décision mais que le jugement de divorce établissant un nouveau droit de visite a été rendu le 21 octobre 2008 alors que l’appel était encore pendant.
55. Le requérant fit appel du jugement de divorce et, dans l’attente de l’issue de son recours, sollicita l’exécution de la décision que le juge de la séparation avait rendue le 19 juin 2008. Cette démarche intervint dans le cadre de la procédure relative à une demande d’éclaircissements sur le point de savoir quelle décision, du jugement de divorce ou de la décision du 19 juin 2008, était exécutoire tant que le recours contre le jugement de divorce n’était pas tranché.
56. La Cour note que, le 23 avril 2009, le Tribunal supérieur de justice indiqua que la décision du 19 juin 2008 n’était pas exécutoire au motif que le divorce avait déjà été prononcé et qu’en conséquence la question des modalités de visite entre les parents et les enfants relevait désormais du tribunal devant lequel se déroulait la procédure de divorce. La Cour reconnaît la complexité de la situation, mais constate que le requérant a pu faire appel de cette décision et s’est vu notifier des décisions motivées tant du Tribunal supérieur de justice que de la Cour constitutionnelle, dont il ressortait clairement que le droit de visite ne serait pas fixé définitivement tant que le Tribunal supérieur de justice n’aurait pas statué sur l’appel formé par l’intéressé contre le jugement de divorce.
57. La Cour observe également que rien ne montre que le requérant ait demandé au Tribunal supérieur de justice d’ordonner des mesures provisoires lorsqu’il a fait appel du jugement de divorce.
58. A la lumière de ce qui précède, la Cour juge que, vu les circonstances particulières de la cause, les autorités nationales n’ont pas failli à leurs obligations positives au titre de l’article 8 de la Convention. Elle considère que lesdites juridictions ont toujours tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants, se fondant sur des expertises et autres éléments de preuve objectifs pour décider de suspendre le droit de visite établi en faveur du requérant. En l’occurrence, le rétablissement des contacts entre le père et ses enfants exigeait des efforts de l’ensemble des personnes concernées, y compris le requérant lui-même, dont l’inactivité semble avoir contribué à son absence de contact avec ses enfants. La Cour attire l’attention sur plusieurs points : il ne ressort des documents fournis aucun élément de preuve indiquant qu’à la suite de la première suspension de son droit de visite, le requérant ait cherché à le faire rétablir avant un délai de cinq mois ; l’intéressé n’a jamais fourni l’intégralité de la somme demandée par le juge de la séparation en garantie du paiement de l’examen psychothérapeutique de son fils et des deux parents ; et il n’a pas déposé volontairement la somme exigée par le juge chargé de l’exécution du jugement de divorce en garantie des frais de traitement psychologique de son fils, le juge de l’exécution ayant même dû chercher à faire saisir les actifs du requérant à cette fin, quoiqu’en vain.
59. La Cour ne saurait non plus souscrire à l’argument du requérant selon lequel les décisions du Tribunal supérieur de justice des 23 avril et 28 mai 2009 ont enfreint son droit à un procès équitable. Comme le Tribunal l’a déclaré dans ses décisions du 19 juin 2008 et du 12 février 2009, et ainsi que cela ressort implicitement du jugement de divorce du 21 octobre 2008, c’est le tribunal chargé de la procédure de divorce qui est compétent pour statuer sur les modalités de contact entre les parents et les enfants une fois le divorce prononcé. A cet égard, la Cour note que le requérant pouvait faire appel de ces deux décisions (ce qu’il a d’ailleurs fait) et que le juge du divorce et les juridictions d’appel lui ont fourni des décisions motivées qui ne sauraient passer pour déraisonnables ou arbitraires. Le jugement de divorce a établi de nouvelles modalités du droit de visite en faveur du requérant qui annulaient et remplaçaient toutes les décisions de justice antérieures en la matière. Ce nouveau droit de visite n’a pas été appliqué, le requérant ayant formé un recours suspensif, jusqu’à ce que le Tribunal supérieur de justice rende le 23 juillet 2009 un jugement confirmant le jugement de divorce dans son intégralité. Comme on l’a déjà mentionné, rien n’indique que le requérant ait demandé au Tribunal supérieur de justice de prendre des mesures provisoires dans son recours contre le jugement de divorce, ou à un stade ultérieur mais avant que le Tribunal supérieur de justice ne statue sur son recours. Dans ces conditions, la Cour ne saurait conclure que les juridictions internes ont failli aux obligations positives découlant pour elles de l’article 8 de la Convention, le requérant ayant joué un rôle dans son absence de contact avec ses enfants.
60. Dès lors, au vu des considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 décembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Marialena TsirliAlvina Gyulumyan
Greffière adjointePrésidente