DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ŞÜKRAN AYDIN ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 49197/06, 23196/07, 50242/08, 60912/08 et 14871/09)
Cette version a été rectifiée conformément à l’article 81
du règlement de la Cour le 23 janvier 2013
ARRÊT
[Extraits]
STRASBOURG
22 janvier 2013
DÉFINITIF
27/05/2013
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Şükran Aydin et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 décembre 2012,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouvent cinq requêtes (nos 49197/06 23196/07, 50242/08, 60912/08 et 14871/09) dirigées contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet Etat, Mme Şükran Aydin, Mme Ayşe Gökkan, M. Ayhan Erkmen, M. Orhan Miroğlu et M. Mesut Beştaş[1] (« les requérants »), ont saisi la Cour le 28 novembre 2006, le 28 mai 2007, le 6 octobre 2008, le 5 novembre 2008 et le 10 février 2009 respectivement, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me M.A. Altunkalem, avocat à Diyarbakır (première requérante), Mes R. Doğan Yıldız et Y. Aydın, avocats à Istanbul (deuxième requérante), Me O. Gündoğdu, avocat à Kars (troisième requérant), Me C. Kayhan, avocat à Ankara (quatrième requérant) et Mes M.D. Beştaş[2] et E. Ürküt, avocats à Diyarbakır (cinquième requérant). Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 4 mars 2010, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Les requérants sont nés en 1957, en 1965, en 1973, en 1952 et en 1966 respectivement, et résident à Diyarbakır, Şanlıurfa, Kars, Ankara et Diyarbakır respectivement.
A. Requête no 49197/06
5. A l’époque des faits, la requérante, Mme Şükran Aydın, était maire de Bismil et candidate aux élections législatives du 3 novembre 2002 pour le Parti démocratique du peuple (DEHAP) dans la province de Diyarbakır.
6. Le 2 janvier 2003, des poursuites furent engagées contre elle devant le tribunal correctionnel de Lice pour conduite contraire à la loi no 298 sur les dispositions fondamentales relatives aux élections et aux listes électorales (Seçimlerin Temel Hükümleri ve Seçmen Kütükleri Hakkında Kanun), au motif qu’à la date du 26 octobre 2002 elle avait fait campagne en kurde.
7. Lors du procès, l’intéressée plaida qu’elle s’était adressée à la foule en partie en kurde parce que les habitants étaient kurdes et qu’elle avait pris en compte le fait qu’il y avait dans l’assemblée beaucoup de personnes âgées et de femmes qui ne comprenaient pas le turc.
8. Le 26 janvier 2005, le tribunal correctionnel de Lice, ayant examiné les pièces du dossier, notamment la transcription littérale d’un enregistrement vidéo, conclut que la requérante avait fait campagne en kurde le 26 octobre 2002, en infraction avec l’article 58 de la loi no 298. En application de l’article 151 § 2 de ladite loi, il condamna l’intéressée à une peine de six mois d’emprisonnement et à une lourde amende. Cependant, tenant compte de la bonne conduite de la requérante pendant le procès, des circonstances de l’affaire et de la personnalité de l’intéressée, le tribunal réduisit tout d’abord la peine, puis commua la peine d’emprisonnement en une amende et, enfin, ordonna un sursis au paiement de l’amende, la requérante n’ayant pas de casier judiciaire et le juge ayant estimé qu’il n’y aurait pas de récidive.
9. Le 11 mai 2006, la Cour de cassation modifia le montant de l’amende et confirma le jugement de première instance. Le 13 juin 2006, l’affaire fut renvoyée au greffe de la juridiction de première instance.
B. Requête no 23196/07
10. A l’époque des faits, la requérante, Mme Ayşe Gökkan, était candidate aux élections législatives du 3 novembre 2002 pour le Parti démocratique du peuple (DEHAP) dans la province de Şanlıurfa.
11. Le 6 novembre 2002, des poursuites furent engagées contre elle devant le tribunal correctionnel de Viranşehir pour conduite contraire à la loi no 298 sur les dispositions fondamentales relatives aux élections et aux listes électorales, au motif qu’à la date du 27 octobre 2002 elle avait fait campagne en kurde.
12. Lors du procès, l’intéressée plaida qu’elle avait parlé en kurde parce qu’elle s’adressait à une assemblée composée de femmes kurdes qui ne comprenaient pas le turc.
13. Le 15 décembre 2005, le tribunal correctionnel de Viranşehir, ayant examiné les pièces du dossier, notamment la transcription littérale d’un enregistrement vidéo, conclut que la requérante avait fait campagne en kurde le 27 octobre 2002, en infraction avec l’article 58 de la loi no 298. En application de l’article 151 de ladite loi, il condamna l’intéressée à une peine de six mois d’emprisonnement et à une lourde amende. Cependant, tenant compte des circonstances de l’affaire et de la personnalité de la requérante, le tribunal commua la peine d’emprisonnement en une amende et par la suite ordonna un sursis au paiement de l’amende, la requérante n’ayant pas de casier judiciaire et le juge ayant estimé qu’il n’y aurait pas de récidive.
14. Le 29 novembre 2006, la Cour de cassation refusa d’examiner le recours formé par l’intéressée au motif qu’il n’était pas rédigé en turc. Elle modifia le montant de l’amende et confirma le jugement de la juridiction de première instance.
C. Requête no 50242/08
15. Le 1er novembre 2007, des poursuites furent engagées contre le requérant, M. Ayhan Erkmen, maire de Dağpınar, devant le tribunal correctionnel de Digor, pour conduite contraire à la loi no 298 sur les dispositions fondamentales relatives aux élections et aux listes électorales, au motif qu’il avait fait un discours en kurde le 18 juillet 2007, lors d’un rassemblement organisé par M. Alınak, candidat indépendant aux élections législatives dans la province de Kars.
16. Lors du procès, l’intéressé plaida qu’il avait parlé en kurde pour être mieux compris des membres de l’assemblée, dont beaucoup ne saisissaient pas le turc. Le 24 mars 2008, le tribunal d’instance pénal de Digor, ayant examiné les pièces du dossier, notamment la transcription littérale d’un enregistrement vidéo, conclut que le requérant s’était exprimé en kurde pendant un rassemblement électoral le 18 juillet 2007, en infraction avec l’article 58 de la loi no 298. En application de l’article 151 de ladite loi, le tribunal condamna l’intéressé à une peine de six mois d’emprisonnement. Cependant, tenant compte de la bonne conduite du requérant pendant le procès, des circonstances de l’affaire et de la personnalité de l’intéressé, le tribunal ramena tout d’abord la peine à cinq mois d’emprisonnement puis finalement décida de surseoir au prononcé du jugement (hükmün açıklanmasının geriye bırakılması) pour une période de cinq ans, en vertu de l’article 231 du code de procédure pénale.
17. Le 20 mai 2008, le tribunal correctionnel de Digor rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision susmentionnée.
D. Requête no 60912/08
18. Des poursuites furent engagées contre le requérant, M. Orhan Miroğlu, qui avait été candidat indépendant aux élections législatives dans la province de Mersin, pour conduite contraire à la loi no 298 sur les dispositions fondamentales relatives aux élections et aux listes électorales, au motif qu’à la date du 27 juin 2007 il avait fait campagne en kurde.
19. Lors du procès, l’intéressé déclara qu’il s’était exprimé en turc mais concéda que, comme il y avait à Mersin des personnes qui parlaient le kurde, il les avait peut-être saluées dans cette langue.
20. Le 3 avril 2008, le tribunal d’instance pénal de Mersin, ayant examiné les pièces du dossier, notamment la transcription littérale d’un enregistrement vidéo, conclut que le requérant s’était exprimé partiellement en kurde pendant un rassemblement électoral le 27 juin 2007, en infraction avec l’article 58 de la loi no 298. En application de l’article 151 de ladite loi, le tribunal condamna l’intéressé à une peine de six mois d’emprisonnement. Cependant, tenant compte de la bonne conduite du requérant pendant le procès, des circonstances de l’affaire et de la personnalité de l’intéressé, le tribunal décida de surseoir au prononcé du jugement pour une période de cinq ans, en vertu de l’article 231 du code de procédure pénale.
21. Le 7 juillet 2008, le tribunal correctionnel de Mersin rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision susmentionnée.
E. Requête no 14871/09
22. Le 16 juin 2004, des poursuites furent engagées contre le requérant, M. Mesut Beştaş (...), qui avait été candidat aux élections municipales du 28 mars 2004 pour le Parti social-démocrate populaire (SHP) dans la province de Siirt, pour conduite contraire à la loi no 298 sur les dispositions fondamentales relatives aux élections et aux listes électorales, au motif qu’à la date du 20 mars 2004 il avait fait campagne en kurde.
23. Lors du procès, l’intéressé plaida que rien dans les discours prononcés par lui ne pouvait être interprété comme constitutif d’une infraction et qu’il n’était pas illégal de s’exprimer en kurde.
24. Le 10 mai 2005, le tribunal correctionnel de Siirt, ayant examiné les pièces du dossier, notamment la transcription littérale d’un enregistrement vidéo, conclut que le requérant s’était exprimé en kurde lors d’un rassemblement électoral le 20 mars 2004, en infraction avec l’article 58 de la loi no 298. En application de l’article 151 de ladite loi, le tribunal condamna l’intéressé à une peine de six mois d’emprisonnement et à une lourde amende. Cependant, tenant compte de la bonne conduite du requérant pendant le procès, des circonstances de l’affaire et de la personnalité de l’intéressé, le tribunal réduisit tout d’abord la peine, puis commua la peine d’emprisonnement en une amende. A la demande du parquet général, le 18 octobre 2005 le tribunal correctionnel de Siirt réexamina la condamnation et la peine infligées au requérant et prononça à son égard une amende administrative. Cette décision fut annulée par la Cour de cassation le 11 octobre 2006.
25. Le 6 avril 2007, le tribunal correctionnel de Siirt déclara le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés. En application de l’article 151 de la loi no 298, le tribunal le condamna à une peine de six mois d’emprisonnement et à une lourde amende. Par la suite, il commua la peine d’emprisonnement en une amende. Cette décision fut annulée par la Cour de cassation le 8 avril 2008.
26. Le 27 octobre 2008, le tribunal correctionnel de Siirt décida de surseoir au prononcé du jugement pour une période de cinq ans, en vertu de l’article 231 du code de procédure pénale. Le 18 décembre 2008, la cour d’assises de Siirt rejeta l’opposition formée par le requérant contre la décision susmentionnée.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
27. A l’époque des faits, les parties pertinentes de la loi no 298 se lisaient ainsi :
Article 58
« (...) [L’]utilisation orale ou écrite d’une langue autre que le turc dans le cadre d’une campagne électorale diffusée à la radio, à la télévision ou par un autre moyen, est interdite. »
Article 151 § 2
« (...) Quiconque enfreint les interdictions posées à [l’article] 58 (...) est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée allant de six mois à un an et d’une amende d’un montant allant de un à cinq millions de livres. »
28. La loi no 5980 du 8 avril 2010 a amendé la partie pertinente de l’article 58, qui à présent est ainsi libellé :
« (...) Lors des campagnes électorales, les partis politiques et les candidats doivent utiliser principalement le turc. »
III. TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
29. L’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques se lit ainsi en sa partie pertinente :
« Dans les Etats où il existe des minorités ethniques (...) ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit (...), en commun avec les autres membres de leur groupe, (...) d’employer leur propre langue. »
30. L’article 2 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques (12 décembre 1992) dispose notamment :
« 1. Les personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques (...) et linguistiques (...) ont le droit (...) d’utiliser leur propre langue, en privé et en public, librement et sans ingérence ni discrimination quelconque.
2. Les personnes appartenant à des minorités ont le droit de participer pleinement à la vie (...) publique. »
31. L’article 5 de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle (2 novembre 2001) énonce :
« Toute personne doit (...) pouvoir s’exprimer, créer et diffuser ses œuvres dans la langue de son choix et en particulier dans sa langue maternelle (...) »
32. Le principe selon lequel aucune interdiction ne doit frapper l’utilisation des langues minoritaires lors d’une campagne électorale est énoncé dans les recommandations sur « [l]es minorités et leur participation effective à la vie politique », formulées à l’issue de la deuxième session du Forum sur les questions relatives aux minorités, qui s’est tenu en novembre 2009 dans le cadre des Nations unies. Le point 19 de ces recommandations est ainsi libellé :
« Lors des campagnes électorales, l’utilisation des langues minoritaires ne devrait pas faire l’objet d’une interdiction ni de restrictions excessives, mais le choix d’une langue devrait découler naturellement du souci de toucher le plus possible d’électeurs. Dans la mesure du possible, les autorités électorales devraient diffuser l’information concernant le scrutin dans la langue officielle et aussi dans les langues minoritaires dans les zones où elles sont utilisées. »
33. La Convention-cadre pour la protection des minorités nationales contient plusieurs dispositions pertinentes :
Article 9
« 1. Les Parties s’engagent à reconnaître que le droit à la liberté d’expression de toute personne appartenant à une minorité nationale comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées dans la langue minoritaire, sans ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières (...) »
Article 10
« 1. Les Parties s’engagent à reconnaître à toute personne appartenant à une minorité nationale le droit d’utiliser librement et sans entrave sa langue minoritaire en privé comme en public, oralement et par écrit. (...) »
Article 15
« Les Parties s’engagent à créer les conditions nécessaires à la participation effective des personnes appartenant à des minorités nationales à la vie culturelle, sociale et économique, ainsi qu’aux affaires publiques, en particulier celles les concernant. »
34. Le 27 février 2008, le Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, dans son commentaire sur la participation effective des personnes appartenant à des minorités nationales à la vie culturelle, sociale et économique, ainsi qu’aux affaires publiques, a exprimé l’avis suivant quant à l’utilisation des langues minoritaires dans les campagnes électorales :
« 77. Les Etats Parties devraient veiller à ce que les formations politiques représentant ou incluant des personnes appartenant à des minorités nationales aient la possibilité de mener campagne de manière appropriée. Il peut s’agir par exemple de l’affichage de publicités électorales en langues minoritaires. Les autorités devraient également envisager la possibilité d’utiliser les langues minoritaires dans les programmes radiodiffusés par le service public et consacrés à la campagne électorale, ainsi que pour les bulletins de vote et autre matériel électoral dans les régions habitées traditionnellement ou en nombre substantiel par des personnes appartenant à des minorités nationales. »
35. Le point 5 d) de la Recommandation 273 (2009) du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, intitulée « L’égalité d’accès aux élections locales et régionales », énonce :
« [Recommande que le Comité des Ministres encourage les gouvernements des Etats membres :] à inviter les autorités locales et régionales à veiller à la disponibilité du matériel électoral dans une langue régionale ou minoritaire ainsi qu’au droit (...) des candidats de groupes minoritaires d’utiliser leur langue maternelle dans la campagne pré-électorale, afin de garantir un accès égal aux élections locales et régionales aux membres d’un groupe minoritaire ; »
IV. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ PERTINENTS
36. D’après les informations dont la Cour disposait en 2010 au sujet de vingt-deux Etats contractants (Albanie, Allemagne, Azerbaïdjan, Belgique, Chypre, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Italie, Lettonie, Lituanie, ex-République yougoslave de Macédoine, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Slovaquie, Slovénie, Suède et Ukraine), l’utilisation de langues minoritaires par les candidats s’exprimant lors de rassemblements électoraux publics n’est passible de sanctions pénales dans aucun des pays concernés.
EN DROIT
(...)
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6, 9, 10 ET 11 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1
38. Les requérants allèguent que les condamnations et peines qui leur ont été infligées au seul motif qu’ils s’étaient exprimés en kurde pendant une campagne électorale ont emporté violation de leurs droits découlant de la Convention. A cet égard, certains d’entre eux ont formulé de longues observations concernant l’incompatibilité du droit interne avec le droit international des droits de l’homme, notamment la Convention. Sur ce point, ils invoquent le droit à un procès équitable (article 6 – uniquement le cinquième requérant), la liberté de pensée (article 9 – uniquement la première requérante), la liberté d’expression (article 10 – l’ensemble des requérants), la liberté de réunion (article 11 – uniquement la deuxième requérante et le cinquième requérant) et le droit à des élections libres (article 3 du Protocole no 1 – la deuxième requérante et les troisième et cinquième requérants).
39. La Cour estime que les griefs des intéressés sont à examiner sous l’angle du seul article 10 de la Convention, qui dispose en sa partie pertinente :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »
(...)
A. Sur le fond
1. Arguments des parties
41. Le Gouvernement estime qu’il n’y a eu aucune ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression. Il déclare toutefois que, si la Cour devait considérer qu’il s’est produit une telle ingérence, celle-ci était compatible avec le deuxième paragraphe de l’article 10. Il soutient à cet égard que l’atteinte à la liberté d’expression des requérants reposait sur les articles 58 et 151 de la loi no 298 et poursuivait le but légitime consistant à préserver l’ordre public. Sur le point de savoir si l’ingérence en question était nécessaire dans une société démocratique, le Gouvernement, citant divers passages de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 10, considère que les juridictions nationales ont examiné les affaires avec soin et que leurs conclusions sont pertinentes et suffisantes. A ses yeux, les décisions des juridictions nationales dans les présentes affaires relèvent de la marge d’appréciation dont dispose l’Etat.
42. Par ailleurs, le Gouvernement a informé la Cour de l’amendement récemment apporté à l’article 58 de la loi no 298 (paragraphe 28 ci-dessus) et il affirme qu’en conséquence l’utilisation d’une langue autre que le turc pendant une campagne électorale ne constitue plus une infraction.
43. Les requérants maintiennent leurs allégations. Singulièrement, certains d’entre eux soulignent avoir été déclarés coupables et condamnés au seul motif qu’ils s’étaient exprimés dans leur langue maternelle et non à cause du contenu de leurs discours, et estiment que le droit interne à l’époque des faits était incompatible avec le droit international des droits de l’homme, notamment la Convention. Le récent amendement à la loi a été mentionné par certains des requérants, qui y voient la preuve que la loi litigieuse ne poursuivait pas un but légitime.
2. Appréciation de la Cour
a) Existence d’une ingérence
44. La Cour observe que des poursuites ont été engagées contre les requérants parce qu’ils s’étaient exprimés en kurde lors d’une campagne électorale. Les intéressés ont été condamnés. Il a été sursis à l’exécution des peines infligées à Mme Şükran Aydın et à Mme Ayşe Gökkan. Pour les trois autres requérants, M. Ayhan Erkmen, M. Orhan Miroğlu et M. Mesut Beştaş (...), les juridictions nationales ont ordonné un sursis de cinq ans au prononcé des jugements les concernant. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’interdiction prévue à l’époque pertinente par l’article 58 de la loi no 298 s’analyse en une atteinte au droit à la liberté d’expression qui était telle qu’elle a directement affecté les requérants.
45. Pareille ingérence méconnaît l’article 10 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
b) « Prévue par la loi »
46. La Cour considère que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, à savoir l’article 58 de la loi no 298.
c) But légitime
47. Le Gouvernement n’ayant livré aucun raisonnement précis, la Cour n’est pas entièrement convaincue que les mesures prises contre les requérants sur le fondement de l’article 58 de la loi no 298 puissent passer pour avoir poursuivi le but évoqué par lui, c’est-à-dire la défense de l’ordre. Cependant, elle ne juge pas nécessaire de trancher cette question, la question cruciale à examiner étant de toute façon celle de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » (voir, par exemple, Açık et autres c. Turquie, no 31451/03, § 42, 13 janvier 2009).
d) « Nécessaire dans une société démocratique »
48. Le critère de la « nécessité dans une société démocratique » commande à la Cour de déterminer si l’ingérence litigieuse correspond à un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 (voir, parmi bien d’autres, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003‑V, et Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII).
49. Cependant, la Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I). En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi bien d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII).
50. La Cour rappelle d’emblée qu’à l’exception des droits spécifiques énoncés dans les articles 5 § 2 (droit d’une personne d’être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation) et 6 § 3 a) et e) (droit d’une personne d’être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre elle, et droit de se faire assister d’un interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience), la Convention ne garantit per se ni le droit d’utiliser une langue déterminée dans les communications avec les autorités publiques, ni le droit de recevoir des informations dans une langue de son choix (Mentzen c. Lettonie (déc.), no 71074/01, CEDH 2004‑XII, et Kozlovs c. Lettonie (déc.), no 50835/99, 10 janvier 2002). A cet égard, la Cour souligne également que la Convention ne garantit pas le droit d’employer une langue donnée pour les élections, dans les communications avec les autorités publiques (Fryske Nasjonale Partij et autres c. Pays-Bas, no 11100/84, décision de la Commission du 12 décembre 1985, et Association « Andecha Astur » c. Espagne, no 34184/96, décision de la Commission du 7 juillet 1997). De plus, la Cour rappelle que les questions telles que le choix de la langue de travail d’une assemblée parlementaire ne relèvent pas de l’article 10 (voir, par exemple, Birk-Levy c. France (déc.), no 39426/06, 21 septembre 2010).
51. De plus, la Cour souligne que les politiques linguistiques des Etats contractants sont influencées par une multitude de facteurs d’ordre historique, linguistique, religieux et culturel, de sorte qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de trouver un dénominateur commun. C’est pourquoi elle considère que la marge d’appréciation dont jouissent en la matière les autorités étatiques est particulièrement large (voir, mutatis mutandis, Mentzen, décision précitée, Boulgakov c. Ukraine, no 59894/00, §§ 43‑44, 11 septembre 2007, et Baylac-Ferrer et Suarez c. France (déc.), no 27977/04, 25 septembre 2008).
52. Pour en revenir aux circonstances de l’espèce, la Cour estime que celle-ci se distingue des affaires susmentionnées en ce qu’elle ne concerne pas l’utilisation d’une langue non officielle dans le cadre de communications avec les autorités publiques ou devant des institutions officielles. L’affaire porte plutôt sur une restriction linguistique imposée à des individus dans leurs relations avec d’autres, quoique dans le contexte de réunions publiques lors de campagnes électorales. A cet égard, la Cour rappelle que l’article 10 comprend la liberté de recevoir et de communiquer des informations ou des idées dans toute langue qui permet de participer à l’échange public d’informations et d’idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes (Eğitim ve Bilim Emekçileri sendikası c. Turquie, no 20641/05, § 71, 25 septembre 2012) ; dans de tels contextes, la langue en tant que moyen d’expression mérite indéniablement la protection de l’article 10.
53. En l’espèce, la Cour estime que la principale question qui se pose à elle n’est pas de savoir si un Etat doit autoriser l’utilisation de toute langue autre que la ou les langues officielles pendant une campagne électorale en général mais plutôt si, lorsqu’existe une restriction à cette utilisation, la portée de celle-ci et la manière dont elle est appliquée sont compatibles avec les normes découlant de l’article 10. A ce sujet, la Cour observe que l’article 58 de la loi no 298 contenait à l’époque pertinente une interdiction générale frappant l’utilisation de toute langue autre que le turc (la langue officielle) dans les campagnes électorales. Les infractions à cette disposition entraînaient des sanctions pénales en vertu de l’article 151 de la même loi, à savoir une peine d’emprisonnement d’une durée allant de six mois à un an et une amende.
54. La Cour observe que, contrairement à ce qu’a affirmé le Gouvernement, le caractère absolu de l’interdiction litigieuse a privé les juridictions nationales de leur pouvoir d’exercer un contrôle juridictionnel adéquat. En témoigne clairement le fait qu’en examinant les affaires en question les tribunaux nationaux se sont bornés à contrôler les transcriptions des enregistrements – vidéo ou autres – des rassemblements électoraux, afin de vérifier si les requérants s’étaient exprimés en kurde pendant lesdits rassemblements. La Cour doit donc vérifier la nécessité de l’ingérence en l’espèce en recherchant si l’interdiction d’utiliser des langues non officielles dans une campagne électorale – qui était contenue à l’article 58 de la loi no 298 tel que libellé à l’époque pertinente – était nécessaire dans une société démocratique.
55. La Cour admet qu’en principe les Etats ont le droit de réglementer l’utilisation des langues par les candidats et d’autres personnes pendant les campagnes électorales et, le cas échéant, d’imposer certaines restrictions raisonnables. Cependant, un cadre réglementaire consistant en une interdiction totale de l’emploi de langues non officielles, combinée à des sanctions pénales, ne saurait passer pour compatible avec les valeurs essentielles d’une société démocratique, qui comprennent la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention. A cet égard, la Cour souligne que la langue utilisée par les requérants en l’espèce, à savoir le kurde, est leur propre langue maternelle et celle de la population à laquelle ils s’adressaient. Certains d’entre eux, dans leurs observations devant les juridictions nationales, ont mentionné que de nombreuses personnes dans l’assemblée, notamment les personnes âgées et les femmes, ne comprenaient pas le turc, langue officielle de l’Etat. Ce point n’est pas contesté par le Gouvernement. Compte tenu du contexte spécifique des élections et du fait que des élections libres sont inconcevables sans la libre circulation des opinions et des informations politiques (voir, par exemple, Parti communiste de la Russie et autres c. Russie, no 29400/05, § 79, 19 juin 2012), la Cour estime que le droit de communiquer ses opinions ou ses idées politiques et le droit d’autrui de les recevoir seraient vides de sens si la possibilité d’employer une langue capable de véhiculer convenablement ces opinions et idées était réduite par la menace de sanctions pénales. A ce sujet, la Cour observe que, d’après les éléments dont elle dispose, la Turquie se distinguait de l’ensemble des vingt-deux autres Etats contractants étudiés (paragraphe 36 ci-dessus) en ce qu’à l’époque pertinente elle frappait de sanctions pénales l’utilisation de langues minoritaires lors des prises de parole des candidats dans les réunions électorales publiques. A cet égard, la Cour se félicite que la législation litigieuse ait entre-temps été modifiée (paragraphe 28 ci-dessus).
56. Dans ces conditions, et en dépit de la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales, la Cour considère que l’interdiction en question ne répondait pas à un besoin social impérieux et n’était pas proportionnée au but légitime invoqué dans les observations du Gouvernement. Dès lors, elle conclut que l’atteinte à la liberté d’expression des requérants qui a résulté de l’interdiction posée à l’article 58 de la loi no 298 tel que libellé à l’époque des faits ne saurait passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
(...)
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
65. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
66. La première requérante, Mme Aydin, réclame 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral.
67. La deuxième requérante, Mme Gökkan, demande pour dommage matériel une somme qu’elle laisse à l’appréciation de la Cour. Par ailleurs, elle réclame 10 000 EUR pour préjudice moral.
68. Le troisième requérant, M. Erkmen, demande une somme totale de 45 000 EUR pour préjudice moral, en raison de la violation alléguée de ses droits découlant des articles 10 et 11 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1.
69. Le quatrième requérant, M. Miroğlu, réclame 10 000 EUR pour préjudice moral.
70. Le cinquième requérant, M. Beştaş (...), demande en réparation du dommage matériel une somme qu’il laisse à l’appréciation de la Cour. De plus, il réclame 50 000 livres turques (TRY) (environ 25 226 EUR) pour préjudice moral.
71. Le Gouvernement conteste les montants ci-dessus.
72. La Cour observe que la deuxième requérante et le cinquième requérant ne lui ont soumis aucun élément qui lui permettrait d’apprécier et d’évaluer le dommage matériel censément causé par la violation ici constatée ; dès lors, elle rejette leurs prétentions à ce titre.
73. La Cour estime que les requérants ont subi un préjudice moral en conséquence de l’atteinte à leur droit à la liberté d’expression ayant résulté de l’interdiction énoncée à l’article 58 de la loi no 298, laquelle était incompatible avec les principes de la Convention. Ce préjudice ne peut être suffisamment compensé par le constat de violation. Eu égard aux circonstances de l’affaire et à sa jurisprudence, la Cour alloue 10 000 EUR à chacun des requérants pour préjudice moral.
(...)
PAR CES MOTIFS, LA COUR
(...)
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
(...)
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i) 10 000 EUR (dix mille euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour préjudice moral ;
(...)
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 22 janvier 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Keller.
G.R.A.
S.H.N
(...)
* * *
[1] Rectifié le 23 janvier 2013. Le nom du requérant, qui se lisait « Mesut Bektaş », a été modifié.
[2] Le nom du représentant du requérant, qui se lisait « M.D. Bektaş », a été modifié.