CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE LANKESTER c. BELGIQUE
(Requête no 22283/10)
ARRÊT
STRASBOURG
9 janvier 2014
DÉFINITIF
09/04/2014
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Lankester c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22283/10) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant néerlandais, M. Raimond Lankester (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me W. Van Steenbrugge, avocat à Merelbeke. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.
3. Le requérant allègue en particulier que son maintien en détention dans un lieu inapproprié à son état emporte violation des articles 3 et 5 § 1 de la Convention.
4. Le 23 août 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Par une lettre du 3 septembre 2010, le gouvernement néerlandais fut informé qu’il avait la possibilité, s’il le désirait, de présenter des observations écrites en vertu de l’article 36 § 1 de la Convention et 44 du Règlement de la Cour. Par une lettre du 12 octobre 2010, le gouvernement néerlandais informa la Cour qu’il n’entendait pas se prévaloir de son droit d’intervention.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1943 et réside à Sittard (Pays-Bas).
A. Décision d’internement et procédures devant les instances de défense sociale
7. En 1998, le requérant fut arrêté suite à l’homicide de son épouse.
8. Par un arrêt du 26 décembre 2000, constatant que le requérant avait agi sous l’emprise de l’alcool et notant, sur la base de plusieurs expertises psychiatriques, qu’il souffrait de troubles de la personnalité le rendant incapable de contrôler ses actes, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers décida de l’internement du requérant sur la base de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels (« loi de défense sociale »).
9. Un des psychiatres consultés, le docteur D., avait toutefois considéré, dans un rapport du 29 juillet 2000, que le requérant ne présentait pas de « danger » pour la société, au sens psychiatrique du terme, plus important que la moyenne.
10. Sur décision de la Commission de défense sociale d’Anvers (« CDS »), le requérant fut interné à l’aile psychiatrique de la prison d’Anvers et fut ensuite transféré à la prison de Merksplas.
11. Le 4 mars 2003, le requérant fut libéré à l’essai sous la condition de son admission dans l’institution psychiatrique de Sint-Jan-Baptist à Zelzate, établissement qu’il ne pouvait quitter sans l’autorisation de la CDS. Le même mois, il fut hospitalisé en raison de problèmes cardiaques.
12. Le 5 avril 2003, le requérant se rendit aux Pays-Bas en taxi et se présenta aux autorités judiciaires. Il cohabita avec sa compagne à Sittard.
13. Le 19 avril 2004, les autorités belges demandèrent à leurs homologues néerlandais de reprendre l’exécution de la mesure d’internement en vertu de l’article 68 de la Convention Schengen du 19 juin 1990.
14. Le 27 juin 2005, le requérant fut placé en détention aux Pays-Bas.
15. Le 13 août 2005, le président du tribunal de Maastricht décida de la mise en liberté du requérant.
16. Le 12 février 2006, à l’occasion d’un contrôle d’identité, le requérant fut interpellé en Belgique.
17. Le 20 mars 2006, les autorités néerlandaises sollicitèrent des autorités belges de pouvoir exécuter la mesure privative de liberté du requérant aux Pays-Bas.
18. Le 21 mars 2006, la CDS d’Anvers décida de placer le requérant au sein de l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas. La CDS constatait que l’état du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’à ce stade un plan de reclassement présentant des garanties suffisantes pour protéger la société contre le danger qu’il représentait n’était pas possible. La décision de la CDS se basait sur un rapport de suivi établi le 14 mars 2006 par le service psycho-social de la prison d’Anvers. Ce rapport constatait que le requérant souffrait de troubles narcissiques de la personnalité, qu’il avait un égo surdimensionné et ne supportait pas la contradiction et qu’il minimisait les faits qui lui étaient reprochés.
19. Le 20 novembre 2006, la CDS confirma le maintien de l’internement à Merksplas jusqu’à ce que le requérant puisse présenter une attestation d’admission dans un établissement psychiatrique de sécurité moyenne.
20. La Commission supérieure de défense sociale (« CSDS ») rejeta les recours introduits par le requérant contre ces décisions, les 20 avril et 14 décembre 2006, respectivement.
21. Plusieurs rapports et avis rendus en 2007 par le service psycho-social et le psychiatre de la prison recommandèrent le transfèrement du requérant vers un établissement spécialisé de haute sécurité.
22. Dans un courrier adressé à la CDS le 22 juin 2007, le psychiatre du centre pénitentiaire de Bruges, où le requérant avait été hospitalisé (paragraphe 42, ci-dessous), s’exprima en ces termes :
(traduction)
« Personnellement, je suis d’avis que si la situation des internés en Belgique demeure désespérée, il y a probablement peu ou pas d’amélioration à attendre quant à l’évolution de l’état psychiatrique de l’intéressé. On risque même de l’aggraver car le patient est suicidaire. Je demande donc un rapatriement d’urgence pour des raisons médicales. »
23. Dans un rapport interne rendu le 7 septembre 2007, le responsable du service médical du centre pénitentiaire de Bruges indiqua ce qui suit :
(traduction)
« [La CDS] a conclu que l’intéressé devait être placé dans un établissement de psychiatrie légale de sécurité moyenne. Il y en a trois de ce type en Flandre. Toutefois le manque de place rend l’admission prochaine dans une de ces structures très improbable. Entre-temps, il réside à Merksplas où on a pas les moyens de suivre et de traiter ces personnes. (...) Il ressort du dossier qu’il y a une différence d’opinion entre les autorités judiciaires belges et néerlandaises au sujet de l’internement. (...) Actuellement sa maladie psychiatrique est compliquée par une dépression en raison de caractère désespéré de la situation ici. Un consensus disciplinaire existe pour considérer que M. Lankaster ne doit pas séjourner en prison mais être dirigé vers un établissement psychiatrie légale de sécurité moyenne. D’un point de vue médical nous devons donc vous demander de libérer cette personne pour des raisons médicales et de le faire admettre dans une unité médico-légale de sécurité moyenne ».
24. Par un courrier du 12 octobre 2007, le ministère belge de la Justice informa l’avocat du requérant que le transfèrement au Pays-Bas (paragraphe 17, ci-dessus) avait été annulé car les autorités néerlandaises ne pouvaient pas fournir de garanties suffisantes que le requérant ferait l’objet d’un suivi suffisamment strict.
25. Dans un rapport du 8 mai 2008, le psychiatre de la prison recommandait, dans les mêmes termes qu’en 2007, le placement du requérant un établissement spécialisé de haute sécurité.
26. A la demande de la CDS d’Anvers, formulée le 21 novembre 2007, un collège d’experts fut désigné afin d’évaluer le risque de récidive du requérant. Il rendit son rapport le 7 août 2008 faisant état des constats et des conclusions suivants :
(traduction)
« L’intéressé fonctionne sur la base d’un niveau intellectuel très élevé (QI 124). (...) Il n’y a pas de preuve d’un syndrome psychopathe dans le sens de troubles psychologiques aigus. (...) Il peut être conclu à l’existence de troubles de la personnalité mixtes avec des traits histrioniques et narcissiques ainsi que des caractéristiques antisociales modérées. On a à faire à des troubles de la personnalité de type Cluster B dans lesquels le narcissisme prime. (...) D’un côté, [l’intéressé] présente un degré significatif d’impulsivité, mais de l’autre, les faits se sont passés sous l’influence de l’alcool (...). Dans le cadre légal actuel, nous sommes moins enclins à poursuivre l’internement. (...) Les résultats de l’évaluation des risques ne sont pas si mauvais. Le problème principal en vue d’une éventuelle resocialisation réside dans son fort narcissisme. La pathologie Cluster B est très difficile à traiter. (...) Conclusion : maintien provisoire sous réserve de permettre à l’intéressé de prendre les dispositions nécessaires en vue de sa resocialisation. »
27. Le requérant contacta un psychiatre de son choix qui fit rapport le 25 août 2008. L’expertise confirmait que le requérant présentait des troubles de la personnalité de type mixte mais concluait qu’il ne représentait pas de danger pour la société et que, du point de vue clinique, le risque de récidive pouvait être considéré comme exclu. Le psychiatre recommandait de lever la mesure d’internement et, si la CDS l’estimait utile, de le diriger vers le centre de soins de santé mentale de la localité où il séjournait aux Pays-Bas avant son internement.
28. Le 10 septembre 2008, la CDS prit la décision de maintenir le requérant à Merksplas, décision confirmée par la CSDS le 30 octobre 2008.
29. Le 5 mai 2009, la CDS d’Anvers tint une audience pour entendre la demande du requérant d’être libéré à l’essai et la présentation de son programme de reclassement.
30. Le 2 juin 2009, se référant aux conclusions du collège d’experts et à l’expertise réalisée à la demande du requérant, la CDS ordonna sa libération à l’essai sous conditions. Il devait notamment faire preuve d’un bon comportement, suivre un accompagnement aux Pays-Bas auprès d’un psychiatre dont le rapport de suivi devait être présenté à la CDS tous les six mois.
31. Le 2 juillet 2009, suite à l’opposition du parquet, l’affaire fut portée devant la CSDS. Le 23 juillet 2009, cette dernière réforma la décision de la CDS et, sur la base du constat que l’état mental du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et que les conditions de son reclassement n’étaient pas remplies, décida que le requérant devait être maintenu à Merksplas dans l’attente d’un placement dans une « institution résidentielle de haute sécurité ».
32. Le 13 janvier 2010, la psychiatre du service psychosocial de la prison rendit un rapport dans lequel elle considérait, sur la base du rapport rendu le 8 mai 2008 et contrairement aux conclusions du collège d’experts, que le requérant présentait toujours des troubles sévères de la personnalité, qu’il s’agissait d’un psychopathe sournois présentant un danger pour la société et qu’un placement dans un établissement de haute sécurité devait être envisagé. Toutefois, en l’absence d’une telle structure en Flandre, le maintien de son internement était recommandé.
33. Le 20 janvier 2010, la CDS d’Anvers ordonna à nouveau la mise en liberté à l’essai aux Pays-Bas sous les mêmes conditions que précédemment, sur la base des précisions supplémentaires apportées par le requérant à l’appui de son programme de reclassement.
34. Le 11 février 2010, suite à l’opposition du parquet et se basant sur le rapport du service psycho-social du 13 janvier 2010, la CSDS réforma la décision de la CDS dans les mêmes termes que dans sa décision précédente.
35. Le 17 mars 2010, le requérant se pourvut en cassation contre la décision de la CSDS. Il soutenait en substance que les instances de défense sociale avaient considéré qu’il était détenu dans un lieu inadapté pour permettre son reclassement et qu’en le maintenant indéfiniment, à défaut d’alternative, dans une telle structure, les autorités avaient rompu l’équilibre qu’elles auraient dû rechercher entre les intérêts en présence en application de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 1 de la Convention.
36. Par un arrêt du 30 mars 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle rappela dans un premier temps que les décisions relatives à l’exécution des dispositions d’internement régies par les articles 14 à 17 de la loi de défense sociale n’étaient pas susceptibles d’un pourvoi en cassation pour ensuite souligner que pour autant que la décision de la CSDS concernait le maintien du requérant en détention, le pourvoi n’était pas recevable. Ensuite, elle considéra que le moyen tiré de la violation de la Convention, étant sans rapport avec la recevabilité du pourvoi, ne devait pas être examiné.
B. Procédures en référé
37. Le 23 décembre 2006, le requérant assigna l’État belge en référé devant le président du tribunal de première instance de Turnhout afin que sa libération soit ordonnée sous peine d’astreinte. Invoquant une violation de l’article 5 § 1 de la Convention, il soutenait que son internement était irrégulier pour deux motifs. D’une part, les pièces de son dossier montraient qu’il ne présentait plus de risque sérieux de récidive ni de danger pour la société. D’autre part, il était maintenu interné dans un lieu inadapté à son état de santé sans encadrement thérapeutique personnalisé. En l’absence en Belgique d’établissement du type de ceux désignés par la CSDS, son internement en milieu pénitentiaire se prolongeait indéfiniment. Le requérant soutenait que cette situation entraînait également une violation de l’article 3 de la Convention. Cette disposition était en outre enfreinte du fait du caractère inhumain de la détention en milieu pénitentiaire d’une personne souffrant d’affections physiques comme les siennes.
38. Par ordonnance du 22 février 2007, le président du tribunal de première instance de Turnhout rejeta la demande du requérant. Cette décision fut confirmée par la cour d’appel d’Anvers par un arrêt du 20 juin 2007.
39. A la suite de la décision de la CSDS du 23 juillet 2009 de le maintenir en prison (paragraphe 31, ci-dessus), le 23 décembre 2009, le requérant assigna une nouvelle fois l’État belge en référé afin d’obtenir sa libération.
40. Le 17 mars 2010, le président du tribunal de première instance de Bruxelles, statuant en référé, débouta le requérant de sa demande. Après avoir rappelé que le juge en référé pouvait intervenir dans le cas d’une atteinte apparemment fautive à un droit subjectif de l’interné, il considéra qu’en l’espèce, le requérant cherchait à faire imposer à la partie adverse son placement dans une institution adaptée. Or, cette compétence relevant exclusivement de la CDS et un tel établissement n’ayant pas encore été désigné, le juge en référé n’avait aucune juridiction.
C. Etat de santé et soins administrés au requérant
41. Le dossier médical du requérant reprend jour par jour les soins et traitements dont bénéficia le requérant du 16 novembre 2000 au 1er octobre 2010. Il contient une liste des soins de médecine générale et des soins spécialisés (en neurologie, interne, ophtalmologie, orthopédie, radiologie, urologie, motricité) administrés au requérant ainsi qu’un bilan détaillé des médicaments mis à sa disposition.
42. Il ressort du dossier médical que le requérant fut admis à deux reprises, en 2006 et 2007, au centre pénitentiaire de Bruges en vue d’être hospitalisé, la première fois en raison de problèmes cardiaques et la deuxième afin d’y subir une vasectomie.
43. Dans un courrier du 17 août 2007, le médecin du centre de revalidation qui était intervenu à la suite de l’hospitalisation précitée du requérant fit un bilan des multiples affections physiques dont souffrait le requérant. Sur le plan psychiatrique, il notait que le requérant présentait un syndrome d’anxieux-dépressif avec des nausées, troubles du sommeil et crises d’angoisse. Il évaluait l’invalidité du requérant à 66 %.
44. Le dossier médical révéla en outre que le requérant avait rencontré le psychiatre de la prison à plusieurs reprises soit en vue de l’administration de médicaments (sédatif, anxiolytique et/ou antidépresseur), soit dans le cadre d’un entretien. Ces consultations s’élevèrent à cinq en 2001, à six en 2006, à quatorze en 2007, à sept en 2008 et à une en 2009.
45. A partir d’une date non précisée, le requérant se déplaça au sein de la prison en fauteuil roulant.
46. Dans un courrier du 9 octobre 2012, l’aumônier du centre pénitentiaire de Bruges, qui avait été en contact avec le requérant durant son internement, décrivit la situation du requérant à Merksplas en ces termes :
(traduction)
« En tant qu’interné, M. Lankaster a seulement reçu des médicaments prescrits pour un grand nombre de maux physiques qui sont décrits dans son dossier. Il n’a cependant reçu aucune forme de thérapie, ni pour son inconfort physique ; il est – à cause du trop peu de mouvement – devenu trop lourd, ce qui aurait pu être évité. Ainsi il a fini dans un cercle vicieux. (...) Comme interné, il avait droit à une aide dans sa détresse psychologique. Tout comme pour les autres internés il n’y avait toutefois pas de place dans un hôpital psychiatrique (inexistant, donc pas de place !) et à Merksplas, on ne lui a pas fourni l’assistance indispensable. (...) »
D. Libération conditionnelle
47. Le 15 septembre 2010, la CDS décida de la libération à l’essai sous conditions du requérant pour une durée indéterminée compte tenu de ce que les éléments du dossier permettaient de conclure à l’amélioration suffisante de l’état mental de l’intéressé et de ce que le programme de reclassement semblait offrir des garanties suffisantes contre la récidive. Les conditions posées à la libération prévoyaient que tout changement d’adresse devait être signalé, qu’aucun problème de comportement ne se présente, que le requérant ne consomme ni alcool ni drogue, et qu’il fasse l’objet d’un rapport de suivi par un psychiatre présenté à la CDS tous les six mois.
48. Le 30 septembre 2010, la CSDS rejeta, pour absence de fondement, l’opposition du parquet et confirma la décision de la CDS étant donné qu’il ressortait de l’examen du dossier que l’état mental du requérant s’était suffisamment amélioré et que les conditions d’un reclassement étaient remplies.
49. Dans une attestation datée du 12 décembre 2011, le psychiatre néerlandais qui suivit et traita le requérant après sa libération, constata ce qui suit :
(traduction)
« Monsieur Lankaster s’est présenté chez nous (...) avec des symptômes associés aux crises d’angoisse et d’un syndrome de stress post-traumatique (SSPT). Le SSPT concerne en particulier les années d’incarcération en prison où il a souvent dû faire face à l’abus de pouvoir, l’humiliation, les insultes et la violence, ainsi qu’il le relate. Il souffre beaucoup de ses souvenirs. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
50. Les dispositions légales applicables et la description des structures d’internement en Belgique en général figurent dans l’arrêt Van Meroye c. Belgique (no 330/09, §§ 36 à 60, 9 janvier 2014).
51. La Cour a récemment rendu quatre arrêts de principe concernant la régularité de l’internement en Belgique de personnes délinquantes souffrant de troubles mentaux au sein d’ailes psychiatriques de prisons ordinaires. Les extraits pertinents de documents internes et internationaux relatifs aux problèmes structurels rencontrés en Belgique dans ce domaine figurent dans ces arrêts (L.B. c. Belgique, no 22831/08, §§ 72-74, 2 octobre 2012, Claes c. Belgique, no 43418/09, §§ 42-69 et 70-72, 10 janvier 2013, Dufoort c. Belgique, no 43653/09, §§ 37-62 et 63-65, 10 janvier 2013, et Swennen c. Belgique, no 53448/10, §§ 29-53 et 54-56, 10 janvier 2013).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION, DU FAIT DES CONDITIONS DE DÉTENTION INAPPROPRIÉES À L’ÉTAT MENTAL DU REQUÉRANT
52. Le requérant allègue que sa détention dans une aile psychiatrique de prison où il n’a pas bénéficié des soins et de l’encadrement appropriés à son état mental et sans perspective réaliste de reclassement a constitué un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
53. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
54. Le requérant explique avoir été une victime, parmi d’autres, d’un problème structurel en Belgique qui consiste à maintenir en détention ad vitam dans les ailes psychiatriques de prisons ordinaires des personnes délinquantes souffrant de troubles mentaux sans leur offrir une prise en charge thérapeutique appropriée. En ce qui le concerne, l’absence de perspective de reclassement et de prise en charge a pesé particulièrement lourd du fait de l’éloignement de sa résidence et de l’absence de structure en Belgique susceptible de le prendre en charge. Alors qu’il était admis en 2007 au centre pénitentiaire de Bruges pour y être hospitalisé, les médecins avaient constaté, sans ambiguïté, que son état s’était dégradé en raison du caractère désespéré de sa situation. L’aumônier du centre pénitentiaire de Bruges a également décrit les termes de sa souffrance. Or, il a fallu encore trois ans avant qu’il soit libéré à l’essai et pris en charge aux Pays-Bas. Le médecin psychiatre qui le suit et le traite depuis sa libération a constaté qu’il souffrait de symptômes associés aux crises d’angoisse et de stress post-traumatique, résultat des années passées en prison.
55. Le requérant estime que sa situation est comparable à celle du requérant dans l’affaire Claes précitée et devrait amener la Cour à conclure, pour les mêmes motifs, à une violation de l’article 3 de la Convention.
56. Le Gouvernement développe un argumentaire comparable à celui qui était le sien dans l’affaire Claes précitée (§§ 107 à 109) sous l’angle de l’article 3 de la Convention ainsi que dans les autres affaires ayant donné lieu à des arrêts de principe sous l’angle de l’article 5 § 1 e) (L.B., §§ 80-83, Dufoort, §§ 71 à 73, et Swennen, §§ 64 à 66).
57. Il fait valoir que la présente affaire se distingue des affaires Aerts c. Belgique (30 juillet 1998, § 28, Recueil des arrêts et décisions 1998-V) et Morsink c. Pays-Bas (no 48865/99, 11 mai 2004) du fait que la CDS n’a désigné aucun autre établissement pour la détention du requérant et a confirmé à maintes reprises son maintien en détention à l’aile psychiatrique de Merksplas sur la base de son dossier médical, de manière justifiée et proportionnée et pour une durée limitée dans le temps tenant compte des possibilités de l’évolution de l’état du requérant et de sa capacité à respecter les conditions mises à son reclassement. De plus, le requérant n’a pas simplement été enfermé à l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas mais a été placé dans un département de la prison disposant d’une équipe soignante et proposant une offre de soins adaptés à son état de santé mentale et physique. Le requérant n’a pas démontré en quoi les soins qui lui ont été dispensés à Merksplas n’étaient pas adaptés à sa situation. En conclusion, si l’on peut regretter, selon le Gouvernement, que le placement dans un établissement de haute sécurité n’ait pu être réalisé, on ne peut pas en déduire que le maintien en aile psychiatrique ait constitué un traitement inhumain.
2. Appréciation de la Cour
58. Comme elle l’a fait dans l’arrêt Claes précité (§ 88), la Cour renvoie aux principes généraux relatifs à la responsabilité des États quant aux soins de santé des personnes en détention en général tels qu’ils se trouvent énoncés dans l’arrêt Cara-Damiani c. Italie (no 2447/05, §§ 65 à 68, 7 février 2012) et quant aux soins de santé des personnes détenues présentant des troubles mentaux en particulier tels qu’ils sont énoncés notamment dans les arrêts Rivière c. France (no 33834/03, §§ 59 à 63, 11 juillet 2006) et Sławomir Musiał c. Pologne (no 28300/06, §§ 85 à 88, 94 et 96, 20 janvier 2009).
59. En l’espèce, la Cour note qu’il n’est pas contesté que le requérant ait souffert de troubles de la personnalité l’ayant rendu incapable de contrôler les actes qui lui étaient reprochés. Ces troubles ont été diagnostiqués par plusieurs expertises médicales lors de son internement intervenu sur décision du 26 décembre 2000 de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers.
60. La Cour constate que le requérant a été interné de 2000 à 2003 au sein de l’aile psychiatrique de la prison d’Anvers puis de la prison de Merksplas. Il s’est ensuite enfui aux Pays-Bas où il fut placé en détention en juin 2005 puis mis en liberté en août 2005 sur décision du président du tribunal de Maastricht. Son ré-internement fut ordonné par la CDS d’Anvers le 21 mars 2006 à l’aile psychiatrique de Merksplas en Belgique où il fut interné de façon continue de 2006 à 2010.
61. Selon la Cour, les périodes successives d’internement subies par le requérant doivent être considérées comme un tout. Elle estime que la décision de mise en liberté prise par la juridiction néerlandaise n’a pas d’effet en ce qui concerne la privation de liberté en Belgique, d’autant que le requérant a réintégré, de suite après son interpellation par les autorités belges en février 2006, l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas dans les mêmes conditions et selon le même statut qu’avant sa fuite.
62. Le requérant explique qu’en dehors de l’accès au psychiatre ou au psychologue de la prison, aucune thérapie ni surveillance médicale particulière personnalisée ne fut entreprise à son égard. De plus, que ce soit en raison de l’absence de place dans un établissement de sécurité moyenne ou en raison de l’inexistence en Flandre d’établissement de haute sécurité du type de ceux visés par la CDS, il a vécu toutes ces années sans perspective réaliste d’une quelconque prise en charge thérapeutique extérieure ou d’un reclassement. Il en a résulté une dégradation de son état de santé mentale sous la forme d’une dépression et de tendances suicidaires identifiées par les médecins du centre hospitalier universitaire de Bruges où il fut hospitalisé en 2007.
63. Le Gouvernement fait valoir que le requérant était placé à l’aile psychiatrique de Merksplas dans une unité où une équipe médicale est présente et où des soins sont dispensés et qu’il y a bénéficié d’un encadrement approprié comme en atteste son dossier médical.
64. La Cour observe toutefois que rien dans les rapports établis par les médecins et le service psycho-social ne vient étayer la nature de l’encadrement thérapeutique du requérant mis en place à la prison de Merksplas et correspondant au diagnostic établi. Les seuls éléments concrets dont dispose la Cour sont le nombre et la fréquence des consultations en psychiatrie ainsi que la mise à disposition, au cours des dernières années, de médicaments antidépresseurs et anxiolytiques.
65. Elle constate que la prolongation de la situation dénoncée par le requérant, qui perdurait depuis 2000, à l’exception des trois années passées aux Pays-Bas, eut manifestement des effets négatifs sur l’état psychique du requérant. En 2007, deux médecins du centre pénitentiaire de Bruges où avait été hospitalisé le requérant attestèrent que son état psychique s’était dégradé et attribuèrent cela au caractère désespéré de sa situation. Ils étaient d’avis que le requérant n’était pas entouré de soins appropriés à Merksplas et qu’à défaut de place dans un établissement de psychiatrie légale de sécurité moyenne, aucune perspective ne s’offrait à lui. Ils s’inquiétaient de l’absence d’amélioration et demandaient à la CDS de libérer le requérant pour des raisons médicales et de le faire admettre dans un hôpital psychiatrique (paragraphes 23 et 24, ci-dessus). Or, la Cour observe qu’il a encore fallu attendre trois ans pour que le requérant soit finalement admis à la liberté conditionnelle en 2010.
66. Il ressort du dossier que l’évaluation par le service psycho-social du danger que représentait le requérant et du risque de récidive avait évolué et qu’à partir de 2007, il fut recommandé qu’il soit transféré vers un établissement spécialisé de haute sécurité. Cette évaluation aggravait l’impasse dans laquelle se trouvait le requérant puisque, comme l’a Cour l’a noté précédemment (Swennen précité, § 75), de tels établissements n’existent tout simplement pas.
67. Il résulte des affaires ayant donné lieu aux quatre arrêts de principe précités que la situation dans laquelle s’est trouvé le requérant n’était pas isolée et résultait en réalité d’un problème structurel connu tant au niveau national qu’international. D’une part, l’encadrement des internés dans les ailes psychiatriques des prisons n’est pas suffisant et, d’autre part, le placement à l’extérieur des prisons s’avère souvent impossible soit en raison du manque de place au sein des hôpitaux psychiatriques, soit du fait que le dispositif législatif ne permet pas aux instances de défense sociale d’imposer le placement dans une structure extérieure, soit encore à cause de l’inexistence de structures offrant un dispositif de sécurité suffisamment élevé.
68. La Cour n’aperçoit aucun élément qui l’amènerait à une conclusion différente que celle à laquelle elle est parvenue dans l’arrêt Claes précité (§ 100), à savoir que les autorités nationales n’ont pas assuré une prise en charge adéquate de l’état de santé du requérant lui permettant d’éviter de se trouver dans une situation contraire à l’article 3 de la Convention. Son maintien en aile psychiatrique sans espoir réaliste d’un changement, sans encadrement médical approprié et pendant une période significative a dès lors constitué une épreuve particulièrement pénible et l’a soumis à une détresse et à une épreuve d’une intensité qui a excédé le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention.
69. La Cour conclut, en l’espèce, à un traitement dégradant en raison du maintien en détention du requérant de 2000 à 2010, avec une interruption de 2003 à 2006, dans les conditions examinées ci-dessus. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION, DU FAIT DES CONDITIONS DE DÉTENTION INAPPROPRIÉES À L’ÉTAT PHYSIQUE DU REQUÉRANT
70. Le requérant se plaint qu’en raison des pathologies dont il souffrait sur le plan physique, ses conditions d’internement ont constitué un traitement contraire à l’article 3 de la Convention précité.
71. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
72. La Cour note que le requérant se déplaçait les dernières années de son internement en chaise roulante et que l’unité de la prison de Merksplas où il était interné était adaptée aux chaises roulantes. L’établissement disposait de toilettes et de douche accessibles aux personnes se déplaçant en chaise roulante ainsi que d’une rampe d’accès.
73. Elle constate en outre, d’après le dossier médical produit devant elle (paragraphes 41 et 42, ci-dessus), que le requérant a eu accès et a bénéficié, tout au long de son internement, du suivi et des soins dispensés par les services de médecine générale et par de nombreux médecins et services spécialisés. Elle observe que le requérant n’explique pas en quoi ce suivi et ces soins n’auraient pas été adaptés aux pathologies dont il souffrait. De l’avis de la Cour, la circonstance relatée par l’aumônier (paragraphe 46, ci-dessus) que le requérant soit devenu trop lourd par manque d’activités physiques et qu’il en ait résulté des inconvenances ayant rendu sa détention plus difficile que pour une personne en bonne santé ne suffit pas à atteindre le seuil de gravité de l’article 3 de la Convention.
74. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et doit être rejetée conformément à l’article 35 § 4.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
75. Le requérant se plaint d’être privé de sa liberté en violation de l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond. »
A. Sur la recevabilité
76. Le Gouvernement fait valoir que le requérant n’a plus d’intérêt au maintien de sa requête devant la Cour puisqu’il a été libéré à l’essai sous conditions. En substance, il conteste la qualité de victime du requérant.
77. La Cour a affirmé à maintes reprises qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de victime que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, parmi d’autres, Amuur c. France, 25 juin 1996, Recueil 1996-III, p. 846, § 36, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI).
78. En l’espèce, la Cour note que le requérant a été admis au bénéfice de la libération à l’essai sous condition à compter du 30 septembre 2010 au motif que son état de santé s’était suffisamment amélioré et que les conditions en vue d’un reclassement étaient remplies. La Cour est d’avis que la décision de la CSDS ne saurait passer pour une reconnaissance explicite d’une prétendue violation de l’article 5 § 1 au cours de la période dénoncée par le requérant à propos de son maintien en détention dans un lieu inadapté avant le 30 septembre 2010. Par ailleurs, cette décision ne fournit pas une réparation adéquate au sens de sa jurisprudence.
79. En conclusion, la Cour estime que le requérant peut toujours se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.
80. La Cour constate ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
81. Le requérant développe les mêmes arguments que sous l’angle de l’article 3 de la Convention (paragraphes 54 et 55, ci-dessus).
82. Le Gouvernement fait valoir que la détention du requérant était régulière au sens de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 1 e) et remplissait les conditions posées par la Cour dans ses arrêts Winterwerp c. Pays-Bas (24 octobre 1979, § 39, série A no 33) et Ashingdane c. Royaume-Uni (28 mai 1985, § 37, série A no 93). Premièrement, les troubles dont souffrait le requérant étaient réels et persistants, deuxièmement, l’internement était justifié à l’aune de son dossier médical, et troisièmement, la privation de liberté était une mesure limitée dans le temps imposée jusqu’à ce que l’état mental de l’intéressé s’améliore. Preuve en est que le requérant a été admis au bénéfice de la libération conditionnelle dès qu’il a été constaté que son état mental s’était suffisamment amélioré et que les conditions de son reclassement étaient remplies. Enfin, le Gouvernement considère que conformément à la jurisprudence de la Cour (Ashingdane précité, § 44, Aerts précité, § 46), un lien a également été maintenu entre le motif de la privation de liberté du requérant et le lieu et les conditions de sa détention. Référence est faite à ce sujet aux arguments exposés sous l’angle de l’article 3 (paragraphes 56 et 57, ci-dessus).
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
83. La Cour a rappelé dans les quatre arrêts précités les principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 et qui lui permettent d’évaluer la régularité de la privation de liberté et du maintien en détention d’une personne atteinte de troubles mentaux (L.B., §§ 91 à 94, Claes, §§ 112 à 115, Dufoort, §§ 76, 77 et 79, et Swennen, §§ 69 à 72 et les références qui y sont citées).
b) Application des principes en l’espèce
84. La Cour observe que l’internement du requérant a été ordonné par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers par un arrêt du 26 décembre 2000 en application de la loi de défense sociale, à la suite de l’homicide de son épouse. En l’absence de « condamnation » – la juridiction ayant considéré que le requérant n’était pas pénalement responsable de ses actes –, la Cour estime que la détention subie par celui-ci relève de l’article 5 § 1 e) de la Convention pour autant qu’il concerne la détention des aliénés.
85. La Cour note qu’il n’est pas contesté que l’internement du requérant a été décidé « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.
86. S’agissant des conditions énoncées dans sa jurisprudence relative à l’article 5 § 1 e) pour qualifier le requérant d’« aliéné » (Winterwerp, précité, § 39), la Cour constate que son internement a été ordonné par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers sur la base de plusieurs expertises psychiatriques qui avaient diagnostiqué des troubles de la personnalité dans le chef du requérant. Ce diagnostic fut confirmé en 2006 lors de son réinternement (paragraphe 19, ci-dessus).
87. S’il n’est pas contesté que ces troubles aient persisté, la Cour observe toutefois que les avis médicaux ont commencé à diverger à partir de 2007 sur le point de savoir si le requérant continuait de présenter un danger pour la société et si sa détention était justifiée (paragraphes 23 à 27, ci-dessus). Elle relève en outre que dès 2009, la CDS d’Anvers considéra que les conditions pour admettre le requérant à la liberté conditionnelle étaient remplies mais qu’à deux reprises, sur opposition du parquet, la CSDS décida du maintien de l’internement du requérant à la prison de Merksplas. Ces divergences autorisent la Cour à s’interroger sur la persistance de troubles d’une ampleur telle qu’ils aient pu légitimer le maintien de l’internement du requérant jusqu’en 2010 (Johnson c. Royaume-Uni, 24 octobre 1997, §§ 58 à 68, Recueil 1997‑VII). La question peut, cependant, être laissée ouverte car le problème principal que la Cour doit examiner – et cela n’est pas contesté par les parties – est celui de savoir si, conformément à sa jurisprudence, la détention du requérant au sein de l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas l’a été dans un établissement approprié.
88. La Cour observe que le requérant a fait l’objet d’une première mesure d’internement au sein de l’aile psychiatrique de la prison d’Anvers puis celle de Merksplas sur la base de l’arrêt de la cour d’appel d’Anvers du 26 décembre 2000. En 2003, un mois après sa première libération à l’essai et son admission au sein d’un établissement psychiatrique extérieur, il s’est enfui aux Pays-Bas. Il fut placé en détention aux Pays-Bas en juin 2005 puis mis en liberté en août 2005 sur décision du président du tribunal de Maastricht. Son ré-internement fut ordonné par la CDS le 21 mars 2006 à l’aile psychiatrique de Merksplas en Belgique où il fut interné de façon continue jusqu’à sa libération à l’essai en 2010. La Cour constate qu’en ce qui concerne la Belgique, depuis 2000, le requérant n’avait pas fait l’objet d’une mise en liberté définitive et son statut n’avait pas changé. Elle estime donc que les périodes d’internement consécutives subies en Belgique par le requérant doivent être considérées comme un tout.
89. La Cour souligne d’emblée qu’elle ne peut souscrire à l’argument du Gouvernement quand il fait valoir que le requérant, à la différence notamment du requérant dans l’affaire Aerts précitée, a toujours été interné dans un lieu que la CDS a considéré comme approprié et qu’aucun autre établissement n’a été désigné.
90. La Cour note qu’à la différence des affaires précitées ayant donné lieu aux quatre arrêts de principe, en l’espèce, la prise en charge du requérant à l’extérieur de la prison dans un cadre adapté n’est poursuivie concrètement par les autorités que depuis 2011.
91. Elle observe, à l’examen des faits de l’espèce, que la prise en charge du requérant à l’extérieur de la prison dans un établissement psychiatrique de sécurité moyenne a été envisagée par les autorités à partir de 2003. De plus, dès son retour à la prison de Merksplas en 2006, la CDS motiva ses décisions de maintien à Merksplas dans l’attente de l’admission du requérant dans une structure de sécurité moyenne. Il fut ensuite recommandé par le service psychosocial que le requérant soit dirigé vers un établissement psychiatrique de haute sécurité.
92. L’absence de démarches concrètes effectuées par les autorités en vue d’un placement à l’extérieur de la prison que les instances sociales ne saurait signifier aux yeux de la Cour que l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas était le lieu approprié. Elle souligne que la loi de défense sociale prescrit sans ambiguïté que l’internement doit avoir lieu non en milieu carcéral ordinaire, mais dans un établissement spécialisé ou, par exception et à titre provisoire, dans l’aile psychiatrique d’un établissement pénitentiaire (De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, § 105, 6 décembre 2011). A cela s’ajoute que, à la différence de la situation qui se présentait dans l’affaire Aerts, il n’y a pas à ce jour d’établissement de défense sociale susceptible d’accueillir une personne au profil à haut risque comme le requérant. Il s’avère donc que l’internement du requérant s’est en réalité prolongé au sein de l’aile psychiatrique de la prison de Merksplas à défaut pour les autorités belges d’alternative (voir, mutatis mutandis, Swennen précité, § 75).
93. Comme elle l’a souligné sous l’angle de l’article 3 (paragraphe 67, ci-dessus), il résulte des affaires précitées ayant donné lieu aux quatre arrêts de principe, que le cas du requérant n’est pas isolé. Il y a un problème structurel en Belgique dans la prise en charge des personnes délinquantes souffrant de troubles mentaux. La Cour rappelle également que dans l’affaire L.B., elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention au motif que la détention du requérant, déclaré pénalement irresponsable de ses actes, pendant sept ans dans une aile psychiatrique de prison reconnue comme étant inadaptée à ses besoins, avait eu pour effet de rompre le lien entre le but de la détention et les conditions dans lesquelles elle a eu lieu (§§ 101 et 102). La Cour est parvenue à la même conclusion dans les affaires Claes (§§ 120 et 121), Dufoort (§§ 90 et 91) et Swennen (§§ 82 et 83).
94. Aucun élément du dossier du requérant ni de l’argumentation du Gouvernement ne permet à la Cour de parvenir à une conclusion différente d’autant plus qu’elle a jugé en l’espèce que les conditions de détention ont constitué un traitement dégradant contraire à l’article 3 de la Convention (paragraphes 68 et 69, ci-dessus).
95. En conclusion, la Cour considère que l’internement du requérant de 2000 à 2010, avec une interruption de trois années de 2003 à 2006, dans un lieu inadapté à son état de santé, a rompu le lien requis par l’article 5 § 1 e) de la Convention entre le but de la détention et les conditions dans lesquelles elle a lieu.
96. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
97. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
98. Le requérant réclame 3 507 euros (EUR) au titre du préjudice matériel au motif qu’il a dû continuer à payer, pendant son internement, le loyer de l’appartement qu’il occupait à Sittard aux Pays-Bas avant son internement. Il soutient que la poursuite de la location était nécessaire au maintien de son droit à pension aux Pays-Bas.
99. Le Gouvernement fait valoir que le requérant aurait pu élire domicile auprès de l’institution psychiatrique pendant la durée de son internement.
100. La Cour n’aperçoit aucun lien entre les violations qu’elle a constatées et le préjudice matériel allégué. Elle rejette donc les prétentions du requérant.
B. Dommage moral
101. Le requérant réclame 135 208 euros au titre du préjudice moral qu’il aurait subi du fait de sa détention dans des conditions inappropriées. Pour parvenir à ce montant, il s’inspire du montant de l’indemnité journalière pour détention inopérante rapportée à 1 691 jours de détention, augmenté de 40 EUR par jour pour la période comprise entre le 23 décembre 2009, date de la dernière assignation de l’État en référé, et sa libération sous condition, durant laquelle il a souffert d’une grave dépression.
102. Le Gouvernement est d’avis que la comparaison avec la détention préventive inopérante n’est pas pertinente, le requérant ayant fait l’objet d’une détention régulière d’internement. Pour le reste, il s’en remet à la sagesse de la Cour.
103. La Cour note que le requérant limite ses prétentions au titre du préjudice moral à la période d’internement qui a suivi sa fuite aux Pays-Bas (12 février 2006 au 30 septembre 2010).
104. Elle estime que le requérant a subi un préjudice moral certain en raison de son maintien en détention dans un établissement inapproprié. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui octroie 16 000 EUR au titre du préjudice moral.
C. Frais et dépens
105. Le requérant demande également 1 580 EUR au titre des frais et honoraires engagés pour les prestations accomplies par son conseil dans le cadre de la procédure introduite devant la Cour.
106. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
107. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 580 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.
D. Intérêts moratoires
108. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 (santé mentale) et 5 § 1 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en raison des conditions de détention inappropriées à l’état mental du requérant ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention :
i) 16 000 EUR (seize mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 janvier 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident