DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE FAZLI ASLANER c. TURQUIE
(Requête no 36073/04)
ARRÊT
STRASBOURG
4 mars 2014
DÉFINITIF
07/07/2014
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Fazlı Aslaner c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 janvier 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36073/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Fazlı Aslaner (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 juin 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me M. Sağlam, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant se plaint notamment d’atteintes à son droit à un procès équitable.
4. Le 4 juillet 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1963 et réside à Ankara.
6. En 1993, le requérant, qui était greffier d’audience (zabıt kâtibi) au greffe du tribunal fiscal d’Ankara, réussit un concours local organisé par la commission judiciaire d’Ankara pour un poste de greffier en chef (yazı işleri müdürü) au sein de la cour de sûreté de l’Etat de ce même lieu. Son rang de classement (15e place) ne lui ayant pas permis d’obtenir le poste, il fut placé sur la liste de réserve établie à l’issue du concours. Le premier candidat reçu fut nommé au poste en question. Le second candidat reçu fut nommé par la suite à un poste de greffier en chef à la deuxième chambre de la cour de sûreté de l’État d’Ankara.
7. Le 20 août 1997, le requérant sollicita du ministère de la Justice sa nomination au poste de greffier en chef du tribunal administratif d’Eskişehir.
8. Face au refus de l’administration de donner suite à sa demande, il saisit le tribunal administratif d’Ankara (« le tribunal administratif ») d’un recours en annulation.
9. Par un jugement du 17 septembre 1998, le tribunal administratif fit droit aux prétentions du requérant. Il releva que, parmi les candidats reçus au concours précité, sept personnes mieux classées que le requérant et onze personnes moins bien classées que lui avaient été nommées à des postes de greffier en chef, et il en conclut que le refus de l’administration était dénué de base légale.
10. Le ministère de la Justice forma un pourvoi contre ce jugement.
11. Ce recours n’ayant aucun effet suspensif, ledit ministère procéda à la nomination du requérant au poste de greffier en chef à Eskişehir, afin de se conformer au jugement.
12. Le 20 décembre 2000, la cinquième section du contentieux administratif du Conseil d’État (« la cinquième section du Conseil d’État ») cassa le jugement attaqué, sur conclusions contraires de l’avocat général, Mme A.Ö. Ladite section indiqua que le concours organisé par la commission judiciaire d’Ankara visait à l’attribution d’un poste au sein de la cour de sûreté d’Ankara et que l’inscription sur la liste de réserve n’ouvrait pas droit à l’attribution d’un poste de greffier en chef au sein d’un tribunal situé dans le ressort d’une autre commission judiciaire. Elle précisa qu’une nomination dans un autre ressort était possible uniquement sur demande de la commission judiciaire concernée ou bien pour les besoins du service sur décision du ministère de la Justice, lequel disposait en la matière d’un pouvoir discrétionnaire.
13. Composée de cinq magistrats parmi lesquels figuraient Mme T.Ç. et M. M.R.Ü., la formation de jugement fut présidée par M. E.Ç.
14. Le 21 mars 2002, cette même section rejeta la demande en rectification d’arrêt formée par le requérant, au motif qu’aucune des conditions nécessaires à l’exercice de ce recours et énumérées par le code du contentieux administratif n’était remplie.
15. Le 1er juillet 2002, le tribunal administratif décida de maintenir sa position initiale, telle qu’exposée dans son premier jugement, choisissant ainsi de résister à celle adoptée par la cinquième section du Conseil d’État (ısrar kararı).
16. À la suite d’un nouveau pourvoi formé par l’administration, l’affaire fut attribuée de plein droit à l’assemblée générale des sections du contentieux administratif du Conseil d’Etat (Danıştay İdari Dava Daireleri Genel Kurulu ; « l’assemblée du contentieux ») en raison de la résistance opposée par la juridiction de première instance.
17. Le 17 janvier 2003, ladite assemblée cassa le jugement du tribunal administratif par vingt-deux voix contre neuf. MM. E.Ç. et M.R.Ü. siégèrent dans la formation de jugement qui fut présidée par Mme T.Ç. en sa qualité de vice-présidente du Conseil d’État, poste auquel elle avait été récemment élue. Siégèrent également dans la formation, trois magistrats qui avaient eu à connaître du recours en rectification d’arrêt concernant la décision de la cinquième section en date du 20 décembre 2000.
18. À une date non précisée, le requérant présenta une demande en rectification d’arrêt.
19. Le 11 décembre 2003, l’assemblée du contentieux rejeta cette demande au motif qu’aucune des conditions prévues par le code du contentieux administratif n’était remplie. Mme A.Ö., qui avait récemment été promue à un poste de conseiller d’État, ainsi que d’autres magistrats, qui avaient eu à connaître de l’affaire, siégèrent dans la formation de jugement.
EN DROIT
I. SUR LES GRIEFS TIRÉS DE L’ALLÉGATION DE MANQUE D’IMPARTIALITÉ DU CONSEIL D’ÉTAT
20. Le requérant allègue que les formations judiciaires du Conseil d’État ayant eu à connaître sa cause n’étaient pas impartiales et qu’il a par conséquent été porté atteinte à son droit à un procès équitable tel que garanti par l’article 6 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
21. Le Gouvernement conteste cette thèse.
22. La Cour observe que ce grief se subdivise en trois branches. La première branche concerne le manque allégué d’impartialité de la formation de l’assemblée du contentieux qui avait statué sur le second pourvoi, en raison de la participation de Mme T.Ç. et de MM. E.Ç. et M.R.Ü. La seconde branche porte sur le manque allégué d’impartialité de la même formation en raison de la participation de magistrats ayant siégé au sein de la cinquième section du Conseil d’État lors de l’examen de la demande en rectification d’arrêt. La troisième branche se rapporte quant à elle au manque allégué d’impartialité de la formation de l’assemblée du contentieux ayant statué sur la demande en rectification formée contre l’arrêt du 17 janvier 2003 en raison de la participation de plusieurs magistrats ayant déjà eu à connaître de l’affaire.
23. La Cour estime nécessaire d’examiner la première branche du grief séparément des deux autres branches.
A. Sur la première branche du grief
1. Sur la recevabilité
24. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
a) Arguments des parties
25. Le requérant se plaint de ce que certains juges ayant participé à la formation de jugement de la cinquième section du Conseil d’État, laquelle avait rendu l’arrêt en date du 20 décembre 2000, avaient également siégé au sein de l’assemblée du contentieux. Il estime que ces juges ne pouvaient être impartiaux étant donné que, à ses yeux, ils avaient déjà fait connaître leur position sur le fond de l’affaire.
26. Le Gouvernement conteste les arguments du requérant. Il considère que l’objet du premier et du second pourvoi n’était pas identique bien qu’il s’agisse de la même affaire : d’après lui, le premier pourvoi visait à la vérification de la conformité au droit du premier jugement du tribunal administratif alors que le second pourvoi visait à la vérification de la conformité du jugement du même tribunal décidant de passer outre à l’arrêt du Conseil d’État.
27. Le Gouvernement indique par ailleurs que les magistrats dont l’impartialité est en cause ne pouvaient être considérés comme parties au litige au motif que, d’après lui, ce n’était pas l’arrêt rendu par eux qui avait été déféré au contrôle de l’assemblée du contentieux mais le jugement du tribunal administratif. Il ajoute que l’assemblée du contentieux n’avait pas pour mission de choisir entre l’arrêt de la cinquième section et le jugement du tribunal administratif, et qu’elle était libre de statuer dans un tout autre sens, ce qu’elle aurait déjà fait à de nombreuses occasions.
28. Enfin, le Gouvernement précise que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, les magistrats ayant siégé dans une section du Conseil d’État changent parfois d’avis lorsqu’ils sont amenés à siéger au sein de l’assemblée du contentieux dans le cadre d’un second pourvoi et qu’ils se rallient alors à la position adoptée puis maintenue par le tribunal administratif.
29. Par conséquent, le Gouvernement considère que la composition de l’assemblée du contentieux ne portait pas atteinte au principe d’impartialité énoncé à l’article 6 de la Convention.
b) Appréciation de la Cour
30. La Cour note que les craintes du requérant quant à un défaut d’impartialité objective de l’assemblée du contentieux tiennent au fait que trois des magistrats ayant siégé dans la formation concernée avaient préalablement participé à l’examen du premier pourvoi.
31. Elle rappelle que l’impartialité objective s’apprécie selon une démarche qui conduit à se demander, lorsqu’une juridiction collégiale est en cause, si, indépendamment de l’attitude personnelle de tel ou tel de ses membres, certains faits vérifiables autorisent à mettre en cause l’impartialité de cette juridiction (Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 118, CEDH 2005‑XIII). Elle rappelle de plus que, en la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il en résulte que pour se prononcer sur l’existence, dans une espèce donnée, d’une raison légitime de craindre d’une juridiction un défaut d’impartialité, le point de vue du ou des intéressés entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions du ou des plaignants peuvent passer pour objectivement justifiées (Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, § 58, 1998‑III). À cet égard, le simple fait, pour un juge, d’avoir déjà pris des décisions avant un procès ne peut justifier en soi des doutes quant à son impartialité (Ökten c. Turquie (déc.), no 22347/07, 3 novembre 2011) ; ce qui importe est l’étendue des mesures adoptées par ce juge avant le procès. De même, la connaissance approfondie du dossier par un juge n’implique pas un préjugé empêchant de le considérer comme impartial au moment du jugement sur le fond. Enfin, l’appréciation préliminaire des données disponibles ne saurait non plus passer comme préjugeant de leur appréciation finale (voir, par exemple, Morel c. France, no [34130/96](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2234130/96%22%5D%7D), § 45, CEDH 2000-VI).
32. Dès lors, au vu de ces principes, la Cour est appelée en l’espèce à décider si, compte tenu de la nature et de l’étendue du contrôle juridictionnel qui incombait à l’assemblée du contentieux, les trois magistrats en cause ont fait preuve, ou ont pu légitimement apparaître comme ayant fait preuve, d’un parti pris quant à la décision à rendre sur le fond (D.P. c. France, no [53971/00](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2253971/00%22%5D%7D), § 36, CEDH 2004‑I). Cela serait notamment le cas si les questions qu’ils avaient eu successivement à traiter avaient été analogues, ou du moins si l’écart entre ces questions avait été infime (voir, parmi beaucoup d’autres, Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos [39343/98](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2239343/98%22%5D%7D), [39651/98](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2239651/98%22%5D%7D), [43147/98](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2243147/98%22%5D%7D) et [46664/99](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2246664/99%22%5D%7D), § 201, CEDH 2003‑VI, Indra c. Slovaquie, no 46845/99, §§ 51 à 55, 1er février 2005, Toziczka c. Pologne, no 29995/08, §§ 36 et 42 à 46, 24 juillet 2012 et Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, § 52, série A no 154).
33. En l’occurrence, la Cour observe que, lors du premier pourvoi, la question examinée par la cinquième section du Conseil d’État était de vérifier la conformité au droit du jugement du tribunal administratif du 17 septembre 1998 en déterminant si, lors des nominations à des postes de greffier en chef dans un ressort juridictionnel autre que celui concerné par le concours, les autorités étaient tenues de respecter l’ordre de classement des candidats inscrits sur la liste de réserve en cause.
34. La Cour relève ainsi que, après la décision du tribunal administratif de maintenir sa position initiale et donc de résister à celle adoptée par la cinquième section du Conseil d’État, l’affaire avait été déférée à l’assemblée du contentieux sur pourvoi de l’administration. Elle note qu’à ce stade la question à trancher n’était pas celle de savoir si le tribunal administratif était en droit de résister – ce droit n’ayant nullement été contesté : le point sur lequel l’assemblée du contentieux était appelée à statuer était la conformité au droit non pas du second jugement en date du 1er juillet 2002 mais du premier jugement que le tribunal administratif entendait maintenir. En d’autres termes, la question à trancher portait à nouveau sur la conformité au droit du jugement par lequel le tribunal administratif avait considéré que l’administration était liée par l’ordre de classement du concours, et ce même pour des nominations dans d’autres ressorts.
35. Or la Cour note que trois des trente et un magistrats ayant siégé au sein de l’assemblée du contentieux avaient auparavant siégé au sein de la cinquième section, et que ces trois juges avaient donc déjà pris part, dans la même affaire, à une décision sur la question qu’ils étaient amenés à examiner. Par conséquent, ils pouvaient légitimement apparaître comme ayant fait preuve d’un parti pris quant à la décision à rendre sur le fond lors du second pourvoi.
36. Toutefois, la Cour estime que la prise de position préalable de certains juges ne suffit pas à elle seule pour considérer que l’impartialité de l’assemblée du contentieux avait été altérée en l’espèce.
37. En effet, selon la jurisprudence de la Cour, il convient, dans ce type de situations, de prendre également en compte d’autres éléments tels que le nombre de magistrats concernés par pareille prise de position ainsi que leur rôle au sein de la formation de jugement.
38. À cet égard, les organes de la Convention ont déjà rejeté des griefs similaires en prenant en compte la faible proportion de juges concernés au sein d’une formation collégiale où les décisions sont prises à la majorité (Ferragut Pallach c. Espagne (déc.), no 1182/03, 28 février 2006, Garrido Guerrero c. Espagne (déc.), no 43715/98, 2 mars 2000, OOO ‘Vesti’ et Ukhov c. Russie, no 21724/03, § 83, 30 mai 2013, Diennet c. France, 26 septembre 1995, § 38, série A no 325‑A, et Guisset c. France, no 33933/96, décision de la Commission (Plénière) du 9 mars 1998, Décisions et rapports 92-A p. 138).
39. Par ailleurs, la Cour rappelle avoir déjà conclu à la violation du droit à un tribunal impartial dans un certain nombre d’affaires en prenant en considération à la fois la proportion élevée de magistrats concernés et les fonctions de président ou de rapporteur exercées par ces derniers au sein de la formation collégiale (Cardona Serrat c. Espagne, no 38715/06, § 37, 26 octobre 2010, Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, §§ 41 à 53, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Perote Pellon c. Espagne, no 45238/99, § 50 in fine, 25 juillet 2002, et Olujić c. Croatie, no 22330/05, § 67, 5 février 2009).
40. En l’espèce, la Cour estime que le nombre ou la proportion des juges concernés par la problématique de l’impartialité objective n’est pas déterminante et que des considérations de nature quantitative n’ont pas d’incidence sur l’examen de la question, étant donné qu’aucun motif sérieux ne rendait absolument nécessaire la participation des trois intéressés à la formation de jugement avec voix délibérative.
41. En outre, elle observe que Mme T.Ç., figurant parmi ces trois magistrats, a exercé en sa qualité de vice-présidente du Conseil d’État la fonction de présidente de l’assemblée du contentieux et qu’elle a à ce titre dirigé les débats lors des délibérations, ce qui constitue une circonstance supplémentaire portant atteinte à l’apparence d’impartialité.
42. Ces deux éléments sont de nature à rendre objectivement justifiées les craintes du requérant quant à l’impartialité objective de l’assemblée du contentieux telle qu’elle était composée dans la présente affaire.
43. Partant, il y a eu violation de l’article 6 de la Convention de ce chef.
B. Sur les deuxième et troisième branches du grief
44. Le requérant se plaint de ce que certains magistrats ayant siégé au sein de la cinquième section du Conseil d’État, lors de l’examen de la demande en rectification d’arrêt concernant la décision du 20 décembre 2000 prise par cette même section, aient également fait partie de la formation de jugement de l’assemblée du contentieux ayant eu à connaître du second pourvoi (deuxième branche du grief). Il se plaint en outre de ce que certains magistrats ayant pris part à la formation ayant rendu, dans le cadre de l’examen de ce second pourvoi, la décision du 17 janvier 2003 aient également tranché la demande en rectification d’arrêt formée contre cette dernière décision (troisième branche du grief).
45. La Cour réitère que, pour qu’un manquement à l’impartialité soit constitué, il faut qu’un magistrat ait déjà effectué un acte qui reflète clairement son opinion sur la question qu’il va être amené à trancher en tant que juge par la suite (voir, parmi beaucoup d’autres, Kleyn et autres, précité, § 201, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 79, CEDH 2007‑XI).
46. Elle rappelle également qu’elle a déjà rejeté pour défaut manifeste de fondement des griefs similaires dans d’autres affaires (voir, parmi d’autres, Feryadi Şahin c. Turquie, no 33279/05, § 22, 13 septembre 2011, Arslan c. Turquie (déc), no 39080/97, 21 septembre 1999, Yıldırım c. Turquie (déc.), no 4300/05, 6 janvier 2009, et Merdan c. Turquie (déc.), no 38011/05, 23 septembre 2008). En effet, lorsqu’une demande en rectification d’arrêt est, comme dans la présente affaire, rejetée sans examen au fond au motif que les conditions prévues par la loi ne sont pas réunies, la décision de rejet ne peut être considérée comme une prise de position sur le fond de l’affaire, la question tranchée à l’occasion de la demande en rectification étant distincte de celle qui a fait l’objet de l’arrêt déféré (Kum c. Turquie (déc.), no 28556/11, 10 janvier 2012). En l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette solution.
47. Elle observe au demeurant que, après la communication de l’affaire au Gouvernement, le requérant n’a pas réitéré son grief sous ses deuxième et troisième branches lorsqu’il a présenté ses observations en réponse.
48. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES ALLÉGATIONS DE VIOLATION DE LA CONVENTION
49. Le requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié d’une procédure équitable et il conteste la solution retenue dans son affaire par le Conseil d’État. À cet égard, il soutient que, dans un arrêt du 26 février 1998 dont il fournit une copie, la haute juridiction administrative a adopté une position diamétralement opposée dans un litige concernant, d’après lui, une situation similaire à la sienne.
50. De plus, invoquant l’article 14 de la Convention, il considère qu’il a été victime d’une discrimination de la part de l’administration, en raison, selon lui, de la nomination de personnes moins bien classées que lui, parmi les candidats reçus au concours, à des postes de greffier en chef.
51. S’agissant du premier grief, la Cour relève que le requérant ne présente, à l’appui de ses allégations, qu’un seul et unique arrêt, lequel est un arrêt de section antérieur de près de cinq ans à l’arrêt d’assemblée qu’il conteste.
52. Elle estime par conséquent que la situation dénoncée par le requérant ne révèle pas l’existence d’une incertitude jurisprudentielle ou d’une insécurité juridique susceptible de saper la confiance du public dans le système judiciaire. En effet, le requérant n’a fourni aucun élément permettant de penser qu’il existe « des divergences profondes et persistantes » dans la jurisprudence du Conseil d’État (voir Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 53 et suivants, 20 octobre 2011).
53. Au demeurant, il convient de rappeler que les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas de droit acquis à une jurisprudence constante (Işık c. Turquie (déc.), no 35224/05, CEDH 16 juin 2009, et Unédic c. France, no 20153/04, § 74, 18 décembre 2008). En outre, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier l’opportunité des choix de politique jurisprudentielle opérés par les juridictions internes (Soumare c. France, 24 août 1998, § 40, Recueil 1998‑V).
54. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
55. En ce qui concerne le grief tiré de l’article 14 de la Convention, à supposer qu’il y ait eu discrimination comme le soutient le requérant, force est de constater qu’elle ne concerne pas un droit – en l’espèce, l’accès à un emploi ou l’obtention d’une promotion – qui est garanti par la Convention.
56. Par conséquent, ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
57. Le requérant réclame environ 25 871 livres turques (TRL) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi. Selon lui, cette somme correspond à la différence entre les traitements qu’il a perçus depuis le 20 août 2003 et ceux qu’il aurait perçus si son recours avait été accepté. Il présente à cet égard un décompte émanant du service des paies de la cour administrative régionale d’Ankara.
58. Il sollicite également 20 000 TRL au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.
59. Enfin, au titre des frais et dépens, il demande 1 000 TRL sans fournir de documents à l’appui de sa demande.
60. Le Gouvernement conteste l’ensemble de ces prétentions.
61. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette cette demande. En effet, il ne lui appartient pas de spéculer sur l’issue qu’aurait connue la procédure litigieuse si la formation de jugement avait été constituée différemment.
62. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la somme de 6 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral.
63. S’agissant des frais et dépens, elle constate que la demande du requérant n’est pas accompagnée de pièces justificatives et par conséquent elle la rejette.
64. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 de la Convention concernant la présence au sein de l’assemblée générale des sections du contentieux administratif du Conseil d’État de trois magistrats ayant déjà eu à connaître du premier pourvoi et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;
3. Dit, par quatre voix contre trois,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 6 000 EUR (six mille euros), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 mars 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Raimondi, Karakaş et Keller.
G.R.A.
S.H.N.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES RAIMONDI, KARAKAŞ ET KELLER
1. Nous ne partageons pas la position de la majorité selon laquelle il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Premièrement, nous considérons que la jurisprudence de la Cour ne fournit pas de base suffisante pour les conclusions auxquelles est parvenue la majorité. Deuxièmement, le raisonnement de la Cour exposé au paragraphe 40 de l’arrêt nous paraît beaucoup trop strict.
La jurisprudence
2. L’examen de l’impartialité d’une juridiction collégiale ne peut dépendre d’une simple analyse numérique. Il est cependant difficile de trouver dans la jurisprudence de la Cour des critères exacts à cet égard.
3. Dans le cas d’espèce, deux questions se posent : premièrement, celle de savoir s’il y avait un défaut d’impartialité objective de l’Assemblée du contentieux tenant au fait que trois des magistrats ayant siégé dans la formation concernée avaient déjà participé à l’examen du premier pourvoi, et deuxièmement, celle de savoir si l’appréciation de l’impartialité objective est modifiée par le fait que l’une des juges précédemment impliquée dans l’examen de l’affaire a présidé l’Assemblée du contentieux.
4. Pour ce qui est de la première question, on notera que la Cour a rejeté dans un certain nombre d’affaires des griefs similaires à ceux qu’exprime le requérant, au motif de la faible proportion des juges concernés au sein de la formation collégiale. Ce fut par exemple le cas dans l’affaire Diennet c. France (no 18160/91, 26 septembre 1995, § 38, série A no 325‑A), où elle a estimé qu’il n’y avait pas « un motif de suspicion légitime dans la circonstance que trois des sept membres de la section disciplinaire [avaient] pris part à la première décision », et dans les affaires Ferragut Pallach c. Espagne (déc., no 1182/03, 28 février 2006) et Garrido Guerrero c. Espagne (déc., no 43715/98, 2 mars 2000), où elle a jugé qu’il n’était pas justifié de craindre un manque d’impartialité parce que l’un des juges composant la formation judiciaire avait auparavant siégé dans la chambre qui s’était déjà prononcée sur l’affaire. De même, dans une affaire plus récente (OOO ‘Vesti’ et Ukhov c. Russie, no 21724/03, 30 mai 2013, §§ 82‑85), la Cour a considéré que la participation antérieure à la procédure dirigée contre le requérant du président d’une formation de trois juges n’entachait pas l’impartialité de cette formation au regard de l’article 6 § 1.
5. Il est vrai que dans d’autres affaires, la Cour a conclu à la violation de l’article 6 § 1. Toutefois, cette conclusion était motivée à la fois par la proportion élevée de magistrats concernés et par le fait qu’ils avaient exercé des fonctions de président ou de rapporteur au sein de la formation collégiale (§ 39 de l’arrêt). Ainsi, dans l’arrêt Cardona Serrat c. Espagne (no 38715/06, 26 octobre 2010, §§ 37-38), elle a considéré « que, dans les circonstances de la cause, l’impartialité objective de la juridiction de jugement pouvait paraître sujette à caution » car deux des trois membres de la chambre qui avait condamné le requérant, dont son président, avaient auparavant pris des mesures d’instruction. De même, dans les affaires Perote Pellon c. Espagne (no 45238/99, 25 juillet 2002, § 51) et Castillo Algar c. Espagne (no 28194/95, 28 octobre 1998, §§ 46 et 50), la Cour a estimé que l’impartialité de la juridiction de jugement pouvait susciter des doutes sérieux compte tenu du fait que deux des cinq juges qui y avaient siégé, dont le président et le rapporteur, étaient intervenus auparavant dans des actes d’instruction pris à l’encontre du requérant.
6. Étant donné la faible proportion de juges concernés en l’espèce, à savoir trois juges sur trente et un, la présente affaire se rapproche plus de la première que de la deuxième catégorie d’affaires (paragraphe 4 ci-dessus).
7. En ce qui concerne la deuxième question, il faut préciser que le rôle de la présidente en l’espèce se bornait à conduire les délibérations. Dans le système turc, le président de la formation de jugement est primus inter pares. En d’autres termes, il ne dispose pas de plus de pouvoirs, notamment administratifs, que les autres juges du Conseil d’État. Son rôle se limite à diriger les débats et à définir les points qui feront l’objet d’un vote pendant les délibérations.
8. Par conséquent, nous estimons que le nombre de juges concernés par un éventuel problème d’impartialité objective, à savoir trois juges sur trente et un, est négligeable, et ce même si l’une de ces juges a exercé la fonction de présidente.
Raisonnement
9. Le raisonnement principal de la majorité est exposé au paragraphe 40 de l’arrêt. S’écartant de sa jurisprudence antérieure, la Cour pose ici un nouveau critère extrêmement sévère, selon lequel ce n’est plus le nombre ou la proportion des juges concernés par un éventuel problème d’impartialité objective qui sont déterminants, mais l’existence ou non d’un motif sérieux rendant absolument nécessaire la participation avec voix délibérative de ces juges à la formation de jugement.
10. Ce critère d’absolue nécessité nous semble particulièrement problématique. C’est la première fois que la Cour utilise un tel critère. En outre, la majorité n’indique ni les motifs pour lesquels il y aurait lieu d’introduire cette nouveauté ni ce qu’il faut entendre par « absolument nécessaire ». Si nous pouvons facilement imaginer des cas dans lesquels la participation d’un magistrat donné serait nécessaire, nous avons peine à concevoir des situations où cette nécessité aurait un caractère absolu. Il faut noter à cet égard que notre Cour elle-même ne pourrait guère satisfaire à ce critère : en cas de renvoi d’une affaire à la Grande Chambre, le juge national siège également dans la formation de Grande Chambre, bien qu’il se soit déjà exprimé sur l’affaire au sein de la formation de chambre. Or on peut difficilement soutenir que sa participation à la Grande Chambre soit absolument nécessaire.
11. Il nous semble utile à cet égard de rappeler que l’Assemblée des sections du contentieux administratif du Conseil d’État est la plus haute autorité de jugement du pays en matière de droit administratif et que ses décisions s’imposent à toutes les juridictions administratives, y compris les sections du Conseil d’État. Il n’est dès lors pas étonnant que tous les hauts magistrats membres des sections contentieuses du Conseil d’État siègent au sein de l’Assemblée dans le but d’asseoir encore plus et encore mieux l’autorité et la légitimité des décisions de cette haute formation. Au demeurant, le résultat des votes (22 voix contre 9) démontre clairement que l’abstention des trois intéressés ou leur participation sans voix délibérative n’aurait rien changé à l’issue des délibérations.
12. Dès lors, à notre avis, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 dans le cas d’espèce.