GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE KURIĆ ET AUTRES c. SLOVÉNIE
(Requête no 26828/06)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
STRASBOURG
12 mars 2014
En l’affaire Kurić et autres c. Slovénie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Dean Spielmann, président,
Jean-Paul Costa,
Nicolas Bratza,
Françoise Tulkens,
Guido Raimondi,
Nina Vajić,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Boštjan M. Zupančič,
Elisabeth Steiner,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Luis López Guerra,
Zdravka Kalaydjieva,
Nebojša Vučinić,
Ganna Yudkivska,
Angelika Nußberger, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 février 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26828/06) dirigée contre la République de Slovénie et dont M. Milan Makuc, ressortissant croate, et dix autres requérants ont saisi la Cour le 4 juillet 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Après le décès de M. Makuc, l’affaire fut renommée Kurić et autres c. Slovénie. Il restait huit requérants devant la Grande Chambre (paragraphe 4 ci-dessous).
2. Les requérants ont été représentés devant la Cour par Me A.G. Lana et Me A. Saccucci, avocats à Rome.
3. Le gouvernement slovène (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Bembič, procureur général.
4. Par un arrêt rendu le 26 juin 2012 (« l’arrêt au principal »), la Grande Chambre a déclaré, à la majorité, la requête irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours internes pour autant qu’elle concernait deux requérants, M. Dabetić et Mme Ristanović.
5. En outre, elle a dit, à l’unanimité, qu’il y avait eu violation du droit au respect de la vie privée et/ou du droit au respect de la vie familiale (article 8 de la Convention), violation du droit à un recours effectif (article 13) et méconnaissance de l’interdiction de la discrimination (article 14 combiné avec l’article 8) dans le chef des six autres requérants : M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić.
6. Elle a conclu que les violations étaient résultées pour l’essentiel de ce que, en dépit des décisions de principe de la Cour constitutionnelle, les autorités slovènes étaient restées en défaut, pendant un laps de temps important, de régulariser le statut des requérants à la suite de leur « effacement » illégal du registre des résidents permanents le 26 février 1992 et de leur fournir un redressement adéquat. La Cour a donc considéré que l’« effacement » avait eu et continuait d’avoir des répercussions non seulement sur les requérants en l’espèce, mais également sur un grand nombre d’autres personnes (toute la catégorie des personnes désignées par l’appellation « personnes effacées » (izbrisani), à savoir des ressortissants de l’ex‑République socialiste fédérative de Yougoslavie qui avaient le statut de résidents permanents en Slovénie et dont le nom avait été « effacé » le 26 février 1992) (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, §§ 29, 408‑409 et 412, CEDH 2012).
7. Dans ces conditions, la Cour a décidé d’appliquer la procédure de l’arrêt pilote en vertu des articles 46 de la Convention et 61 du règlement de la Cour et a dit que l’État défendeur devait mettre en place à titre de mesure générale dans un délai d’un an à compter du prononcé de l’arrêt, soit au plus tard le 26 juin 2013, un régime d’indemnisation ad hoc au niveau interne (point 9 du dispositif et paragraphe 415 de l’arrêt au principal). Elle a noté en outre que les amendements et ajouts à la loi sur le statut juridique (« la loi modifiée sur le statut juridique ») n’avaient été mis en œuvre que depuis peu et qu’il était prématuré d’examiner si cette réforme législative et les diverses mesures prises par le Gouvernement avaient réussi à régler de manière satisfaisante la situation des « personnes effacées » quant à leur droit de séjour (paragraphes 410-411 de l’arrêt au principal).
8. Au titre de l’article 41 de la Convention, les requérants sollicitaient une satisfaction équitable pour le dommage matériel et moral qu’ils estimaient être résulté des violations constatées en l’espèce ainsi que le remboursement des frais et dépens exposés devant la Cour.
9. La Cour a dit que la question de l’application de l’article 41 ne se trouvait pas en état en ce qui concernait les demandes des requérants pour dommage matériel et l’a réservée, invitant le Gouvernement et les requérants à lui soumettre par écrit, dans les trois mois à compter de la date de notification de l’arrêt au principal, leurs observations sur ladite question et, notamment, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient parvenir. Plus précisément, la Cour a estimé que la question de l’application de l’article 41 devait être résolue non seulement compte tenu de la possibilité que les parties parviennent à un accord, mais aussi à la lumière de toute mesure à caractère individuel ou général que le Gouvernement pourrait prendre en exécution de l’arrêt au principal (paragraphe 424 et point 10 du dispositif de l’arrêt au principal ; voir aussi Broniowski c. Pologne (règlement amiable) [GC], no 31443/96, §§ 3 et 36, CEDH 2005‑IX, et Hutten-Czapska c. Pologne (règlement amiable) [GC], no 35014/97, §§ 3 et 33, 28 avril 2008). Dans l’attente de la mise en œuvre des mesures générales pertinentes, la Cour a ajourné l’examen des requêtes résultant de la même cause (paragraphe 415 de l’arrêt au principal).
Enfin, la Grande Chambre a alloué pour préjudice moral 20 000 euros (EUR) à chacun des requérants ayant obtenu gain de cause (M. Kurić, Mme Mezga, M. Ristanović, M. Berisha, M. Ademi et M. Minić) et la somme globale de 30 000 EUR aux requérants conjointement pour les frais et dépens exposés jusqu’au stade de l’arrêt au principal dans le cadre de la procédure devant la Grande Chambre. Elle a rejeté le surplus des demandes formulées par les requérants pour préjudice moral et pour frais et dépens.
10. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Le 31 octobre 2012, le mandat de président de la Cour de Nicolas Bratza a pris fin. La présidence de la Grande Chambre en l’espèce a alors été assumée par Dean Spielmann, nouveau président de la Cour (article 9 § 2 du règlement). Jean‑Paul Costa, Nicolas Bratza, Françoise Tulkens et Nina Vajić ont continué de siéger après l’expiration de leur mandat (articles 23 § 3 de la Convention et 24 § 4 du règlement). Anatoly Kovler, empêché, a été remplacé par Mark Villiger (24 § 3 du règlement).
11. Après une première prorogation du délai imparti tant pour la présentation des demandes de satisfaction équitable concernant les questions non tranchées au titre de l’article 41 que pour la conclusion éventuelle d’un règlement amiable dans le cadre de la procédure de l’arrêt pilote adoptée en vertu de l’article 61 § 7 du règlement, le président de la Grande Chambre a fait droit à une deuxième demande à cet effet formulée par le gouvernement défendeur. Il a par ailleurs informé les parties que si une proposition satisfaisante de règlement amiable n’était pas soumise au plus tard le 24 juin 2013 la Cour statuerait sur les demandes pour dommage matériel.
12. En outre, saisie d’une demande du gouvernement défendeur tendant à la prorogation d’un an du délai imparti pour la mise en place d’un régime d’indemnisation ad hoc (paragraphe 7 ci-dessus), la Cour a informé les parties le 9 avril 2013 qu’elle n’était pas disposée à accueillir cette demande. De l’avis de la Cour, cette question relevait de la compétence conférée au Comité des Ministres par l’article 46 § 2 de la Convention.
Après avoir été invitée par le gouvernement défendeur à reconsidérer sa réponse, la Cour a décidé le 14 mai 2013, eu égard à l’incertitude du processus législatif concernant le régime d’indemnisation ad hoc et aux progrès relativement faibles qui semblaient avoir été accomplis à cette date, de ne pas accéder à la demande, soulignant que cette décision ne devait pas être interprétée comme préjugeant de quelque façon que ce fût la décision que le Comité des Ministres pourrait prendre ultérieurement dans l’exercice de ses fonctions de supervision au titre de l’article 46 de la Convention.
13. Le 24 juin 2013, tant les requérants que le gouvernement défendeur ont déposé leurs observations sur les demandes de satisfaction équitable au titre de l’article 41 restées en suspens. Les deux parties se sont déclarées disposées à conclure un règlement amiable, sans toutefois formuler de proposition concrète à cet effet. La Cour a donc pris la décision de statuer sur les questions non tranchées au titre de l’article 41 de la Convention et en a informé les parties.
EN FAIT
14. Le premier requérant, M. Mustafa Kurić, est né en 1935 et réside à Koper (Slovénie). Il est apatride. La deuxième requérante, Mme Ana Mezga, est une ressortissante croate. Elle est née en 1965 et réside à Portorož (Slovénie). Le troisième requérant, M. Tripun Ristanović, est né en 1988 et réside actuellement en Slovénie. Il est ressortissant de Bosnie-Herzégovine. Le quatrième requérant, M. Ali Berisha, est né en 1969 au Kosovo. D’après les dernières informations communiquées à la Cour, il a la nationalité serbe. Il vit actuellement en Allemagne. Le cinquième requérant, M. Ilfan Sadik Ademi, est né en 1952. Il réside en Allemagne et a la nationalité macédonienne. Le sixième requérant, M. Zoran Minić, est né en 1972. D’après le Gouvernement, il a la nationalité serbe. On ne sait pas exactement où il réside.
FAITS SURVENUS APRÈS L’ARRÊT AU PRINCIPAL
15. Le délai de dépôt par les « personnes effacées » de demandes de permis de séjour permanent en vertu de la loi modifiée sur le statut juridique a expiré le 24 juillet 2013. Cette loi, adoptée pour régler, conformément à la décision de la Cour constitutionnelle du 3 avril 2003, les incompatibilités entre la loi sur le statut juridique et la Constitution, était entrée en vigueur le 24 juillet 2010.
16. Elle prévoyait l’acquisition par les « personnes effacées résidant effectivement » en Slovénie (d’après la définition de la loi) de permis de séjour permanent à la fois ex nunc et ex tunc à partir du 26 février 1992. Elle réglementait aussi le statut des enfants des « personnes effacées » et énonçait que des décisions rétroactives seraient rendues en faveur des « personnes effacées » qui s’étaient vu accorder la nationalité slovène sans avoir été titulaires auparavant d’un permis de séjour permanent (paragraphes 71 et 76-79 de l’arrêt au principal).
17. Un recours (no U-I-85/11) en inconstitutionnalité de la loi modifiée sur le statut juridique introduit le 26 avril 2011 par l’association Initiative civile des « personnes effacées » et des particuliers est toujours pendant devant la Cour constitutionnelle (paragraphe 81 de l’arrêt au principal).
18. Le 10 janvier 2013, la Cour constitutionnelle rendit une décision concernant la responsabilité découlant pour l’État de l’article 26 de la Constitution dans une affaire ayant pour origine le problème systémique de la durée excessive des procédures (Lukenda c. Slovénie, no 23032/02, §§ 89‑98, CEDH 2005‑X). Elle y concluait que l’article 26 ne pouvait pas faire l’objet d’une interprétation étroite et qu’il entraînait aussi la responsabilité de l’État pour un comportement illégal non imputable à une personne ou à un organe particuliers relevant de l’État, mais imputable uniquement à l’État lui-même. D’après la Cour constitutionnelle, ce raisonnement s’appliquait également à la garantie d’un procès dans un délai raisonnable, dont le respect devait être assuré non par les seuls tribunaux, mais par les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire. La décision de la Cour constitutionnelle dans cette affaire est pertinente pour l’exécution de l’arrêt au principal rendu dans le cas d’espèce.
19. En mai 2013, le Gouvernement présenta au « grand public » une première version du projet de loi tendant à la mise en place d’un régime d’indemnisation ad hoc des « personnes effacées ».
20. Le 25 juillet 2013, le Gouvernement soumit au Parlement un projet de loi sur l’indemnisation des personnes effacées du registre des résidents permanents (Predlog Zakona o povračilu škode osebam, ki so bile izbrisane iz registra stalnega prebivalstva – paragraphe 7 ci-dessus). Le projet de loi a été adopté avec des amendements le 21 novembre 2013. La loi a été publiée au Journal officiel no 99/2013 le 3 décembre 2013. Elle est entrée en vigueur le 18 décembre 2013 et sera applicable à compter du 18 juin 2014.
21. La loi prévoit que les bénéficiaires du régime d’indemnisation sont les « personnes effacées » qui ont obtenu un permis de séjour permanent, quel que soit le motif juridique fondant la décision d’octroi, ou celles qui se sont vu accorder la nationalité slovène, ainsi que les « personnes effacées » qui ont déposé en vain une demande à cet effet sur le fondement de la législation antérieure – avant l’adoption de la loi modifiée sur le statut juridique – sous réserve de certaines conditions : leur demande ne doit pas avoir été rejetée au motif qu’elles constituaient une menace pour l’ordre public, la sécurité ou la défense de la République de Slovénie, pour les relations internationales ou pour la poursuite des infractions pénales, au sens de la législation pertinente, ou pour tout autre motif énoncé à l’article 3 de la loi sur le statut juridique ; la procédure relative à leur demande ne doit pas non plus avoir été suspendue en raison d’un défaut de coopération de leur part ; enfin, ils doivent avoir « résid[é] effectivement » en Slovénie. Cette dernière condition est interprétée à la lumière de l’article 1 č) de la loi modifiée sur le statut juridique (paragraphes 77-79 et 211 de l’arrêt au principal).
En définissant le cercle des bénéficiaires, le Gouvernement a tenu compte de la décision de la Grande Chambre de déclarer la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes pour autant qu’elle concernait M. Dabetić et Mme Ristanović (paragraphe 4 ci‑dessus), au motif que ces deux requérants n’avaient ni d’une manière ni d’une autre manifesté un quelconque souhait de résider en Slovénie, autrement dit qu’ils n’avaient pris aucune mesure juridique adéquate pour régulariser leur statut de résident, démontrant ainsi un manque d’intérêt à cet égard (à rapprocher du paragraphe 292 de l’arrêt au principal). Toute demande d’indemnisation au titre de la nouvelle loi devra être déposée au plus tard dans un délai de trois ans après son entrée en vigueur ou après réception de la décision d’octroi d’un permis de séjour permanent ou de la nationalité slovène. En tout état de cause, la période d’« effacement » ne peut s’étendre au-delà de la date d’entrée en vigueur de la loi.
22. Le montant de l’indemnité, censé couvrir tant le dommage matériel que le dommage moral, sera calculé sur la base d’une somme forfaitaire de 50 euros (EUR) pour chaque mois complet d’« effacement ». Pour les « personnes effacées » dont les demandes ont été rejetées, la décision négative définitive marquera la fin de la période d’« effacement ». Si plusieurs décisions négatives ont été rendues, la période en question prendra fin avec la dernière décision dans le cadre de laquelle les autorités ont estimé que la condition de résidence « effective » en Slovénie était remplie (paragraphe 21 ci‑dessus). Les intéressés peuvent présenter leur demande d’indemnisation dans un délai de trois ans à compter de la date de la décision négative définitive. En tout état de cause, la période d’« effacement » ne peut pas se prolonger au-delà de la date d’entrée en vigueur de la loi.
23. En outre, si les « personnes effacées » estiment qu’elles ont droit à une indemnité supplémentaire, elles pourront introduire une demande à cet effet en vertu des dispositions générales du code des obligations (Obligacijski zakonik, Journal officiel no 83/2001). La loi supprime le délai pour l’introduction de demandes en réparation prévu par le code des obligations, tel qu’interprété jusqu’ici par les juridictions slovènes (paragraphe 83 de l’arrêt au principal) et introduit un nouveau délai de trois ans pour demander une indemnité supplémentaire. Les « personnes effacées » dont les demandes de permis de séjour ont été rejetées peuvent solliciter une indemnité dans un délai de trois ans à compter de la date de la décision négative définitive. L’exposé des motifs indique que le plafonnement du montant de l’indemnisation se justifie par la situation financière actuelle de la Slovénie et par des considérations tenant au système de protection sociale.
24. Il est possible de solliciter une réparation de ce type soit dans le cadre d’une procédure administrative pour ce qui est de la somme forfaitaire, soit dans le cadre d’une procédure judiciaire pour ce qui est d’une indemnité supplémentaire, étant entendu que le montant total ne peut pas être supérieur à trois fois la somme forfaitaire de 50 EUR pour chaque mois d’« effacement ».
25. En outre, les « personnes effacées » dont les demandes d’indemnisation ont été rejetées ou pour lesquelles la procédure a été suspendue peuvent introduire de nouvelles demandes.
26. Les bénéficiaires ayant droit à une indemnité supérieure à 1 000 EUR recevront immédiatement un versement initial de 1 000 EUR puis des versements échelonnés pour le surplus.
27. Ils auront également droit à d’autres formes de satisfaction équitable destinées à faciliter leur réintégration dans la société slovène, notamment le paiement par les autorités d’une assurance maladie obligatoire, des prestations et un traitement préférentiel dans le cadre des programmes de sécurité sociale, l’accès à d’autres formes d’aide sociale et indemnités de l’État, des prestations et un traitement préférentiel en matière de logement (loyer subventionné), l’accès au système d’enseignement et, enfin, un traitement préférentiel dans le cadre de programmes pour les étrangers qui ne sont pas ressortissants d’États membres de l’Union européenne en vue de leur intégration dans la vie culturelle, économique et sociale en Slovénie.
28. L’exposé des motifs indique qu’au moment de l’achèvement des travaux d’élaboration du projet de loi, en juillet 2013, sur les 25 671 « personnes effacées », dont 5 360 mineurs, 10 046 (voir également les paragraphes 33 et 69 de l’arrêt au principal) avaient réglé leur situation quant à leur droit de séjour (2 807 par l’obtention d’un permis de séjour permanent et 7 239 par l’acquisition de la nationalité slovène). Certaines personnes étaient décédées et un nombre non précisé de « personnes effacées » avaient quitté la Slovénie.
29. D’après les informations publiées sur le site Internet du ministère de l’Intérieur le 25 juillet 2013, 849 demandes de permis de séjour permanent ex nunc avaient été reçues au titre de la loi modifiée sur le statut juridique (174 demandes avaient été rejetées, 138 avaient débouché sur l’octroi d’un permis de séjour et 537 étaient pendantes à cette date).
En outre, 627 demandes de permis de séjour permanent ex tunc avaient été reçues : 417 avaient été accueillies, 76 avaient été écartées ou avaient donné lieu à une suspension de la procédure et 134 étaient pendantes à cette date.
EN DROIT
I. ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
30. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
1. Thèse des requérants
a) Observations générales
31. Le 26 septembre 2012, après le prononcé de l’arrêt au principal, les requérants ont modifié leurs demandes pour dommage matériel. Le 24 juin 2013, ils ont confirmé qu’ils maintenaient leurs demandes telles qu’ils les avaient modifiées.
Les requérants sollicitent pour toute la période d’« effacement », allant du 26 février 1992 jusqu’à la date d’obtention d’un permis de séjour permanent, une indemnité pour préjudice matériel à divers titres : pertes de revenus passés concernant les allocations sociales, de logement, pour conjoint et familiales et pertes de revenus futurs concernant les droits à pension (les requérants citent Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 37, CEDH 2000-XI, et Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, §§ 65-70, CEDH 2002-IV).
32. Ils observent qu’un calcul précis des sommes nécessaires à une réparation (restitutio in integrum) des pertes financières subies par eux peut se révéler impossible du fait du « caractère intrinsèquement aléatoire » du dommage découlant de la violation (les requérants citent Young, James et Webster c. Royaume-Uni (article 50), 18 octobre 1982, § 11, série A no 55) et du temps écoulé depuis l’« effacement ». Compte tenu du nombre élevé, à leurs yeux, d’impondérables liés à l’évaluation des pertes passées et futures, ils laissent à la Cour le soin de trancher la question en vertu de son pouvoir d’appréciation et en fonction de ce qu’elle estime équitable (ils se réfèrent à cet égard à l’arrêt Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (article 50), 6 novembre 1980, § 15, série A no 38). Ils rappellent notamment que, dans l’affaire Smith et Grady c. Royaume-Uni ((satisfaction équitable), nos 33985/96 et 33986/96, §§ 18-21, CEDH 2000‑IX), la Cour a indiqué qu’il n’y avait aucune raison de croire que les requérants n’auraient pas continué à remplir leurs fonctions avec efficacité s’ils n’avaient pas été renvoyés en violation de leurs droits garantis par la Convention, et elle leur a octroyé une satisfaction équitable pour le préjudice matériel représenté par les pertes de revenus passés et futurs, en tenant compte de leurs perspectives de carrière.
b) Pertes de revenus passés
i. Les allocations sociales
33. En ce qui concerne les allocations sociales, les requérants indiquent qu’il n’est pas contesté que, pour des raisons indépendantes de leur volonté, ils n’ont pas pu travailler en Slovénie ni acquérir des moyens de subsistance et qu’ils n’ont pas pu bénéficier de certaines allocations sociales prévues par la législation pertinente.
34. Les requérants réclament chacun une somme correspondant au montant total de l’allocation sociale mensuelle à laquelle ils auraient eu droit. Aux fins du calcul de ce total, ils prennent comme point de départ le montant mensuel de base de 260 euros (EUR) qu’ils auraient selon eux perçu si l’« effacement » n’avait pas eu lieu, multiplié par le nombre de mois d’« effacement » et majoré des intérêts. D’après eux, ce montant correspond à l’allocation sociale fixée par la loi sur l’assistance sociale financière (Zakon o socialno varstvenih prejemkih, Journal officiel no 61/2010), combiné avec l’article 152 § 1 de la loi sur l’équilibre fiscal (Zakon za uravnoteženje javnih financ, Journal officiel no 40/2012).
35. Quant aux arguments du Gouvernement, les requérants jugent acceptable le point de vue de celui-ci selon lequel le montant mensuel de base devrait être fixé au niveau qui était le sien en décembre 2011, réévalué en fonction de l’indice des prix à la consommation jusqu’au 30 juin 2013, soit 230,61 EUR (paragraphe 55 ci-dessous).
36. Les requérants ajoutent que la législation prévoit une allocation sociale pour enfants et conjoint pour les familles n’ayant pas de revenus suffisants, laquelle aurait ensuite été fixée par enfant à 208 EUR pour le premier et à 182 EUR à partir du deuxième, alors qu’un adulte supplémentaire aurait droit à 130 EUR.
37. En ce qui concerne le droit de M. Berisha de voir ses demandes acceptées pour toute la période de son « effacement » (paragraphes 56 et 71 ci‑dessous), ce que le Gouvernement conteste, les requérants indiquent que celui-ci n’a pas précisé les montants que l’intéressé aurait, selon le Gouvernement, perçus en Allemagne après 1998. D’après eux, faute d’éléments probants établissant que M. Berisha a effectivement perçu de l’argent en Allemagne et, le cas échéant, combien, il pourrait pour le moins prétendre à la différence entre les deux montants pour cette période, ainsi qu’au montant total pour la période antérieure. M. Berisha aurait également droit, selon les requérants, à l’allocation sociale pour sa femme et ses cinq enfants.
38. Quant au droit de M. Ademi à ce titre, que le Gouvernement conteste, les requérants soutiennent que la déclaration faite au cours de la procédure administrative par la fille de l’intéressé – et selon laquelle M. Ademi avait perçu l’allocation sociale durant la totalité de son séjour en Allemagne (paragraphes 56 et 75-76 ci-dessous) – n’est pas suffisante pour priver l’intéressé de ses droits.
ii. L’allocation de logement
39. En ce qui concerne l’allocation de logement, les requérants sollicitent 25 % du montant de l’allocation sociale à laquelle ils auraient eu droit en vertu de la loi de 2007 sur la sécurité sociale (Zakon o socialnem varstvu, Journal officiel no 3/2007).
40. Les requérants contestent l’argument du Gouvernement selon lequel ils ne remplissent pas les conditions légales pour bénéficier de l’allocation de logement, à savoir être titulaires d’un « bail spécialement protégé » ou d’un « droit d’occupation » (stanovanjska pravica – Berger-Krall et autres c. Slovénie (déc.), no 14717/04, § 4, 28 mai 2013), avoir fait une demande d’allocation de logement dans le délai requis et posséder la nationalité slovène, condition imposée ultérieurement (paragraphe 57 ci‑dessous). Les requérants estiment que la détention d’un « bail spécialement protégé » n’est pas une condition à remplir en vertu de la loi de 1992 sur la sécurité sociale (Zakon o socialnem varstvu, Journal officiel no 54/1992) pour l’obtention d’une allocation de logement. Tout en admettant que la loi de 2003 sur le logement (Stanovanjski zakon, Journal officiel no 69/2003) a introduit la condition de possession de la nationalité slovène, ils soutiennent que s’ils n’avaient pas été « effacés » ils auraient pu avoir la nationalité slovène à la date d’entrée en vigueur de cette loi.
iii. Les allocations familiales
41. En ce qui concerne les allocations familiales, les requérants déclarent que, le cas échéant, ils auraient eu droit à ces allocations en vertu de la loi sur l’exercice des droits à des fonds publics (Zakon o uveljavljanju pravic iz javnih sredstev, Journal officiel no 62/2012). Ils indiquent que les allocations mensuelles pour les familles sans revenus s’élèvent actuellement à 114,30 EUR pour le premier enfant, à 125,73 EUR pour le deuxième enfant et à 137,18 EUR à partir du troisième enfant. Les allocations familiales, qui seraient distinctes de l’allocation sociale versée pour les enfants (paragraphe 36 ci-dessus), seraient accordées tant aux familles percevant l’allocation sociale qu’à celles ayant de faibles revenus.
42. En réponse à l’argument du Gouvernement selon lequel les demandes de M. Berisha pour ses cinq enfants ne seraient justifiées que pour la période durant laquelle il a séjourné avec sa famille en Slovénie (paragraphes 59 et 71-74 ci-dessous), les requérants maintiennent que l’intéressé avait droit aux allocations pour toute la période considérée, eu égard à l’âge des enfants.
43. Quant aux prétentions de Mme Mezga concernant les deux aînés de ses enfants résidant en Croatie, les requérants soutiennent, en réponse à l’argument du Gouvernement selon lequel l’intéressée n’aurait pas eu droit aux allocations familiales au motif que ses enfants étaient placés en Croatie (paragraphe 60 ci-dessous), qu’elle a droit à une indemnité au titre des allocations familiales pour sa fille Ines ainsi que pour son fils Enes, considérant que si elle n’avait pas été « effacée », ses enfants auraient vécu avec elle en Slovénie et elle aurait perçu des allocations familiales pour eux.
c) Pertes de revenus futurs
Les droits à pension
44. Pour ce qui est de la perte de revenus futurs, les requérants expliquent que, faute d’avoir pu payer leurs cotisations au régime de retraite, ils n’ont pas droit à une pension en vertu de la législation nationale. Ils considèrent qu’il est possible d’établir leur perte minimum de revenus futurs en prenant en compte la pension minimum à laquelle ils auraient eu droit.
45. Selon la loi sur l’assurance vieillesse et invalidité (Zakon o pokojninskem in invalidskem zavarovanju, Journal officiel no 106/99, dans sa teneur modifiée), le montant de la pension minimum de base s’élèverait actuellement à 551,16 EUR pour les personnes ayant au moins quinze années d’activité. Les requérants estiment qu’ils auraient eu droit à une partie de ce montant dans le futur, l’équivalent aujourd’hui de 192,90 EUR pour les hommes et 209,44 EUR pour les femmes. Pour calculer les sommes totales réclamées à ce titre, les requérants tiennent compte de l’espérance de vie actuelle (73,83 ans pour les hommes et 81,36 ans pour les femmes).
46. Le Gouvernement déclare que toutes les personnes titulaires d’un permis de séjour permanent qui résident en Slovénie, y compris les étrangers, et qui n’ont pas acquis un droit à une pension peuvent prétendre soit au revenu minimum soit au minimum vieillesse (paragraphes 63-64 ci‑dessous). Les requérants y voient un engagement de leur accorder le minimum vieillesse lorsqu’ils auront atteint l’âge légal de la retraite (soixante-trois ans pour les femmes et soixante-cinq ans pour les hommes), s’ils n’ont pas droit à une pension ou s’ils n’ont pas de revenus ou de biens d’une valeur supérieure à 460 EUR.
d) Les différents requérants
i. M. Mustafa Kurić
47. M. Kurić est resté dépourvu de tout statut juridique du 26 février 1992 au 2 novembre 2010 (soit pendant dix-huit ans, huit mois et sept jours).
Cette situation a donc duré au total deux cent vingt-quatre mois.
M. Kurić réclame 58 240 EUR pour l’allocation sociale et 14 560 EUR pour l’allocation de logement.
Il demande en outre 9 259,20 EUR au titre de ses droits à pension. Il précise que, étant âgé de soixante-dix-sept ans, il a déjà dépassé l’espérance de vie des hommes et que c’est l’espérance de vie des femmes qu’il a utilisée pour son calcul.
Au total, le requérant sollicite donc 82 059,20 EUR pour dommage matériel.
ii. Mme Ana Mezga
48. Mme Mezga a perdu son statut juridique le 26 février 1992 et a obtenu un permis de séjour temporaire, en tant que membre de la famille d’un ressortissant slovène, le 13 septembre 2007, et un permis de séjour permanent le 1er mars 2011 (soit dix-neuf ans et deux jours plus tard). Elle est donc restée dépourvue de statut juridique pendant une période totale de cent quatre-vingt-six mois et elle a attendu deux cent vingt-huit mois pour obtenir un permis de séjour permanent, un permis de séjour temporaire ne donnant pas droit à l’allocation sociale.
Elle réclame 59 280 EUR pour l’allocation sociale et 14 820 EUR pour l’allocation de logement.
Elle demande en outre 13 373,10 EUR au titre des allocations familiales pour Ines et 27 157,68 EUR pour Enes, les deux aînés de ses enfants qui vivent en Croatie.
Enfin, elle sollicite 85 451,52 EUR au titre des droits à pension.
Au total, la requérante sollicite donc 200 082,30 EUR pour dommage matériel.
iii. M. Tripun Ristanović
49. M. Ristanović est resté sans aucun statut juridique du 26 février 1992 au 10 mars 2011 (soit pendant quatorze ans, cinq mois et vingt-cinq jours en tant que mineur jusqu’au 20 août 2006 et pendant quatre ans, six mois et vingt jours en tant qu’adulte). Cette situation a donc duré au total deux cent vingt-huit mois.
Le requérant réclame 36 192 EUR pour l’allocation sociale à laquelle il aurait eu droit en tant qu’enfant et 14 040 EUR pour celle à laquelle il aurait eu droit en tant qu’adulte, ainsi que 3 510 EUR au titre de l’allocation de logement.
En outre, le requérant, âgé de vingt-quatre ans au moment du dépôt de ses demandes de satisfaction équitable, réclame 6 386,58 EUR pour les cotisations de retraite mensuelles qu’il aurait pu payer.
Au total, il sollicite ainsi 60 128,58 EUR pour dommage matériel.
iv. M. Ali Berisha
50. M. Berisha est resté sans aucun statut juridique du 26 février 1992 au 19 octobre 2010 (soit pendant dix-huit ans, sept mois et vingt jours). Cette situation a donc duré au total deux cent vingt-trois mois.
Le requérant sollicite 57 980 EUR pour lui-même et 22 100 EUR pour son épouse au titre de l’allocation sociale, ainsi que 14 495 EUR pour l’allocation de logement.
En outre, il réclame pour ses cinq enfants les montants suivants au titre des allocations familiales : 17 602,20 EUR pour Dem, 16 973,55 EUR pour Egzon, 15 775,70 EUR pour Egzona, 10 974,40 EUR pour Haxhi et 6 996,18 EUR pour Valon.
Enfin, il demande 71 758,80 EUR au titre des droits à pension.
Au total, il sollicite donc 234 655,83 EUR pour dommage matériel.
v. M. Ilfan Sadik Ademi
51. M. Ademi est resté dépourvu de tout statut juridique du 26 février 1992 au 20 avril 2011 (soit pendant dix-neuf ans, un mois et vingt et un jours). Cette situation a donc duré au total deux cent vingt-neuf mois.
Le requérant réclame 59 540 EUR pour l’allocation sociale et 14 885 EUR pour l’allocation de logement.
Il demande en outre 32 407,20 EUR au titre des droits à pension.
Au total, il sollicite ainsi 106 832,20 EUR pour dommage matériel.
vi. M. Zoran Minić
52. M. Minić est resté sans aucun statut juridique du 26 février 1992 au 4 mai 2011 (soit pendant dix-neuf ans, deux mois et cinq jours). Cette situation a donc duré au total deux cent trente mois.
Le requérant réclame 59 800 EUR pour l’allocation sociale et 14 950 EUR pour l’allocation de logement.
Il demande en outre 78 703,20 EUR au titre des droits à pension.
Au total, il sollicite ainsi 153 453,20 EUR pour dommage matériel.
2. Thèse du Gouvernement
a) Observations générales
53. Dans ses observations du 24 juin 2013, le Gouvernement déclare que les requérants se trouvent dans des situations très différentes et que certains d’entre eux pourraient avoir droit à une indemnité au titre de diverses allocations sociales et/ou familiales. Cependant, d’après lui, le lien de causalité entre le dommage allégué et la violation constatée est difficile à établir. De nombreuses circonstances seraient confuses et incertaines.
54. Le Gouvernement indique en outre que la législation applicable continue de changer et que de nouvelles restrictions sont toujours introduites. Il ajoute que les conditions de vie des requérants évoluent et qu’il est malaisé de déterminer s’ils rempliraient toutes les conditions énoncées dans telle ou telle loi. Enfin, selon le Gouvernement, il y a lieu de tenir dûment compte de la situation économique actuelle en Slovénie pour apprécier les montants auxquels les requérants auraient potentiellement droit et pour formuler des propositions concrètes à cet égard (voir « les différents requérants », paragraphes 65-78 ci-dessous).
b) Pertes de revenus passés
i. Les allocations sociales
55. Le Gouvernement relève que les requérants réclament une indemnité correspondant à la somme totale à laquelle ils estiment avoir droit au titre de l’allocation sociale mensuelle pour la période d’« effacement » en se fondant sur un montant mensuel de base de 260 EUR (paragraphe 34 ci‑dessus). Il indique toutefois qu’avant l’entrée en vigueur en 2012 des modifications à la loi sur l’aide sociale financière le montant de base s’élevait à 230,61 EUR. D’après lui, le montant mensuel de base de l’allocation sociale minimum à laquelle les requérants auraient potentiellement droit ne pourrait s’élever qu’à 230,61 EUR, soit le montant applicable jusqu’au 31 décembre 2011 revalorisé en fonction de l’inflation. Il apparaît toutefois qu’aucune offre concrète n’a été faite sur cette base. Les montants proposés par le Gouvernement aux requérants étaient en effet bien inférieurs, sans que la moindre explication n’ait été donnée relativement aux modalités de leur calcul (paragraphes 66, 68, 70, 74, 76 et 78 ci-dessous).
56. Le Gouvernement estime en outre que certains requérants, du fait de leur situation personnelle, n’auraient pas droit aux montants correspondant à la totalité de la période d’« effacement ». En outre, il y aurait lieu de prendre en considération d’autres faits pertinents et lois applicables pour la détermination des montants auxquels les requérants auraient potentiellement droit. Le ministère du Travail, de la Famille, des Affaires sociales et de l’Égalité des chances (« le ministère ») aurait calculé les allocations sociales auxquelles les requérants auraient potentiellement droit, toutes conditions remplies, en prenant pour base les montants mensuels pour personnes seules revalorisés en fonction de l’inflation.
ii. L’allocation de logement
57. En ce qui concerne l’allocation de logement, le Gouvernement soutient que les prétentions formulées par les requérants à ce titre sont infondées. Il indique qu’en vertu de la loi de 1992 sur la sécurité sociale, seuls les locataires – citoyens slovènes ou non – qui s’étaient vu accorder un « bail spécialement protégé » avant le 19 octobre 1991 avaient droit à cette allocation, sous réserve d’en avoir fait la demande avant le 25 février 1992. D’après le Gouvernement, même si de telles demandes avaient été accueillies, les requérants n’auraient eu droit à une allocation de logement que jusqu’au 14 octobre 2003, date d’entrée en vigueur de la loi de 2003 sur le logement, qui prévoit la possession de la nationalité parmi les conditions d’octroi de cette allocation.
Selon les données fournies par les fonds compétents en matière de logement, seul parmi les requérants M. Kurić aurait acquis un « bail spécialement protégé », mais il n’aurait pas sollicité l’allocation de logement avant 1992.
Quoi qu’il en soit, le Gouvernement estime que le lien de causalité entre la violation des droits des requérants découlant de la Convention et le dommage allégué de ce chef n’est pas établi.
iii. Les allocations familiales
58. En ce qui concerne les allocations familiales, le Gouvernement note que M. Berisha a présenté une demande à ce titre pour ses cinq enfants et Mme Mezga pour ses deux enfants vivant en Croatie. Le Gouvernement expose que les allocations familiales étaient régies initialement par la loi sur le revenu familial (Zakon o družinskih prejemkih, Journal officiel no 65/93) et qu’elles le sont désormais par la loi sur la protection parentale et les prestations familiales (Zakon o starševskem varstvu in družinskih prejemkih, Journal officiel no 97/2001). En vertu de l’article 67 de cette dernière loi, le droit aux allocations familiales serait reconnu à l’un des parents sous certaines conditions.
59. Le Gouvernement admet que les prétentions de M. Berisha pourraient être en partie justifiées, à savoir pour les périodes durant lesquelles il a séjourné avec sa famille en Slovénie (paragraphes 71-74 ci‑dessous).
60. Quant à Mme Mezga, il soutient, considérant que les deux aînés de ses enfants étaient placés en Croatie et non en Slovénie, qu’elle n’aurait eu droit aux allocations familiales ni avant ni après l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2002, de la loi sur la protection parentale et les prestations familiales, qui a supprimé le bénéfice de ces allocations lorsque les enfants sont placés. Mme Mezga n’aurait jamais sollicité d’allocations familiales en Slovénie pour ses deux enfants, et la famille d’accueil croate aurait obtenu de telles allocations pour Enes en Croatie.
c) Pertes de revenus futurs
Les droits à pension
61. En ce qui concerne les pertes de revenus futurs, le Gouvernement note que les requérants ont demandé les retraites les plus faibles auxquelles ils auraient eu droit s’ils n’avaient pas été effacés du registre des résidents permanents. Selon lui, toutefois, les prétentions des intéressés concernant l’allocation sociale excluent toute demande pour pertes de revenus futurs relativement aux droits à pension. Il estime en effet que le lien de causalité entre la violation constatée des droits des requérants découlant de la Convention et le préjudice qu’ils allèguent avoir subi de ce chef n’est pas établi.
62. Le Gouvernement expose qu’en vertu de la loi sur l’assurance retraite et invalidité, le paiement de cotisations de retraite est obligatoire pour toute personne ayant travaillé en tant que salarié ou indépendant ou sous tout autre régime. Une personne ne pourrait prétendre à des droits à pension que si elle a acquitté des cotisations pendant quinze ans au moins et atteint l’âge légal ; cet âge aurait été en constante augmentation ces dernières années et devrait encore augmenter exponentiellement.
63. Les personnes sans emploi ne seraient pas tenues de payer des cotisations de retraite ; elles ne pourraient prétendre à l’assurance retraite mais auraient droit en revanche à la sécurité sociale. Jusqu’à l’âge légal de la retraite (soixante-trois ans pour les femmes et soixante-cinq ans pour les hommes), les prestations de sécurité sociale leur seraient fournies sous la forme de l’allocation sociale. Toute personne qui, après avoir atteint l’âge requis, n’aurait pas droit à une retraite ou percevrait une retraite trop faible aurait droit soit au revenu minimum soit au minimum vieillesse. Les étrangers titulaires d’un permis de séjour permanent résidant en Slovénie pourraient également prétendre au minimum vieillesse. Le plafond du revenu mensuel ouvrant droit au minimum vieillesse serait de 460 EUR.
64. Le Gouvernement conclut, d’une part, que les personnes qui n’ont ni revenus ni biens d’une valeur supérieure à 460 EUR et qui remplissent toutes les autres conditions requises peuvent prétendre au bénéfice du minimum vieillesse et, d’autre part, que, contrairement à ce qu’ils soutiennent, les requérants ne remplissent pas les conditions d’ouverture de droits à pension.
d) Les différents requérants
i. M. Mustafa Kurić
65. En ce qui concerne l’allocation sociale, le Gouvernement observe que M. Kurić a eu un emploi jusqu’au début de l’année 2000, ce que confirment les données fournies par la caisse d’assurance maladie, mais que de 1992 à 2000 l’intéressé n’a pas payé les cotisations de sécurité sociale obligatoires. Il considère que l’intéressé aurait potentiellement droit à une indemnité de 29 479,09 EUR.
66. Il est disposé à verser au requérant 8 843,73 EUR de ce chef.
ii. Mme Ana Mezga
67. En ce qui concerne l’allocation sociale, le Gouvernement note que Mme Mezga a perdu son emploi le 30 novembre 1992 et qu’elle aurait potentiellement eu droit à l’allocation sociale après avoir épuisé ses droits aux prestations de chômage. Il observe en outre que le compagnon et les deux jeunes enfants de l’intéressée résidant en Slovénie perçoivent l’allocation sociale depuis 1999. Il estime que, pour cette période, Mme Mezga aurait pu prétendre à l’allocation sociale en tant que membre de leur famille. Il indique que, d’après les calculs du ministère, Mme Mezga aurait potentiellement droit à 35 359,94 EUR compte tenu des différents régimes sociaux.
68. Le Gouvernement est disposé à verser à la requérante 10 607,98 EUR de ce chef.
iii. M. Tripun Ristanović
69. En ce qui concerne l’allocation sociale, le Gouvernement estime que M. Ristanović, qui a vécu en Serbie pendant un certain nombre d’années avant de retourner en Slovénie (paragraphes 132-133 de l’arrêt au principal), aurait potentiellement droit, sur la base des critères pertinents, à une indemnité de 17 404,25 EUR.
70. Il est disposé à verser au requérant 5 112,08 EUR de ce chef.
iv. M. Ali Berisha
71. Pour ce qui est de l’allocation sociale, le Gouvernement soutient que M. Berisha perçoit une allocation similaire des autorités allemandes. À la demande des autorités slovènes, les autorités allemandes compétentes auraient confirmé que le requérant bénéficiait d’une allocation sociale depuis 1998, hormis de 2001 à 2005 et en 2006, et qu’il recevait, en outre, de l’argent de différentes sources depuis 1991 dans le cadre de l’assurance vieillesse, mais elles n’auraient pas précisé les montants et périodes concernés. D’après le Gouvernement, le requérant aurait droit, sur la base des données dont dispose le ministère, à 3 790,43 EUR pour lui-même et 2 653,30 EUR pour son épouse pour la période durant laquelle il a vécu dans un centre pour demandeurs d’asile en Slovénie (paragraphe 147 de l’arrêt au principal).
72. Quant aux allocations familiales, le requérant aurait droit, d’après le Gouvernement, à 8 625,33 EUR pour ses cinq enfants.
73. Le Gouvernement estime que le requérant aurait donc potentiellement droit à une somme totale de 15 069,06 EUR au titre de l’allocation sociale et des allocations familiales.
74. Il est disposé à verser à l’intéressé 4 520,72 EUR de ce chef.
v. M. Ilfan Sadik Ademi
75. En ce qui concerne l’allocation sociale, le Gouvernement soutient que M. Ademi ne peut y prétendre, sa fille ayant déclaré durant la procédure administrative qu’il avait perçu une aide sociale des autorités allemandes. Il indique que les autorités slovènes ont demandé des renseignements aux services sociaux allemands compétents, mais que ceux-ci n’ont pas répondu. Toutefois, d’après les données fournies par la caisse d’assurance vieillesse allemande, le requérant aurait été employé en Allemagne en 2003 et en 2004, et il aurait perçu des allocations de chômage en 2005.
76. Le Gouvernement n’est pas disposé à octroyer au requérant une indemnité de ce chef.
vi. M. Zoran Minić
77. En ce qui concerne l’allocation sociale, le Gouvernement indique que, selon les données dont il dispose, M. Minić a travaillé à Podujevo (alors en Serbie et désormais au Kosovo) du 26 février 1992 au 6 avril 1999 (paragraphe 176 de l’arrêt au principal). Il considère donc que l’intéressé n’aurait pas eu droit à l’allocation sociale pour cette période et qu’il pourrait potentiellement prétendre à une somme de 31 463,38 EUR pour la période restante.
78. Le Gouvernement est disposé à verser au requérant 9 439,02 EUR de ce chef.
3. Décision de la Cour
a) Principes généraux
79. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci.
80. Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt de la Cour constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (voir, parmi beaucoup d’autres, Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 34, série A no 330‑B, Iatridis, précité, §§ 32-33, et Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009).
81. Pour ce qui est de la demande des requérants pour préjudice matériel, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par les requérants et la violation de la Convention et que la réparation peut, le cas échéant, inclure une indemnité pour perte de revenus (voir, entre autres, les arrêts Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), 13 juin 1994, §§ 16‑20, série A no 285-C, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 127, CEDH 1999‑IV).
82. Un calcul précis des sommes nécessaires à une réparation intégrale (restitutio in integrum) des pertes matérielles subies par les requérants peut se heurter au caractère intrinsèquement aléatoire du dommage découlant de la violation (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster, précité, § 11). Une indemnité peut être octroyée malgré le nombre élevé de facteurs impondérables qui peuvent compliquer l’appréciation de pertes futures, mais plus le temps passe et plus le lien entre la violation et le dommage devient incertain. Ce qu’il faut déterminer en pareil cas, c’est le niveau de la satisfaction équitable qu’il est nécessaire d’allouer à chaque requérant pour ses pertes matérielles, tant passées que futures, la Cour jouissant en la matière d’un pouvoir d’appréciation dont elle use en fonction de ce qu’elle estime équitable (voir, mutatis mutandis, Sunday Times (no 1) (article 50), précité, § 15, Smith et Grady, précité, §§ 18-19, Z et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 29392/95, §§ 119-120, CEDH 2001-V, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 218-222, CEDH 2012).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
83. Dans son arrêt au principal, la Grande Chambre a dit que les requérants, qui avant la déclaration d’indépendance de la Slovénie résidaient légalement sur le territoire slovène depuis plusieurs années, jouissaient en tant que ressortissants de l’ex-République socialiste fédérative de Yougoslavie de toute une série de droits sociaux et politiques. Elle a estimé que leur « effacement », le 26 février 1992, du registre des résidents permanents, qui les avait privés de leur statut juridique, avait entraîné pour eux un certain nombre de conséquences néfastes, telles que la destruction de leurs papiers d’identité, la perte de possibilités d’emploi, la perte de leur assurance maladie, l’impossibilité de renouveler leurs papiers d’identité et leurs permis de conduire, et des difficultés pour faire valoir leurs droits à pension.
84. La Grande Chambre a également noté que les requérants, qui n’avaient pas de papiers d’identité slovènes, avaient du fait de l’« effacement » été laissés pendant une longue période, représentant près de vingt ans pour la totalité d’entre eux, dans un vide juridique et, par conséquent, dans une situation de vulnérabilité, d’insécurité et d’incertitude. Elle a insisté sur la gravité des conséquences de l’« effacement » pour les requérants (paragraphes 267, 302-303, 356 et 412 de l’arrêt au principal).
85. Dans sa décision de principe du 3 avril 2003, la Cour constitutionnelle avait souligné l’importance du statut de résident permanent pour la jouissance de certains droits et avantages légaux, tels que les droits à une pension militaire, à des allocations sociales ou au renouvellement d’un permis de conduire, qu’en raison du défaut de réglementation de leur statut les « personnes effacées » n’avaient pas pu revendiquer (paragraphes 59 et 215 de l’arrêt au principal).
86. Pour la Grande Chambre, il est clair qu’en tant que telle la perte du statut juridique étant résultée de l’« effacement » a emporté d’importantes conséquences matérielles pour l’ensemble des requérants, notamment la perte d’accès à tout un ensemble de droits politiques et sociaux et d’avantages légaux, par exemple en ce qui concerne les papiers d’identité, le permis de conduire, l’assurance maladie et l’éducation, ainsi que la perte de possibilités d’emploi et autres, et ce jusqu’à l’octroi de permis de séjour permanents (paragraphes 59, 215, 302 et 356 de l’arrêt au principal).
87. La Grande Chambre note à cet égard que tant les requérants que le Gouvernement soulignent qu’il est particulièrement difficile en l’espèce de procéder à une évaluation précise du dommage matériel étant résulté pour les requérants de l’« effacement », compte tenu du caractère intrinsèquement aléatoire des conséquences de cette mesure et du temps écoulé depuis qu’elle a été prise (voir, mutatis mutandis, Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni (satisfaction équitable), nos 31417/96 et 32377/96, § 22, 25 juillet 2000, et Lallement c. France (satisfaction équitable), no 46044/99, §§ 16-17, 12 juin 2003). Les parties s’accordent sur ce point (paragraphes 31-32 et 53-54 ci‑dessus).
88. La Grande Chambre ne peut qu’approuver le point de vue des parties selon lequel, eu égard au caractère intrinsèquement aléatoire du dommage étant résulté de la violation, un calcul précis des sommes qu’il y aurait lieu d’accorder pour aboutir à une réparation intégrale (restitutio in integrum) relativement aux pertes matérielles subies par les requérants n’est pas possible (Young, James et Webster, précité, § 11).
89. Dès lors que les noms des requérants ont été effacés du registre des résidents permanents sans notification préalable le 26 février 1992 et que les intéressés n’ont eu qu’incidemment connaissance de cet « effacement » (paragraphes 29 et 343 de l’arrêt au principal), la Grande Chambre estime qu’il existe un lien de causalité multidimensionnel entre la mesure illégale et le dommage matériel subi par les requérants, les conséquences de cette mesure s’étalant dans le temps et ayant de surcroît des effets secondaires. En outre, les conséquences de l’« effacement » ont été aggravées par le fait que les requérants sont restés longtemps dépourvus d’un statut juridique réglementé. Le dommage subi de ce fait ne se prête donc pas à une estimation précise.
90. Dans ces conditions, il s’agit pour la Grande Chambre de déterminer si les requérants doivent se voir accorder une satisfaction équitable pour préjudice matériel et, le cas échéant, quel doit en être le montant, au titre respectivement des allocations sociales et de logement, des allocations familiales et des droits à pension, la Cour jouissant en la matière d’un pouvoir d’appréciation dont elle use en fonction de ce qu’elle estime équitable (voir, mutatis mutandis, Z et autres c. Royaume-Uni, précité, §§ 121-122, et Lordos et autres c. Turquie (satisfaction équitable), no 15973/90, §§ 64-70, 10 janvier 2012).
c) Pertes de revenus passés
i. Les allocations sociales
91. La Grande Chambre note que le Gouvernement ne conteste pas sur le principe les demandes des requérants concernant l’allocation sociale, mais formule des objections quant aux droits de certains requérants pour des périodes pendant lesquelles ils auraient travaillé ou auraient bénéficié de l’allocation de chômage, ou auraient apparemment vécu à l’étranger, où ils auraient perçu l’allocation sociale ou auraient travaillé. Le Gouvernement conteste également les montants réclamés de ce chef (paragraphes 56 et 65‑78 ci‑dessus).
92. La Grande Chambre observe que c’est l’« effacement » du nom des requérants qui est à l’origine des violations constatées par elle dans son arrêt au principal et pour lesquelles il y a lieu d’apprécier la réparation à accorder pour dommage matériel. Elle considère qu’il est impossible de spéculer sur ce que la situation exacte des requérants aurait été ou pu être s’ils n’avaient pas été « effacés ». En particulier, il est impossible de déterminer si certains requérants auraient alors continué à vivre ou à travailler en Slovénie. En l’absence de preuves suffisantes du contraire, la Grande Chambre partira donc du principe que les intéressés n’auraient pas quitté la Slovénie s’ils y avaient conservé leur statut juridique. En outre, les éléments dont la Grande Chambre dispose ne lui permettent pas d’établir si certaines sommes versées aux requérants au titre d’un emploi ou d’allocations perçues à l’étranger sont supérieures ou équivalentes aux pertes subies par eux en Slovénie du fait de l’« effacement ». En tout cas, il ne ressort pas des documents communiqués à la Cour que d’autres sources de revenu aient constitué pour les requérants un enrichissement sans cause de nature à exonérer le Gouvernement de son obligation de leur fournir une réparation pour le préjudice matériel subi par eux du fait qu’ils ont été privés des allocations sociales.
93. Dès lors, la Grande Chambre estime que tous les requérants doivent être indemnisés pour la perte d’allocations sociales entraînée par l’« effacement » de leur nom.
94. En conclusion, statuant sur la base convenue par les parties, la Grande Chambre alloue à chacun des requérants une indemnité de ce chef, comme précisé ci-dessous (paragraphes 110-115 ci-dessous).
ii. L’allocation de logement
95. La Grande Chambre note que, d’après le Gouvernement, les requérants ne pouvaient prétendre à l’allocation de logement : même M. Kurić, le seul qui aurait été titulaire d’un « bail spécialement protégé » avant octobre 1991, n’aurait pas soumis de demande en vertu de la législation pertinente. Quoi qu’il en soit, le Gouvernement indique que depuis le 14 octobre 2003 le bénéfice de l’allocation de logement est subordonné à la possession de la nationalité slovène, condition que ne remplirait aucun des requérants (paragraphe 57 ci-dessus). Les requérants soulèvent des objections quant à la condition de détention d’un « bail spécialement protégé » posée par la loi de 1992 sur la sécurité sociale, sans fournir davantage de précisions. Quant à la condition de nationalité introduite par la loi de 2003 sur le logement, ils déclarent qu’ils auraient pu avoir la nationalité slovène à cette date s’ils n’avaient pas été « effacés » (paragraphe 40 ci‑dessus).
96. La Grande Chambre ne saurait spéculer sur le point de savoir si les requérants auraient obtenu la nationalité slovène s’ils n’avaient pas été « effacés » du registre des résidents permanents. Elle constate que les parties s’accordent à dire que les requérants n’auraient pas eu droit à une allocation de logement en vertu de la loi de 2003 sur le logement. De plus, les requérants n’ont pas établi qu’ils auraient rempli les conditions requises par la loi antérieure.
97. Dès lors, la Grande Chambre n’alloue aux requérants aucune indemnité de ce chef.
iii. Les allocations familiales
98. En ce qui concerne les allocations familiales sollicitées par Mme Mezga et M. Berisha pour leurs enfants, la Grande Chambre observe que le Gouvernement plaide que Mme Mezga n’y avait pas droit, ses deux enfants aînés ayant été placés en Croatie, et que M. Berisha n’y avait pas droit pendant certaines périodes relativement à ses cinq enfants (paragraphes 59-60 ci-dessus). Les requérants estiment pour leur part qu’il y a lieu d’accorder à Mme Mezga et M. Berisha une indemnité de ce chef (paragraphes 41-43 ci-dessus).
99. La Grande Chambre note que les familles bénéficiaires de l’allocation sociale peuvent prétendre aux allocations familiales en vertu de la législation slovène pertinente (paragraphe 58 ci-dessus). Elle renvoie à sa conclusion selon laquelle tous les requérants doivent être indemnisés du fait qu’ils n’ont pas pu percevoir l’allocation sociale en raison de la perte même de leur statut juridique, et ce indépendamment des circonstances propres à la situation personnelle de chacun, qui auraient pu leur faire perdre le bénéfice des prestations en vertu de la loi en vigueur (paragraphes 92‑94 ci-dessus). Cela vaut particulièrement dans les cas où les enfants ont dû demeurer à l’étranger ou ont été séparés de leurs parents en raison de l’« effacement ». La Grande Chambre observe à cet égard que la loi modifiée sur le statut juridique régit également le statut des enfants des « personnes effacées » (paragraphes 16 et 28 ci-dessus, et paragraphe 77 de l’arrêt au principal).
100. Aussi la Grande Chambre considère-t-elle qu’une indemnité, dont le montant sera précisé ci-après, doit être allouée à Mme Mezga pour ses deux enfants aînés et à M. Berisha pour ses cinq enfants (paragraphes 111 et 113 ci‑dessous).
d) Pertes de revenus futurs
Les droits à pension
101. Quant à la perte de revenus futurs concernant les droits à pension, les requérants déclarent demander une indemnité pour les cotisations qu’ils n’ont pas pu verser au régime de pension et pour l’absence de droit à pension qui en résulte en vertu de la législation nationale. D’après eux, il est toutefois possible d’établir leur perte minimum de revenus futurs en prenant comme base la pension minimum à laquelle ils auraient eu droit (paragraphes 44-45 ci-dessus).
102. Le Gouvernement soutient que les prétentions des requérants concernant l’allocation sociale excluent toute demande pour perte de revenus futurs. Il souligne à cet égard que les chômeurs n’ont pas droit à l’assurance retraite mais qu’ils peuvent en revanche prétendre à la sécurité sociale. Toutefois, d’après lui, après avoir atteint l’âge requis (soixante-trois ans pour les femmes et soixante-cinq ans pour les hommes), ces personnes – y compris les étrangers titulaires d’un permis de séjour permanent résidant en Slovénie – ont droit au minimum vieillesse, sous réserve que leurs revenus ne dépassent pas le plafond de 460 EUR (paragraphes 61-64 ci‑dessus).
103. La Grande Chambre se range à l’argument du Gouvernement selon lequel l’acceptation des demandes des requérants concernant l’allocation sociale exclut toute prétention pour perte de revenus futurs relativement aux droits à pension.
104. Par conséquent, la Grande Chambre rejette ces prétentions.
105. Toutefois, elle prend note de la déclaration du Gouvernement selon laquelle les étrangers titulaires d’un permis de séjour permanent résidant en Slovénie peuvent prétendre au minimum vieillesse une fois qu’ils ont atteint l’âge d’ouverture des droits à pension, ce qui sera en principe le cas des requérants s’ils remplissent les conditions légales (paragraphes 63‑64 ci‑dessus).
e) Les différents requérants
106. La Grande Chambre rappelle qu’elle a décidé d’accorder une indemnité à chacun des requérants au titre de l’allocation sociale (paragraphe 94 ci-dessus).
107. Les requérants demandent une indemnité pour le préjudice matériel qu’ils allèguent avoir subi du 26 février 1992, date à laquelle ils ont été « effacés » du registre des résidents permanents, jusqu’à l’obtention d’un permis de séjour permanent (paragraphe 34 ci-dessus).
108. La Grande Chambre note toutefois que la Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Slovénie le 28 juin 1994. Statuant en équité et tenant compte des circonstances mentionnées ci-dessus, elle juge raisonnable d’octroyer les montants indiqués ci-après, calculés à partir du nombre de mois qu’a duré l’« effacement » subi par chacun des requérants entre le 28 juin 1994 et la date du rétablissement de son statut juridique, multiplié par une somme forfaitaire mensuelle de 150 EUR (voir, mutatis mutandis, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano, précité, §§ 220 et 222).
109. La Grande Chambre alloue également à Mme Mezga et à M. Berisha pour leurs enfants les montants ci-dessous (paragraphes 111 et 113 ci-dessous), basés sur le nombre de mois écoulés entre l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Slovénie – ou, le cas échéant, la date de naissance des enfants – et la date où les enfants ont atteint l’âge de la majorité ou la date où le statut juridique de chacun des requérants a été réglé, multiplié par une somme forfaitaire mensuelle de 80 EUR. Toutefois, la Grande Chambre ne juge pas approprié d’octroyer une satisfaction équitable à l’épouse de M. Berisha, considérant qu’elle aurait pu introduire une requête devant la Cour en son propre nom.
i. M. Mustafa Kurić
110. M. Kurić est resté sans aucun statut juridique du 28 juin 1994 au 2 novembre 2010 (soit pendant seize ans, quatre mois et neuf jours), autrement dit pendant 196 mois complets.
La Grande Chambre lui alloue donc la somme de 29 400 EUR.
ii. Mme Ana Mezga
111. Mme Mezga est restée sans statut juridique permanent du 28 juin 1994 au 1er mars 2011 (soit pendant seize ans, huit mois et sept jours), autrement dit pendant 200 mois complets. La Grande Chambre lui alloue donc 30 000 EUR au titre de l’allocation sociale.
La Grande Chambre estime qu’il y a lieu d’allouer une somme pour la fille Ines de la requérante pour la période du 28 juin 1994 au 22 novembre 2001, date à laquelle celle-ci a atteint l’âge de dix-huit ans (soit sept ans, quatre mois et vingt-sept jours, ou quatre-vingt-huit mois complets). Cette somme s’élève à 7 040 EUR.
Elle considère qu’il y a lieu d’allouer également une indemnité pour le fils Enes de l’intéressée pour la période du 28 juin 1994 au 26 avril 2010, date à laquelle celui-ci a atteint l’âge de dix-huit ans (soit quinze ans, dix mois et deux jours, ou 190 mois complets). Cette somme s’élève à 15 200 EUR.
La Grande Chambre alloue donc à la requérante une somme totale de 52 240 EUR pour préjudice matériel.
iii. M. Tripun Ristanović
112. M. Ristanović est resté sans aucun statut juridique du 28 juin 1994 au 10 mars 2011 (soit pendant seize ans, huit mois et quinze jours), autrement dit pendant 200 mois complets.
La Grande Chambre lui alloue donc la somme de 30 000 EUR.
iv. M. Ali Berisha
113. M. Berisha est resté sans aucun statut juridique du 28 juin 1994 au 19 octobre 2010 (soit pendant seize ans, trois mois et vingt-cinq jours), autrement dit pendant 195 mois complets. La Grande Chambre lui alloue donc la somme de 29 250 EUR au titre de l’allocation sociale.
Elle estime qu’il y a lieu d’accorder une indemnité pour le fils Dem du requérant pour la période du 29 décembre 1997 au 19 octobre 2010, date à laquelle le requérant a obtenu un permis de séjour (soit douze ans, neuf mois et vingt-trois jours, ou 153 mois complets) ; cette indemnité s’élève à 12 240 EUR.
Elle considère qu’il y a lieu d’accorder également une indemnité pour le fils Egzon du requérant pour la période du 13 juillet 1999 au 19 octobre 2010 (soit onze ans, trois mois et dix jours, ou 135 mois complets) ; cette indemnité s’élève à 10 800 EUR.
Une indemnité doit également être accordée pour la fille Egzona du requérant pour la période du 29 mars 2001 au 19 octobre 2010 (soit neuf ans, six mois et vingt-trois jours, ou 114 mois complets) ; cette indemnité s’élève à 9 120 EUR.
En outre, il y a lieu d’accorder une indemnité pour le fils Haxhi du requérant pour la période du 9 février 2003 au 19 octobre 2010 (soit sept ans, huit mois et onze jours, ou quatre-vingt-douze mois complets) ; cette indemnité s’élève à 7 360 EUR.
Enfin, il y a lieu d’accorder une indemnité pour le fils Valon du requérant pour la période du 28 juillet 2006 au 19 octobre 2010 (soit quatre ans, deux mois et vingt-trois jours, ou cinquante mois complets) ; cette indemnité s’élève à 4 000 EUR.
La Grande Chambre alloue donc au requérant la somme totale de 72 770 EUR pour préjudice matériel.
v. M. Ilfan Sadik Ademi
114. M. Ademi est resté dépourvu de tout statut juridique du 28 juin 1994 au 20 avril 2011 (soit pendant seize ans, neuf mois et vingt-six jours), autrement dit pendant 201 mois complets.
La Grande Chambre lui alloue donc la somme de 30 150 EUR.
vi. M. Zoran Minić
115. M. Minić est resté dépourvu de tout statut juridique du 28 juin 1994 au 4 mai 2011 (soit pendant seize ans, dix mois et dix jours), autrement dit pendant 202 mois complets.
La Grande Chambre lui alloue donc la somme de 30 300 EUR.
B. Frais et dépens
1. Thèse des requérants
a) La procédure administrative interne
116. Les requérants demandent le remboursement des frais exposés par eux dans le cadre de la procédure administrative interne pour l’obtention d’un permis de séjour permanent et de la nationalité slovène. D’après eux, le montant octroyé devrait correspondre aux dépenses réelles dont le Gouvernement a connaissance ou, à défaut, à une somme forfaitaire de 200 EUR par requérant. Les requérants eux‑mêmes ne seraient plus en possession de justificatifs de paiement.
b) La procédure devant la Cour
117. Enfin, les requérants réclament 11 190,00 EUR, plus la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et les autres taxes applicables (soit 14 081,49 EUR), en remboursement intégral des frais et dépens raisonnablement engagés dans le cadre de la procédure devant la Grande Chambre après le prononcé de l’arrêt au principal. Ils déclarent que, compte tenu des circonstances exceptionnelles de l’affaire et de l’extrême pauvreté dans laquelle ils vivent, leurs représentants ont accepté de fournir leurs services juridiques sans leur faire payer quoi que ce soit d’avance, se réservant le droit de demander directement devant la Cour au Gouvernement le remboursement de leurs honoraires (les requérants se réfèrent sur ce point à l’arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 412-414, CEDH 2011).
2. Thèse du Gouvernement
a) La procédure administrative interne
118. Le Gouvernement reconnaît que les requérants ont dû payer des frais dans le cadre de la procédure administrative engagée au titre de la loi sur le statut juridique et de la loi modifiée sur le statut juridique et qu’ils ont droit au remboursement de ceux qu’ils ont réellement payés. Il s’oppose à l’octroi d’une somme forfaitaire de 200 EUR par requérant.
D’après le Gouvernement, les requérants n’ont en revanche pas droit au remboursement des frais exposés par eux dans le cadre de la procédure administrative relative à la nationalité. Il n’existerait aucun lien de causalité entre les frais engagés pour l’obtention de la nationalité et les violations de la Convention constatées.
119. Sur la base des informations dont il dispose, le Gouvernement estime que quatre requérants ont droit au remboursement des frais réellement exposés par eux dans le cadre de la procédure administrative interne pour l’obtention d’un permis de séjour permanent.
120. Mme Mezga aurait ainsi droit à 29,47 EUR, M. Ristanović à 79,87 EUR, M. Ademi à 86,77 EUR et M. Minić à 143,31 EUR.
b) La procédure devant la Cour
121. Le Gouvernement conteste les sommes supplémentaires sollicitées par les requérants pour les frais et dépens qu’ils auraient engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour. Selon la loi sur les honoraires d’avocats (Zakon o odvetniški tarifi, Journal officiel no 67/08), qui est applicable en Slovénie aux procédures devant la Cour, un représentant aurait droit à une somme comprise entre 500 EUR et 1 500 EUR.
122. D’après le Gouvernement, la partie de la demande concernant la TVA est également sujette à caution. Datée du 31 juillet 2012, jour du paiement par la République de Slovénie de l’indemnité pour dommage moral, la facture fournie par les représentants des requérants indiquerait qu’il n’y a aucune obligation d’acquitter une quelconque TVA, mais seulement l’obligation de payer une taxe de 4 % au fonds de pension des avocats. Dès lors, les représentants des requérants n’auraient droit à aucune somme au titre de la TVA.
3. Décision de la Cour
a) La procédure administrative interne
123. En ce qui concerne la demande de remboursement des frais afférents à la procédure administrative interne, la Grande Chambre note que les requérants s’en remettent aux informations dont le Gouvernement dispose quant aux frais réellement engagés. À titre subsidiaire, les intéressés sollicitent une somme forfaitaire de 200 EUR par requérant.
124. La Grande Chambre relève que dans ses dernières observations le Gouvernement a fourni des chiffres précis quant aux frais réellement exposés par quatre requérants dans le cadre des procédures ouvertes à la suite de leurs demandes d’obtention de permis de séjour permanent. Par conséquent, elle alloue de ce chef 29,47 EUR à Mme Mezga, 79,87 EUR à M. Ristanović, 86,77 EUR à M. Ademi et 143,31 EUR à M. Minić. Par ailleurs, la Grande Chambre rejette les demandes relatives aux procédures de naturalisation, celles-ci n’ayant pas été menées pour prévenir ou faire redresser les violations de la Convention constatées par la Cour.
125. La Grande Chambre alloue donc au total 339,42 EUR à Mme Mezga, M. Ristanović, M. Ademi et M. Minić pour les frais engagés par eux dans le cadre de la procédure administrative interne.
b) La procédure devant la Cour
126. La Grande Chambre observe que dans l’arrêt au principal elle a octroyé aux requérants la somme globale de 30 000 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure suivie jusqu’à ce stade devant la Cour (point 11 du dispositif et paragraphe 427 de l’arrêt au principal).
127. En ce qui concerne la question de la TVA soulevée par le Gouvernement, la Grande Chambre indique que, si nécessaire, elle alloue un montant pour frais et dépens en vue du remboursement des sommes que les requérants ont dû exposer pour essayer de prévenir une violation, pour la faire constater par la Cour et, au besoin, pour obtenir – après un arrêt favorable – une satisfaction équitable soit des autorités nationales compétentes soit, le cas échéant, de la Cour (Neumeister c. Autriche (article 50), 7 mai 1974, § 43, série A no 17, König c. Allemagne (article 50), 10 mars 1980, § 20, série A no 36, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 284, CEDH 2006‑V). Il est fréquent que des taxes viennent s’ajouter aux frais et dépens ; ainsi, la majorité des Hautes Parties contractantes imposent une TVA sur certains biens et services. S’agissant des services des avocats, traducteurs et autres, s’il est vrai que la taxe est payée à l’État par ceux-ci, elle est néanmoins facturée aux requérants et en définitive payable par eux. Il convient de protéger les requérants contre cet alourdissement de la facture. C’est pour cette raison que la Cour ordonne dans le dispositif de ses arrêts que les sommes accordées au titre des frais et dépens soient majorées de tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt ou de taxe (Association Les Témoins de Jéhovah c. France (satisfaction équitable), no 8916/05, § 37, 5 juillet 2012).
128. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 94, CEDH 2013).
129. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Grande Chambre estime raisonnable d’octroyer à ce titre 5 000 EUR aux requérants conjointement pour la procédure menée après le prononcé de l’arrêt au principal.
C. Intérêts moratoires
130. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
II. ARTICLE 46 DE LA CONVENTION
131. L’article 46 de la Convention, en ses passages pertinents en l’espèce, se lit ainsi :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.
(...) »
A. Principes généraux
132. La Grande Chambre rappelle que l’article 46 de la Convention interprété à la lumière de l’article 1 impose à l’État défendeur l’obligation légale de mettre en œuvre, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou individuelles appropriées pour garantir le droit du requérant dont la Cour a constaté la violation. L’État doit également prendre ces mesures à l’égard des autres personnes se trouvant dans la même situation que le requérant, son objectif étant notamment de résoudre les problèmes qui ont conduit la Cour à son constat de violation (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII, Lukenda, précité, § 94, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 134, CEDH 2008). Le Comité des Ministres ne cesse de souligner cette obligation lors du contrôle de l’exécution des arrêts de la Cour (voir, par exemple, les résolutions DH (97) 336 concernant la durée des procédures civiles en Italie, IntResDH(99)434 concernant les actions des forces de sécurité en Turquie, IntResDH(2001)65 relative à l’arrêt Scozzari et Giunta contre Italie, et IntResDH(2007)75 concernant des affaires contre la Pologne relatives à la durée excessive des détentions provisoires).
133. Afin de faciliter une mise en œuvre effective de ses arrêts selon ces principes, la Cour peut appliquer une procédure d’arrêt pilote. Cette procédure lui permet de mettre clairement en lumière dans un arrêt l’existence de problèmes structurels sous-jacents aux violations constatées et d’indiquer à l’État défendeur des mesures ou actions précises pour y remédier (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, §§ 189-194 et dispositif, CEDH 2004-V, et Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, §§ 231-239, CEDH 2006-VIII). Cette approche judiciaire est cependant appliquée dans le plein respect des fonctions respectives des organes de la Convention : il revient au Comité des Ministres d’évaluer les mesures individuelles et générales mises en place en vertu de l’article 46 § 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Broniowski c. Pologne (règlement amiable) [GC], no 31443/96, § 42, CEDH 2005-IX, et Hutten-Czapska c. Pologne (règlement amiable) [GC], no 35014/97, § 42, 28 avril 2008).
134. Un autre but important poursuivi par la procédure d’arrêt pilote est d’offrir dans les meilleurs délais aux nombreuses personnes affectées par le problème structurel mis en lumière dans l’arrêt pilote un redressement au niveau national, de façon à donner effet au principe de subsidiarité qui est à la base du système de la Convention (Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, §§ 127 et 142, CEDH 2009, et Greens et M.T. c. Royaume-Uni, nos 60041/08 et 60054/08, § 108, CEDH 2010). La Cour peut donc décider dans un arrêt de ce type d’ajourner la procédure dans toutes les affaires nées du même problème structurel, le temps que l’État défendeur mette en œuvre les mesures qui s’imposent.
135. En outre, on ne saurait exclure qu’avant même que l’État défendeur n’adopte une mesure générale, ou une mesure générale adéquate, en exécution d’un arrêt pilote sur le fond (article 46 de la Convention), la Cour soit amenée à rendre un arrêt rayant la requête du rôle sur la base d’un règlement amiable (articles 37 § 1 b) et 39) ou à octroyer une satisfaction équitable au requérant (article 41) (Broniowski (règlement amiable), précité, § 36, et Hutten-Czapska (règlement amiable), précité, § 34).
136. Si, néanmoins, l’État défendeur retarde la mise en œuvre de mesures générales au-delà d’un délai raisonnable (Broniowski (fond), précité, § 198), ne règle pas le problème et continue de violer la Convention, la Cour n’aura d’autre choix que d’examiner et de trancher les autres requêtes pendantes devant elle de manière à mettre en mouvement la procédure d’exécution devant le Comité des Ministres et d’assurer le respect de la Convention au niveau national (voir, mutatis mutandis, E.G. c. Pologne et 175 autres affaires de la rivière Boug (déc.), no 50425/99, § 28, CEDH 2008).
B. Appréciation de la Cour
137. La Grande Chambre observe que dans son arrêt au principal elle a décidé d’appliquer la procédure de l’arrêt pilote en vertu des articles 46 de la Convention et 61 de son règlement et a dit que l’État défendeur devait mettre en place à titre de mesure générale dans un délai d’un an à compter du prononcé de l’arrêt, soit au plus tard le 26 juin 2013, un régime d’indemnisation ad hoc au niveau national afin d’assurer un redressement adéquat aux « personnes effacées » (paragraphe 7 ci-dessus, ainsi que point 9 du dispositif et paragraphe 415 de l’arrêt au principal).
138. Elle note que le Gouvernement n’a pas mis en place un régime d’indemnisation ad hoc au niveau interne avant le 26 juin 2013, date d’expiration du délai d’un an indiqué dans l’arrêt au principal. Toutefois, le Gouvernement ne conteste pas que des mesures générales s’imposent au niveau interne pour assurer l’exécution adéquate de l’arrêt Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, CEDH 2012, que ces mesures vont au-delà du seul intérêt des différents requérants en l’espèce et qu’elles doivent être prises dans l’intérêt d’autres « personnes effacées » potentiellement touchées (paragraphe 6 ci-dessus et paragraphes 29, 408, 409 et 412 de l’arrêt au principal).
139. Dans ce contexte, la Grande Chambre tient dûment compte du fait que le 25 juillet 2013 le Gouvernement a soumis au Parlement un projet de loi sur la mise en place d’un régime d’indemnisation ad hoc. Ce texte a été adopté avec des amendements le 21 novembre 2013. La nouvelle loi a été publiée au Journal officiel le 3 décembre 2013. Elle est entrée en vigueur le 18 décembre 2013 et sera applicable à compter du 18 juin 2014 (paragraphe 20 ci-dessus).
140. Cette loi introduira une indemnité calculée à partir d’une somme forfaitaire pour chaque mois d’« effacement » ainsi que la possibilité de demander une indemnité supplémentaire en vertu des dispositions générales du code des obligations (paragraphes 20-27 ci-dessus). Dans les circonstances exceptionnelles de l’espèce, la solution simple consistant à allouer une somme forfaitaire pour les dommages moral et matériel subis par les « personnes effacées » – qui est celle adoptée par la Grande Chambre pour le dommage matériel dans le présent arrêt (paragraphes 106-109 ci‑dessus) et pour le dommage moral dans l’arrêt au principal (paragraphe 425 de l’arrêt au principal) – semble appropriée.
141. La Grande Chambre observe à cet égard que, conformément au principe de subsidiarité et à la marge d’appréciation qui en découle, le montant des indemnités accordées au niveau national à d’autres personnes touchées, dans le cadre des mesures générales prises en vertu de l’article 46 de la Convention, relève de l’appréciation de l’État défendeur, pour autant que ce montant soit compatible avec l’arrêt de la Cour ordonnant ces mesures (voir, mutatis mutandis, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 88, CEDH 2009).
142. En vertu de l’article 46 de la Convention, c’est au Comité des Ministres qu’il incombera d’évaluer, dans le cadre de la surveillance de l’exécution de l’arrêt au principal de la Cour, les mesures générales adoptées par l’État slovène et leur mise en œuvre. Selon sa jurisprudence constante, la Cour n’a pas compétence pour vérifier, au regard de l’article 46, si un État contractant s’est conformé aux obligations que lui impose un arrêt rendu par elle, à moins que l’article 46 § 4 de la Convention, tel qu’en vigueur depuis l’entrée en vigueur du Protocole no 14, ne trouve à s’appliquer (Hutten-Czapska (règlement amiable), précité, § 43, Akdivar et autres c. Turquie (article 50), 1er avril 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT), précité, §§ 83-90, et Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, § 66, 18 octobre 2011).
143. Enfin, même si à l’époque de l’adoption de l’arrêt au principal seules quelques requêtes similaires introduites par des « personnes effacées » étaient pendantes devant la Cour, la Grande Chambre a souligné que, dans le contexte de violations systémiques, structurelles ou similaires, le flux d’affaires susceptibles d’être introduites à l’avenir était aussi un élément dont il importait que la Cour tînt compte afin de prévenir l’encombrement de son rôle par des affaires répétitives, et elle a décidé que l’examen de toutes les requêtes similaires serait ajourné dans l’attente de l’adoption des mesures de redressement en question (paragraphe 9 ci‑dessus et 415 de l’arrêt au principal).
144. À cet égard, la Grande Chambre note que soixante-cinq affaires environ introduites par des « personnes effacées » et concernant plus de mille requérants sont actuellement pendantes devant la Cour. Une mise en œuvre rapide de l’arrêt Kurić et autres est donc de la plus haute importance (voir, mutatis mutandis, Greens et M.T., précité, § 111).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i. 29 400 EUR (vingt-neuf mille quatre cents euros) à M. Kurić pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur cette somme,
ii. 52 240 EUR (cinquante-deux mille deux cent quarante euros) à Mme Mezga pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur cette somme,
iii. 30 000 EUR (trente mille euros) à M. Ristanović pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur cette somme,
iv. 72 770 EUR (soixante-douze mille sept cent soixante-dix euros) à M. Berisha pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur cette somme,
v. 30 150 EUR (trente mille cent cinquante euros) à M. Ademi pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur cette somme,
vi. 30 300 EUR (trente mille trois cents euros) à M. Minić pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur cette somme,
vii. 339,42 EUR (trois cent trente-neuf euros quarante-deux centimes) globalement à Mme Mezga, M. Ristanović, M. Ademi et M. Minić, à répartir comme indiqué au paragraphe 124 ci-dessus, pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure administrative interne, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt ou de taxe sur cette somme,
viii. 5 000 EUR (cinq mille euros) aux requérants conjointement, pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt ou de taxe sur cette somme ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
2. Rejette les demandes de satisfaction équitable des requérants pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 12 mars 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’BoyleDean Spielmann
Greffier adjointPrésident