DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MAGYAR KERESZTÉNY MENNONITA EGYHÁZ
ET AUTRES c. HONGRIE
(Requêtes nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12)
ARRÊT
(Fond)
[Extraits]
STRASBOURG
8 avril 2014
DÉFINITIF
08/09/2014
Cet arrêt est définitif.
En l’affaire Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 février 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent neuf requêtes (nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12) dirigées contre la République de Hongrie et dont diverses communautés religieuses prétendument actives dans ce pays, ainsi que leurs ministres et membres, ont saisi la Cour le 16 novembre 2011, et les 3 avril, 24 avril, 25 juin, 28 juin, 19 août et 29 août 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me D. Karsai, (requêtes nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12 et 56581/12), Me L. Baltay (requête no 41553/12) et Me Cs. Tordai (requête no 54977/12), avocats à Budapest, Gyál et Budapest respectivement.
Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de la Fonction publique et de la Justice.
3. Les requérants alléguaient sous l’angle de l’article 11 combiné avec les articles 9 et 14 de la Convention que la suppression de l’enregistrement des Églises et leur réenregistrement discrétionnaire avaient emporté violation de leur droit à la liberté de religion et revêtaient un caractère discriminatoire. Invoquant les articles 6 et 13, les requérants soutenaient en outre que la procédure en cause était inéquitable et n’offrait aucun recours effectif. Plusieurs requérants estimaient également que la suppression de subventions publiques consécutive à la perte du statut d’Église avait emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1.
4. Le 27 septembre 2012, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.
5. En ce qui concerne la requête no 41463/12, le gouvernement britannique n’a pas usé de la faculté, prévue à l’article 36 § 1 de la Convention, de soumettre des observations écrites dans l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Les requérants sont des communautés religieuses et des particuliers. À l’origine, les communautés requérantes existaient et opéraient légalement en Hongrie en tant qu’Églises enregistrées par le tribunal compétent conformément à la loi no IV de 1990 (« la loi de 1990 sur les Églises »).
(...)
17. Outre les Églises reconnues figurant à l’annexe à la loi de 2011 sur les Églises (paragraphe 22 ci-dessous), toutes les autres communautés religieuses enregistrées précédemment comme Églises perdirent ce statut mais purent continuer leurs activités en tant qu’associations. Toute communauté religieuse souhaitant continuer ses activités avec le statut d’Église devait demander au Parlement de la reconnaître comme telle.
18. Dans sa décision no 6/2013 (III. 1.), la Cour constitutionnelle jugea inconstitutionnelles certaines dispositions de la loi de 2011 sur les Églises et les annula avec effet rétroactif.
Dans l’intervalle, plusieurs communautés requérantes demandèrent au ministre compétent de les enregistrer en tant qu’Églises, mais celui-ci rejeta les demandes, au motif que – en dépit de la décision de la Cour constitutionnelle – la loi de 2011 sur les Églises l’empêchait de procéder aux enregistrements requis.
19. À la suite de la décision de la Cour constitutionnelle, plusieurs communautés requérantes demandèrent à l’Agence nationale des impôts et des douanes de leur réattribuer le numéro nécessaire pour pouvoir continuer à percevoir la somme correspondant à 1 % de l’impôt sur le revenu que tout contribuable pouvait verser aux Églises. L’Agence nationale des impôts et des douanes suspendit la procédure et invita les requérants à engager une procédure de reconnaissance devant le Parlement, ignorant une fois de plus, selon les requérants, la décision de la Cour constitutionnelle.
20. Plusieurs communautés requérantes se virent réattribuer le statut d’Église à la suite de la décision de la Cour constitutionnelle.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Aperçu des évolutions de la législation pertinente
21. Entre le 12 février 1990 et le 31 décembre 2011, les activités religieuses furent réglementées par la loi de 1990 sur les Églises, qui définissait comme Églises les communautés religieuses ayant au moins une centaine d’adhérents.
22. À partir du 1er janvier 2012, la loi de 1990 sur les Églises fut remplacée par la loi no CCVI de 2011 (« la loi de 2011 sur les Églises »). En vertu de la nouvelle loi, les communautés religieuses pouvaient exister soit en tant qu’Églises soit en tant qu’associations menant des activités religieuses (« des associations religieuses » conformément à la terminologie utilisée par la Cour constitutionnelle). Les seules entités pouvant prétendre à la qualification d’Églises étaient celles qui étaient énumérées dans l’annexe à la loi de 2011 sur les Églises et celles qui étaient classées comme Églises par le Parlement sous certaines conditions, au départ jusqu’au 29 février 2012. La base constitutionnelle de cette réglementation était constituée par l’article 21 § 1 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale, qui conférait au Parlement le pouvoir d’identifier les Églises reconnues dans la loi cardinale pertinente et de déterminer les critères de reconnaissance des Églises susceptibles d’être ajoutées à la liste à l’avenir. Les Églises formellement enregistrées pouvaient être requalifiées, à leur demande, en associations et mener leurs activités dans ce cadre ; toutefois, en vertu des nouvelles règles, elles n’avaient alors droit à aucune subvention budgétaire. À l’origine (sous l’empire de la loi de 1990 sur les Églises), il y avait 406 Églises enregistrées, alors que l’annexe à la loi de 2011 sur les Églises n’en dénombrait que quatorze. Dans l’annexe, en vigueur depuis le 1er mars 2012, figurent vingt-sept Églises et alliances ecclésiastiques, soit trente-deux Églises en tout. Selon les informations publiées par les autorités fiscales, ces trente-deux institutions ne correspondent pas totalement avec les trente-deux Églises bénéficiant du soutien financier le plus important si l’on mesure ce soutien à l’aune du nombre de contribuables leur ayant consenti des donations fiscales volontaires.
Le 28 décembre 2011, la Cour constitutionnelle annula parmi d’autres dispositions les règles des dispositions transitoires de la Loi fondamentale qui avaient accordé au Parlement le droit d’identifier les Églises reconnues. Le 26 février 2013, elle annula également les dispositions de la loi de 2011 sur les Églises en vertu desquelles les communautés requérantes avaient été légalement privées de leur statut d’Église.
23. Pour répondre en partie aux décisions susmentionnées de la Cour constitutionnelle, le pouvoir du Parlement d’accorder un statut spécial d’Église fut réintroduit dans la Loi fondamentale elle-même, notamment par le biais de son quatrième amendement qui entra en vigueur le 1er avril 2013. Cette disposition introduisit les termes « Églises » et « autres organisations menant des activités religieuses », les Églises étant définies comme des organisations avec lesquelles l’État coopère pour promouvoir des buts communautaires et que l’État reconnaît en tant que telles. De même, en vertu des règles de la loi de 2011 sur les Églises telles que modifiées avec effet au 1er août 2013, le terme actuellement utilisé est celui de « communautés religieuses » ; ce terme comprend les « Églises incorporées » (bevett egyház) ainsi que les « organisations menant des activités religieuses » (vallási tevékenységet végző szervezet). Toutefois, toutes ces entités sont en droit d’utiliser le terme « Église » (egyház) dans leur dénomination.
24. En vertu des règles en vigueur, pour qu’une communauté religieuse devienne une « Église incorporée », elle doit démontrer soit qu’elle existe depuis cent ans au niveau international soit qu’elle fonctionne en Hongrie depuis vingt ans de manière organisée, et doit prouver qu’elle a un nombre d’adhérents au moins égal à 0,1 % de la population du pays. De plus, elle doit démontrer son intention et sa capacité à long terme de coopérer avec l’État pour promouvoir des buts d’intérêt général. Par ailleurs, un groupe d’individus peut obtenir la qualification d’« organisation menant des activités religieuses » s’il a au moins dix membres et est enregistré comme tel par un tribunal.
25. Le cinquième amendement à la Loi fondamentale (entré en vigueur le 1er octobre 2013) visait à mettre en exergue, y compris au niveau constitutionnel, le principe selon lequel toute personne a le droit d’établir des entités juridiques spéciales (« communautés religieuses ») conçues pour mener des activités religieuses, et l’État peut coopérer avec certaines de ces communautés pour promouvoir des buts communautaires, en leur conférant la qualité d’« Église incorporée ». Pour refléter l’uniformité des « Églises [incorporées] » et des « autres organisations menant des activités religieuses » en termes de liberté de religion, ces termes ont été remplacés par le terme générique « communautés religieuses » dans tout le texte de la Loi fondamentale.
Toutefois, en vertu du droit positif hongrois, les Églises incorporées continuent de jouir d’un traitement préférentiel, notamment dans les domaines de la fiscalité et des subventions. En particulier, elles sont les seules à avoir le droit de percevoir les sommes provenant du pourcentage de 1 % de l’impôt sur le revenu pouvant être versé par les contribuables et les subventions correspondantes de l’État. De plus, dans sa décision no 6/2013 (III. 1.), la Cour constitutionnelle a énuméré de manière non exhaustive (...) plusieurs activités dont l’exercice est facilité – en termes juridiques, économiques, financiers et pratiques – par le législateur dans le cas des Églises incorporées mais pas dans le cas des autres communautés religieuses : ces exemples comprennent l’éducation religieuse et les activités confessionnelles au sein des institutions de l’État, la gestion des cimetières, y compris les funérailles religieuses, la publication de documents religieux imprimés et la production et le marketing d’objets religieux.
Bien que les communautés requérantes aient nominalement regagné leur statut juridique, elles ne peuvent pas bénéficier d’un traitement préférentiel de la sorte, qui est réservé aux seules Églises incorporées.
(...)
EN DROIT
(...)
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 9 ET 11 DE LA CONVENTION
44. Les requérants se plaignent au regard de l’article 11 – lu à la lumière de l’article 9 – que la faculté discrétionnaire de supprimer l’enregistrement des Églises et de les réenregistrer a emporté violation du droit de celles-ci à la liberté de religion et à la liberté d’association.
45. La Cour observe qu’elle a examiné dans une affaire récente un grief pour l’essentiel similaire, concernant le refus de réenregistrer une organisation religieuse, au regard de l’article 11 de la Convention, lu à la lumière de l’article 9 (Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie, no 72881/01, §§ 74-75, CEDH 2006‑XI). La Cour juge approprié d’appliquer la même démarche dans la présente affaire.
46. L’article 9 de la Convention est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
L’article 11 se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui (...) »
47. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
(...)
B. Sur le fond
1. Observations des parties
a) Le Gouvernement
57. Le Gouvernement soutient que les actes et événements litigieux ne constituent pas une ingérence dans le droit des requérants à la liberté de religion et dans leur droit à la liberté d’association.
58. Premièrement, il relève que la reconnaissance en tant qu’Église en vertu de la loi de 2011 sur les Églises n’affecte pas les divers droits associés à la liberté de religion, à savoir le droit à la liberté de conscience et de religion, le droit de manifester sa religion en communauté avec d’autres personnes, la liberté de ne pas subir de discrimination fondée sur la religion ou la conviction, le droit des parents d’assurer l’éducation de leurs enfants en conformité avec leurs propres convictions, le droit à la liberté de religion dans les établissements scolaires, les services sociaux et les services d’assistance aux enfants dans les institutions pénales, la liberté de diffuser ses croyances religieuses dans les médias et la protection des données personnelles en rapport avec la religion. Il estime que, contrairement aux allégations des requérants, ces droits, qui constituent des éléments essentiels de la liberté de religion, ne sont pas réservés aux Églises reconnues et à leurs membres.
59. Deuxièmement, le Gouvernement estime que, contrairement à d’autres affaires précédemment examinées par la Cour, notamment l’affaire Branche de Moscou de l’Armée du Salut (précitée, §§ 96-97), la personnalité juridique des communautés requérantes ne se trouve pas en jeu en l’espèce. Il remarque que, du reste, les communautés requérantes ne prétendent pas avoir été privées de leur personnalité juridique. Il observe qu’elles n’ont pas été dissoutes et qu’elles ont conservé toutes leurs capacités d’entités juridiques. Leur personnalité juridique aurait été changée par la loi en une autre forme sans période d’interruption. Dès lors, il n’y aurait pas eu ingérence dans les droits des requérants au titre des articles 9 et 11 à cet égard.
60. Le Gouvernement soutient en outre que la liberté de manifester sa religion ou ses convictions au titre de l’article 9 ne confère pas aux communautés requérantes ou à leurs membres un droit quelconque à s’assurer des fonds supplémentaires émanant du budget de l’État, pas plus qu’un droit à recevoir les subventions de l’État dues aux Églises en tant que telles. Dès lors, la perte de telles subventions ne saurait être considérée comme une ingérence dans les droits des requérants au titre de l’article 9 de la Convention.
61. Le Gouvernement estime par ailleurs que, à supposer que la loi litigieuse de 2011 puisse être considérée comme une ingérence, celle-ci était prévue par une loi adoptée à la majorité des deux tiers des parlementaires. Il souligne que l’argument des requérants selon lequel la loi de 2011 sur les Églises ne serait pas valable au regard du droit public n’a pas été confirmé par la Cour constitutionnelle. Selon le Gouvernement, les dispositions de cette loi qui ont été déclarées inconstitutionnelles n’ont pas affecté la situation des requérants, tandis que d’autres dispositions contestées par ceux-ci n’ont pas été déclarées inconstitutionnelles.
62. De plus, le Gouvernement estime que l’ingérence alléguée poursuivait le but légitime de la protection de l’ordre public et des droits et libertés d’autrui. Il explique que, après l’entrée en vigueur de la loi no CXXVI de 1996 sur l’usage d’un montant spécifique de l’impôt sur le revenu conformément aux instructions du contribuable et du traité de 1997 du Vatican réglementant le financement par l’État des activités des Églises, la loi de 1990 sur les Églises avait donné lieu à des abus inattendus qui ne pouvaient pas être enrayés dans le cadre juridique créé par la Constitution de 1989. La nouvelle loi aurait été promulguée pour mettre fin au « business des Églises », dans le cadre duquel des Églises auraient été établies dans le seul but d’obtenir des subventions de l’État en vue du maintien d’institutions fournissant des services sociaux ou des services d’éducation, ou même dans un but d’enrichissement personnel, sans qu’aucune activité religieuse réelle ne soit menée. Le Gouvernement indique qu’à la fin 2011, le nombre d’Églises enregistrées en Hongrie avait atteint le chiffre absurde de 406. D’après lui, eu égard à la précarité des ressources de l’État et à la baisse parallèle des ressources consacrées aux organisations menant de véritables activités religieuses, il existait un besoin social impérieux de mettre un terme aux abus en matière de subventions aux Églises.
63. De plus, la réforme en cours du système général de financement des institutions sociales et éducatives aurait également requis d’apporter des changements au système de financement public de telles institutions opérées par des communautés religieuses. Le Gouvernement déduit de ces éléments qu’il existait un besoin social impérieux de modifier les règles d’enregistrement des Églises.
64. Tout en admettant le principe selon lequel l’État doit s’abstenir de toute ingérence dans l’autodéfinition des communautés religieuses en termes théologiques, la loi de 2011 sur les Églises aurait défini d’un point de vue exclusivement juridique la notion d’activité religieuse aux fins de la reconnaissance des Églises en tant que participants au système de relations entre l’État et les Églises. Le législateur hongrois a introduit un double système permettant aux communautés religieuses similaires au modèle prévalant dans plusieurs États européens d’obtenir la personnalité juridique. Les communautés religieuses autodéfinies seraient libres d’opérer en tant qu’associations conformément aux articles 9 et 11 de la Convention, alors que les communautés religieuses souhaitant établir une relation spéciale avec l’État et partager les responsabilités sociales de celui-ci seraient invitées à se soumettre à une appréciation de la nature de leurs activités par les autorités.
65. Le Gouvernement soutient que son approche est conforme à la jurisprudence de la Convention, notamment aux affaires où la Cour s’est fondée sur la position des autorités nationales pour définir la « religion » à des fins d’enregistrement (il renvoie à l’affaire Kimlya et autres c. Russie, nos 76836/01 et 32782/03, § 79, CEDH 2009). Dès lors, la définition des activités religieuses par la loi de 2011 sur les Églises et l’appréciation de la nature religieuse d’une organisation par les autorités de l’État ne seraient pas contraires à l’article 9 de la Convention. La loi de 2011 sur les Églises serait conforme aux exigences de neutralité et d’impartialité puisqu’elle ne se fonderait pas sur les caractéristiques spécifiques d’une religion particulière et serait de nature à assurer la reconnaissance de plusieurs Églises représentant une large gamme de religions et de croyances religieuses.
66. Pour le Gouvernement, l’enregistrement préalable en tant qu’Église en Hongrie ne devrait pas être considéré comme décisif pour la reconnaissance par les autorités de la nature religieuse d’une organisation, étant donné que l’enregistrement en tant qu’Église en vertu de la loi de 1990 sur les Églises se fondait exclusivement sur l’autodéfinition des fondateurs de l’organisation, sans aucune appréciation substantielle par les autorités. Pareille appréciation aurait été introduite uniquement par la loi de 2011 sur les Églises, en vue de prévenir les abus résultant de ce respect excessif de l’autodéfinition. Le Gouvernement explique que la Cour constitutionnelle, dans sa décision no 6/2013 (III. 1.), a cité des exemples dans lesquels les autorités judiciaires compétentes en matière d’enregistrement des Églises en vertu de la loi de 1990 sur les Églises ont mené une étude de la nature religieuse des activités couvertes par le statut des Églises autodéfinies demandant à être enregistrées ; toutefois, cette étude ne serait pas systématique et il n’existerait aucune définition juridique de la religion et des activités religieuses, ce qui entraînerait des pratiques judiciaires divergentes en la matière. Ce serait la seule décision de la Cour constitutionnelle qui aurait précisé que, contrairement à ce qu’allèguent les requérants, les autorités de l’État n’ont pas l’interdiction de vérifier si les croyances déclarées et les pratiques réelles d’une Église potentielle ou existante étaient véritablement de nature religieuse. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle aurait estimé que d’autres garanties procédurales devaient être attachées à l’exercice de ce pouvoir par les autorités de l’État.
67. Le Gouvernement affirme que, malgré les conclusions de la Cour constitutionnelle quant aux lacunes dans les garanties procédurales, l’appréciation substantielle de la nature religieuse des activités d’une organisation est menée de manière neutre et impartiale en vertu de la loi de 2011 sur les Églises. Le législateur aurait initialement eu l’intention d’obtenir un avis impartial d’une institution indépendante, l’Académie des sciences hongroise, selon la procédure de reconnaissance des minorités nationales. Lorsque l’Académie a refusé de fournir aux autorités décisionnaires son expertise dans les domaines pertinents, la commission parlementaire sur les affaires religieuses a décidé de chercher des instructions d’autres experts indépendants et fiables, et a fondé sa décision sur les points de savoir si les enseignements d’une Église candidate étaient de nature religieuse ou si elle jouissait ou non d’une reconnaissance internationale. Eu égard au fait que la Cour se réfère également au consensus européen comme principe directeur pour définir une religion, cette approche des autorités hongroises ne saurait être considérée comme arbitraire ou comme échappant à leur marge d’appréciation.
68. Quant à la proportionnalité des mesures appliquées en vue d’atteindre les buts susmentionnés, le Gouvernement est d’avis que la méthode de « réenregistrement » prévue par la loi de 2011 sur les Églises constitue la mesure la moins restrictive possible et est donc proportionnée au but poursuivi. Il estime que cette mesure ne fait pas peser une charge disproportionnée sur les organisations religieuses : celles-ci devraient uniquement soumettre une simple déclaration d’intention pour poursuivre leurs activités religieuses et procéder à des ajustements mineurs de leurs statuts respectifs afin de conserver la personnalité juridique. Elles resteraient également en droit de redemander leur statut d’Église en suivant une procédure simple de reconnaissance par le Parlement.
b) Les requérants
69. Les requérants estiment que la perte du statut d’Église en conséquence de l’entrée en vigueur de la loi de 2011 sur les Églises a constitué une ingérence dans l’exercice de leur liberté de religion. Le bon fonctionnement des communautés religieuses nécessiterait la jouissance d’un statut juridique spécifique et approprié, c’est-à-dire le statut d’une Église au sens juridique. En Hongrie, les communautés religieuses auraient une possibilité raisonnable d’être enregistrées en tant qu’Églises depuis 1990, et les communautés requérantes auraient d’ailleurs bénéficié de ce statut. Le fait que, le 1er janvier 2012, la grande majorité des Églises (y compris les leurs) ont perdu ce statut et ont été contraintes soit de se transformer en associations civiles ordinaires soit de cesser d’exister juridiquement aurait constitué en soi une ingérence dans leur liberté de religion, particulièrement étant donné que la perte du statut d’Église les a privées de privilèges qui facilitaient leurs activités religieuses. Le fait que ces privilèges ont été depuis lors garantis uniquement aux Églises reconnues par le Parlement les aurait placées dans une situation substantiellement désavantageuse vis-à-vis de celles-ci.
70. Selon les requérants, le droit à la liberté de religion comprend l’espoir que les membres d’une association soient autorisés à s’associer librement sans intervention arbitraire de l’État. En conséquence, l’État aurait l’interdiction de réglementer arbitrairement les relations entre lui‑même et les Églises. Pour les requérants, toute ingérence dans ce domaine devrait être prescrite par la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaire dans une société démocratique. Les requérants expliquent que les exigences relatives à l’enregistrement d’Églises devraient être objectives et raisonnables, car, dans ce domaine, l’État est requis de rester neutre et impartial. Ils ajoutent qu’en conséquence, si une communauté religieuse remplit les exigences juridiques, elle doit avoir le droit d’être enregistrée en tant qu’Église, et la procédure d’enregistrement doit offrir les garanties d’équité.
71. Cependant, les conditions et la procédure régissant leur réenregistrement en tant qu’Église non seulement auraient un caractère plus strict par rapport au système instauré par la loi de 1990 sur les Églises, mais seraient également devenues déraisonnablement contraignantes et inéquitables, permettant au Parlement de faire échec arbitrairement à leurs tentatives de réenregistrement sur la base de considérations politiques.
72. Quant à la condition exigeant l’existence établie sur une longue période, les requérants admettent qu’elle est objective mais soutiennent néanmoins que ce critère est déraisonnable. Ils soulignent que le régime communiste s’est terminé il y a un peu plus de vingt ans en Hongrie. Avant cela, il était selon eux quasi impossible pour les nouveaux mouvements religieux de se former et d’exister dans le pays. En conséquence, pratiquement tous les nouveaux mouvements religieux auraient été exclus des avantages de devenir une « Église » en violation de l’article 9.
73. De plus, la loi de 2011 sur les Églises comprendrait également des critères moins objectifs, notamment l’exigence selon laquelle le fonctionnement de la communauté religieuse ne doit pas poser une quelconque menace pour la sécurité nationale et que ces principes ne devraient pas violer le droit à la santé, à la protection de la vie ou de la dignité humaine. Les demandes de réenregistrement des communautés requérantes auraient été rejetées alors même que rien ne prouvait qu’elles représentaient une menace pour l’État ou pour l’ordre public.
74. Eu égard à ce qui précède, les requérants soulignent qu’en vertu de la loi de 2011 sur les Églises, une communauté religieuse peut se voir dénier un enregistrement même lorsqu’elle remplit les critères objectifs applicables, une situation qui démontrerait le caractère arbitraire de la procédure.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
75. La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique de surcroît, notamment, celle de « manifester sa religion », individuellement et en privé ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions religieuses (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260‑A, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999‑I).
76. La Cour ne juge pas nécessaire d’examiner dans l’abstrait si les mesures d’enregistrement formel des communautés religieuses et le remplacement de leurs instances dirigeantes s’analysent en une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 9 de la Convention. Elle souligne toutefois que, dans l’exercice de son pouvoir de réglementation en la matière et dans sa relation avec les divers religions, cultes et croyances, l’État se doit d’être neutre et impartial (Église métropolitaine de Bessarabie et autres [c. Moldova, no 45701/99], § 116, [CEDH 2001‑XII,] et Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres [c. Autriche, no 40825/98], § 97, [31 juillet 2008]). En présence de faits démontrant un manquement des autorités à leur obligation de neutralité dans l’exercice de leurs pouvoirs en la matière, il y a lieu de conclure que l’État a porté atteinte à la liberté des fidèles de manifester leur religion au sens de l’article 9 de la Convention. La Cour rappelle que, sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, §§ 77-78, CEDH 2000‑XI). En effet, le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État, tel que défini dans la jurisprudence de la Cour, est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de l’État quant à la légitimité des croyances religieuses (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 123).
77. Dans ce contexte, l’article 9 doit être interprété à la lumière de l’article 11 de la Convention, qui préserve la vie associative de toute ingérence injustifiée de l’État. La Cour rappelle ses conclusions à cet égard dans l’affaire Hassan et Tchaouch (précitée, § 62):
« La Cour rappelle que les communautés religieuses existent traditionnellement et universellement sous la forme de structures organisées. Elles respectent des règles que les adeptes considèrent souvent comme étant d’origine divine. Les cérémonies religieuses ont une signification et une valeur sacrée pour les fidèles lorsqu’elles sont célébrées par des ministres du culte qui y sont habilités en vertu de ces règles. La personnalité de ces derniers est assurément importante pour tout membre actif de la communauté. La participation à la vie de la communauté est donc une manifestation de la religion, qui jouit de la protection de l’article 9 de la Convention.
Lorsque l’organisation de la communauté religieuse est en cause, l’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11 de la Convention qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État. Vu sous cet angle, le droit des fidèles à la liberté de religion suppose que la communauté puisse fonctionner paisiblement, sans ingérence arbitraire de l’État. En effet, l’autonomie des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la protection offerte par l’article 9. Elle présente un intérêt direct non seulement pour l’organisation de la communauté en tant que telle, mais aussi pour la jouissance effective par l’ensemble de ses membres actifs du droit à la liberté de religion. Si l’organisation de la vie de la communauté n’était pas protégée par l’article 9 de la Convention, tous les autres aspects de la liberté de religion de l’individu s’en trouveraient fragilisés. »
78. La Cour rappelle en outre que la possibilité pour les citoyens de former une personne morale afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans quoi ce droit se trouverait dépourvu de toute signification. Elle a constamment déclaré que le refus des autorités internes d’accorder la personnalité juridique à une association de personnes privées s’analysait en une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté d’association (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 52 et suivants, CEDH 2004‑I, et Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, §§ 31 et suivants, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV). Assurément, les États disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation, mais ils doivent en user d’une manière conciliable avec leurs obligations au titre de la Convention et sous réserve du contrôle des organes de celle-ci (Sidiropoulos et autres, précité, § 40). Par ailleurs, s’agissant de l’organisation de la communauté religieuse, un refus de reconnaître celle-ci a également été considéré comme une ingérence dans les droits des requérants à la liberté de religion en vertu de l’article 9 de la Convention (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 105).
79. L’État doit user du pouvoir de protéger ses institutions et ses ressortissants avec parcimonie, car les exceptions à la règle de la liberté d’association appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à cette liberté. Toute ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux » ; le vocable « nécessaire » n’a donc pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun » (Gorzelik et autres, précité, §§ 94-95, avec d’autres références).
80. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par la Convention et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 47, Recueil 1998‑I, et Partidul Comunistilor (Nepeceristi) et Ungureanu c. Roumanie, no 46626/99, § 49, CEDH 2005‑I).
b) Application en l’espèce de ces principes
i. Sur l’existence d’une ingérence
81. La Cour observe que les communautés requérantes existaient et opéraient en Hongrie en tant qu’Églises enregistrées par le tribunal compétent pour ce faire, conformément à la loi de 1990 sur les Églises. La loi de 2011 a transformé en associations toutes les Églises précédemment enregistrées, sauf les Églises reconnues figurant dans son annexe. Si elles souhaitaient continuer leurs activités en tant qu’Églises, les communautés religieuses devaient solliciter auprès du Parlement leur reconnaissance individuelle en tant que telles.
82. La Cour a estimé dans deux affaires précédentes (Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie, précitée, § 67, et Église de scientologie de Moscou, no 18147/02, § 78, 5 avril 2007) que le refus d’enregistrement donnait lieu à une ingérence dans l’exercice par une organisation religieuse de son droit à la liberté d’association et également de son droit à la liberté de religion.
83. La Cour considère que la mesure en cause en l’espèce équivalait effectivement à une suppression de l’enregistrement des communautés requérantes en tant qu’Églises, et a donc constitué une ingérence dans leurs droits consacrés par les articles 9 et 11. Elle doit donc rechercher si cette ingérence satisfait aux exigences du paragraphe 2 de ces dispositions, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime au regard de cette disposition et était « nécessaire dans une société démocratique » (voir, parmi d’autres, Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 106).
84. L’État doit user de son pouvoir à cet égard avec parcimonie ; les exceptions à la règle de la liberté d’association appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à cette liberté. À cet égard, la Cour réitère la position qu’elle a formulée dans les affaires Gorzelik et autres (précitée, §§ 94‑95), et Les témoins de Jéhovah de Moscou (no 302/02, § 100, 10 juin 2010). S’agissant de démontrer la présence de raisons impérieuses, la charge de la preuve pèse sur le gouvernement défendeur (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 85, CEDH 2013). Il incombe donc au Gouvernement de démontrer en l’espèce qu’il était nécessaire, pour poursuivre les buts légitimes qu’il invoque, d’interdire aux Églises précédemment reconnues de conserver leur statut en ce qui concerne leurs activités confessionnelles, c’est-à-dire la manifestation de leur religion.
ii. Prévue par la loi
85. Ce point n’est pas en litige entre les parties, et la Cour estime que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi, à savoir par la loi de 2011 sur les Églises.
iii. But légitime
86. Le Gouvernement soutient que l’ingérence litigieuse, si elle existe, peut être considérée comme poursuivant les buts légitimes de protection des droits et libertés d’autrui ainsi que la défense de l’ordre public, au sens de l’article 9 § 2, notamment par l’élimination des entités qui prétendent poursuivre des fins religieuses mais qui en fait recherchent uniquement des profits matériels. Les requérants contestent cette thèse.
La Cour estime que la mesure en question peut passer pour poursuivre le but légitime de la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales au regard de l’article 11 § 2, notamment en tentant de lutter contre des activités frauduleuses.
iv. Nécessaire dans une société démocratique
α) Ampleur de la marge d’appréciation
87. En ce qui concerne le principe, invoqué par le Gouvernement, dégagé dans l’affaire Kimlya et autres (précitée, § 79) selon lequel la nature contestée des enseignements de la scientologie rendait nécessaire le renvoi à l’appréciation des autorités nationales, la Cour relève que dans cette affaire elle a considéré que le manque de consensus au niveau européen ressortait du fait que les autorités de divers pays avaient commencé des procédures contre les représentants de ce groupe religieux. De l’avis de la Cour, ces actions démontrent la présence d’un litige officiel réel quant à la nature religieuse des enseignements. C’est dans ce contexte particulier que le caractère controversé d’une religion donnée peut impliquer une ample marge d’appréciation de la part de l’État pour apprécier ces enseignements.
88. Toutefois, la Cour est d’avis que cette approche ne peut être transposée automatiquement à des situations où un groupe religieux n’est tout simplement pas reconnu comme ayant le statut plein et entier d’Église dans un ou plusieurs pays européens. Cette simple absence de consensus apparent ne saurait donner lieu au même degré de déférence face à l’appréciation des autorités nationales, spécialement lorsque la question concerne le cadre de la reconnaissance de religions admises par ailleurs (antérieurement des établissements ayant le statut plein et entier d’Église) plutôt que l’acceptation même d’un certain ensemble d’enseignements controversés en tant que religion. Affirmer le contraire signifierait que des religions non traditionnelles pourraient perdre la protection de la Convention dans un pays essentiellement en raison du fait qu’elles ne sont pas légalement reconnues en tant qu’Églises dans d’autres États. Cela rendrait les garanties offertes par les articles 9 et 11 largement illusoires s’agissant de garantir des formes convenables d’organisation des religions.
89. Dès lors, la Cour considère que, même si les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans ce domaine, celle-ci ne saurait impliquer de se fier totalement à l’appréciation par les autorités nationales des religions et des organisations religieuses. Les solutions juridiques applicables adoptées dans un État membre doivent être conformes à la jurisprudence de la Cour et soumises au contrôle de celle-ci.
β) Obligations positives
90. La Cour estime que l’État a l’obligation positive de mettre en place un système de reconnaissance facilitant l’acquisition de la personnalité juridique par les communautés religieuses. Il s’agit là d’une considération valable également lorsqu’il s’agit de définir les notions de religion et d’activités religieuses. De l’avis de la Cour, ces définitions ont des répercussions directes sur l’exercice par tout individu de son droit à la liberté de religion et sont de nature à restreindre celui-ci si l’activité de la personne concernée n’est pas reconnue comme revêtant un caractère religieux. Selon le Comité des droits de l’homme des Nations unies (...), pareilles définitions ne sauraient être interprétées au détriment des formes non traditionnelles de religion – un point de vue que la Cour partage. À cet égard, elle rappelle que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État, tel que défini dans sa jurisprudence, est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de l’État quant à la légitimité des croyances religieuses (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, §§ 118 et 123, et Hassan et Tchaouch, précité, § 62). Cependant, la présente affaire ne concerne pas la définition même de la religion en droit hongrois.
91. La Cour estime en outre que les organisations religieuses n’ont aucun droit en vertu de l’article 11 combiné avec l’article 9 d’avoir un statut juridique spécifique. Les articles 9 et 11 de la Convention obligent uniquement l’État à veiller à ce que les communautés religieuses aient la possibilité d’acquérir la personnalité juridique au regard du droit civil, mais n’exigent pas qu’un statut spécifique de droit public leur soit accordé.
92. Les différences entre les statuts juridiques accordés aux communautés religieuses ne doivent pas donner une image défavorable de leurs adhérents aux yeux du grand public qui est sensible à l’appréciation officielle que l’État exprime publiquement sur une religion – et sur l’Église qui l’incarne. Dans les traditions de nombreux pays, la désignation en tant qu’Église et la reconnaissance de l’État sont les clés du statut social sans lequel la communauté religieuse peut être vue comme une secte douteuse. En d’autres termes, le refus de reconnaître une communauté religieuse en tant qu’Église peut amplifier les préjugés contre les adhérents de telles communautés, souvent de petite taille, particulièrement dans le cas de religions professant des enseignements nouveaux ou inhabituels.
93. Quant à l’appréciation des différences de statut juridique et du traitement consécutif des communautés religieuses en termes de coopération avec l’État (dans laquelle celui-ci, dans les limites de sa marge d’appréciation, choisit un modèle constitutionnel de coopération), la Cour relève en outre que ces différences ont un impact sur l’organisation de la communauté et donc sur la pratique, individuelle ou collective, de la religion. En fait, les associations religieuses ne sont pas simplement des instruments permettant de poursuivre des buts religieux individuels. Fondamentalement, elles fournissent un cadre permettant le développement de l’autodétermination individuelle et servent le pluralisme dans la société. La protection accordée à la liberté d’association pour les croyants permet aux individus de suivre des décisions collectives en vue de mener des projets communs dictés par des croyances partagées.
94. La Cour ne peut ignorer le risque que les adhérents d’une religion puissent avoir l’impression de n’être que tolérés – mais pas bienvenus – si l’État refuse de reconnaître et soutenir leur organisation religieuse tout en accordant ce bénéfice à d’autres institutions. En effet, la pratique religieuse collective sous la forme dictée par les adeptes de cette religion peut être essentielle à l’exercice sans entraves du droit à la liberté de religion. De l’avis de la Cour, pareille impression d’être en situation d’infériorité touche à la liberté de manifester sa religion.
γ) Suppression de l’enregistrement des communautés religieuses requérantes
95. La Cour relève que la promulgation de la loi de 2011 sur les Églises a eu pour effet immédiat de faire perdre leur statut aux communautés requérantes, qui avaient auparavant le statut plein et entier d’Église et pouvaient prétendre à ce titre à bénéficier de privilèges, de subventions et de donations, et de les reléguer, au mieux, au rang d’associations, c’est-à-dire à un statut qui pour une grande part ne donne pas accès à ces avantages. Certes, la décision ultérieure de la Cour constitutionnelle a nominalement mis un terme à cette ingérence. Selon le Gouvernement, cela a permis de réparer intégralement le préjudice allégué ; toutefois, les requérants estiment qu’ils n’ont jamais pu de nouveau bénéficier sans entraves de leur ancien statut.
96. Pour apprécier cette suppression de fait de l’enregistrement des communautés requérantes, il importe de noter que celles-ci avaient antérieurement été reconnues comme des Églises par les autorités hongroises en vertu d’une législation qui était en vigueur au moment de l’adhésion de la Hongrie au système de la Convention et qui est demeurée applicable jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de 2011 sur les Églises.
De plus, la Cour – tout en admettant le souci légitime du Gouvernement concernant les problèmes liés au grand nombre d’Églises qui existaient auparavant dans le pays (paragraphe 62 ci-dessus) – relève que le Gouvernement n’a pas démontré qu’il n’existait pas de solutions moins draconiennes au problème perçu par les autorités, telles que le contrôle judiciaire ou la dissolution des Églises dont le caractère abusif aurait été prouvé.
97. La Cour ne put que constater que la législation litigieuse a eu pour résultat de priver des Églises existantes et opérationnelles de leur cadre juridique, ce qui a eu dans certains cas de lourdes conséquences sur leurs finances et leur réputation.
δ) Possibilités de réenregistrer les communautés requérantes
98. La Cour relève que la législation en vigueur a mis en place un double système de reconnaissance des Églises en Hongrie. Un certain nombre d’Églises, celles qui jouissent de l’appellation d’Églises incorporées, bénéficient du statut d’Église à part entière, qui induit le droit à des privilèges, à des subventions et à des donations fiscales. Les autres associations religieuses, même si elles sont libres d’utiliser l’appellation d’« Église » depuis août 2013, sont dans une situation beaucoup moins avantageuse, et n’ont que des possibilités limitées de passer de cette catégorie à celle des Églises incorporées. Les communautés requérantes en l’espèce, qui bénéficiaient auparavant du statut plein et entier d’Église, appartiennent désormais à la deuxième catégorie, ce qui a entraîné une réduction substantielle de leurs droits et de leurs possibilités matérielles de manifester leur religion, par rapport à leur ancien statut ou à celui des Églises incorporées actuelles.
99. La Cour prend note des arguments du Gouvernement, qui semblent se focaliser d’une part sur les possibilités d’obtenir le statut d’Église incorporée et, d’autre part, sur le caractère raisonnable des conditions attachées à l’acquisition de ce statut, notamment les critères objectifs concernant la durée d’existence de l’Église et le nombre minimum de ses adhérents ainsi que l’absence de menace à la sécurité nationale, question qui relève en dernier ressort de la décision du Parlement.
100. Quant au double système de reconnaissance des Églises, la Cour estime que pareille régime peut en soi relever de la marge d’appréciation des États (Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 138, CEDH 2013). Cependant, tout régime de la sorte se rattache normalement à la tradition historique et constitutionnelle des pays qui s’en sont dotés, et un système fondé sur une Église d’État doit être considéré comme compatible avec l’article 9 de la Convention, en particulier s’il procède d’une situation antérieure à la ratification de la Convention (Darby c. Suède, 23 octobre 1990, avis de la Commission, § 45, série A no 187).
Par exemple, la Cour a précédemment admis qu’un financement additionnel de l’Église d’État sur le budget de l’État n’emportait pas violation de la Convention, eu égard au fait, parmi d’autres considérations, que les employés de l’Église d’État étaient des fonctionnaires ayant en cette qualité des droits et des obligations envers le grand public et non seulement à l’égard des membres de leur congrégation (Ásatrúarfélagið c. Islande (déc.), no 22897/08, § 34, 18 septembre 2012). D’une manière plus générale, la Cour souhaite ajouter que le fait que l’État finance des Églises et leur accorde d’autres bénéfices matériels ou financiers n’est pas incompatible avec la Convention, sous réserve que ces avantages ne soient pas discriminatoires ou excessifs, c’est-à-dire manifestement disproportionnés par rapport à ceux qui sont perçus pour des activités comparables par d’autres organisations dans une société donnée.
101. Toutefois, en l’espèce, la Cour estime que le Gouvernement n’a présenté aucun élément convaincant démontrant que la liste des Églises incorporées figurant dans l’annexe à la loi de 2011 sur les Églises, telle qu’applicable à l’heure actuelle, reflète pleinement la tradition historique hongroise, en ce qu’elle ne comprend pas les communautés religieuses requérantes et peut passer pour renvoyer à un état des choses prévalant en 1895 (...) en ignorant des évolutions historiques plus récentes.
102. La Cour relève que les décisions sur la reconnaissance des Églises incorporées appartiennent au Parlement, organe éminemment politique, qui doit adopter ce type de décisions à la majorité des deux tiers. La Commission de Venise a observé que les votes requis dépendent manifestement des résultats des élections (...) En conséquence, la décision de reconnaître ou non une Église peut être liée à des événements ou situations politiques. Pareil régime ne peut, par nature, être neutre et comprend intrinsèquement un risque d’arbitraire. Une situation dans laquelle les communautés religieuses en sont réduites à courtiser les partis politiques pour leur vote est incompatible avec l’exigence de neutralité de l’État en la matière.
103. La Cour estime qu’on ne saurait raisonnablement attendre des communautés religieuses requérantes qu’elles se soumettent à un processus qui ne s’entoure pas de garanties d’appréciation objective dans le cadre d’une procédure équitable menée par un organe non politique. (...)
104. Indépendamment de l’éventualité que la procédure de réenregistrement soit empreinte de partialité politique, la Cour juge que le refus d’enregistrement pour la non-présentation d’informations sur les principes fondamentaux d’une religion peut se justifier, dans les circonstances particulières d’une affaire, par le besoin de déterminer si la congrégation recherchant une reconnaissance présente un risque quelconque pour une société démocratique (Cârmuirea Spirituală a Musulmanilor din Republica Moldova c. Moldova (déc.), no 12282/02, 14 juin 2005). Toutefois, en l’espèce, la Cour observe que le Gouvernement n’a donné aucune raison qui justifierait d’examiner à nouveau la dangerosité potentielle pour la société des Églises en activité, encore moins de vérifier le contenu de leurs enseignements, comme le requiert implicitement la loi de 2011 sur les Églises (...) Le Gouvernement n’a pas davantage donné la preuve d’un risque réel de la part des communautés requérantes (comparer avec Église de scientologie de Moscou, précité, § 93). La Cour relève qu’à l’époque des faits celles-ci opéraient légalement en Hongrie en tant que communautés religieuses depuis plusieurs années. La Cour ne dispose d’aucun élément qui donnerait à penser que, pendant ces années, une procédure a été engagée par les autorités pour chercher à contester l’existence des communautés requérantes, notamment au motif qu’elles opéraient de manière illégale ou abusive. Pour exiger d’elles de se réenregistrer, il fallait donc s’appuyer sur des motifs particulièrement importants et impérieux (Église de scientologie de Moscou, précité, § 96, et Branche de Moscou de l’Armée du Salut, précité, § 96). En l’espèce, aucune raison de la sorte n’a été avancée par les autorités internes.
105. Toutefois, à supposer même qu’il y ait eu de tels motifs importants et impérieux, la Cour ne peut que conclure que les entités religieuses requérantes n’ont pas bénéficié d’une possibilité équitable (Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas, précité, § 92) d’obtenir le degré de reconnaissance qu’elles recherchaient, notamment eu égard à la nature politique de la procédure.
ε) Possibilités pour les communautés requérantes de bénéficier d’avantages matériels afin de manifester leur religion et de coopérer avec l’État à cet égard
106. La Cour observe que la liberté de manifester sa religion ou ses croyances en vertu de l’article 9 ne confère pas aux associations requérantes ou à leurs membres un droit de s’assurer un financement additionnel sur le budget de l’État (Ásatrúarfélagið, décision précitée, § 31) ; cela dit, elle implique d’examiner avec la plus grande minutie les subventions octroyées de manière différente à diverses communautés religieuses – et donc, indirectement, à diverses religions (voir, mutatis mutandis, Gorzelik et autres, précité, § 95).
107. La Cour a déjà reconnu que les privilèges obtenus par des sociétés religieuses, en particulier dans le domaine fiscal, facilitent la poursuite de buts religieux (Association Les Témoins de Jéhovah c. France, no 8916/05, §§ 49 et 52-53, 30 juin 2011) et qu’il existe donc une obligation incombant aux autorités de l’État en vertu de l’article 9 de la Convention de demeurer neutre dans l’exercice de leurs pouvoirs (Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 92) s’agissant d’allouer ce type de ressources et d’octroyer pareils privilèges. Dès lors que, pour remplir les obligations positives qui, selon lui, lui incombent au titre des articles 9 et 11, l’État décide volontairement d’accorder à des organisations religieuses un droit à des subventions et à d’autres avantages – ce droit tombant alors sous l’empire plus vaste de ces articles de la Convention – les mesures qu’il prend pour octroyer pareils avantages ne peuvent revêtir un caractère discriminatoire (voir, mutatis mutandis, E.B. c. France [GC], no 43546/02, §§ 48-49, 22 janvier 2008, et Savez crkava « Riječ života » et autres c. Croatie, no 7798/08, § 58, 9 décembre 2010). De même, si l’État décide de réduire ou de retirer certains bénéfices accordés à des organisations religieuses, pareille mesure ne doit pas davantage être discriminatoire.
108. De l’avis de la Cour, il convient de laisser aux États une liberté considérable dans le choix des formes de coopération avec les diverses communautés religieuses, particulièrement au vu du fait que celles-ci diffèrent largement les unes des autres en ce qui concerne leur organisation, leur nombre d’adhérents et les activités qui découlent de leurs enseignements respectifs. Tel est particulièrement le cas lorsque l’État entreprend de sélectionner les partenaires avec lesquels il a l’intention de collaborer dans le cadre de certaines activités. La prérogative de l’État décrite ci-dessus prend une importance encore plus grande lorsqu’il s’agit de tâches publiques et sociétales assumées par les communautés religieuses, mais qui n’ont pas de lien direct avec leur vie spirituelle (qui ne sont pas connexes, par exemple, à des activités caritatives liées à leurs obligations religieuses). Dans ce contexte, les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation s’agissant d’organiser leurs relations avec les communautés religieuses. À cet égard, la Cour prend note du contexte particulier des relations entre l’État et les Églises en Hongrie, et en particulier du fait que les Églises hongroises ont été soumises à des mesures les privant de leurs droits après 1945 (...)
109. Lorsqu’il choisit des partenaires aux fins de l’externalisation de tâches d’intérêt public, l’État ne doit opérer aucune discrimination entre les communautés religieuses. Lorsque l’État a choisi de coopérer avec des communautés religieuses, le principe de neutralité de l’État exige que le choix de ses partenaires se fonde sur des critères fiables relatifs, par exemple, à leurs capacités matérielles. Les différences établies par l’État en matière de reconnaissance, de partenariat et de subventions ne doivent pas générer une situation dans laquelle les adhérents d’une communauté religieuse auraient l’impression d’être des citoyens de seconde zone, pour des raisons religieuses, en raison d’une position de l’État moins favorable envers leur communauté.
110. La Cour observe qu’en vertu du droit hongrois les Églises incorporées bénéficient d’un traitement préférentiel, en particulier dans le domaine de la fiscalité et des subventions (...) Les avantages obtenus par ces institutions sont substantiels et les aident à assumer des activités religieuses en raison de leur forme organisationnelle spécifique.
111. De l’avis de la Cour, la liberté accordée aux États en matière de réglementation de leurs relations avec les Églises devrait s’étendre à la possibilité de modifier ce type de privilèges par le biais de mesures législatives. Toutefois, cette liberté ne peut être étendue au point de compromettre la neutralité et l’impartialité requises de l’État dans ce domaine.
En l’espèce, la suppression de certains avantages (résultant du refus de réenregistrer des Églises et de la perte consécutive du statut d’Église incorporée) a concerné seulement certaines congrégations, dont les communautés requérantes. Certes, il semble que celles-ci ne remplissaient pas les critères cumulatifs établis par le législateur, notamment quant au nombre minimum d’adhérents et à la durée minimum d’existence. Ces critères auraient mis les communautés requérantes, dont certaines sont nouvelles et/ou de petite taille, dans une situation désavantageuse au mépris des exigences de neutralité et d’impartialité. Quant à la condition tenant à la durée d’existence des groupes religieux, la Cour admet que la fixation d’une période minimale raisonnable peut être nécessaire dans le cas de groupes religieux nouvellement établis et inconnus. Mais cette condition est difficile à justifier dans le cas de groupes religieux qui ont été instaurés lorsque les restrictions sur la vie confessionnelle ont été levées après la fin du régime communiste en Hongrie et que les autorités compétentes devraient connaître à présent, même s’ils ne remplissent pas tout à fait les critères requis quant à la durée d’existence. À cet égard, la Cour prend note du point de vue de la Commission de Venise selon laquelle les durées fixées sont excessives (...)
112. La Cour ne voit rien qui indique que les entités requérantes ont été empêchées de pratiquer leur religion en tant que personne morale, c’est-à-dire en tant qu’association, un statut qui leur assure une autonomie formelle par rapport à l’État. Néanmoins, en vertu de la législation en vigueur, les associations religieuses ne peuvent pas s’engager dans certaines activités religieuses pratiquées par les Églises, ce qui, de l’avis de la Cour, a des répercussions sur le droit de ces dernières à la liberté collective de religion. La Cour relève à cet égard que, dans sa décision no 6/2013 (III. 1.), la Cour constitutionnelle a énuméré, de manière non exhaustive, huit privilèges conférés seulement aux Églises (...) En particulier, seules les Églises incorporées ont le droit de percevoir des sommes correspondant à 1 % de l’impôt sur le revenu déclaré par les croyants et la subvention correspondante de l’État. Ces sommes sont censées soutenir des activités confessionnelles. Pour cette raison, la Cour estime que pareille discrimination, loin de répondre à l’exigence de neutralité de l’État et de reposer sur une justification objective, impose un fardeau aux croyants des petites communautés religieuses sans raison objective et valable.
113. À cet égard, la Cour ajoute que dès lors que l’État, en conformité avec les articles 9 et 11, décide légitimement de retenir un système dans lequel il est constitutionnellement mandaté pour adhérer à une religion particulière (Darby, précité), comme tel est le cas dans certains pays européens, et qu’il accorde des avantages publics uniquement à certaines entités religieuses et non à d’autres en vue de la poursuite de buts d’intérêt public prescrits par la loi, il doit le faire sur la base de critères raisonnables relatifs à la poursuite d’intérêt public (voir, par exemple, Ásatrúarfélagið, décision précitée).
114. Eu égard à ces considérations, la Cour juge inutile de rechercher s’il y a discrimination en ce qui concerne le fonctionnement des cimetières, des publications religieuses et la production et la vente d’objets religieux, qui sont souvent liés à la pratique religieuse. De même, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il existe des différences dans les possibilités d’enseigner la religion, dans l’emploi et dans la coopération avec l’État s’agissant de mener des activités d’intérêt public.
ζ) Conclusion
115. La Cour conclut que les autorités hongroises ont violé leur obligation de neutralité vis-à-vis des communautés requérantes, en privant totalement celles-ci du statut d’Église plutôt qu’en appliquant des mesures moins restrictives, en établissant une procédure de réenregistrement à caractère politique dont la justification en soi est douteuse, et, finalement, en traitant les communautés requérantes différemment des Églises incorporées non seulement quant aux possibilités de coopération mais également en ce qui concerne le droit à des avantages liés à des activités confessionnelles. Ces éléments, pris isolément ou combinés, suffisent à la Cour pour conclure que les mesures litigieuses ne peuvent passer pour justifiées par un « besoin social impérieux ».
Dès lors, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention, lu à la lumière de l’article 9.
(...)
PAR CES MOTIFS, LA COUR
(...)
6. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 11, lu à la lumière de l’article 9 de la Convention ;
(...)
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 8 avril 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Spano, à laquelle se rallie le juge Raimondi.
G.RA.
S.H.N.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE SPANO
À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE RAIMONDI
(Traduction)
I.
1. Si l’on enlève une à une les différentes couches de complexité liées aux faits de l’espèce, les éléments principaux qui demeurent sont, pour l’essentiel, les suivants.
2. Pendant l’ère communiste, les entités religieuses en Hongrie furent privées de leurs biens conformément à la doctrine politique communiste concernant la pratique de la religion. Après la chute du communisme en 1989, l’État décida d’accorder des subventions en contrepartie des biens précédemment confisqués aux Églises et de s’engager dans une collaboration intensive avec certaines Églises bien établies. En outre, des conditions d’enregistrement flexibles furent prévues par la loi hongroise de 1990 sur les Églises, applicable aux Églises nouvellement établies. Les Églises enregistrées en vertu de cette loi se virent offrir des avantages matériels sur le budget de l’État, sous la forme d’un revenu direct perçu sur l’impôt ou par d’autres moyens budgétaires indirects.
3. Les modalités souples d’enregistrement et le régime de collaboration entre les Églises et l’État en vertu de la loi de 1990 sur les Églises eurent pour conséquence de créer un vaste système d’activités religieuses associatives. En 2011, 406 entités religieuses avaient été enregistrées en Hongrie, la majorité d’entre elles étant partiellement financées, directement ou indirectement, par l’État.
4. Pour répondre à cette situation, le Gouvernement adopta en 2011 la loi sur les Églises, qui eut pour effet de mettre un terme au système antérieur, en reclassant toutes les entités religieuses enregistrées en Églises incorporées ou en organisations menant des activités religieuses. Les premières recevaient toujours des avantages matériels sur le budget de l’État, tandis que les secondes ne les percevaient plus. Les entités religieuses, qui furent invitées à demander le statut privilégié d’Églises incorporées aux fins de recevoir des avantages matériels de l’État, ne perdirent cependant pas la personnalité morale ni ne furent menacées de dissolution à proprement parler, sauf si elles ne montraient aucun intérêt pour continuer leurs activités en vertu de la nouvelle législation.
5. Ainsi que je me propose de l’expliquer de manière plus exhaustive ci‑dessous, je ne peux souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu ingérence dans les droits des requérants au titre des articles 9 et 11 de la Convention. Le présent arrêt élargit la portée de l’article 9, lu isolément ou combiné avec l’article 11, en ce qui concerne l’activité religieuse associative, à un point qui n’est conforme ni à l’esprit ni à la lettre de ces dispositions, ni à leur développement dans la jurisprudence de la Cour. Avec tout le respect que je dois à la majorité, je me dois donc d’exprimer une opinion dissidente.
II.
6. L’article 9 § 1 de la Convention dispose expressément que le droit à la liberté de religion implique « la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ». Il ressort clairement de ce texte que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction est au cœur du droit garanti par l’article 9. La notion de manifestation est précisée dans le texte, qui énonce que ce droit comprend la liberté de manifester sa religion ou sa conviction par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Pour être considéré comme une manifestation en ce sens, l’acte doit donc être étroitement lié aux convictions. Toute mesure de l’État qui entrave, directement ou indirectement, la capacité d’un individu, qu’il soit seul ou en communauté avec d’autres, de manifester sa religion ou sa conviction selon les modalités prévues par l’article 9 § 1 constituera donc une atteinte à cette liberté qui devra être justifiée au regard du paragraphe 2 du même article. À l’inverse, si un individu peut, sans obstacle ou inconvénient indu, manifester sa religion ou sa conviction en dépit de la mesure constituant prétendument une ingérence, aucune question ne se posera en principe sous l’angle de l’article 9.
7. Les communautés religieuses existant traditionnellement sous la forme de structures organisées, l’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11 de la Convention qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État. L’autonomie des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la protection offerte par l’article 9 (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 62, CEDH 2000-XI, et Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, no 40825/98, § 61, 31 juillet 2008).
8. La Cour a constamment déclaré qu’un refus par les autorités internes d’accorder la personnalité juridique à une association d’individus s’analyse en une ingérence dans l’exercice des requérants de leur droit à la liberté d’association (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no [44158/98](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2244158/98%22%5D%7D), § 52 et suivants, CEDH 2004‑I, Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, §§ 31 et suivants, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, et Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 62). Dans les cas mettant en jeu l’organisation de la communauté religieuse concernée, la Cour a également jugé que le refus de reconnaître celle-ci emportait ingérence dans le droit des requérants à la liberté de religion au titre de l’article 9 de la Convention (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no [45701/99](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2245701/99%22%5D%7D), § 105, CEDH 2001-XII).
9. Outre les garanties de la liberté religieuse associative consacrées par l’article 9, lu à la lumière de l’article 11 de la Convention, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch, précité, § 78). L’État se doit donc au regard de l’article 14 d’être neutre et impartial dans l’exercice de son pouvoir de réglementation en la matière et dans sa relation avec les divers religions, cultes et croyances (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 116, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 97, et Savez crkava « Riječ života » et autres c. Croatie, no [7798/08](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%227798/08%22%5D%7D), § 88, 9 décembre 2010). L’obligation incombant aux autorités de l’État au titre de l’article 9 de demeurer neutres dans l’exercice de leurs pouvoirs dans le domaine religieux, et l’exigence au titre de l’article 14 de ne pas se livrer à une discrimination fondée sur la religion, exige que si un État met en place un système visant l’octroi d’avantages matériels à des groupes religieux, par exemple par le biais d’un système d’impôts, tous les groupes religieux qui le souhaitent doivent avoir une possibilité équitable de demander ce statut et les critères établis doivent être appliqués de manière non discriminatoire pour des motifs objectifs et raisonnables (voir, mutatis mutandis, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 92, et Ásatrúarfélagið c. Islande (déc.), no 22897/08, § 34, 18 septembre 2012).
III.
10. Au paragraphe 81 de l’arrêt, la majorité observe que les communautés requérantes existaient et opéraient en Hongrie en tant qu’Églises enregistrées par le tribunal compétent, conformément à la loi de 1990 sur les Églises. La loi de 2011 « a transformé en associations toutes les Églises précédemment enregistrées, sauf les Églises reconnues figurant dans son annexe. Si elles souhaitaient continuer leurs activités en tant qu’Églises, les communautés religieuses devaient solliciter auprès du Parlement leur reconnaissance individuelle en tant que telles ».
11. La majorité se réfère ensuite, au paragraphe 82, à deux arrêts précédents de la Cour (Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie, no 72881/01, § 67, CEDH 2006-XI, et Église de scientologie de Moscou c. Russie, no 18147/02, § 78, 5 avril 2007) dans lesquels la Cour a estimé que le « refus d’enregistrement » donnait lieu à une ingérence dans l’exercice par une organisation religieuse de son droit à la liberté d’association et également de son droit à la liberté de religion. Sur cette base, elle conclut au paragraphe 83 que « la mesure en cause (...) équiv[aut] effectivement à une suppression de l’enregistrement des communautés requérantes en tant qu’Églises, et (...) constitu[e] une ingérence dans leurs droits consacrés par les articles 9 et 11 ».
IV.
12. À la lumière du texte, de l’objet et du but de l’article 9, combiné avec l’article 11, et de la jurisprudence constante de la Cour, j’estime que, contrairement à ce que conclut la majorité, les requérants n’ont pas réussi à démontrer de manière générale et abstraite que la mesure adoptée par le législateur hongrois, qui a pris la forme de la loi de 2011 sur les Églises, a constitué une ingérence, directe ou indirecte, dans leur liberté de manifester leur religion ou leurs convictions, au sens évoqué au paragraphe 6 ci-dessus. Ni la loi de 2011 sur les Églises ni ses modifications ultérieures n’ont eu, en général, des répercussions sur la personnalité juridique des requérants. Finalement, il n’a pas été à proprement parler mis un terme à leur enregistrement ; elles ont seulement été placées dans une autre catégorie aux fins de l’octroi d’avantages publics ou de l’éligibilité pour passer des accords de coopération avec l’État. Aucune d’entre elles n’a été menacée de dissolution par l’État, à l’exception de celles qui ne déclaraient pas leur intention de continuer leurs activités. Ainsi, les deux affaires précédemment traitées par la Cour et citées par la majorité au paragraphe 82 de l’arrêt (paragraphe 11 ci-dessus) sont hors de propos quant à la question de savoir s’il y a eu une ingérence dans la présente affaire.
13. En réalité, comme la Cour le déclare sans équivoque au paragraphe 112, il n’y a en réalité « rien qui indique que les entités requérantes ont été empêchées de pratiquer leur religion en tant que personne morale, c’est-à-dire en tant qu’association, un statut qui leur assure une autonomie formelle par rapport à l’État » en conséquence de l’adoption de la loi de 2011 sur les Églises ou de ses modifications ultérieures. À la lumière de la jurisprudence de la Cour sur la liberté de religion associative au regard des articles 9 et 11, il aurait fallu s’arrêter là. Le fait que « les adhérents d’une communauté religieuse [aient] l’impression d’être des citoyens de seconde zone, pour des raisons religieuses, en raison d’une position de l’État moins favorable envers leur communauté » (paragraphe 109 de l’arrêt) est hors de propos au regard des articles 9 et 11, si les intéressés ne sont pas empêchés de manifester leurs convictions religieuses, en forme et en substance, au sein d’associations légalement reconnues. Il convient de souligner que la Cour, reprenant un avis antérieur de la Commission européenne, a toujours dit qu’un système fondé sur une Église d’État ne peut passer en soi pour emporter violation de l’article 9 (Darby c. Suède, 23 octobre 1990, avis de la Commission, § 45, série A no 187, et Ásatrúarfélagið, décision précitée, § 27).
14. Il importe de souligner qu’avant aujourd’hui, la Cour n’a jamais dit que la décision d’un État de retirer des avantages matériels qu’il avait précédemment accordés à des entités religieuses dûment enregistrées et jouissant de la personnalité juridique constituait, en soi, une ingérence dans la liberté de manifester une religion ou une croyance au regard de l’article 9, interprété à la lumière de l’article 11. Ainsi qu’il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour, citée au paragraphe 9 ci‑dessus, un grief défendable au titre de la Convention n’est soulevé à cet égard que si un requérant peut démontrer, faits à l’appui, que, dans l’exercice de ses pouvoirs réglementaires, l’État a retiré des avantages matériels à une entité religieuse tout en accordant pareils avantages à d’autres, et que cette différence de traitement n’est pas justifiée par des motifs objectifs et raisonnables. Par sa nature même, une appréciation de la sorte au regard de l’article 14 de la Convention nécessite un examen individuel pour déterminer s’il y a eu discrimination. Partant, la Cour aurait dû examiner le grief des requérants sur la base de l’article 14, combiné avec les articles 9 et 11 de la Convention. Mais la majorité a refusé d’examiner cette partie du grief séparément, décision dont je me dissocie. C’est pourquoi je n’exprimerai aucun point de vue sur les questions au regard de l’article 14 dans la présente opinion.
15. En conclusion, la Cour doit toujours garder à l’esprit que la portée des droits et libertés garantis par la Convention n’est pas illimitée, et doit être précisée dans le texte même de la disposition pertinente, telle qu’interprétée raisonnablement à la lumière de son objet et de son but. Une expansion démesurée de la portée des dispositions matérielles de la Convention risquerait de compromettre la légitimité de l’ensemble du système européen de supervision des droits de l’homme.