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17/06/2014 | CEDH | N°001-144921

CEDH | CEDH, AFFAIRE ASLAN ET SEZEN c. TURQUIE (N° 2), 2014, 001-144921


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ASLAN ET SEZEN c. TURQUIE (No 2)

(Requête no 15066/05)

ARRÊT

STRASBOURG

17 juin 2014

DÉFINITIF

17/09/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Aslan et Sezen c. Turquie (no 2),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul

Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 ma...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ASLAN ET SEZEN c. TURQUIE (No 2)

(Requête no 15066/05)

ARRÊT

STRASBOURG

17 juin 2014

DÉFINITIF

17/09/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Aslan et Sezen c. Turquie (no 2),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 mai 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 15066/05) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants turcs, M. Memet Aslan et Mme Zozan Sezen (« les requérants »), ont saisi la Cour le 25 mars 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me E. Aslaner, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants invoquent une violation des articles 6 et 10 de la Convention.

4. Le 27 août 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1952 et en 1976 et résident à Hambourg (Allemagne) et Istanbul. À l’époque des faits, la requérante était la propriétaire d’un journal bimensuel, Dema Nu, et le requérant en était le rédacteur en chef.

6. Dans son édition du 30 avril 2002, Dema Nu publia des articles intitulés « Agression au Newroz de Berne et les réactions » (Bern Newrozuna Saldırı ve Tepkiler), « Ce qu’il se passe, quel est le changement » (Olup biten ne, değişen ne), « Vive le 1er mai » (1 Mayıs kutlu olsun), « Les Kurdes ne sont pas une minorité » (Kürtler azınlık değil) et « Le kémalisme et les Kurdes » (Kemalizm ve kürtler).

7. L’écrit intitulé « Vive le 1er mai » était une déclaration du Parti socialiste du Kurdistan (« le PSK ») qui célébrait la fête du travail et critiquait les différentes politiques gouvernementales relatives entre autres à l’interdiction de célébration du 1er mai, la montée du chômage et l’interdiction d’utiliser la langue kurde.

8. Le 4 mai 2002, à la demande du procureur de la République, le juge assesseur près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul (ci-après « la cour de sûreté de l’État ») rendit une ordonnance de référé portant saisie des exemplaires du numéro du journal susmentionné, en application de l’article 28 de la Constitution, ainsi que de l’article 86 du code de procédure pénale et de l’article 2 § 1 additionnel de la loi no 5680 relative à la presse.

9. Par un acte d’accusation du 30 mai 2002, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État requit notamment la condamnation des requérants en raison de la publication dans leur journal de la déclaration d’une organisation terroriste. Il leur reprocha également d’avoir fait de la propagande en faveur d’organisations illégales et séparatistes. À cet égard, il requit notamment l’application de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi no 3713 ») prise en les deuxième et dernier paragraphes de son article 6 et en les premier, deuxième et dernier paragraphes de son article 8.

10. Devant la cour de sûreté de l’État, les requérants se prévalurent de la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

11. Par un jugement du 29 septembre 2003, la cour de sûreté de l’État reconnut les requérants coupables d’une infraction à l’article 6 § 2 de la loi no 3713 en raison de la publication de l’écrit intitulé « Vive le 1er mai », considérant que celui-ci constituait une déclaration émanant d’une organisation terroriste illégale, à savoir le PSK, publiée à l’occasion du 1er mai. Elle condamna Mme Sezen et M. Aslan respectivement à des amendes de 450 000 000 anciennes livres turques (TRL) (soit environ 280 euros (EUR) selon le taux de change en vigueur à cette date) et de 225 000 000 TRL (soit environ 140 EUR selon le taux de change en vigueur à cette date). Elle ordonna également l’interdiction de la publication pour une durée de sept jours, en application de l’article 2 § 1 additionnel de la loi sur la presse no 5680. Quant aux autres chefs d’accusation, elle acquitta les requérants, eu égard notamment à la suppression des infractions reprochées par le législateur.

12. Le 4 novembre 2004, la Cour de cassation confirma ce jugement.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

13. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l’arrêt Gözel et Özer c. Turquie (nos 43453/04 et 31098/05, § 23, 6 juillet 2010).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

14. Les requérants allèguent que leur condamnation a enfreint leur droit à la liberté d’expression, tel que prévu par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »

15. Le Gouvernement conteste cette thèse.

16. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence de l’État en l’espèce, consistant en l’inculpation des requérants pour l’infraction précitée, était prévue par la loi (Belek c. Turquie, nos 36827/06, 36828/06 et 36829/06, § 26, 20 novembre 2012) et poursuivait un but légitime, à savoir le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 45, 6 juillet 2010). Elle souscrit à cette appréciation et observe que, en l’occurrence, le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

17. La Cour rappelle avoir déjà traité d’affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce et avoir constaté la violation de l’article 10 de la Convention (Gözel et Özer, précité). Elle examinera donc la présente affaire à la lumière de cette jurisprudence.

18. À cet égard, elle note que l’écrit litigieux était une déclaration du PSK qui célébrait la fête du travail et critiquait les différentes politiques gouvernementales relatives entre autres à l’interdiction de la célébration du 1er mai, la montée du chômage et l’interdiction d’utiliser la langue kurde.

19. La Cour a ainsi porté une attention particulière aux termes employés dans cet article et au contexte de sa publication, en tenant compte des circonstances qui entouraient le cas soumis à son examen, en particulier des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999). Elle constate que, pris dans son ensemble, ce texte ne contenait aucun appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu’il ne constituait pas un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération.

20. Ayant examiné les motifs avancés par les juges nationaux pour condamner les requérants, la Cour conclut qu’ils ne sauraient être considérés, en tant que tels, comme suffisants pour justifier l’ingérence faite dans le droit des intéressés à la liberté d’expression (paragraphe 11 ci-dessus). Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Gözel et Özer (précitée, § 64).

21. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

22. Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants se plaignent d’une atteinte au principe de l’égalité des armes et dénoncent la procédure de saisie du journal litigieux, compte tenu de la place occupée dans la salle d’audience par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État, lequel siégeait selon eux au même rang que les juges.

A. S’agissant du grief tiré de l’emplacement du procureur dans la salle d’audience

23. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. Il estime que, selon le droit de la procédure pénale turc, le procureur de la République exécute une fonction au nom de la société. Il indique que, par rapport à un suspect donné, le procureur de la République est chargé de rechercher et collecter les preuves à charge, ainsi que celles à décharge. Dès lors, selon le Gouvernement, la place occupée dans la salle d’audience, lors des sessions de la cour de sûreté de l’État, par le procureur de la République représentait un simple formalisme pour indiquer la fonction de celui-ci. Le Gouvernement estime que cet élément ne peut pas porter atteinte au principe de l’égalité des armes. Pour appuyer sa thèse, il se réfère à la décision Teslim Töre c. Turquie (no 50744/99, 19 mai 2005).

24. La Cour rappelle avoir estimé, dans des décisions antérieures, que la circonstance dénoncée ne suffisait pas à mettre en cause l’égalité des armes, dans la mesure où, si elle donnait au procureur une position « physique » privilégiée dans la salle d’audience, elle ne plaçait pas l’accusé dans une situation de désavantage concret pour la défense de ses intérêts (Chalmont c. France (déc.), no 72531/01, CEDH, 9 décembre 2003, et Carballo et Pinero c. Portugal (déc.), no 31237/09, 21 juin 2011, et Diriöz c. Turquie, no 38560/04, §§ 22-26, 31 mai 2012).

25. En l’occurrence, elle considère que les circonstances de l’espèce ne présentent aucune particularité permettant de se départir de sa jurisprudence établie en la matière. Partant, le grief est irrecevable pour défaut manifeste de fondement et il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

B. S’agissant du grief tiré de la procédure de saisie du journal

26. Au regard de leur droit à la liberté d’expression, les requérants se plaignent de la décision du 4 mai 2002 par laquelle la cour de sûreté de l’État avait ordonné la saisie du numéro du journal litigieux, selon eux à la seule demande du procureur et en l’absence de tout examen au fond de l’article incriminé.

27. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes et du non-respect du délai de six mois.

28. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sur le terrain de l’article 10 de la Convention (paragraphe 21 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné les principales questions juridiques soulevées par la présente affaire. Au vu de l’ensemble des faits de la cause, elle considère qu’il n’y a lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien-fondé du grief tiré de l’article 6 de la Convention, pour autant qu’il porte sur la procédure de saisie du journal en question (Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 64, 10 mai 2007, et Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 72, CEDH 2012).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

29. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

30. Les requérants réclament, pour chacun, réclament 23 866,64 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 10 000 EUR au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subis.

31. Le Gouvernement conteste ces sommes.

32. En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour relève que les amendes infligées aux requérants sont la conséquence directe de la violation constatée sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Il y a donc lieu d’ordonner le remboursement intégral des sommes qu’ils ont acquittées à ce titre. Partant, la Cour alloue la somme de 280 EUR à Mme Sezen et la somme de 140 EUR à M. Aslan pour dommage matériel.

33. Quant au dommage moral, la Cour admet que les circonstances de l’espèce ont pu causer aux requérants un certain désarroi. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, et eu égard aux sommes accordées au même titre dans les affaires similaires (voir, parmi d’autres, Belek, précité, § 38), elle alloue 1 500 EUR à chacun des requérants pour dommage moral.

B. Frais et dépens

34. Les requérants demandent également 1 966,32 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour et les juridictions internes. À l’appui de cette demande, l’avocat des requérants a présenté à la Cour le barème tarifaire appliqué par l’association des barreaux de Turquie.

35. Le Gouvernement conteste cette somme.

36. Compte tenu de l’absence de documents pertinents et des critères mentionnés dans sa jurisprudence, la Cour rejette cette demande (Ato c. Turquie, no 29873/02, § 27, 8 juin 2010).

C. Intérêts moratoires

37. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention ;

2. Déclare la requête irrecevable pour autant qu’elle porte sur le grief tiré de l’article 6 de la Convention concernant l’emplacement du procureur dans la salle d’audience ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le bien-fondé du grief tiré de l’article 6 de la Convention quant à la procédure de saisie du journal litigieux ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans sa monnaie nationale au taux applicable à la date du règlement :

i) 280 EUR (deux cent quatre-vingts euros) à Mme Sezen et 140 EUR (cent quarante euros) à M. Aslan, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour dommage matériel,

ii) 1 500 EUR (mille cinq cents euros), à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 juin 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-144921
Date de la décision : 17/06/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : ASLAN ET SEZEN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ASLANER E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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