PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MARINIS c. GRÈCE
(Requête no 3004/10)
ARRÊT
STRASBOURG
9 octobre 2014
DÉFINITIF
09/01/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Marinis c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 septembre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 3004/10) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet État, M. Sotirios Marinis (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 décembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Mes I. Ktistakis et K. Panagiotopoulos, avocats à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. V. Kyriazopoulos, assesseur auprès du Conseil juridique de l’État, et Mme M. Yermani, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.
3. Le requérant allègue une violation de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.
4. Le 22 mai 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1968 et réside à Athènes.
6. Il est marié depuis le 29 juillet 2009 avec T.P., la mère d’un enfant né le 17 septembre 1999, C.
7. D’après le requérant, de novembre 1998 à mars 1999 – période décisive quant à la conception de l’enfant –, T.P. et lui-même entretenaient une relation durable, constante et stable, au cours de laquelle ils avaient des rapports sexuels très fréquents. Selon lui, cette relation avait commencé en mars 1997, et elle s’était poursuivie quand T.P. avait déménagé à Bucarest – où lui-même exerçait une activité commerciale – puis lorsque T.P. avait emménagé, à nouveau, fin novembre 1998, en Grèce. Le requérant et T.P. se fiancèrent à Athènes le 31 mars 1998, mais leur relation prit fin à la mi-mars 1999.
8. Le 2 mai 1999, T.P. se maria avec C.P. dans la ville de Komotini. Elle se trouvait alors à son quatrième mois de grossesse. Les relations entre les deux époux se dégradèrent assez vite et ils se séparèrent de corps. T.P. quitta le domicile conjugal en emmenant C. avec elle. Afin de récupérer l’enfant, C.P. se rendit chez la mère de T.P. auprès de laquelle cette dernière avait laissé C. afin de pouvoir s’installer à Athènes. La garde de C. fut l’objet de plusieurs procédures judiciaires et fut finalement confiée à C.P.
9. Le 20 novembre 2002, le tribunal de première instance de Rhodopi prononça le divorce par consentement mutuel de T.P. et C.P. T.P. ne contesta jamais la paternité de C.P., et, dans tous les documents déposés par elle devant les juridictions grecques, elle indiquait que le père de son enfant était C.P. et que le seul désaccord qu’elle avait avec lui après la dissolution de leur mariage portait sur la garde de l’enfant.
10. Le 8 août 2003, le tribunal correctionnel de Komotini condamna T.P. à une peine d’emprisonnement de deux mois avec sursis car elle avait été arrêtée en train de se prostituer sans posséder une autorisation à cet effet. À la suite de cette condamnation, C.P. demanda au tribunal de première instance de Rhodopi de revoir les termes du droit de visite des deux ex-époux sur C. Le 1er décembre 2003, le tribunal maintint le droit de visite de T.P., mais supprima la possibilité pour l’enfant de passer la nuit chez sa mère.
11. Le 12 août 2004, le même tribunal rejeta une demande de T.P. visant à l’obtention de la modification du droit de visite.
12. Le 31 décembre 2004, le requérant se rendit à Komotini, au domicile de la mère de T.P. où était aussi présente C. Au cours de cette visite, le mari de la mère de T.P. aurait confié au requérant que ce dernier était le père de l’enfant et que T.P. le lui aurait caché en raison d’un accord conclu par elle avec son ex-mari pour lui accorder l’autorité parentale en échange d’un divorce par consentement mutuel. T.P. aurait confirmé ces dires au requérant ultérieurement par téléphone.
13. À compter du 17 janvier 2005, le requérant tenta, mais sans succès, de réaliser des tests ADN afin d’établir sa paternité, T.P. ayant, explique‑t‑il, refusé de se soumettre à des prélèvements sanguins.
14. Le 11 avril 2005, T.P. et C.P. signèrent un accord relatif à l’autorité parentale sur C. et au droit de visite. C.P. se voyait confier l’autorité parentale et T.P. avait un droit de visite avec possibilité pour l’enfant de passer la nuit chez sa mère.
15. Le 9 juin 2005, le requérant demanda au tribunal de grande instance de Rhodopi d’attribuer la garde provisoire de C. à la grand-mère de celle-ci (mère de T.P.).
16. Le 16 juin 2005, le requérant introduisit devant le tribunal de première instance de Rhodopi une action en contestation de la paternité présumée de l’ex-mari de T.P. Il soutenait qu’il avait qualité pour agir car il aurait eu des rapports sexuels avec T.P. pendant la période décisive de conception de l’enfant et il serait le père naturel de cette dernière. Il ajoutait que C.P. n’aurait pas eu de rapports sexuels avec T.P. pendant ladite période de conception. Il indiquait aussi que l’action n’était pas prescrite : d’après lui, le délai de prescription était suspendu au motif qu’il n’avait eu connaissance que tardivement de la naissance de l’enfant et du lien de filiation entre celui-ci et lui-même, précisant que ces informations lui auraient été cachées par T.P. de manière frauduleuse.
17. Le 8 juillet 2005, le tribunal de grande instance de Rhodopi désigna comme tutrice spéciale de C. sa grand-mère afin que celle-ci la représente dans la procédure en contestation de paternité.
18. L’audience eut lieu le 16 novembre 2005. T.P., C.P. et C., qui était représentée par sa grand-mère, n’étaient pas présents.
19. Le 14 décembre 2005, le tribunal de première instance de Rhodopi rejeta l’action du requérant. Il jugea que l’action en contestation de paternité était irrecevable étant donné que le requérant ne faisait pas partie des personnes ayant qualité pour agir en vertu de l’article 1469 al. 5 du code civil (« le CC »). Il relevait que le requérant avait entretenu une relation avec la mère à une période précédant le mariage avec le père putatif et que, par conséquent il était exclu qu’ait eu lieu au cours de cette période une séparation de corps des époux – laquelle était une condition indispensable pour avoir qualité pour agir en contestation de paternité dans le cas de tiers ayant eu des rapports sexuels avec la mère.
20. Le 28 décembre 2005, le requérant interjeta appel contre ce jugement devant la cour d’appel de Thrace. Il soutenait que le tribunal de première instance avait mal interprété et appliqué l’article 1469 al. 5 du CC, lequel devait s’appliquer, d’après lui, à la situation d’un homme qui avait eu des rapports sexuels avec la mère d’un enfant pendant la période déterminante de sa conception et alors que celle-ci était célibataire. Selon lui, le but du législateur était d’exclure la possibilité de contester la présomption de paternité, prévue à l’article 1465 du CC, par le père biologique, dans le cas où, pendant la période de la conception, les époux avaient poursuivi une vie commune. Le plaignant ajoutait que, si la condition d’absence de vie commune, nécessaire pour avoir qualité pour agir, était remplie lorsqu’il y avait séparation après le mariage, elle l’était également dans le cas où il n’y avait pas encore de mariage. Il considérait que c’était par inadvertance et non par choix que cette dernière hypothèse n’avait pas été prévue par le législateur.
21. T.P., C.P. et la grand-mère de C. déposèrent des observations dans lesquelles ils demandaient le rejet de l’action du requérant. Ils soutenaient que cette action était « mensongère », « incompréhensible » et sans « aucun rapport avec la réalité ». T.P. et C.P. affirmaient que leur rencontre avait eu lieu en novembre 1998, qu’ils avaient décidé d’habiter ensemble à Komotini, que la conception de C. était estimée avoir eu lieu entre le 11 décembre 1998 et le 20 décembre 1998 et qu’à cette période le requérant se trouvait en Roumanie.
22. Le 24 janvier 2007, la cour d’appel débouta le requérant.
Les passages pertinents en l’espèce de son arrêt se lisent ainsi :
« (...) Ainsi, avec cette disposition [article 1469 al. 5 du code civil], le but du législateur est manifeste et consiste en la protection du mariage et de la famille, ainsi que de l’enfance et de l’intérêt de l’enfant, lequel prévaut sur [celui du] géniteur naturel qui souhaite le rétablissement de la vérité biologique. De plus, compte tenu du but du législateur, les limitations à la contestation de paternité [relative à] un enfant né pendant le mariage sont justifiées afin que le droit de contester la paternité ne soit pas étendu à d’autres personnes en plus de celles prévues, dans la mesure où cette extension servirait des intérêts autres que ceux du rétablissement de l’ordre familial. Par conséquent, il ne s’impose pas d’étendre l’article 1469 al. 5 du code civil à l’homme avec lequel la mère célibataire avait une relation durable et des rapports sexuels pendant la période décisive de conception, mais [qui] s’est mariée par la suite avec un autre homme et [dont] l’accouchement a eu lieu pendant le mariage.(...) Il est donc manifeste que le législateur n’a volontairement pas prévu l’extension des dispositions de l’article 1469 al. 5 [du code civil] à la situation précitée (...), et il n’y a pas dans cet article d’imprécision ni de vide qui exigerait une interprétation extensive pour [y remédier] (...). »
23. Le 13 février 2007, le requérant se pourvut en cassation. Dans son premier moyen, il soutenait que la cour d’appel avait mal interprété et appliqué l’article 1469 al. 5 du CC. Dans son deuxième moyen, il alléguait que l’arrêt de la cour d’appel avait violé la Constitution en ses articles 2 § 1 (respect de la valeur humaine), 4 §§ 1 et 2 (égalité devant la loi et entre hommes et femmes) et 5 § 1 (droit au libre développement de la personnalité). À cet égard, il indiquait que cet arrêt le privait du droit reconnu constitutionnellement de déclencher la reconnaissance en justice de sa qualité de parent et de développer un lien avec son enfant. Il considérait en outre que l’arrêt violait l’égalité entre hommes et femmes car – à ses dires –, dans le cas de conception d’un enfant avant le mariage, cette décision donnait le droit à la mère de contester le statut de l’enfant né pendant le mariage et refusait, dans les mêmes circonstances, ce droit au père biologique. Dans son troisième moyen, le requérant soutenait que, en rejetant son appel pour cause d’irrecevabilité, la cour d’appel avait violé l’article 559 § 14 du code de procédure civile (déclaration d’irrecevabilité prononcée par la juridiction compétente de manière illégale).
24. Le 2 juin 2008, la première chambre de la Cour de cassation, ayant adopté son arrêt à la majorité d’une voix, décida de renvoyer l’affaire quant à l’examen des premier et troisième moyens soulevés par l’intéressé à la formation plénière de la Cour de cassation. En effet, trois juges étaient d’avis que la cour d’appel n’avait pas violé l’article 1469 al. 5 du CC, tandis que les deux autres, y compris le juge rapporteur, étaient pour l’application par analogie de cet article à la situation du requérant.
25. Par un arrêt no 18/2009 du 23 juin 2009 (mis au net et certifié conforme le 24 juillet 2009), la Cour de cassation, siégeant en formation plénière, débouta le requérant par huit voix contre sept. Elle se prononça ainsi :
« (...)
Il ressort de l’article 1469 du code civil que le statut d’enfant né [pendant le] mariage peut être contesté par : 1) le mari de la mère, 2) le père ou la mère du conjoint si celui-ci est décédé sans avoir perdu son droit de contester la paternité, 3) l’enfant, 4) la mère de l’enfant, 5) l’homme avec lequel la mère, séparée de son conjoint, avait une relation durable et des rapports sexuels pendant la période critique de la conception. Le droit de cette dernière personne de contester le statut d’enfant né [pendant le] mariage est donc prévu par la loi [sous deux conditions] : a) la mère doit être séparée de corps de son mari ; b) le tiers doit avoir une relation durable et des rapports sexuels avec la mère. Ces deux conditions doivent être remplies conjointement pendant la période critique de la conception. La limitation des droits des tiers se justifie par la nécessité de préserver l’unité familiale, lorsqu’aucun de ses membres directement intéressés (époux de la mère, mère et enfant) ne souhaite la modification de la situation existante. La situation prévue à l’article 1469 al. 5 [du code civil] pose comme condition la séparation de corps entre la mère et [son époux] et présuppose donc un mariage [existant lors de la période critique de conception]. Elle ne couvre pas la situation d’un tiers contestant le statut d’enfant né [pendant] le mariage qui a eu lieu après la période de conception.
(...)
Le législateur n’a volontairement pas étendu l’application des dispositions de l’article 1469 al. 5 du code civil à la situation précitée, c’est-à-dire n’a pas accordé le droit et la qualité pour agir à l’homme qui avait des rapports sexuels avec la mère [qui était] célibataire à la période décisive de conception mais mariée à la date de l’accouchement. Il n’y a donc pas de vide juridique qui doit être comblé par une application par analogie de l’article 1469 al. 5 [du code civil] ou par une interprétation extensive de celui-ci (...) »
26. Selon les juges de la Cour de cassation ayant voté contre :
« Le droit de contester la paternité est consacré par les dispositions de l’article 1469 du code civil et vise [au renversement de] la présomption de l’article 1465 du code civil pour rapprocher [la paternité] et la réalité biologique. Ce droit est accordé limitativement aux personnes mentionnées à l’article 1469 [du code civil] (...). Parmi ces personnes, n’est pas inclus l’homme avec lequel la mère célibataire avait une relation durable avec des rapports sexuels pendant la période décisive de conception. Toutefois, cet homme a le droit de contester le statut d’enfant né [pendant le] mariage qui a été célébré après la période décisive de conception, par analogie (...). C’est manifestement par inadvertance et non pas volontairement que le législateur (...) n’a pas étendu cette mesure à la situation du tiers qui conteste le statut de l’enfant né [pendant le] mariage célébré après la période décisive de conception, malgré le besoin manifeste de légiférer en la matière. Cette situation est une situation analogue à celle prévue à l’article 1469 al. 5 du code civil. La condition de la séparation n’est pas requise pour l’application de ces dispositions puisque, par hypothèse, il n’y avait pas de vie commune [au moment de la conception de l’enfant]. »
27. Le 20 octobre 2009, le requérant introduisit à nouveau son pourvoi devant la première chambre de la Cour de cassation pour l’examen de son deuxième moyen. L’audience fut fixée au 4 octobre 2010. À cette date, l’intéressé déposa des observations complémentaires dans lesquelles il se fondait expressément sur les articles 8, 13 et 14 de la Convention ainsi que sur les arrêts Kroon et autres c. Pays-Bas (27 octobre 1994, § 40, série A no 297-C) et Mizzi c. Malte (no 26111/02, § 113, 12 janvier 2006).
28. Le 6 décembre 2010, la Cour de cassation rejeta également le deuxième moyen du requérant. Elle considérait que la cour d’appel n’avait pas violé les dispositions des articles 2 § 1, 4 §§ 1 et 2, et 5 § 1 de la Constitution auxquelles l’article 1469 al. 5 du CC se conformait pleinement, d’autant plus que l’article 21 § 1 de la Constitution prévoyait que « la famille, comme fondement du maintien et de la promotion de la nation, ainsi que le mariage, la maternité et l’enfance sont placés sous la protection de l’État ».
29. Le 29 juillet 2009, soit un peu plus d’un mois après le prononcé de l’arrêt no 18/2009, le requérant épousa T.P.
II. LE DROIT INTERNE ET LE DROIT COMPARÉ PERTINENTS
A. Le droit interne
30. Les articles pertinents en l’espèce du CC disposent :
Article 1465
Présomption de naissance pendant le mariage
« L’enfant qui est né au cours du mariage de sa mère ou dans les trois cents jours qui suivent sa dissolution ou son annulation est présumé avoir comme père le mari de la mère (enfant né pendant le mariage).
Si l’enfant est né après le trois centième jour qui suit la dissolution ou l’annulation du mariage, la preuve de la paternité du mari de la mère est à la charge de celui qui l’invoque. »
Article 1467
Contestation de paternité
« Le statut [d’enfant né pendant le mariage] de l’enfant à l’égard duquel existe une des présomptions des articles 1465 et 1466 (...) peut être contesté par voie judiciaire, s’il est prouvé que la mère ne l’a pas conçu [avec] son mari ou que pendant la période critique de la conception il [lui] était manifestement impossible d’avoir conçu l’enfant [avec] son mari, en raison notamment de l’impuissance ou de l’éloignement de celui-ci ou parce que [les époux] n’avaient pas de rapports. »
Article 1469
« Peuvent contester le statut d’enfant né pendant le mariage : 1) le mari de la mère ; 2) le père ou la mère du conjoint si celui-ci est décédé sans avoir perdu son droit de contester la paternité ; 3) l’enfant ; 4) la mère de l’enfant ; 5) l’homme avec lequel la mère, séparée de corps de son conjoint, avait une relation durable et des rapports sexuels pendant la période critique de la conception. »
Article 1470
« La contestation de paternité est exclue : (...) ; 5) pour l’homme qui avait des rapports sexuels avec la mère deux ans après l’accouchement. »
Article 1472
« L’enfant perd le statut d’enfant né pendant le mariage rétroactivement depuis sa naissance, dès que la décision qui fait droit à la contestation de ce statut devient irrévocable.
En cas de contestation de la paternité par l’homme qui avait des rapports sexuels avec la mère, la décision mentionnée au paragraphe précédent entraîne de plein droit la reconnaissance judiciaire de l’enfant par cet homme. »
Article 1517
Conflit d’intérêts
Si les intérêts de l’enfant sont en conflit avec les intérêts de son père ou de sa mère qui exercent l’autorité parentale, (...) un tuteur ad hoc est désigné. »
Article 1591
« Le tribunal ordonne la tutelle sur demande ou d’office, désigne le tuteur et fixe ce qui a trait à l’organisation et au fonctionnement de [ladite tutelle], conformément à la loi.
(...) »
B. Le droit comparé
31. La Cour dispose des informations concernant la législation pertinente de plusieurs pays signataires de la Convention. Si pratiquement tous les systèmes de droit interne en question ont recours à la présomption de paternité et permettent en principe la contestation de la filiation paternelle légitime, il n’existe pas une approche commune sur le point de savoir si oui ou non et dans quelles conditions le père biologique doit avoir la possibilité d’exercer ce droit procédural (Chavdarov c. Bulgarie, no 3465/03, § 23, 21 novembre 2010).
32. Dans certains pays (comprenant en particulier la Bosnie-Herzégovine, l’Estonie, la France, l’Irlande, la Russie, la Slovénie, le Royaume-Uni et l’Ukraine), la législation applicable permet au père biologique de contester la présomption de paternité relative à ses enfants naturels même au cas où ces derniers seraient socialement intégrés dans la famille de leur père et mère légitimes. Dans d’autres pays (l’Allemagne, la Belgique, l’Espagne et le Luxembourg), la possibilité pour le père biologique de contester la présomption de paternité légitime est ouverte uniquement dans des cas où il existe une contradiction entre la réalité sociale et la filiation légalement établie : l’absence de relations sociales et familiales entre le père légitime et l’enfant (en Allemagne) ; l’existence d’une « possession d’état » continue au profit du père biologique (en Espagne) ; l’absence de « possession d’état » pour le père légitime (en Belgique et au Luxembourg). Dans deux autres pays (la Pologne et le Portugal), la possibilité de contester la présomption de paternité légitime est ouverte aux autorités publiques (le parquet) qui peuvent agir à l’initiative du père biologique (ibidem § 24).
33. Plusieurs autres législateurs nationaux ont choisi d’exclure le père biologique du cercle des personnes ayant qualité pour contester la présomption de paternité légitime (l’Azerbaïdjan, la Croatie, la Finlande, la Hongrie, l’Italie, la Lettonie, Monaco, les Pays-Bas, la Slovaquie, la Suisse), et ce nonobstant l’existence de relations familiales de fait entre le père biologique et ses enfants naturels (ibidem § 25).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
34. Le requérant se plaint du rejet pour irrecevabilité de son action en reconnaissance de paternité, par les juridictions civiles nationales, fondé sur l’article 1469 du CC. Il considère que ce rejet porte atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale. Il allègue une violation de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention. Ces articles disposent :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Sur la recevabilité
35. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour non-épuisement des voies de recours internes.
36. En premier lieu, il soutient que, dans le cadre de la procédure que le requérant a engagé devant les juridictions internes, celui-ci n’a invoqué ni les articles 9 (droit à la vie privée et familiale) et 21 (protection de la famille) de la Constitution, ni une disposition analogue de la Convention, ni la jurisprudence de la Cour au sujet des droits du père biologique et de la relation parent-enfant.
37. En deuxième lieu, il indique que le requérant aurait omis d’utiliser deux voies de recours qui lui étaient offertes par le droit interne. Il estime d’une part que l’intéressé aurait pu contester, de manière indirecte, la présomption de paternité relative à C. en demandant au tribunal de désigner un tuteur ad hoc qui aurait pu agir pour le compte de l’enfant (articles 1469 al. 3, 1517 et 1591 du CC). Il explique que, dans le cadre de pareille contestation, s’il est prouvé que l’enfant n’est pas biologiquement celui de l’époux de la mère, cet enfant perdra son statut d’enfant né pendant le mariage, et l’homme qui allègue être son père pourra alors procéder à sa reconnaissance volontairement ou, en cas de désaccord de la mère, à sa reconnaissance judiciairement. Le Gouvernement fournit des exemples de la jurisprudence des tribunaux internes à cet égard, dont notamment l’arrêt no 720/2006 de la Cour de cassation dans lequel la haute juridiction a considéré que le droit d’un tuteur à agir en contestation de paternité pour le compte d’un enfant mineur était indépendant de celui de l’époux de la mère et n’était pas affecté par la forclusion du droit d’agir de ce dernier.
38. Le Gouvernement estime d’autre part que le requérant aurait pu demander que des poursuites pénales pour trouble à l’ordre familial soient engagées contre les personnes qui présentaient l’enfant supposé être le sien comme étant l’enfant d’un homme qui n’était pas son père biologique (article 354 du code pénal).
39. Le requérant soutient que le simple contenu de ses conclusions devant la Cour de cassation en date du 4 octobre 2010 prouve qu’il a invoqué tous les articles de la Convention et la jurisprudence de la Cour pertinents en l’espèce. Quant à la demande de désignation d’un tuteur spécial dans le but que ce dernier puisse contester la présomption de paternité, il indique qu’elle se serait heurtée à la même règle que celle opposée à sa demande directe, à savoir la nécessité du maintien de l’unité de la famille qui ne permet qu’à certaines personnes précises, énumérées à l’article 1469 du CC, de venir perturber cette présomption. Il ajoute que, étant donné qu’il ne faisait pas partie de ces personnes, il n’avait aucune chance qu’une telle demande de sa part soit accueillie.
40. La Cour rappelle que les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Elle précise que ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies. De plus, la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu : en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause. De surcroît, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (Haxhishabani c. Luxembourg, no 52131/07, § 27, 20 janvier 2011). Enfin, il suffit que l’intéressé ait soulevé devant les autorités nationales « au moins en substance, et dans les conditions et délais prescrits par le droit interne » les griefs qu’il entend formuler par la suite devant la Cour (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1999-I).
41. En l’espèce, la Cour note d’abord que, à l’occasion du premier examen de son pourvoi, le requérant ne mentionnait pas expressément l’un des articles de la Convention qu’il invoque maintenant devant elle. Elle observe cependant qu’il précisait que l’arrêt de la cour d’appel le privait du droit reconnu constitutionnellement de déclencher la reconnaissance en justice de sa qualité de parent et de développer un lien avec son enfant. Elle relève en outre que l’intéressé soutenait que l’arrêt violait l’égalité entre hommes et femmes car – à ses dires –, dans le cas de conception d’un enfant avant le mariage, cette décision donnait le droit à la mère de contester le statut d’enfant né pendant le mariage et refusait, dans les mêmes circonstances, ce droit au père biologique. En d’autres termes, le requérant a invoqué en substance les articles 8 (droit à la protection de la vie privée et familiale) et 14 (interdiction de la discrimination) de la Convention.
42. La Cour constate de plus que, le 4 octobre 2010, lors de l’examen du deuxième moyen de cassation – celui relatif à la privation de son droit de déclencher la reconnaissance en justice de sa qualité de parent et de développer un lien avec son enfant – qui avait été initialement ajourné, le requérant se fondait expressément sur les articles 8, 13 et 14 de la Convention ainsi que sur ses arrêts Kroon et autres (précité) et Mizzi (précité). Or, à cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (Haxhishabani, § 27, précité). Ces considérations valent a fortiori pour l’utilisation de la plainte pénale mentionnée par le Gouvernement.
43. En outre, s’agissant de l’omission alléguée, pour le requérant, de demander la désignation d’un tuteur spécial aux fins d’introduction d’une action en contestation de paternité pour le compte de C., la Cour considère qu’il ne s’agit pas en l’occurrence d’une demande ayant des chances raisonnables de succès. De l’avis de la Cour, il n’est pas du tout certain que les tribunaux internes accepteraient de désigner une personne pour représenter un enfant né pendant le mariage afin que ce dernier puisse contester la paternité de l’époux de la mère.
44. La Cour note, de surcroît, que la présente affaire se distingue de celle relative à l’arrêt 720/2006 de la Cour de cassation invoqué par le Gouvernement pour étayer ses allégations. À cet égard, elle relève que, dans la présente espèce, le requérant ne figurait pas parmi les personnes que l’article 1469 du CC autorise à agir pour contester le statut d’enfant né pendant le mariage, alors que dans l’arrêt en question le demandeur figurait parmi ces personnes.
45. Par conséquent, la Cour estime que la condition de l’épuisement des voies de recours internes est remplie en l’espèce et elle rejette dès lors l’exception du Gouvernement.
46. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
47. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu ingérence dans la vie privée ou familiale du requérant. Il considère que, bien que l’intéressé n’ait pas eu lui-même le droit d’exercer en son nom une action en contestation de paternité, il avait la possibilité de faire établir la vérité biologique au sujet de la filiation de C. au moyen d’une action qui aurait été exercée pour le compte de l’enfant par un tuteur désigné par le tribunal. Il ajoute que l’ingérence alléguée par le requérant dans son droit à connaître sa descendance est dénuée de fondement. Il précise que le droit d’une personne à obtenir des informations sur sa filiation ne se confond pas avec le droit d’une autre personne à lui donner des informations, même si celles-ci consistent à révéler, pour cette dernière personne, l’existence du lien de filiation l’unissant à la première personne. En outre, il estime que la connaissance de l’existence d’éventuels descendants ne constitue pas un élément essentiel de l’identité d’une personne et que l’incapacité à établir un lien juridique avec ses descendants ne constitue pas une ingérence dans la vie privée d’un individu. Il ajoute que, en l’espèce, il n’y a jamais eu de relation familiale de fait ni aucune manifestation d’affection ou d’amour entre le requérant et l’enfant.
48. En outre, le Gouvernement souligne que le choix du législateur grec de ne pas permettre en principe, à la seule exception prévue à l’article 1469 al. 5 du CC, aux hommes avec qui la mère a entretenu des relations sexuelles de contester la paternité relativement à l’enfant né pendant le mariage tend à protéger l’unité de la cellule familiale formée par le mari de la mère, la mère et l’enfant. Il souligne également que les sentiments d’une personne élevant un enfant qui n’est pas biologiquement le sien ne sont pas inférieurs en intensité à ceux d’un parent biologique. Il ajoute que la contestation de la présomption de paternité relative à un enfant né pendant le mariage est celle qui représente le plus de risques pour la vie familiale des personnes impliquées et notamment de l’enfant. Il précise que, d’une part, cette contestation peut aboutir à ce que la question de la filiation paternelle reste en suspens, avec tout l’impact que cela peut avoir au niveau affectif, social et économique pour l’enfant, et que, d’autre part, le litige y afférent crée des situations susceptibles d’ébranler la relation de l’enfant, non seulement avec son père mais aussi avec sa mère.
49. Par ailleurs, le Gouvernement considère que la vie privée et familiale des membres d’une cellule familiale l’emporte sur la vie privée d’un homme qui souhaite vérifier s’il a des descendants ou cherche à établir une relation avec eux, d’autant plus lorsque ces membres, de par leur attitude, démontrent qu’ils souhaitent voir leur vie familiale préservée telle quelle.
50. En l’espèce, le Gouvernement soutient que le requérant ne prouve nullement qu’il est le père biologique de C. Il estime qu’il s’agit là d’une affirmation non établie, et qu’il en va de même des assertions selon lesquelles la relation de l’intéressé avec T.P. avait duré jusqu’en mars 1999, que jusqu’alors T.P. avait exclusivement des rapports sexuels avec le requérant et que T.P. n’avait révélé à ce dernier que C. était sa propre fille qu’à la suite de pressions.
51. Le Gouvernement estime qu’il convient de distinguer la présente espèce de l’affaire Mizzi (précitée) dans laquelle, à ses dires, le requérant (qui était le mari de la mère) fondait son droit à contester la présomption de paternité en cause sur une disparité entre la présomption légale et la réalité sociale car ce requérant n’aurait jamais eu de relations avec l’enfant qui était considéré comme le sien. En revanche, le Gouvernement estime que, en l’espèce, la présomption de paternité établie par l’article 1465 du CC correspond à la réalité sociale au motif que C.P. serait la personne connue par C. comme étant son père depuis sa naissance.
52. De plus, le Gouvernement indique que la différence de traitement entre les membres d’une cellule familiale – à savoir l’époux de la mère, la mère et l’enfant – et les hommes avec qui la mère a entretenu des relations sexuelles avant son mariage se justifie par le fait que les époux assument, de par l’effet du mariage, des obligations de nature économique et personnelle accrues. Il ajoute que l’homme qui a eu des relations sexuelles avec une femme, laquelle a épousé un autre homme et est devenue mère, ne se trouve pas dans une situation similaire à celle des membres d’une cellule familiale fondée sur le mariage, dans la mesure où cet homme n’assumerait en aucune manière des obligations équivalentes à celles assumées par les époux entre eux ou envers l’enfant né pendant le mariage. Par conséquent, pour le Gouvernement, la non-reconnaissance à un homme se trouvant dans pareille situation de droits identiques à ceux reconnus aux membres d’une cellule familiale fondée sur le mariage ne constitue pas une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention.
b) Le requérant
53. Le requérant se réfère à l’arrêt Kroon et autres (précité) dans lequel, d’après lui, la Cour avait déclaré que le respect de la vie familiale exigeait de faire prévaloir la réalité biologique et sociale sur une présomption légale. Il se prévaut aussi de l’opinion dissidente des sept juges minoritaires de la Cour de cassation, siégeant en formation plénière, dans la présente espèce, et également de la jurisprudence des tribunaux grecs (jugement no 130/2000 du tribunal de première instance de Preveza, et arrêts no 391/2003 de la cour d’appel de Ioannina et no 720/2006 de la Cour de cassation) selon laquelle, à ses dires, la parenté biologique et la recherche des véritables origines pour créer des relations familiales substantielles l’emportent sur le maintien de relations familiales conventionnelles fausses, lesquelles auraient pour seul but de maintenir des apparences en couvrant des faits et sentiments réels.
54. De plus, le requérant souligne que, si son action avait été accueillie de manière définitive par les tribunaux grecs, la reconnaissance de son enfant aurait pu automatiquement survenir, conformément à l’article 1472 du CC, et il ajoute que l’enfant aurait ainsi été à nouveau couverte par une présomption de paternité, cette fois-ci de son père biologique. En outre, il estime que, en introduisant l’alinéa 5 de l’article 1469 du CC, le législateur a opté pour le rétablissement de la vérité, même au risque pour celle-ci d’affecter l’enfant, et a accepté que l’éventuel préjudice psychologique pour l’enfant cède devant un intérêt supérieur, à savoir celui du lien de l’enfant avec son véritable père. Enfin, il considère qu’il ressort de l’article 1469 al. 5 du CC que le législateur n’a pas voulu empêcher les membres de la famille « biologique véritable » de pouvoir se reconnaître entre eux et de créer cette dernière au moyen de la reconnaissance judiciaire de paternité.
55. Le requérant soutient, de surcroît, que le législateur, en accordant à la mère, à l’article 1469 al. 4 du CC, un droit autonome de contestation de la présomption de paternité sans aucune condition, autorise celle-ci à chercher à établir la vérité biologique, et qu’un droit identique n’est pas accordé au père biologique : cela revient, à ses dires, à le priver de toute possibilité d’établir son lien de parenté avec son enfant. Il ajoute qu’une telle discrimination ne saurait être admise dans l’ordre juridique européen.
2. Appréciation de la Cour
a) L’existence d’une ingérence dans la « vie privée » du requérant
56. La Cour rappelle que la notion de « vie familiale » visée par l’article 8 de la Convention ne se borne pas aux seules relations fondées sur le mariage et peut englober d’autres liens « familiaux » de facto lorsque les personnes cohabitent en dehors du mariage (Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290, et Kroon et autres, précité, § 30). En effet, l’article 8 de la Convention doit s’étendre, quand les circonstances le commandent, à la relation qui pourrait se développer entre un enfant né hors mariage et son père naturel. À cet égard, les facteurs à prendre en compte comprennent la nature de la relation entre les parents naturels, ainsi que l’intérêt et l’attachement manifestés par le père naturel pour l’enfant avant et après la naissance (Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999‑VI, Nekvedavicius c. Allemagne (déc.), no 46165/99, 19 juin 2003, L. c. Pays-Bas, no 45582/99, § 36, CEDH 2004‑IV, Anayo c. Allemagne, no 20578/07, § 57, 21 décembre 2010, et Ahrens c. Allemagne, no 45071/09, § 58, 22 mars 2012).
57. La Cour note d’emblée que le requérant se plaint concrètement de l’impossibilité d’établir un lien de paternité vis-à-vis de l’enfant dont il affirme être le père biologique. Dès lors, elle estime nécessaire d’établir d’abord si les relations existant entre le requérant et l’enfant peuvent s’analyser en une « vie familiale » aux termes de l’article 8 de la Convention (Chavdarov, précité, § 39). Or, il ressort des faits de la cause que le requérant n’a en fait jamais vu l’enfant ni entretenu un quelconque lien affectif avec elle, du moins pendant la période au cours de laquelle la procédure en contestation de paternité était pendante (paragraphes 11-15 ci-dessus) – le requérant s’étant marié avec T.P. un mois après le prononcé de l’arrêt no 18/2009 de la Cour de cassation. Dans ces circonstances, la Cour estime que le lien du requérant avec l’enfant constitue une base insuffisante en droit et en fait pour que la relation alléguée puisse relever de la notion de « vie familiale » au sens de l’article 8 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Nylund et Ahrens, § 59, précités).
58. La Cour rappelle cependant que l’article 8 de la Convention protège la vie « privée » à l’égal de la vie « familiale ». Elle a déjà constaté à plusieurs occasions que les procédures en reconnaissance ou en contestation de paternité concernent la « vie privée » du père présumé au sens de cette disposition, car elles englobent des aspects importants de l’identité de ce dernier (Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 33, série A no 87, Nylund, précitée, Yildirim c. Autriche (déc.), no 34308/96, 19 octobre 1999, Krušković c. Croatie, no 46185/08, § 20, 21 juin 2011, et Ahrens, précité, § 60). La Cour ne voit aucune raison de se prononcer différemment en l’espèce. Elle considère donc que la décision de rejeter l’action en contestation de paternité du requérant a constitué une ingérence dans le droit au respect de sa vie privée. Une telle ingérence serait contraire à l’article 8 de la Convention sauf si elle était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime et était « nécessaire dans une société démocratique ».
b) La justification de l’ingérence
i) Ingérence « prévue par la loi »
59. En l’occurrence, la Cour note que la décision des juridictions internes de rejeter l’action du requérant était fondée sur l’article 1469 du CC, lequel énumère de manière limitative les personnes qui ont le droit d’introduire en leur nom propre une action en contestation de paternité ; partant, l’ingérence était « prévue par la loi ».
ii) But légitime
60. La Cour estime par ailleurs que cette ingérence poursuivait aussi un but légitime : en limitant le nombre de personnes et en excluant les hommes avec lesquels la mère avait eu des relations sexuelles avant son mariage du cercle des personnes ayant qualité pour contester la paternité relative à l’enfant né pendant le mariage, l’article 1469 du CC, tel qu’appliqué en l’espèce, tendait à protéger les membres de la cellule familiale contre des demandes intempestives et des risques d’injustice si les tribunaux étaient amenés à constater des faits remontant à un passé révolu (voir, mutatis mutandis, Backlund c. Finlande, no 36498/05, § 43, 6 juillet 2010). L’ingérence litigieuse tendait donc à la protection des « droits et libertés d’autrui ».
iii) Nécessité de l’ingérence
61. Par ailleurs, afin de déterminer si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour se réfère aux principes établis par sa jurisprudence. Elle doit examiner, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les motifs invoqués pour la justifier étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention. Sans doute, l’examen de ce qui sert au mieux l’intérêt de l’enfant est toujours d’une importance cruciale dans toute affaire de cette sorte. Il faut en plus avoir à l’esprit que les autorités nationales bénéficient de rapports directs avec tous les intéressés. La Cour n’a donc point pour tâche de se substituer aux autorités internes pour réglementer les questions de contestation de paternité, mais il lui incombe d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (voir, mutatis mutandis, Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 62, CEDH 2003‑VIII).
62. En l’espèce, la Cour note que, si l’issue de l’action du requérant lui avait été favorable, celui-ci aurait obtenu le statut juridique plein et entier de père de l’enfant et tous les liens entre cette enfant, qui était née pendant le mariage de T.P. et de C.P., avec ce dernier – qui était son père putatif – auraient été affectés. La procédure litigieuse avait donc un but fondamentalement différent et une portée beaucoup plus grande que le simple établissement de la paternité biologique (Ahrens, précité, § 67). À cet égard, la Cour rappelle qu’une simple parenté biologique dépourvue de tous les éléments juridiques ou factuels indiquant l’existence d’une relation personnelle étroite ne saurait être considérée comme suffisante pour entraîner la protection de l’article 8 (L. c. Pays-Bas, précité, § 37).
63. La Cour rappelle que, pour se prononcer sur l’ampleur de la marge d’appréciation devant être reconnue à l’État dans une affaire soulevant des questions au regard de l’article 8 de la Convention, il y a lieu de prendre en compte un certain nombre de facteurs. Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte. À cet égard, l’expression « toute personne » dans l’article 8 vise tant l’enfant que le père putatif. D’une part, toute personne a un intérêt vital, protégé par la Convention, d’avoir accès à des informations lui permettant de découvrir la vérité concernant un aspect important de son identité et d’éliminer toute incertitude y relative. D’autre part, il est indéniable qu’un père putatif doit être protégé contre des demandes relatives à des faits qui remontent à un passé révolu. Enfin, en sus de ce conflit d’intérêts, d’autres intérêts peuvent entrer en ligne de compte, comme ceux des tiers, notamment de la famille du père putatif, ainsi que l’intérêt général de la sécurité juridique (Backlund, précité, § 46).
64. Par ailleurs, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large (S.H. et autres c. Autriche [GC], no 57813/00, § 94, 3 novembre 2011).
65. Compte tenu de l’absence d’un consensus dans la législation des États membres sur ce point et de leur grande marge d’appréciation en matière de statut juridique, la Cour considère que la question de savoir si le père biologique allégué devrait être autorisé à contester la paternité relative à un enfant né pendant le mariage de sa mère avec un autre homme relève de la marge d’appréciation des États (voir, mutatis mutandis, Ahrens, précité, § 75).
66. La Cour observe à cet effet que les données de droit comparé dont elle dispose, telles qu’établies dans l’arrêt Chavdarov précité, révèlent l’absence d’une approche commune dans la législation des pays signataires de la Convention quant au point de savoir si le père biologique doit être autorisé à contester la présomption de paternité relative à ses enfants naturels. La législation interne de certains pays permet au père biologique de contester la présomption de paternité du mari (paragraphe 32 ci-dessus), tandis que dans d’autres pays le père biologique ne dispose pas de ce droit procédural (paragraphe 33 ci-dessus). Dans certains Etats parties, le législateur a choisi d’accorder ce droit au père biologique seulement dans des cas où la réalité sociale ne correspond pas à la filiation légalement établie (paragraphe 32 ci-dessus). Selon d’autres législations, ce sont les autorités publiques qui peuvent intervenir à la demande du père biologique et éventuellement contester la présomption de paternité relative à ses enfants naturels (paragraphe 32 in fine ci-dessus).
67. En l’espèce, la Cour note que l’article 1469 du CC reconnaît le droit de contester la paternité relative à un enfant né pendant le mariage au mari de la mère (alinéa 1), aux parents de celui-ci s’il est décédé sans avoir perdu le droit d’introduire une telle action (alinéa 2), à l’enfant (alinéa 3), à la mère (alinéa 4), et à l’homme avec lequel la mère, séparée de corps de son conjoint, avait une relation durable et des rapports sexuels pendant la période décisive de la conception (alinéa 5). Il est donc clair que le choix principal du législateur était de limiter les personnes ayant le droit de contester la paternité aux membres de la cellule familiale, à savoir le mari de la mère, la mère et l’enfant lui-même.
68. La Cour note que, à titre subsidiaire, le législateur a prévu deux exceptions, lesquelles sont expressément indiquées et régies par certaines conditions : les parents du mari décédé (alinéa 2) et l’homme avec lequel la mère, séparée de corps de son conjoint, avait des relations durables (alinéa 5). La première exception, souligne le Gouvernement dans ses observations, s’explique par le fait que les parents du mari décédé se trouvent dans une position équivalente à ce dernier pour ce qui est de certaines obligations économiques : l’enfant a un droit sur leur succession, voire un droit à la réserve légale (articles 1813 et 1825 du CC) ; en outre, en leur qualité de parents les plus proches de l’enfant dans la lignée paternelle, il se peut qu’ils aient à assumer une obligation d’entretien à l’égard de l’enfant. La seconde exception prévue à l’alinéa 5 réside, selon le Gouvernement, sur les motifs suivants : la réalité biologique et la réalité sociale convergent vers l’homme avec qui la mère entretient une relation extraconjugale durable. De plus, comme la relation entre les époux est gravement perturbée, que leur cohabitation est interrompue et qu’il n’y a probablement plus pour eux d’intention de mener une vie commune, il n’existe plus de milieu familial propre à assurer la tâche qui est normalement la sienne, à savoir élever l’enfant. Selon la Cour, on ne saurait considérer ces éléments comme déraisonnables.
69. Par ailleurs, la Cour note que les tribunaux appelés à examiner la présente affaire ont voulu accorder une protection spéciale à la famille instituée et ont rejeté les arguments du requérant qui plaidait pour l’extension à sa situation de l’alinéa 5 de l’article 1469 du CC. Elle note ainsi que la cour d’appel a débouté le requérant en considérant que, compte tenu de la nécessité de protéger le mariage, la famille et l’intérêt de l’enfant, il se justifiait de ne pas étendre la liste des personnes visées par l’article 1469 du CC. Elle relève, de même, que la Cour de cassation a aussi souligné que la limitation des droits des tiers, tel le requérant, se justifiait par la nécessité de préserver l’unité familiale, lorsqu’aucun de ses membres directement intéressés (époux de la mère, mère et enfant) ne souhaitait la modification de la situation existante.
70. La Cour rappelle, en outre, que les États ont des raisons tenant à la sécurité des rapports juridiques et familiaux pour appliquer une présomption générale selon laquelle un homme marié est réputé être le père des enfants de son épouse. À ses yeux, il est justifié que les tribunaux internes donnent plus de poids aux intérêts de l’enfant et de la famille dans laquelle cet enfant vit qu’à ceux d’un « demandeur » cherchant à faire établir un fait biologique (Nylund, précité).
71. La Cour estime donc que les décisions des juridictions grecques visaient à faire respecter la volonté du législateur, laquelle consistait à faire prévaloir une relation familiale existante entre l’enfant et son père légitime – le second dispensant au quotidien des soins parentaux au premier – par rapport à une relation entre l’enfant et son père biologique allégué.
72. La Cour relève également que les faits de la cause viennent appuyer l’approche retenue par le législateur dans l’article 1469 du CC, et la position des juridictions grecques dans la présente affaire. En l’espèce, il en ressort que T.P. n’a jamais contesté la paternité de C.P., que, dans tous les documents déposés par elle devant les juridictions grecques, elle indiquait au contraire que le père de son enfant était C.P. et que le seul désaccord qu’elle avait avec lui après la dissolution de leur mariage portait sur la garde de l’enfant (paragraphe 9 ci-dessus). Il en ressort en outre que, lors de la procédure engagée par le requérant, l’attitude de C.P., de T.P. et de la mère de cette dernière qui représentait C. démontrait leur souhait de ne pas permettre la remise en cause de la situation familiale existante. Il en résulte également que T.P., même après le prononcé du divorce, n’a pas contesté la paternité de C.P., ce qui donne à penser qu’elle ne doutait pas de l’identité du père biologique de son enfant. À ce titre, la Cour estime que, par la force des choses, la mère est la personne la mieux à même de connaître la vérité biologique concernant son enfant ; un poids particulier doit donc être accordé à son attitude (voir, mutatis mutandis, Nylund, précité).
73. La Cour rappelle que l’on peut déduire de son arrêt Anayo (précité) que, en vertu de l’article 8 de la Convention, les États sont tenus de rechercher s’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de permettre au père biologique de nouer une relation avec lui, par exemple en accordant un droit de visite. Cependant, cela n’implique pas nécessairement une obligation fondée sur la Convention d’autoriser le père biologique à contester le statut du père légitime (Ahrens, précité, § 74).
74. Certes, lorsque le requérant a introduit, le 20 octobre 2009, son pourvoi devant la première chambre de la Cour de cassation pour l’examen de son deuxième moyen, la réalité sociale avait été modifiée et correspondait désormais à la réalité biologique telle que décrite par le requérant. En effet, celui-ci avait épousé T.P. le 29 juillet 2009, soit un peu plus d’un mois après le prononcé de l’arrêt no 18/2009 de la Cour de cassation siégeant en formation plénière. Il est évident qu’à la date à laquelle celle-ci a rendu son arrêt, elle n’était pas en mesure de prendre en considération cette nouvelle réalité sociale, le mariage n’ayant pas encore eu lieu. En revanche, cette réalité aurait pu être prise en compte par la première chambre lorsqu’elle a rendu son arrêt du 6 décembre 2010, mais il ne ressort pas du dossier que le requérant s’en était prévalu dans ses observations devant elle.
75. Dans ces conditions, le rejet de l’action du requérant ne révèle aucune atteinte au droit au respect à sa vie privée.
76. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention pris isolément.
77. Quant au grief relatif à la violation de l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14 de la Convention, la Cour note que le requérant se plaint du fait que l’article 1469 du CC ne lui reconnaît pas qualité pour agir alors qu’il permet à cinq catégories différentes de personnes d’exercer une action en contestation de paternité. À cet égard, la Cour se réfère à ses considérations en matière de proportionnalité de l’ingérence et, en particulier, à l’absence de consensus parmi les États membres. Elle rappelle que la décision des juridictions grecques, dans la présente espèce, de privilégier la relation familiale existante à l’époque des faits entre l’enfant et ses parents légaux par rapport à la relation avec son père biologique allégué – cette décision concernant par ailleurs la possibilité d’établir un lien juridique afférent à cette dernière relation – relève de la marge d’appréciation de l’État défendeur (voir, mutatis mutandis, Ahrens, précité, § 89)
78. Par conséquent, il n’y a pas eu non plus violation de l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
79. Le requérant se plaint d’avoir été privé d’un recours effectif, au motif que son action a été déclarée irrecevable par les juridictions grecques. Il invoque l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 8 et 14 de la Convention.
80. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ce grief car il se confond avec celui qu’elle a examiné sous l’angle des articles 8 et 14 de la Convention. Il convient donc de rejeter cette partie de la requête, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14 recevable et le restant de la requête irrecevable ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 octobre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Søren NielsenIsabelle Berro-Lefèvre
GreffierPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Laffranque et Pinto de Albuquerque.
I.B.L
S.N.
OPINION DISSIDENTE DES JUGES LAFFRANQUE
ET PINTO DE ALBUQUERQUE
1. La présomption classique pater is est quem nuptiae demonstrant (« le père est celui que le mariage désigne ») est à nouveau remise en question devant la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour »). Selon cette fiction juridique, la paternité est présumée à partir de la maternité et du mariage, et la paternité de l’enfant d’une femme mariée est automatiquement rattachée au mari de la mère. Dans le cas d’espèce, il nous est impossible de nous rallier à l’avis de la majorité de la chambre, car nous estimons qu’elle s’est ici écartée de la jurisprudence de la Cour[1].
Le principe de la primauté de la réalité biologique dans les actions en paternité et en maternité
2. Toute personne a un intérêt vital, protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »), à connaître la vérité concernant son identité et à éliminer toute incertitude à ce sujet. Il en va de même pour les liens de paternité et de maternité. Il est indéniable qu’un père putatif doit être protégé contre des demandes relatives à des faits qui remontent à un passé révolu, mais il est aussi incontestable qu’un père biologique doit avoir la possibilité, dans un délai raisonnable à compter de la date à laquelle il a eu connaissance de la naissance de l’enfant et du lien de paternité, de contester la paternité présumée d’un tiers. Enfin, en sus de ce conflit d’intérêts, d’autres intérêts peuvent entrer en ligne de compte, comme ceux de l’enfant lui-même et des tiers, notamment des familles respectives du père putatif et du père biologique, ainsi que l’intérêt général de la sécurité juridique[2].
Partant, une situation dans laquelle une présomption légale peut prévaloir de manière absolue sur la réalité biologique ne saurait être compatible avec l’obligation de garantir le « respect » effectif de la vie privée et familiale, même eu égard à la marge d’appréciation dont jouissent les États. La Cour a conclu à maintes reprises à la violation de l’article 8 de la Convention en raison de l’impossibilité de faire prévaloir la réalité biologique sur une présomption légale de paternité. En effet, le principe posé par la Convention dans les affaires d’établissement ou de désaveu de paternité et de maternité est celui de la primauté de la réalité biologique sur les fictions légales[3]. Or, l’interdiction légale absolue faite à un père biologique de contester la paternité présumée de l’enfant serait en conflit avec ledit principe.
L’interprétation du droit grec par les autorités nationales
3. L’article 1469 du code civil grec reconnaît aux personnes suivantes le droit de contester la paternité relative à un enfant né pendant le mariage : le mari de la mère (alinéa 1) ; les parents de celui-ci s’il est décédé sans avoir perdu le droit d’introduire une telle action (alinéa 2) ; l’enfant (alinéa 3) ; la mère de l’enfant (alinéa 4) ; l’homme avec lequel la mère, séparée de corps de son conjoint, avait une relation durable et des rapports sexuels pendant la période décisive de la conception (alinéa 5). Il est donc clair que le dessein principal du législateur était de limiter l’éventail des personnes ayant le droit de contester la paternité.
4. La justification de l’alinéa 5 réside selon le Gouvernement dans les motifs suivants : la réalité biologique et la réalité sociale convergent vers l’homme avec qui la mère entretient une relation extraconjugale durable. De plus, comme la relation entre les époux est gravement perturbée, que leur cohabitation est interrompue et qu’il n’y a probablement plus pour eux d’intention de mener une vie commune, il n’existe plus de milieu familial propre à assurer la mission qui est normalement la sienne, c’est-à-dire élever l’enfant. À la lumière d’une interprétation littérale de l’alinéa 5 de l’article 1469, seul l’homme qui avait une relation durable et des rapports sexuels avec la mère pendant la période décisive de la conception est autorisé à contester la paternité de l’enfant et renverser la présomption de naissance pendant le mariage établie par l’article 1465 du code civil. Selon le Gouvernement, en introduisant cette règle, le législateur entendait exclure la possibilité pour le père biologique de contester la présomption de paternité découlant de l’article 1465 lorsque, pendant la période décisive de la conception, la mère vivait avec son mari présumé père de l’enfant. Le but consistait à protéger la vie conjugale et surtout l’institution de la famille contre des actions risquant d’entraîner leur dissolution.
5. Toutefois, nous ne voyons pas pour quelle raison l’homme qui a eu une relation durable et des relations sexuelles avec la mère pendant la période décisive de la conception et alors que celle-ci n’était pas encore mariée et n’avait pas de vie conjugale avec le père présumé de l’enfant selon l’article 1465, devrait être privé de la possibilité de contester la paternité de l’enfant. L’absence de vie conjugale au moment de la conception, exigé par l’article 1469 pour autoriser la contestation de paternité par le père biologique, ne se conçoit pas seulement lorsque les époux sont séparés de corps, mais a fortiori lorsque le mariage n’a pas encore été célébré, comme c’était le cas en l’espèce. La restriction par la loi grecque, telle qu’interprétée par la Cour de cassation, de l’action de contestation de paternité au cas de la mère séparée de corps de son conjoint est illogique : cette action devrait être admise à plus forte raison pour la période antérieure au mariage de la mère avec le père putatif, quand les relations sexuelles entre le père biologique et la mère étaient absolument légitimes[4].
6. Le gouvernement grec soutient que reconnaître au requérant le droit de contester la paternité a) laisserait l’enfant sans protection, b) affecterait celui-ci psychologiquement et c) bouleverserait la paix familiale existante. Concernant le premier argument du Gouvernement, il faut noter que si l’action relative à la paternité était accueillie par les tribunaux grecs dans le cas d’espèce, alors la reconnaissance judiciaire de l’enfant surviendrait automatiquement, du fait de l’application par analogie de l’article 1472 § 2 du code civil. Cela signifie que l’enfant serait couvert à nouveau par une présomption de paternité, et cette fois du vrai père. Ainsi, il est évident que la disposition de l’article 1472 § 2 du code civil constitue un filet de sécurité pour la protection de l’enfant et simultanément un élément qui dissuade d’exercer des actions en contestation de paternité pour des motifs égoïstes ou de mauvaise foi. En d’autres termes, pour l’intérêt de l’enfant, une protection légale spécifique a été prévue, celle du paragraphe 2 de l’article 1472 du code civil, introduit par l’article 19 de la loi no 2521/1997, que le gouvernement grec ignore.
7. En ce qui concerne le deuxième argument du Gouvernement, à savoir le choc psychologique que subirait l’enfant, on ne peut pas méconnaître l’alinéa 5, en vigueur, de l’article 1469 du code civil (« l’homme avec lequel la mère, séparée de son conjoint, avait une relation durable et des rapports sexuels pendant la période décisive de la conception »). À l’alinéa 5, le législateur choisit le rétablissement de la vérité biologique, même si elle touche l’enfant, et ce indépendamment du caractère bénéfique ou non du rétablissement pour l’enfant. D’après le législateur, le dommage psychologique éventuellement subi par l’enfant cède devant un autre besoin/avantage supérieur pour l’enfant, celui du lien avec son véritable parent. En d’autres termes, le législateur grec a déjà estimé, à l’alinéa 5 de l’article 1469, que l’intérêt de l’enfant et le rétablissement de la réalité biologique ne se heurtent pas.
8. Enfin, cela est également valable en ce qui concerne le troisième argument du gouvernement grec, relatif à la protection de la famille. Ainsi, l’exercice du droit prévu à l’alinéa 5 de l’article 1469 du code civil provoque un bouleversement de la paix familiale existante, chose que le législateur grec accepte pour le bénéfice de la famille biologique. En d’autres termes, la notion de la protection de la famille dans l’ordre juridique grec est beaucoup plus complexe que ne le dit le gouvernement grec. Bien sûr, le législateur grec a l’obligation de protéger la famille contre les atteintes extérieures. Cependant, comme cela est démontré aussi par l’alinéa 5 de l’article 1469 du code civil, le législateur grec a également l’obligation de ne pas empêcher les membres de la famille biologique de se reconnaître, entre eux, comme les membres de cette famille et de la créer, au moyen de la reconnaissance judiciaire de paternité.
9. Le principe de non-discrimination fondée sur le sexe va dans le même sens[5]. Le fait que le législateur grec accorde à la mère un droit autonome de contestation de la paternité sans aucune condition lui permet de ne pas se contenter du fait que son enfant est couvert par un mariage existant mais de chercher à rétablir la vérité biologique[6]. Cependant, le père biologique qui comme le requérant cherche à rétablir la vérité biologique en est empêché par l’article 1469 du code civil, selon l’interprétation qui a prévalu à la Cour de cassation grecque. Cette conclusion de la plus haute juridiction grecque est d’autant plus discutable que s’il n’est pas permis au père biologique de contester la paternité présumée du mari de la mère, alors la mère, par la formation du mariage, peut priver pour toujours le père biologique de se lier à son enfant, ce qui ne pourrait être admis dans l’ordre juridique européen. Ce danger est encore plus insoutenable dans les cas où la mère a caché la conception au père biologique de manière frauduleuse, comme l’allègue le requérant.
10. En conclusion, le principe selon lequel la réalité biologique prévaut sur les relations conventionnelles fausses dans les actions de paternité et de maternité est admis, non seulement au niveau européen, mais aussi dans l’ordre juridique grec.
L’application du principe aux faits de la cause
11. En l’espèce, d’après les allégations du requérant, non contestées par le Gouvernement, de novembre 1998 à mars 1999 – période décisive quant à la conception de l’enfant –, T.P. et le requérant entretenaient une relation durable, constante et stable, au cours de laquelle ils avaient des rapports sexuels. Cette relation avait commencé en mars 1997 et s’était poursuivie quand T.P. avait déménagé à Bucarest – où le requérant exerçait une activité commerciale – puis lorsque T.P. avait emménagé, à nouveau, fin novembre 1998, en Grèce. Le requérant et T.P. se fiancèrent à Athènes le 31 mars 1998, mais leur relation prit fin à la mi-mars 1999. Le 2 mai 1999, T.P. épousa C.P. Elle se trouvait alors au quatrième mois de grossesse.
12. Dans ces conditions, nous estimons que les conclusions des juges dissidents de la Cour de cassation dans l’arrêt no 18/2009 ne manquent pas de pertinence. En effet, ces juges ont souligné que l’homme avec lequel la mère célibataire avait une relation durable et des rapports sexuels pendant la période décisive de la conception avait le droit de contester le statut d’enfant né pendant le mariage qui avait été célébré après la période décisive de la conception. Selon ces juges, cette situation était analogue à celle prévue à l’article 1469 alinéa 5 et la condition de la séparation n’était pas requise pour l’application de cette disposition dès lors que de toute évidence il n’y avait pas de vie commune entre T.P et C.P au moment de la conception de l’enfant.
13. Enfin, nous ne pouvons pas accepter non plus l’interprétation étroite et rigide soutenue par la majorité de la Cour de cassation grecque, au vu de la situation de fait nouvelle qui s’est établie après le 29 juillet 2009, date du mariage du requérant avec T.P. Les juridictions grecques ont négligé cet élément nouveau, protégeant une famille qui n’existait plus, au détriment de la nouvelle famille au sein de laquelle vivait l’enfant.
Conclusion
14. Comme l’a dit Cicéron de façon éloquente, « Sic multa, quae honesta natura videntur esse, temporibus fiunt non honesta. Facere promissa, stare conventis, reddere deposita commutata utilitate fiunt non honesta. Ac de iis quidem, quae videntur esse utilitates contra iustitiam simulatione prudentiae satis arbitror dictum ».[7] Dans la présente affaire, la négation du droit de contestation de la paternité sur la base d’une présomption légale absolue est non seulement illogique, mais aussi injuste. Les juridictions grecques ont ainsi négligé de mettre en balance l’intérêt de C.P. à maintenir des liens de filiation avec l’enfant et l’intérêt du requérant à faire établir la réalité biologique, constat dont découlaient des devoirs et des obligations pour le requérant, en plus de droits successoraux pour C. L’intérêt de la sécurité juridique a été pris en compte de façon absolue et automatique, les tribunaux nationaux étant ainsi restés indifférents aux circonstances concrètes de l’affaire. Dans ces conditions, nous estimons que le rejet de l’action du requérant a porté atteinte au droit au respect de sa vie privée.
* * *
[1] Ce n’est pas la première fois que cela se produit, comme l’ont souligné les juges Pinto de Albuquerque et Keller dans leur opinion séparée jointe à l’affaire Iyilik c. Turquie, no 2899/05, 6 décembre 2011.
[2] Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, série A no 87, Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999-VI, et Yildirim c. Autriche (déc.), no 34308/96, 19 octobre 1999, et Backlund c. Finlande, no 36498/05, § 43, 6 juillet 2010 et, particulièrement sur l’intérêt de l’enfant, l’opinion séparée des juges Laffranque et Ksenija jointe à l’affaire Konstantinidis c. Grèce, no 58809/09, 3 avril 2014.
[3] Depuis l’affaire Shofman c. Russie, no 74826/01, §§ 39 et 46, 24 novembre 2005, la Cour a soutenu cette primauté sans tergiverser, par exemple dans Mizzi c. Malte, no 26111/02, § 89, CEDH 2006-I, Paulík c. Slovaquie, no 10699/05, § 58, CEDH 2006-XI, Tavlı c. Turquie, no 11449/02, § 36, 9 novembre 2006, Phinikaridou c. Chypre, no 23890/02, § 65, 20 décembre 2007, Grönmark c. Finlande, no 17038/04, § 55, 6 juillet 2010, Röman c. Finlande, no 13072/05, § 60, 29 janvier 2013, Ostace c. Roumanie, no 12547/06, §§ 50 et 51, 25 février 2014, et Tsvetelin Petkov c. Bulgarie, no 2641/06, § 58, 15 juillet 2014. Cependant, tant dans Iyilik c. Turquie que dans la présente affaire, la Cour a choisi de s’écarter de la jurisprudence antérieure.
[4] Lorsqu’un aspect particulièrement important de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte. Si de surcroît les autorités nationales ont interprété et appliqué une disposition légale de façon illogique, voire arbitraire, cette marge disparaît.
[5] Paulík c. Slovaquie, no 10699/05, § 58, CEDH 2006-XI. Le même argument de discrimination peut être formulé dans la présente affaire.
[6] Voir quatrième alinéa de l’article 1469 du code civil grec.
[7] Cicéron, De Officis (44 av. J.C.), livre III 95-96 : « Il y a ainsi bien des cas où une action qui paraît être en elle-même conforme à la morale cesse de l’être en raison des circonstances. Tenir ses promesses, demeurer fidèle aux engagements pris, rendre un dépôt, ce n’est plus bien agir quand au lieu de servir on nuit en le faisant. Mais je pense en avoir dit assez long sur l’utilité prétendue, qu’on décore faussement du nom de prudence, de manières d’agir contraires à la justice. »