TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SOCIEDAD ANÓNIMA DEL UCIEZA c. ESPAGNE
(Requête no 38963/08)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
4 novembre 2014
DÉFINITIF
23/03/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sociedad Anónima del Ucieza c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 octobre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38963/08) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont une société anonyme de cet État, Sociedad Anónima del Ucieza (« la requérante »), a saisi la Cour le 4 août 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Mes L. Díez Picazo y Ponce de León et E. Blanco Martínez, avocats à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. de A. Sanz Gandasegui, avocat de l’État et alors chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.
3. La requérante se dit victime d’une atteinte à ses biens doublée d’une discrimination, et estime avoir été privée d’accès à la juridiction de cassation par un excès de formalisme. Elle invoque les articles 6 et 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1.
4. Le 29 mai 2012, la requête a été déclarée partiellement irrecevable et les griefs tirés des droits à un procès équitable, au respect des biens et à la non-discrimination ont été communiqués au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est une société anonyme de droit espagnol constituée en 1978 ayant son siège à Ribas de Campos (Palencia).
6. Le 12 juillet 1978, la requérante acquit un terrain irrigué à Ribas de Campos. L’acquisition du terrain fut inscrite au livre foncier d’Astudillo (Palencia). Outre les limites du terrain et sa superficie totale, l’acte d’inscription établi en 1979 mentionnait que dans la propriété étaient enclavés « une église, une maison, des norias, une basse-cour et un moulin ».
7. Le terrain acquis par la requérante avait jadis appartenu à l’ancien monastère de Santa Cruz de la Zarza – de l’ordre des chanoines réguliers de Prémontré (Orden de los Premostratenses) –, qui faisait partie du prieuré de Santa Cruz, fondé au XIIe siècle.
L’ordre des Prémontrés avait été supprimé en Espagne au début du XIXe siècle, comme beaucoup d’autres à l’époque (paragraphes 19-23 ci‑dessous). Les biens du prieuré de Santa Cruz furent vendus aux enchères à deux reprises. Le 9 décembre 1835, d’abord, deux sujets dénommés H. et M. acquirent les terrains et la majorité des biens « urbains » (constructions) du prieuré, sauf le bâtiment du prieuré proprement dit. Le sieur M. racheta plus tard le lot du sieur H. Les biens de culte furent listés et retirés du couvent. Le 23 décembre 1841, ensuite, le sieur M. acquit aux enchères le bâtiment du prieuré. Ces biens connurent ensuite toute une chaîne de transmissions, jusqu’à la requérante. Dans les inscriptions successives de ces transmissions au livre foncier, il était toujours expressément fait mention d’« un bâtiment qui était anciennement l’église du prieuré de Santa Cruz » et d’autres bâtiments.
8. Le 22 décembre 1994, l’évêché de Palencia (« l’Évêché ») fit inscrire à son propre nom dans le livre foncier d’Astudillo un « terrain urbain » avec une église de style cistercien du début du XIIIe siècle, une sacristie et une chambre capitulaire ayant jadis fait partie de l’ancien monastère prémontré de Santa Cruz de la Zarza et se trouvant sur le terrain dont la requérante était la propriétaire selon le livre foncier. Cette inscription au livre foncier s’effectua sur la base d’un certificat daté du 16 décembre 1994 délivré par l’Évêché lui-même sous le seing de son secrétaire général, avec l’accord du vicaire général. Bien que son nom figurât au livre foncier comme titulaire du terrain, cette nouvelle inscription eut lieu sans que la requérante eût été entendue, et aucune possibilité d’opposition ne lui fut ménagée.
9. Informée après coup, la requérante adressa des réclamations à l’Évêché de Palencia, s’estimant injustement privée d’une partie de sa propriété sans cause d’utilité publique et en l’absence de toute indemnisation en vertu d’une loi antérieure à la Constitution, loi à ses yeux discriminatoire et contraire au caractère non confessionnel de l’État ainsi qu’à la liberté religieuse.
L’Évêché lui répondit dans les termes suivants :
« la propriété du temple auquel tu fais référence dans ta lettre appartient depuis toujours au diocèse de Palencia, en vertu, comme tu le sais, de la loi de désamortissement des biens (desamortización : confiscation des biens ecclésiastiques) du 2 septembre 1841 qui, dans son article 6 excluait du désamortissement les immeubles tels que les églises, les cathédrales, les annexes et aides d’église ; et dans la mesure où le temple auquel tu fais référence a toujours été un temple paroissial il est évident qu’un tel immeuble n’a jamais pu être entre des mains privées ».
10. La requérante engagea alors contre l’Évêché de Palencia une action civile en nullité de l’inscription au livre foncier de l’église et de ses dépendances faite par l’Évêché en 1994.
11. Par un jugement du 28 mars 2000, le juge de première instance no 5 de Palencia débouta la requérante – qui avait fondé sa prétention sur l’antériorité de l’inscription à son nom au livre foncier, l’origine de la propriété, son acquisition par vente aux enchères et la possession de l’église et des clés pour y accéder.
Le juge motiva son jugement comme suit. Il releva que le terrain et les ouvrages en cause avaient fait l’objet des lois de désamortissement et avaient été ensuite vendus aux enchères en 1835 et 1841, mais que l’église elle-même, qui avait été église paroissiale avant la desamortización, n’avait pour cette raison pas été affectée par cette dernière ni par les ventes ultérieures. Il en voulait pour preuve que l’église avait continué d’accueillir la messe et les autres activités liées au culte catholique tant que son état l’avait permis et que l’Évêché de Palencia avait effectué des travaux de conservation, la requérante n’ayant procédé à des travaux qu’aux alentours de l’église. Le code de droit canonique étant donc d’application, l’église en cause ne pouvait avoir été acquise par la requérante par voie d’usucapion, dans la mesure où la prescription acquisitive ne pouvait jouer en la matière qu’au profit des personnes morales ecclésiastiques. En tout état de cause, la requérante n’avait pas eu la possession de l’église pendant le temps exigé par la loi pour que puisse jouer la prescription, le diocèse ayant agi en tant que propriétaire jusqu’au conflit sur la titularité de ladite église. Par ailleurs, le fait que les employés de la requérante disposaient de la clé de l’église ne constituait pas un acte de « propriété » dans la mesure où l’origine de cette détention n’était pas connue et où la clé était à la disposition de tous ceux qui voulaient visiter l’église.
12. La requérante fit appel. Par un arrêt du 5 février 2001, l’Audiencia provincial de Palencia rejeta l’appel et confirma le jugement attaqué.
Dans ses motifs, l’Audiencia provincial souligna que l’église en question ne faisait pas partie de ceux des biens immeubles sis sur le terrain en cause ayant été transmis le long de la chaîne des propriétaires successifs depuis leur première acquisition par le sieur M. en 1841. Son arrêt se lisait comme suit :
« (...) PREMIÈREMENT.- Le représentant de [la requérante] dans la présente procédure fait appel du jugement d’instance ayant rejeté sa requête. La requérante exerce, selon ce qui ressort de la prétention qu’elle expose dans sa requête, l’action en déclaration de propriété sur l’immeuble (église avec ses dépendances) existant sur le terrain rural dont elle est la propriétaire (...) et demande également la déclaration de la nullité et, par voie de conséquence, l’annulation de l’inscription au livre foncier de cet immeuble en faveur de la partie défenderesse, l’Évêché de Palencia. Cette inscription [dont la requérante demande l’annulation] est une inscription première et unique de propriété, effectuée, en vertu de l’article 206 de la loi hypothécaire, le 22 décembre 1994. [La requérante maintient] que l’église en question est sa propriété puisqu’elle est incluse ou enclavée dans son terrain rural et inscrite à son nom dans le livre foncier sous le nº 3.250, et qu’elle l’a acquise des précédents propriétaires par un acte authentique de vente passé le 12 juillet 1978. [Aux yeux de la requérante], l’immatriculation de ladite église, effectuée le 22 décembre 1994 à la demande du défendeur, l’Évêché de Palencia, a (...) provoqué une inscription double et contradictoire qui, dans la mesure où [selon elle] l’Évêché n’est pas le propriétaire de l’église, (...) doit être résolue par la reconnaissance ou la déclaration de la propriété de la requérante sur l’église litigieuse et l’annulation de l’inscription ou de l’immatriculation de ladite église faite en faveur de l’Évêché. La requérante soutient qu’elle tient son droit des propriétaires successifs de la propriété qu’elle décrit dans le “Fait premier” de son recours, jusqu’au premier acquéreur de celle‑ci, M. José Martínez Liébana, qui avait acquis aux enchères le 23 décembre 1841 pour un prix de 30.500 réals la maison-couvent du prieuré de Santa Cruz de la Zarza appartenant à l’ordre des Prémontrés (Orden de los Premostratenses), supprimé par les lois de désamortissement (désamortización) du XIXe siècle ; la question se limite, comme le précise le juge de première instance (...) dans son jugement, à déterminer si l’église litigieuse [présentée comme] enclavée, tout comme d’autres biens, dont une maison, deux norias, une basse-cour et un moulin, dans la description au livre foncier de la propriété rurale 3.250, avait été incluse dans la vente aux enchères des biens du prieuré de Santa Cruz supprimé, comme le soutient la requérante оu si, au contraire, de par son statut de paroisse, cette église a été écartée du “désamortissement” en vertu de l’article 6-4 de la loi du 2 septembre 1841, qui excluait [parmi] les propriétés du clergé, “les immeubles des églises cathédrales ou paroissiales, ou des annexes оu aides de paroisse” de la déclaration générique des biens nationaux ».
DEUXIÈMEMENT : Le contexte se présente comme suit (...) Le prieuré de Santa Cruz, de l’ordre des Prémontrés, a été fondé ou s’est installé en 1176 au lieu-dit Santa Cruz, près de la localité de Rivas de Campos. Il comptait en 1688 seulement deux religieux, dont l’un d’eux, le prieur, officiait pour le salut des âmes. Le prieuré fut définitivement abandonné à une date difficile à préciser, mais antérieure à l’inondation du 5 décembre 1739. Pourtant, lorsque le 7 février 1810 eut lieu la reconnaissance et la prisée du couvent, avec ses maisons, pigeonnier, lapinière, basse‑cour et abris pour bétail, caves et bosquet de Valdejimena sur ordre de M. Juan Báez, prêtre paroissial du prieuré supprimé (...) [Il ressort ainsi] qu’à cette époque il existait un curé paroissial de ce prieuré et que l’église n’avait pas été incluse lors de la reconnaissance et de la prisée du couvent, malgré la description détaillée qui fut faite des biens de celui-ci. Ceci correspond aux allégations de la requérante dans le « Fait quatrième » de son écrit en réponse à la question de savoir si l’église en cause a toujours été une paroisse, c’est-à-dire une église où l’on administrait les sacrements et où l’on s’occupait spirituellement des fidèles, initialement [par] les religieux de l’ordre du prieuré précité et postérieurement [par] des curés ou des prêtres séculiers dépendants de l’Évêché de Palencia. Ce qui prouve entièrement (...) qu’au moins depuis 1617, les sacrements ont été administrés de façon ininterrompue (...). Mais à plus forte raison et pour démontrer que l’église n’avait pas été incluse dans les biens qui furent vendus aux enchères et acquis en 1841 par M. José Martínez Liébana, [il y a lieu de relever :] que postérieurement à cette date elle a continué à exister en tant qu’église paroissiale de Santa Cruz jusqu’à présent (bien que le dernier sacrement de baptême [remonte à] 1981), servie par des curés successifs (...) [ou encore :] que, vu son ancienneté et sa précarité, [cette église] a fait l’objet de diverses réhabilitations à la demande de ses curés et toujours aux frais de l’Évêché, comme le prouve la requérante elle-même (...). Il ressort donc avec évidence (...) que l’église en cause était une paroisse avant la desamortización et la vente des biens du prieuré supprimé et qu’elle l’est restée par la suite (...), bien qu’à cause du manque de fidèles (en 1951, selon le document se trouvant au folio 253, la population de fait de Santa Cruz de Rivas était de seize habitants), le curé paroissial fût aussi concomitamment celui de la paroisse de Rivas de Campos (...) À cette indication incontestable de l’existence et de la subsistance de la paroisse dans l’église litigieuse, il faut ajouter ce qui a été précédemment expliqué, à savoir que lors de l’inventaire effectué en 1810, l’église ne fut pas incluse, et c’est la raison pour laquelle on doit conclure que l’église en question ne figurait pas parmi les biens du prieuré supprimé acquis par M. José Martínez Liébana en 1841. Ceci explique qu’en raison du remembrement les propriétaires successifs [des biens relevant de la propriété rurale enregistrée sous le numéro 3.250] n’aient jamais mis en question la propriété de l’Évêché et le caractère paroissial de l’église litigieuse. Il faut conclure que la requérante n’a jamais pu acquérir des vendeurs ce que ceux-ci ne pouvaient pas lui transmettre, l’église litigieuse n’étant pas leur propriété mais celle de l’Évêché de Palencia, comme cela a été pleinement démontré. En définitive, la requérante ne prouve pas, comme il lui incombe, que le titre dont elle excipe (...) comprend ou inclut précisément l’objet litigieux. Par conséquent, il est clair que sa prétention ne saurait être accueillie sans méconnaître par là l’article 34 de la loi hypothécaire. (...) Étant donné la description équivoque qui figure dans le livre foncier concernant les bâtisses incluses avec le terrain, [cette inscription] est interprétée [par le présent arrêt] dans le sens que l’église paroissiale n’est pas incluse dans le titre de propriété de la requérante, qui ne peut pas non plus [se prévaloir à son égard] de l’usucapion puisqu’en tout état de cause [la durée de possession requise n’est pas atteinte]. La requérante n’a pas non plus prouvé la possession de l’église à titre de propriétaire. L’on ne saurait considérer en effet comme des actes possessoires la simple détention par les employés de la requérante des clés de l’église pour la montrer aux visiteurs aux époques de l’année où, vu le faible nombre de fidèles dans la municipalité, il n’y a pas régulièrement d’activités de culte religieux. Pour les raisons exposées [ci-dessus], il y a lieu de rejeter l’appel et de confirmer le jugement d’instance ».
13. La requérante se pourvut en cassation. Dans son pourvoi, elle énonça que la valeur du bien en cause était « inestimable », étant donné ses caractéristiques, tout en admettant que le litige avait un enjeu financier supérieur à 36 000 euros (EUR), montant exigé à l’époque pour qu’un pourvoi en cassation soit possible à ce titre. La partie défenderesse affirma quant à elle que la valeur de l’immeuble revendiqué s`élevait à 600 000 EUR.
14. Par une ordonnance du 8 mars 2005, le Tribunal suprême invita la requérante à justifier que l’enjeu du litige excédait les 150 000 EUR, nouveau seuil applicable aux pourvois en cassation sur critère financier selon le code de procédure civile du 7 janvier 2000, entré en vigueur entre‑temps.
15. La requérante répondit qu’il était difficile d’évaluer un immeuble historique, mais rappela que l’Évêché avait lui-même estimé la valeur du bien en cause à 600 000 EUR.
L’expert antérieurement désigné avait considéré que la valeur artistique du temple faisant l’objet de l’expertise était très élevée, « bien qu’économiquement incalculable » étant donné l’absence de marché d’achat-vente des églises médiévales.
16. Dans son analyse des conclusions de l’expertise en cause, la requérante avait indiqué que la valeur du bien excédait certainement les 600 000 EUR indiqués par la partie défenderesse, mais avait estimé inutile de discuter ce chiffre dans la mesure où les deux parties étaient d’accord pour considérer l’enjeu financier de la procédure comme supérieur à 36 000 EUR, montant minimum nécessaire et suffisant, à l’époque, pour se pourvoir en cassation sur ce fondement.
17. Par une décision du 14 juin 2005, le Tribunal suprême déclara irrecevable le pourvoi en cassation formé par la requérante, au motif que les exigences de l’article 477 § 2-2º du code de procédure civile pour l’ouverture de cette voie de recours au titre de l’enjeu financier du litige n’étaient pas réunies.
Pour parvenir à cette conclusion, le Tribunal suprême considéra que l’estimation de la valeur du bien à 600 000 EUR ne suffisait pas à contredire la qualification initiale du bien litigieux comme « inestimable ». Il observa que la requérante avait persisté dans l’affirmation du caractère inestimable, en termes économiques, des biens revendiqués. Il retint que la requérante avait uniquement réussi à établir que l’enjeu de la procédure dépassait les 36 000 EUR exigés auparavant par l’article 1687 § 1-c) du code de procédure civile de 1881, mais qu’elle n’était pas parvenue à montrer que le nouveau seuil d’ouverture des pourvois au titre du critère financier était atteint. Son arrêt était rédigé en ces termes :
« Si [la requérante] a soutenu que la valeur de l’intérêt litigieux de la requête était de 36 000 EUR, il doit toutefois être relevé, d’une part, que par-delà cette affirmation, la requérante a maintenu son critère, en admettant seulement que la valeur de l’immeuble dépassait le montant exigé en cassation selon l’article 1687 § 1-c) du code de procédure civile de 1881 ; et que, d’autre part, cette affirmation n’avait aucune justification et que, de plus – et ceci est le fait déterminant –, elle n’était pas appuyée par la preuve proposée et administrée lors de l’instance, puisque l’expert avait été incapable d’attribuer aux immeubles une valeur économique. [Par ailleurs], la requérante ne peut pas revenir sur le caractère inestimable, en termes économiques, qu’elle a attribué à l’objet en cause, ni sur la [quantification de sa valeur] – qui, bien qu’il eût pu faciliter l’accès à la cassation sous le régime du code de procédure civile précédent, ne peut avoir semblable effet sous le régime instauré par le code de procédure civile 1/2000 –, pour adhérer à la déclaration de la partie défenderesse quant à la valeur économique des biens revendiqués, et, par conséquent, à l’enjeu financier de la procédure. Ce dernier doit être fixé en fonction de [la définition qui en est donnée] au 1o de l’article 489 du code de procédure civile de 1881, qui est repris en des termes analogues au 1º de l’article 25 du code de procédure civile 1/2000. Au vu de tout cela, il convient de déclarer le pourvoi en cassation irrecevable, pour le motif prévu à l’article 483 § 2-3º alinéa 1er du code de procédure civile. »
18. La requérante forma alors un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel sur le fondement des articles 16 et 24 de la Constitution espagnole (droit à la liberté religieuse et droit à l’équité de la procédure, respectivement). Par une décision du 26 février 2008, notifiée le 3 mars 2008, le Tribunal constitutionnel déclara le recours irrecevable comme étant dépourvu de contenu constitutionnel, en vertu de l’article 50 § 1 c) de la loi organique portant sur le Tribunal constitutionnel dans sa version antérieure à sa modification par la loi organique 6/2007 du 24 mai 2007.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
19. Le « désamortissement » (desamortización). Désignant étymologiquement la sortie d’un bien d’une « mainmorte », ce terme est l’appellation consacrée en Espagne d’un long processus historique et économique qui s’étendit de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle et qui consista, essentiellement, à mettre aux enchères publiques des terres et des biens improductifs détenus par les mainmortes : dans la plupart des cas, il s’agissait de l’Église catholique ou d’ordres religieux, qui avaient vu leur patrimoine s’accroître par l’accumulation des legs ou donations au fil du temps.
20. Les biens propriété du clergé « régulier » – dont les chanoines de l’ordre de Prémontré (Premostratenses) – furent visés par les décrets royaux des 11 octobre 1835 et 19 février 1836, adoptés pour permettre le désamortissement des couvents, monastères et autres entités similaires.
21. Parmi les biens propriété du clergé « séculier », l’article 6 § 4 de la loi du 2 septembre 1841 exclut du désamortissement les immeubles des églises cathédrales ou paroissiales, ainsi que des annexes et aides s’y rattachant.
22. La publicité foncière. Elle est régie par la loi hypothécaire du 8 février 1946, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
Article 17
« Une fois le titre inscrit, aucun autre titre incompatible avec celui-ci ne peut être inscrit même s’il porte la même date ou une date antérieure ».
Article 38
1. « À tous effets juridiques, il est présumé que les droits réels inscrits au livre foncier existent et appartiennent à leur titulaire [enregistré], sous la forme déterminée dans l’inscription correspondante ».
(...). »
Article 199
« L’immatriculation des propriétés qui ne sont inscrites au nom de personne sera effectuée [selon l’une des modalités suivantes] :
a. au terme d’une procédure de [reconnaissance de] propriété ;
b. sur présentation d’un titre public d’acquisition, complété par un acte de notoriété lorsque le titre acquisitif du vendeur ou de celui qui le transmet n’est pas attesté de manière irréfutable ;
c. sur présentation du certificat auquel se réfère l’article 206, dans les seuls cas indiqués dans cet article ».
Article 206
« L’État, les provinces, les communes et [autres] entités de droit public ou services organisés faisant partie de la structure politique de l’État ainsi que [les entités relevant] de l’Église catholique peuvent, en cas d’absence de titre écrit de propriété, [faire] inscrire comme [leur propriété] les biens immeubles leur appartenant sur présentation d’un certificat délivré par le fonctionnaire chargé de leur administration, dans lequel sera mentionné le titre où le mode d’acquisition [des biens en cause] ».
23. Le règlement hypothécaire complète ces dispositions, dans les termes suivants :
Article 304
« Dans le cas où le fonctionnaire chargé de l’administration ou de la garde des biens n’exerce pas d’autorité publique et n’est pas habilité à délivrer le certificat [susmentionné], celui-ci sera délivré par le premier supérieur hiérarchique habilité à le faire, en prenant pour cela les données et les nouvelles officielles indispensables. S’agissant des biens de l’Église, les certificats seront délivrés par le diocésain compétent. »
Article 306
« [S’il s’avère que] les certificats délivrés conformément aux dispositions précédentes sont en contradiction avec une inscription non annulée, ou se réfèrent à des terrains ou à des droits réels dont l’inscription recoupe par certains aspects des biens ou des droits déjà inscrits, le responsable du livre foncier surseoira à l’inscription demandée (...) et enverra copie des inscriptions contradictoires à l’autorité ayant délivré lesdits certificats ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
24. La requérante estime que c’est par un excès de formalisme qu’elle s’est vue privée de son droit d’accès au pourvoi en cassation devant le Tribunal suprême : elle considère qu’elle avait dûment démontré que la valeur de l’église dépassait le seuil financier de 150 000 EUR fixé pour l’ouverture de la voie de la cassation. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
25. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
26. La requérante souligne le caractère singulier de l’objet du litige – une église médiévale – et l’impossibilité d’en quantifier la valeur, dans la mesure où il n’y a pas de « marché » pour ce type de bien.
Elle rappelle aussi qu’une deuxième circonstance est intervenue, à savoir l’entrée en vigueur du nouveau code de procédure civile, qui a porté à 150 000 EUR le montant minimal pour se pourvoir en cassation au titre de l’enjeu financier du litige (au lieu de 36 000 EUR auparavant).
27. Au début de la procédure, il avait simplement été retenu que la valeur de l’immeuble était de « plus de 36 000 EUR », parce que c’était là le montant alors requis par le code de procédure civile en vigueur pour qu’un pourvoi en cassation soit possible sur ce terrain. La requérante note que l’Évêché de Palencia avait pour sa part considéré que la valeur de l’église s’élevait à 600 000 EUR et que l’expert désigné avait estimé, en réponse à une question du représentant de l’Évêché, que sa valeur était « très élevée, économiquement incalculable » et en tout cas supérieure à 600 000 EUR.
28. La décision du Tribunal suprême lui paraît déraisonnable et disproportionnée, dans une affaire où l’objet du litige, une église médiévale, avait une valeur extraordinaire. Elle estime que l’interprétation particulièrement rigoureuse faite par le Tribunal suprême des conditions de recevabilité du pourvoi en cassation l’a privée de son droit d’accès à un recours garanti par l’article 6 de la Convention.
29. Le Gouvernement, de son côté, ne voit rien d’arbitraire dans les raisons qui ont conduit le Tribunal suprême à déclarer le pourvoi en cassation de la requérante irrecevable. Il rappelle la jurisprudence de la Cour quant à la manière dont l’article 6 § 1 s’applique aux instances d’appel ou de cassation, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 37, Recueil 1997‑VIII, parmi d’autres). Il insiste sur le fait que la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes et que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Société Anonyme Sotiris et Nikos Koutras Attee c. Grèce, no 39442/98, §§ 17-18, CEDH 2000‑XII), en particulier pour ce qui est de la réglementation relative aux formalités et aux délais à respecter pour former un recours (Stone Court Shipping Company, S.A. c. Espagne, no 55524/00, 28 octobre 2003).
30. Le Gouvernement observe qu’en l’espèce, la requérante a formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt de l’Audiencia Provincial de Palencia en se référant à l’enjeu financier de l’affaire. L’accès à la cassation n’étant pas ouvert sur ce terrain dans les affaires où la somme est indéterminée, il était impératif que l’enjeu du litige soit quantifié et d’un montant atteignant le seuil requis. Or, la réglementation applicable au pourvoi en cassation au moment où le pourvoi a été formé fixait ce seuil à 150 000 EUR. L’ouverture du recours en cassation par le critère de l’enjeu financier n’était donc pas possible dans les cas où celui-ci était inférieur à ce seuil, ou d’un montant indéterminé.
31. Dans la mesure où la requérante avait suivi la procédure ordinaire applicable aux affaires « de montant mineur » en prenant motif du caractère économiquement inestimable de ses prétentions, le Tribunal suprême a estimé, dans sa décision du 14 juin 2005, que le montant minimum requis pour accéder au pourvoi en cassation par le critère financier n’était pas atteint, la requérante elle-même ayant écrit que le montant en litige était « inestimable au vu des immeubles visés par l’action en revendication qui constitue l’objet du procès ». Aux yeux du Gouvernement, en évaluant devant la Cour l’enjeu financier du litige à 600 000 EUR, alors que cette évaluation correspond à celle faite par la partie défenderesse – l’Église catholique – dans la procédure civile interne, la requérante contredit ses propres actes.
32. Le Gouvernement conclut qu’il n’y a rien eu de déraisonnable dans l’irrecevabilité du pourvoi en cassation : la requérante a prétendu accéder à la voie de la cassation à raison de l’enjeu financier du litige, tout en fixant la valeur de l’église à un montant inférieur au seuil requis ou en s’abstenant d’en quantifier la valeur au motif qu’elle était inestimable. Elle ne saurait donc aller à l’encontre de ses propres actes pour reprocher au Tribunal suprême une conduite insensée.
33. La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, précitée, § 31, et Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 33, Recueil 1998‑I). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux des règles de nature procédurale telles que les délais régissant le dépôt des documents ou l’introduction de recours (Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997‑VIII). Par ailleurs, la Cour réaffirme que l’article 6 n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, un État qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 (voir, notamment, Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 25, série A no 11 ; Viard c. France, no 71658/10, § 30, 9 janvier 2014).
34. La Cour estime par ailleurs que la réglementation relative aux formalités et aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. D’autre part, il ressort de la jurisprudence de la Cour que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation.
35. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit d’accès à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, notamment, Brualla Gómez de la Torre, précité, § 33, Edificaciones March Gallego S.A., précité, § 34, et Rodríguez Valín c. Espagne, no 47792/99, § 22, 11 octobre 2001).
36. En l’occurrence, la Cour note que, par sa décision du 14 juin 2005, le Tribunal suprême a déclaré irrecevable le pourvoi en cassation formé par la requérante au motif que les exigences de l’article 477 § 2-2º du code de procédure civile pour l’ouverture de cette voie de recours au titre de l’enjeu financier n’étaient pas réunies.
Au soutien de cette conclusion, le Tribunal suprême a considéré que l’estimation de la valeur du bien à 600 000 EUR ne suffisait pas à contredire la qualification initiale du bien litigieux comme « inestimable » ; il a observé que la requérante avait persisté dans l’affirmation du caractère inestimable, en termes économiques, des biens revendiqués ; il a retenu que la requérante avait uniquement réussi à établir que l’enjeu de la procédure dépassait les 36 000 EUR exigés auparavant par l’article 1687 § 1-c) du code de procédure civile de 1881, mais qu’elle n’était pas parvenue à montrer que le nouveau seuil d’ouverture des pourvois au titre du critère financier était atteint.
37. S’il est vrai qu’il était difficile de quantifier la valeur concrète de l’immeuble historique en cause, la Cour observe que l’Évêché avait lui‑même estimé que la valeur du bien en cause excédait les 600 000 EUR. L’interprétation faite par le Tribunal suprême lui paraît dès lors trop rigoureuse, étant donné les caractéristiques du bien en cause, soulignées par la requérante.
38. En effet, aux yeux de la Cour, on ne peut reprocher à la requérante d’avoir considéré comme inestimable la valeur d’un bien dont aucun prix de marché n’avait pu être établi, malgré l’intervention d’un expert ; et cela d’autant plus que, même si le rapport d’expertise n’était pas concluant à ce sujet, l’expert avait toutefois indiqué que la valeur de l’immeuble dépassait les 600 000 EUR, montant déjà bien supérieur à celui exigé par le nouveau code de procédure civile pour que la voie du recours en cassation soit ouverte au titre de l’enjeu financier.
39. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il ne s’agit pas ici d’un simple problème ordinaire d’interprétation de la loi, mais de l’interprétation d’une exigence procédurale ayant empêché l’examen au fond de l’affaire (Stone Court Shipping Company, S.A. c. Espagne, no 55524/00, § 40, 28 octobre 2003).
40. Par conséquent, si les limitations relatives à la présentation des pourvois auprès du Tribunal suprême n’ont pas lieu, en tant que telles, d’être mises en cause, la Cour estime que la combinaison particulière des faits dans la présente affaire n’a pas laissé un rapport suffisant de proportionnalité entre les limitations appliquées par le Tribunal suprême et les conséquences de cette application.
Ainsi, l’interprétation particulièrement rigoureuse d’une règle de procédure a privé la requérante du droit d’accès au tribunal compétent pour examiner son pourvoi en cassation (voir mutatis mutandis, Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 49, Recueil 1998‑VIII, Stone Court Shipping Company, S.A, précité, § 42).
41. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
42. La requérante allègue avoir été privée d’une partie de sa propriété, comprenant une église médiévale, sans cause d’utilité publique et en l’absence de toute indemnisation, sur le fondement d’une loi préconstitutionnelle. Elle situe cette privation dans la décision du responsable du livre foncier d’Astudillo d’inscrire l’église médiévale en cause comme appartenant à l’Évêché de Palencia au seul vu d’un certificat de propriété ad hoc établi le 16 décembre 1994 par le secrétaire général dudit Évêché, faisant valoir que pareille inscription crée une présomption iuris tantum de propriété au profit de l’Évêché. Déboutée dans la procédure judiciaire engagée par elle en réaction, la requérante estime avoir été de ce fait définitivement déchue du droit qui, selon elle, était antérieurement le sien. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1, dont les parties pertinentes sont libellées comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
(...). »
A. Sur la recevabilité
43. Le Gouvernement estime que ce grief a été introduit en dehors du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. Il rappelle que le droit de propriété protégé par l’article 33 de la Constitution ne figure pas parmi les droits et libertés pouvant faire l’objet d’un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Dès lors, la décision interne définitive ouvrant le cours du délai de six mois résiderait dans la décision du Tribunal suprême du 14 juin 2005.
44. La requérante maintient que c’est la décision du Tribunal constitutionnel du 26 février 2008, notifiée le 3 mars 2008, qui constitue la décision interne définitive dans l’affaire.
45. La Cour observe, certes, que le droit de propriété n’est pas protégé par le recours d’amparo, de sorte qu’en principe la décision interne définitive au regard de cette disposition devrait être la décision du 14 juin 2005 par laquelle le Tribunal suprême avait déclaré irrecevable le pourvoi en cassation formé par la requérante, et non la décision ultérieure du Tribunal constitutionnel sur la violation alléguée des droits et libertés fondamentaux protégés par le recours d’amparo, correspondant aux griefs présentement tirés des articles 6, 9 et 14 de la Convention.
En l’espèce toutefois, il échet de relever que les griefs principaux de la présente requête, tirés de la méconnaissance alléguée du droit à l’équité de la procédure et du droit à la non-discrimination garanti par l’article 14, devaient impérativement, eux, faire l’objet d’un recours d’amparo avant de pouvoir être soumis à la Cour. D’autre part, le grief tiré de l’article 14 ne peut être allégué qu’en liaison avec d’autres droits garantis par la Convention. Aux yeux de la Cour, exiger de la requérante l’introduction de deux requêtes devant elle à des dates différentes pour tenir compte de cette spécificité du droit interne relèverait d’une interprétation par trop formaliste du délai de six mois. La Cour estime plus conforme à l’esprit et au but de la Convention de considérer les griefs soulevés par les requérants dans leur ensemble aux fins de la détermination du dies a quo pour la présentation de la requête. À cet égard, elle rappelle que le délai de six mois constitue une règle autonome qui doit, dans une affaire donnée, être interprétée et appliquée de manière à assurer l’effectivité du droit de requête individuel (Worm c. Autriche, no 22714/93, Décisions et rapports (DR) 83, p. 17 et Fernández-Molina González et autres c. Espagne (déc.), no 64359/01, CEDH 2002-IX). En conséquence, la Cour estime que ce grief a été présenté dans le respect du délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention.
46. La Cour relève par ailleurs que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
47. Le Gouvernement indique que l’article 206 de la loi hypothécaire doit être appréhendé dans le contexte qui est le sien : celui de l’inscription au livre foncier des biens immeubles qui n’y figurent pas encore. Leur immatriculation, c’est-à-dire leur inscription pour la première fois, se fait moyennant une procédure un peu plus complexe que celle d’une inscription ordinaire. À cet effet, les personnes physiques et morales disposent des procédures prévues à l’article 199 de la loi hypothécaire (paragraphe 22 ci‑dessus).
Parmi celles-ci, l’une, décrite au b) dudit article, vise le cas de l’absence de document faisant foi – c’est-à-dire le cas où il n’existe pas de titre public d’acquisition délivré par un notaire et attestant de l’acquisition préalable de la propriété que l’on entend immatriculer. Le bien peut alors être immatriculé sur présentation d’un titre public d’acquisition, complété par un acte de notoriété faisant foi de ce que celui qui transfère le bien est considéré comme propriétaire.
La troisième option, prévue au c) de l’article 199 de la loi hypothécaire, et développée par l’article 206 de cette dernière, permet l’immatriculation sur présentation d’un certificat délivré par un organisme public ou, comme en l’espèce, par l’Église catholique.
48. Le Gouvernement précise que le certificat auquel se réfère l’article 206 de la loi hypothécaire ne constitue pas un titre de propriété, mais seulement un titre d’inscription, la propriété étant préexistante, même s’il n’existe pas de document l’attestant. Le certificat rend alors le bien éligible à une inscription au livre foncier, palliant l’absence d’un titre inscriptible. Dans le cas de l’article 206, c’est une autorité civile ou, comme en l’espèce, ecclésiastique, qui atteste de la propriété du bien au moyen d’un certificat. Cette procédure a un caractère supplétif : elle ne pourra être utilisée qu’à défaut de titre inscriptible au sens de la législation hypothécaire. Elle ne peut non plus jouer si la propriété est déjà enregistrée.
49. Le Gouvernement le répète : le certificat prévu à l’article 206 de la loi hypothécaire permet à un bien immeuble d’être inscrit au livre foncier, mais ne constitue pas une manière d’en acquérir la propriété. Ni l’Église, ni l’État, ni les organismes publics n’acquièrent, par le fait de délivrer pareil certificat, une propriété qui n’est pas la leur. Le certificat n’a pas d’autre effet que celui de faciliter l’enregistrement du bien au livre foncier.
50. Le Gouvernement entend souligner que l’immatriculation ne crée pas une situation juridique définitive ou inattaquable, comme on pourrait le croire à la lecture de la requête, qui laisse entendre que la requérante a « perdu » sa propriété à cause du certificat qui a permis l’inscription de l’église. Si les juridictions internes ont jugé que ladite église n’avait jamais appartenu à la requérante, c’est pour des motifs n’ayant rien à voir avec la délivrance de ce certificat. Le seul effet de l’immatriculation est de créer une présomption d’ordre « possessoire ». Or, il ne s’agit que d’une présomption simple (« iuris tantum »), qui cède devant la preuve contraire apportée lors d’un procès judiciaire à cette fin.
51. L’objet de l’immatriculation, expose le Gouvernement n’est pas de rendre inattaquable le titulaire enregistré, mais seulement de garantir la sécurité des transactions à titre onéreux effectuées par un éventuel tiers acquéreur, après l’écoulement de deux ans depuis l’inscription. Celui qui se considère comme le véritable titulaire des biens peut exercer une action déclaratoire : s’il prouve être propriétaire du bien en cause, le juge ordonnera l’annulation de l’immatriculation.
52. Pour le Gouvernement, la requérante a instrumentalisé l’article 206 de la loi hypothécaire en prêtant à tort à l’immatriculation un effet constitutif de propriété au profit de l’Évêché et, partant, en la dénonçant comme une expropriation. Or, lorsque la requérante a contesté l’immatriculation de l’église en arguant qu’elle en était la véritable propriétaire, les juridictions internes ont déclaré que la propriété appartenait à l’Église, et cela sur la base d’arguments indépendants de son immatriculation au nom de l’Évêché. Ainsi, la société requérante et l’Église catholique auraient été dans les mêmes conditions d’égalité devant le juge que si le différend opposait deux particuliers.
53. Le Gouvernement fait observer que l’article 206 de la loi hypothécaire n’a pas été déclaré inconstitutionnel par le Tribunal constitutionnel espagnol. De son côté, le Tribunal suprême aurait même, selon lui, admis la constitutionnalité de l’article 206 de la loi hypothécaire dans un arrêt du 16 novembre 2006, à propos du sanctuaire de Notre-Dame de Lluch.
54. Le Gouvernement expose que l’article 206 de la loi hypothécaire trouve sa justification dans les difficultés propres à l’inscription des biens de l’État et d’autres entités provenant de la desamortización (dont avaient été exclues, rappelle-t-il par ailleurs, les églises catholiques affectées au culte) : pour lever l’obstacle pouvant résulter du manque de titres de propriété pour ce type de biens, le législateur a décidé de permettre leur inscription au moyen de certifications.
L’explication de ce choix est à rechercher, selon lui, dans la difficulté de retracer l’origine de très vastes patrimoines possédés depuis des temps immémoriaux, et pour lesquels il n’existe pas de titres écrits attestant de la propriété.
Ainsi, aux yeux du Gouvernement, ce n’est pas pour des raisons religieuses que parmi les autorités dont les certificats font foi aux fins de l’immatriculation ont été incluses celles de l’Église catholique. Par conséquent, estime-t-il, cette inclusion ne porte pas atteinte au principe d’égalité.
55. En d’autres termes, pour le Gouvernement, la disposition en cause est raisonnable en ce que :
– d’un côté, elle permet que toutes les propriétés à caractère immémorial appartenant à l’État, à l’Église catholique et aux autres sujets de droit mentionnés dans la disposition litigieuse puissent figurer dans le livre foncier ;
– de l’autre, elle ne produit pas de conséquences irrémédiables pour les tiers, qui pourront, au besoin, saisir les organes judiciaires pour la défense de leurs droits.
56. Le Gouvernement observe que la requérante attribue des effets expropriatoires à l’immatriculation par l’Église catholique, au moyen de l’article 206 de la loi hypothécaire, de l’église enclavée dans les terrains dont elle est propriétaire. Or, souligne-t-il, le système d’immatriculation par certification n’a pas été le motif pour lequel les juridictions internes ont déclaré que la requérante n’était pas la titulaire du bien réclamé.
Sur le fait qu’ait pu être acceptée l’immatriculation des biens enclavés dans le fonds de la requérante alors que celui-ci était déjà, quant à lui, inscrite au livre foncier, le Gouvernement explique que le responsable du livre foncier a considéré, d’une part, que le bien litigieux (l’église) appartenait à l’Église catholique et non pas à la requérante et, d’autre part, qu’il n’était pas inclus ni compris dans l’inscription effectuée au nom de la requérante.
57. Le Gouvernement en veut pour preuve l’arrêt de l’Audiencia Provincial de Palencia, qui a confirmé le jugement de première instance et dont les parties pertinentes sont reproduites au paragraphe 12 ci-dessus. Il ressort dudit arrêt qu’à aucun moment, dans la procédure judiciaire, l’immatriculation effectuée en faveur de l’Évêché sur présentation du certificat prévu à l’article 206 de la loi hypothécaire n’a été considérée comme la source, pour l’Église, de la propriété de l’édifice litigieux.
Par conséquent, selon le Gouvernement, cette inscription n’a aucunement placé l’Église en situation d’avantage pour déterminer la propriété de l’édifice. En d’autres termes, il ne s’est agi que d’une controverse entre deux personnes particulières sur la question de savoir qui devait être considéré comme le propriétaire d’un bien, controverse qui a été résolue sur la base de motifs de droit civil matériel sans aucune entrée en jeu des dispositions critiquées de la loi hypothécaire. Ces motifs étaient notamment : que l’église en cause n’avait pas été incluse dans la desamortización ; que l’usucapion n’était pas applicable ; et que, par suite, aucun des propriétaires successifs du fonds ne l’avait jamais acquise. Ainsi, insiste le Gouvernement, l’église en cause est toujours restée la propriété de l’Église catholique, et l’inscription effectuée par la requérante ne l’incluait pas.
58. Aux yeux du Gouvernement, c’est à tort que la requérante analyse la situation comme une expropriation sans procédure pertinente. Il souligne que les juridictions internes ont conclu que les biens litigieux appartenaient depuis toujours à l’Église catholique et qu’il ne s’agit pas non plus d’une privation coercitive d’un droit pour cause d’utilité publique, comme le prétend la requérante. Il répète qu’il n’y a eu aucune influence du certificat délivré par l’Église en vertu de l’article 206 de la loi hypothécaire dans la détermination du titulaire des biens, le certificat de propriété n’étant pas un mode d’acquisition de la propriété mais une simple voie d’accès à la publicité foncière pour les propriétés existantes de l’Église.
59. Le Gouvernement rappelle enfin que l’inscription au nom de l’Évêché n’a pas empêché la requérante de saisir la justice pour faire trancher le différend qui l’opposait à celui-ci quant à la propriété de l’édifice litigieux.
b) La requérante
60. La requérante conteste l’idée selon laquelle l’affaire se présenterait à l’identique d’un litige entre simples particuliers, tranché selon les règles du droit civil matériel et non de la législation hypothécaire.
Sur le premier point, elle fait valoir : d’une part, que l’article 206 de la loi hypothécaire met l’Église catholique au même niveau que l’État, les communes, les provinces et autres entités de droit public ; d’autre part, que la voie privilégiée dont dispose l’Église catholique pour l’immatriculation de ses biens supposés ne s’applique pas aux autres confessions religieuses organisées.
Sur la question du droit appliqué à la résolution du litige, la requérante affirme que les choses se seraient déroulées autrement, voire qu’il ne se serait rien passé du tout, si l’inscription au livre foncier de sa propriété avait été respectée. Elle expose :
– que lorsqu’elle en avait fait l’acquisition en 1978, le terrain se trouvait déjà inscrit au livre foncier depuis plus d’un demi-siècle ; que cette première inscription comportait déjà une mention expresse de l’église ; que ce n’est qu’en 1994, soit seize ans après son achat et le renouvellement de l’inscription à son nom, que l’Évêché a entrepris d’immatriculer l’église comme sienne ;
– que l’Évêché a procédé à l’immatriculation non sur la base du droit civil substantiel et/ou au terme d’une procédure judiciaire d’établissement de son prétendu droit de propriété, mais sur le fondement d’une norme exclusivement applicable à la publicité foncière, à savoir le certificat prévu à l’article 206 de la loi hypothécaire ;
– que ce sont cette inscription et cet empiétement qui l’ont contrainte à entamer une procédure judiciaire longue et coûteuse pour la défense de ses droits face à l’Église catholique qui, à travers l’Évêché de Palencia, est à ses yeux devenue l’auteur d’une spoliation.
61. La requérante entend souligner l’importance sociale, économique et juridique de sa requête. Elle affirme que l’usage fait par l’Église catholique du privilège que lui donne l’article 206 de la loi hypothécaire est un sujet de scandale en Espagne, surtout depuis la réforme de l’article 5 du règlement hypothécaire en 1998, qui a supprimé l’interdiction d’inscrire au livre foncier les églises affectées au culte catholique : l’Église catholique s’est alors lancée, d’après la requérante, dans une course aux inscriptions dans le livre foncier pour toutes sortes de biens en se prévalant de la procédure privilégiée prévue par l’article 206 de la loi hypothécaire.
62. Abordant la question du système du livre foncier en Espagne, la requérante note que le Gouvernement insiste à ce sujet sur l’opportunité de favoriser la publicité de la propriété des biens immeubles par leur inscription audit livre. Cependant, en affirmant que l’inscription au livre foncier n’a pas d’effet créateur de propriété au profit du pétitionnaire et n’affecte pas le droit de propriété d’autrui, le Gouvernement tente selon elle à tort de minimiser les effets de l’immatriculation des biens.
63. La requérante considère que le livre foncier est un instrument de publicité de la propriété foncière destiné à garantir la propriété des biens, ainsi que leur circulation et leur commerce. Selon elle, il n’a pas vocation à répertorier les propriétés des « mainmortes » (ordres religieux, clergé, Église, etc.), qui ne comprendraient que des biens hors commerce (cathédrales, églises, ermitages, etc.). Dans la mesure où la majorité d’entre eux n’ont pas de marché, la requérante conteste l’existence d’un intérêt à ce que pareils biens soient inscrits au livre foncier. Il lui paraît encore moins justifié d’établir au profit de l’Église catholique une procédure privilégiée lui permettant de procéder à leur inscription sur la base de certificats émis par elle-même.
La requérante note qu’en la matière, la publicité foncière ne trouve même pas de justification d’ordre fiscal, dans la mesure où, en vertu des accords entre l’Espagne et le Saint-Siège, les biens d’Église sont exonérés d’impôts. L’intérêt pour l’Église catholique d’inscrire ses biens présente donc le caractère d’un intérêt purement privé : celui de jouir de la protection du livre foncier et de pouvoir l’opposer au reste des citoyens.
64. Selon la requérante, c’est à tort que le Gouvernement minimise les effets de l’inscription au livre foncier en les réduisant à la création d’une simple présomption. À ses yeux, cette inscription a, en Espagne, de puissants effets juridiques et c’est d’ailleurs ce qui expliquerait la « fièvre de l’inscription » manifestée par l’Église catholique. On ne saurait ignorer, indique-t-elle, les importants avantages d’ordre substantiel ou processuel que l’enregistrement d’un bien au livre foncier confère à son titulaire. Renvoyant en premier lieu aux termes de l’article 38 § 1 de la loi hypothécaire, qui établit dans le chef de ce dernier une présomption de propriété (paragraphe 22 ci-dessus), la requérante rappelle entre autres :
– que les propriétaires dont les biens sont inscrits peuvent exercer des actions réelles à l’encontre des personnes qui méconnaissent leur droit ;
– que la loi hypothécaire interdit aux juges et tribunaux de reconnaître un quelconque effet, au préjudice de tiers, à des droits réels sujets à inscription au livre foncier et qui n’y ont pas été inscrits ;
– ou encore que, selon l’article 17 de la loi hypothécaire, après l’inscription du titre au livre foncier, aucun autre titre incompatible ne peut être inscrit, même s’il porte une date antérieure (paragraphe 22 ci-dessus).
65. Concernant l’immatriculation des biens immeubles et tout particulièrement la procédure privilégiée de l’article 206 de la loi hypothécaire, la requérante ne voit aucune justification à en faire bénéficier les organes d’une confession religieuse (en l’occurrence, ceux de l’Église catholique).
66. À l’argument tiré de ce que la procédure visée à l’article 206 de la loi hypothécaire n’a jamais été déclarée inconstitutionnelle, la requérante entend apporter les nuances suivantes.
Pour le Tribunal constitutionnel, la raison en est selon elle toute simple : c’est qu’il n’a jamais été saisi de la question. Au demeurant, dans son arrêt du 18 novembre 1996, il avait incidemment présenté l’article 206 de la loi hypothécaire comme « de constitutionnalité douteuse ».
Quant au Tribunal suprême, estime la requérante, il serait vain de chercher à lire une reconnaissance de la constitutionnalité de l’article 206 de la loi hypothécaire dans son arrêt du 16 novembre 2006 : d’une part, parce que, dans cet arrêt, la question ne se posait pas ; d’autre part, parce que le Tribunal suprême n’est pas compétent pour statuer sur la constitutionnalité d’une loi (paragraphe 53 ci-dessus).
67. À supposer que l’article 206 de la loi hypothécaire soit constitutionnel, la requérante estime que l’Évêché de Palencia comme le responsable du livre foncier en ont au demeurant méconnu les exigences et les limites de ce dernier.
En effet, souligne-t-elle, l’article 206 de la loi hypothécaire exige, outre l’absence d’inscription au livre foncier des biens en cause, un certificat faisant expressément état « du titre d’acquisition ou du mode par lequel les biens ont été acquis ». Une simple déclaration de volonté ou autre affirmation succincte, comme celle produite par l’Évêché de Palencia, n’était donc pas admise. Il lui paraît inconcevable que ce procédé ait pu être validé, par le responsable du livre foncier d’abord, puis par les tribunaux.
La requérante observe par ailleurs, comme le Gouvernement le souligne lui-même (paragraphe 48 ci-dessus), que la procédure d’immatriculation prévue à l’article 206 de la loi hypothécaire ne peut normalement être mise en œuvre lorsque la propriété de l’immeuble est déjà inscrite.
68. En l’espèce, la requérante est convaincue que l’inscription préalable de sa propriété au livre foncier d’Astudillo portait également sur les édifices expressément mentionnés comme bâtis sur son fonds, à savoir l’ancienne église, le moulin et d’autres constructions (paragraphe 6 ci-dessus). Par conséquent, à ses yeux, le responsable du livre foncier ne s’est pas contenté d’inscrire au nom l’Évêché de Palencia un bien qui ne figurait pas au livre foncier, mais a tout simplement fait fi de son inscription antérieure. La requérante rappelle que le 12 juillet 1978, elle avait fait l’acquisition d’une « vaste propriété rurale sur laquelle se trouvai[ent] construits divers ouvrages, tous très anciens et détériorés, dont une église, une habitation, deux norias, une basse-cour et un moulin ». Ce n’est que seize ans plus tard que l’Évêché de Palencia a fait inscrire à son nom une « propriété urbaine » qui, selon lui, incluait « une église, une sacristie et une chambre capitulaire enclavées dans la propriété appartenant à [la requérante], sur le terrain dont elle est la propriétaire foncière ».
69. La requérante conteste l’idée que l’immatriculation de l’église par l’Église catholique, via l’article 206 de la loi hypothécaire, n’ait joué aucun rôle dans la détermination par les juridictions internes du propriétaire de cet édifice enclavé sur son terrain. En bref, elle maintient que l’église litigieuse et les autres bâtiments implantés ou enclavés dans son terrain étaient sa propriété légitimement acquise et que l’inscription au livre foncier valait pour ceux-ci au même titre que pour le terrain. Partant, elle estime anormal que cette inscription ait pu, quant à l’église litigieuse, rester sans effet devant un simple « certificat » émis par l’Évêché de Palencia, d’une manière selon elle contraire à la loi.
Enfin, elle rappelle en substance que l’article 1 du Protocole no 1 concerne non seulement les privations formelles de propriété, mais aussi l’expropriation de fait ainsi que les ingérences dans l’usage de la propriété.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
70. L’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes. La première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété. La deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapports entre elles : la deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe général consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, Bruncrona c. Finlande, no 41673/98, § 65, 16 novembre 2004), respecter le principe de légalité et viser un but légitime par des moyens raisonnablement proportionnés à celui-ci (voir, par exemple, Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 108-114, CEDH 2000‑I).
71. La notion d’« utilité publique » de la seconde phrase du premier alinéa est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois sur le droit de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Une privation de propriété opérée dans le cadre d’une politique légitime – d’ordre social, économique ou autre – peut répondre à l’utilité publique même si la collectivité dans son ensemble ne se sert ou ne profite pas elle-même du bien dont il s’agit.
72. Les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique » sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de fondement. Tant que le législateur ne dépasse pas les limites de sa marge d’appréciation, la Cour n’a pas à dire s’il a choisi la meilleure façon de traiter le problème ou s’il aurait dû exercer son pouvoir différemment (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 51, série A no 98).
73. Une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit toutefois ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, qui doit se lire à la lumière du principe général consacré par la première phrase. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété ou réglementant l’usage de celle-ci.
74. Nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, afin d’évaluer la proportionnalité de l’ingérence, la Cour regarde le niveau de protection contre l’arbitraire dispensé par la procédure en cause (Hentrich c. France, 22 septembre 1994, § 46, série A no 296‑A). Lorsqu’il s’agit d’une ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens, les procédures applicables doivent aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte au droit en cause. Une telle ingérence ne peut avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes, qui permette de discuter des aspects d’importance pour l’issue de la cause. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir, parmi d’autres, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002‑IV, AGOSI c. Royaume‑Uni, 24 octobre 1986, § 55, série A no 108, Hentrich v. France, précité, § 49 et Gáll c. Hongrie, no 49570/11, § 63, 25 juin 2013).
75. Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89, CEDH 2000‑XII).
76. Sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1. Cependant, ce dernier ne garantit pas dans tous les cas le droit à une compensation intégrale, car des objectifs légitimes « d’utilité publique » peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (voir, parmi d’autres, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 48, CEDH 1999‑II). Une privation de propriété sans indemnisation peut, dans certaines circonstances, être conforme à l’article 1 (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 117, CEDH 2005‑VI).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
i. Sur l’existence d’une ingérence dans le droit de propriété de la requérante
77. La requérante se plaint d’avoir été privée d’un bien qu’elle estimait lui appartenir, une église cistercienne enclavée dans un terrain dont elle est la propriétaire, par l’effet de l’immatriculation de ladite église au profit de l’Église catholique sur présentation par cette dernière du certificat prévu par l’article 206 de la loi hypothécaire pour les biens immeubles non-inscrits au livre foncier.
Le Gouvernement conteste ces affirmations et explique que, comme l’ont reconnu les juridictions internes, l’église en cause n’a jamais appartenu à la requérante ni à ceux qui lui ont vendu sa propriété rurale, l’Église catholique ayant toujours été la seule propriétaire de l’église en cause. Il souligne que le certificat de propriété délivré par l’Évêché n’était pas un mode d’ « acquisition » de la propriété, mais simplement une formalité pour l’inscription au livre foncier des biens immeubles appartenant déjà à l’Église.
78. La Cour observe qu’avant le 22 décembre de 1994, date à laquelle l’Évêché de Palencia fit procéder à l’inscription litigieuse dans le livre foncier d’Astudillo (paragraphe 8 ci-dessus), le terrain en cause, comportant, entre autres, l’église cistercienne litigieuse, était déjà inscrit au livre foncier.
En effet, les inscriptions foncières antérieures à son acquisition par la requérante indiquaient l’existence sur la propriété en cause d’ « un bâtiment qui était anciennement l’église du prieuré de Santa Cruz » (paragraphe 7 ci‑dessus). Quant à l’inscription foncière de 1979 au nom de la requérante, à la suite de l’acquisition par cette dernière de la propriété en cause par un acte authentique de vente conclu avec les anciens propriétaires le 12 juillet 1978, elle mentionnait que dans la propriété étaient enclavées « une église, une maison, (...) » (paragraphe 6 ci-dessus).
Aux yeux de la Cour, l’église en cause était donc expressément inscrite au livre foncier. Les juridictions espagnoles et, en particulier, l’Audiencia provincial de Palencia, ont admis l’existence de cette inscription foncière, bien que cette dernière l’ait qualifiée d’« équivoque » concernant la description de la propriété et les bâtisses y enclavés (paragraphe 12 ci‑dessus).
79. La Cour note que selon la législation espagnole, celui qui inscrit son bien au livre foncier est réputé titulaire d’un droit réel sur ledit bien. Selon l’article 38 de la loi hypothécaire du 8 février 1946, il est en effet présumé que les droits réels inscrits au livre foncier existent et appartiennent à leur titulaire. Lorsqu’un titre est inscrit au livre foncier, aucun autre titre incompatible ne peut être inscrit (paragraphe 22 ci-dessus).
Au vu de ce qui précède, la Cour considère que l’inscription d’un bien au livre foncier confère d’importants avantages d’ordre substantiel et procédural à son propriétaire, le livre foncier se présentant comme un instrument de publicité de la propriété foncière destiné à garantir la propriété des biens, ainsi que la circulation et le commerce desdits biens.
80. Or malgré son inscription au livre foncier en 1979, la Cour relève que le titre dont se prévalait la requérante a été réduit à néant par les juridictions internes. Elle observe à cet égard que, selon ce qu’expose le Gouvernement (paragraphe 51 ci-dessus), la loi ouvre aux tiers dont les droits auraient été méconnus une action contre le propriétaire d’un bien inscrit à la suite d’une mutation de propriété dans un délai de deux ans à compter d’une telle inscription. L’Évêché de Palencia, qui n’avait pas exercé une telle action en temps utile, est toutefois parvenu à faire immatriculer seize ans plus tard le même bien immeuble que celui déjà inscrit au nom de la requérante, par un moyen qui était réservé par la loi aux seuls cas d’absence d’inscription préalable du bien en cause.
81. Dès lors, cette nouvelle inscription, à l’initiative du secrétaire général de l’Évêché de Palencia, de l’église cistercienne en cause comme bien appartenant audit Évêché, a privé la requérante des droits qu’elle tirait de l’inscription préalable de l’immeuble à son nom. Elle a donc constitué une ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens.
82. Il reste à examiner si ladite ingérence était compatible avec l’article 1 du Protocole no 1.
ii. Sur la justification de l’ingérence
α) Sur la règle applicable
83. La requérante se dit victime d’une expropriation, du fait de l’immatriculation par l’Église catholique de l’église enclavée dans le terrain dont elle est propriétaire, et qui selon elle était inscrite à son nom au livre foncier. Au demeurant, elle rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 est aussi applicable à l’expropriation de fait et aux cas d’ingérence dans l’usage d’un bien même sans transfert formel de propriété.
Le Gouvernement conteste ces thèses.
84. La Cour estime que la question dans la présente affaire est essentiellement celle de l’inscription de l’église litigieuse au livre foncier : si l’église était déjà mentionnée au livre foncier comme enclavée dans le terrain appartenant à la requérante sans que ladite inscription ait été attaquée en temps utile, il y aurait lieu de considérer que l’immatriculation ultérieure de ladite église au nom de l’Évêché de Palencia a privé le titre de propriété de la requérante de tout effet utile.
85. En l’absence d’un transfert indiscuté de propriété, la Cour doit regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse (voir, mutatis mutandis, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 25, série A no 32). À cet égard, la présente situation ne s’apparente pas à une expropriation de fait ni à une mesure de réglementation de l’usage des biens, au sens du deuxième alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.
86. La Cour estime dès lors qu’il convient d’apprécier la situation dénoncée par la requérante comme relevant de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 65, série A no 52, Erkner et Hofauer c. Autriche, 23 avril 1987, § 74, série A no 117, Poiss c. Autriche, 23 avril 1987, § 64, série A no 117 et Elia S.r.l. c. Italie, no 37710/97, § 57, CEDH 2001‑IX).
β) Sur le respect de la norme énoncée à la première phrase du premier alinéa
87. Aux fins de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté, en l’espèce la sécurité dans le commerce des biens immeubles par leur inscription au livre foncier, et les impératifs de la sauvegarde du droit fondamental de la requérante (Sporrong et Lönnroth, précité, § 69 ; Phocas c. France, 23 avril 1996, § 53, Recueil 1996‑II). Pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence, la Cour a égard aussi au degré de protection offert contre l’arbitraire par la procédure mise en œuvre (Hentrich, précité, § 44).
88. Eu égard à la marge d’appréciation accordée aux États en la matière, la Cour tient pour établi que l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens répondait aux exigences de l’intérêt général.
Pour autant, la Cour ne saurait renoncer à son pouvoir de contrôle. Il lui appartient en effet de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé d’une manière compatible avec le droit de la requérante au respect de ses biens, au sens de la première phrase de l’article 1.
89. La Cour relève d’une part que le droit espagnol prévoit qu’aucun autre titre n’est opposable à un titre inscrit au livre foncier, et que les droits réels inscrits au livre foncier sont présumés exister et appartenir à leur titulaire (paragraphe 22 ci-dessus). Elle observe d’autre part que, selon le droit espagnol, l’immatriculation des propriétés non inscrites au livre foncier ne peut être effectuée que par le biais de l’un des moyens établis par l’article 199 de la loi hypothécaire, à savoir : a) au terme d’une procédure de reconnaissance de propriété, ou b) au vu d’un titre public d’acquisition, complété par un acte de notoriété lorsque le titre acquisitif du vendeur ou de celui qui le transmet n’est pas attesté de manière irréfutable, ou encore c) au vu du certificat auquel se réfère l’article 206, qui dans le cas de l’Église catholique est délivré par l’évêque diocésain (paragraphe 22 ci-dessus).
90. La Cour considère qu’aucune justification à l’immatriculation du bien en cause, autre que celle prévue par l’article 206 de la loi hypothécaire, n’a été donnée par l’Évêché de Palencia. Or il est à noter les dispositions dudit article ne jouent qu’en cas d’absence d’inscription foncière préalable. Dans la mesure où dans la présente affaire il existait une inscription foncière préalable portant sur le même bien et datant de 1979, l’immatriculation au nom de l’Évêché de Palencia en 1994 a impliqué la perte des droits qui découlaient pour la requérante de l’inscription de 1979.
91. L’immatriculation foncière demandée par l’Évêché de Palencia s’est faite sans tenir compte de l’inscription qui figurait au nom de la requérante au livre foncier d’Astudillo. Il ressort des faits de l’espèce que l’absence d’inscription foncière préalable de l’église cistercienne en question, condition requise pour l’application de l’article 199 de la loi hypothécaire au livre foncier, prêtait pour le moins à discussion. La Cour estime que même si, comme l’a confirmé l’Audiencia provincial dans son arrêt du 5 février 2001 (paragraphe 12 ci-dessus), les termes de l’inscription antérieure de l’église en cause étaient équivoques, son inscription au nom de l’Évêché aurait dû être refusée par le responsable du livre foncier, qui, comme le prévoit l’article 306 du règlement hypothécaire, n’aurait pas dû permettre la coexistence de deux inscriptions apparemment contradictoires portant sur le même bien (paragraphe 23 ci-dessus).
92. Le responsable du livre foncier a néanmoins procédé à l’immatriculation demandée par l’Évêché de Palencia, qui emportait des effets préjudiciables pour la requérante, sans donner à cette dernière la possibilité de formuler des objections tirées de l’inscription foncière préalable de l’église en cause, qui auraient rendu inapplicables les articles 199 et 206 de la loi hypothécaire. Ainsi, c’est en l’absence de toute possibilité de faire valoir ses motifs d’opposition que la requérante a été privée des droits qui découlaient pour elle de l’inscription au livre foncier qu’elle avait obtenue en 1979.
93. Par la suite, la requérante a engagé une procédure civile à l’encontre de l’Évêché de Palencia afin de faire déclarer la nullité de l’immatriculation de l’église et de ses dépendances faite par l’Évêché en 1994 (paragraphe 10 ci-dessus). Cette procédure n’a pas abouti. Les juridictions internes ont estimé que, pour des raisons historiques, l’église en question ne figurait pas parmi les biens acquis par les propriétaires successifs du terrain en cause et ses dépendances depuis leur première acquisition par le sieur M. en 1841 (paragraphe 12 ci-dessus). Le juge de première instance no 5 de Palencia avait par ailleurs retenu dans son jugement du 28 mars 2000 que l’église en cause ne pouvait pas non plus avoir été acquise par la requérante par la voie de l’usucapion, en considérant : 1o que la prescription acquisitive ne pouvait en la matière avoir lieu qu’en faveur de personnes morales ecclésiastiques ; 2o que la requérante n’avait en tout état de cause pas exercé sur l’église une possession durant le temps requis par la loi, le diocèse s’étant comporté en tant que propriétaire jusqu’au conflit sur la propriété de ladite église ; 3o qu’au demeurant, le fait que les employés de la requérante disposaient de la clé de l’église n’était pas un élément déterminant en termes de possession, la détention de cette clé n’ayant eu selon lui d’autre objet que de permettre de montrer l’église aux visiteurs.
94. La Cour observe que les arguments retenus reposaient sur des considérations historiques ainsi que sur l’interprétation de certaines institutions du droit civil telles que l’usucapion ou la possession. Elle relève toutefois qu’aucune discussion sur les dispositions de la loi ou du règlement hypothécaires applicables en l’espèce n’a eu lieu au sein des juridictions internes ayant examiné l’affaire de la requérante. Or, il convient d’observer qu’aux termes de l’article 38 de la loi hypothécaire, il est présumé que les droits réels inscrits au livre foncier existent et appartiennent à leur titulaire enregistré. La Cour s’étonne que les motifs adoptés par les juridictions d’instance et d’appel en l’espèce n’aient aucunement abordé certaines questions clés telles que celle de la légalité de l’inscription au nom de l’Évêché de Palencia d’un bien déjà inscrit au livre foncier et de l’applicabilité des articles 199 et 206 de la loi hypothécaire aux faits de la cause.
95. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’inscription de l’église au nom de l’Évêché de Palencia par le responsable du livre foncier d’Astudillo au seul vu du certificat émis par l’évêché lui-même est intervenue de manière arbitraire et guère prévisible, et n’a pas offert à la requérante les garanties procédurales élémentaires pour la défense de ses intérêts. En particulier, tel qu’appliqué dans la présente affaire, l’article 206 de la loi hypothécaire ne satisfaisait pas suffisamment aux exigences de précision et de prévisibilité qu’implique la notion de loi au sens de la Convention.
96. Dès lors qu’elle revient à priver de tout effet utile un droit réel inscrit au livre foncier, l’immatriculation d’un bien déjà évoqué dans une inscription antérieure ne saurait avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes. Un tel débat au stade même de l’immatriculation aurait dû permettre de discuter la question de l’origine de la propriété et celle de la validité des transactions successives sur un pied d’égalité. Ce sont là autant d’éléments qui ont manqué dans la présente affaire (voir Hentrich, précité, § 42). En l’espèce, la requérante s’est trouvée dans l’impossibilité de se défendre contre l’effet de la mesure d’immatriculation litigieuse, ce qui la rend en soi disproportionnée.
97. À cela s’ajoute le fait que les juridictions du fond ont interprété la loi interne comme autorisant l’Évêché de Palencia à faire usage de son droit d’immatriculation sur la base de considérations historiques d’ordre général.
98. Or, par l’effet d’une telle interprétation, les droits qui découlaient pour la requérante de l’inscription de l’église litigieuse à son nom dans le livre foncier se sont vus amputés de tout effet utile, alors qu’à aucun moment il n’a été question de mauvaise foi ou de fraude de sa part ; et ce, au terme d’une procédure expéditive dans laquelle le seul titre présenté au responsable du livre foncier afin de procéder à l’immatriculation de l’église au nom de l’Évêché de Palencia consistait en un certificat de propriété délivré ex novo par le secrétaire général de ce même Évêché, alors même que celui-ci se référait à un bien sis à l’intérieur d’un terrain appartenant à la requérante.
99. La Cour estime pour le moins surprenant qu’un certificat délivré par le secrétaire général de l’Évêché puisse avoir la même valeur que les certificats délivrés par de fonctionnaires publics investis de prérogatives de puissance publique, et se demande par ailleurs pourquoi l’article 206 de la loi hypothécaire se réfère aux seuls évêques diocésains de l’Église catholique, à l’exclusion des représentants d’autres confessions. Elle note également qu’il n’y a aucune limitation dans le temps à l’immatriculation ainsi prévue et qu’elle peut donc se faire, comme cela a été le cas en l’espèce, de manière intempestive, sans condition de publicité préalable et en méconnaissance du principe de la sécurité juridique.
100. La Cour constate enfin que l’église litigieuse ayant été considérée par les juridictions internes comme appartenant depuis toujours à l’Évêché de Palencia vu son caractère d’église paroissiale, il n’a pas été possible pour la requérante en l’espèce d’obtenir une indemnisation quelconque.
101. Prenant en compte l’ensemble de ces éléments ainsi que le fait que la requérante s’est vue privée de son droit d’accès à l’instance de cassation pour l’examen de ces questions (paragraphes 24 et suiv., et en particulier voir le paragraphe 40 ci-dessus), la Cour retient que la requérante a été victime de l’exercice du droit d’immatriculation reconnu par la législation interne à l’Église catholique sans justification apparente et sans que l’Évêché de Palencia eut contesté, dans les délais légaux (paragraphe 51 ci-dessus), son droit de propriété à l’époque de l’inscription du bien au livre foncier. Dès lors, la requérante a « supporté une charge spéciale et exorbitante », que seule aurait pu rendre légitime la possibilité de contester utilement, et en tenant compte des dispositions applicables du droit hypothécaire, la mesure prise à son égard. Les circonstances de la cause, notamment l’exceptionnalité de la mesure en question, doublée de l’inexistence d’un titre de propriété dans le chef de la partie adverse, de l’absence d’un débat contradictoire et de l’inégalité des armes, combinées avec l’entrave à la pleine jouissance du droit de propriété et l’absence d’indemnisation, amènent la Cour à considérer que la requérante a eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit au respect des biens (Sporrong et Lönnroth, précité, §§ 73-74, arrêt Erkner et Hofauer, précité, §§ 78-79, Poiss précité, §§ 68,69 ; Almeida Garrett, Mascarenhas Falcão et autres c. Portugal, nos 29813/96 et 30229/96, § 54, CEDH 2000‑I, Elia srl, précité, § 83).
102. En conclusion, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
103. La requérante voit également dans la situation qu’elle dénonce une atteinte au principe de non-discrimination, dans la mesure où l’Église catholique a pu faire inscrire au livre foncier l’immeuble litigieux sans apporter de document public attestant de sa propriété et sur la base de privilèges injustifiés. Elle invoque l’article 14 de la Convention, dont les parties pertinentes sont libellées comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Sur la recevabilité
104. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, la requérante n’ayant soulevé le grief tiré du principe d’égalité devant les juridictions internes.
105. La requérante se réfère à ses nombreux écrits adressés à l’Évêché de Palencia ou au responsable du livre foncier ou produits d’un bout à l’autre de la procédure judiciaire interne, dans lesquels elle a toujours dénoncé l’application dans son cas de l’article 206 de la loi hypothécaire.
106. La Cour rappelle que l’obligation pour les requérants d’épuiser les voies de recours disponibles en droit interne avant de la saisir constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil 1996‑IV). Ainsi, le grief dont on entend saisir la Cour doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées (Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200, K.A.B. c. Espagne, no 59819/08, § 73, 10 avril 2012).
107. La Cour a toutefois souligné qu’elle doit appliquer cette règle en tenant dûment compte du contexte. Elle a ainsi reconnu que l’article 35 doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Cardot, précité, § 34). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Van Oosterwijck c. Belgique, 6 novembre 1980, § 35, série A no 40). Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste, non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle des requérants (Akdivar et autres, précité, § 69).
108. La Cour observe qu’en l’espèce la requérante n’a pas expressément fondé sur l’article 14 de la Constitution son recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Elle note toutefois qu’en se référant, tout au long de la procédure – y compris devant le Tribunal constitutionnel –, aux articles 16 et 24 de la Constitution espagnole (droit à la liberté religieuse et droit à l’équité de la procédure, respectivement), la requérante a tenté de mettre en exergue les privilèges de l’Église catholique par rapport aux administrations publiques et aux simples particuliers. La Cour estime que, ce faisant, la requérante a bien soulevé en substance le grief qui est présentement le sien sous l’angle de l’article 14.
109. Par conséquent, l’exception du Gouvernement ne peut être retenue.
110. La Cour constate par ailleurs que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
111. Le Gouvernement rappelle que toute inégalité de traitement dans la réglementation d’une matière n’est pas en soi une violation du droit à l’égalité devant la loi : il n’en est ainsi que pour celles qui introduisent, entre des situations pouvant être considérées comme substantiellement égales, des différences de traitement dépourvues de justification objective et raisonnable.
Tel n’est, selon lui, pas le cas. Ses arguments peuvent être recensés comme suit.
112. En l’espèce, il existe certes une différence entre le traitement qui est accordé à l’Église catholique dans l’article 206 de la loi hypothécaire et celui des personnes privées ordinaires telles que la requérante.
Toutefois, selon le Gouvernement, la mention de l’Église catholique à l’article 206 de la loi hypothécaire est justifiée dans la mesure où elle était propriétaire depuis des temps immémoriaux. Cette prérogative existe aussi pour l’État et pour d’autres organismes publics pour des raisons historiques. Son accès au livre foncier devait donc être favorisé au nom de l’intérêt public. Cette situation ne saurait être considérée comme un traitement de faveur disproportionné au profit de l’Église catholique par rapport aux autres personnes physiques et morales, qui peuvent faire inscrire leurs biens à travers le mécanisme prévu par l’article 199 de la loi hypothécaire.
Concernant la délivrance des certificats, le Gouvernement précise que si l’autorité ecclésiastique diocésaine est certificatrice, c’est parce que c’est elle qui est habilitée à certifier selon la réglementation interne de l’Église.
113. La requérante soutient que la tentative du Gouvernement de « justifier l’injustifiable privilège » dont dispose l’Église catholique est dépourvue de tout fondement.
114. Elle estime que le privilège que l’article 206 de la loi hypothécaire donne à l’Église catholique (et uniquement à cette dernière), en lui conférant, aux fins des inscriptions au livre foncier, des prérogatives équivalentes à celles de1’État et des collectivités publiques territoriales, est d’inspiration exclusivement confessionnelle. Depuis l’entrée en vigueur de la Constitution de 1978, une telle norme apparaît manifestement inconstitutionnelle en ce qu’elle viole le principe d’égalité et de non‑discrimination. Pour la requérante, il est scandaleux que les organes ou agents de la structure hiérarchique de l’Église catholique agissent en arbitres du traitement juridique de certains biens immeubles, au point de leur permettre d’inscrire ou de mettre à leur nom des biens au livre foncier.
115. La Cour rappelle que l’article 14 n’a pas d’existence autonome, mais joue un rôle important de complément des autres dispositions de la Convention et des Protocoles en protégeant les individus placés dans des situations analogues contre toute discrimination dans la jouissance des droits énoncés dans ces autres dispositions. Lorsque la Cour a constaté une violation séparée d’une clause normative de la Convention invoquée devant elle à la fois en tant que telle et comme élément d’une combinaison avec l’article 14, elle n’a en général pas besoin d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de cet article ; il n’en va autrement que dans le cas où une nette inégalité de traitement dans la jouissance du droit en cause constitue un aspect fondamental du litige (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 67, série A no 45, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 89, CEDH 1999‑III).
116. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour estime que l’inégalité de traitement dont la requérante estime avoir été victime a été suffisamment prise en compte dans le raisonnement par lequel elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolement (paragraphes 98 et suiv. ci-dessus). Dès lors, elle estime que, bien que le grief y afférent soit recevable, aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 14, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
117. Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner plus avant ce grief (voir, mutatis mutandis, B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 76, 24 juillet 2012).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
118. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. Réparation sollicitée
119. La requérante demande à la Cour de rétablir son droit de propriété et de déclarer nulles les décisions administratives et judiciaires rendues par les autorités et juridictions internes. Subsidiairement, elle réclame 600 000 euros (EUR) au titre du préjudice qu’elle estime avoir subi. Elle fournit copie du rapport d’expertise qu’elle avait présenté devant le juge de première instance no 5 de Palencia, selon lequel la valeur de l’église, bien qu’ « économiquement incalculable », était très élevée, ainsi que le procès‑verbal de ratification du rapport d’expertise en date du 24 février 2000, selon lequel la valeur de l’église dépassait les 600 000 EUR (paragraphes 15-17 ci-dessus).
120. Le Gouvernement observe que la requérante ne réclame aucune somme au titre d’un éventuel dommage moral. Concernant le dommage matériel allégué, le Gouvernement estime que la preuve fournie n’est pas concluante. Il fait valoir qu’il n’est pas indiqué par la requérante si le dommage prétendument subi l’a été à raison d’une ou de plusieurs des violations alléguées de la Convention ou de ses Protocoles. En tout état de cause, il n’y a selon lui pas de lien de causalité entre ces violations prétendues et le préjudice matériel allégué.
2. Conclusion de la Cour
121. La Cour estime que la requérante a subi, en raison de la violation constatée, un dommage moral et matériel qui ne peut pas être réparé par le simple constat de violation opéré par le présent arrêt. Elle observe que la requérante a réclamé un montant global de 600 000 EUR, tous préjudices confondus. Eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour ne s’estime pas suffisamment éclairée sur les critères à appliquer pour évaluer le préjudice subi par la requérante. Elle considère que la question de l’indemnisation du dommage subi ne se trouve pas en état, de sorte qu’il convient de la réserver en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et la requérante.
B. Frais et dépens
122. La requérante demande également 50 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, sans fournir de notes de frais.
123. Le Gouvernement trouve cette somme excessive et non justifiée.
124. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. De plus, l’article 60 § 2 du règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 48, CEDH 1999‑I, Gómez de Liaño y Botella c. Espagne, no 21369/04, § 86, 22 juillet 2008). En l’espèce, la requérante n’a pas soumis des notes de frais à la Cour pour étayer sa demande. En conséquence, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui accorder une somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;
5. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état en ce qui concerne la demande au titre du dommage subi et, en conséquence :
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et la requérante à lui soumettre par écrit leurs observations sur la question dans un délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention et, en particulier, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin ;
6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 novembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Marialena TsirliJosep Casadevall
Greffière adjointePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Motoc.
J.C.M.
M.T.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE MOTOC
1. Dans le présent arrêt, la Cour conclut à la violation de l’article 6 § 1 au motif que le Tribunal suprême espagnol a déclaré irrecevable le pourvoi en cassation formé par la requérante. Pour justifier ce rejet, le Tribunal suprême a considéré que « l’enjeu financier de la procédure (...) [devait] être fixé en fonction de [la définition qui en était donnée] au 1o de l’article 489 du code de procédure civile de 1881, qui [était] repris en des termes analogues au 1o de l’article 25 du code de procédure civile 1/2000 » (paragraphe 17 de l’arrêt). La Cour suit son propre raisonnement dans deux précédentes affaires espagnoles (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, et Stone Court Shipping Company, S.A. c. Espagne, no 55524/00, 28 octobre 2003) pour conclure que l’interprétation du Tribunal suprême espagnol a été trop rigoureuse et a privé la requérante du droit d’accès à un tribunal.
2. À notre avis, même ce constat pose certains problèmes juridiques. Même s’il est vrai, comme le dit la Cour, qu’il s’agit en l’espèce comme dans les précédents cités d’une question procédurale, la nature de la question procédurale est ici différente. Dans les deux affaires précédentes il s’agit d’une question liée aux termes du recours, alors que dans la présente espèce il s’agit de la question de l’application de la loi procédurale. En admettant que le Tribunal suprême aurait pu, dans les affaires Pérez de Rada Cavanilles et Stone Court Shipping Company, S.A., interpréter avec plus de souplesse la question des termes, il est difficile de suivre le même raisonnement quand il s’agit de l’application d’une loi procédurale.
3. Ce qui me pose un problème encore plus évident dans l’arrêt de la Cour, c’est le fait de constater une violation séparée de l’article 1 du Protocole 1 à la Convention. La Cour ayant conclu à la violation de l’article 6 § 1, il n’était plus nécessaire d’examiner l’article 1 du Protocole 1, ni sur la recevabilité ni sur le fond, puisque la violation de l’article 6 § 1 constatée par la Cour était de nature procédurale. En l’espèce, la Cour aurait dû suivre sa jurisprudence constante consacrée dans Zanghì c. Italie (19 février 1991, série A no 194‑C), Église catholique de La Canée c. Grèce (16 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII), Laino c. Italie ([GC], no 33158/96, CEDH 1999‑I), Albina c. Roumanie (no 57808/00, 28 avril 2005) ou Glod c. Roumanie (no 41134/98, 16 septembre 2003), jurisprudence qui a été suivie par la même chambre dans l’affaire Rozalia Avram c. Roumanie (no 19037/07, 16 septembre 2014), où il n’y a pas eu constat d’une violation séparée de l’article 1 du Protocole 1.