TROISIÈME SECTION
AFFAIRE COZIANU c. ROUMANIE
(Requête no 29101/13)
ARRÊT
STRASBOURG
2 décembre 2014
DÉFINITIF
02/03/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cozianu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta,
Dragoljub Popović,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29101/13) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Marius Cozianu (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 avril 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me I.M. Peter, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant se plaint en particulier des mauvaises conditions de détention qu’il aurait subies et qu’il continue de subir dans la prison de Bucarest-Jilava.
4. Le 18 décembre 2013, le grief tiré de l’article 3 de la Convention concernant les conditions matérielles de détention dans la prison de Bucarest-Jilava a été communiqué au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1970 et est détenu à la prison de Bucarest‑Jilava.
6. Le requérant purge une peine de cinq ans de prison à la suite de sa condamnation du chef de séquestration de personnes, par un arrêt définitif de la cour d’appel de Bucarest du 30 octobre 2012. Il se trouve détenu dans la prison de Bucarest-Jilava depuis le 21 décembre 2012.
A. La version du requérant quant aux conditions matérielles de détention
7. Le requérant indique qu’il était détenu dans la cellule no 612 d’une superficie de 30 m² qu’il partageait avec vingt-sept autres personnes. Les matelas étaient infestés de punaises et de poux. Le service de blanchisserie de la prison ne fonctionnant pas, les détenus étaient contraints de laver et sécher le linge dans la cellule.
8. L’administration de la prison distribuait aux personnes détenues un savon et un rouleau de papier toilette tous les deux mois. Aucun produit pour assurer le nettoyage de la cellule n’était distribué aux détenus.
9. La nourriture était de très mauvaise qualité.
B. La version du Gouvernement quant aux conditions matérielles de détention
10. Le requérant a été placé dans la prison de Bucarest-Jilava dans plusieurs cellules qui avaient des superficies comprises entre 32,90 m² et 45,30 m². Il a partagé ces cellules avec un nombre de quinze à vingt-sept détenus.
11. Les cellules étaient dotées de lits avec matelas, de chaises, de tables et d’étagères. Les toilettes étaient séparées de la cellule. Les détenus avaient accès aux douches deux fois par semaine. Des vitrines frigorifiques avaient été installées dans chaque section de la prison et elles étaient à la disposition des détenus.
12. Des désinsectisations étaient organisées tous les trimestres. Des désinsectisations supplémentaires pouvaient être réalisées à la demande des détenus. Les groupes sanitaires étaient désinfectés tous les matins. Pour ce qui était de l’hygiène dans les cellules, le Gouvernement indique que celle‑ci relevait de la responsabilité des détenus, qui se voyaient distribuer des produits de nettoyage. Les poubelles présentes dans chaque cellule étaient enlevées tous les jours.
13. La distribution des produits d’hygiène personnelle (papier toilette, dentifrice, savon, brosses à dents) étaient réglementé par un ordre du ministère de la Justice. Faute de fonds, en janvier et en février 2013, aucun produit d’hygiène personnelle ne fut distribué aux détenus. En mars et en avril 2013, seul du papier toilette fut distribué aux intéressés. Pendant les mois suivants, différents autres produits furent distribués aux détenus. Les détenus pouvaient s’acheter des produits d’hygiène au magasin qui fonctionnait dans la prison. Les vêtements des détenus étaient lavés deux fois par mois.
14. La nourriture était conforme aux normes applicables en la matière.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
15. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce, ainsi que les conclusions du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« le CPT ») rendues à la suite de plusieurs visites effectuées dans des prisons de Roumanie, tout comme ses observations à caractère général, sont résumés dans l’arrêt Iacov Stanciu c. Roumanie (no 35972/05, §§ 113-129, 24 juillet 2012). Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 275/2006 sur l’exécution des peines (« la loi no 275/2006 ») sont décrites dans l’affaire Cucu c. Roumanie (no 22362/06, § 56, 13 novembre 2012).
16. Les extraits pertinents en l’espèce de la Recommandation no (2006)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les règles pénitentiaires européennes, adoptées le 11 janvier 2006, sont décrites dans les arrêts Enea c. Italie ([GC], no 74912/01, § 48, CEDH 2009), et Rupa c. Roumanie (no 1), no 58478/00, § 88, 16 décembre 2008).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
17. Le requérant se plaint des mauvaises conditions de détention qu’il a subies et qu’il continue de subir dans la prison de Bucarest-Jilava. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
18. Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité de ce grief pour non-épuisement des voies de recours internes. Il affirme que le requérant n’a jamais saisi les autorités administratives ou les tribunaux d’une action afin de se plaindre des mauvaises conditions de détention.
19. Se référant à la jurisprudence de la Cour (Petrea c. Roumanie, no 4792/03, 29 avril 2008, Marian Stoicescu c. Roumanie, no 12934/02, 16 juillet 2009 et Măciucă c. Roumanie, no 25763/03, 26 mai 2009), le requérant indique qu’il n’y a pas au niveau interne de recours efficace à épuiser pour ce qui est des mauvaises conditions de détention.
20. La Cour rappelle avoir déjà jugé, dans des affaires récentes dirigées contre la Roumanie, qu’au vu de la particularité de ce grief il n’y a pas au niveau interne un recours effectif à exercer par les requérants (voir Cucu, précité, § 73, Lăutaru c. Roumanie, no [13099/04](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2213099/04%22%5D%7D), §§ 82-84, 18 octobre 2011, et, mutatis mutandis, Iacov Stanciu, précité, §§ 197-198). Rien ne saurait mener la Cour à une conclusion différente en l’espèce. Partant, il convient de rejeter cette exception du Gouvernement.
21. La Cour constate dès lors que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
22. Le requérant maintient que les conditions matérielles de sa détention dans la prison de Bucarest-Jilava, et plus particulièrement la surpopulation carcérale qui y règne et les mauvaises conditions d’hygiène, constituent un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.
23. Le Gouvernement renvoie à la description des conditions de détention du requérant fournie par l’administration pénitentiaire (paragraphes 10 à 14 ci-dessus) et considère qu’elles n’ont pas atteint le seuil de gravité fixé par l’article 3 de la Convention.
24. La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu à plusieurs reprises à l’égard de la Roumanie à la violation de l’article 3 de la Conclusion en raison des conditions de détention inappropriées, notamment du surpeuplement et accessoirement des conditions d’hygiène, régnant dans la prison de Bucarest-Jilava (voir, parmi d’autres, Banu c. Roumanie, no 60732/09, §§ 36-37, 11 décembre 2012, Györgypál c. Roumanie, no 29540/08, § 73, 26 mars 2013, Scarlat c. Roumanie, nos 68492/10 et 68786/11, § 57, 23 juillet 2013, Todireasa cc. Roumanie, no 35372/04, §§ 35-40, 3 mai 2011 et Totolici c. Roumanie, no 26576/10, §§ 57-60, 14 janvier 2014).
25. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ou argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. En l’espèce, il ressort avec certitude des renseignements fournis par le Gouvernement que l’espace individuel dont le requérant disposait dans sa cellule était bien inférieur à la norme de 4 m² recommandée par le CPT pour les cellules collectives. Une telle situation de surpeuplement ne peut qu’accroître les difficultés des autorités et des détenus à maintenir un niveau d’hygiène correct (voir, mutatis mutandis, Ion Ciobanu c. Roumanie, no 67754/10, § 42, 30 avril 2013).
26. Dès lors, la Cour estime que, compte tenu des conditions de détention que le requérant a subies jusqu’à présent, les autorités ont soumis celui-ci à une épreuve d’une intensité qui excédait le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention.
27. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
28. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
29. Le requérant réclame 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
30. Le Gouvernement estime que le montant demandé par le requérant est exorbitant par rapport aux sommes octroyées par la Cour dans des affaires similaires.
31. La Cour relève que la base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans la violation de l’article 3 de la Convention pour ce qui est des mauvaises conditions de détention subies dans la prison de Bucarest-Jilava. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 euros au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
32. Le requérant ne demande pas le remboursement des frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
33. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 décembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stephen PhillipsJosep Casadevall
GreffierPrésident