DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE İPSEFTEL c. TURQUIE
(Requête no 18638/05)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
26 mai 2015
DÉFINITIF
26/08/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire İpseftel c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 avril 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18638/05) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Eftaliya İpseftel (« la requérante »), a saisi la Cour le 9 mai 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me Y. Cesur, avocat à Çanakkale. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. La requérante se plaint en particulier d’une violation de son droit au respect de ses biens.
4. Le 12 janvier 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1976 et réside à Athènes.
6. Le 21 mai 1976, Ziya Duran céda à titre onéreux et par acte authentique à Vasil İpseftel, père de la requérante, la possession (zilyetlik) d’un terrain situé à Gökçeada. Aucun titre de propriété correspondant à ce terrain n’était inscrit au registre foncier.
7. À une date non précisée, la requérante s’installa à Athènes avec son père. Ce dernier décéda le 13 octobre 1991.
8. Le 30 septembre 1995, le terrain, qui disposait d’une superficie de 110 m2 et sur lequel était bâtie une maison en pierre, fut immatriculé au registre foncier comme propriété du Trésor public sous le numéro « lot 244, parcelle 6 » à la suite des travaux de cadastrage. Le procès-verbal correspondant indiquait ce qui suit : il avait été allégué par certains témoins que le terrain appartenait aux héritiers d’un certain Kosta İpseftel ; aucun titre de propriété n’avait pu être identifié ; les registres fiscaux ne faisaient état d’aucune imposition concernant ce bien ; le dénommé Kosta İpseftel ne se trouvait plus à Gökçeada et l’on ignorait s’il avait cédé sa possession ; et il était impossible de déterminer avec certitude si les conditions de la prescription acquisitive étaient réunies au bénéfice d’une personne. Le procès-verbal précisait que, en tout état de cause, la propriété du terrain ne pouvait être acquise par le jeu des règles de l’usucapion, étant donné que le terrain en question se situait dans la zone de protection (koruma alanı) d’un édifice répertorié comme monument culturel à protéger, en l’occurrence une mosquée qui se trouvait sur une parcelle voisine, et que l’article 11 de la loi no 2863 du 21 juillet 1983 relative à la protection du patrimoine culturel et naturel (« la loi no 2863 ») prévoyait qu’un tel terrain ne pouvait faire l’objet d’une acquisition par voie de prescription. Ce procès‑verbal fut signé par les techniciens du cadastre, les experts locaux et l’élu du quartier (muhtar).
9. Les parcelles voisines du terrain litigieux furent inscrites au registre foncier comme propriétés du Trésor public ou de particuliers en vertu de titres de propriété datant des années quarante et soixante.
10. Le 15 avril 2002, la requérante entreprit, devant le tribunal de grande instance de Gökçeada (« le TGI »), une procédure visant à l’annulation du titre de propriété du Trésor public sur le terrain litigieux et à l’attribution, à son profit, de ce dernier. Elle indiqua à l’appui de sa demande que la possession de ce terrain lui avait été transmise par son père, Vasil İpseftel, qui l’avait lui‑même acquise de Ziya Duran.
11. Le TGI procéda à une visite sur les lieux, entendit un témoin et un expert local, obtint trois rapports d’expertise technique et consulta le conseil de protection du patrimoine culturel et naturel (Kültür ve Tabiat Varlıklarını Koruma Kurulu).
12. L’expert local, Istirdati Karanikola, indiqua ce qui suit : le terrain litigieux avait été utilisé par Panayota Kaya ; la fille de ce dernier l’avait elle aussi utilisé, pendant une durée d’environ vingt ans, et elle avait ensuite transmis sa possession à Ziya Duran ; et celui-ci avait lui-même transmis cette possession à Vasil İpseftel en 1976 après avoir utilisé le terrain pendant près de cinq ans. Le témoin, Despina Apostola, fit une déclaration similaire.
13. Dans son rapport du 30 septembre 2002, l’expert du cadastre désigné par le tribunal procéda à une brève description du terrain. Il indiqua que, d’après les déclarations de l’expert local et du témoin, une partie du terrain, d’une superficie de 21 m², relevait de la parcelle 6, alors qu’une autre partie correspondait à la parcelle 7. Il précisa en outre que le terrain se trouvait dans la zone de protection d’un édifice répertorié comme monument culturel à protéger. Cependant le rapport n’indique pas avec précision les dimensions du terrain revendiqué par la requérante.
14. Dans son rapport du 21 octobre 2002, l’expert en construction mandaté par le tribunal indiqua que le bien comportait deux bâtiments : un ancien qui se situait à l’est de la parcelle 6 et un autre plus récent se situant à l’ouest. Il ajouta que, au vu de leur état, il s’avérait que ces deux constructions n’étaient plus utilisées depuis longtemps. L’expert précisa que le terrain se situait dans la zone de protection d’un édifice à protéger, en l’occurrence une mosquée.
15. Dans sa lettre datée du 19 mars 2003, le conseil de protection du patrimoine culturel et naturel confirma que le terrain en cause se trouvait dans la zone de protection d’un édifice qui avait été répertorié, le 17 octobre 1985, comme monument culturel à protéger. Il précisa que tous les types de travaux sur ce terrain nécessitaient une autorisation préalable de sa part.
16. À l’issue de la procédure, le TGI rejeta la demande de la requérante par un jugement du 16 décembre 2003.
17. Après avoir rappelé l’ensemble des éléments recueillis, dont les dépositions de l’expert local et du témoin, le tribunal indiqua que, nonobstant le fait que la demanderesse pouvait justifier, en raison de la jonction des durées en matière de prescription acquisitive, d’une possession paisible et ininterrompue à titre de propriétaire d’une durée totale de plus de quarante ans, sur une « partie du terrain litigieux », celui-ci était situé dans la zone de protection d’un édifice répertorié comme monument culturel à protéger et que l’article 11 de la loi no 2863 interdisait l’acquisition d’un tel terrain par voie de prescription.
18. La Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante, puis la demande de rectification soumise par celle-ci, par deux arrêts respectivement datés du 24 juin 2004 et du 22 octobre 2004.
19. Ce dernier arrêt fut notifié à la requérante le 19 novembre 2004.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. L’acquisition de la propriété foncière
20. Selon l’article 632 du code civil en vigueur jusqu’au 1er janvier 2002 :
« L’inscription au registre foncier est nécessaire pour l’acquisition de la propriété foncière.
Celui qui acquiert un immeuble par occupation, succession, expropriation, exécution forcée ou jugement en devient toutefois propriétaire avant l’inscription, mais il n’en peut disposer dans le registre foncier qu’après que cette formalité a été remplie. »
21. La teneur de cette disposition a été reprise à l’article 705 du nouveau code civil (« NCC »).
B. Les conditions générales de la prescription acquisitive
22. Aux termes de l’article 713 alinéa 1 NCC, qui reprend l’article 639 alinéa 1 de l’ancien code :
« Toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier peut introduire une action en justice en vue d’obtenir [l’enregistrement de] ce bien comme étant sa propriété dans ce registre. »
23. Le dernier alinéa du même article précise que le mécanisme ainsi décrit s’applique sous réserve de dispositions spéciales (özel kanun hükümleri).
24. L’article 14 de la loi sur le cadastre prévoit que « le titre d’un bien immobilier non immatriculé au registre foncier (...) est inscrit au nom de celui qui prouve, au moyen de documents, d’expertises ou de déclarations de témoins, l’avoir possédé, à titre de propriétaire, de manière ininterrompue pendant plus de vingt ans. (...) ».
C. Les terrains susceptibles d’une acquisition par voie d’usucapion
25. Plusieurs dispositions législatives excluent la possibilité d’acquérir certains types de biens par voie d’usucapion.
26. Les forêts ou les biens dédiés à l’usage commun échappent ainsi à la prescription acquisitive.
27. De la même manière, l’article 11 de la loi no 2863 du 21 juillet 1983 relative à la protection du patrimoine culturel et naturel disposait, à l’époque des faits, que les lieux classés comme faisant partie du patrimoine culturel et naturel tout comme leur zone de protection (koruma alanı) ne pouvaient faire l’objet d’une acquisition en vertu de la prescription acquisitive.
D. La jonction des durées en matière de prescription acquisitive
28. En vertu de l’article 996 NCC, le possesseur qui peut bénéficier d’une prescription acquisitive peut joindre à la durée correspondant à sa propre prescription celle correspondant à la prescription ayant bénéficié à son prédécesseur si ce dernier disposait des mêmes droits que lui.
E. Le moment de l’acquisition de la propriété par voie de prescription
1. Le dispositif législatif
29. L’ancien code civil ne contient aucune disposition explicite concernant le moment de l’acquisition de la propriété. Quant au nouveau code, il dispose en son article 713 alinéa 5 in fine que :
« La propriété est acquise au moment où les conditions prévues au premier alinéa sont réunies. » (voir le paragraphe 22 ci-dessus pour la teneur du premier alinéa)
2. La jurisprudence
30. Dans un arrêt du 16 décembre 1964, l’Assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation (Yargıtay Hukuk Genel Kurulu) indiqua que le moment de l’acquisition de la propriété par le jeu des règles relatives à l’usucapion n’était pas celui de la réunion de l’ensemble des conditions mais la date à laquelle la décision rendue par le tribunal et concluant au respect de toutes les conditions devenait définitive. Selon la haute juridiction, la décision judiciaire avait un caractère constitutif et non simplement déclaratoire.
31. Malgré cet arrêt de principe, quelques arrêts de chambre furent rendus en sens contraire. D’après ces arrêts, l’action en usucapion n’avait qu’un caractère déclaratoire et la propriété était acquise dès l’instant où les conditions de la prescription étaient réunies.
32. Par un arrêt du 22 mai 1996, l’assemblée des chambres civiles confirma sa jurisprudence de 1964.
33. Enfin, le 4 décembre 1998, l’assemblée plénière de la Cour de cassation (Yargıtay Büyük Genel Kurulu) confirma l’approche retenue par l’assemblée des chambres civiles. Les parties pertinentes en l’espèce de son arrêt se lisent comme suit :
« Le droit de propriété est un droit réel qui doit être inscrit au registre foncier. En matière immobilière ce droit naît, en principe, avec l’inscription audit registre (article 633 alinéa 1 (...) du code civil).
Par exception à cette règle, l’article 633 alinéa 2 prévoit des situations dans lesquelles le droit de propriété peut s’acquérir avant l’inscription. L’une de ces situations est l’existence d’une décision de justice. Il a été ainsi prévu que le droit de propriété pouvait s’acquérir avant l’inscription en raison d’une décision judiciaire.
(...)
La réunion de l’ensemble des conditions de la prescription acquisitive ne saurait suffire en soi à transformer la possession en propriété. Lorsque ces conditions sont remplies, le possesseur acquiert "le droit de réclamer l’inscription" [devant un juge]. À cet égard, l’article 639 alinéa 1 du code civil indique que le possesseur "peut" demander l’enregistrement [à un juge].
(...)
Pour les raisons qui viennent d’être exposées, la nouvelle situation juridique voit le jour avec la décision ordonnant l’enregistrement ; la décision du juge revêt donc un caractère constitutif et c’est à partir du moment où elle devient définitive et pour l’avenir qu’elle produit des effets. (...)
Conclusion : lors de la première session du 4 décembre 1998, a été décidé à une majorité dépassant les deux tiers que les décisions rendues sur le fondement de l’article 639 alinéa 1 du code civil, relatives à l’acquisition par voie d’usucapion de biens immeubles non-inscrits au registre foncier, ont un caractère constitutif (créateur – fondateur – (...)). »
F. Les délais de recours contre les conclusions des travaux de cadastre
34. La loi sur le cadastre prévoit que le procès-verbal des travaux de cadastre peut faire l’objet d’une opposition auprès de l’administration tant que l’équipe de techniciens est encore présente dans la zone de travail (article 9).
35. Elle indique en son article 11 que les conclusions des travaux de cadastre doivent faire l’objet d’un affichage public pendant trente jours. L’affichage doit mentionner la possibilité d’un recours contentieux.
36. L’article 12 de la même loi dispose que les procès-verbaux qui n’ont pas fait l’objet d’un recours dans le délai de trente jours deviennent définitifs et peuvent être retranscrits au registre foncier. Néanmoins, un recours s’appuyant sur « des motifs juridiques antérieurs aux travaux de cadastre » est possible pendant une durée de dix ans à partir de la date à laquelle le procès‑verbal est devenu définitif.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
37. La requérante dénonce une violation de son droit au respect de ses biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
38. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
39. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Selon lui, la requérante disposait de deux voies : une opposition aux constats du procès-verbal avant la fin des travaux de cadastre et un recours contentieux dans un délai de trente jours après l’affichage des conclusions desdits travaux. Aux dires du Gouvernement, la requérante n’a fait usage d’aucune de ces voies et, par conséquent, son grief est irrecevable.
40. La Cour observe que la description des voies de recours faite par le Gouvernement est partielle. En effet, celui-ci omet de préciser que le droit interne, en l’occurrence l’article 12 de la loi sur le cadastre, offrait en outre la possibilité d’exercer un recours dans un délai de dix ans à partir de la date à laquelle le procès‑verbal des travaux de cadastre était devenu définitif. Si les documents à sa disposition et les observations des parties ne permettent pas à la Cour de savoir si c’est précisément sur le fondement de cette disposition que la requérante a agi, il n’en demeure pas moins qu’elle a intenté une action qui a été examiné sur le fond par les tribunaux et qui visait à se faire attribuer la propriété du terrain litigieux. Il suffit donc à la Cour de relever que, quel que soit son fondement légal précis, cette action était susceptible de porter remède à la situation dont la requérante entend se plaindre aujourd’hui. À cet égard, la Cour rappelle que, lorsqu’un requérant dispose de plus d’une voie de recours pouvant être effective, il est uniquement dans l’obligation d’utiliser l’une d’entre elles (voir, parmi d’autres, Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, 29 avril 2004).
41. Il s’ensuit que l’exception soulevée par le Gouvernement n’est pas fondée. Au demeurant, la Cour note que l’exercice des recours mentionnés par le Gouvernement dans les délais impartis impliquait que la requérante ait eu connaissance des conclusions adoptées à l’issue des travaux de cadastre. Or, rien ne démontre que lesdites conclusions lui aient été notifiées (voir, pour une situation similaire, Rimer et autres c. Turquie, no 18257/04, § 27, 10 mars 2009).
42. Constatant par ailleurs que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les thèses des parties
43. La requérante se plaint de ne pas avoir pu obtenir l’inscription au registre foncier, à son nom, du bien litigieux dont elle estime être propriétaire, et elle affirme avoir ainsi été privée de son bien, et ce en raison de la loi relative à la protection du patrimoine culturel et naturel. À cet égard, elle considère qu’il n’était pas nécessaire, au nom de l’intérêt général, d’aboutir à la situation dénoncée par elle – qu’elle qualifie d’atteinte à son droit – et elle est d’avis que l’édifice répertorié aurait pu être protégé par le biais de mesures moins contraignantes.
44. Le Gouvernement répond en premier lieu que les limites du terrain dont la requérante revendique la propriété sont incertaines. Il précise que, contrairement à ce qu’affirmerait l’intéressée, le bien faisant l’objet de la requête ne recouvre qu’une partie de la parcelle 6. Il renvoie à cet égard au rapport remis au tribunal par l’expert du cadastre (paragraphe 13 ci‑dessus).
45. En second lieu, le Gouvernement soutient que la requérante n’a fourni aucune preuve documentaire à l’appui de ses prétentions.
46. Enfin, il indique que la requérante avait elle-même reconnu qu’elle s’était installée à l’étranger avec son père, ce qui, pour le Gouvernement, signifiait qu’elle avait cessé de faire usage du bien litigieux. En d’autres termes, la requérante aurait abandonné le bien et sa possession aurait été interrompue. Par ailleurs, rien n’indiquerait que le terrain ait été utilisé par la suite. Or, la prescription acquisitive nécessiterait une possession ininterrompue.
47. La requérante rétorque que sa possession s’exerçait sur l’ensemble de la parcelle 6 et que les conclusions de l’expert se fondaient sur des informations erronées qu’il aurait reçues lors du déplacement du tribunal sur les lieux. En outre, elle réfute les allégations du Gouvernement, et elle affirme que sa possession a été paisible et continue même quand la procédure judiciaire était en cours. Elle précise à cet égard que le tribunal a admis qu’elle bénéficiait d’une possession d’une durée de quarante ans.
2. L’appréciation de la Cour
a. Sur l’existence d’un bien
48. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne vaut que pour des biens actuels et qu’un bien futur ne peut ainsi être considéré comme un « bien » au sens de cet article que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine. Cependant, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ainsi, lorsque l’intérêt patrimonial est de l’ordre de la créance, l’on peut considérer que l’intéressé dispose d’une espérance légitime si un tel intérêt présente une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Toutefois, on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par un requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 50 et 52, CEDH ; Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, §§ 64-65, CEDH 2007‑I).
49. Pour juger en l’espèce de l’existence d’un « bien », la Cour doit donc avoir égard au droit interne en vigueur lors de l’ingérence alléguée.
50. Elle observe qu’en droit turc l’inscription d’un bien immeuble au registre foncier est en principe le seul acte juridique constitutif du droit de propriété.
51. Elle note qu’il n’est pas contesté que la requérante ne disposait pas d’un titre de propriété inscrit au registre foncier.
52. Elle relève cependant qu’en vertu notamment de l’article 14 de la loi sur le cadastre « le titre d’un bien immobilier non immatriculé au registre foncier (...) est inscrit au nom de celui qui prouve, au moyen de documents, d’expertises ou de déclarations de témoins, l’avoir possédé, à titre de propriétaire, de manière ininterrompue pendant plus de vingt ans. (...) ». Elle note qu’une disposition similaire figure à l’article 713 NCC.
53. La Cour constate que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si la requérante remplissait ou non les conditions prévues par le droit turc pour bénéficier de l’inscription du bien litigieux à son nom.
54. Elle prend ainsi note des allégations du Gouvernement : celui-ci considère que la requérante n’a pas démontré au moyen de preuves documentaires qu’elle réunissait lesdites conditions et, par ailleurs, il soutient que sa possession n’a pas été interrompue.
55. Pour autant, la Cour ne juge pas opportun ni même nécessaire de vérifier elle-même si les conditions requises par le droit interne étaient ou non réunies en l’espèce. Il lui suffit de relever que le TGI a considéré comme établi que la requérante bénéficiait d’une possession paisible et ininterrompue à titre de propriétaire d’une durée supérieure à quarante ans sur une partie du bien en cause (voir paragraphe 17 ci-dessus). La Cour n’aperçoit aucune raison valable de remettre en cause ce constat du tribunal interne, qui est mieux placé qu’elle pour apprécier les éléments de fait de la cause et les confronter aux exigences du droit national.
56. Elle note que, d’après le TGI, le donateur de la requérante avait satisfait à l’exigence de possession paisible et ininterrompue à titre de propriétaire pendant plus de vingt ans, lui permettant de se voir reconnaître la qualité de propriétaire relativement à une partie du terrain litigieux au plus tard en 1982. Elle observe qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation, lorsque, comme en l’espèce, les conditions sont remplies, le possesseur acquiert le droit de réclamer l’inscription (voir paragraphe 33 ci‑dessus).
57. En conséquence, la Cour est d’avis que la requérante disposait d’une espérance légitime de se voir reconnaître la propriété d’une partie du bien immatriculé sous le numéro « lot 244, parcelle 6 », et avait dès lors un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
58. En ce qui concerne le reste du terrain, la Cour constate que le TGI n’a pas souscrit aux arguments de la requérante et qu’il a considéré que les conditions de la prescription acquisitive n’étaient pas réunies. Elle estime que l’espoir que les juridictions nationales trancheraient en la faveur de l’intéressée ne peut pas être considéré comme une forme d’« espérance légitime » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Comme elle l’a en effet énoncé à de multiples reprises, il y a une différence entre un simple espoir, aussi compréhensible soit-il, et une espérance légitime, qui doit être de nature plus concrète et se fonder sur une disposition légale ou avoir une base jurisprudentielle solide en droit interne (Kopecký, précité, § 52, et Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie (déc.), no 22522/03, 9 décembre 2008).
59. En conclusion, l’espérance légitime, et donc le « bien » de la requérante, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention se limitait à une partie seulement du terrain litigieux.
b. Sur l’existence d’une ingérence
60. La Cour observe que les juridictions nationales ont refusé l’inscription de la partie concernée du bien litigieux au nom de la requérante en se fondant sur la loi no 2863, ainsi que sur la décision prise en 1985 d’enregistrer au patrimoine à protéger la mosquée se trouvant sur la parcelle voisine : en effet, en application desdites loi et décision, le terrain en cause ne pouvait plus faire l’objet d’une acquisition par voie de prescription.
61. Cependant, la Cour relève qu’aussi bien la loi que la décision en cause ont été adoptées à des dates postérieures (respectivement en 1983 et en 1985) à celle à laquelle la requérante avait satisfait toutes les conditions requises (en 1982) et disposait d’une espérance légitime sur une partie de l’immeuble litigieux.
62. Dans ces conditions, il ne fait aucun doute que les décisions judiciaires portant rejet des revendications de propriété de la requérante constituent une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.
c. Sur la justification et la proportionnalité de l’ingérence
63. La Cour constate qu’il n’y pas de controverse sur la circonstance que l’ingérence a eut lieu dans les conditions prévues par la loi.
64. Elle observe que l’ingérence se fondait sur le souci de protéger un édifice culturel répertorié dans le patrimoine à protéger.
65. Elle rappelle que les autorités nationales disposent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer ce qui est « d’utilité publique », car, dans le système de la Convention, il leur appartient de se prononcer les premières tant sur l’existence de problèmes d’intérêt public justifiant des privations de propriété que sur les mesures à prendre pour les résoudre (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 37, série A no 332,).
66. De plus, la notion d’« utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions sur lesquelles de profondes divergences d’opinions peuvent raisonnablement régner dans un État démocratique. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique culturelle, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique » sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable, ce qui, à l’évidence, n’est pas le cas en l’espèce (voir, mutatis mutandis, ibidem).
67. En ce qui concerne la proportionnalité de l’ingérence, afin de déterminer si la mesure litigieuse a respecté le juste équilibre voulu et, notamment, si elle n’a pas fait peser sur la requérante une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation. À cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et une absence totale d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention que dans des circonstances exceptionnelles (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 111, CEDH 2005‑VI ; et Nastou c. Grèce (no 2), no 16163/02, § 33, 15 juillet 2005). En l’espèce, la Cour relève que la requérante n’a reçu aucune indemnité pour l’atteinte à son bien. Elle note que le Gouvernement n’a invoqué aucune circonstance exceptionnelle pour justifier l’absence totale d’indemnisation.
68. Elle estime en conséquence que l’absence de toute indemnisation de la requérante a rompu, en défaveur de cette dernière, le juste équilibre à ménager entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels.
69. Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
70. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante reproche aux juridictions nationales de ne pas avoir effectué suffisamment de recherches avant de trancher le litige et de ne pas avoir suffisamment motivé leurs décisions.
71. À supposer que ce grief soulève une question distincte de celle examinée plus haut, compte tenu des éléments dont elle dispose et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’aperçoit aucune apparence de violation de la disposition invoquée.
72. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
73. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
74. La requérante réclame la restitution du bien litigieux ou, à défaut, le versement de la somme de 132 812 euros (EUR) à titre de dédommagement du préjudice matériel subi par elle.
75. À cet égard, elle présente un rapport d’expertise relatif à la valeur du bien litigieux qu’elle a obtenu d’un tribunal. Ce rapport, daté du 12 août 2010, indique que la valeur de la totalité de la parcelle 244 du lot 6 est de 150 000 livres turques, soit environ 78 120 EUR à cette date.
76. La requérante estime qu’il convient d’ajouter à ce montant une somme couvrant le manque à gagner subi par elle pour la période durant laquelle elle n’a pas, selon elle, pu jouir de son bien. Elle chiffre ce manque à gagner à 54 687 EUR sur la base d’un calcul fondé sur ce qu’elle présente comme étant les règles financières en vigueur en Turquie.
77. Elle réclame en outre 30 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle dit avoir subi.
78. En ce qui concerne les frais et dépens, elle demande 337 EUR pour les frais exposés durant la procédure interne et fournit les documents y afférents. Elle sollicite en outre 2 500 EUR pour les frais d’avocat mais ne fournit aucun justificatif.
79. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
80. Pour ce qui est du préjudice matériel, il estime que les montants demandés sont excessifs et qu’ils ne tiennent nullement compte des réalités socioéconomiques du pays. Soulignant que les sommes allouées au titre de l’article 41 de la Convention doivent être raisonnables et équitables, il considère que l’octroi des sommes demandées constituerait une forme d’enrichissement sans cause.
81. Se référant aux arrêts Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce ([GC] (satisfaction équitable), no 25701/94, § 78, 28 novembre 2002) ; et I.R.S. et autres c. Turquie ((satisfaction équitable), no 26338/95, § 23, 31 mai 2005), il indique que l’indemnisation ne doit pas nécessairement refléter la valeur pleine et entière du bien en cause.
82. En conclusion, il considère que les sommes sollicitées au titre du préjudice matériel sont excessives et il invite la Cour à rejeter la demande y afférente.
83. En ce qui concerne le préjudice moral, le Gouvernement affirme qu’il n’existe aucun lien de causalité entre la violation et le préjudice moral allégué.
84. Quant aux frais et dépens, le Gouvernement est d’avis que la partie de la demande qui n’est pas accompagnée de justificatifs doit être rejetée.
85. La Cour observe que le montant indiqué dans le rapport d’expertise fourni par la requérante correspond à la valeur de la totalité du bien litigieux alors que la violation constatée concerne une atteinte à l’espérance légitime dont disposait l’intéressée pour une partie seulement dudit bien.
86. Elle relève toutefois que le TGI n’a pas spécifié dans son jugement quelle était la superficie du terrain pour laquelle la requérante pouvait se prévaloir de la prescription acquisitive. Quant au rapport du technicien du cadastre qui pourrait éventuellement permettre de trancher ce point, la Cour estime qu’il n’est pas accompagné des précisions nécessaires.
87. Partant, elle considère que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état, de sorte qu’il convient de la réserver.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au droit de la requérante au respect de ses biens sur une partie du bien litigieux, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ; en conséquence,
a) la réserve ;
b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser par écrit, dans un délai de six mois à compter de la date de la notification du présent arrêt, leurs observations sur cette question et, notamment, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 mai 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Abel CamposAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident