DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE LHERMITTE c. BELGIQUE
(Requête no 34238/09)
ARRÊT
STRASBOURG
26 mai 2015
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 29/11/2016
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Lhermitte c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Işıl Karakaş, présidente,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mars 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34238/09) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme Geneviève Lhermitte (« la requérante »), a saisi la Cour le 5 juin 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me X. Magnée, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.
3. La requérante allègue en particulier que son droit à un procès équitable a été violé du fait de l’absence de motivation du verdict du jury et de l’arrêt de la cour d’assises l’ayant condamnée à la réclusion à perpétuité.
4. Le 29 mai 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1966. Elle est actuellement détenue à la prison de Forest.
6. Le 28 février 2007, la requérante appela le numéro du service de secours d’urgence. Elle dit avoir tué ses cinq enfants et avoir voulu se suicider sans y parvenir. Lorsque la police, les ambulanciers et l’équipe médicale arrivèrent sur place, ils découvrirent la requérante blessée ainsi que cinq corps d’enfants égorgés.
7. Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles du 17 juin 2008, la requérante fut mise en accusation d’avoir :
« à Nivelles, le 28 février 2007,
volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, commis un homicide sur les personnes de : [Y.M.], [N.M.], [My.M.], [Mi.M.] et [Me.M.]. »
8. Il ressort de l’acte d’accusation du 16 octobre 2008 les éléments suivants.
9. Lors de l’admission de la requérante au service des soins intensifs le jour du drame, le médecin traitant avait noté l’expression « d’idéations dépressives, autodestructrices dans un contexte de traitement médicamenteux psychotrope, anxiolytique et antidépresseur ». Au cours du premier entretien avec la police, la requérante avait expliqué son geste par un accès de désespoir en raison de la dépendance de sa famille vis-à-vis du Dr S., une personne qui entretenait financièrement la famille et vivait dans la même maison que celle-ci, son mari et leurs cinq enfants.
10. Le magistrat instructeur fit procéder à plusieurs expertises psychologiques. Deux psychologues examinèrent la requérante et rendirent un rapport respectivement le 30 octobre 2007 et le 8 novembre 2007. D’après ces psychologues, la requérante souffrait d’une fragilité intérieure nécessitant des défenses massives et rigides pour préserver une façade parfaite. Elle avait développé une toute-puissance maternelle et une absence de distance psychique entre les enfants et elle-même. Ainsi, en tuant ses enfants, objets d’amours surinvestis, la requérante se tuait elle-même et la mère qu’elle était.
11. Une expertise psychiatrique fut également demandée par le magistrat instructeur. Un collège de trois experts psychiatres examina la requérante et établit un très long rapport daté du 30 octobre 2007 dans lequel il conclut comme suit :
« Nous estimons que [la requérante] était dans un état anxieux-dépressif sévère qui a favorisé ce passage à l’acte et a altéré profondément – mais non aboli – son discernement.
(...)
L’inculpée n’était pas au moment des faits et n’est pas actuellement dans un état de démence ou dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale la rendant incapable du contrôle de ses actions. »
12. Le procès de la requérante se tint devant la cour d’assises de la province du Brabant wallon du 8 au 19 décembre 2008.
13. Au cours des débats, le Dr V., psychiatre de la requérante, fit état de deux lettres que la requérante lui avait adressées quelques jours avant les faits et qui n’avaient pas été versées au dossier jusqu’alors. Le président de la cour d’assises chargea dès lors les trois experts psychiatres qui étaient déjà intervenus au cours de l’instruction d’établir un rapport complémentaire à la lumière de ces éléments nouveaux.
14. Le 14 décembre 2008, les trois experts psychiatres rendirent leur rapport unanime en ces termes :
« La lettre du 13 février [2007] évoque tous les signes d’une dépression majeure d’intensité mélancolique. [...] Ces indications mélancoliques sont des indications d’hospitalisation voire de mise en observation si nécessaire. [...] Ces documents montrent donc indubitablement que [la requérante] ne se sentait plus capable de contrôler ses actions, [...] elle a développé un état dissociatif de dépersonnalisation transitoire l’amenant à accomplir des actes d’une violence extrême. Seule la pensée opératoire persiste, la conscience réflexive est totalement abolie. [...] Conclusion : l’accusée était au moment des faits dans un état grave de déséquilibre mental la rendant incapable du contrôle de ses actions et est actuellement dans un état grave de déséquilibre mental justifiant un traitement au long cours. »
15. À l’issue de la session d’assises, le jury fut appelé à répondre à cinq questions soumises par le président de la cour d’assises et ainsi libellées :
« 1ère question (principale de culpabilité)
Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, est-elle coupable d’avoir, à Nivelles, le 28 février 2007, volontairement, avec intention de donner la mort, commis un homicide sur les personnes de [Y.M.], [N.M.], [My.M.], [Mi.M.] et [Me.M.]?
2ème question (accessoire à la 1ère question et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à cette 1ère question)
Est-il constant que l’homicide volontaire décrit à la première question a été commis avec préméditation ?
3ème question (principale subsidiaire relative à la perpétration du fait qualifié crime et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu négativement à la 1ère question)
Est-il constant que Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, a commis le fait qualifié crime d’avoir, à Nivelles, le 28 février 2007, volontairement, avec intention de donner la mort, commis un homicide sur les personnes de [Y.M.], [N.M.], [My.M.], [Mi.M.] et [Me.M.]?
4ème question (accessoire à la 3ème question et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à la 3ème question)
Est-il constant que le fait qualifié crime décrit à la 3ème question a été commis avec préméditation ?
5ème question (principale de défense sociale relative à l’état mental actuel de l’accusée et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à la 1ère question ou affirmativement à la 3ème question)
Est-il constant que Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, est, soit en état de démence, soit dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale la rendant incapable du contrôle de ses actions ? ».
16. Le jury répondit « oui » aux deux premières questions et « non » à la dernière.
17. Par un arrêt du 19 décembre 2008, la cour d’assises, composée des trois magistrats et du jury, reprit le verdict de culpabilité prononcé par le jury et condamna la requérante à la réclusion à perpétuité. L’arrêt est motivé en ce qui concerne la fixation de la peine. La cour tint compte de l’atrocité particulière des faits et considéra que :
« Les lourdes charges familiales de l’accusée ainsi que ses sentiments pénibles d’isolement et de dépendance peuvent expliquer un désir légitime de plus de liberté personnelle. Sa fragilité mentale, son état dépressif et sa personnalité ont pu rendre plus difficiles la gestion de ce désir ainsi que la recherche, par le dialogue, des aménagements possibles dans les limites de sa situation réelle en tenant compte de tous ses proches.
Mais ni ces circonstances, ni même une volonté de se sortir par un suicide d’une situation qu’elle considérait comme une impasse, ni un manque d’aide adéquate, ne peuvent suffire à expliquer les actes d’une extrême violence auxquels elle s’est résolue et qu’elle a froidement exécutés.
[...]
Dans les conditions concrètes tant de la personnalité de l’accusée que de son contexte de vie, les difficultés réelles vécues par l’accusée ne constituent pas des circonstances atténuantes, au regard de la gravité extrême des faits commis. »
À titre accessoire, la requérante fut destituée de tous titres, grades et fonctions dont elle était revêtue et elle fut interdite à perpétuité de certains droits en application des articles 19 et 31 du code pénal en vigueur au moment des faits. Enfin, l’arrêt devait être imprimé et affiché dans la commune où le crime avait été commis en application de l’article 18 du code pénal.
18. Le 8 janvier 2009, la requérante introduisit un pourvoi en cassation, invoquant les mêmes griefs que ceux présentés devant la Cour.
19. Le 6 mai 2009, la Cour de cassation débouta la requérante de son pourvoi. S’agissant du verdict de culpabilité du jury, la Cour de cassation souligna que la cour d’assises avait été saisie d’un concours matériel de crimes au sens de l’article 62 du code pénal et non pas d’un délit collectif au sens de l’article 65, qui exigeait une unité d’intention, et que les parties avaient marqué leur accord quant au libellé des questions posées au jury. La Cour de cassation rappela que l’article 6 de la Convention n’exigeait pas que le tribunal soit composé de magistrats professionnels, de juristes ou d’experts et que la requérante n’avait invoqué aucun élément concret justifiant sa crainte que les jurés ne soient pas impartiaux. De plus, la formulation du verdict de culpabilité du jury par réponse uniquement affirmative ou négative était prescrite par l’article 348 du code d’instruction criminelle. Quant à la responsabilité pénale de la requérante, la Cour de cassation estima que l’arrêt de la cour d’assises donnait les raisons pour lesquelles les conditions d’application de la loi de défense sociale n’étaient pas réunies :
« En relevant le sang-froid et la détermination mis par l’accusée à l’exécution de ses crimes, l’arrêt [de la cour d’assises] donne le motif pour lequel la cour d’assises n’a pas retenu l’existence d’un déséquilibre mental propre à rendre l’auteur incapable du contrôle de ses actes au moment des faits. »
S’agissant de la motivation sur la fixation de la peine, la Cour de cassation jugea qu’aucune disposition légale n’interdisait à la cour d’assises de considérer que les circonstances de fait de l’espèce ne pouvaient atténuer la culpabilité de son auteur et qu’aucune disposition légale ne créait une autorité, sur le pénal, de la chose jugée au civil lors d’un jugement de divorce. Par ailleurs, les considérations de l’arrêt de la cour d’assises critiquées par la requérante ne sanctionnaient pas son refus de se déclarer coupable mais indiquaient les raisons pour lesquelles la cour d’assises n’avait pas admis de circonstances atténuantes.
En outre, s’agissant des peines accessoires, la Cour de cassation rappela que la destitution des fonctions ainsi que l’interdiction à perpétuité étaient des peines accessoires obligatoires (articles 19 et 31 du code pénal) pour toute condamnation à perpétuité et ne devaient dès lors pas être motivées. Elle estima également que la publicité d’une condamnation pénale n’atteignait pas le seuil de gravité minimale requis par l’article 3 de la Convention. Enfin, l’absence de recours à l’encontre de la déclaration du jury (article 350 du code d’instruction criminelle) était une disposition dont la cour d’assises n’avait pas fait application dans sa décision même et qui était donc étrangère à la décision attaquée.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, §§ 22-42, CEDH 2010).
21. S’agissant des personnes condamnées à la réclusion à perpétuité, le code pénal, tel qu’en vigueur au moment des faits, prévoyait ce qui suit :
Article 18
« L’arrêt portant condamnation à la réclusion à perpétuité ou à la détention à perpétuité, à la réclusion ou à la détention de vingt ans à trente ans sera imprimé par extrait et affiché dans la commune où le crime aura été commis et dans celle où l’arrêt aura été rendu. »
Article 19
« Tous arrêts de condamnation à la réclusion à perpétuité ou à la détention à perpétuité, à la réclusion à temps, à la détention de vingt ans à trente ans ou de quinze ans à vingt ans prononceront, contre les condamnés, la destitution des titres, grades, fonctions, emplois et offices publics dont ils sont revêtus. »
Article 31
« Tous arrêts de condamnation à la réclusion ou à la détention à perpétuité ou à la réclusion pour un terme de dix à quinze ans ou un terme supérieur prononceront, contre les condamnés, l’interdiction à perpétuité du droit :
1o De remplir des fonctions, emplois ou offices publics;
2o D’éligibilité;
3o De porter aucune décoration, aucun titre de noblesse;
4o D’être juré, expert, témoin instrumentaire ou certificateur dans les actes; de déposer en justice autrement que pour y donner de simples renseignements;
5o D’être appelé aux fonctions de tuteur, subrogé tuteur ou curateur, si ce n’est de leurs enfants; comme aussi de remplir les fonctions de conseil judiciaire, d’administrateur judiciaire des biens d’un présumé absent ou d’administrateur provisoire.
6o De fabriquer, de modifier, de réparer, de céder, de détenir, de porter, de transporter, d’importer, d’exporter ou de faire transiter une arme ou des munitions, ou de servir dans les Forces armées. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION (MOTIVATION DE LA DÉCLARATION DE CULPABILITÉ ET DE LA FIXATION DE LA PEINE)
22. La requérante allègue que du fait de l’absence de motivation du verdict du jury sur la culpabilité et de l’arrêt de la cour d’assises sur la fixation de la peine, son procès n’a pas été équitable et a méconnu l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
23. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
24. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le bien-fondé
1. Thèses des parties
25. La requérante fait valoir que le verdict du jury ainsi que l’arrêt de la cour d’assises n’étaient pas motivés quant à sa culpabilité et quant à la détermination de la peine. D’une part, la cour d’assises, reprenant l’arrêt de mise en accusation et l’acte d’accusation, ne releva qu’une seule inculpation globale, regroupant indistinctement les cinq homicides en un seul chef d’accusation et une seule infraction, comme s’il y avait unité d’intention. Par conséquent, seules deux questions furent posées quant à la culpabilité de la requérante. Ces questions laconiques et ambiguës ne permettaient pas à la requérante de comprendre le verdict du jury. D’autre part, le jury écarta – sans aucune motivation – les sept rapports et témoignages, sous serment d’expert, des trois experts judiciaires psychiatres et des deux psychologues qui concluaient unanimement à un déséquilibre mental grave rendant la requérante incapable du contrôle de ses actes au moment des faits. La requérante avait pourtant continuellement plaidé son irresponsabilité pénale lors des faits, elle n’est dès lors pas en mesure de comprendre pour quelles raisons les conclusions unanimes des experts ne furent pas suivies par le jury. Aussi, l’absence de motivation empêche la requérante d’exercer son contrôle sur la légalité du verdict du jury et de l’arrêt de la cour d’assises.
S’agissant de la motivation de la cour d’assises concernant la fixation de la peine, cette motivation serait contradictoire, et la cour d’assises aurait insuffisamment motivé les raisons pour lesquelles elle ne retint pas de circonstances atténuantes. De plus, la cour d’assises aurait omis de prendre en considération, pour la détermination de la peine, le jugement de divorce prononcé entre la requérante et le père des cinq enfants. Enfin, la cour d’assises aurait injustement pris en compte la ligne de défense choisie par la requérante.
26. Le Gouvernement estime que l’acte d’accusation contient une chronologie détaillée des investigations policières et judiciaires ainsi que les conclusions des diverses expertises psychologiques et psychiatriques effectuées. Le Gouvernement fait valoir que la question principale discutée au cours du procès était celle de la capacité du contrôle de ses actes par la requérante. Il s’agit d’une question difficile et très discutée par le caractère « tout ou rien » qu’implique la réponse à apporter par les experts psychiatres. Ainsi, les rapports des experts psychiatres ne correspondent qu’à leur intime conviction ; ils ne sont qu’un avis éclairé et non pas une vérité scientifique que le jury devrait suivre. Le Gouvernement est d’avis que la cour d’assises a, dans sa motivation sur la peine, expliqué les raisons pour lesquelles la cour d’assises n’a pas retenu l’existence d’un déséquilibre mental propre à la rendre incapable du contrôle de ses actes. La requérante était dès lors en mesure de comprendre le verdict qui fut rendu et les raisons de sa condamnation. En outre, la procédure suivie revêtait suffisamment de garanties contre l’arbitraire.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes applicables
27. La Cour relève d’emblée que la présente affaire s’inscrit dans la lignée de l’arrêt Taxquet (précité) et renvoie à cet arrêt (§§ 83-92) s’agissant des principes applicables. Dans l’arrêt Agnelet c. France (no 61198/08, §§ 56-62, 10 janvier 2013), la Cour a rappelé ces principes comme suit :
« 56. La Cour rappelle que la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l’article 6 ne s’oppose pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son verdict n’est pas motivé. L’absence de motivation d’un arrêt qui résulte de ce que la culpabilité d’un requérant avait été déterminée par un jury populaire n’est pas, en soi, contraire à la Convention (Saric c. Danemark (déc.), no 31913/96, 2 février 1999, et Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 89, CEDH 2010).
57. Il n’en demeure pas moins que pour que les exigences d’un procès équitable soient respectées, le public et, au premier chef, l’accusé doivent être à même de comprendre le verdict qui a été rendu. C’est là une garantie essentielle contre l’arbitraire. Or, comme la Cour l’a déjà souvent souligné, la prééminence du droit et la lutte contre l’arbitraire sont des principes qui sous-tendent la Convention (Taxquet, précité, § 90). Dans le domaine de la justice, ces principes servent à asseoir la confiance de l’opinion publique dans une justice objective et transparente, l’un des fondements de toute société démocratique (Suominen c. Finlande, no 37801/97, § 37, 1er juillet 2003, Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH 2007-III, et Taxquet, précité).
58. La Cour rappelle également que devant les cours d’assises avec participation d’un jury populaire, il faut s’accommoder des particularités de la procédure où, le plus souvent, les jurés ne sont pas tenus de – ou ne peuvent pas – motiver leur conviction (Taxquet, précité, § 92). Dans ce cas, l’article 6 exige de rechercher si l’accusé a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation. Ces garanties procédurales peuvent consister par exemple en des instructions ou éclaircissements donnés par le président de la cour d’assises aux jurés quant aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits, et en des questions précises, non équivoques soumises au jury par ce magistrat, de nature à former une trame apte à servir de fondement au verdict ou à compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury (ibidem, et Papon c. France (déc.), no 54210/00, ECHR 2001-XII). Enfin, doit être prise en compte, lorsqu’elle existe, la possibilité pour l’accusé d’exercer des voies de recours.
59. Eu égard au fait que le respect des exigences du procès équitable s’apprécie sur la base de la procédure dans son ensemble et dans le contexte spécifique du système juridique concerné, la tâche de la Cour, face à un verdict non motivé, consiste donc à examiner si, à la lumière de toutes les circonstances de la cause, la procédure suivie a offert suffisamment de garanties contre l’arbitraire et a permis à l’accusé de comprendre sa condamnation (Taxquet, précité, § 93). Ce faisant, elle doit garder à l’esprit que c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques (Salduz c. Turquie, [GC] no 36391/02, § 54, CEDH 2008, et ibidem).
60. Dans l’arrêt Taxquet (précité), la Cour a examiné l’apport combiné de l’acte d’accusation et des questions posées au jury. S’agissant de l’acte d’accusation, qui est lu au début du procès, elle a relevé que s’il indique la nature du délit et les circonstances qui déterminent la peine, ainsi que l’énumération chronologique des investigations et les déclarations des personnes entendues, il ne démontre pas « les éléments à charge qui, pour l’accusation, pouvaient être retenus contre l’intéressé ». Surtout, elle en a relevé la « portée limitée » en pratique, dès lors qu’il intervient « avant les débats qui doivent servir de base à l’intime conviction du jury » (§ 95).
61. Quant aux questions, au nombre de trente-deux pour huit accusés, dont quatre seulement pour le requérant, elles étaient rédigées de façon identique et laconique, sans référence « à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation », à la différence de l’affaire Papon, où la cour d’assises s’était référée aux réponses du jury à chacune des 768 questions posées par le président de cette cour (§ 96).
62. Il ressort de l’arrêt Taxquet (précité) que l’examen conjugué de l’acte d’accusation et des questions posées au jury doit permettre de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre par l’affirmative aux quatre questions le concernant, et ce afin de pouvoir notamment : différencier les coaccusés entre eux ; comprendre le choix d’une qualification plutôt qu’une autre ; connaître les motifs pour lesquels des coaccusés sont moins responsables aux yeux du jury et donc moins sévèrement punis ; justifier le recours aux circonstances aggravantes (§ 97). Autrement dit, il faut des questions à la fois précises et individualisées (§ 98). »
b) Application au cas d’espèce
28. Dans la présente affaire, la requérante fut condamnée à la réclusion à perpétuité pour avoir tué, avec préméditation, ses cinq enfants. L’enjeu pour la requérante était considérable, en particulier compte tenu du fait qu’elle avait toujours soutenu avoir été incapable du contrôle de ses actes au moment des faits. Puisque la requérante ne contestait pas la matérialité des faits qui lui étaient reprochés, la difficulté du débat se situait dans la détermination de la responsabilité pénale ou non de la requérante.
29. La Cour rappelle que les États contractants jouissent d’une grande liberté dans le choix des moyens propres à permettre à leur système judiciaire de respecter les impératifs de l’article 6 de la Convention. La tâche de la Cour consiste à rechercher si la voie suivie a conduit, dans un litige déterminé, à des résultats compatibles avec la Convention, eu égard également aux circonstances spécifiques de l’affaire, à sa nature et à sa complexité. Bref, elle doit examiner si la procédure a revêtu, dans son ensemble, un caractère équitable. De plus, dans des affaires issues d’une requête individuelle, la Cour n’a point pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation litigieuse. Elle doit au contraire se limiter autant que possible à examiner les problèmes soulevés par le cas dont elle est saisie (Taxquet, précité, §§ 83-84). Tel qu’expliqué dans l’arrêt Taxquet (précité, § 92), dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, l’article 6 exige de rechercher si l’accusé a pu bénéficier de garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation. Doit également être prise en compte, lorsqu’elle existe, la possibilité pour l’accusé d’exercer des voies de recours.
30. S’agissant de l’acte d’accusation, la Cour rappelle qu’il avait une portée limitée, puisqu’il intervenait avant les débats qui constituent le cœur du procès (Taxquet, précité, § 95, et Legillon c. France, no 53406/10, § 61, 10 janvier 2013). Ceci est d’autant plus vrai que l’article 6 de la Convention consacre la nécessité de comprendre les raisons qui ont conduit, non pas les organes compétents à renvoyer l’affaire devant la cour d’assises, mais les membres du jury, après les débats menés devant eux, à décider durant le délibéré de la culpabilité de l’accusé. En l’espèce, la Cour relève que l’acte d’accusation désignait le crime dont la requérante était accusée, exposait de manière détaillée le déroulé des faits qui pouvait être reconstitué et reprenait de manière extensive les diverses expertises psychologiques et psychiatriques qui avaient été effectuées. Néanmoins, s’agissant des constatations reprises par cet acte et leur utilité pour comprendre le verdict prononcé contre la requérante, la Cour ne saurait se livrer à des spéculations sur le point de savoir si elles ont ou non influencé le délibéré et l’arrêt finalement adopté par la cour d’assises (Legillon, précité, § 61, et Voica c. France, no 60995/09, § 49, 10 janvier 2013).
31. Quant aux cinq questions soumises au jury, la Cour relève que quatre d’entre elles avaient trait aux cinq homicides (questions nos 1 et 3) et à la circonstance aggravante de préméditation (questions nos 2 et 4). La dernière question avait trait à la responsabilité pénale de la requérante (question no 5). La Cour estime que les questions posées ne permettaient peut-être pas, en soi, à la requérante de savoir quels éléments, parmi tous ceux ayant été discutés pendant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à déclarer la requérante responsable de ses actes (dans le même sens, Taxquet, précité, § 97, et Castellino c. Belgique, no 504/08, § 38, 25 juillet 2013). Elle estime toutefois qu’il convient d’avoir égard au procès dans son ensemble, y compris les décisions judiciaires qui ont suivi la déclaration du jury et qui ont précisé les motifs de celle-ci. Elle constate ainsi que la cour d’assises, composée des trois magistrats professionnels et du jury, a précisé dans son arrêt sur la fixation de la peine que les circonstances invoquées par la requérante, en particulier « sa fragilité mentale, son état dépressif et sa personnalité » ne pouvaient expliquer les actes qu’elle avait commis et ne constituaient même pas des circonstances atténuantes (paragraphe 17, ci-dessus). La Cour de cassation, pour sa part, indiqua explicitement les motifs sur lesquels la cour d’assises s’était basée pour considérer que la requérante n’était pas incapable du contrôle de ses actes au moment des faits (paragraphe 19, ci-dessus). La Cour estime partant que la lecture combinée de l’arrêt de la cour d’assises et de l’arrêt de la Cour de cassation permettait à la requérante de comprendre pour quelles raisons les jurés avaient rejeté ses moyens de défense fondés sur sa prétendue irresponsabilité au moment des faits et avaient au contraire estimé qu’elle était capable de contrôler ses actes.
32. Il est vrai que ce sont les seuls jurés qui ont décidé que la requérante était responsable de ses actes, alors que la motivation de cette décision résulte de l’arrêt sur la fixation de la peine, adopté par la cour d’assises composée des jurés et des trois magistrats professionnels, et expliqué de surcroît par la Cour de cassation. Les magistrats de la cour d’assises ont donc contribué à la rédaction d’une motivation qui concerne partiellement une décision prise suite à une délibération à laquelle ils n’ont pas assisté. La Cour estime toutefois que cette circonstance n’est pas de nature à enlever à la motivation donnée sa validité du point de vue du droit à un procès équitable. En effet, si les magistrats se sont joints aux jurés pour délibérer sur la peine à imposer et sur la motivation à donner à la décision prise à cet égard, ils ont pu apprendre directement des jurés quels ont été les motifs pour lesquels ces derniers avaient déclaré la requérante coupable, et ensemble ils ont dû se mettre d’accord sur une motivation qui bien évidemment devait être dans la même ligne que les motifs sous-jacents au verdict de culpabilité. La circonstance que, par la suite, la Cour de cassation a expliqué comment il faut comprendre l’arrêt sur la fixation de la peine au regard de la décision sur la culpabilité, ne prête pas à la critique. Dans un système où certaines décisions sont susceptibles de recours, il est normal que la décision de la juridiction inférieure doive être comprise dans le sens qui y est donné, le cas échéant, par la juridiction supérieure.
33. Par ailleurs, s’agissant spécifiquement de la fixation de la peine, la Cour note que l’arrêt de la cour d’assises était dûment motivé sur ce point et qu’il ne comporte aucune apparence d’arbitraire (paragraphe 17, ci-dessus).
34. En conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce la requérante a disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation ainsi que la peine qui ont été prononcés à son encontre.
35. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
A. La qualité des jurés
36. Invoquant une violation de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention, la requérante se plaint du fait que, dans le système belge, les jurés n’ont pas la qualité de juristes et qu’aucun magistrat professionnel ne participe au délibéré sur la culpabilité d’un accusé. De ce fait, la culpabilité de la requérante n’aurait pas été légalement établie et s’ensuivrait une violation de la légalité de la preuve.
37. La Cour note que ce grief est similaire à celui dont elle a déjà eu à connaître et qu’elle a rejeté comme étant manifestement mal fondé (Taxquet c. Belgique (Chambre), no 926/05, §§ 71-74, 13 janvier 2009 ; voir aussi Zarouali c. Belgique, no 20664/92, décision de la Commission du 29 juin 1994, Décisions et rapports 78, p. 97). La Cour considère que la présente affaire ne présente pas d’éléments susceptibles de la distinguer des deux affaires précitées. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée comme étant manifestement mal fondée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
B. La sévérité de la peine
38. De plus, invoquant une violation de l’article 3 de la Convention, la requérante soutient que le fait qu’elle fut condamnée à une peine excessivement lourde constituerait une peine et un traitement dégradants.
39. La Cour relève que la requérante n’a pas étayé ce grief. Elle rappelle par ailleurs que le prononcé d’une peine d’emprisonnement perpétuel à l’encontre d’un délinquant adulte auteur d’une infraction particulièrement grave telle que l’assassinat n’est pas en soi prohibé par l’article 3 ni par aucune autre disposition de la Convention et ne se heurte pas à celle-ci (Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, § 97, CEDH 2008, et Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, § 106, CEDH 2013 (extraits)). En l’espèce, d’une part, la peine n’apparaît pas être nettement disproportionnée (Vinter et autres, précité, § 102). D’autre part, la requérante n’a pas fait valoir que sa peine serait incompressible de jure ou de facto (Vinter et autres, précité, §§ 107 et suiv.). Partant, cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
C. La destitution des titres, grades et autres fonctions et l’affichage de l’arrêt
40. Invoquant une violation de l’article 6 de la Convention, la requérante se plaint également du fait que la cour d’assises l’a destituée de tous titres, grades et fonctions dont elle était revêtue et l’a interdite à perpétuité de certains droits sans motiver ces peines accessoires. En outre, elle estime que le fait qu’elle fut condamnée à l’affichage de l’arrêt de la cour d’assises dans la commune où le crime avait été commis constitue une peine et un traitement dégradants en violation de l’article 3 de la Convention.
41. La Cour constate qu’il ressort du code pénal belge en vigueur au moment des faits ainsi que de l’arrêt de la Cour de cassation que ces peines accessoires sont obligatoirement prononcées par la cour d’assises dès lors que l’accusé est condamné à la réclusion à perpétuité (paragraphes 19 et 21, ci-dessus). Ainsi, la Cour est d’avis que l’imposition de ces peines accessoires ne nécessitait pas une motivation distincte de celle sur la peine puisque la cour d’assises ne disposait d’aucune discrétion quant à leur imposition. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
42. Invoquant une violation de l’article 3 de la Convention, la requérante se plaint encore du fait que l’affichage de l’arrêt de la cour d’assises a été ordonné. Selon la requérante, cette mesure constitue une peine et un traitement dégradant.
43. La Cour estime qu’en ce qui concerne cette mesure, le seuil de gravité de l’article 3 de la Convention n’a pas été atteint. Ce grief doit donc également être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
D. L’inexistence d’une juridiction d’appel
44. Enfin, invoquant une violation des articles 6 et 13 de la Convention, la requérante se plaint de l’impossibilité, en vertu de l’article 350 du code d’instruction criminelle, de faire appel du verdict du jury devant une juridiction d’appel composée de magistrats professionnels.
45. La Cour rappelle que les dispositions invoquées ne garantissent pas un droit à un double degré de juridiction et que la Belgique n’était pas, à l’époque des faits, partie au Protocole no 7 (Castellino c. Belgique (déc.), no 504/08, § 22, 22 mai 2012). La Cour constate, par ailleurs, que la requérante avait la possibilité d’introduire un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’assises fixant la peine, et qu’elle a fait usage de cette possibilité. À cet égard, la Cour a à plusieurs reprises affirmé que le fait que le réexamen auquel procède une juridiction suprême soit limité aux questions de droit, n’est pas contraire à l’article 6 § 1 de la Convention (voir, notamment, Taxquet (Chambre), précité, §§ 82-84, et références citées). Cette partie de la requête doit donc être rejetée comme étant manifestement mal fondée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et relatif à la motivation de la déclaration de culpabilité et de la fixation de la peine, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, par 4 voix contre 3, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 mai 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithIşıl Karakaş
GreffierPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Sajó, Keller et Kjølbro.
A.I.K.
S.H.N.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SAJÓ, KELLER ET KJØLBRO
1. Malheureusement, nous ne partageons pas l’opinion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’absence de motivation de la déclaration de culpabilité.
2. Nous ne sommes pas convaincus que la requérante a disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre les raisons pour lesquelles les membres du jury l’ont déclarée pénalement responsable de l’homicide de ses enfants. Eu égard au fait que la requérante a été examinée par deux psychologues et un collège de trois psychiatres qui ont rendu des conclusions sur son incapacité à contrôler ses actions (paragraphes 10 et 14 de l’arrêt), il nous semble évident que la réponse du jury (I.) ainsi que le raisonnement de la cour d’assises (II.) ne suffisent pas pour répondre aux exigences de l’article 6 de la Convention. Enfin, le raisonnement postérieur de la Cour de cassation n’a pas non plus permis à la requérante de comprendre pourquoi elle avait été reconnue responsable des actes commis (III.). Même si l’on lit les raisonnements des autorités nationales dans leur intégralité, il nous paraît évident que la requérante n’était pas en mesure de comprendre la motivation des juridictions internes concernant sa responsabilité pénale (IV.).
I. Le système du jury et le principe de procès équitable
3. Selon une jurisprudence bien établie, l’institution du jury populaire n’est, en général, pas incompatible avec les garanties de la Convention (paragraphe 27 de l’arrêt). De plus, la Convention n’exige pas que les jurés donnent toujours des raisons pour leur décision. En d’autres termes, l’absence de motivation n’emporte pas nécessairement violation de l’article 6 de la Convention (Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, §§ 90, 93, CEDH 2010). Cependant, la Cour aurait dû examiner les exigences du procès équitable au regard de la procédure devant les juridictions internes dans son ensemble et analyser le contexte du système juridique belge ainsi que les circonstances de la cause (Taxquet, précité, § 93).
4. L’article 348 du code d’instruction criminelle belge prescrivait la formulation du verdict de culpabilité du jury sous la forme d’une réponse uniquement affirmative ou négative (paragraphe 19 de l’arrêt). À cet égard, la majorité de la Cour a elle-même constaté que les questions posées au jury « ne permettaient peut-être pas, en soi » à la requérante de comprendre les raisons précises pour lesquelles elle avait été jugée responsable au moment des faits malgré les résultats contraires des expertises (paragraphe 31 de l’arrêt). La réponse du jury ne permet pas de comprendre pourquoi les conclusions des experts psychiatres n’ont pas été suivies. Il en résulte que la décision du jury n’était pas transparente pour la requérante.
II. L’absence de motivation de la décision prise par la cour d’assises
6. Dans son arrêt sur la fixation de la peine, la cour d’assises a constaté que la requérante avait un état mental fragile et se trouvait dans un état dépressif au moment du crime (paragraphe 17 de l’arrêt). De plus, la cour d’assises a conclu que « la gravité extrême des faits commis » et l’exécution froide du crime excluaient des circonstances atténuantes. En cela, la cour d’assises aurait précisé, selon l’argumentation de la majorité, le raisonnement du jury concernant la culpabilité de l’accusée.
7. À notre avis, l’argumentation de la majorité n’est pas convaincante pour deux raisons. Premièrement, la cour d’assises était liée par la constatation du jury quant à la culpabilité/responsabilité pénale de la requérante. Elle s’est exprimée non pas sur la responsabilité pénale de l’intéressée, mais uniquement sur la fixation de la peine. Ce sont les membres du jury seuls qui statuent sur la responsabilité pénale, à l’issue d’une délibération à laquelle les magistrats n’ont pas assisté (paragraphe 32 de l’arrêt). Deuxièmement, s’il est vrai que la cour d’assises a brièvement discuté de la manière dont le crime avait été commis, ces observations – même lues à la lumière de la cinquième question posée au jury – n’ont pas permis à la requérante de déduire les raisons pour lesquelles les résultats des expertises psychiatriques ont été rejetés.
III. Raisonnement postérieur de la Cour de cassation
8. Nous sommes bien conscients du fait qu’une décision d’une juridiction inférieure doit en général se lire dans le sens qui lui est donné par la juridiction supérieure (paragraphe 32 de l’arrêt). Cependant, à notre avis, le raisonnement de la majorité selon lequel l’explication ultérieure de la Cour de cassation ne prête pas le flanc à la critique, pose des problèmes.
9. Premièrement, selon la loi belge, la Cour de cassation peut uniquement se prononcer sur des questions de droit. La Cour de cassation n’a donc ajouté aucune nouvelle explication concernant le refus du jury de suivre les résultats des experts. Elle a simplement considéré que la cour d’assises avait motivé sa décision sur la fixation de la peine, en relevant le sang-froid et la détermination de l’accusée lors de l’exécution des crimes. Dès lors, le jugement de la Cour de cassation n’éclaire pas, de manière adéquate, les raisons pour lesquelles le jury a conclu à la responsabilité pénale de la requérante (voir Taxquet, précité, § 99). Deuxièmement, au vu des exigences de l’article 6 de la Convention, une explication postérieure ne nous semble pas suffisante pour écarter le risque d’arbitraire. La motivation d’une décision doit permettre aux parties d’exercer utilement un recours existant (voir, entre autres, Hirvisaari c. Finlande, no 49684/99, § 30, 27 septembre 2001, et Hansen c. Norvège, no 15319/99, § 72, 2 octobre 2014, avec d’autres références). Le raisonnement postérieur de la Cour de cassation n’a pas remédié à l’absence initiale de motivation et n’a pas permis à la requérante de contrôler la légalité du verdict de culpabilité par le jury.
10. En conclusion, ni la motivation donnée par la cour d’assises, ni l’explication postérieure de la Cour de cassation ont permis à la requérante de comprendre le verdict de culpabilité ou de recourir contre celui-ci de manière utile.
IV. L’ensemble des décisions judiciaires et les circonstances spécifiques du cas présent
11. Dans son jugement la majorité a constaté que la Cour « doit examiner si la procédure a revêtu, dans son ensemble, un caractère équitable » (paragraphe 29 de l’arrêt). Compte tenu de cette approche, nous réitérons qu’en l’espèce, le droit belge ne contient pas de garanties suffisantes pour écarter le risque d’arbitraire. Face à une peine aussi lourde (la réclusion à perpétuité) « le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible » (Taxquet, précité, § 93 ; Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008). De l’ensemble des raisonnements des juridictions nationales ne ressort aucune motivation fondée qui expliquerait pourquoi le verdict de culpabilité s’écarte des opinions des experts. Au contraire, les raisonnements exposés par les différents tribunaux ressemblent à des formules standards. Même si l’on considère les raisonnements des différentes juridictions dans leur ensemble, on ne saurait conclure que le droit de la requérante à un procès équitable a été respecté en l’espèce.
12. Pour ces raisons, nous estimons qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention.