DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÖZBENT ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 56395/08 et 58241/08)
ARRÊT
STRASBOURG
9 juin 2015
DÉFINITIF
09/09/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Özbent et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mai 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 56395/08 et 58241/08) dirigée contre la République de Turquie et dont vingt-cinq ressortissants de cet État – voir en annexe – et le syndicat Eğitim-Sen (« les requérants ») ont saisi la Cour le 13 novembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me M.N. Eldem, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants se plaignent en particulier d’une violation des articles 10 et 11 de la Convention.
4. Le 31 mars 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants, dont les noms sont indiqués en annexe, sont un syndicat ainsi que des ressortissants turcs résidant à Çorum.
A. Les requérants personnes physiques
6. L’arrêté préfectoral du 20 novembre 2007 (« l’arrêté préfectoral ») détermine à quelles conditions et dans quels lieux publics peuvent être faites des déclarations à la presse à Çorum (voir la partie « le droit interne pertinent » ci-dessous).
7. Les requérants personnes physiques, tous fonctionnaires, sont membres de la section locale du syndicat Eğitim-Sen (Eğitim ve Bilim Emekçiler Sendikası – le Syndicat des agents de l’éducation, de la science et de la culture), rattaché au Kesk (Kamu Emekçileri Sendikaları Konfederasyonu – la Confédération syndicale des salariés du secteur public). Le 24 mars 2008, ils participèrent à une déclaration à la presse organisée par la section locale de Çorum du syndicat Eğitim-Sen à une centaine de mètres du bâtiment de la préfecture de la ville, concernant leurs conditions de travail ; cette conférence de presse n’avait pas été annoncée à l’autorité compétente – à savoir le préfet de Çorum. D’après les requérants, la déclaration avait commencé à 16 heures et s’était terminée à 16 h 15.
8. Les 27 mars, 2, 10, 11, 14, 15 et 16 avril 2008, sur le fondement de l’article 32 de la loi no 5326 relative aux fautes administratives, les requérants – à l’exception du syndicat Eğitim-Sen – se virent chacun infliger une amende de 125 livres turques (TRY) pour avoir participé à cette déclaration à la presse en violation de l’arrêté préfectoral.
9. Le 16 avril 2008, les requérants personnes physiques contestèrent les amendes infligées devant le tribunal correctionnel de Çorum (« le tribunal correctionnel »). Ils précisaient avoir participé à la déclaration à la presse litigieuse car elle avait été organisée par leur syndicat, Eğitim-Sen. Ils indiquaient que la déclaration à la presse avait eu lieu à une centaine de mètres du bâtiment de la préfecture et qu’il y avait un parc public entre le lieu de rassemblement et le bâtiment de la préfecture. Ils soutenaient que l’endroit où la déclaration à la presse avait été faite ne faisait pas partie des lieux considérés comme interdits par l’arrêté préfectoral. Ils considéraient que la déclaration à la presse n’avait pas été faite en méconnaissance d’un ordre donné (emre aykırı bir davranış).
10. Par un jugement du 30 mai 2008, le tribunal correctionnel confirma les amendes infligées aux requérants en question. Après avoir constaté la légalité de l’arrêté préfectoral et la notification de cet arrêté au Kesk, le tribunal conclut que les requérants avaient tenu une conférence de presse en dehors des lieux prévus par cet arrêté. Il conclut que les amendes infligées avaient une base légale.
11. En application de l’article 28 § 9 de la loi no 5326 selon lequel les amendes d’un montant inférieur à 200 TRY ne pouvaient pas faire l’objet d’un appel, le tribunal correctionnel statua en premier et dernier ressort.
12. À des dates non précisées, les requérants payèrent le montant des amendes.
B. Le syndicat
13. À une date non précisée, le syndicat Eğitim-Sen intenta devant le tribunal administratif de Çorum (« le tribunal administratif ») une action en annulation contre l’arrêté préfectoral dans la mesure où, selon lui, cet arrêté restreignait le droit de faire une déclaration à la presse et y portait atteinte.
14. Par un jugement du 13 novembre 2008, le tribunal administratif rejeta l’action du syndicat au motif que l’arrêté litigieux était conforme au droit. Le tribunal considéra que la déclaration à la presse relevait du droit à la liberté d’expression, mais qu’elle devait être faite sans porter atteinte à la sécurité nationale, à l’ordre et à la sécurité publics.
15. Le syndicat forma un pourvoi contre ce jugement devant le Conseil d’État.
16. Par un arrêt du 4 octobre 2010, le Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
17. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 5442 relative à la réglementation des villes (il idaresi kurulu) ainsi que la circulaire no 2004/100 du ministère de l’Intérieur figurent respectivement aux paragraphes 18-19 et 20 de l’arrêt Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, no 4524/06, 14 octobre 2014.
A. La Constitution
18. L’article 25 de la Constitution dispose :
« Toute personne a droit à la liberté de pensée et d’opinion.
Nul ne peut être contraint de divulguer ses pensées et opinions ni être blâmé ou inculpé pour quelque motif que ce soit du fait de ses pensées et opinions. »
19. L’article 26 de la Constitution se lit ainsi :
« Chacun est libre d’exprimer et de divulguer, individuellement ou collectivement, sa pensée et ses convictions par la parole, la plume, l’image ou d’autres moyens. Cette liberté comprend celle de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence des autorités publiques. Les dispositions du présent alinéa n’empêchent pas de soumettre la radiodiffusion, le cinéma, la télévision ou les médias analogues à un régime d’autorisation.
L’exercice de ces libertés peut être restreint dans le but de prévenir et réprimer les infractions, d’empêcher la divulgation de renseignements régulièrement qualifiés de secrets d’État, de protéger la réputation, les droits, la vie privée et familiale d’autrui ou ses secrets professionnels prévus par la loi, ou de permettre au pouvoir judiciaire de mener à bien sa tâche.
(...)
Les dispositions légales qui régissent l’utilisation des moyens de diffusion des informations et des idées ne peuvent être considérées comme restrictives des libertés d’expression et de diffusion de la pensée tant qu’elles ne font pas obstacle à cette diffusion. »
B. La loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations (« la loi no 2911 »)
20. L’article 3 de la loi no 2911 précise que toute personne, sans avoir obtenu une autorisation au préalable, peut organiser une réunion ou une manifestation non armée et pacifique dans le respect de la loi.
21. L’article 6 de cette loi prévoit que le préfet ou le sous-préfet est compétent pour réglementer le lieu de la réunion ou de la manifestation et l’itinéraire que doivent emprunter les participants.
22. L’article 10 de la loi no 2911 prévoit que le préfet ou le sous-préfet doit être informé au moins quarante-huit heures avant la manifestation. L’avis d’information contient, en particulier, le but de la manifestation, le lieu, le jour ainsi que l’heure de début et de fin de la manifestation.
23. L’article 22 de la loi no 2911 précise qu’il est interdit de manifester sur les routes, les autoroutes et dans les parcs publics, devant les temples, devant les bâtiments et les infrastructures assurant un service public ainsi que leurs dépendances. Il est également interdit de manifester à une distance de moins d’un kilomètre de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Les manifestants doivent se conformer aux mesures prises par le préfet ou le sous-préfet pour assurer le bon déroulement de la circulation des personnes et des véhicules de transport.
C. La loi no 5326 relative aux fautes administratives (« la loi no 5326 »)
24. L’article 32 § 1 de la loi no 5326 dispose qu’il peut être infligé une amende de 125 TRY à toute personne qui agit en méconnaissance d’un ordre donné (emre aykırı bir davranış).
25. L’article 29 § 9 de la loi no 5326 dispose que les amendes d’un montant inférieur à 200 TRY ne peuvent pas faire l’objet d’un appel.
D. L’arrêté du préfet de Çorum du 20 novembre 2007
26. L’arrêté préfectoral litigieux détermine à quelles conditions et dans quels lieux publics peuvent être faites des déclarations de presse à Çorum. L’article 2 énumère les lieux publics de la ville où les déclarations de presse peuvent être faites. L’article 3 prévoit qu’aucune déclaration de presse ne doit perturber la circulation des véhicules, ni porter atteinte à l’environnement, ni paralyser le déroulement normal de la vie quotidienne, et ne doit faire appel à la violence. L’objet de la déclaration de presse ne doit pas constituer une infraction ; des pancartes y relatives peuvent être accrochées et des slogans peuvent être scandés en relation avec l’objet de la déclaration de presse. Selon l’article 5, lorsque la déclaration de presse est effectuée par une personne morale, le nombre de participants ne peut pas dépasser cinq fois le nombre total de membres (membres siégeant et suppléants) de sa direction et de ses organes de contrôle. Selon le même article, lorsque la déclaration de presse est effectuée par une association, dans les cas prévus par la loi relative aux associations, le nombre de participants ne peut pas dépasser le nombre total de membres (membres siégeant et suppléants) de sa direction et de ses organes de contrôle.
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
27. La Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, de joindre les requêtes, eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles posent, et décide de les examiner conjointement dans un seul arrêt.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6, 10 ET 11 DE LA CONVENTION
28. Les requérants se plaignent d’une violation de leurs droits à la liberté d’expression et à la liberté de manifester. Ils reprochent en outre au tribunal correctionnel de ne pas avoir pris en compte tous les éléments de preuve à décharge, dans la mesure où la déclaration à la presse se serait déroulée dans un lieu public autorisé par l’arrêté préfectoral. Ils invoquent les articles 6, 10 et 11 de la Convention.
29. La Cour constate que les requérants personnes physiques se sont chacun vu infliger une amende après avoir lu la déclaration à la presse en question dans un lieu prétendument considéré comme interdit par l’arrêté préfectoral (paragraphe 10 ci-dessus). Partant, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief des requérants uniquement sous l’angle de l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
30. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
A. Sur la recevabilité
31. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-respect du délai de six mois. Il explique que les décisions des tribunaux internes compétents ont été notifiées aux requérants personnes physiques aux mois de juin et juillet 2008. Il indique que les formulaires de requête et les pouvoirs ont été signés par l’avocat des requérants le 20 mars 2009, lesquels documents ont été reçus au greffe de la Cour le 6 avril 2009, mais que la Cour a retenu comme date d’introduction des requêtes le 13 novembre 2008. Le Gouvernement précise que, dans le dossier qui lui a été envoyé, il n’y a aucun document pouvant étayer la date du 13 novembre 2008.
32. Les requérants contestent l’exception du Gouvernement.
33. La Cour constate que les requérants ont envoyé les formulaires de requête par télécopie le 13 novembre 2008, date considérée comme introductive d’instance. Elle souligne que la date du 20 mars 2009 est celle à laquelle le greffe a reçu les formulaires de requête avec les pouvoirs dûment remplis conformément à la pratique de la Cour à l’époque des faits. Partant, les requérants ont bien introduit leur requête dans le délai de six mois, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention. Dès lors, l’exception préliminaire du Gouvernement ne saurait être retenue.
34. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
35. Les requérants réitèrent leurs allégations. Ils soutiennent que l’arrêté préfectoral litigieux est en contradiction avec les dispositions des articles 10 et 11 de la Convention. Ils considèrent que la condamnation à une amende constitue une sanction dissuasive pour l’exercice de leurs droits en leur qualité de membres syndiqués ou de syndicat. Ils allèguent que les limitations prévues par cet arrêté ne sont pas conformes aux restrictions prévues aux articles 10 § 2 et 11 § 2 de la Convention.
Les requérants soutiennent que l’arrêté préfectoral litigieux a porté atteinte à leur droit à la liberté d’informer le public au sujet des problèmes et des revendications des membres du syndicat Eğitim-Sen. Ils avancent que, en pratique, ils doivent faire un choix entre tenir une conférence de presse ou payer une amende. Ils considèrent que l’arrêté préfectoral a porté atteinte à leur droit à la liberté d’exercer leur droit syndical.
36. Le Gouvernement explique que, conformément à la circulaire de la préfecture de Çorum, à l’article 9/c de la loi no 5442 et à l’article 22 de la loi no 2911, la préfecture de Çorum a fixé dans son arrêté du 20 novembre 2007 les lieux où peuvent être faites les déclarations à la presse. Il ajoute que, conformément à l’article 9/c de la loi no5442, le 6 décembre 2007, l’arrêté préfectoral a été publié dans un journal local. Il précise que, à la demande du requérant Halil Özbent, une copie de l’arrêté préfectoral a été envoyée le 30 janvier 2008 à la section locale de Çorum du syndicat Kesk.
37. Le Gouvernement indique que le 24 mars 2008, de 15 h 45 à 16 h 05, les requérants personnes physiques ont participé à une déclaration à la presse organisée par la section locale du syndicat Eğitim-Sen, au sujet de leurs conditions de travail, devant le jardin du bâtiment de la préfecture de la ville. Il ajoute que ces requérants se sont chacun vu infliger une amende de 125 TRY comme sanction administrative, conformément à l’article 32 de la loi no 5326, pour avoir participé à une déclaration à la presse faite dans un lieu interdit par l’arrêté préfectoral litigieux. Il explique que la sanction administrative avait pour but d’empêcher toute entrave à l’ordre public ainsi que toute perturbation à la circulation des personnes et des véhicules. Il précise néanmoins que la déclaration à la presse s’est déroulée sans intervention des autorités étatiques. En se référant aux dispositions de l’arrêté préfectoral, le Gouvernement affirme que ce dernier avait pour but de préserver la sûreté publique, la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui. Il est d’avis qu’il n’y a pas eu atteinte à la liberté d’expression ou à la liberté de réunion pacifique et/ou d’association des requérants.
2. L’appréciation de la Cour
38. À titre liminaire, la Cour note d’emblée que les requérants personnes physiques et le syndicat Eğitim-Sen se plaignent d’une atteinte à leur droit à la liberté de manifester au sens de l’article 11 de la Convention (paragraphe 29 ci-dessus). À cet égard, elle rappelle que les requérants personnes physiques se sont chacun vu infliger une amende après avoir lu la déclaration à la presse en question. À cet égard, elle note qu’en principe le syndicat Eğitim-Sen, qui est à l’origine de l’organisation de cette manifestation, peut aussi se plaindre d’une ingérence dans son droit à la liberté de manifester au sens de l’article 11 de la Convention. Cela étant, la Cour constate d’abord que la manifestation litigeuse a effectivement eu lieu. Ensuite, contrairement aux requérants personnes physiques, elle relève que les autorités nationales compétentes n’ont pas infligé d’amende au syndicat Eğitim-Sen en raison de l’organisation de cette manifestation.
Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans le droit à la liberté de manifester du syndicat Eğitim-Sen, au sens de l’article 11 de la Convention (voir, a contrario, Enerji Yapı-Yol Sen c. Turquie, no 68959/01, § 24, 21 avril 2009). Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
39. Ensuite, la Cour relève que les parties ne contestent pas l’existence d’une ingérence dans l’exercice par les requérants personnes physiques de leur droit à la liberté de réunion. Elle note que cette ingérence était fondée sur l’article 32 de la loi no 5326 relative aux fautes administratives. La Cour estime que de sérieux doutes se posent quant à la prévisibilité de la loi au sens de l’article 11 § 2 de la Convention (voir dans le même sens, Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, no 4524/06, § 39, 14 octobre 2014). Toutefois, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 51 ci-dessous), elle juge inutile d’examiner plus avant cette question. Par ailleurs, l’ingérence en cause visait au moins un des buts légitimes mentionnés par le paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre.
a) Les principes généraux pertinents
40. Quant à la question de savoir si l’intervention litigieuse était nécessaire dans une société démocratique, la Cour se réfère d’abord aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 11 précité (Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, § 32, série A no 139, Piermont c. France, 27 avril 1995, §§ 76-77, série A no 314, Djavit An c. Turquie, no 20652/92, §§ 56-57, CEDH 2003‑III, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, §§ 77-78, CEDH 2001‑IX, Güneri et autres c. Turquie, nos 42853/98, 43609/98 et 44291/98, § 76, 12 juillet 2005, Makhmoudov c. Russie, no 35082/04, §§ 63-65, 26 juillet 2007, Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, §§ 110-113, CEDH 2011 (extraits), Özalp Ulusoy c. Turquie, no 9049/06, § 72, 4 juin 2013, et Taranenko c. Russie, no 19554/05, § 66, 15 mai 2014).
41. La Cour rappelle ensuite qu’il ne fait aucun doute que les États doivent non seulement protéger le droit de réunion pacifique, mais également s’abstenir d’apporter des restrictions indirectes abusives à ce droit. La Cour réaffirme par ailleurs que, si l’article 11 de la Convention tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice de ses droits protégés, il peut engendrer de surcroît des obligations positives afin d’assurer la jouissance effective de ces droits (Djavit An, précité, § 57).
42. En outre, la Cour réitère sa position selon laquelle ces principes sont également applicables aux manifestations et défilés organisés dans les lieux publics (ibidem, § 56). Toutefois, le fait pour une Haute Partie contractante de soumettre à une autorisation préalable la tenue de réunions et de réglementer les activités des associations pour des raisons d’ordre public et de sécurité nationale n’est pas contraire à l’esprit de l’article 11 de la Convention (Karatepe et autres c. Turquie, nos 33112/04, 36110/04, 40190/04, 41469/04 et 41471/04, § 46, 7 avril 2009, et Çelik c. Turquie (no 3), no 36487/07, § 90, 15 novembre 2012).
43. La Cour reconnaît que toute manifestation dans un lieu public est susceptible de causer un certain désordre dans le déroulement de la vie quotidienne et de susciter des réactions hostiles ; pour autant, elle estime que cette circonstance ne justifie pas en soi une atteinte à la liberté de réunion (Bukta et autres c. Hongrie, no 25691/04, § 37, CEDH 2007‑III, Achouguian c. Arménie, no 33268/03, § 90, 17 juillet 2008, Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, §§ 38-43, 10 juillet 2012, et Disk et Kesk c. Turquie, no 38676/08, § 29, 27 novembre 2012).
b) L’application des principes précités à la présente espèce
44. Dans les présentes affaires, la Cour note que la manifestation organisée par la section locale de Çorum du syndicat Eğitim-Sen n’avait pas été annoncée à l’autorité compétente, à savoir le préfet de Çorum, comme le prévoit le droit interne. Cela étant, les requérants ont reçu une amende non pas en raison de l’absence d’une autorisation préalable pour manifester mais parce qu’ils n’ont pas manifesté à un lieu déterminé par l’arrêté du préfet de Çorum du 20 novembre 2007. La Cour souligne en tout état de cause que le droit d’organiser des manifestations spontanées ne peut aboutir à passer outre à l’obligation de préavis que dans des circonstances particulières. À cet égard, la loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations dispose qu’une manifestation peut être organisée, sans obtention d’une autorisation au préalable, à condition qu’il s’agisse d’une réunion ou manifestation non armée et pacifique (paragraphe 20 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour rappelle que, en l’absence de violence de la part des manifestants, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance envers les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit par conséquent pas privée de son contenu.
45. Il ressort des éléments versés aux dossiers que, le jour de la manifestation, le groupe formé par les requérants personnes physiques s’était réuni à une centaine de mètres du bâtiment de la préfecture de la ville pour attirer l’attention du public et celle des autorités publiques, en l’occurrence le préfet de Çorum, sur les conditions de travail des fonctionnaires d’État. La Cour relève que la manifestation s’est déroulée de manière pacifique et que lesdits requérants ont pu lire la déclaration à la presse qui a duré quelques minutes. Il ressort également des éléments des dossiers et des observations des parties que, après la lecture de cette déclaration, le groupe de manifestants s’est dispersé dans le calme, sans menacer ou porter atteinte à l’ordre public ni commettre d’actes violents. La Cour observe qu’il n’y a pas non plus eu de débordements nécessitant la prise de mesures nécessaires au maintien de la sécurité et de l’ordre publics par les autorités de police ou administratives ou une quelconque intervention de leur part.
46. Aussi la Cour considère-t-elle que les requérants ont pu exercer leur droit à la liberté de réunion pacifique à l’occasion de la lecture de la déclaration à la presse, les autorités nationales compétentes ayant fait preuve de la tolérance nécessaire qu’il convient d’adopter envers un tel rassemblement (Balçık et autres c. Turquie, no 25/02, § 51, 29 novembre 2007, et Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 43, 7 octobre 2008). La Cour estime utile en outre de souligner que toute manifestation dans un lieu public, qui se déroule de manière pacifique comme en l’espèce, est susceptible de causer, notamment, un certain désordre dans le déroulement de la vie quotidienne. Elle considère toutefois que cette circonstance ne justifie pas en soi une atteinte à la liberté de réunion (Berladir et autres, précité, §§ 38-43, et Çelik, précité, § 92).
47. En outre, la Cour constate que les tribunaux internes ont condamné les requérants – à l’exception du syndicat Eğitim-Sen – à une amende pour avoir participé à la déclaration à la presse en question, considérant que celle-ci avait été faite en violation de l’arrêté préfectoral litigieux (paragraphes 8 et 10 ci-dessus). Or, les juridictions internes compétentes en charge de l’examen du droit à la liberté de manifester des requérants n’ont pas mis en balance les différents intérêts en présence, à savoir l’exercice du droit de manifester – pacifiquement – des requérants et le maintien de l’ordre public. Il était de l’intérêt des parties en présence que les juridictions internes se prononcent sur la proportionnalité de l’ingérence dans le droit de manifester des requérants. Ainsi, les juridictions internes ont sanctionné les requérants personnes physiques par une amende sans vérifier le caractère pacifique de l’objet de cette manifestation ni la manière dont celle-ci s’est déroulée. Aussi la Cour ne relève-t-elle aucun motif pertinent et suffisant lui permettant de juger si l’ingérence litigieuse était proportionnée au prétendu but légitime poursuivi.
48. Dans ce contexte, la Cour relève que les requérants personnes physiques ont chacun été condamnés à une amende pour avoir participé à une manifestation, au cours de laquelle une déclaration à la presse avait été lue. Pour la Cour, l’infliction de pareille amende est disproportionnée dans la mesure où elle est de nature à décourager toute personne membre d’un syndicat ou un syndicat d’exercer, par peur de sanctions, son droit de manifester garanti par l’article 11 de la Convention.
49. C’est pourquoi la Cour souligne qu’une manifestation pacifique ne devrait pas, en principe, être soumise à la menace d’une sanction pénale (Akgöl et Göl c. Turquie, nos 28495/06 et 28516/06, § 43, 17 mai 2011, et Çelik, précité, § 93). Elle estime que la liberté d’organiser une réunion pacifique ou d’y participer revêt une telle importance qu’elle ne peut subir une quelconque limitation, pour un syndicat, ses dirigeants ou ses membres, dans la mesure où les intéressés ne commettent eux-mêmes, à cette occasion, aucun acte répréhensible (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 53, série A no 202, Urcan et autres c. Turquie, nos 23018/04, 23034/04, 23042/04, 23071/04, 23073/04, 23081/04, 23086/04, 23091/04, 23094/04, 23444/04 et 23676/04, § 34, 17 juillet 2008, et Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 83, 18 juin 2013 et les références qui y sont indiquées).
50. Partant, à la lumière de ces considérations, la Cour conclut que l’ingérence à laquelle l’article 32 de la loi no 5326 a donné lieu ne peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 11 de la Convention. En effet, elle estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre, d’une part, l’intérêt général commandant la défense de l’ordre public et, d’autre part, la liberté de manifester des requérants. La condamnation à une amende des requérants ne peut raisonnablement être considérée comme répondant à un « besoin social impérieux ».
51. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
52. Les requérants personnes physiques dénoncent une absence de voies de recours internes pour faire valoir leurs griefs tirés des articles 10 et 11 de la Convention. Ils invoquent l’article 13 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
53. Le Gouvernement explique que les tribunaux nationaux compétents ont constaté la légalité de l’arrêté préfectoral litigieux et qu’ils ont également établi que les requérants avaient fait une déclaration à la presse en dehors des lieux prévus par cet arrêté préfectoral. En reprenant les motifs avancés par les tribunaux internes, le Gouvernement réitère son argument selon lequel l’arrêté litigieux avait été pris conformément au droit.
54. Les requérants réitèrent leurs allégations.
55. La Cour relève que les requérants ont contesté les amendes qui leur ont été infligées devant le tribunal correctionnel, lequel a confirmé ces amendes, en premier et dernier ressort. Les requérants ont ainsi disposé en droit national d’un recours effectif et une juridiction compétente s’est prononcée sur leur grief.
56. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
57. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommages
58. Au titre du préjudice matériel, les requérants réclament le remboursement du montant de l’amende, s’élevant pour chacun d’eux à 125 TRY, qu’ils ont dû payer. Au titre du préjudice moral, les requérants réclament chacun 5 000 euros (EUR).
59. Le Gouvernement conteste ces montants.
60. La Cour aperçoit un lien de causalité entre la violation de l’article 11 de la Convention et le dommage matériel allégué correspondant à l’amende que les requérants ont dû payer. Partant, elle accorde à chacun des requérants la somme de 65 EUR pour dommage matériel. Elle considère qu’il y a également lieu d’octroyer aux requérants, séparément, la somme de 1 500 EUR pour dommage moral (Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, no 4524/06, § 54, 14 octobre 2014).
B. Frais et dépens
61. Les requérants demandent également au total la somme de 2 050 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. À cet égard, tout en se référant aux tarifs de l’association des barreaux de Turquie, ils présentent les copies de différentes factures relatives à des frais de secrétariat.
62. Le Gouvernement conteste ces montants, en soutenant que les requérants n’ont pas justifié leurs prétentions.
63. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 850 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde conjointement aux requérants.
C. Intérêts moratoires
64. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 11 de la Convention en ce qui concerne les requérants personnes physiques, et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants personnes physiques, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :
i) 65 EUR (soixante-cinq euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,
ii) 1 500 EUR (mille cinq cents euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
iii) 850 EUR (huit cent cinquante euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juin 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Abel CamposAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident
ANNEXE
Liste des requérants
1. Requête no 56395/08
|
Noms
|
Prénoms
---|---|---
1.
|
ÖZBENT
|
Halil
2.
|
BOYRAZ MERİÇ
|
Bahar
3.
|
BEYOĞLU
|
Emine
4.
|
ŞEN
|
Atilla
5.
|
YILMAZ
|
Milan
6.
|
BAŞ
|
Erhan
7.
|
ERDOĞAN
|
Saim
8.
|
ALICI
|
İsmail
9.
|
GENÇ
|
Mehmet
10.
|
AĞIRMAN
|
Muharrem
11.
|
AYGÜN
|
Hıdır
12.
|
MISDILLIOĞLU
|
Ali
13.
|
GÜLCİHAN
|
Cemal
14.
|
KOLBÜKEN
|
Soner
15.
|
ŞENOĞLU
|
Hüseyin
16.
|
GÜLEZ
|
Evrim
17.
|
ÖZTÜRK
|
Mehmet
18.
|
ŞAHİN
|
Çetin
19.
|
ARÇOK
|
Talip
20.
|
DİKEN
|
Canan
21.
|
UYSAL
|
Nursel
22.
|
BEKTAŞ
|
Cuma
23.
|
BAŞ
|
Garip
24.
|
TİLKİ
|
Karip
25.
|
EĞİTİM VE BİLİM EMEKÇİLERİ SENDİKASI
|
Syndicat Eğitim-Sen
2. Requête no 58241/08
|
Nom
|
Prénom
---|---|---
1.
|
AKKAYA
|
Satılmış