DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DİCLE ET SADAK c. TURQUIE
(Requête no 48621/07)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juin 2015
DÉFINITIF
16/09/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dicle et Sadak c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 mai 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48621/07) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Mehmet Hatip Dicle et Selim Sadak (« les requérants »), ont saisi la Cour le 24 octobre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me L. Kanat, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants se plaignent d’une violation de l’article 6 § 2 de la Convention ainsi que de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
4. Le 5 janvier 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. M. Hatip Dicle et M. Selim Sadak sont nés respectivement en 1955 et en 1954 et résident respectivement à Diyarbakır et à Şırnak.
A. Les faits à l’origine des requêtes nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96
6. Députés à la Grande Assemblée nationale de Turquie et membres du parti politique DEP (Parti de la démocratie), dissous par la Cour constitutionnelle, M. Hatip Dicle et M. Selim Sadak furent arrêtés respectivement le 2 mars 1994 et le 1er juillet 1994.
7. Le 8 décembre 1994, ils furent condamnés par la cour de sûreté de l’État d’Ankara à une peine d’emprisonnement de quinze ans pour appartenance à une organisation illégale en application de l’article 168 § 2 du code pénal.
8. Par un arrêt du 26 octobre 1995, la Cour de cassation confirma ce jugement.
B. Procédure devant les organes de la Convention
1. L’arrêt du 17 juillet 2001
9. Saisie par les requérants et par deux autres personnes, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu, le 17 juillet 2001, dans son arrêt Sadak et autres c. Turquie (no 1) (nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, CEDH 2001‑VIII) à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État, ainsi qu’à la violation de l’article 6 § 3 a), b) et d) de la Convention combiné avec son paragraphe 1 à raison du fait que les requérants n’avaient pas été informés en temps utile de la requalification des accusations portées contre eux et qu’ils n’avaient pas eu la possibilité d’interroger et de faire interroger les témoins à charge.
2. Le contrôle de l’exécution de l’arrêt du 17 juillet 2001 par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
10. Le 9 décembre 2004, lors de la 906e réunion des Délégués des Ministres au Conseil de l’Europe, le Comité des Ministres a adopté une Résolution finale (ResDH(2004)86) relative à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Sadak et autres, précité. Les passages pertinents en l’espèce de cette résolution peuvent se lire comme suit :
« Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales telle qu’amendée par le Protocole no 11 (ci-après dénommée «la Convention»),
Vu l’arrêt définitif de la Cour européenne des Droits de l’Homme rendu le 17 juillet 2001 dans l’affaire Sadak, Zana, Dicle et Doğan et transmis à la même date au Comité des Ministres en vertu de l’article 46 de la Convention ;
Rappelant qu’à l’origine de cette affaire se trouvent quatre requêtes (nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96) dirigées contre la Turquie, introduites devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 17 janvier 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention, par M. Selim Sadak, Mme Leyla Zana, M. Hatip Dicle et M. Orhan Doğan, quatre ressortissants turcs, et que la Commission a déclaré recevables les griefs concernant le manque d’équité de la procédure pénale dirigée contre eux, le manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État qui les avait condamnés, en 1994, à 15 ans d’emprisonnement pour appartenance à une bande armée, ainsi que la violation discriminatoire de leur droit à la liberté d’expression et d’association ;
Considérant que dans son arrêt du 17 juillet 2001 la Cour, à l’unanimité :
– a dit qu’il y avait eu violation de l’article 6 de la Convention à raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’État d’Ankara ;
– a dit qu’il y avait eu violation de l’article 6, paragraphes 3 (a), (b) et (d), de la Convention, combiné avec le paragraphe 1, à raison du fait que les requérants n’avaient pas été informés en temps utile de la requalification des accusations portées contre eux et qu’ils n’avaient pas eu la possibilité d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge ;
– a dit qu’il ne s’imposait pas d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;
– a dit qu’il ne s’imposait pas d’examiner les griefs tirés des articles 10, 11 et 14 de la Convention ;
– a dit que le Gouvernement de l’État défendeur devait verser, dans les trois mois, 25 000 dollars américains à chacun des quatre requérants, pour toutes causes de préjudice confondues ; 10 000 dollars américains aux requérants conjointement au titre des frais et dépens, à majorer de tout montant pouvant être dû au titre des taxes exigibles à la date du règlement et que ces montants seraient à majorer d’un intérêt simple de 6 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
– a rejeté les prétentions des requérants en matière de satisfaction équitable pour le surplus ;
Vu les Règles adoptées par le Comité des Ministres relatives à l’application de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention ;
Ayant invité le Gouvernement de l’État défendeur à l’informer des mesures prises à la suite de l’arrêt du 17 juillet 2001, eu égard à l’obligation qu’a la Turquie de s’y conformer selon l’article 46, paragraphe 1, de la Convention ;
Considérant que lors de l’examen de cette affaire par le Comité des Ministres, le Gouvernement de l’État défendeur a donné à celui-ci des informations sur les mesures prises permettant d’effacer les conséquences pour les requérants des violations constatées par la Cour ainsi que d’éviter de nouvelles violations semblables à celles constatées dans le présent arrêt, informations résumées dans l’annexe à la présente résolution ;
S’étant assuré que le 16 octobre 2001, dans le délai imparti, le Gouvernement de l’État défendeur avait versé aux requérants les sommes prévues dans l’arrêt du 17 juillet 2001 ;
Rappelant, en ce qui concerne les mesures d’ordre individuel, la Résolution intérimaire ResDH(2002)59 de 30 avril 2002 dans laquelle le Comité a demandé la réouverture de la procédure pénale contre les requérants ou l’adoption d’autres mesures ad hoc afin d’effacer les conséquences de leur condamnation inéquitable, ainsi que la Résolution intérimaire ResDH(2004)31 de 6 avril 2004 dans laquelle le Comité, en soulignant l’importance de la présomption d’innocence, a demandé que les requérants soient mis en liberté dans l’attente de l’issue du nouveau procès en l’absence de tout motif impérieux justifiant la prolongation de leur détention ;
Ayant noté avec satisfaction que, le 14 juillet 2004, la Cour de cassation a cassé l’arrêt du 21 avril 2004 de la cour de sûreté de l’État d’Ankara lequel avait confirmé la condamnation initiale des requérants ; que, depuis juin 2004, les requérants ne sont plus emprisonnés, suite à la suspension de l’exécution de leur peine ; que les restrictions ayant affecté leur droit de voyager à l’étranger ont été levées le 16 septembre 2004, que les requérants ne sont plus considérés comme étant condamnés et qu’un nouveau procès est actuellement pendant devant la 11e cour pénale d’Ankara ;
Considérant que, étant donné que la violation constatée par la Cour européenne concerne l’équité et non le résultat de la procédure incriminée, il ne s’impose pas d’attendre l’issue du nouveau procès ;
Déclare, après avoir examiné les informations fournies par le Gouvernement de la Turquie, qu’il a rempli ses fonctions en vertu de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention dans la présente affaire. »
C. La réouverture du procès des requérants
11. Entre-temps, le 3 février 2003, la loi no 4793 portant réforme de plusieurs lois est entrée en vigueur. Elle a enrichi l’article 327 du code de procédure pénale (CPP) d’un nouveau paragraphe 6 prévoyant la réouverture des procédures pénales à la suite d’un arrêt de violation prononcé par la Cour européenne des droits de l’homme.
12. Le 4 février 2003, les requérants, se fondant sur l’arrêt que la Cour avait rendu dans leur affaire, demandèrent la réouverture de la procédure.
13. Le 21 avril 2004, après avoir prononcé la réouverture du procès des requérants en vertu de l’article 327 § 6 du CPP, la cour de sûreté de l’État d’Ankara réitéra son jugement du 8 décembre 1994. Dans ses attendus, elle utilisait la plupart du temps les termes « accusé (condamné) » pour désigner les requérants. Parfois, elle employait les termes « condamné (accusé) » pour désigner M. Selim Sadak et le terme « condamné » pour désigner M. Hatip Dicle.
14. Le 8 juin 2004, les requérants formèrent un pourvoi contre l’arrêt de la cour de sûreté de l’État du 21 avril 2004. Dans leur pourvoi, ils demandaient leur remise en liberté en invoquant l’article 38 de la Constitution et leur droit à la présomption d’innocence. Ils arguaient que, en vertu selon eux de l’article 338 du CPP, l’acceptation de la réouverture de la procédure annulait le caractère définitif de leur première condamnation. Ils indiquaient que, en cas de demande de réouverture de la procédure, la loi était muette quant à la question de l’exécution de la peine initiale et à celle des modalités de la procédure à venir. Or, selon les requérants, même si rien n’était prévu à cet égard, cela ne signifiait pas pour autant qu’il y eût un vide juridique dès lors que, en cas de réouverture de la procédure, il y aurait un retour à la phase de jugement. Les intéressés ajoutaient que la personne rejugée n’avait plus la qualité de condamné et que la restriction imposée à sa liberté ne pouvait dès lors pas être considérée comme une « exécution » de la peine à laquelle elle avait été condamnée initialement. Par conséquent, ils concluaient que la réouverture de la procédure leur avait conféré la qualité de détenu et qu’ils avaient ainsi perdu celle de condamné.
15. Par la suite, les requérants présentèrent à la Cour de cassation un autre mémoire ampliatif. Dans ce mémoire, ils soutenaient, entre autres, que, en les désignant par le terme « condamné », la cour de sûreté de l’État avait méconnu leur droit à la présomption d’innocence. En effet, aux dires des requérants, dès lors que la procédure avait été rouverte, leur condamnation n’avait plus force de chose jugée et, partant, ils ne devaient plus être considérés comme des condamnés et leur droit à la présomption d’innocence devait être respecté, conformément selon eux à l’article 38 de la Constitution et à l’article 6 § 2 de la Convention.
16. Le 9 juin 2004, la Cour de cassation ordonna la remise en liberté des requérants.
17. Par un arrêt du 13 juillet 2004, la Cour de cassation infirma l’arrêt du 21 avril 2004, estimant qu’il n’avait pas été remédié aux violations constatées par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt du 17 juillet 2001. Elle s’exprimait notamment comme suit :
« III. La phase de la procédure après la réouverture du procès
Tant dans la pratique que dans la doctrine, il est admis que, en cas d’acceptation de la demande de réouverture de la procédure en vertu du (...) code de procédure pénale, l’enquête qui doit être menée [après la réouverture de la procédure] est indépendante et distincte de la précédente, et la décision de réouverture de la procédure constitue le fondement de cette nouvelle enquête. Comme il est indiqué dans l’arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation du 5. 11. 1990 (E. 8/220 et K. 258), les audiences à tenir [dans le cadre du nouveau procès] ne sont pas le prolongement de celles qui ont été tenues antérieurement, et toutes les règles procédurales doivent s’appliquer à ces audiences comme s’il s’agissait d’un premier jugement de l’affaire. L’appréciation de nouveaux éléments de preuve, de la nature de l’infraction et de la peine à prononcer dans le cadre des audiences devant se tenir lors de la réouverture de la procédure doit se faire de manière complètement indépendante et distincte de celle qui a été faite dans le cadre de la procédure initiale, et de nouveaux éléments de preuve (...) peuvent être réunis et examinés.
IV. Conclusion
(...)
2– La procédure rouverte à la suite de la décision de réouverture est complètement indépendante de la précédente ; conformément à ce principe, toutes les règles de procédure légale doivent être appliquées aux audiences, l’acte d’accusation doit être lu, la requalification des accusations doit être notifiée et il doit être procédé à nouveau aux interrogatoires. (...) »
18. Les cours de sûreté de l’État ayant entre-temps été abolies par la loi no 5190, la Cour de cassation renvoya l’affaire devant la cour d’assises d’Ankara (« la cour d’assises »).
19. Le 1er juin 2005, le nouveau code pénal turc entra en vigueur. Le délit d’appartenance à une bande armée qui était énoncé à l’article 168 est désormais régi par l’article 314 du nouveau code pénal.
20. Le 9 mars 2007, après avoir pris note en particulier de l’argument de la Cour de cassation selon lequel la procédure de réouverture de jugement était une procédure complètement indépendante de la première, la cour d’assises confirma la décision de condamnation du 8 décembre 1994. Elle réduisit néanmoins la peine des requérants à sept ans et six mois d’emprisonnement, en application de l’article 314 § 2 du code pénal. Dans ses attendus, elle utilisait les termes « accusé (condamné) » pour désigner les requérants.
21. Le 27 février 2008, la Cour de cassation confirma cet arrêt.
D. Le dépôt de la candidature des requérants aux élections législatives du 22 juillet 2007
22. Entre-temps, le 19 mai 2007, le Conseil électoral supérieur avait rendu une décision dans laquelle il précisait les conditions à remplir par les candidats – y compris les candidats indépendants sans étiquette – se présentant aux élections législatives du 22 juillet 2007. La partie pertinente en l’espèce de cette décision se lit comme suit :
« 1. (...) Après l’exécution des peines devenues définitives (...) [le candidat] doit, conformément à l’article 13/A de la loi sur le registre des casiers judiciaires, présenter pour chaque jugement de condamnation un document attestant qu’il a recouvré ses droits civils et que la décision en question est passée en force de chose jugée.
(...)
3. En vertu du code pénal (...), les personnes qui, hormis pour délit d’imprudence, ont été condamnées à une peine d’un an d’emprisonnement ou plus ou bien qui ont été condamnées en raison d’une infraction, en application de l’article 11 f) de la loi no 2839 relative à l’élection des députés et dont la peine d’emprisonnement est devenue définitive doivent présenter un document attestant qu’elles ont purgé leur peine ou qu’elles sont considérées comme l’ayant purgée. »
23. Le 10 mai 2007, M. Hatip Dicle s’adressa à la cour d’assises d’Ankara afin d’obtenir un document prouvant qu’il avait bien purgé l’intégralité de sa peine.
24. Dans sa décision du 15 mai 2007, la cour d’assises considérait ce qui suit :
« En application à l’égard du condamné des dispositions de la loi no 5237 sur l’entrée en vigueur du [code pénal] du 1er juin 2005, il a été décidé de condamner Mehmet Hatip Dicle à une peine de sept ans et six mois d’emprisonnement, d’appliquer l’article 53 de la loi no 5237 et de déduire de l’intégralité de sa peine celle qu’il avait purgée en détention.
Le procureur de la République ayant formé un pourvoi dans le délai légal contre cet arrêt, celui-ci n’est pas encore devenu définitif.
Le condamné Mehmet Hatip Dicle, dont la peine a été commuée en une peine d’emprisonnement de sept ans et six mois en application à son égard des dispositions [du code pénal], a été placé en garde à vue entre le 2 mars 1994 et le 17 mars 1994, et emprisonné du 17 mars 1994 au 9 juin 2004 en sa qualité de détenu puis de condamné.
À la lumière de ces précisions, la peine qui est devenue définitive pour Mehmet Hatip Dicle est une peine de quinze ans d’emprisonnement pour appartenance à l’organisation illégale armée (...). Pour purger cette peine, il a été détenu en prison pendant les périodes susmentionnées.
En application des dispositions du code pénal [à l’égard du requérant], notre cour a rendu un arrêt le 9 mars 2007 (E. 2004/343 et K. 2007/67) par lequel la peine de quinze ans a été réduite à une peine de sept ans et six mois. Cet arrêt n’étant pas encore définitif, il n’est pas passé en force de chose jugée. Par conséquent, il n’est pas possible d’indiquer la date à laquelle cette peine a été purgée. Toutefois, [l’on peut dire que] la peine que le condamné a purgée jusqu’à sa remise en liberté correspond à la peine de sept ans et six mois (...)
Pour ces motifs :
Notre cour ne peut légalement se prononcer sur la demande du condamné Mehmet Hatip Dicle visant à obtenir un document attestant qu’il avait purgé l’intégralité de la peine qui lui avait été infligée, aux motifs, d’une part, que la décision réduisant sa peine à sept ans et six mois d’emprisonnement n’est pas encore définitive et, d’autre part, que l’arrêt [initial] le condamnant à la peine de quinze ans avait acquis force de chose jugée et qu’il avait été mis en liberté en raison de la suspension de l’exécution de cette condamnation. »
25. Les 1er et 4 juin 2007, M. Hatip Dicle et M. Selim Sadak déposèrent leur candidature sans étiquette aux élections législatives du 22 juillet 2007 respectivement dans les circonscriptions de Diyarbakır et de Şırnak. Ils fournirent, entre autres, un extrait de leur casier judiciaire sur lequel figurait leur condamnation prononcée le 8 décembre 1994 par la cour de sûreté de l’État et la décision de la cour d’assises du 15 mai 2007.
26. Par une décision du 9 juin 2007, le Conseil électoral supérieur refusa les candidatures des requérants au motif que leur condamnation pénale faisait obstacle à leur éligibilité.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Les dispositions relatives à l’éligibilité
27. L’article 67 de la Constitution dispose :
« Les citoyens ont le droit d’élire, d’être élus, de se livrer à des activités politiques de manière indépendante ou au sein d’un parti politique et de participer aux référendums conformément aux règles prévues par la loi.
(...)
Le Conseil électoral supérieur détermine les mesures qui doivent être prises pour garantir la sécurité des opérations de comptage et de dépouillement du scrutin lors de l’exercice du droit de vote dans les établissements pénitentiaires et les maisons d’arrêt ; ces opérations se déroulent devant le juge compétent qui en assume la direction et le contrôle.
(...) »
28. L’article 76 § 2 de la Constitution dispose :
« Ne peuvent être élues députés les personnes qui ne sont pas au moins titulaires du certificat sanctionnant le cycle d’enseignement primaire, les personnes placées sous tutelle (kısıtlılar), celles qui n’ont pas dûment accompli leur service militaire, celles qui sont exclues du service public, celles qui ont été condamnées à une peine de prison ou de réclusion d’une durée totale d’un an ou plus, sauf s’il s’agit d’un délit d’imprudence, et celles qui ont été condamnées pour un délit infamant tel que détournement de fonds, péculat, concussion, corruption, vol, escroquerie, faux, abus de confiance et banqueroute frauduleuse, ou pour contrebande, corruption dans les adjudications et achats et ventes officiels, divulgation de secrets d’État, participation à des actions terroristes ou provocation ou incitation criminelle à de telles actions, même si elles ont bénéficié d’une amnistie. »
29. L’article 79 de la Constitution se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Les élections se déroulent sous l’administration générale et le contrôle des organes judiciaires.
2. Il appartient au Conseil électoral supérieur de faire et de faire faire du début à la fin des élections toutes les opérations garantissant la tenue régulière et honnête des élections, d’examiner pendant et après les élections toutes les irrégularités, plaintes et contestations au sujet des élections et de statuer définitivement à leur endroit ainsi que d’approuver les procès-verbaux d’élection des membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Il ne peut être fait appel contre les décisions du Conseil électoral supérieur devant aucune autre instance.
(...)
4. Le Conseil électoral supérieur se compose de sept membres titulaires et de quatre membres suppléants. Six d’entre eux sont élus par l’Assemblée générale de la Cour de cassation et cinq par l’Assemblée générale du Conseil d’État parmi leurs propres membres, au scrutin secret et à la majorité absolue du nombre total de leurs membres. Ces membres du Conseil électoral supérieur désignent parmi eux un président et un vice-président au scrutin secret et à la majorité absolue. (...) »
30. L’article 53 du code pénal se lit comme suit :
« (1) Toute personne condamnée à une peine d’emprisonnement pour un délit qu’elle a commis volontairement est déchue, comme la conséquence d’une telle condamnation, (...)
b) de son droit d’être éligible et de ses autres droits civiques. (...)
(2) Elle ne peut exercer ces droits jusqu’à ce qu’elle ait exécuté l’intégralité de la peine à laquelle elle a été condamnée. (...) »
31. L’article 11 de la loi no 2839 relative à l’élection des députés énonce comme suit les critères d’inéligibilité aux fonctions de député :
Personnes non éligibles à la charge de député
« Les personnes mentionnées ci-dessous ne peuvent être élues députés :
a) les personnes non titulaires du certificat sanctionnant le cycle d’enseignement primaire ;
b) les personnes placées sous tutelle ;
c) les personnes qui n’ont pas rempli leurs obligations militaires ;
d) les personnes qui se sont vu interdire d’exercer dans la fonction publique ;
e) les personnes qui, hormis pour délit d’imprudence, ont été condamnées à une peine d’un an d’emprisonnement ou à une peine [criminelle] lourde d’emprisonnement quelle qu’en soit la durée ;
f) même si elles ont bénéficié d’une amnistie :
(...)
2. les personnes qui ont été condamnées pour avoir commis ou avoir publiquement incité à commettre une infraction visée par la première partie du deuxième livre du code pénal ;
3. les personnes qui ont été condamnées pour des activités terroristes ;
(...) »
B. Les dispositions relatives à la réouverture d’une procédure pénale
32. L’ancien article 327 du CPP énumérait les cas où « une affaire qui a abouti à un jugement passé en force de chose jugée peut faire l’objet d’un nouveau procès en faveur du condamné ». Il a été modifié par l’article 3 de la loi no 4793 (adoptée le 23 janvier 2003 et publiée au Journal officiel le 4 février 2003), lequel a ajouté un sixième cas de réouverture, ainsi énoncé :
« Lorsqu’il est établi par un arrêt définitif de la [CEDH] qu’une décision pénale a été prononcée en violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de ses Protocoles additionnels, la réouverture du procès peut être demandée dans un délai de un an à partir de la date à laquelle l’arrêt de la [CEDH] est devenu définitif. »
33. Selon l’article 1 des dispositions transitoires de cette loi, la disposition précitée ne jouait que dans les deux hypothèses suivantes : lorsque la Cour avait rendu un arrêt devenu définitif avant l’entrée en vigueur de la loi, ou lorsqu’elle avait rendu un arrêt devenu définitif au sujet d’une requête introduite après l’entrée en vigueur de la loi.
34. Le 1er juillet 2005, le nouveau CPP est entré en vigueur. La partie pertinente en l’espèce de l’article 311 du CPP, entré en vigueur le 1er juin 2005, se lit comme suit :
(1) Une procédure ayant abouti à une décision définitive peut être rouverte dans les conditions mentionnées ci-dessous :
(...)
f) Lorsqu’il est établi par un arrêt définitif de la Cour européenne des droits de l’homme que la condamnation a porté atteinte à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de ses Protocoles additionnels ou qu’elle a constitué la base d’une telle atteinte. Dans ces cas, la réouverture de la procédure peut être demandée dans le délai d’un an à compter de la date à laquelle l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme est devenu définitif. »
35. La loi no 6459 fut adoptée le 11 avril 2013 et publiée au Journal Officiel le 30 avril 2013. L’article 21 de cette loi prévoit une dérogation à l’alinéa 2 de l’article 311 du CPP. En vertu de cette disposition, la restriction ratione temporis prévue à l’article 311 § 2 du CPP ne s’applique pas aux affaires pendantes en date du 15 juin 2012 devant le Comité des ministres du Conseil de l’Europe au titre de la surveillance de l’exécution. Les personnes touchées par cette restriction peuvent demander la réouverture de leur procès dans un délai de trois mois suivant l’entrée en vigueur de la dite loi (Hulki Güneş c. Turquie (déc.), no 17210/09, §§ 29-32, 2 juillet 2013).
36. Selon les articles 318 à 323 du CPP, la demande de réouverture d’une procédure doit être déposée auprès de la juridiction ayant rendu la décision initiale de condamnation. Cette juridiction est compétente pour statuer sur la recevabilité de la demande sans tenir d’audience. Lorsque les conditions ne se trouvent pas réunies, elle déclare la demande irrecevable. Dans le cas contraire, la juridiction désigne un juge rapporteur chargé de recueillir les preuves et de tenir des audiences publiques. Après avoir clôturé les débats, ce dernier décide soit de confirmer la décision antérieure soit de l’annuler. Lorsqu’une décision d’acquittement est rendue à la suite de la réouverture de la procédure, une indemnité doit être accordée à la personne qui a subi un préjudice à raison de l’exécution partielle ou totale de la décision antérieure de condamnation (Leyla Zana et autres c. Turquie (déc.), no 2932/04, 29 septembre 2008).
C. Les dispositions relatives au casier judiciaire
37. L’article 9 de la loi no 5352 du 25 mai 2005 relative au casier judiciaire (publiée au Journal officiel du 1er juin 2005), qui énumère les cas d’effacement des informations inscrites au casier judiciaire, dispose :
« 1. Les informations inscrites au casier judiciaire sont effacées (...) et inscrites dans les registres des archives dans les cas suivants :
a) exécution de la peine ou de la mesure préventive ;
b) abandon de la plainte ou repentir qui effacent toutes les conséquences de la condamnation pénale ;
c) prescription de la peine ;
d) amnistie générale ;
(...) »
D. L’article 38 de la Constitution
38. L’article 38, alinéa 4, de la Constitution se lit comme suit :
« Nul ne peut être considéré comme coupable avant que sa culpabilité n’ait été établie d’une manière définitive par une décision judiciaire. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
39. Invoquant l’article 6 § 2 de la Convention, les requérants allèguent que leur droit à la présomption d’innocence a été méconnu. Cette disposition est ainsi libellée :
« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
40. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
A. Sur la recevabilité
41. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours interne. Il indique que le droit à la présomption d’innocence est garanti par l’article 38 de la Constitution. Or, poursuit le Gouvernement, les requérants n’ont pas soulevé ce grief devant la Cour de cassation. Aussi la haute juridiction ne se serait-elle pas prononcée sur l’emploi par la cour d’assises du terme « condamné » pour les désigner et sur le fait que leur condamnation du 8 décembre 1994 figurait toujours sur leur casier judiciaire après la réouverture de la procédure.
42. Les requérants contestent l’exception soulevée par le Gouvernement. Ils soutiennent qu’ils ont bien soulevé ce grief devant la Cour de cassation et que celle-ci n’y a pas remédié.
43. La Cour relève que, dans le pourvoi qu’ils ont formé devant la Cour de cassation, les requérants ont présenté à plusieurs reprises en vain, au moins en substance, leur grief tiré de leur droit à la présomption d’innocence. Partant, il convient de rejeter l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement.
44. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
45. D’après les requérants, la Cour de cassation, dans la motivation de son arrêt fondé sur l’article 341 du CPP, a précisé que la procédure en réouverture est une procédure indépendante et différente de la procédure initiale. Les requérants estiment dès lors qu’ils doivent être jugés en qualité non pas de « condamné » mais d’« accusé ». Ils ajoutent qu’ils doivent bénéficier de la présomption d’innocence jusqu’à ce que le jugement rendu à leur égard devienne définitif.
46. Les requérants exposent ensuite que, à la suite de la procédure de réouverture, ils ont été condamnés chacun à une peine de sept ans et six mois d’emprisonnement, soit, à leurs dires, une peine inférieure à celle qu’ils ont purgée, qui aurait été de dix ans, trois mois et sept jours pour M. Hatip Dicle, et de neuf ans, onze mois et huit jours pour M. Selim Sadak. À cet égard, ils reprochent aux autorités nationales d’avoir agi en méconnaissance de l’article 53 §§ 1 et 2 du code pénal.
b) Le Gouvernement
47. Le Gouvernement indique que les griefs que les requérants auraient tirés de l’article 6 § 2 de la Convention concernent l’exécution de l’arrêt que la Cour a rendu dans l’affaire Sadak et autres c. Turquie (no 1) (nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, CEDH 2001‑VIII). Déclarant se référer à la jurisprudence de la Cour, il soutient que le constat de violation de la Cour est essentiellement déclaratoire. Renvoyant notamment à la décision Leyla Zana et autres c. Turquie ((déc.), no 2932/04, 29 septembre 2008), il ajoute que, même si l’article 6 de la Convention devait s’appliquer en l’espèce, la réouverture de la procédure doit être considérée comme faisant partie d’un processus judiciaire continu en droit interne qui tirerait son origine d’une absence d’équité de la procédure ayant abouti à la condamnation initiale des requérants.
48. Déclarant se fonder sur la loi no 5352 relative au casier judiciaire, le Gouvernement précise que la réouverture d’une procédure en droit interne n’a pas pour conséquence automatique l’effacement sur le casier judiciaire de la condamnation initiale et qu’elle n’ajourne pas non plus l’exécution de cette condamnation. Il ajoute que, pour qu’une telle inscription soit effacée, le jugement rendu à la suite de la seconde procédure doit être passé en force de chose jugée. Cela étant, l’indépendance de la seconde procédure ne signifierait pas une « indépendance » quant au fond de l’affaire mais une indépendance quant à la procédure elle-même. En d’autres termes, les règles de procédure devraient s’appliquer comme s’il s’agissait d’une nouvelle affaire. Le Gouvernement est d’avis que la présente requête doit être rejetée pour incompatibilité ratione materiae dans la mesure où elle ne présenterait aucun fait nouveau pouvant l’amener à une conclusion différente de celle que la Cour aurait adoptée dans sa décision Leyla Zana et autres, précitée.
49. Le Gouvernement soutient ensuite que l’article 6 § 2 de la Convention ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. Il expose que la réouverture de la procédure n’a pas donné lieu à un jugement sur une nouvelle « accusation en matière pénale » dirigée contre les requérants, mais à un jugement confirmant celui du 8 décembre 1994. Il estime que dès lors, en raison d’une condamnation d’après lui passée en force de chose jugée, les requérants ne possédaient plus pendant la seconde procédure la qualité d’« accusé » au sens de l’article 6 § 2 de la Convention mais bien celle de « condamné ». Il ajoute que la réouverture de la procédure n’a annulé l’autorité de la chose jugée de la condamnation initiale du 8 décembre 1994 qu’une fois la seconde procédure terminée par l’arrêt de la Cour de cassation devenu définitif le 27 février 2008. Selon le Gouvernement, c’est à partir de cette date que la mention de la première condamnation des requérants pouvait être effacée et remplacée sur le casier judiciaire par celle de la seconde condamnation.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux pertinents en l’espèce
50. L’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Comme la Cour l’a rappelé (Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 93, CEDH 2013), considérée comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, la présomption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de la preuve (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, 6 décembre 1988, § 77, série A no 146, et Telfner c. Autriche, no 33501/96, § 15, 20 mars 2001) ; les présomptions de fait et de droit (Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, § 28, série A no 141‑A, et Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 24, CEDH 2004‑II) ; la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un prévenu (Allenet de Ribemont, précité, §§ 35-36, et Nešťák c. Slovaquie, no 65559/01, § 88, 27 février 2007).
51. Pour la Cour, la présomption d’innocence se trouve méconnue si une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie. À cet égard, il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le magistrat considère l’intéressé comme coupable. La Cour rappelle en outre qu’une atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge ou d’un tribunal mais aussi d’autres autorités publiques (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 36, série A no 308, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 42, CEDH 2000‑X, Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, § 49, CEDH 2002‑II, et Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, §§ 191 et 193, CEDH 2013).
52. La Cour réaffirme ensuite qu’une distinction doit être faite entre les décisions qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent le principe de la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002, et les références qui y sont citées).
53. La Cour rappelle enfin que l’article 6 § 2 de la Convention régit l’ensemble de la procédure pénale, « indépendamment de l’issue des poursuites ». Cependant, une fois qu’un accusé a été reconnu coupable, cette disposition cesse en principe de s’appliquer pour toutes les allégations formulées ensuite dans le cadre du prononcé de la peine (Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 46, CEDH 2006‑X).
54. Enfin, compte tenu toutefois de la nécessité de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction qui leur avait été imputée. Dans de telles situations, la présomption d’innocence a déjà permis – par l’application lors du procès des diverses exigences inhérentes à la garantie procédurale qu’elle offre – d’empêcher que soit prononcée une condamnation pénale injuste. Sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques et illusoires (Allen [GC], précité, § 94).
b) Application de ces principes à la présente affaire
55. À titre liminaire, la Cour souligne que, si dans l’affaire Leyla Zana et autres, précitée, la réouverture de la procédure avait été refusée, en l’espèce la demande présentée par les requérants à cette fin a été acceptée. À cet égard, elle rappelle qu’en principe l’article 6 de la Convention ne s’applique pas à un refus de réouverture de la procédure en droit interne. Toutefois si la réouverture de la procédure est acceptée en droit interne alors, dans le cadre de cette nouvelle procédure, le requérant peut faire l’objet d’une nouvelle « accusation en matière pénale » dirigée contre lui (Nikitine c. Russie, no 50178/99, § 60, CEDH 2004‑VIII, et Vaniane c. Russie, no 53203/99, § 56, 15 décembre 2005). Les garanties de l’article 6 de la Convention, dont celle concernant la présomption d’innocence, s’appliquent ainsi à la procédure suivie en l’espèce.
56. La Cour est donc invitée à dire si les faits en cause révèlent une atteinte au droit à la présomption d’innocence des requérants, au sens de l’article 6 § 2 de la Convention. Premièrement, la Cour doit déterminer si, en utilisant le terme « accusé / condamné » au lieu du seul terme « accusé » pour désigner les requérants au cours de la procédure de jugement consécutive à la réouverture de la procédure, la cour d’assises d’Ankara peut être considérée comme ayant présenté les requérants comme coupables avant que leur culpabilité n’ait été légalement établie. Deuxièmement, elle doit se prononcer sur le point de savoir si le fait que, même après la réouverture de la procédure, la condamnation pénale apparaissait sur le casier judiciaire des requérants constitue une atteinte au droit de ceux-ci à la présomption d’innocence.
57. S’agissant de la première branche du grief des requérants, la Cour note qu’il ressort des attendus de l’arrêt de la Cour de cassation du 13 juillet 2004 que les conséquences juridiques à tirer de la réouverture de la procédure semblaient ne pas être évidentes à appliquer par la juridiction de fond. En effet, il s’agissait de se demander si la réouverture de la procédure faisait suite à la procédure initiale à l’issue de laquelle les requérants avaient été déclarés coupables et condamnés à une réclusion criminelle pénale ou bien si cette réouverture de la procédure devait être considérée comme une nouvelle procédure à part entière.
58. Cela étant posé, la Cour constate que, dans son arrêt du 13 juillet 2004, la Cour de cassation a mis un terme à cette discussion juridique et à l’approche adoptée par la juridiction de fond concernant les règles de procédure applicables aux fins du jugement des requérants dans le cadre de la réouverture de la procédure. La haute juridiction a apporté une réponse juridique claire en se référant à un arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation (paragraphe 17 ci-dessus) et en indiquant que la réouverture de la procédure constituait une procédure complètement indépendante de la procédure initiale engagée contre les requérants. Elle a ajouté que, dans le cadre de la réouverture de la procédure, toutes les règles de procédure devaient s’appliquer, comme s’il s’agissait d’une nouvelle affaire à juger, qu’il s’agisse des audiences à tenir, de la notification de l’acte d’accusation aux requérants ou des nouveaux interrogatoires à mener.
59. Il s’ensuit que la cour d’assises d’Ankara qui a réentendu la cause des requérants après l’arrêt de la Cour de cassation du 13 juillet 2004 a bien noté que la réouverture du procès constituait une procédure complètement indépendante de la première. Cela étant, la Cour note que la cour d’assises a néanmoins continué à désigner les requérants par le terme « accusé / condamné » alors qu’elle ne s’était pas encore prononcée, à la lumière des éléments de preuve et des mémoires de défense des intéressés, sur leur culpabilité. En effet, dans le cadre de la réouverture de la procédure la culpabilité des requérants n’a été légalement établie que le 27 février 2008, date à laquelle la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la cour d’assises du 9 mars 2007.
60. La Cour souligne que le fait que les requérants ont été reconnus coupables et condamnés à une peine d’emprisonnement de sept ans et six mois ne saurait effacer leur droit initial de bénéficier de la présomption d’innocence jusqu’à l’établissement légal de leur culpabilité. Elle rappelle une nouvelle fois que l’article 6 § 2 de la Convention régit l’ensemble de la procédure pénale « indépendamment de l’issue des poursuites » (Matijašević, précité, § 49).
61. C’est pourquoi, après avoir pris en considération les circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour estime que l’emploi par les juridictions nationales compétentes, dans le cadre de la réouverture de la procédure, du terme « accusé / condamné » pour désigner les requérants avant même tout jugement rendu sur le fond de leur affaire a porté atteinte à la présomption d’innocence des intéressés.
62. Quant à la seconde branche du grief des requérants, eu égard aux faits et aux questions juridiques qui se posent dans le cadre de cette affaire issue d’une requête individuelle, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se prononcer in abstracto sur les règles du droit national régissant le casier judiciaire ou ses modalités pratiques d’application. En l’espèce, elle doit apprécier in concreto l’incidence qu’a eue pour les requérants, au sens de l’article 6 § 2 de la Convention, le maintien sur leur casier judiciaire de la mention de leur première condamnation pénale alors que la Cour avait conclu à la violation de certaines dispositions de la Convention dans son arrêt qui avait été à l’origine de l’acceptation, par les juridictions internes compétentes, conformément à la loi en vigueur, de la demande de réouverture de la procédure introduite par les requérants.
63. La Cour observe que le débat auquel se livrent les parties porte sur la question de savoir si la demande de réouverture de la procédure devait avoir pour conséquence l’effacement sur le casier judiciaire des requérants de leur condamnation initiale. Elle relève que, contrairement aux propos tenus par le Gouvernement à cet égard, selon la Cour de cassation, lorsqu’il y avait réouverture de la procédure, l’affaire devait être jugée comme si elle était jugée pour la première fois. À la lumière de son argumentation développée plus avant, la Cour estime que la nouvelle procédure est indépendante de la première.
64. Partant, eu égard au raisonnement de la Cour de cassation dans son arrêt du 13 juillet 2004, la Cour note que la mention de la condamnation initiale des requérants a été maintenue sur leur casier judiciaire. Elle estime qu’une telle mention, qui présentait les intéressés comme coupables alors que, dans le cadre de la réouverture de la procédure, ils devaient en principe être considérés comme présumés avoir commis des infractions pour lesquelles le jugement restait à prononcer, pose problème par rapport au droit à la présomption d’innocence des requérants, garanti par l’article 6 § 2 de la Convention.
65. Par conséquent, l’assertion du Gouvernement selon laquelle l’effacement de la mention de la première condamnation des requérants sur leur casier judiciaire ne peut intervenir qu’après le prononcé de la peine dans le cadre de la réouverture de la procédure est sujette à caution. Il convient de souligner que cette thèse va à l’encontre du raisonnement de la Cour de cassation (paragraphe 17 ci-dessus) et de la jurisprudence bien établie de la Cour en la matière. À cet égard, la Cour rappelle qu’il existe une différence fondamentale entre le fait de dire que quelqu’un est simplement soupçonné d’avoir commis une infraction pénale et une déclaration avançant sans équivoque, en l’absence d’une condamnation définitive, que l’intéressé a commis l’infraction pour laquelle il a été inculpé (Marziano, précité, § 31, et Gutsanovi, précité, § 203). Elle estime que, dans la présente affaire, la mention au casier judiciaire contestée a valeur de déclaration.
66. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1
67. Les requérants dénoncent une violation de leur droit à se présenter à des élections en tant que candidats indépendants. Ils invoquent l’article 3 du Protocole no 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »
68. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
69. La Cour note que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et qu’il doit donc lui aussi être déclaré recevable.
A. Arguments des parties
1. Les requérants
70. Les requérants soutiennent que, en méconnaissance selon eux des dispositions de l’article 53 du code pénal, leur demande de candidature aux élections législatives a été rejetée au motif qu’ils avaient été condamnés à une peine d’emprisonnement de quinze ans. Ils précisent que, à la date du rejet de leur demande de candidature, la peine de sept ans et six mois à laquelle ils avaient été condamnés avait été exécutée et qu’ils remplissaient les conditions pour être remis en liberté. En tout état de cause, toujours selon eux, le droit interne ne permettait pas qu’ils fussent condamnés à une peine plus lourde. C’est pourquoi ils estiment que, ayant exécuté leur peine à la date du dépôt de leur demande de candidature à ces élections, rien ne s’opposait à ce que celle-ci fût acceptée. Ils sont d’avis que le droit interne pertinent a été appliqué de manière arbitraire dans le but de les empêcher de se présenter à ces élections.
71. Concernant l’argument du Gouvernement selon lequel il s’est présenté aux élections législatives du 12 juin 2011 (paragraphe 73 ci‑dessous), M. Hatip Dicle explique qu’il a été élu mais que son élection a été annulée par la suite. Il précise qu’il a introduit un recours à cet égard devant la Cour le 11 août 2011 (requête no 53915/11). M. Selim Sadak dit quant à lui qu’il a été élu maire de Siirt et qu’il ne s’est par conséquent pas présenté aux élections législatives du 12 juin 2011.
72. Déclarant se référer à la jurisprudence de la Cour, les requérants allèguent qu’ils ont été victimes d’une ingérence disproportionnée dans leur droit à se présenter à des élections et que cette ingérence a porté atteinte à la substance de ce droit, et ce en violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
2. Le Gouvernement
73. Disant faire référence aux principes généraux qui ressortent de la jurisprudence de la Cour relativement à l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, le Gouvernement expose que le Conseil électoral supérieur est chargé de surveiller les conditions que doit remplir un candidat pour se présenter aux élections. Il soutient que, selon l’article 76 de la Constitution, l’article 11 de la loi no 2839 et l’article 53 du code pénal, l’inéligibilité des requérants, limitée dans le temps, était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime qui est compatible avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention, à savoir la protection de l’ordre démocratique.
74. Le Gouvernement affirme encore que, à la date à laquelle les requérants ont déposé leur candidature aux élections législatives du 22 juillet 2007, leur condamnation définitive était de quinze ans, car leur condamnation pénale à sept ans et six mois, prononcée au cours de la seconde procédure, n’aurait pas encore, à cette date, acquis force de chose jugée. Il indique que cette dernière peine n’a pu se substituer à la première qu’après le 27 février 2008 et que les requérants ont été remis en liberté le 9 juin 2004, après la réouverture de la procédure, et il précise que, à cette date, ils n’avaient pas purgé l’intégralité de leur peine d’emprisonnement de quinze ans, comme la cour d’assises l’aurait indiqué dans son arrêt du 15 mai 2007. Le Gouvernement est d’avis que le rejet de la candidature des requérants aux élections législatives du 22 juillet 2007 ne peut être vu comme une mesure disproportionnée ou ayant entravé la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif.
75. Le Gouvernement informe enfin la Cour que M. Selim Sadak n’a pas présenté sa candidature aux élections législatives du 12 juin 2011 et que, en ce qui concerne M. Hatip Dicle, le Conseil électoral supérieur a accepté sa candidature pour les élections législatives du 12 juin 2011. Il allègue que l’inéligibilité des requérants – comme conséquence de leur condamnation du 8 décembre 1994 – était temporaire. Partant, les intéressés ne peuvent pas se prétendre victimes d’une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
B. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux pertinents
76. La Cour ne cesse de souligner l’importance de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention dans un régime politique véritablement démocratique, et donc la place capitale de cette disposition dans le système de la Convention. Dans son arrêt Yumak et Sadak c. Turquie ([GC], no 10226/03, § 105, CEDH 2008), elle a rappelé que les droits garantis par cet article sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 154, CEDH 2010).
77. La jurisprudence de la Cour fait la distinction entre l’aspect actif des droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, qui a trait au droit de vote, et l’aspect passif de ces droits, c’est-à-dire le droit de se porter candidat aux élections (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, §§ 46-51, série A no 113, et Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 105 et 106, CEDH 2006‑IV).
78. La Cour rappelle en outre que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 ne sont pas absolus, qu’il y a place pour des « limitations implicites » et que les États contractants disposent d’une large marge d’appréciation en la matière (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002-II, et Ekoglasnost c. Bulgarie, no 30386/05, § 58, 6 novembre 2012).
79. En particulier, les États contractants disposent d’une grande latitude pour établir, dans leur ordre constitutionnel, les règles relatives au statut de parlementaire, dont les critères d’inéligibilité. Quoique procédant d’un souci commun – assurer l’indépendance des parlementaires mais aussi la liberté de choix des électeurs –, ces critères varient en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque État. La multitude des situations prévues dans les Constitutions et les législations électorales de nombreux États membres du Conseil de l’Europe démontre la diversité des choix possibles en la matière. Aucun de ces critères ne doit cependant être considéré comme étant plus valable qu’un autre, pourvu qu’il garantisse l’expression de la volonté du peuple à travers des élections libres, honnêtes et périodiques (Gitonas et autres c. Grèce, 1er juillet 1997, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV, Podkolzina, précité, § 33, et Krasnov et Skouratov c. Russie, nos 17864/04 et 21396/04, § 41, 19 juillet 2007).
80. Par conséquent, s’il est vrai que les États disposent d’une grande marge d’appréciation pour établir des conditions d’éligibilité in abstracto, le principe de l’effectivité des droits exige que les décisions constatant le non-respect de ces conditions dans le cas de tel ou tel candidat soient conformes à un certain nombre de critères permettant d’éviter l’arbitraire (Parti conservateur russe des entrepreneurs et autres c. Russie, nos 55066/00 et 55638/00, § 50, CEDH 2007, Podkolzina, précité, § 35, Melnitchenko c. Ukraine, no 17707/02, § 59, CEDH 2004‑X, et Oran c. Turquie, nos 28881/07 et 37920/07, § 54, 15 avril 2014).
2. Application de ces principes à la présente affaire
81. À titre liminaire, la Cour prend note des renseignements transmis par le Gouvernement selon lesquels la candidature de M. Hatip Dicle aux élections législatives de juin 2011 avait été acceptée, tandis que M. Selim Sadak n’avait, quant à lui, pas présenté sa candidature à ces mêmes élections car il avait été élu maire de Siirt. La Cour précise toutefois que sa tâche se limite à l’appréciation des circonstances propres à l’espèce ; elle ne saurait donc être appelée à conclure qu’une affaire ne présente plus un intérêt juridique valable pour un requérant au motif que des développements seraient survenus depuis l’époque pertinente des faits (voir, mutatis mutandis, Sadak et autres, précité, § 38).
82. Ensuite, la Cour relève que la présente espèce porte essentiellement sur l’aspect passif du droit de vote, c’est-à-dire le droit de se porter candidat aux élections (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, §§ 46-51, et Ždanoka, précité, §§ 105 et 106). Dans ce contexte, elle constate que chaque requérant a présenté au Conseil électoral supérieur sa candidature aux élections législatives du 22 juillet 2007 en tant que candidat indépendant sans étiquette, l’un dans la circonscription électorale de Diyarbakır et l’autre dans celle de Şırnak. Le Conseil électoral supérieur a rejeté leur candidature au motif que figurait sur le casier judiciaire des requérants leur condamnation pénale prononcée le 8 décembre 1994 par la Cour de sûreté de l’État d’Ankara et que, dès lors, les intéressés ne remplissaient pas les conditions requises par la loi (paragraphe 26 ci‑dessus).
83. Par conséquent, la Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à se présenter à des élections au titre de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Aussi, afin de se prononcer sur le point de savoir si une telle ingérence a constitué une violation de cette disposition, la Cour doit rechercher si elle satisfaisait aux exigences de légalité, autrement dit si elle était « prévue par la loi », si elle poursuivait un but légitime et si elle était proportionnée au but poursuivi (Tănase [GC], no 7/08, précité, § 163, et Karimov c. Azerbaïdjan, no 12535/06, §§ 42 et 43, 25 septembre 2014).
84. Cela étant, la Cour rappelle d’emblée avoir déjà dit que l’entrée en force des candidats indépendants des élections législatives du 22 juillet 2007 en Turquie était l’une des caractéristiques de ces élections. Cette stratégie avait pour but de contourner le seuil de 10 % des voix au niveau national qui était imposé à tout parti politique participant à ces élections (Yumak et Sadak, précité, § 147, et Oran, précité, § 58). C’est dans ce contexte qu’il convient de lire la volonté des requérants de se présenter, en tant que candidats indépendants sans étiquette, aux élections législatives du 22 juillet 2007.
85. Il ressort des éléments versés au dossier que la question juridique à trancher dans le cas l’espèce est le point de savoir si les considérations exposées par la cour d’assises d’Ankara dans sa décision du 15 mai 2007, selon lesquelles les requérants n’avaient pas encore purgé l’intégralité de leur peine d’emprisonnement prononcée par la cour de sûreté de l’État d’Ankara le 8 décembre 1994, répondaient aux exigences de l’article 11 de la loi no 2839, de l’article 9 de la loi no 5352 et de l’article 53 du code pénal. En effet, d’après les informations données par la cour d’assises, la mention litigieuse figurait sur l’extrait des casiers judiciaires des requérants alors même que les juridictions nationales compétentes avaient, à la suite de l’arrêt de violation prononcé le 17 juillet 2001 par la Cour de Strasbourg, accepté la réouverture de la procédure.
86. La Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief des requérants à la lumière du raisonnement qu’elle a développé ci-dessus lors de son examen du grief tiré par les requérants de l’article 6 § 2 de la Convention (paragraphes 54-64 ci-dessus). En effet, il faut rappeler que, lorsqu’il y a réouverture de la procédure à la suite d’un arrêt de violation de la Cour de Strasbourg, la question qui se pose est celle de l’applicabilité et de la prévisibilité des effets de l’article 11 de la loi no 2839, de l’article 9 de la loi no 5352 et de l’article 53 du code pénal. Dans ce contexte, il ressort des attendus de l’arrêt de la Cour de cassation du 13 juillet 2004 qu’en cas de réouverture de la procédure l’affaire doit être jugée comme s’il s’agissait d’une procédure complètement indépendante de la première. L’affaire en question devait donc être jugée comme s’il s’agissait de la juger pour la première fois. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a précédemment conclu que le non-effacement de la condamnation initiale des requérants sur leur casier judiciaire, après la réouverture de la procédure, les présentait comme coupables de faits pour lesquels leur culpabilité n’avait pas encore été légalement établie et qu’il y avait dès lors atteinte au droit des requérants à la présomption d’innocence, conformément à l’article 6 § 2 de la Convention (paragraphe 64 ci-dessus).
87. Cela étant, la Cour est d’avis que, d’une part, l’application par la cour d’assises d’Ankara dans sa décision du 15 mai 2007 des articles de loi en question et l’interprétation qui en a été faite par la Cour de cassation dans son arrêt du 13 juillet 2004 relativement aux conséquences de la réouverture de la procédure consécutive à l’arrêt de violation de la Cour de Strasbourg, et, d’autre part, le maintien de la mention litigieuse sur le casier judicaire des requérants ne répondaient pas aux critères de prévisibilité de la loi au sens de la jurisprudence de la Cour. De ce fait, la Cour relève qu’il semblait y avoir incompatibilité entre les lois en vigueur à l’époque des faits concernant les conditions requises pour se présenter aux élections législatives du 22 juillet 2007 et l’interprétation ainsi que la mise en pratique de ces lois dans l’ordre juridique interne par les différentes juridictions ou autorités judiciaires internes. Néanmoins, elle estime qu’il ne lui revient pas, dans le cadre de cette requête, de se pencher sur la résolution de cet apparent conflit entre l’application d’une norme interne par une juridiction inférieure et son application par une juridiction d’appel, à savoir la Cour de cassation.
88. À la lumière des considérations qui viennent d’être rappelées, la Cour conclut qu’en l’espèce l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par loi ». Partant, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de rechercher si ladite ingérence poursuivait un but légitime et si elle était proportionnée au but poursuivi.
89. Il s’ensuit que la manière dont la législation nationale litigieuse en vigueur à l’époque des faits a été appliquée en l’espèce a réduit les droits des requérants à se présenter à des élections au sens de l’article 3 du Protocole no 1 au point de les atteindre dans leur substance même.
90. Il y a eu donc violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
91. Les requérants se plaignent également de l’absence d’un recours effectif en droit interne, dans la mesure où, en vertu selon eux de l’article 79 de la Constitution, les décisions du Conseil électoral supérieur ne seraient pas susceptibles de recours devant une autre instance. Ils invoquent l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. La Cour examinera ce grief sous l’angle du seul article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
92. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
93. La Cour relève que ce grief est lié à celui qui a été examiné ci-dessus et qu’il doit donc lui aussi être déclaré recevable.
94. Les requérants réitèrent leurs allégations, soutenant que, en vertu selon eux de l’article 79 de la Constitution, les décisions rendues par le Conseil électoral supérieur ne peuvent être contestées devant aucune autre instance.
95. Se référant à son argumentation développée sous l’angle de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, le Gouvernement indique que l’article 13 de la Convention ne va pas jusqu’à exiger une forme particulière de recours et que les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation pour honorer les obligations découlant de cette disposition (Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, série A no 215). Se référant à la composition du Conseil électoral supérieur, il ajoute que celui-ci est la plus haute juridiction de l’ordre juridique interne et que, dès lors, l’application de l’article 13 peut subir une limitation (Amihalachioaie c. Moldavie (déc.), no 60115/00, 23 avril 2002, et Crociani et autres c. Italie (déc.), nos 8603/79, 8722/79, 8723/79 et 8729/79, 18 décembre 1980).
96. La Cour rappelle qu’elle a déjà rejeté un grief similaire dans une autre requête dans laquelle un requérant soutenait, d’une part, que le traitement qu’il dénonçait sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1 trouvait son origine dans les lois en vigueur et, d’autre part, que la décision rendue par le Conseil électoral supérieur n’était pas susceptible de recours devant une deuxième juridiction d’appel. La Cour avait constaté que l’intéressé se plaignait en fait de l’impossibilité de contester l’article de la loi en question devant la Cour constitutionnelle ou devant une autre juridiction nationale. À cet égard, elle a jugé que l’article 13 de la Convention n’allait pas jusqu’à exiger un recours par lequel il était possible de dénoncer, devant une autorité nationale, les lois d’un État partie comme contraires en tant que telles à la Convention (Oran, précité, § 87).
97. En l’espèce, les requérants soutiennent en particulier que la décision du Conseil électoral supérieur n’était pas susceptible de recours devant une autre instance. À cet égard, la Cour relève que, aux termes de l’article 79 de la Constitution, le Conseil électoral supérieur peut connaître de griefs qu’une personne a tirés de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Le fait que, par une décision du 9 juin 2007, le Conseil électoral supérieur a refusé la candidature des requérants montre que ceux-ci ont bien porté devant une instance nationale le grief qu’ils ont ensuite soumis à la Cour. À cet égard, la Cour rappelle que l’efficacité d’une voie de droit, aux fins de l’article 13 de la Convention, ne dépend pas de la certitude d’un résultat favorable. Les requérants ont donc bien joui d’un recours répondant aux exigences de cette disposition (voir, parmi beaucoup d’autres, Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs c. Autriche, no 15153/89, § 55, 19 décembre 1994, et Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, § 66, série A no 222).
98. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
99. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
100. Si les requérants ne demandent aucune somme pour préjudice matériel, ils réclament chacun 50 000 euros (EUR) pour préjudice moral.
101. Le Gouvernement conteste ce montant.
102. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 6 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
103. Se fondant sur les tarifs pratiqués par le barreau d’Ankara en décembre 2011, les requérants demandent 10 000 livres turques (TRY - environ 3 968 EUR) pour la préparation et l’introduction de la requête devant la Cour. Les requérants réclament également 1 800 TRY (environ 715 EUR), montant correspondant à trois heures d’entretien avec leur avocat au taux horaire de 600 TRY. À titre de justificatif, ils présentent un décompte horaire de travail de leur avocat. Ils réclament par ailleurs 650 TRY (environ 258 EUR) en remboursement de frais de secrétariat.
104. Le Gouvernement conteste les prétentions des requérants.
105. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 715 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde conjointement aux requérants.
C. Intérêts moratoires
106. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;
3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention ;
5. Dit, par cinq voix contre deux,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 6 000 EUR (six mille euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 715 EUR (sept cent quinze euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par ceux-ci, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juin 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Abel CamposAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Spano et Kjølbro.
A.S.
A.C.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPANO ET KJØLBRO
I. Remarques préliminaires
1. En vertu de l’article 6 § 2 de la Convention, toute personne accusée d’une infraction doit être présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. Nous ne pouvons conclure comme la majorité que les faits de la présente affaire font apparaître une violation de cette disposition, compte tenu en particulier des caractéristiques particulières du système turc de réouverture de la procédure pénale. Nous ne pouvons pas non plus la suivre lorsqu’elle conclut à la violation de l’article 3 du Protocole no 1, cette conclusion étant étroitement liée au raisonnement qui sous-tend la conclusion de violation de l’article 6 § 2. En revanche, nous sommes d’accord pour dire qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 en l’espèce.
II. Le système turc de réouverture de la procédure pénale
2. Une bonne compréhension du système turc de réouverture de la procédure pénale après une condamnation définitive étant cruciale pour la résolution de cette affaire, nous commencerons par présenter brièvement les principaux éléments de ce système.
3. Les dispositions pertinentes de la loi turque relative à la réouverture de la procédure pénale sont décrites aux paragraphes 32 à 36 de l’arrêt rendu ce jour. Les caractéristiques essentielles de ce mécanisme sont les suivantes. Premièrement, il est possible de rouvrir une affaire pour réexaminer une décision de justice qui a acquis autorité de chose jugée si certaines conditions sont remplies. Deuxièmement, si la demande de réouverture est jugée recevable, le tribunal désigne un juge rapporteur chargé de recueillir les preuves et de tenir une audience publique. Après la clôture des débats, le tribunal décide de confirmer la décision initiale ou de l’annuler.
4. De plus, il découle de l’arrêt que la Cour de Cassation a rendu le 13 juillet 2004 dans le cadre de la première procédure de réouverture de l’affaire des requérants (paragraphe 17 de l’arrêt rendu ce jour) que si la procédure pénale est rouverte, la nouvelle procédure est totalement indépendante et l’accusé doit bénéficier de toutes les garanties procédurales et de tous les droits qui relèvent du droit à un procès équitable.
5. Il est important dans cette affaire de noter que dans son arrêt de 2004, la Cour de Cassation ne s’est pas prononcée sur les conséquences juridiques pour le statut de la personne précédemment condamnée que pouvait avoir la réouverture de l’affaire quant à la force de chose jugée de la condamnation initiale. Il ressort clairement des dispositions du code de procédure pénale citées dans l’arrêt (paragraphe 3 ci-dessus) que même si, les conditions de réouverture étant réunies, il y a une nouvelle procédure, la condamnation initiale demeure néanmoins valable et juridiquement contraignante jusqu’à ce que le tribunal saisi dans la procédure de réouverture décide de la confirmer ou de l’annuler. À notre avis, cette interprétation raisonnable du droit interne est confirmée par l’arrêt qu’a rendu la cour d’assises dans l’affaire du premier requérant quant à l’inéligibilité de celui-ci aux élections législatives de 2007. Dans l’arrêt du 15 mai 2007 (paragraphe 24 du présent arrêt), la cour d’assises a dit clairement que la décision de justice interne initiale, qui condamnait le premier requérant, avait acquis autorité de chose jugée et qu’elle demeurait contraignante, et elle n’a pas nuancé ce constat au regard du fait que la demande de réouverture avait été accordée.
6. En bref, en vertu du droit turc pertinent tel qu’interprété et appliqué par les juridictions internes, la décision de rouvrir la procédure pénale dans l’affaire des requérants n’entamait pas, par elle-même, la force juridiquement contraignante de la condamnation initiale de 1995. À notre avis, l’examen des griefs que les requérants tirent des articles 6 § 2 de la Convention et 3 du Protocole no 1 doit tenir compte de ce contexte juridique interne, comme nous allons à présent l’expliquer plus en détail.
III. Le grief tiré de l’article 6 § 2 de la Convention
7. Les principes généraux pertinents de la jurisprudence de la Cour quant à l’article 6 § 2 de la Convention sont énoncés aux paragraphes 50 à 54 de l’arrêt. Nous notons qu’un élément général et nécessaire dans cette jurisprudence telle que la Cour l’a développée est que la présomption d’innocence est censée préserver l’individu d’être proclamé publiquement ou désigné coupable d’infractions pénales ou d’être traité comme tel par les autorités internes tant que sa culpabilité n’a pas été légalement établie. Rien dans cette jurisprudence en son état actuel n’empêche les États membres de mettre en place, comme l’a fait la Turquie, un système dans lequel la condamnation initiale conserve sa force juridique contraignante jusqu’à l’issue de la nouvelle procédure en cas de réouverture. Bien sûr, comme la majorité l’a dit à juste titre au paragraphe 55 de l’arrêt, dans la nouvelle procédure, l’accusé doit bénéficier de toutes les garanties du procès équitable et être présumé innocent. Toutefois, il est important de comprendre que le fait qu’un individu ait été reconnu coupable d’une infraction pénale peut avoir une incidence sur l’appréciation de sa situation juridique dans d’autres contextes, même si l’affaire est rouverte, par exemple faire obstacle à ce qu’il se présente à des élections, au moins tant que la nouvelle procédure n’est pas terminée et n’a pas, le cas échéant, annulé la condamnation initiale.
8. Comme expliqué au paragraphe 56 de l’arrêt, le grief que les requérants tirent de l’article 6 § 2 de la Convention comprend deux volets. Premièrement, il pose la question de savoir si, en employant dans son arrêt les mots « accusé/condamné » au lieu du seul terme « accusé », la cour d’assises a considéré que les requérants étaient coupables de l’infraction en cause avant que leur culpabilité n’ait été légalement établie. Deuxièmement, il commande d’examiner le point de savoir s’il était incompatible avec la présomption d’innocence de maintenir au casier judiciaire la mention de leur condamnation initiale après la décision de rouvrir l’affaire.
9. En ce qui concerne le premier point, la majorité s’appuie fortement sur le raisonnement développé par la Cour de Cassation dans son arrêt du 13 juillet 2004 (voir les paragraphes 57-59), où elle a noté (voir le paragraphe 4 ci-dessus) que, une fois l’affaire rouverte, la nouvelle procédure devait être considérée comme totalement indépendante de la procédure précédente et que, dès lors, les requérants devaient bénéficier de toutes les garanties procédurales comme si l’accusation pénale était examinée pour la première fois. La majorité poursuit en observant que la cour d’assises d’Ankara, qui a statué à nouveau sur la question après l’arrêt de 2007 de la Cour de Cassation, a confirmé que la nouvelle procédure devait être considérée comme complètement indépendante de la procédure initiale. Cependant, elle reproche ensuite à la cour d’assises d’utiliser dans son arrêt les mots « accusé/condamné » alors que la culpabilité des requérants n’avait pas été définitivement établie dans le cadre de la nouvelle procédure. Elle considère que l’emploi de ces termes emporte violation du droit à la présomption d’innocence.
10. Nous ne sommes pas de cet avis. La majorité fait de l’article 6 § 2 de la Convention une application aux faits de la cause qui ne tient pas suffisamment compte du contexte de la nouvelle procédure et du fait qu’en vertu du droit et de la pratique internes la condamnation initiale conservait sa force juridique contraignante. Premièrement, la cour d’assises se trouvait dans une situation délicate où elle s’efforçait de tenir compte des deux aspects de la situation des requérants, qui, en droit interne, étaient toujours considérés comme coupables d’une infraction pénale en vertu de la condamnation de 1995, mais qui, dans le même temps, étaient dans la nouvelle procédure des accusés qui avaient droit à toutes les garanties du procès équitable, y compris la présomption d’innocence. C’est dans ce contexte précis qu’il faut apprécier l’emploi des mots « accusé/condamné ». Deuxièmement, et de manière plus importante, les requérants n’ont pas prétendu, sous quelque forme ou de quelque manière que ce soit, que l’emploi de ces termes ait eu un quelconque effet sur la manière dont la cour d’assises a appliqué la charge de la preuve, dont elle a apprécié l’affaire ou dont elle les a traités au cours de la procédure. Ils n’ont pas non plus allégué que la terminologie employée dans l’arrêt ait eu d’implications pratiques à leur égard pendant la procédure. Au contraire, comme la majorité elle-même le reconnaît (voir le paragraphe 59 de l’arrêt et le paragraphe 9 ci-dessus), la cour d’assises a clairement confirmé qu’ils devaient bénéficier des garanties procédurales puisque la nouvelle procédure était complètement indépendante de la précédente, conformément à l’arrêt de 2004 de la Cour de Cassation. En d’autres termes, les requérants n’ont jamais argué que l’emploi des mots « accusé/condamné » – mots qui, comme expliqué précédemment, doivent se comprendre à la lumière des caractéristiques particulières du système turc de réouverture de la procédure pénale – doive être interprété comme indiquant que la cour d’assises ne les présumait pas innocents.
11. Soyons clairs : nous reconnaissons assurément que dans le contexte d’un procès pénal plus classique – qui ne s’inscrirait pas dans une nouvelle procédure faisant suite à la réouverture d’une affaire après une condamnation définitive conservant sa force juridique – l’emploi de termes de cette nature par un tribunal serait hautement problématique au regard de l’article 6 § 2 de la Convention. Mais dans les circonstances particulières de l’espèce, et pour les raisons exposées ci-dessus, nous ne voyons pas en quoi cette formulation emporte violation du principe de la présomption d’innocence. Pareille conclusion constitue à notre avis une application de l’article 6 § 2 par trop abstraite et formaliste, qui ne tient pas compte du contexte particulier de la présente affaire.
12. En ce qui concerne le deuxième volet du grief que les requérants tirent de l’article 6 § 2, la majorité considère que la question à examiner est celle de savoir si la réouverture de la procédure pénale aurait dû amener les autorités internes à effacer immédiatement du casier judiciaire des requérants la mention de la condamnation prononcée en 1995 (voir le paragraphe 63 de l’arrêt). Là encore, elle s’appuie presque exclusivement sur l’arrêt rendu par la Cour de Cassation le 13 juillet 2004 pour répondre à cette question par l’affirmative. Elle considère que, étant donné que la nouvelle procédure était complètement indépendante de la première et que les requérants devaient être présumés innocents dans le cadre de cette nouvelle procédure, le fait de laisser cette mention au casier judiciaire constituait, en lui-même, une violation du droit à la présomption d’innocence.
13. Ici encore, avec tout le respect que nous lui devons, nous considérons que la majorité n’a pas bien appréhendé le fonctionnement du système turc de réouverture de la procédure pénale. Nous rappelons que même s’il a été décidé de rouvrir l’affaire, la condamnation initiale demeure en vigueur en droit turc tant que la nouvelle procédure ne s’est pas soldée par une décision définitive qui confirme ou annule cette condamnation. Certes, il est clair qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour toutes les garanties procédurales, y compris la présomption d’innocence, doivent être appliquées dans la nouvelle procédure, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faille modifier le casier judiciaire pour en effacer, dès la réouverture de l’affaire, la mention d’une condamnation qui conserve sa force juridique contraignante. Il n’y a d’ailleurs rien dans l’arrêt de la Cour de Cassation de 2004 qui permette de parvenir à une telle conclusion : la haute juridiction a seulement rappelé que les requérants devaient bénéficier des garanties procédurales dans le cadre de la nouvelle procédure, celle-ci étant considérée comme indépendante de la procédure initiale. Elle n’a donc pas remis en question le fait que la condamnation initiale conservait sa force juridique contraignante ni émis d’opinion quant aux conséquences juridiques que cette condamnation pourrait avoir dans d’autres contextes, notamment quant au maintien de la mention correspondante au casier judiciaire des requérants. Enfin, en l’espèce, les requérants n’ont pas prétendu que le maintien au casier judiciaire de leur condamnation initiale ait eu une quelconque incidence sur le déroulement de la nouvelle procédure pénale devant la cour d’assises. Pour conclure, nous ne sommes pas d’accord avec la majorité pour dire que l’article 6 § 2 de la Convention commandait, dans les circonstances de l’espèce et compte tenu du droit turc applicable, d’effacer la condamnation initiale des requérants du casier judiciaire avant que la nouvelle procédure ne s’achève par une décision définitive.
IV. Le grief tiré de l’article 3 du Protocole no 1
14. Les requérants s’estiment aussi victimes d’une violation de l’article 3 du Protocole no 1 car ils ont été inéligibles aux élections législatives tenues en Turquie en 2007. Nous sommes d’accord avec la majorité pour dire qu’il y a eu ingérence dans leurs droits passifs garantis par cette disposition mais nous ne sommes pas d’accord pour dire que cette ingérence a emporté violation de l’article 3 du Protocole no 1 pour défaut de base légale prévisible (voir les paragraphes 86-89 de l’arrêt).
15. Au paragraphe 87 de l’arrêt, la majorité considère que ni le raisonnement qu’a suivi la cour d’assises d’Ankara le 15 mai 2007 (paragraphe 24) lorsqu’elle a statué sur la demande formée par le premier requérant aux fins d’obtenir une déclaration attestant qu’il avait purgé intégralement sa peine, combiné avec l’arrêt de la Cour de Cassation de 2004, ni le maintien de la condamnation initiale au casier judiciaire ne répondaient aux conditions de prévisibilité du droit interne appliquées par la Cour dans sa jurisprudence. À cet égard, elle estime déceler une incohérence entre les lois relatives aux conditions d’éligibilité en vigueur au moment des faits et leur application par différentes juridictions internes. À nos yeux, cela revient à affirmer que la manière dont la cour d’assises d’Ankara a interprété les dispositions pertinentes des lois électorales (paragraphe 24) ne correspondait pas à l’interprétation que la Cour de Cassation a donnée en 2004 de la règle selon laquelle la procédure menée après la réouverture de l’affaire était indépendante de la procédure précédente. En bref, le raisonnement par lequel la majorité aboutit à la conclusion de violation de l’article 3 du Protocole no 1 est intimement lié à la manière dont elle considère que l’article 6 § 2 de la Convention doit s’appliquer aux faits de la cause, en particulier pour ce qui est du maintien de la condamnation initiale au casier judiciaire après la réouverture de l’affaire (voir le paragraphe 86 de l’arrêt).
16. Pour les mêmes raisons que celles que nous avons déjà exposées ci-dessus (aux paragraphes 12 et 13), nous ne pouvons pas la suivre sur ce point : là encore, elle surestime l’impact et la portée de l’arrêt de la Cour de Cassation de 2004. Nous rappelons que cette cour n’a pas remis en question le fait que la condamnation initiale conservait sa force juridique contraignante ni émis d’avis quant aux conséquences juridiques qu’elle pouvait avoir dans d’autres contextes, par exemple quant au maintien de la mention de la condamnation initiale au casier judiciaire des requérants et à leur inéligibilité aux élections législatives. Il s’ensuit que l’interprétation faite par la cour d’assises d’Ankara des lois électorales applicables, en particulier de l’article 11 de la loi no 2839, de l’article 9 de la loi no 5352 et de l’article 53 du code pénal (paragraphe 24 de l’arrêt) ne peut à notre avis être considérée comme manifestement déraisonnable ou arbitraire, compte tenu du fait que la condamnation initiale de 1995 conservait sa force juridique contraignante. La majorité n’a donc pas avancé d’arguments convaincants démontrant que l’ingérence portée dans les droits des requérants garantis par l’article 3 du Protocole no 1 était dépourvue de base légale prévisible.
17. En conclusion, et avec tout notre respect, nous ne sommes pas d’accord avec elle pour dire qu’il y a eu violation des articles 6 § 2 de la Convention et 3 du Protocole no 1 en l’espèce.