DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BALTA ET DEMİR c. TURQUIE
(Requête no 48628/12)
ARRÊT
STRASBOURG
23 juin 2015
DÉFINITIF
23/09/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Balta et Demir c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 juin 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48628/12) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Ahmet Balta et M. Ahmet Gökşen Demir (« les requérants »), ont saisi la Cour le 19 juin 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me Y. İmrek, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants allèguent en particulier que l’utilisation par les juridictions nationales de la déposition d’un témoin anonyme pour fonder leur condamnation a entaché l’équité de la procédure engagée contre eux.
4. Le 11 juillet 2013, les griefs tirés des articles 6 et 10 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1974 et en 1991, et résident à Tunceli.
6. Ainsi qu’il ressort du dossier, le 5 juin 2009, un témoin anonyme, dénommé Gömlek (« chemise » en français) par les autorités, fut entendu par le parquet dans le cadre d’une enquête pénale menée au sujet des activités de l’organisation illégale PKK. Il aurait identifié les requérants comme étant des membres de l’organisation incriminée.
7. Le 22 juin 2009, les requérants, soupçonnés de mener des activités au sein de la branche jeunesse du PKK (YDGM), furent arrêtés et placés en garde à vue par des agents de la direction de la sûreté de Tunceli.
8. Le 25 juin 2009, le parquet interrogea les requérants sur leurs liens avec le PKK. Au cours de leur audition, les intéressés contestèrent les déclarations du témoin anonyme ainsi que leur identification par celui‑ci. L’avocat du requérant Ahmet Gökşen Demir, indiquant que les déclarations du témoin anonyme ne faisaient pas état de menaces ou de violences à son encontre, demanda que l’identité de ce témoin fût révélée.
9. Le même jour, le requérant Ahmet Balta fut traduit devant un juge de la cour d’assises de Malatya, qui ordonna sa remise en liberté. Au cours de l’audition, le juge donna lecture de la déposition du témoin anonyme, que le requérant contesta. Quant à Ahmet Gökşen Demir, il fut également remis en liberté le même jour. Le procès-verbal de son audition ne figure pas dans le dossier.
10. À une date non précisée, les intéressés furent accusés, avec quatorze autres personnes, du chef d’appartenance au PKK. Le procès commença devant la cour d’assises de Malatya.
11. Le 16 septembre 2009, un juge de la cour d’assises de Bingöl, agissant sur commission rogatoire, recueillit les déclarations du témoin anonyme. Le procès-verbal d’audition indique que « Gömlek » a été entendu lors d’une audience à huis clos, conformément à l’article 58 du code de procédure pénale (CPP) et à la loi no 5276 relative à la protection des témoins, et que, avant de commencer l’audition, le juge a pris connaissance de l’identité du témoin anonyme.
Selon le procès-verbal, le témoin a déclaré qu’il était arrivé à Tunceli le 21 mai 2009 et qu’il s’était rendu dans les locaux du parti politique DTP (Parti pour une société démocratique). Il y aurait été pris en charge par un certain Harun et le responsable local du YDGM. Il aurait passé ses journées dans les locaux du DTP à suivre un programme d’endoctrinement et il aurait été hébergé pour la nuit par Harun dans une résidence universitaire. Il aurait fait part au responsable local de son souhait de rejoindre les rangs du PKK. Celui-ci aurait alors procédé à des recherches sur sa famille avant de répondre positivement à sa demande. Le responsable local lui aurait demandé de rentrer chez lui, à Bingöl, et d’attendre son appel téléphonique. Le 30 mai 2009, il serait rentré chez lui et, le 5 juin suivant, il aurait été invité par téléphone à rejoindre les rangs du PKK à Tunceli. Ayant entre-temps renoncé à ce projet, il aurait relaté les faits à l’agent de police en fonction dans son lycée, lequel l’aurait conduit dans les locaux de la direction de la lutte contre le terrorisme.
Toujours selon le procès-verbal, « Gömlek » y a livré des renseignements sur les différentes activités menées par le YDGM, chargé principalement de l’embrigadement de nouvelles recrues et de la propagande de l’organisation. Il aurait également fourni des explications sur les activités du YDGM à Bingöl, aurait conclu sa déposition en confirmant l’exactitude de ses déclarations recueillies par le parquet le 5 juin 2009 et aurait reconnu avoir identifié les personnes dont les photographies étaient annexées à sa déposition.
12. Le 18 février 2010, un dénommé E.B. remit à la cour d’assises de Elazığ une lettre à transmettre à la cour d’assises de Malatya. Dans cette lettre, E.B. affirmait qu’il était « Gömlek », le témoin anonyme, et qu’il s’était rendu au palais de justice de Malatya pour être entendu au cours de l’audience du même jour, mais qu’il n’avait pas été appelé à comparaître. Il revenait sur les déclarations qu’il aurait faites dans les locaux de la direction de la sûreté de Bingöl, affirmant avoir signé le procès-verbal de déposition sous les menaces et les pressions de la police. Il contestait également les identifications auxquelles il aurait procédé dans les locaux de la police sur présentation de photos, soutenant que la police l’avait contraint à identifier comme membres du YDGM des personnes qu’il ne connaissait pas. Il expliquait qu’il avait voulu revenir sur ses déclarations mais que la police l’avait menacé de le faire emprisonner. Il ajoutait enfin qu’il n’avait pas demandé l’anonymat.
13. Le 20 octobre 2010, les requérants présentèrent leur mémoire en défense, dans lequel ils contestaient les accusations portées contre eux et mettaient en cause la manière dont le témoin anonyme avait été entendu. Ils soutenaient que l’audition de ce témoin au stade de l’enquête était contraire au droit interne, qu’ils ne savaient pas quelle autorité judiciaire avait décidé d’entendre le témoin anonyme et qu’ils n’avaient pas été informés des raisons qui avaient conduit à accorder l’anonymat. Ils soutenaient en outre que les déclarations anonymes ne pouvaient être considérées comme une preuve à charge au motif qu’elles n’avaient pas été recueillies par la juridiction de jugement. Ils indiquaient de surcroît que le témoin avait été entendu, tant au cours de l’enquête que lors du procès, en l’absence de leur avocat et qu’ils avaient été privés de la possibilité de poser des questions à ce témoin. À leurs yeux, cette circonstance emportait violation de l’article 6 § 3 d) de la Convention. De plus, les déclarations du témoin anonyme auraient constitué l’unique preuve à charge et, pour cette raison, celui‑ci aurait obligatoirement dû être entendu à l’audience. Les requérants affirmaient encore que l’identité du témoin anonyme avait été révélée par un coaccusé et ils ajoutaient que le témoin avait adressé à la cour d’assises une lettre dans laquelle il aurait exprimé son souhait d’être entendu en audience. Enfin, ils alléguaient que les autres éléments de preuve, en particulier les enregistrements vidéo, n’avaient pas été débattus devant la cour d’assises.
14. Lors de l’audience du 22 octobre 2009, la cour d’assises entendit les accusés en leur défense. Les requérants contestèrent les déclarations du témoin anonyme.
15. Le 21 octobre 2010, la cour d’assises condamna les requérants à six ans et trois mois d’emprisonnement pour appartenance à une organisation illégale en vertu de l’article 314 § 2 du code pénal.
16. S’agissant du requérant Ahmet Gökşen Demir, elle relevait que selon la surveillance de l’intéressé par des procédés techniques :
– il avait participé, le 18 avril 2009, à une manifestation au cours de laquelle il aurait lancé des slogans en faveur du PKK et de Abdullah Öcalan ;
– il avait participé, le 28 avril 2009, à une réunion du YDGM, tenue dans les locaux du DTP entre 15 h 30 et 17 h 30 ; qu’il avait été vu en train d’entrer dans les locaux du DTP à 15 h 30 et d’en ressortir à 17 h 30 ;
– il avait, le 30 avril 2009, distribué des tracts appelant à manifester le 1er mai ; que, ce même jour, il avait été vu, accompagné d’autres coaccusés, lors de son entrée dans les locaux du DTP à 15 h 30 et de sa sortie à 17 h 15 ;
– il avait participé à une manifestation le 1er mai 2009 ;
Elle relevait en outre que, selon les déclarations du témoin anonyme, le requérant faisait partie de l’organisation YDGM à Tunceli et qu’il participait aux discussions ;
Enfin, lors de la perquisition de son domicile, des images en lien avec l’organisation illégale avaient été retrouvées dans son ordinateur.
17. Quant au requérant Ahmet Balta, la cour d’assises relevait que selon la surveillance de l’intéressé par des procédés techniques :
– il avait participé, sur instruction du KCK (une branche du PKK), le 14 avril 2009, à la grève de la faim organisée pour la libération des personnes arrêtées pour appartenance au KCK ;
– il avait participé, le 11 mai 2009, aux funérailles d’un membre du PKK qui avait été tué par les forces de sécurité ;
– il avait participé les 11 et 12 mai 2009 à une grève de la faim et qu’il avait lancé à cette occasion des slogans en faveur du PKK et de Abdullah Öcalan, suivant en cela les instructions que le PKK aurait publiées sur le site Internet fıratnew ;
Elle relevait en outre que, selon les déclarations du témoin anonyme, le requérant faisait partie de l’organisation YDGM à Tunceli et qu’il participait aux réunions ;
Enfin, lors de la perquisition de son domicile, des textes et des images en lien avec l’organisation illégale avaient été retrouvés dans son ordinateur.
18. Au vu de la diversité, de la continuité et de la nature des actes reprochés aux requérants, la cour d’assises considérait que ceux-ci avaient un lien organique avec l’organisation illégale, que leurs actions allaient au-delà de celles d’un simple sympathisant et qu’elles atteignaient le seuil permettant de les considérer comme des membres de cette organisation.
19. S’agissant de la demande d’audition du témoin anonyme, elle notait ce qui suit :
« Bien qu’il ait été demandé au cours de la procédure que le témoin anonyme, parce qu’il était présent à l’extérieur de la salle d’audience, fût de nouveau entendu devant nous, qu’il répondît à des questions préparées et qu’une confrontation fût organisée, il a été décidé de rejeter les demandes en ce sens aux motifs que le témoin anonyme avait été entendu par la cour d’assises de Bingöl conformément aux règles de procédure, que l’identité du témoin anonyme ne pouvait pas être divulguée, qu’il n’y avait pas de contradiction entre les déclarations du témoin anonyme obtenues au stade de l’instruction et celles recueillies par le tribunal sur commission rogatoire, que les réponses aux questions que l’on souhaitait poser au témoin anonyme se trouvaient déjà dans ses déclarations, que les questions avaient été préparées à partir des déclarations de l’intéressé, que les déclarations avaient été transformées en questions, et qu’une nouvelle audition du témoin anonyme (...) ne pouvait pas apporter d’élément nouveau au dossier. »
20. Concernant l’un des coaccusés des requérants, à savoir Ç.D., la cour d’assises relevait que, les déclarations du témoin anonyme constituant l’unique preuve à charge, elles ne pouvaient être considérées à elles seules comme une preuve dès lors qu’elles n’avaient pas été corroborées par d’autres éléments. S’agissant des textes et photos en lien avec le PKK retrouvés dans l’ordinateur du coaccusé en question, la cour notait qu’il n’était pas établi qu’il eût diffusé ces documents dans un but de propagande. En outre, selon la cour, la simple présence de tels documents dans son ordinateur ne signifiait pas que l’intéressé était membre de l’organisation illégale.
21. Le 10 décembre 2010, les requérants formèrent un pourvoi en cassation.
22. Par un arrêt du 7 décembre 2011, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance. Le 30 janvier 2012, une copie de cet arrêt fut versée au dossier de l’affaire se trouvant au greffe de la cour d’assises.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
23. L’article 314 du code pénal, qui sanctionne le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.
2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. (...) »
24. L’article 58 du CPP, relatif aux questions à poser au témoin et à la protection du témoin, se traduit comme suit en sa partie pertinente en l’espèce :
« (...)
(2) Si la divulgation de l’identité d’une personne devant être entendue comme témoin est de nature à constituer un risque grave pour elle-même ou pour ses proches, les mesures nécessaires sont adoptées pour que son identité soit gardée secrète. Le témoin dont l’identité est gardée secrète est tenu d’expliquer pour quelle raison et dans quelles circonstances il a pris connaissance des faits qu’il rapporte. Pour que l’identité reste secrète, les informations personnelles relatives au témoin sont consignées par le procureur de la République, le juge ou le tribunal.
(3) Si l’audition du témoin en présence des personnes assistant [à l’audience] représente pour lui un risque grave qui ne peut être écarté autrement ou si elle risque de faire obstacle à la manifestation de la vérité, le juge peut décider d’entendre le témoin en l’absence des personnes qui ont le droit d’être présentes [à l’audience]. Lors de l’audition du témoin, il est procédé à une retransmission audio et vidéo. Le droit de poser des questions est préservé.
(...)
(5) Les dispositions des deuxième, troisième et quatrième alinéas ne trouvent à s’appliquer qu’en relation avec des infractions commises dans le cadre des activités d’une organisation [illégale]. »
25. L’article 5 de la loi no 5276 du 27 décembre 2007 relative à la protection des témoins prévoit, notamment, la possibilité de recourir aux mesures de protection énoncées à l’article 58 du CPP. Selon l’article 1er de la loi no 5276, les témoins qui se trouvent exposés à un risque grave et sérieux peuvent bénéficier de mesures de protection. Le champ d’application de cette loi est défini par son article 3, qui le limite aux infractions pour lesquelles la peine prévue est supérieure à dix ans d’emprisonnement ainsi qu’aux infractions commises dans le cadre d’une association de malfaiteurs et des activités d’une organisation terroriste.
26. Enfin, l’article 311 § 1 f) du CPP dispose que la réouverture d’une procédure interne jugée inéquitable par la Cour européenne des droits de l’homme peut être sollicitée dans le délai d’un an à compter de la décision définitive de la Cour.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 § 3 d) DE LA CONVENTION
27. Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants dénoncent une atteinte à leur droit à un procès équitable. Ils se plaignent de n’avoir pu, à aucun moment de la procédure, interroger ou faire interroger le témoin anonyme dont les déclarations ont constitué, à leurs yeux, le fondement de leur condamnation.
28. La Cour rappelle que les exigences du paragraphe 3 de l’article 6 de la Convention représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 de cette disposition. Elle examinera donc les griefs soulevés par les requérants sous l’angle de ces deux textes combinés (voir, parmi d’autres, Doorson c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II), ainsi libellés :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
(...) »
29. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
A. Arguments des parties
30. Les requérants soutiennent d’abord que le dossier de l’affaire ne contient aucune décision justifiant l’octroi de l’anonymat. Ils précisent que, lors de son audition, l’un de leurs coaccusés a déclaré connaître l’identité du témoin anonyme, et que le témoin anonyme lui-même a adressé à la cour d’assises de Malatya une lettre dans laquelle il aurait dévoilé son identité. Ils estiment dès lors que la décision de la cour d’assises de préserver l’anonymat du témoin et de ne pas entendre celui-ci en audience publique visait non pas à protéger le témoin mais à restreindre les droits de la défense.
31. Les requérants ajoutent que, dans sa lettre adressée à la cour d’assises, le témoin anonyme a remis en question sa déposition recueillie au stade de l’enquête préliminaire. Ils sont d’avis que la cour d’assises aurait dû vérifier l’origine de la lettre et les allégations qu’elle contenait. Ils reprochent de plus à la cour d’assises d’avoir refusé d’entendre le témoin anonyme alors même que celui-ci se serait trouvé à sa disposition dans un local situé à proximité de la salle d’audience. Ils se plaignent à cet égard d’une atteinte à leur droit d’être confrontés au témoin et à leur droit à l’égalité des armes.
32. Les requérants soutiennent par ailleurs que tous les actes qui leur ont été reprochés relèvent de leur droit à la liberté d’expression et de manifestation, et que la seule preuve d’un lien avec une organisation illégale est le témoignage anonyme. Ils indiquent que, lorsque l’unique preuve à charge est la déclaration d’un témoin, ce témoin doit obligatoirement être entendu pendant l’audience. Le non-respect de cette obligation serait de nature à restreindre les droits de la défense.
33. Le Gouvernement indique d’abord que le témoin anonyme a déposé contre des personnes soupçonnées d’être membres du PKK, une organisation qui mènerait des actions violentes à travers le pays, et que, par conséquent, la divulgation de son identité lui aurait fait courir un risque grave.
34. Le Gouvernement soutient ensuite que les déclarations du témoin anonyme ne constituaient ni l’unique preuve à charge ni une preuve à charge déterminante dans la condamnation des intéressés. D’après lui, les juridictions internes se sont fondées sur les déclarations du témoin anonyme en sus de preuves obtenues par des moyens de surveillance technique.
35. Enfin, le Gouvernement affirme que les déclarations du témoin ont été lues aux requérants au cours de l’audience devant la cour d’assises de Malatya et que les intéressés ont ainsi eu la possibilité de les commenter.
B. Appréciation de la Cour
36. La Cour rappelle que, lorsqu’elle examine un grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention, elle doit essentiellement déterminer si la procédure pénale a revêtu, dans son ensemble, un caractère équitable. Pour ce faire, elle envisage la procédure dans son ensemble et vérifie le respect non seulement des droits de la défense mais aussi de l’intérêt du public et des victimes à ce que les auteurs de l’infraction soient dûment poursuivis et, si nécessaire, des droits des témoins. La Cour rappelle également dans ce contexte que la recevabilité des preuves relève des règles du droit interne et des juridictions nationales et que sa seule tâche consiste à déterminer si la procédure a été équitable (Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni [GC], nos 26766/05 et 22228/06, § 118, CEDH 2011, avec les références qui y figurent).
37. Elle rappelle en outre que l’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe avoir été produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, mais on ne peut les accepter que sous réserve des droits de la défense ; en règle générale, ceux‑ci commandent de donner à l’accusé une possibilité adéquate et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 118 ; voir aussi Solakov c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 47023/99, § 57, CEDH 2001‑X).
38. La Cour a précisé, dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery (précité), les critères à appliquer dans les affaires où le problème de l’équité de la procédure se pose en rapport avec une déposition d’un témoin absent à l’audience. Elle a estimé qu’il convenait de soumettre ce type de grief à un examen en trois points (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 146-147, voir aussi, Tseber c. République tchèque, no 46203/08, § 45, 22 novembre 2012, et Prăjină c. Roumanie, no 5592/05, § 43, 7 janvier 2014, et pour des exemples relatives à des témoignages anonymes voir entre autres, Ellis et Simms et Martin c. Royaume-Uni (déc.), nos 46099/06 et 46699/06, 10 avril 2012, et Pesukic c. Suisse, no 25088/07, §§ 43-53, 6 décembre 2012).
39. Tout d’abord, la Cour doit vérifier si l’impossibilité faite à la défense d’interroger ou de faire interroger un témoin à charge est justifiée par un motif sérieux. Ensuite, lorsque l’absence d’interrogation du témoin est justifiée par un motif sérieux, elle recherche si les dépositions de témoins absents constituent ou non la preuve à charge unique ou déterminante. Enfin, l’admission à titre de preuve de la déposition constituant l’élément à charge unique ou déterminant d’un témoin que la défense n’a pas eu l’occasion d’interroger n’emporte pas automatiquement violation de l’article 6 § 1 de la Convention : la procédure peut être considérée comme équitable dans sa globalité lorsqu’il existe des éléments suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l’admission d’une telle preuve pour permettre une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de celle-ci.
40. La Cour doit donc vérifier si ces trois conditions ont été respectées dans la présente affaire.
1. L’impossibilité pour les requérants d’interroger ou de faire interroger le témoin était-elle justifiée par un motif sérieux ?
41. En l’espèce, la Cour observe que les éléments du dossier ne la renseignent aucunement sur les conditions dans lesquelles le témoin s’est vu octroyer l’anonymat ni du reste sur l’autorité qui a pris cette décision, et que le Gouvernement n’a pas donné plus d’informations sur ce point.
42. Elle note que, au stade du procès, le témoin anonyme n’a pas été entendu par la juridiction de jugement, mais par un juge de la cour d’assises de Bingöl, agissant sur commission rogatoire (paragraphe 11 ci-dessus). Ce juge a procédé à l’audition du témoin lors d’une audience à huis clos, conformément à l’article 58 §§ 2, 3 et 4 du code de procédure pénale et à la loi no 5276.
43. La Cour note ensuite que, selon l’article 58 § 2 du CPP, l’identité d’un témoin peut être tenu secrète lorsque sa divulgation représente un risque grave pour lui-même ou pour ses proches. De même, selon le troisième paragraphe de cette disposition, lorsque l’audition du témoin anonyme en présence des personnes assistant à l’audience représente pour lui un risque grave ne pouvant être écarté autrement, le juge peut décider d’entendre le témoin en l’absence des personnes qui ont le droit d’être présentes à l’audience (paragraphe 24 ci-dessus). Ainsi, tant l’octroi de l’anonymat à un témoin que la possibilité d’entendre celui-ci en audience publique en l’absence des personnes qui ont le droit d’y être présentes requièrent l’existence d’un risque grave. Quant à la loi no 5276, elle prévoit la possibilité de recourir à de telles mesures lorsqu’il existe un risque grave et sérieux.
44. La Cour rappelle que, dans son arrêt Al-Khawaja et Tahery (précité), la Grande Chambre a examiné le cas où un témoin était absent à l’audience en raison de la peur qu’il éprouvait. Elle a relevé que deux types de peur étaient envisageables : la peur imputable à des menaces ou à d’autres manœuvres de l’accusé ou de personnes agissant pour son compte, et la peur plus générale des conséquences que pourrait avoir le fait de témoigner au procès. Lorsque la peur ressentie par le témoin est imputable à l’accusé ou à des personnes agissant pour son compte, on peut comprendre que le juge autorise la lecture de sa déposition au procès sans le contraindre à comparaître en personne ni permettre à l’accusé ou à ses représentants de le soumettre à un contre-interrogatoire, et ce quand bien même la déposition en question constituerait la preuve unique ou déterminante contre l’accusé. Il n’est toutefois pas nécessaire pour que le témoin soit dispensé de comparaître à l’audience que sa peur soit directement due à des menaces de l’accusé. La jurisprudence de la Cour montre que, le plus souvent, la peur qu’éprouvent les témoins à déposer n’est pas directement imputable à des menaces de l’accusé ou de personnes agissant pour le compte de celui-ci. Pour autant, toute peur subjective ressentie par le témoin ne suffit pas à le dispenser de comparaître. Le juge doit mener les investigations appropriées pour déterminer, premièrement, si la peur éprouvée par le témoin est fondée sur des motifs objectifs et, deuxièmement, si ces motifs objectifs reposent sur des éléments concrets (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 122-124).
45. Or, en l’espèce, ainsi qu’il ressort du procès-verbal d’audition du 16 septembre 2009, le juge de la cour d’assises de Bingöl ayant recueilli les déclarations du témoin n’a pas exposé les raisons qui avaient motivé la préservation de l’anonymat de celui-ci ni d’ailleurs les raisons pour lesquelles il l’avait entendu en l’absence de la défense. Le juge s’est contenté d’indiquer que le témoin serait entendu à huis clos, conformément à l’article 58 §§ 2 et 4 du code de procédure pénale et à la loi no 5276, sans apporter d’explication. Il ne ressort nullement du dossier que ce juge ait cherché à déterminer si le témoin anonyme éprouvait une peur reposant sur des motifs objectifs. À cet égard, la Cour note qu’à la lecture du procès‑verbal d’audition le témoin anonyme n’a pas fait part d’une quelconque menace ni évoqué une peur de manière générale ou la crainte de représailles.
46. Elle observe ensuite que la juridiction de jugement, à savoir la cour d’assises de Malatya, n’a pas non plus évoqué les raisons qui l’ont conduite à préserver l’anonymat du témoin et à ne pas l’entendre en présence de la défense. Ainsi qu’il ressort de l’arrêt motivé de la cour d’assises – dont seules certaines parties ont été versées au dossier par les parties – pour écarter la demande de la défense visant à l’audition du témoin, cette juridiction s’est bornée à indiquer que l’identité du témoin anonyme ne pouvait pas être divulguée, sans apporter aucune autre explication, et que sa déposition avait été recueillie, conformément selon elle à la procédure, sur commission rogatoire. Il ne ressort aucunement du dossier que cette juridiction ait procédé à des investigations pour déterminer si le témoin éprouvait des craintes et, dans l’affirmative, si celles-ci reposaient sur des motifs objectifs.
47. Le Gouvernement souligne que le témoin anonyme ayant déposé contre des personnes soupçonnées d’être membres d’une organisation terroriste, il y avait de bonnes raisons de craindre des représailles. La Cour ne sous-estime pas l’existence d’un tel risque et il est tout à fait légitime de penser que la divulgation de l’identité du témoin anonyme pouvait éventuellement lui faire courir un tel risque. Néanmoins, cette circonstance ne saurait dégager les juridictions internes de leur obligation de rechercher les raisons pour lesquelles le témoin s’était vu accorder l’anonymat et n’avait pas été entendu en présence de la défense (voir, en ce sens, Visser c. Pays-Bas, no 26668/95, §§ 47-48, 14 février 2002, et Krasniki c. République tchèque, no 51277/99, §§ 80‑83, 28 février 2006). En l’espèce, les juridictions internes n’ayant aucunement démontré avoir recherché ces raisons, on ne saurait donc considérer que l’impossibilité pour les requérants d’interroger ou de faire interroger le témoin était justifiée par un motif sérieux.
48. Nonobstant cette conclusion, la Cour estime qu’il convient de procéder à un examen des autres critères (paragraphe 39 ci-dessus).
2. Quelle a été l’importance du témoignage anonyme pour la condamnation des requérants ?
49. La Cour doit ici déterminer quel était le poids de la déposition du témoin anonyme dans le verdict ayant conclu à la culpabilité des requérants et, en particulier, rechercher si la déposition litigieuse a constitué la preuve unique ou déterminante. Dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery (précité, § 131), elle s’est exprimée ainsi en ce qui concerne la notion de « preuve déterminante » : « (...) « déterminante » est plus fort que « probante », c’est‑à-dire qu’il ne suffit pas qu’il soit constant que, sans la preuve, la probabilité d’une condamnation reculerait au profit de la probabilité d’un acquittement (...) En fait, le mot « déterminante » doit être pris dans un sens étroit, comme désignant une preuve dont l’importance est telle qu’elle est susceptible d’emporter la décision sur l’affaire. Si la déposition d’un témoin n’ayant pas comparu au procès est corroborée par d’autres éléments, l’appréciation de son caractère déterminant dépendra de la force probante de ces autres éléments. »
50. Ainsi, pour apprécier le poids de la preuve contestée, il ne suffit pas de tenir compte de l’ensemble des preuves examinées par les tribunaux, il faut encore rechercher quelles sont celles sur lesquelles repose effectivement la condamnation et donc quels sont les différents éléments constitutifs de l’infraction pour laquelle l’accusé a été condamné et de la responsabilité pénale de celui-ci (Tseber, précité, §§ 54-55)
51. En l’espèce, la Cour constate que les juridictions nationales ont pris en compte plusieurs éléments de preuve pour condamner les requérants du chef d’appartenance à une organisation illégale (paragraphes 16‑17 ci‑dessus). Elle note que la déposition du témoin anonyme ne constitue pas la seule preuve à charge dans la condamnation en question. À cet égard, elle note qu’un des coaccusés des requérants a, quant à lui, été acquitté au motif que la seule preuve à charge était la déposition du témoin anonyme et que celle-ci ne pouvait aboutir à un constat de culpabilité en l’absence d’autres éléments de preuve de nature à la corroborer.
52. Cela dit, si la déposition du témoin anonyme ne constitue pas la seule preuve à charge dans la condamnation des requérants, elle constitue néanmoins une preuve déterminante. La Cour note à cet égard que les intéressés ont été condamnés du chef d’appartenance à une organisation illégale. Or force est de constater que l’existence d’un lien organique des requérants avec l’organisation illégale reposait essentiellement sur les déclarations du témoin anonyme. C’est ce témoin qui a indiqué que les requérants faisaient partie de l’organisation YDGM à Tunceli. Quant aux autres éléments de preuve, ils se rapportent à la participation des intéressés à des manifestations, dont des manifestations de soutien au PKK, et à leurs passages dans les locaux du DTP. Pour la Cour, ni les allées et venues des intéressés dans les locaux d’un parti politique telles qu’elles ont été relevées dans le cadre de la surveillance policière ni leur participation à des manifestations de soutien au PKK ne constituent des preuves probantes de leur appartenance à l’organisation incriminée. Dès lors, bien que la cour d’assises se soit fondée sur d’autres éléments de preuve, étant donné la faible force probante de ceux-ci, il est indéniable que la déposition du témoin anonyme a joué un rôle décisif dans la reconnaissance de la culpabilité des requérants du chef d’appartenance à une organisation illégale.
53. La Cour doit par conséquent vérifier si les autorités internes ont adopté des mesures suffisantes pour contrebalancer les difficultés causées à la défense.
3. Y a-t-il eu des garanties procédurales suffisantes pour contrebalancer les difficultés causées à la défense ?
54. Il convient de rappeler que, dans chaque affaire où le problème de l’équité de la procédure se pose en rapport avec la déposition d’un témoin absent, il s’agit de savoir, à l’aide de l’examen le plus rigoureux, s’il existe des éléments suffisamment compensateurs des difficultés que son admission fait subir à la défense, notamment des garanties procédurales solides permettant une appréciation correcte et équitable de la fiabilité d’une telle preuve. L’examen de cette question permet de vérifier si la déposition du témoin absent est suffisamment fiable compte tenu de son importance dans la cause (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 147 et 161).
55. La Cour observe dans ce contexte que le droit d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge constitue une garantie du droit à l’équité de la procédure, en ce que non seulement il vise l’égalité des armes entre l’accusation et la défense, mais encore il fournit à la défense et au système judiciaire un instrument essentiel de contrôle de la crédibilité et de la fiabilité des dépositions incriminantes et, par là, du bien-fondé des chefs d’accusation (Tseber, précité, § 59)
56. Dans la présente affaire, la Cour note que les déclarations du témoin anonyme ont été recueillies par un juge de la cour d’assises de Bingöl, agissant sur commission rogatoire, au cours d’une audience à huis clos. Elle note de plus que ce magistrat, qui connaissait l’identité du témoin, ne semble pas avoir vérifié la crédibilité de celui-ci et la fiabilité de sa déposition dans le but éventuel de fournir à la cour d’assises de Malatya des informations sur ce point, et que le procès-verbal d’audition ne contient aucun avis exprimé par ce juge quant à la crédibilité du témoin.
57. Quant aux juges de la cour d’assises de Malatya, le témoin n’ayant jamais comparu devant cette juridiction, ils n’ont pas eu l’opportunité d’apprécier de manière directe sa crédibilité et la fiabilité de sa déposition. L’absence de ce témoin anonyme a ainsi empêché les juges du fond d’observer son comportement pendant son interrogatoire et, partant, de former leur propre opinion sur sa crédibilité (Kostovski c. Pays–Bas, 20 novembre 1989, § 43, série A no 166, et Van Mechelen et autres c. Pays‑Bas, 23 avril 1997, § 60, Recueil 1997‑III). On ne saurait non plus considérer que la cour d’assises a suffisamment pris soin de s’assurer de la fiabilité de la déposition du témoin anonyme. Son arrêt ne contient aucune mention relative à l’évaluation de la crédibilité du témoin anonyme et de la fiabilité de sa déposition ou d’éventuels motifs qui auraient pu l’amener à faire un faux témoignage. Même après qu’un individu prétendant être le témoin anonyme se fut présenté à l’audience et qu’il eut envoyé un courrier, la cour d’assises n’a pas cherché à vérifier s’il s’agissait bien du témoin anonyme en question et si sa décision d’être entendu était volontaire. Or la lettre adressée à la cour d’assises de Malatya par l’individu qui prétendait être le témoin anonyme était de nature à jeter le doute sur la fiabilité de sa déposition.
58. La Cour observe en outre que les requérants et leurs avocats n’ont, à aucun moment de la procédure, eu l’occasion d’interroger le témoin anonyme et de mettre en doute sa crédibilité. N’ayant jamais été confrontés à ce témoin, ils n’ont pas eu la possibilité d’observer ses réactions à des questions de manière directe, ce qui leur aurait permis d’éprouver la fiabilité de ses déclarations. Il aurait pourtant été possible de le faire tout en gardant à l’esprit l’intérêt légitime à préserver l’anonymat d’un témoin. En effet, lorsque le juge autorise l’audition d’un témoin en l’absence de la défense, l’article 58 § 3 du CPP prévoit que le témoin anonyme peut être entendu dans une salle autre que la salle d’audience, avec une retransmission audio et vidéo, et que les accusés peuvent lui poser des questions. La cour d’assises n’a pas suivi cette procédure prévue par le droit interne et ne s’en est aucunement expliquée. Ainsi, elle ne semble même pas avoir envisagé de mettre en œuvre les garanties procédurales prévues par le droit turc en cas de recours à un témoignage anonyme pour compenser l’obstacle que constitue pour la défense l’absence de confrontation directe.
59. La Cour relève enfin qu’il ne ressort pas de la motivation retenue par les juridictions nationales dans leurs décisions, qu’elles aient recherché si des mesures moins restrictives étaient suffisantes pour parvenir à l’objectif qui est de protéger le témoin anonyme. Ainsi, dans certaines situations, l’objectif de protection du témoin peut être atteint en ne révélant pas l’identité de ce témoin. Dans d’autres situations, il peut être nécessaire d’empêcher l’accusé de voir le témoin en raison d’un risque d’identification. Dans d’autres situations encore, il peut être nécessaire d’empêcher non seulement l’accusé mais aussi la défense d’être présents à l’audience lors de l’audition du témoin. En général, toute mesure restreignant les droits de la défense doit être absolument nécessaire, et si une mesure moins restrictive peut suffire, alors c’est elle qu’il faut appliquer (Van Mechelen et autres, précité, § 58). Cependant, comme indiqué, il ne ressort aucunement de la motivation de la décision de la cour d’assises que des mesures moins restrictives ont été envisagées et considérées comme insuffisantes.
60. Certes, le Gouvernement soutient que la déposition du témoin anonyme a été lue au cours de l’audience devant la cour d’assises de Malatya et que les intéressés ont ainsi eu la possibilité de commenter les déclarations de ce témoin. Cependant, la Cour répète que pareille possibilité ne pouvait remplacer la comparution et l’audition directe d’un témoin (voir en ce sens, Hulki Güneş c. Turquie, no 28490/95, § 95, CEDH 2003‑VII (extraits)). La possibilité laissée aux requérants de contester ou de réfuter les déclarations écrites du témoin n’était pas apte à compenser les difficultés auxquelles la défense s’est trouvée confrontée, difficultés aggravées par le fait qu’il s’agissait d’un témoin anonyme, car la défense n’a jamais été en mesure de contester la sincérité et la fiabilité du témoin au moyen d’un contre-interrogatoire (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 161-163, voir également, Trampevski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 4570/07, § 49, 10 juillet 2012).
61. Dès lors, on ne peut pas considérer que la procédure suivie en l’espèce devant les autorités a offert aux requérants des garanties de nature à compenser les obstacles auxquels se heurtait la défense.
62. En conséquence, considérant l’équité de la procédure dans son ensemble, la Cour juge que les droits de la défense des requérants ont subi une restriction incompatible avec les exigences d’un procès équitable. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d) de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
63. Invoquant l’article 10 de la Convention, les requérants soutiennent que leur condamnation en raison d’activités qu’ils auraient menées en faveur d’un parti politique selon eux légal, à savoir le DTP, a méconnu leur droit à la liberté d’exprimer leurs opinions politiques. Par ailleurs, à leurs yeux, cette condamnation avait pour but d’entraver les activités du DTP.
64. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
65. La Cour estime néanmoins que la question juridique principale posée par la présente requête consiste à savoir si les accusations portées contre les requérants ont été établies à l’issue d’un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention. Ayant répondu par la négative à cette question (paragraphe 62 ci-dessus), elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le bien-fondé du grief tiré de l’article 10 de la Convention (Sadak et autres c. Turquie (no 1), nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, § 73, CEDH 2001‑VIII).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
67. Les requérants réclament 10 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 10 000 EUR pour préjudice moral.
68. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
69. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande.
En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer 2 000 EUR à chaque requérant pour dommage moral.
70. La Cour note enfin que l’article 311 § 1 f) du code de procédure pénale (paragraphe 26 ci-dessus) offre aux requérants la possibilité de demander la réouverture de la procédure à la suite du constat de violation prononcé par la Cour (voir, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003).
B. Frais et dépens
71. Les requérants n’ont pas présenté de demande pour frais et dépens. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.
C. Intérêts moratoires
72. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d) de la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le bien-fondé du grief tiré de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 juin 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithAndrás Sajó
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.
A.S.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS
Je regrette de ne pouvoir partager l’avis de mes collègues selon lequel « il n’y a pas lieu d’examiner séparément le bien-fondé du grief tiré de l’article 10 de la Convention » (paragraphe 65 de l’arrêt).
La majorité parvient à cette conclusion au motif que « la question juridique principale posée par la présente requête consiste à savoir si les accusations portées contre les requérants ont été établies à l’issue d’un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention » et que la Cour a « répondu par la négative à cette question » (ibidem). Ce faisant, la majorité s’aligne sur la jurisprudence énoncée dans plusieurs dizaines d’arrêts, presque tous rendus contre la Turquie, et en premier lieu dans l’arrêt Sadak et autres c. Turquie (no 1) (nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, § 73, CEDH 2001‑VIII), cité au paragraphe 65 du présent arrêt.
Or, à mon avis, il n’appartient pas à une juridiction de faire une distinction entre la question juridique « principale » et les autres questions juridiques posées par une requête, et de limiter ensuite son examen à celle des questions qu’elle aura estimée être la « principale ». Toute juridiction doit en principe se prononcer sur chacun des griefs qui lui sont soumis, sans distinction. Si une juridiction peut – exceptionnellement – s’abstenir d’examiner l’un ou l’autre grief, c’est parce que celui-ci se trouve absorbé par un autre grief qui a fait, lui, l’objet d’un examen, ou bien parce qu’elle estime que son examen n’apportera rien (ou presque rien) à ce qui résulte déjà de l’examen d’un autre grief (« aucune question distincte ne se pose »). Je m’empresse d’ajouter qu’une juridiction ne peut, bien entendu, être tenue d’examiner un grief manifestement mal fondé ou un grief « chicanier » qui témoignerait d’un comportement abusif du requérant (voir la référence aux requêtes abusives dans l’article 35 § 3 a) de la Convention ; voir aussi Bekauri c. Géorgie (exception préliminaire), no 14102/02, § 21, 10 avril 2012).
Par ailleurs, le fait de ne pas examiner un grief peut avoir une incidence sur la détermination du montant de la satisfaction équitable à accorder à un requérant. En effet, si le grief non examiné est en réalité un grief fondé, qui devrait de ce fait conduire à un constat de violation de l’article de la Convention en question, ce constat devrait en toute logique entraîner une augmentation du montant à allouer pour dommage moral, voire, dans certains cas, pour dommage matériel. Cela tient au fait que la satisfaction équitable couvre le dommage qui présente un lien de causalité avec la ou les violations constatées. Par conséquent, en décidant de ne pas se prononcer sur un grief déterminé, la Cour risque de priver le requérant d’un avantage financier.
En l’espèce, le grief « principal », à savoir le grief tiré de la violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d) de la Convention, est d’une nature très différente de celle du grief tiré de la violation de l’article 10. Je ne vois pas comment il pourrait être soutenu que l’examen de ce dernier grief n’apporterait rien à ce qui a été dit au sujet du premier grief. Plus généralement, je ne décèle aucun motif convaincant de nature à justifier que la Cour se soit abstenue de se prononcer sur le bien-fondé du grief tiré de la violation de l’article 10.
Aussi ai-je voté contre le point 3 du dispositif.