GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE BOUYID c. BELGIQUE
(Requête no 23380/09)
ARRÊT
STRASBOURG
28 septembre 2015
Cet arrêt est définitif.
En l’affaire Bouyid c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Dean Spielmann, président,
Guido Raimondi,
Isabelle Berro,
Alvina Gyulumyan,
Ledi Bianku,
Nona Tsotsoria,
Nebojša Vučinić,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Erik Møse,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 octobre 2014 et le 24 juin 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23380/09) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont deux ressortissants de cet État, M. Saïd Bouyid (« le premier requérant ») et M. Mohamed Bouyid (« le second requérant »), ont saisi la Cour le 28 avril 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me C. Marchand et Me Z. Chihaoui, avocats à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.
3. Alléguant en particulier avoir chacun reçu une gifle d’un agent de police alors qu’ils se trouvaient dans un commissariat, les requérants dénonçaient notamment un traitement dégradant et se disaient victimes d’une violation de l’article 3.
4. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Par un arrêt rendu le 21 novembre 2013, une chambre de cette section a déclaré la requête recevable quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention et irrecevable pour le surplus, et a conclu à l’unanimité à la non-violation de cette disposition. Cette chambre était composée de Mark Villiger, président, Ann Power-Forde, Ganna Yudkivska, André Potocki, Paul Lemmens, Helena Jäderblom et Aleš Pejchal, juges, ainsi que de Stephen Phillips, greffier adjoint de section. Le 24 janvier 2014, en vertu de l’article 43 de la Convention, les requérants ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 24 mars 2014.
5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond (article 59 § 1 du règlement).
7. L’organisation non gouvernementale REDRESS et le Centre des droits de l’homme de l’université de Gand se sont vu accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement).
8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 8 octobre 2014 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmeI. Niedlispacher,co-agent ;
– pour les requérants
MeC. Marchand, avocat,
MeZ. Chihaoui,conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Marchand, Me Chihaoui et Mme Niedlispacher, ainsi que Me Marchand et Mme Niedlispacher en leurs réponses aux questions posées par les juges.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Nés respectivement en 1986 et 1979, les requérants résident à Saint-Josse-ten-Noode (arrondissement de Bruxelles-Capitale).
10. Les requérants sont frères. Ils habitaient avec leurs parents, leur frère et leurs deux sœurs à côté du commissariat de la police locale de Saint-Josse-ten-Noode. Ils se plaignent tous deux d’avoir été giflés par des agents de police – ce que conteste le Gouvernement –, l’un le 8 décembre 2003, l’autre le 23 février 2004, et soulignent que ces événements se sont produits dans le contexte de relations tendues entre leur famille et certains membres du commissariat.
A. Les événements du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004
1. Les événements du 8 décembre 2003
11. Les requérants indiquent que le 8 décembre 2003, vers 16 heures, alors que le premier d’entre eux se trouvait avec un ami dans la rue, devant la porte de l’immeuble dans lequel il habitait avec sa famille et, qu’ayant oublié ses clés, il sonnait afin que ses parents lui ouvrent, un policier en civil, A.Z., lui avait demandé de présenter sa carte d’identité. Le premier requérant n’aurait pas obtempéré et aurait demandé à l’agent de justifier sa qualité. Ce dernier l’aurait alors empoigné par la veste – la déchirant – et l’aurait conduit au commissariat. Le premier requérant aurait été installé dans une salle, où il serait resté seul avec l’agent A.Z. qui lui aurait donné une gifle alors qu’il protestait contre son arrestation.
12. Les requérants produisent un certificat établi le même jour à 19 h 20 par un médecin généraliste qui constate que le premier d’entre eux était « en état de choc » et présentait les lésions suivantes : un « érythème au niveau de la joue gauche (en voie de disparition) » et un « érythème au niveau [du] conduit auditif externe gauche ».
13. Le Gouvernement indique de son côté que, du fait du refus du premier requérant de montrer sa carte d’identité, l’agent A.Z. n’avait pas d’autre choix que de le conduire au commissariat pour procéder à son identification. Le premier requérant y aurait alors fait un scandale en se déclarant victime d’une injustice et d’un contrôle abusif et aurait insulté un agent qui lui disait de se calmer. Il aurait été autorisé à quitter le commissariat une fois son identité vérifiée et après avoir été informé par A.Z. qu’un procès-verbal allait être rédigé en vue de le mettre en cause pour outrage, menaces verbales et rébellion. Il serait retourné au commissariat quelques minutes plus tard avec ses parents, accusant A.Z. de l’avoir frappé, ce que ce dernier aurait toujours démenti.
14. A.Z. déposa plainte contre le premier requérant à 18 heures, pour outrage, menaces verbales et rébellion. Il ressort notamment du procès-verbal établi à cette occasion que A.Z. a avisé sa hiérarchie des faits à 17 h 30, ainsi qu’un certain commissaire K.
2. Les événements du 23 février 2004
15. Les requérants indiquent que, le 23 février 2004, entre 9 h 44 et 10 h 20 (cela ressort du procès-verbal d’audition de l’intéressé), alors que le second d’entre eux se trouvait au commissariat de Saint-Josse-ten-Noode et que l’agent P.P. procédait à son audition à propos d’une altercation dans laquelle sa mère et lui avaient été impliqués avec un tiers (et qui avait conduit au dépôt d’une plainte par ce dernier), P.P. lui avait donné une gifle après lui avoir demandé de ne pas s’accouder sur son bureau. Il l’aurait ensuite contraint à signer le procès-verbal en le menaçant de le placer au cachot.
16. Les requérants produisent un certificat médical établi le même jour à leur domicile par un médecin généraliste qui constate une « contusion [à la] joue gauche » du second d’entre eux. Le certificat ne précise pas l’heure à laquelle il a été dressé. Il est cependant avéré qu’il est antérieur à 11 h 20, heure à laquelle il a été produit devant le Comité permanent de contrôle des services de police (Comité P) (paragraphe 25 ci-dessous).
17. Le Gouvernement expose de son côté que le second requérant s’était montré très arrogant durant son audition : affalé sur sa chaise, il s’appuyait nonchalamment sur le bureau de P.P., rigolait sans raison et répondait laconiquement aux questions qui lui étaient posées. Il aurait de plus fait plusieurs fois modifier le procès-verbal en affirmant que les policiers étaient payés pour ça et aurait menacé les policiers en partant en criant qu’ils auraient de ses nouvelles. Il souligne que, nonobstant l’attitude du second requérant, qui cherchait manifestement le conflit, P.P. avait su faire preuve de calme et de patience.
B. Le contexte dans lequel s’inscrivent ces événements
18. Selon les requérants, leur famille fait l’objet d’un harcèlement de la part de membres de la police de Saint-Josse-ten-Noode. Ils indiquent que les problèmes ont commencé en 1999, lorsque l’un d’eux suspecta leur frère N. d’avoir volontairement rayé sa voiture ; par la suite, ce dernier avait été accusé d’avoir menacé ce même agent et d’avoir commis des vols avec violence, faits dont il avait été acquitté par un jugement du tribunal de la jeunesse de Bruxelles du 21 avril 2000. Selon les requérants, cette affaire était montée de toutes pièces à titre de représailles par des membres de la police de Saint-Josse-ten-Noode.
19. Ils ajoutent que, le 24 juin 1999, le premier requérant, alors âgé de treize ans, « [avait fait] l’objet de coups » de la part d’un autre policier, alors qu’il se trouvait dans le commissariat où il avait été conduit à la suite d’une bagarre sur la voie publique. Il aurait eu le tympan perforé. Leur mère et l’une de leurs sœurs, qui se trouvaient pendant ce temps dans la salle d’attente, auraient été secouées et molestées par des policiers.
20. Le 25 novembre 1999, l’une de leurs sœurs aurait fait l’objet dans la rue d’une agression verbale de la part d’un policier de Saint-Josse-ten-Noode et, le 11 mars 2000, leur frère N. aurait été fouillé, bousculé et verbalement agressé par des agents de police.
21. Ils indiquent ensuite qu’au cours de l’année 2000, un « dossier diligenté par la police de Saint-Josse-ten-Noode avait été ouvert contre N. auprès d’un juge d’instruction », lequel s’était soldé par un non-lieu. Cette même année, le deuxième d’entre eux aurait été « signalé aux fins d’audition » et, alors que la police de Saint-Josse-ten-Noode avait annoncé le 23 juillet 2002 que sa « désignalisation » était en cours, il lui aurait fallu effectuer de nombreuses démarches auprès du procureur du Roi et attendre mars 2005 pour qu’il en aille de la sorte, ce qui aurait été source de multiples désagréments.
22. Le 6 avril 2001 et le 12 juillet 2001 respectivement, leur frère N. et le second d’entre eux auraient fait l’objet d’agressions verbales de la part d’agents de Saint-Josse-ten-Noode.
23. Les requérants précisent qu’ils ont systématiquement rendu compte aux autorités judiciaires ou policières des incidents dont ils ont été victimes et ont déposé des plaintes.
C. Les plaintes relatives aux événements du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004, la constitution de partie civile, l’instruction et le non-lieu
24. Le 9 décembre 2003 à 9 h 42, le premier requérant déposa plainte auprès du Comité P. Il fut entendu par un membre du service d’enquêtes. Une copie du certificat médical établi la veille fut annexée au procès-verbal initial.
25. Le second requérant fit de même le 23 février 2004 à 11 h 20. Il indiqua en particulier qu’il considérait que « l’attitude générale de la police de Saint-Josse-ten-Noode vis-à-vis de [sa] famille [devenait] proprement intolérable et excessive au point [qu’ils songeaient] à déménager ». Une copie du certificat médical établi le même jour fut annexée au procès-verbal initial.
26. La mère des requérants fut également entendue le 23 février 2004 par le service d’enquêtes du Comité P à propos des faits dénoncés par le second requérant. Elle indiqua notamment que, dès leur retour au domicile familial, elle avait appelé un certain commissaire K. (paragraphe 14 ci-dessus) afin qu’il convainque P.P. de présenter des excuses. Le commissaire K. serait immédiatement venu chez eux, où il se serait trouvé au même moment que le médecin qui a établi le certificat médical. La mère des requérants déposa également plainte, indiquant par ailleurs avoir elle-même été traitée avec peu d’égard par l’agent P.P.
27. Le 5 mai 2004, l’agent P.P. fut entendu par le directeur du contrôle interne de la police locale sur les faits dénoncés par le second requérant et sa mère. Il déclara notamment que le second requérant avait eu à son égard une attitude particulièrement irrespectueuse lorsqu’il avait procédé à son audition et que, s’il l’avait empoigné par le bras pour le faire sortir de son bureau, il ne l’avait pas giflé.
28. Le 17 juin 2004, les requérants se constituèrent partie civile des chefs de harcèlement, atteinte arbitraire à des libertés fondamentales, abus d’autorité, arrestation arbitraire et coups et blessures volontaires. Ils donnèrent un aperçu de l’ensemble de leurs difficultés avec la police de Saint-Josse-ten-Noode, et déclarèrent explicitement se constituer partie civile pour les événements du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004.
29. Les agents A.Z. et P.P. furent inculpés d’avoir, à l’occasion de leurs fonctions, usé de violences envers des personnes et, notamment, fait volontairement des blessures ou porté des coups et pour avoir exécuté des actes arbitraires et attentatoires aux libertés et aux droits garantis par la Constitution.
30. Le 26 juin 2004, un juge d’instruction du tribunal de première instance de Bruxelles émit une apostille à l’attention du service d’enquêtes du Comité P, l’invitant à prendre connaissance de la constitution de partie civile des requérants, à entendre ceux-ci pour leur faire préciser les éléments de leur plainte, à réaliser un rapport sur le comportement de la famille Bouyid, à dresser la liste des dossiers ouverts à sa charge et des plaintes déposées par elle et à préciser les suites données à ceux-ci.
31. Eu égard au fait qu’il avait déjà entendu les requérants lors du dépôt de leurs plaintes respectives (paragraphes 24-25 ci-dessus), le service d’enquêtes du Comité P ne procéda pas à une nouvelle audition des intéressés. Il adressa le 26 juillet 2004 au juge d’instruction un procès-verbal subséquent qui, se fondant sur des documents transmis par le service de contrôle interne de la zone de police incluant Saint-Josse-ten-Noode, décrit l’évolution des relations entre la famille des requérants et la police de cette commune. Le procès-verbal fait ensuite le compte des dossiers à charge de membres de la famille, notant à cet égard que le premier requérant avait été mis en cause dans un dossier ouvert en décembre 2003 pour outrage, menaces et rébellion, et N. dans sept dossiers, ouverts entre octobre 1997 et juin 1999. Il relève ensuite qu’outre les plaintes des requérants dont il est question en l’espèce, trois plaintes judiciaires avaient été déposées par des membres de leur famille (deux devant le Comité P, en juin 1999 et en juillet 2001, et une devant la « section jeunesse » en 1999) et deux plaintes avaient été traitées par le service de contrôle interne de la zone de police dont dépend Saint-Josse-ten-Noode. Enfin, reprenant un procès-verbal établi dans le cadre du dossier ouvert contre le premier requérant ainsi que les éléments révélés par les enquêtes administratives, il relève le caractère problématique des relations entre la police locale et la famille Bouyid, met en exergue « le comportement général » de cette dernière et souligne ceci :
« En synthèse et selon les policiers, la famille Bouyid (surtout les femmes et la mère en particulier) refuserait toute mise en cause des enfants de la famille à l’occasion des exactions commises. Ceux-ci seraient ainsi confortés dans leur comportement par cette attitude protectrice. Plus généralement, les membres de la famille adopteraient une attitude agressive et provocante vis-à-vis des forces de l’ordre.
Suite aux incidents avec le policier [B.], une assistante de concertation aurait échoué dans une tentative de conciliation suite à l’attitude intransigeante des femmes de la famille Bouyid.
En 1999 et 2000, la situation nécessita la désignation d’un aspirant officier de police comme médiateur auprès de cette famille. »
32. Le 3 août 2004, le juge d’instruction prit une ordonnance de soit-communiqué et transmit le dossier au parquet.
33. Le 16 novembre 2004, l’agent A.Z. fut entendu par un officier du service d’enquêtes du Comité P à propos des événements du 8 décembre 2003. Il déclara notamment qu’il ne connaissait pas le premier requérant lorsque, ce jour-là, il l’a conduit au commissariat de Saint-Josse-ten-Noode.
34. Par un réquisitoire du 10 novembre 2005, le procureur du Roi requit le non-lieu au motif que « l’instruction ne permet[tait] pas d’établir que les faits présent[aient] un crime, un délit ou une contravention et ne fourni[ssait] aucun indice justifiant l’accomplissement de nouveaux devoirs ».
35. Les requérants furent informés que le règlement de la procédure aurait lieu devant la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles le 2 mars 2006. Le 1er mars 2006, ils adressèrent au juge d’instruction une requête en vue de l’accomplissement de vingt actes d’instruction complémentaires. Cette demande entraîna l’ajournement sine die de l’affaire devant la chambre du conseil.
36. Le 7 mars 2006, le juge d’instruction ordonna deux des mesures requises et rejeta le reste de la demande aux motifs que les actes requis concernaient des faits antérieurs aux faits dont il était saisi et que les devoirs sollicités n’étaient pas nécessaires à la manifestation de la vérité. En conséquence, récapitulant tous leurs griefs à l’encontre de la police de Saint-Josse-ten-Noode, les requérants et d’autres membres de la famille adressèrent au juge d’instruction une demande d’« extension de partie civile », laquelle fut toutefois rejetée. Les deux devoirs complémentaires furent exécutés le 25 avril, le 15 mai et le 24 mai 2006.
37. Par une ordonnance du 27 novembre 2007, la chambre du conseil, adoptant les motifs du réquisitoire, dit n’y avoir lieu à poursuivre.
38. Les requérants interjetèrent appel de cette ordonnance.
39. Par un réquisitoire du 3 décembre 2007, le procureur général requit la confirmation de l’ordonnance entreprise.
40. Le 5 février 2008, les requérants et d’autres membres de leur famille se constituèrent partie civile pour l’ensemble des faits dont le juge d’instruction avait estimé ne pas être saisi (paragraphes 43-44 ci-dessous).
41. Le 9 avril 2008, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles, après avoir refusé de joindre le dossier relatif aux événements du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004 à celui qui avait été ouvert à la suite de la constitution de partie civile du 5 février 2008, confirma l’ordonnance par un arrêt ainsi rédigé :
« (...)
Attendu que les faits de la cause peuvent se résumer comme suit :
– le 8 décembre 2003, l’inculpé [A.Z.] aurait eu un comportement policier illégal à l’égard de la partie civile Bouyid Saïd que celle-ci décrit comme suit : lors d’un contrôle devant son domicile, le policier [A.Z.] l’aurait attrapée par sa veste qu’il déchira ; elle fut ensuite entraînée vers le commissariat tout proche où elle aurait été giflée de la main droite par ce policer ;
– le 23 février 2004, l’inculpé [P.P.] aurait eu un comportement policier illégal à l’égard de la partie civile Bouyid Mohamed que celle-ci décrit comme suit : alors qu’elle avait arrêté son véhicule devant son domicile, afin de permettre à sa mère de décharger les courses, elle eut une altercation avec le conducteur du véhicule qui suivait ; elle fut convoquée au commissariat de police suite à la plainte qui aurait été déposée par ce dernier ; lors de l’entretien, Bouyid Mohamed aurait été giflé par l’inculpé [P.P.] (voir l’attestation médicale du Docteur (...)) et menacé par lui de le mettre au cachot s’il ne signait pas sa déclaration qu’il souhaitait cependant modifier ;
– depuis mars 1999, la famille Bouyid connaîtrait d’énormes difficultés avec certains membres de la police de Saint-Josse-ten-Noode, date à laquelle l’agent de police [B.] soupçonne Bouyid [N.] d’avoir griffé sa voiture, ce qui fit naître une certaine tension et un acharnement de la part de la police à l’égard de cette famille ;
– il existerait une provocation constante de la part de la police de Saint-Josse-ten-Noode rendant la vie de la famille Bouyid insupportable ;
Attendu que tant le service de contrôle interne de la police de la zone de police [concernée] que le service d’enquêtes du Comité P ont mené une enquête approfondie en rapport avec les faits dénoncés par les parties civiles ;
Qu’il résulte de l’ensemble des éléments de l’instruction, et notamment des déclarations divergentes des parties en cause, qu’il n’existe aucune charge à l’égard des inculpés de nature à justifier leur renvoi du chef des préventions libellées au réquisitoire du procureur général, à la période infractionnelle retenue ;
Que les déclarations des inculpés, qui nient les faits qui leur sont reprochés, sont cohérentes ; qu’il peut, à cet égard, être fait référence au rapport détaillé concernant le comportement général de la famille des parties civiles rédigé par le Comité P, qui donne des éclaircissements quant au contexte général de cette affaire ;
Attendu que les parties civiles n’apportent devant la cour, chambre des mises en accusation, aucun élément nouveau, pertinent et convaincant qui n’aurait pas été porté à la connaissance du premier juge, susceptible de révéler l’existence de la moindre charge dans le chef des inculpés justifiant leur renvoi devant la juridiction de fond ;
Que l’instruction n’a pas davantage mis en évidence suffisamment d’éléments constitutifs d’une infraction pénale qui aurait été commise par les inculpés à l’occasion des faits qui leur sont reprochés ;
Attendu, en outre, qu’il n’apparaît pas du dossier que les dispositions de l’article 37 de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police n’ont pas été respectées ;
Que, comme le souligne tant le réquisitoire du procureur du Roi du 10 novembre 2005 que celui du procureur général, ainsi que l’ordonnance de la chambre du conseil, les faits de la cause ne présentent en l’espèce ni crime, ni délit, ni contravention ;
(...) »
42. Le pourvoi formé par les requérants – sur le fondement notamment des articles 3, 6 et 13 de la Convention – fut rejeté le 29 octobre 2008 par la Cour de cassation.
D. La constitution de partie civile relative aux événements antérieurs à ceux du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004
43. Le 5 février 2008, six membres de la famille Bouyid, dont les deux requérants, s’étaient constitués partie civile devant un juge d’instruction du tribunal de première instance de Bruxelles au sujet de l’ensemble des faits qu’ils reprochaient à des agents de police de Saint-Josse-ten-Noode, en particulier les faits antérieurs aux événements du 8 décembre 2003 et du 23 février 2004.
44. Cette constitution de partie civile donna lieu à la comparution de six policiers devant le tribunal de première instance de Bruxelles, siégeant au fond. Par un jugement du 30 mai 2012, le tribunal déclara l’action publique éteinte par prescription. Il ne ressort pas du dossier qu’il aurait été interjeté appel de ce jugement.
II. TEXTES, INSTRUMENTS ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX
A. La notion de dignité
45. Le préambule de la Charte des Nations unies du 26 juin 1945 affirme la résolution des peuples des Nations unies à, notamment, « proclamer à nouveau [leur] foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites ». La notion de dignité apparaît aussi dans la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, dont le préambule énonce que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde », et dont l’article premier dispose que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».
46. De nombreux textes et instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme postérieurs font référence à cette notion, dont :
– la Déclaration des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 20 novembre 1963, qui « affirme solennellement la nécessité d’éliminer rapidement toutes les formes et toutes les manifestations de discrimination raciale dans toutes les parties du monde et d’assurer la compréhension et le respect de la dignité de la personne humaine », ainsi que la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 (ratifiée par la Belgique), dont le préambule renvoie à cette déclaration ;
– le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 (ratifiés par la Belgique), dont le préambule énonce que les droits égaux et inaliénables de tous les membres de la famille humaine « découlent de la dignité inhérente à la personne humaine », l’article 10 du premier prévoyant en outre que « toute personne privée de sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine » et l’article 13 du second que « les États parties (...) reconnaissent le droit de toute personne à l’éducation [et] conviennent que l’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et du sens de sa dignité et renforcer le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales (...) » ;
– la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979 (ratifiée par la Belgique), dont le préambule rappelle en particulier que la discrimination envers les femmes viole notamment « les principes de l’égalité des droits et du respect de la dignité humaine » ;
– la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, du 10 décembre 1984 (ratifiée par la Belgique), dont le préambule souligne que les « droits égaux et inaliénables de tous les membres de la famille humaine (...) procèdent de la dignité inhérente à la personne humaine » ;
– la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (ratifiée par la Belgique), dont le préambule indique « qu’il importe de préparer pleinement l’enfant à avoir une vie individuelle dans la société, et de l’élever dans l’esprit des idéaux proclamés dans la Charte des Nations unies, et en particulier dans un esprit de paix, de dignité, de tolérance, de liberté, d’égalité et de solidarité » (voir aussi les articles 23 § 1, 28 § 2, 37, 39 et 40 § 1) ;
– la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (articles 19 § 2 et 24 § 5 c)) (ratifiée par la Belgique) ;
– la Convention relative aux droits des personnes handicapées (ratifiée par la Belgique), dont le préambule souligne que « toute discrimination fondée sur le handicap est une négation de la dignité et de la valeur inhérentes à la personne humaine », dont l’objet est notamment de promouvoir le respect de la « dignité intrinsèque » des personnes handicapées (article premier), respect qui en constitue aussi l’un des principes généraux (article 3 a)) (voir aussi les articles 8 § 1 a), 16 § 4, 24 § 1 et 25) ;
– le Deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort du 15 décembre 1989 (ratifié par la Belgique), dont le préambule exprime la conviction que « l’abolition de la peine de mort contribue à promouvoir la dignité humaine et le développement progressif des droits de l’homme » ;
– le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications du 19 décembre 2011 (ratifié par la Belgique), dont le préambule réaffirme notamment « le statut de l’enfant en tant que sujet de droits et en tant qu’être humain dont la dignité doit être reconnue et dont les capacités évoluent » ;
– le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 10 décembre 2008 (ratifié par la Belgique) et le Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 6 octobre 1999 (ratifié par la Belgique).
47. Plusieurs textes et instruments régionaux relatifs aux droits de l’homme font également référence à la notion de dignité. Il en va en particulier ainsi de :
– la Convention américaine relative aux droits de l’homme du 22 novembre 1969 (articles 5 § 2, 6 § 2 et 11 § 1) ;
– l’Acte final de la conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe du 1er août 1975, qui précise que les États « favorisent et encouragent l’exercice effectif des libertés et droits civils, politiques, économiques, sociaux, culturels et autres qui découlent tous de la dignité inhérente à la personne humaine et qui sont essentiels à son épanouissement libre et intégral » (principe VII) ;
– la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 27 juin 1981, dont l’article 5 énonce notamment que « tout individu a droit au respect de la dignité inhérente à la personne humaine et à la reconnaissance de sa personnalité juridique » ;
– la Convention pour la protection des droits de l’homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine du 4 avril 1997 (que la Belgique n’a pas signée), dont, notamment, le préambule affirme « la nécessité de respecter l’être humain à la fois comme individu et dans son appartenance à l’espèce humaine et (...) l’importance d’assurer sa dignité » ;
– la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, dont le préambule affirme le fait que, « consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union se fonde [notamment] sur les valeurs indivisibles et universelles de dignité humaine, de liberté, d’égalité et de solidarité », et dont l’article premier affirme que « la dignité humaine est inviolable [et] doit être respectée et protégée » (voir aussi l’article 31 relatif aux conditions de travail justes et équitables) ;
– le Protocole no 13 à la Convention relatif à l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances du 3 mai 2002 (ratifié par la Belgique), dont le préambule souligne que l’abolition de la peine de mort est essentielle à la protection du droit de toute personne à la vie et à la pleine reconnaissance de la « dignité inhérente à tous les êtres humains » ;
– la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005 (ratifiée par la Belgique), dont le préambule souligne que « la traite des êtres humains constitue une violation des droits de la personne humaine et une atteinte à la dignité et à l’intégrité de l’être humain » (voir aussi les articles 6 et 16).
B. Documents du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
48. Dans un document intitulé Normes du CPT (CPT/Inf/E (2002) 1 – Rev. 2015), le CPT indique ce qui suit :
« 97. Gardant à l’esprit son mandat préventif, le CPT a pour priorité, pendant ses visites, de chercher à établir si les mineurs privés de liberté ont subi des mauvais traitements. Malheureusement, les mauvais traitements infligés délibérément par des responsables des forces de l’ordre sur des mineurs n’ont d’aucune façon été éradiqués et demeurent une véritable préoccupation dans certains pays européens. Les délégations du CPT continuent de recevoir des allégations crédibles de mineurs arrêtés ayant été maltraités. Les allégations portent souvent sur des coups de pied, des gifles, des coups de poing ou de matraque infligés au moment de l’arrestation (même une fois que le mineur a été maîtrisé), pendant le transport ou lors de l’interrogatoire ultérieur dans les locaux des forces de l’ordre. Il n’est pas rare que des mineurs soient victimes de menaces ou d’insultes, y compris à caractère raciste, alors qu’ils sont entre les mains des forces de l’ordre.
(...)
126. (...) Dans un certain nombre [de centres de détention pour mineurs] visités par le CPT, il n’était pas rare que le personnel administre une soi-disant « gifle pédagogique » ou d’autres formes de punition physique aux mineurs qui se comportaient mal. Dans ce contexte, le CPT rappelle que les châtiments corporels peuvent être considérés comme étant des formes de mauvais traitements et doivent être strictement interdits. »
Le CPT a également souligné ce qui suit dans son neuvième rapport général d’activité (CPT/Inf (99) 12) du 30 août 1999 :
« 24. Dans plusieurs autres établissements visités [où des mineurs sont privés de liberté], les délégations du CPT ont appris qu’il n’était pas rare que le personnel administre à l’occasion « une gifle pédagogique » aux mineurs qui se comportent mal. Le Comité considère que, dans l’intérêt de la prévention des mauvais traitements, toutes les formes de châtiment corporel doivent être formellement interdites et évitées dans la pratique. Les mineurs qui se conduisent mal devraient être traités uniquement selon les procédures disciplinaires prescrites. »
49. Dans son rapport au Gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée dans ce pays du 18 au 27 avril 2005 (CPT/Inf (2006) 15, 20 avril 2006), le CPT indique notamment ceci :
« 11. Sur la base de l’ensemble des informations recueillies lors de la visite, le CPT est amené à conclure – comme cela avait été le cas à la suite de ses trois premières visites en Belgique –, que le risque pour une personne d’être maltraitée pendant sa détention par les forces de l’ordre ne saurait être écarté. En conséquence, le CPT recommande aux autorités belges de continuer à faire preuve de vigilance en ce domaine et de déployer des efforts particuliers s’agissant des mineurs privés de liberté.
En outre, le CPT recommande qu’il soit rappelé aux membres des forces de l’ordre, à intervalles réguliers et de manière appropriée, que toute forme de mauvais traitements (y compris les insultes) de personnes privées de liberté est inacceptable, que toute information relative à d’éventuels mauvais traitements fera l’objet d’une enquête en bonne et due forme, et que les auteurs des mauvais traitements seront sévèrement sanctionnés.
12. S’agissant plus particulièrement des allégations de mauvais traitements lors de l’interpellation d’un suspect par les forces de l’ordre, le CPT l’a répété à maintes reprises, il ne fait aucun doute que cette opération constitue parfois une tâche difficile et dangereuse, en particulier lorsque la personne concernée résiste ou lorsque les forces de l’ordre ont de bonnes raisons de penser qu’elle représente une menace immédiate. Toutefois, au moment de procéder à l’interpellation, l’usage de la force doit être limité à ce qui est strictement nécessaire ; de surcroît, dès l’instant où la personne interpellée a été maîtrisée, rien ne saurait jamais justifier qu’elle soit frappée. »
Le rapport relatif à la visite qu’il a effectuée en Belgique du 28 septembre au 7 octobre 2009 (CPT/Inf (2010) 24, 23 juillet 2010) contient en particulier le passage suivant :
« 13. Au cours de sa visite dans les commissariats de police, la délégation du CPT n’a rencontré que quelques personnes privées de liberté. Cela étant, lors de ses visites d’établissements pénitentiaires, elle s’est entretenue avec de nombreuses personnes qui avaient été récemment détenues par la police.
La majorité des détenus rencontrés par la délégation n’ont fait état d’aucun mauvais traitement physique délibéré à l’occasion de leur privation de liberté par la police. Toutefois, la délégation a recueilli un nombre limité d’allégations de recours excessif à la force (tel que des coups portés alors que la personne était maîtrisée ou le fait d’avoir été étroitement menottée), au moment de l’interpellation (notamment à Bruxelles, Charleroi et Marcinelle). Comme le CPT l’a maintes fois reconnu, il ne fait aucun doute que l’interpellation d’un suspect constitue parfois une tâche difficile et dangereuse, en particulier lorsque la personne concernée résiste ou lorsque la police a de bonnes raisons de penser qu’elle représente une menace immédiate. Néanmoins, le CPT recommande de rappeler aux fonctionnaires de police qu’au moment de procéder à une interpellation, l’usage de la force doit être limité à ce qui est strictement nécessaire ; de surcroît, dès l’instant où la personne interpellée a été maîtrisée, rien ne saurait jamais justifier qu’elle soit frappée. »
C. Le Code européen d’éthique de la police
50. Dans sa Recommandation Rec(2001)10 sur le code européen d’éthique de la police adoptée le 19 septembre 2001, le Comité des Ministres se dit
« [c]onvaincu que la confiance de la population dans la police est étroitement liée à l’attitude et au comportement de cette dernière vis-à-vis de cette même population, et en particulier au respect de la dignité humaine et des libertés et droits fondamentaux de la personne tels qu’ils sont consacrés notamment par la Convention européenne des droits de l’homme ».
Il recommande aux gouvernements des États membres de s’inspirer, dans leurs législation et pratiques internes et dans leurs codes de conduite en matière de police, des principes énoncés dans le Code européen d’éthique de la police annexé à la recommandation, en vue d’en assurer la mise en œuvre progressive et la diffusion la plus large possible.
51. Ce code précise en particulier que parmi les principaux buts de la police se trouve celui de protéger et respecter les libertés et droits fondamentaux de l’individu tels qu’ils sont consacrés, notamment, par la Convention (paragraphe 1). Dans sa partie relative aux « principes directeurs concernant l’action/l’intervention de la police », il énonce que « la police ne doit infliger, encourager ou tolérer aucun acte de torture, aucun traitement ou peine inhumains ou dégradants, dans quelque circonstance que ce soit » (paragraphe 36), et qu’elle « ne peut recourir à la force qu’en cas de nécessité absolue et uniquement pour atteindre un objectif légitime » (paragraphe 37). Il ajoute notamment que, « dans l’accomplissement de sa mission, [elle] doit toujours garder à l’esprit les droits fondamentaux de chacun » (paragraphe 43) et que « les personnels de police doivent agir avec intégrité et respect envers la population, en tenant tout spécialement compte de la situation des individus faisant partie de groupes particulièrement vulnérables » (paragraphe 44).
D. La vulnérabilité des mineurs
52. Le préambule de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (défini par l’article premier comme étant « tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable ») du 20 novembre 1989 (ratifiée par la Belgique) renvoie à ces déclarations et rappelle que la nécessité d’accorder une protection spéciale à l’enfant a été reconnue dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (en particulier aux articles 23-24), dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (en particulier à l’article 10) et dans les statuts et instruments pertinents des institutions spécialisées et des organisations internationales qui se préoccupent du bien-être de l’enfant.
53. Plusieurs textes internationaux ou régionaux postérieurs reposent sur la reconnaissance de la nécessité de prendre en compte la vulnérabilité des mineurs. Ainsi, par exemple, la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels du 25 octobre 2007 (ratifiée par la Belgique) énonce dans son préambule que « tout enfant a droit, de la part de sa famille, de la société et de l’État, aux mesures de protection qu’exige sa condition de mineur », l’enfant étant défini comme « toute personne âgée de moins de dix-huit ans » (article 3 a)). On peut également évoquer la Recommandation CM/Rec(2008)11 sur les règles européennes pour les délinquants mineurs faisant l’objet de sanctions ou de mesures et la Recommandation CM/Rec(2009)10 sur les stratégies nationales intégrées de protection des enfants contre la violence, adoptées par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 5 novembre 2008 et le 18 novembre 2009 respectivement. La première souligne l’extrême vulnérabilité des mineurs privés de liberté (annexe à la recommandation, § 52.1) ; la seconde souligne que « la fragilité et la vulnérabilité des enfants, ainsi que leur dépendance à l’égard des adultes pour leur croissance et leur développement, justifient un investissement accru de la part de la famille, de la société et de l’État dans la prévention de la violence à l’encontre des enfants ». Tout récemment encore, le CPT a mis en exergue la vulnérabilité particulière des mineurs dans le contexte de la privation de liberté (24e rapport général du CPT, 2013-2014, janvier 2015, § 3, chapitre « Les mineurs privés de liberté en vertu de la législation pénale », §§ 98-99).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
54. Les requérants se plaignent du fait que des agents de police leur ont donné une gifle alors qu’ils se trouvaient dans le commissariat de Saint-Josse-ten-Noode. Ils estiment avoir été victimes d’un traitement dégradant. Ils se plaignent en outre de l’instruction conduite à la suite de leurs plaintes, qu’ils jugent ineffective, incomplète et partiale et dont ils dénoncent la durée. Ils invoquent les articles 3, 6 § 1 et 13 de la Convention, le premier étant ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
55. Rappelant que la Cour est maîtresse de la qualification juridique des faits et constatant que ces griefs se confondent, la chambre a jugé approprié d’examiner les allégations des requérants sous l’angle de l’article 3 de la Convention uniquement. La Grande Chambre marque son accord avec cette approche. Elle procèdera donc à l’identique.
A. L’arrêt de chambre
56. Dans son arrêt, la chambre renvoie aux principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 3 de la Convention. Elle se réfère notamment au principe selon lequel, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait, de sorte qu’il incombe au Gouvernement de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime. Elle se réfère également au principe qui veut que, lorsqu’un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3. Elle renvoie aussi au principe selon lequel un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de cette disposition. Elle rappelle en outre qu’il existe des violences qui, bien que condamnables selon la morale et très généralement aussi selon le droit interne des États contractants, ne relèvent pas de l’article 3. Elle note ensuite que le Gouvernement conteste que les requérants aient été giflés par des policiers et soutient que les certificats médicaux produits n’établissent pas que les lésions qu’ils constatent ont une telle origine. Elle juge toutefois inutile de se prononcer sur ce point, retenant qu’à les supposer avérés, les actes dénoncés par les requérants ne constituaient pas, dans les circonstances de la cause, des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Elle conclut ainsi (paragraphe 51) :
« (...) à supposer que gifle il y ait eu, il s’agissait dans les deux cas d’une gifle isolée, infligée inconsidérément par des policiers excédés par le comportement irrespectueux ou provocateur des requérants, et qui ne visait pas à leur extorquer des aveux. Elle serait de plus intervenue dans le contexte d’un climat tendu entre les membres de la famille des requérants et les policiers de leur quartier. Dans de telles circonstances, même si l’un des requérants n’avait alors que dix-sept ans et s’il est compréhensible que, dans l’hypothèse où les faits se seraient déroulés comme les requérants le disent, ils éprouvent un fort ressentiment, la Cour ne saurait perdre de vue qu’il s’agissait chaque fois d’un acte isolé, posé dans une situation de tension nerveuse et dénué de tout effet grave ou durable. Elle estime que des actes de ce type, bien qu’inacceptables, ne sauraient être considérés comme générant un degré d’humiliation ou d’avilissement suffisant pour caractériser un manquement à l’article 3 de la Convention. Autrement dit, en tout état de cause, le seuil de gravité mentionné ci-dessus n’est pas atteint en l’espèce, de sorte qu’aucune question de violation de cette disposition ne se pose, que l’on envisage celle-ci sous son angle matériel ou sous son angle procédural. »
B. Les observations des parties
1. Les requérants
57. S’agissant du volet matériel de l’article 3, les requérants reprochent à la chambre de s’être écartée des principes établis par la Grande Chambre. Ils estiment en effet qu’elle a omis d’appliquer les présomptions de causalité et de gravité qui entrent en jeu dans les cas de violence sur des personnes privées de liberté ou qui sont aux mains de la police. Ils soulignent que, dans de tels cas, il existe une présomption de causalité entre les traces de coups et leur imputabilité aux services de police, laquelle peut être renversée par des explications raisonnables fournies par les auteurs présumés. Ils précisent que, si tel n’est pas le cas, la seconde présomption entre en jeu dès lors que la victime est privée de liberté : l’usage de la force physique étant per se attentatoire à la dignité, l’acte est présumé être grave et contraire à l’article 3, l’auteur supposé pouvant toutefois renverser cette présomption en invoquant la stricte nécessité de l’usage de la force au vu du comportement de la victime. Ce ne serait qu’« à titre accessoire » que la Cour examinerait éventuellement la gravité de l’acte, pour déterminer s’il doit être qualifié de « torture » ou de traitement « inhumain ou dégradant ».
58. Les requérants soulignent que des certificats médicaux établis rapidement après les faits démontrent qu’ils présentaient des traces de coups à leur sortie du commissariat. Ils en déduisent que la présomption de causalité s’applique et constatent qu’à l’instar des services de police au plan interne, le Gouvernement n’a fourni aucune explication permettant de l’écarter, se bornant à nier que gifles il y ait eu. Ils ajoutent que l’utilisation de la force contre eux n’était ni nécessaire ni proportionnée. Ils soulignent à cet égard qu’aucune trace de coup n’a été relevée sur les policiers qui les ont giflés, qu’il n’y a pas eu résistance physique active de leur part, qu’ayant toujours nié les gifles, la police et l’État belge ne sont pas en mesure d’établir leur nécessité et qu’il faut tenir compte du contexte de violences policières en Belgique. Ils soulignent en outre que la nervosité, un comportement irrespectueux et le conflit entre la police du quartier et la famille Bouyid ne sont pas de nature à caractériser la nécessité de l’usage de la force. Le premier requérant ajoute que le contrôle d’identité à l’origine de son interpellation n’était pas justifié, que les raisons de celle-ci sont obscures et que sa veste a été déchirée à cette occasion, qu’il était beaucoup moins corpulent que le policier qui l’a giflé, qu’il était mineur, que la gifle qu’il a reçue l’a laissé en état de choc, et que son sentiment de peur et de stress était d’autant plus grand qu’il avait eu le tympan perforé quatre ans auparavant à la suite d’un coup porté par un agent de police et qu’il se trouvait face à l’esprit corporatiste des forces de police. Le second requérant ajoute pour sa part que, lorsqu’il a été giflé, il était assis et ne constituait pas une menace directe.
59. Les requérants indiquent que les violences policières sont un problème d’actualité en Belgique : la presse a rapporté de nombreux cas et le Comité P fait état dans son rapport annuel pour 2012 d’une augmentation des plaintes pour violences policières (468 en 2010, 576 en 2012). Ils indiquent aussi que, dans son rapport relatif à sa visite effectuée en Belgique du 18 au 27 avril 2005 (précité, § 11), le CPT signale que « le risque pour une personne d’être maltraitée pendant sa détention par les forces de l’ordre ne saurait être écarté ». Ils ajoutent que, dans ses observations finales concernant le troisième rapport périodique de la Belgique, le Comité contre la torture des Nations unies déplore une persistance des allégations d’usage abusif de la violence par les forces de l’ordre et préconise des enquêtes approfondies, indépendantes et impartiales (CAT/C/BEL/CO/3, 28 octobre-22 novembre 2013, § 13). Ils signalent aussi que chaque semaine quatre plaintes dénonçant des faits de violences policières sont déposées sur le site Internet de l’Observatoire des violences policières en Belgique de la section francophone de la Ligue belge des droits de l’homme. Par ailleurs, il semblerait que les policiers portent systématiquement plainte dès le dépôt d’une plainte contre eux et qu’ils bénéficient plus souvent que la moyenne de la population d’une suspension du prononcé lorsqu’une affaire aboutit en justice. La population en tirerait une impression d’impunité qui découragerait les victimes à porter plainte.
60. S’agissant du volet procédural de l’article 3, les requérants considèrent que l’enquête qui a été conduite en leur cause ne répond pas aux exigences de la jurisprudence de la Cour.
61. Premièrement, l’enquête reposerait pour l’essentiel sur un screening du comportement de la famille, fondé sur des procès-verbaux établis par le commissariat de police dont sont issus les policiers qu’ils mettent en cause. Le fait que le procès-verbal de synthèse relate avec précision les plaintes que les membres de leur famille ont déposées à l’encontre de policiers de ce commissariat ainsi que le classement sans suite de celles-ci, mais ne donne aucune indication sur les procès-verbaux rédigés contre eux alors que la plupart de ces dossiers n’existent pas ou n’ont pas eu de suite, montrerait que l’enquête a été conduite à décharge des agents de police. Les requérants observent en outre que l’enquête n’a pas permis de faire la lumière sur les circonstances de l’intervention des agents de police.
62. Deuxièmement, l’enquête aurait connu de grands manquements : alors que le juge d’instruction l’avait demandé, les requérants n’ont pas été entendus par les enquêteurs, le dossier relatif aux rayures sur la voiture d’un agent du commissariat en 1999 n’a pas été intégralement joint à la procédure et le juge d’instruction n’a pas été informé des suites données aux divers dossiers ouverts à charge des membres de la famille Bouyid (certains de ceux mentionnés dans le procès-verbal de synthèse n’existeraient d’ailleurs pas ou seraient en réalité des dossiers où ils se sont portés victimes). Ils signalent que, constatant ces déficiences, ils ont demandé au juge d’instruction d’accomplir vingt devoirs complémentaires, lequel n’a accepté que d’en effectuer deux : la jonction d’un courriel et de l’audition d’un agent que le premier requérant aurait insulté le 8 décembre 2003 (pièces dont ils n’auraient du reste pas pu prendre connaissance).
63. Troisièmement, les prescrits légaux applicables à l’audition des mineurs victimes d’un délit n’auraient pas été respectés (ils renvoient aux articles 91 bis et 92 du code d’instruction criminelle, qui donnent aux intéressés le droit d’être accompagnés d’un majeur lors de leur audition par l’autorité judiciaire et prévoient la possibilité d’enregistrer celle-ci).
64. Quatrièmement, le juge d’instruction aurait pu solliciter d’office les devoirs complémentaires suivants : entendre l’ami du premier requérant qui était avec lui lors de son interpellation, joindre les images des caméras à l’entrée et à la sortie du commissariat, ordonner une contre-expertise médicale, organiser une confrontation.
65. Ainsi, selon les requérants, c’est sur la base d’une enquête ineffective et conduite à décharge des policiers en cause que les juridictions d’instruction ont décidé que la matérialité des faits n’était pas établie et qu’il n’y avait pas lieu à poursuites.
2. Le Gouvernement
66. Le Gouvernement déclare souscrire à l’analyse des requérants selon laquelle, si une personne est détenue par la police au moment des faits, il existe une présomption de causalité entre les traces de coups et blessures qu’elle présente et l’imputabilité aux services de police, laquelle peut être renversée par une explication raisonnable. Il admet aussi que l’acte est présumé grave dès lors que la personne est détenue, la Cour considérant de facto que la dignité de l’intéressée est atteinte, cette présomption pouvant être renversée par la preuve de la stricte nécessité de l’usage de la force au vu du comportement de la victime. Il souligne qu’il n’entend pas échapper à ces présomptions, mais qu’il lui semble légitime en l’espèce de ne pas mettre en cause les allégations des policiers alors que les éléments recueillis dans le cadre de l’enquête sérieuse et complète qui a été menée ne permettent pas de les contredire raisonnablement.
67. Selon le Gouvernement, les autorités judiciaires doivent concilier la présomption de causalité avec le principe tout aussi élémentaire de la présomption d’innocence des agents de l’État mis en cause : elles ne peuvent se départir du principe de ne condamner le prévenu que dans l’hypothèse où elles ont la certitude, au-delà de tout doute raisonnable, qu’il a posé des actes constitutifs d’un traitement dégradant sur le plaignant.
68. Le Gouvernement souligne qu’en l’espèce, si les requérants ont produit des certificats médicaux qui font état de lésions qui pourraient être compatibles avec les faits qu’ils dénoncent, il ressort de leurs seules déclarations que ces lésions seraient la conséquence d’une gifle et que cette gifle leur aurait été infligée par des policiers. Il ajoute que les agents mis en cause se sont toujours farouchement défendus d’avoir posé de tels actes et qu’aucun des éléments recueillis lors de l’instruction ne contredit leur démenti. Il observe aussi que les membres de la famille Bouyid ont déposé plusieurs autres plaintes contre des agents du commissariat de leur quartier, chaque fois dans le contexte d’une confrontation avec la police consécutivement à leur interpellation. Il en déduit que, vu le comportement de la famille Bouyid, il est possible de penser que les plaintes des requérants étaient destinées à jeter le discrédit sur les policiers qu’ils mettent en cause alors qu’aucun coup n’a été porté contre eux. Lors de l’audience, le Gouvernement a émis l’hypothèse que les requérants s’étaient eux-mêmes giflés dans le but de constituer un dossier contre la police de leur commune, avec laquelle ils avaient des difficultés depuis de nombreuses années. Selon lui, les tensions étaient telles que l’on peut imaginer que ce soit allé jusque-là.
69. Il y aurait donc en l’espèce « plus qu’un doute raisonnable sur l’établissement des faits allégués ».
70. Le Gouvernement estime que cette dernière affirmation ne contredit pas le principe selon lequel, lorsqu’un individu se trouve privé de liberté ou confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue en principe une violation de l’article 3.
71. Le Gouvernement soutient par ailleurs que les requérants ont eu accès à une enquête officielle effective, qui a analysé l’intégralité des données disponibles en termes de rapports, procès-verbaux et témoignages. Il ajoute que l’enquête n’a cependant pas permis d’établir la matérialité des faits invoqués par les requérants et, partant, n’a pas permis d’identifier un ou des auteurs éventuels.
72. Enfin, le Gouvernement déclare qu’il ne pourrait admettre que la présente affaire serve d’étendard dans la lutte contre les violences policières alors que les faits ne sont pas raisonnablement établis.
C. Les observations des tiers intervenants
1. Le Centre des droits de l’homme de l’université de Gand
73. Le tiers intervenant constate que, pour conclure que le seuil de gravité de l’article 3 n’était pas atteint, la chambre a pris en compte le comportement prétendument irrespectueux ou provocateur des requérants, le climat tendu qui régnait entre les membres de la famille des requérants et les policiers de leur quartier, le fait que les gifles ne visaient pas à extorquer des aveux, et le fait qu’il s’agissait d’actes isolés, dénués d’effet grave ou durable. Il estime qu’à l’aune de la jurisprudence de la Cour, les trois premiers de ces éléments ne sont pas pertinents. S’il juge le quatrième élément valide, il estime qu’un facteur devrait être capital lorsqu’il s’agit de déterminer si le seuil de gravité est atteint s’agissant d’un acte commis à l’égard d’une personne privée de liberté par la police : le fait qu’il y a alors abus de pouvoir par des agents de police envers des personnes qui sont sous leur contrôle total. Selon lui, il faut dans un tel cas abaisser le seuil de gravité. Renvoyant aux arrêts Salman c. Turquie ([GC] no 21986/93, CEDH 2000‑VII), Denis Vasilyev c. Russie (no 32704/04, 17 décembre 2009) et Valiulienė c. Lituanie (no 33234/07, 26 mars 2013), il souligne que la Cour considère que les personnes en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que l’article 3 met à la charge des États une obligation de protéger le bien-être physique des personnes qui sont dans cette situation, et qu’elle tient compte du sentiment de peur et d’impuissance de la victime lorsqu’elle est amenée à juger si le seuil de l’article 3 est atteint. Selon lui, il en va d’autant plus ainsi s’agissant de mineurs privés de liberté, ceux-ci étant particulièrement vulnérables. Dans ce contexte, une simple gifle peut avoir des répercussions psychologiques sérieuses, incompatibles avec les exigences de l’article 3, d’autant plus que l’on pourrait y voir une menace de violences plus graves en cas de refus de coopérer, ou même un acte punitif.
74. Le tiers intervenant invite la Cour à prendre en compte le fait que, dans ses rapports sur la Belgique de 2006 et 2010, précités, le CPT a recommandé à cet État de « rappeler aux fonctionnaires de police qu’au moment de procéder à une interpellation, l’usage de la force doit être limité à ce qui est strictement nécessaire [et que,] dès l’instant où la personne interpellée a été maîtrisée, rien ne saurait jamais justifier qu’elle soit frappée ».
75. Le tiers intervenant rappelle ensuite que, dans l’arrêt Davydov et autres c. Ukraine (nos 17674/02 et 39081/02, § 268, 1er juillet 2010), la Cour a jugé que l’article 3 met à la charge des États l’obligation de former les agents de la force publique de manière à ce qu’ils aient un haut niveau de compétence dans leur conduite professionnelle, afin que personne ne soit exposé de leur part à des traitements contraires à cette disposition.
76. Enfin, le tiers intervenant met en exergue le fait que l’usage de la violence par la police n’est pas inhabituel en Belgique. Comme les requérants, il renvoie aux chiffres publiés par le Comité P et l’Observatoire des violences policières. Il ajoute que la police belge a été au cœur de plusieurs affaires de violences policières ces dernières années et qu’il a été constaté que, dans certains commissariats de la région de Bruxelles, l’infliction de gifles avec la main plate (afin de laisser peu de traces) relève presque de la routine.
2. REDRESS
77. Le tiers intervenant souligne que le droit international des droits de l’homme n’admet l’usage de la force physique par les agents de la force publique que dans la mesure où il est nécessaire et proportionné à un but légitime. Il renvoie à l’article 10 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à l’Observation générale no 20 du Comité des droits de l’homme des Nation unies, au Code de conduite des Nations unies pour les responsables de l’application des lois, aux Principes de base des Nations unies sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois, au Code européen d’éthique de la police, précité, et aux Règles pénitentiaires européennes (auxquels la Cour et le CPT font référence dans leurs travaux), ainsi qu’au Guide pour une police démocratique de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Il en déduit les principes suivants : chacun a le droit de ne pas être soumis à la torture ou à des traitements ou peines cruels, inhumains ou dégradants, l’ensemble de principes des Nations unies pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement précisant que ces termes doivent être interprétés de manière à étendre aussi largement que possible la protection contre les abus ; les moyens non violents doivent être tentés d’abord ; il ne doit y avoir recours à la force que lorsque c’est strictement nécessaire, et uniquement dans le but de faire respecter la loi de manière légale ; dans leurs relations avec des personnes en détention, les responsables de l’application des lois ne doivent pas user de la force, sauf lorsque c’est rendu strictement nécessaire pour le maintien de la sécurité ou de l’ordre au sein de l’institution ou en cas de menace pour la sécurité personnelle ; aucune exception ou excuse ne peuvent être admises en cas d’usage illégal de la force ; l’usage de la force doit toujours être proportionné à des buts légaux ; la retenue s’impose en cas d’usage de la force ; les dommages et blessures doivent être minimisés ; un éventail de moyens permettant un usage différencié de la force doit être mis en place ; les responsables de l’application des lois doivent être formés aux divers moyens permettant un usage différencié de la force ainsi qu’à l’usage des moyens non violents.
78. Le tiers intervenant expose que le principe établi par la Cour selon lequel l’usage de la force par un agent de l’État contre une personne privée de liberté, qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le comportement de cette dernière, porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3, est également consacré par la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (elle se réfère à l’arrêt Loayza-Tamayo c. Pérou, 17 septembre 1997, § 57, série C no 33). Il ajoute que la Cour a précisé que lorsqu’il est établi que cette nécessité fait défaut, il n’y a plus lieu d’évaluer la sévérité de la souffrance infligée pour conclure à une violation de l’article 3 (elle renvoie à l’arrêt Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 113, CEDH 2001‑III) ; si la nécessité est établie, tous les facteurs déterminants sont pris en compte, dont la durée du traitement, ses effets physiques et mentaux et, dans certains cas, le sexe, l’âge et l’état de santé de la victime, ainsi que la vulnérabilité particulière de la victime ; or les personnes détenues sont vulnérables, car elles se trouvent sous le contrôle absolu de la police ou du personnel carcéral. Le tiers intervenant ajoute que, dans son arrêt no 543/2010 du 2 juin 2010, eu égard à cette vulnérabilité, le Tribunal suprême espagnol a jugé humiliante et dégradante une gifle infligée par un policier à un détenu, même en l’absence de blessures visibles. Tel serait aussi l’approche du précédent rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, du CPT et du Comité des droits de l’homme des Nations unies.
79. Le tiers intervenant met l’accent sur le fait que les détenus sont à double titre vulnérables lorsqu’il s’agit d’enfants, ce que le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants a souligné. Se référant aux Règles des Nations unies pour la protection des mineurs privés de liberté et aux travaux du Comité des droits de l’enfant des Nations unies, il ajoute qu’il est établi que l’usage de la force à l’encontre d’enfants est prohibé, sauf à des fins très limitées. Selon ce dernier, cela concerne toutes les formes de violences, y compris les violences non physiques ou non intentionnelles, quelles que soient leur fréquence et leur sévérité, et même si elles ne sont pas motivées par l’intention de faire mal. Il condamne en particulier, tout comme le CPT dans son neuvième rapport général d’activité, l’« usage pédagogique de la force » (notamment les « claques pédagogiques ») consistant à utiliser la force en réponse à un refus de coopérer ou à une mauvaise conduite, le CPT relevant en outre que les locaux policiers sont les lieux où les jeunes risquent le plus d’être délibérément maltraités.
80. Enfin, le tiers intervenant indique que les systèmes légaux nationaux reflètent les normes régionales et internationales. L’interdiction de l’usage de la force, sauf lorsque cela s’avère strictement nécessaire, serait ainsi consacrée au Royaume-Uni, en Suède, en Australie, au Canada et aux États-Unis.
D. L’appréciation de la Cour
1. Sur le volet matériel du grief
a) Principes généraux
81. L’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques (voir, notamment, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999‑V, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 87, CEDH 2010, El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 195, CEDH 2012, et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 315, CEDH 2014). En effet, l’interdiction de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants est une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine.
Il ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention, et, d’après l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (ibidem). Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants, quel que soit le comportement de la personne concernée (voir, notamment, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, et Labita, Gäfgen et El-Masri, précités, mêmes références, ainsi que Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 192, CEDH 2014, et Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 113, CEDH 2014).
82. Les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, notamment, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25, Labita, précité, § 121, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX, Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 117, CEDH 2006‑IX, et Gäfgen, précité, § 92).
83. Sur ce dernier point, la Cour a précisé que lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (Salman, précité, § 100, Rivas c. France, no 59584/00, § 38, 1er avril 2004, ainsi que, notamment, Turan Cakir c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars 2009, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 112, 4 octobre 2011, Gäfgen, § 92, et El-Masri, § 152, précités). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement (voir, notamment, El-Masri, précité, § 152). Cela est justifié par le fait que les personnes placées en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (voir, notamment, Salman, précité, § 99).
84. La chambre a jugé en l’espèce qu’il en allait de même dans le cadre d’une vérification d’identité dans un commissariat (comme dans le cas du premier requérant) ou d’un simple interrogatoire dans un tel lieu (comme dans le cas du second requérant). La Grande Chambre marque son accord. Elle souligne que le principe énoncé au paragraphe 83 ci-dessus vaut dans tous les cas où une personne se trouve entre les mains de la police ou d’une autorité comparable.
85. La Cour a également indiqué dans l’arrêt El-Masri (précité, § 155) que, si elle reconnaît « qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (McKerr c. Royaume-Uni (déc.), no 28883/95, 4 avril 2000) », elle doit se livrer à un « examen particulièrement attentif » lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 32, série A no 336, et Georgiy Bykov c. Russie, no 24271/03, § 51, 14 octobre 2010), quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne (Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, § 65, 26 juillet 2007). En d’autres termes, la Cour est disposée, dans un tel contexte, à examiner d’une manière approfondie les conclusions des juridictions nationales. Pour ce faire, elle peut prendre en compte la qualité de la procédure interne et toute déficience propre à vicier le processus décisionnel (Denissenko et Bogdantchikov c. Russie, no 3811/02, § 83, 12 février 2009).
86. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. (voir, notamment, Irlande c. Royaume-Uni, § 162, Jalloh, § 67, Gäfgen, § 88, El-Masri, § 196, et Svinarenko et Slyadnev, § 114, tous précités). Parmi les autres facteurs à considérer figurent le but dans lequel le traitement a été infligé ainsi que l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré (comparer, entre autres, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 64, Recueil 1996‑VI, Egmez c. Chypre, no 30873/96, § 78, CEDH 2000‑XII, et Krastanov c. Bulgarie, no 50222/99, § 53, 30 septembre 2004 ; voir aussi, notamment, Gäfgen, § 88, et El-Masri, § 196, précités), étant entendu que la circonstance qu’un traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (voir, entre autres, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999‑IX, et Svinarenko et Slyadnev, précité, § 114). Doit également être pris en compte le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telle une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle (comparer, par exemple, Selmouni, § 104, et Egmez, § 78, précités ; voir aussi, notamment, Gäfgen, précité, § 88).
87. Un mauvais traitement qui atteint un tel seuil minimum de gravité implique en général des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales. Toutefois, même en l’absence de sévices de ce type, dès lors que le traitement humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique, il peut être qualifié de dégradant et tomber ainsi également sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3 (voir, parmi d’autres, Vasyukov c. Russie, no 2974/05, § 59, 5 avril 2011, Gäfgen, § 89, Svinarenko et Slyadnev, § 114, et Géorgie c. Russie (I), § 192, précités). Il faut en outre préciser qu’il peut suffire que la victime soit humiliée à ses propres yeux, même si elle ne l’est pas à ceux d’autrui (voir, parmi d’autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 32, série A no 26, et M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 220, CEDH 2011).
88. Par ailleurs, au regard des faits de la cause, la Cour estime particulièrement important de souligner que lorsqu’un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (voir, notamment, Ribitsch, § 38, Mete et autres, § 106, et El-Masri, § 207, tous précités).
89. Le terme « dignité » figure dans de nombreux textes et instruments internationaux et régionaux (paragraphes 45-47 ci-dessus). Si la Convention ne mentionne pas cette notion – qui apparaît néanmoins dans le préambule du Protocole no 13 à la Convention relatif à l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances –, la Cour a souligné que le respect de la dignité humaine se trouve au cœur même de la Convention (Svinarenko et Slyadnev, précité, § 118) et qu’avec la liberté de l’homme, elle en est l’essence même (C.R. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 42, série A no 335‑C, et S.W. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 44, série A no 335‑B ; voir aussi, notamment, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 65, CEDH 2002‑III).
90. Par ailleurs, il existe un lien particulièrement fort entre les notions de peines ou traitements « dégradants », au sens de l’article 3 de la Convention, et de respect de la « dignité ». Dès 1973, la Commission européenne des droits de l’homme a souligné que, dans le contexte de l’article 3 de la Convention, l’expression « traitements dégradants » montrait que cette disposition visait en général à empêcher les atteintes particulièrement graves à la dignité humaine (Asiatiques d’Afrique orientale c. Royaume-Uni, nos 4403/70 et 30 autres, rapport de la Commission du 14 décembre 1973, Décisions et rapports 78-B, p. 56, § 192). Quant à la Cour, c’est dans l’arrêt Tyrer (précité, § 33) relatif non à un « traitement » dégradant mais à une peine « dégradante » qu’elle s’est pour la première fois expressément référée à cette notion. Pour conclure que la peine dont il était question était dégradante au sens de l’article 3 de la Convention, la Cour a notamment tenu compte du fait que « quoique le requérant n’[eût] pas subi de lésions physiques graves ou durables, son châtiment, consistant à le traiter en objet aux mains de la puissance publique, a[vait] porté atteinte à ce dont la protection figure précisément parmi les buts principaux de l’article 3 : la dignité et l’intégrité physique de la personne ». De nombreux arrêts postérieurs mettent en exergue le lien étroit entre les notions de « traitements dégradants » et de respect de la « dignité » (voir, par exemple, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 94, CEDH 2000‑XI, Valašinas c. Lituanie, no 44558/98, § 102, CEDH 2001‑VIII, Yankov c. Bulgarie, no 39084/97, § 114, CEDH 2003‑XII, et Svinarenko et Slyadnev, précité, § 138).
b) Application au cas d’espèce
i. Sur l’établissement des faits
91. Le Gouvernement ne conteste pas le principe énoncé précédemment selon lequel, si un individu présente des traces de coups après avoir été entre les mains de la police et soutient qu’elles résultent de mauvais traitements, il est présumé – de manière réfragable – que tel a été le cas (paragraphes 83-84 ci-dessus). Il admet en outre que ce principe s’applique en l’espèce. Il soutient cependant que les certificats médicaux produits par les requérants n’établissent ni que les lésions dont ils font état seraient la conséquence d’une gifle ni que celle-ci aurait été infligée par des policiers, d’autant moins, ajoute-t-il, que les agents de police concernés ont toujours nié les faits. Il ajoute qu’aucun des éléments recueillis lors de l’instruction ne contredit ce démenti.
92. La Cour fait observer que, pour bénéficier de la présomption dont il s’agit, les personnes qui se disent victimes d’une violation de l’article 3 de la Convention doivent démontrer qu’elles présentent des traces de mauvais traitements alors qu’elles se trouvaient précédemment entre les mains de la police ou d’une autorité comparable. Comme l’illustrent nombre d’affaires soumises à son examen, elles produisent habituellement à cette fin des certificats médicaux décrivant des blessures ou des traces de coups, auxquels la Cour reconnaît une importante valeur probante.
93. Elle constate ensuite que les certificats médicaux produits en l’espèce – dont l’authenticité n’est pas en cause –, font état, pour le premier requérant, de son « état de choc », d’un « érythème au niveau de la joue gauche (en voie de disparition) » et d’un « érythème au niveau [du] conduit auditif externe gauche » (paragraphe 12 ci-dessus) et, pour le second, d’une « contusion [à la] joue gauche » (paragraphe 16 ci-dessus). Il s’agit là de conséquences susceptibles de résulter d’une gifle.
94. Elle relève par ailleurs que ces certificats ont été établis le jour des faits, rapidement après la sortie des requérants du commissariat de Saint-Josse-ten-Noode, ce qui conforte leur caractère probant. Celui relatif au premier requérant a en effet été établi le 8 décembre 2003 à 19 h 20, alors que l’intéressé se trouvait au commissariat entre 16 heures et 17 h 30 (paragraphes 12 et 14 ci-dessus). Daté du 23 février 2004, celui relatif au second requérant est antérieur à 11 h 20 – heure à laquelle il a été produit devant le Comité P (paragraphe 25 ci-dessus) –, alors que l’intéressé se trouvait dans le commissariat entre 9 h 44 et 10 h 20 (paragraphes 15-16 ci-dessus).
95. Elle note ensuite qu’il n’est pas contesté que les requérants ne présentaient pas de telles marques lorsqu’ils sont entrés dans le commissariat de Saint-Josse-ten-Noode.
96. Enfin, certes, les policiers mis en cause ont tout au long de la procédure interne constamment nié avoir giflé les requérants. Cependant, ces derniers ont affirmé le contraire avec une constance comparable. Par ailleurs, dès lors que l’instruction présente des déficiences significatives (paragraphes 124-134 ci-dessous), on ne saurait déduire la véracité des déclarations desdits policiers du seul fait que l’enquête n’a pas apporté d’éléments les contredisant.
97. Quant à l’hypothèse émise par le Gouvernement lors de l’audience, selon laquelle les requérants se seraient eux-mêmes giflés dans le but de constituer un dossier contre la police (paragraphe 68 ci-dessus), la Cour constate qu’aucun élément ne vient la corroborer. Il apparaît d’ailleurs, au vu des pièces produites par les parties, que cette hypothèse n’a pas été évoquée devant les juridictions internes.
98. Au vu de ce qui précède, la Cour juge suffisamment établi que les érythèmes décrits par les certificats produits par les requérants sont survenus alors qu’ils se trouvaient entre les mains de la police, au commissariat de Saint-Josse-ten-Noode. Elle constate ensuite que le Gouvernement ne produit aucun élément susceptible de faire douter du récit des intéressés, selon lequel ces érythèmes résultaient d’une gifle donnée par un agent de police. La Cour estime donc que ce fait est avéré.
99. Il reste à rechercher si les requérants sont fondés à soutenir que le traitement dont ils se plaignent était contraire à l’article 3 de la Convention.
ii. Sur la qualification du traitement infligé aux requérants
100. Comme la Cour l’a rappelé précédemment (paragraphe 88 ci-dessus), lorsqu’un individu est privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par cette disposition.
101. La Cour souligne que l’on ne saurait voir dans les mots « en principe » l’indication qu’il y aurait des situations où une telle conclusion de violation ne s’imposerait pas parce que le seuil de gravité précité (paragraphes 86-87 ci-dessus) ne serait pas atteint. En affectant la dignité humaine, c’est l’essence même de la Convention que l’on touche (paragraphe 89 ci-dessus). Pour cette raison, toute conduite des forces de l’ordre à l’encontre d’une personne qui porte atteinte à la dignité humaine constitue une violation de l’article 3 de la Convention. Il en va en particulier ainsi de l’utilisation par elles de la force physique à l’égard d’un individu alors que cela n’est pas rendu strictement nécessaire par son comportement, quel que soit l’impact que cela a eu par ailleurs sur l’intéressé.
102. En l’espèce, le Gouvernement ne prétend pas que la gifle dont se plaint chacun des requérants correspondait à une utilisation de la force physique rendue strictement nécessaire par leur comportement ; il se contente de nier que gifle il y ait eu. Il ressort du reste du dossier qu’il s’agissait d’un acte impulsif, qui répondait à une attitude perçue comme étant irrespectueuse, ce qui, assurément, ne suffit pas à caractériser une telle nécessité. La Cour retient en conséquence qu’il y a eu atteinte à la dignité des requérants et, donc, violation de l’article 3 de la Convention.
103. Cela étant, la Cour tient à souligner que l’infliction d’une gifle par un agent des forces de l’ordre à un individu qui se trouve entièrement sous son contrôle constitue une atteinte grave à la dignité de ce dernier.
104. L’impact d’une gifle sur la personne qui la reçoit est en effet considérable. En atteignant son visage, elle touche à la partie du corps qui à la fois exprime son individualité, marque son identité sociale et constitue le support des sens – le regard, la voix et l’ouïe – qui servent à communiquer avec autrui. La Cour a d’ailleurs déjà eu l’occasion de relever le rôle que joue le visage dans l’interaction sociale (l’arrêt S.A.S. c. France ([GC], no 43835/11, §§ 122 et 141, CEDH 2014) relatif à l’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler son visage). Elle a également pris en compte la spécificité de cette partie du corps dans le contexte de l’article 3 de la Convention, jugeant qu’« en particulier à cause de sa localisation », un coup de poing asséné sur la tête d’un individu à l’occasion de son interpellation, qui avait causé une enflure et une ecchymose de deux centimètres sur le front, était suffisamment grave pour qu’une question se pose sur le terrain de cette disposition (Samüt Karabulut c. Turquie, no 16999/04, § 41, 27 janvier 2009).
105. La Cour rappelle à cet égard qu’il peut suffire que la victime soit humiliée à ses propres yeux pour qu’il y ait traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention (paragraphe 87 ci-dessus). Or elle ne doute pas que même isolée, non préméditée et dénuée d’effet grave ou durable sur la personne qui la reçoit, une gifle peut être perçue comme une humiliation par celle-ci.
106. Il en va à plus forte raison ainsi lorsqu’elle est infligée par des agents des forces de l’ordre à des personnes qui se trouvent sous leur contrôle, puisqu’elle souligne alors le rapport de supériorité-infériorité qui, par essence, caractérise dans de telles circonstances la relation entre les premiers et les seconds. Le fait pour les victimes de savoir qu’un tel acte est illégal constitue un manquement déontologique et professionnel de la part de ces agents et – comme l’a pertinemment souligné la chambre dans son arrêt – est inacceptable, peut en outre susciter en elles un sentiment d’arbitraire, d’injustice et d’impuissance (sur la prise en compte de ce type de ressenti dans le contexte de l’article 3 de la Convention, voir, par exemple, Petyo Petkov c. Bulgarie, no 32130/03, §§ 42 et 47, 7 janvier 2010).
107. Par ailleurs, les personnes placées en garde à vue ou même simplement conduites ou convoquées dans un commissariat pour un contrôle d’identité ou pour un interrogatoire – tels les requérants –, et plus largement les personnes qui se trouvent entre les mains de la police ou d’une autorité comparable, sont en situation de vulnérabilité. Les autorités ont en conséquence le devoir de les protéger (paragraphes 83-84 ci-dessus). En leur infligeant l’humiliation d’une gifle par l’un de leurs agents, elles méconnaissent ce devoir.
108. Le cas échéant, le fait que la gifle ait pu être infligée inconsidérément par un agent excédé par le comportement irrespectueux ou provocateur de la victime est à cet égard dénué de pertinence. La Grande Chambre ne partage donc pas l’approche de la chambre sur ce point. Comme la Cour l’a rappelé précédemment, même dans les circonstances les plus difficiles, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants, quel que soit le comportement de la personne concernée (paragraphe 81 ci-dessus). Dans une société démocratique, les mauvais traitements ne constituent jamais une réponse adéquate aux problèmes auxquels les autorités sont confrontées. Spécialement en ce qui concerne la police, celle-ci « ne doit infliger, encourager ou tolérer aucun acte de torture, aucun traitement ou peine inhumains ou dégradants, dans quelque circonstance que ce soit » (Code européen d’éthique de la police, § 36 ; paragraphe 51 ci-dessus). Par ailleurs, l’article 3 de la Convention met à la charge des États parties l’obligation positive de former les agents de maintien de l’ordre de manière à garantir un degré élevé de compétence quant à leur comportement professionnel afin que personne ne soit soumis à un traitement contraire à cette disposition (Davydov et autres, précité, § 268).
109. Enfin, la Cour relève surabondamment que, né le 22 août 1986, le premier requérant avait dix-sept ans le 8 décembre 2003. Il était donc mineur au moment des faits. Or un mauvais traitement est susceptible d’avoir un impact – psychologique en particulier – plus important sur un mineur (voir, par exemple, Rivas, précité, § 42, et Darraj c. France, no 34588/07, § 44, 4 novembre 2010) que sur un adulte. Plus largement, la Cour a de nombreuses fois souligné la vulnérabilité des mineurs dans le contexte de l’article 3 de la Convention. Tel fut le cas, par exemple, dans les affaires Okkalı c. Turquie (no 52067/99, CEDH 2006‑XII), Yazgül Yılmaz c. Turquie (no 36369/06, 1er février 2011) et Iurcu c. République de Moldova (no 33759/10, 9 avril 2013). La nécessité de prendre en compte la vulnérabilité des mineurs est du reste clairement affirmée au plan international (paragraphes 52-53 ci-dessus).
110. La Cour souligne qu’il est essentiel que, lorsque, dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, les agents des forces de l’ordre sont en contact avec des mineurs, ils prennent dûment compte de la vulnérabilité inhérente au jeune âge de ces derniers (Code européen d’éthique de la police, § 44, paragraphe 51 ci-dessus). Un comportement de leur part à l’égard de mineurs peut, du seul fait qu’il s’agit de mineurs, être incompatible avec les exigences de l’article 3 de la Convention alors même qu’il pourrait passer pour acceptable s’il visait des adultes. Ainsi, lorsqu’ils ont affaire à des mineurs, les agents des forces de l’ordre doivent faire preuve d’une vigilance et d’une maîtrise de soi renforcées.
111. En conclusion, la gifle assénée aux requérants par des agents de police alors qu’ils se trouvaient sous leur contrôle dans le commissariat de Saint-Josse-ten-Noode, laquelle ne correspondait pas à une utilisation de la force physique rendue strictement nécessaire par leur comportement, a porté atteinte à leur dignité.
112. Les requérants ne faisant état que de lésions corporelles légères et ne démontrant pas avoir enduré de vives souffrances physiques ou mentales, ce traitement ne peut être qualifié ni d’inhumain ni, a fortiori, de torture. La Cour retient en conséquence qu’il y a eu traitement dégradant en l’espèce.
113. Partant, il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 dans le chef de chacun des requérants.
2. Sur le volet procédural du grief
a) Principes généraux
114. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans les arrêts El-Masri (précité, §§ 182-185) et Mocanu et autres (précité, §§ 316-326).
115. Il en ressort que, pour que l’interdiction générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants s’adressant notamment aux agents publics s’avère efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre leurs mains.
116. Ainsi, notamment, compte tenu du devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », les dispositions de l’article 3 requièrent par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3.
117. Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité.
118. D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète.
119. Quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office. De plus, pour être effective, l’enquête doit permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Elle doit également être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont eu directement et illégalement recours à la force, mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés.
120. Bien qu’il s’agisse d’une obligation non pas de résultat mais de moyens, toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise.
121. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable en découle implicitement. S’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux.
122. La victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête.
123. Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête.
b) Application au cas d’espèce
124. Selon la Cour, telles qu’exposées dans les plaintes déposées devant les autorités internes, les allégations des requérants d’après lesquels des membres du commissariat de Saint-Josse-ten-Noode leur avaient infligé un traitement contraire à l’article 3 de la Convention étaient défendables. Cette disposition obligeait donc lesdites autorités à mener une enquête effective.
125. Le Gouvernement soutient que la manière dont s’est déroulée l’enquête est satisfaisante au regard des critères jurisprudentiels rappelés ci-dessus.
126. La Cour ne partage pas cette analyse.
127. Elle constate que, à la suite de la constitution de partie civile des requérants, une instruction a été ouverte et les deux policiers mis en cause par ces derniers ont été inculpés d’avoir, à l’occasion de leurs fonctions, usé de violences envers des personnes et, notamment, volontairement fait des blessures ou porté des coups, et d’avoir exécuté un acte arbitraire et attentatoire aux libertés et aux droits garantis par la Constitution. L’instruction s’est déroulée en conformité avec les prescriptions légales, sous l’autorité d’un juge d’instruction. Elle était donc entre les mains d’une autorité indépendante. Par ailleurs, rien n’indique que les requérants n’ont pas été en mesure d’y participer.
128. Cependant, le juge d’instruction, qui semble n’avoir pris lui-même aucune mesure spécifique d’investigation, s’est limité à demander au service d’enquêtes du Comité P de prendre connaissance de la constitution de partie civile des requérants, d’entendre ceux-ci pour leur faire préciser les éléments de leur plainte, de réaliser un rapport sur le comportement de la famille Bouyid, de dresser la liste des dossiers ouverts à la charge de celle-ci et des plaintes déposées par elle et de préciser les suites données à ceux-ci. Il n’a ni procédé ni fait procéder à une confrontation entre les policiers en cause et les requérants, et n’a entendu ou fait entendre ni les médecins qui ont établi les certificats médicaux produits par les intéressés, ni la personne qui se trouvait avec le premier requérant lorsque l’agent A.Z. l’a interpellé dans la rue le 8 décembre 2003 (paragraphe 11 ci-dessus), ni le commissaire K., qui avait rencontré le second requérant chez lui le 23 février 2004, peu de temps après qu’il ait quitté le commissariat de Saint-Josse-ten-Noode (paragraphe 26 ci-dessus). De telles mesures auraient pourtant pu contribuer à éclaircir les faits.
129. L’enquête s’est ainsi pour l’essentiel limitée à l’audition des policiers impliqués dans les faits par les policiers affectés au service d’enquêtes du Comité P et à la rédaction par ces derniers d’un rapport synthétisant des éléments recueillis également par des policiers (le service de contrôle interne de la zone de police incluant le quartier des requérants) et décrivant principalement « le comportement général » de la famille Bouyid.
130. Par ailleurs, le réquisitoire du procureur du Roi et l’ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles qui a prononcé le non-lieu ne sont pas motivés en fait. Quant à la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles, elle s’est presque exclusivement fondée pour confirmer ce non-lieu sur le rapport susmentionné relatif au comportement de la famille Bouyid et sur les dénégations des inculpés, sans évaluer la crédibilité et la gravité de l’allégation des requérants selon laquelle ils avaient été giflés par les inculpés. Il faut d’ailleurs relever que son arrêt du 9 avril 2008, qui ne contient qu’une très brève référence au certificat médical produit par le second requérant, n’évoque même pas celui produit par le premier requérant.
131. Ces éléments tendent à indiquer que les juridictions d’instruction n’ont pas accordé toute l’attention requise aux allégations des requérants, pourtant étayées par les certificats médicaux qu’ils avaient versés au dossier, et à la nature de l’acte qui consiste pour un membre des forces de l’ordre à gifler une personne qui est entièrement livrée à lui.
132. Enfin, la Cour relève la durée singulière de l’instruction, pour laquelle le Gouvernement ne fournit aucune explication. Les faits se sont en effet produits le 8 décembre 2003 dans le cas du premier requérant et le 23 février 2004 dans celui du second requérant, et les intéressés ont déposé plainte devant le Comité P dès le 9 décembre 2003 et le 23 février 2004 respectivement, puis se sont constitués partie civile le 17 juin 2004. Or l’ordonnance de non-lieu n’a été prise que le 27 novembre 2007. Quant aux arrêts de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles et de la Cour de cassation, ils ont été rendus le 9 avril 2008 et le 29 octobre 2008 respectivement. Presque cinq ans se sont ainsi écoulés entre la plainte du premier requérant et l’arrêt de cassation marquant la fin de l’instruction, et plus de quatre ans et huit mois dans le cas du second requérant.
133. Or, comme la Cour l’a souligné à d’autres occasions, s’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (voir, notamment, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001‑III, et Mocanu et autres, précité, § 323).
134. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les requérants n’ont pas bénéficié d’une enquête effective. Elle conclut en conséquence à la violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
135. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
136. Comme devant la chambre, les requérants réclament ensemble 5 000 euros (EUR) pour le préjudice moral résultant de la violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention, et 43 110 EUR pour celui résultant de la violation du volet procédural de cette disposition. Pour justifier ce dernier montant, ils indiquent que, née le 7 mars 2006 avec l’ordonnance de refus de devoirs complémentaires, la frustration qu’ils ont éprouvée face aux insuffisances de l’enquête a duré jusqu’au 14 novembre 2012 ; ils jugent adéquat de retenir pour chacun d’eux une indemnité de 15 EUR par jour pour la période allant jusqu’à l’arrêt de la Cour de cassation du 29 octobre 2008 (soit neuf cent cinquante-deux jours) et de 5 EUR par jour pour la période subséquente (soit mille quatre cent cinquante-cinq jours).
137. Le Gouvernement, qui n’a pas commenté ces demandes devant la Grande Chambre, avait indiqué dans ses observations devant la chambre laisser le montant susmentionné de 5 000 EUR à l’appréciation de la Cour. Il l’avait par ailleurs invitée à écarter l’évaluation pécuniaire que faisaient les requérants du dommage causé par la violation du volet procédural de l’article 3, qu’il jugeait déraisonnable et irréaliste. Il avait ajouté que, si la Cour devait estimer que la réhabilitation des requérants dans leurs droits par un constat de violation ne constituait pas une réparation suffisante, il convenait que le montant alloué à ce titre soit ramené à une juste proportion.
138. La Cour juge indéniable que les requérants ont subi un préjudice moral du fait de la violation du volet matériel et du volet procédural de l’article 3 de la Convention dont ils sont victimes. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle octroie à ce titre 5 000 EUR à chacun.
B. Frais et dépens
139. Comme devant la chambre, les requérants demandent 4 088,71 EUR pour leurs frais et dépens devant les juridictions internes. Ils réclament en sus 25 167,04 EUR pour ceux relatifs à la procédure devant la Cour, soit 7 051,42 EUR pour les honoraires de Me Marchand et 18 115,62 EUR pour ceux de Me Chihaoui. Ils indiquent avoir convenu avec eux d’un tarif horaire de 85 EUR et 125 EUR respectivement. Ils précisent que Me Marchand leur a facturé trente-cinq heures pour la préparation de leur requête, environ treize heures pour la préparation de leur demande de renvoi devant la Grande Chambre et environ neuf heures pour la préparation de leur mémoire devant la Grande Chambre, et que Me Chihaoui leur a facturé cinquante et une heures pour la préparation de leurs observations devant la chambre, soixante-neuf heures pour la préparation de leur demande de renvoi devant la Grande Chambre et environ neuf heures pour la préparation de leur mémoire devant la Grande Chambre. Ils produisent divers documents à l’appui de ces demandes.
140. Le Gouvernement, qui n’a pas commenté ces demandes devant la Grande Chambre, avait indiqué dans ses observations devant la chambre que le taux horaire de 85 EUR lui semblait raisonnable. Il avait en revanche souligné que la consultation en sus d’un avocat travaillant au tarif horaire de 125 EUR lui paraissait redondante et avait en conséquence sollicité que ce poste soit écarté ou, à tout le moins, que l’on retienne également un tarif horaire de 85 EUR.
141. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant n’a droit au remboursement de ses frais et dépens qu’à condition que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 135, 3 octobre 2014). En l’espèce, compte tenu des pièces en sa possession et des critères exposés ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’accorder 10 000 EUR aux requérants conjointement pour les frais et dépens qu’ils ont exposés devant les juridictions internes et devant la Cour.
C. Intérêts moratoires
142. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;
3. Dit, par quinze voix contre deux,
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros) à chaque requérant, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 10 000 EUR (dix mille euros) aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par ceux-ci, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 28 septembre 2015.
Johan CallewaertDean Spielmann
Greffier adjointPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges De Gaetano, Lemmens et Mahoney.
D.S.
J.C.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DES JUGES DE GAETANO, LEMMENS ET MAHONEY
1. Nous souscrivons au constat de violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention opéré par la majorité. À notre regret, nous ne pouvons toutefois nous rallier à la conclusion de la majorité selon laquelle le volet matériel de cette disposition a également été violé.
2. Nous tenons tout d’abord à préciser que nous approuvons les principes généraux rappelés par la majorité (paragraphes 81-90 du présent arrêt). Nous sommes également disposés à admettre, à l’instar de la majorité, qu’il y a lieu de conclure, en application des règles de preuve pertinentes dans le cas d’espèce, que les requérants ont reçu une gifle alors qu’ils se trouvaient entre les mains de la police (paragraphes 91-98 du présent arrêt)[1].
C’est au sujet de la qualification, sous l’angle de l’article 3, du traitement infligé aux requérants que nous ne pouvons suivre la majorité (paragraphes 100-113 du présent arrêt).
3. Nous estimons, à l’instar de la chambre (paragraphe 50 de son arrêt) et de la majorité de la Grande Chambre (paragraphe 106 du présent arrêt), qu’il est contraire à la déontologie des policiers de frapper sans nécessité une personne qui se trouve sous leur contrôle. Par ailleurs, il ne serait que normal, dans une société démocratique, qu’un tel acte constitue aussi une faute civile et un délit.
Nous tenons à souligner le caractère inacceptable d’une gifle infligée par un policier (voir, dans le même sens, l’arrêt rendu par la chambre, § 51). Notre opinion dissidente ne saurait donc en aucune manière être interprétée comme impliquant la reconnaissance d’une quelconque immunité pour des policiers ni même une tolérance de ce qui s’est passé au commissariat de police de Saint-Josse-ten-Noode.
Mais la Cour n’a pas à donner des opinions fondées sur la déontologie ou sur le droit interne. La question qui nous occupe est celle, plus étroite, de savoir si le traitement inacceptable infligé aux requérants constitue un « traitement dégradant », et donc une violation non simplement des droits des requérants, mais de leurs droits fondamentaux tels que garantis par la Convention.
4. Nous sommes disposés à admettre, à l’instar de la majorité, que l’usage par la police de la force physique à l’égard d’une personne qui se trouve entre ses mains et dont le comportement ne rend pas strictement nécessaire le recours à la force porte atteinte à la dignité humaine (paragraphes 88 et 100 du présent arrêt).
Pour parvenir à cette conclusion, nous n’avons pas besoin des longs développements sur la dignité humaine qui figurent tant dans la partie de l’arrêt relative aux textes, instruments et documents internationaux (paragraphes 45-47 du présent arrêt) que dans sa partie « En droit » (paragraphes 89-90 du présent arrêt). Nous nous demandons par ailleurs quelle est l’utilité pratique de ces développements, la majorité n’indiquant pas comment il faut comprendre la notion de dignité humaine. Ceux-ci se présentent comme voulant établir une doctrine, mais ils laissent en réalité le lecteur sans beaucoup de soutien.
5. Cela dit, faut-il admettre que toute atteinte à la dignité humaine constitue un traitement dégradant et donc une violation de l’article 3 ? Sans aller aussi loin, la majorité semble laisser entendre qu’une atteinte à la dignité humaine découlant de l’usage de la force par la police emporte nécessairement violation de l’article 3.
Nous estimons que la majorité s’écarte ainsi de la jurisprudence bien établie selon laquelle l’usage de la force physique, lorsqu’il porte atteinte à la dignité humaine, constitue « en principe » une violation de l’article 3. Cette jurisprudence est par ailleurs rappelée à deux reprises dans l’arrêt (au paragraphe 88, qui renvoie aux arrêts Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 38, série A no 336, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 106, 4 octobre 2011, et El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 207, CEDH 2012, et au paragraphe 100). Nous estimons que l’utilisation du terme « en principe » implique l’existence d’exceptions, c’est-à-dire des atteintes à la dignité humaine qui n’emportent pas pour autant violation de l’article 3. Nous nous référons sur ce point à l’arrêt Irlande c. Royaume-Uni, dans lequel la Cour a considéré qu’il peut y avoir « des violences qui, bien que condamnables selon la morale et très généralement aussi le droit interne des États contractants, ne relèvent pourtant pas de l’article 3 de la Convention » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 167, série A no 25).
La raison en est qu’il y a des traitements qui, bien que portant atteinte à la dignité humaine, n’atteignent pas le minimum de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 (voir, par exemple, Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 162, et, dans la jurisprudence récente, El-Masri, précité, § 196, Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 114, CEDH 2014, et Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 94, CEDH 2014).
6. La question principale que pose la présente affaire est celle de savoir si ce minimum a été atteint dans le cas des requérants.
La majorité rappelle en un premier temps que l’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause (paragraphe 86 du présent arrêt). Par la suite, elle ne se soucie toutefois plus des circonstances concrètes et se contente au contraire d’adopter une position éminemment dogmatique : toute conduite des forces de l’ordre qui porte atteinte à la dignité humaine constitue une violation de l’article 3, quel qu’en soit l’impact sur l’intéressé (paragraphe 101 du présent arrêt).
Nous estimons pour notre part que les circonstances concrètes sont essentielles. La Cour n’a pas à imposer des règles de conduite générales aux forces de l’ordre, mais doit se limiter à examiner la situation individuelle des requérants dans la mesure où ils se plaignent d’avoir été personnellement affectés par les traitements dénoncés par eux (voir, mutatis mutandis, Lorsé et autres c. Pays-Bas, no 52750/99, § 62, 4 février 2003, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 50, CEDH 2003‑II, et Lindström et Mässeli c. Finlande, no 24630/10, § 41, 14 janvier 2014). Or certaines circonstances conduisent à relativiser la gravité des violences infligées aux requérants. Elles concernent notamment la durée des traitements, leurs effets physiques ou psychologiques, l’intention ou les motifs qui les ont inspirés, et leur contexte (voir les éléments jugés pertinents dans la jurisprudence de la Cour, rappelés au paragraphe 86 du présent arrêt). Comme la chambre l’a relevé, il s’agit en l’espèce dans les deux cas d’une gifle isolée, infligée inconsidérément par des policiers excédés par le comportement irrespectueux ou provocateur des requérants, dans le contexte d’un climat tendu entre les membres de la famille des requérants et les policiers de leur quartier, et dénuée de tout effet grave ou durable (arrêt de la chambre, § 51). Même si les traitements dénoncés sont inacceptables (voir le point no 3 ci-dessus), nous n’arrivons pas à considérer qu’ils atteignent le seuil minimum de gravité requis pour entrer dans la catégorie des « traitements dégradants » au sens de l’article 3 de la Convention.
7. Nous craignons que l’arrêt n’impose un standard irréaliste en réduisant à néant l’exigence d’un seuil minimum de gravité pour des violences commises par des agents des forces de l’ordre. On aura beau exiger des policiers qu’ils se maîtrisent en toute circonstance, quel que soit le comportement de la personne avec laquelle ils ont affaire (paragraphe 108 du présent arrêt), cela n’empêchera pas la survenance d’incidents impliquant des personnes provocatrices à leur égard – comme en l’espèce – qui leur feront perdre leur sang-froid. Il incombera au juge national compétent de se prononcer, le cas échéant, sur la question du caractère éventuellement excusable de leur comportement. Conclure, comme le fait la majorité, que l’État est dans tous les cas responsable d’une violation des droits fondamentaux des victimes, notamment du fait d’un manquement à l’obligation de former les agents « de manière à garantir un degré élevé de compétence » (paragraphe 108 du présent arrêt), nous semble témoigner d’une sous-estimation manifeste des difficultés diverses pouvant être rencontrées sur le terrain.
On ne saurait rétorquer à cela que l’interdiction de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants est absolue, quel que soit le comportement de la personne concernée (paragraphe 108 du présent arrêt). Nous tenons nous aussi au caractère absolu de cette interdiction. Celle-ci n’intervient toutefois qu’à partir du moment où il est établi qu’un traitement déterminé a atteint le seuil de gravité requis.
Par ailleurs, on peut penser que c’est entre autres le caractère absolu de l’interdiction imposée par l’article 3 qui a conduit la Cour à considérer que cet article n’est violé que dans les cas où le seuil a été atteint. La Cour rappelle régulièrement qu’elle est attentive à la gravité que revêt un constat selon lequel un État contractant a violé un droit fondamental (voir, notamment, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005‑VII, Mathew c. Pays-Bas, no 24919/03, § 156, CEDH 2005‑IX, et Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 94, CEDH 2014). Cela est d’autant plus vrai pour un constat de violation de l’article 3, disposition qui consacre « l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques » (paragraphe 81 du présent arrêt) et qui impose aux États une interdiction absolue.
Il faut donc éviter de banaliser les constats de violation de l’article 3. La gravité de la situation dénoncée dans la présente affaire est loin d’atteindre celle des traitements infligés par des membres des forces de l’ordre dans bon nombre d’autres affaires dont la Cour a malheureusement à connaître. Quelle est alors encore la portée d’un constat de violation de l’article 3 ?[2]
8. La vulnérabilité de la victime est une circonstance qui peut entrer en ligne de compte pour l’appréciation de la gravité d’une atteinte à la dignité humaine. La majorité se réfère à cet égard, certes surabondamment, à la circonstance que le premier requérant était mineur au moment des faits (paragraphes 109-110 du présent arrêt).
Nous estimons que la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour considérer l’âge du premier requérant comme un élément réellement pertinent en l’espèce. Le premier requérant n’en était pas à sa première confrontation avec la police. Il faisait par ailleurs partie d’une famille qui avait depuis des années des relations difficiles avec la police et qui avait déposé plusieurs plaintes contre des policiers. Se référer dans ces circonstances au seul âge de l’intéressé pour en déduire que celui-ci était une personne vulnérable, face à laquelle les policiers devaient « faire preuve d’une vigilance et d’une maîtrise de soi renforcées » (paragraphe 110 du présent arrêt), nous semble une approche trop théorique. La conclusion précitée risque d’être en contradiction totale avec la réalité.
9. En concluant à la violation du volet matériel de l’article 3, la majorité a voulu faire preuve d’une tolérance zéro à l’égard des policiers qui ont recours à la force physique alors que celle-ci n’est pas rendue strictement nécessaire par le comportement de la personne à laquelle ils sont confrontés. Cet objectif est en soi louable. Les violences policières sont inacceptables.
Nous aurions toutefois préféré, quant à l’appréciation des faits de l’affaire, une approche plus nuancée et plus attachée à la réalité. Pour les raisons développées ci-dessus, nous estimons que le traitement incriminé n’a pas atteint le seuil de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3.
* * *
[1]. Eu égard à la conclusion à laquelle nous parvenons, nous aurions toutefois pu laisser ouverte la question de l’établissement des faits, comme l’a fait la chambre (Bouyid c. Belgique, no 23380/09, § 49, 21 novembre 2013).
[2]. Une question qui n’a pas été débattue dans la présente affaire, mais qui surgira sans doute un jour, est celle de savoir si le standard rigoureux fixé par la majorité doit désormais être appliqué en cas d’extradition ou d’expulsion d’étrangers. L’article 3 s’opposerait-il à l’extradition ou à l’expulsion d’un étranger vers un pays où celui-ci risque d’être giflé (une fois) ?