TROISIÈME SECTION
AFFAIRE LYKOVA c. RUSSIE
(Requête no 68736/11)
ARRÊT
STRASBOURG
22 décembre 2015
DÉFINITIF
02/05/2016
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Lykova c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Luis López Guerra, président,
Helena Jäderblom,
George Nicolaou,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Branko Lubarda,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er décembre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 68736/11) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Irina Nikolayevna Lykova (« la requérante »), a saisi la Cour le 26 octobre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représentée par Me O.A. Gnezdilova, avocate à Voronej. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
3. La requérante se plaint de la mort de son fils dans un commissariat de police, alléguant qu’il y était retenu illégalement et qu’il y avait subi des mauvais traitements de la part des policiers.
4. Le 13 septembre 2012, il a été décidé de réserver à cette requête un traitement prioritaire en vertu de l’article 41 du règlement de la Cour et, le 21 octobre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1964 et réside à Voronej (région de Voronej).
A. Les mauvais traitements allégués et le décès du fils de la requérante
1. La version des faits présentée par la requérante
6. Le 9 septembre 2009, entre 10 et 11 heures, le fils de la requérante, M. Sergueï Lykov, et son ami P. furent interpellés par des policiers à un arrêt de bus à Voronej. Aucun motif ne leur fut donné. Sergueï Lykov et P. furent alors emmenés dans les locaux du département no 6 de la police criminelle de la région de Voronej (оперативно-розыскная часть № 6 криминальной милиции главного управления внутренних дел по Воронежской области) (ci‑après « le commissariat de police »).
7. À l’intérieur dudit commissariat, un policier, S., donna ordre à d’autres policiers présents de déshabiller M. Lykov et P. et de leur lier les pieds et les mains au moyen d’une bande adhésive. S. se mit à frapper M. Lykov et P. à coups de poing à la tête, les exhortant à avouer tous les vols qu’ils auraient commis. Devant leur silence, S. et un autre policier se mirent à leur cogner violemment à chacun la tête contre le sol, ainsi que contre une armoire et une table. Après 15 minutes, ils arrêtèrent de frapper et S. ordonna à un des policiers de « faire [à P.] une coupe à la mode » en lui coupant des mèches de cheveux au moyen d’un couteau. S. et d’autres policiers mirent ensuite des sacs en plastique autour de la tête de M. Lykov et de P. pour les asphyxier. Devant la répétition de ces actes, Sergueï Lykov, épuisé, demanda à S. de lui dire ce qu’il voulait. S. lui redemanda d’avouer les prétendus vols. M. Lykov admit alors qu’ils avaient cambriolé un appartement en 2007. S. ordonna à des policiers d’emmener Sergueï Lykov dans un autre bureau.
8. Les policiers continuèrent à torturer P. à l’électricité. Quelques minutes plus tard, des policiers ramenèrent Sergueï Lykov dans le bureau. Selon P., Sergueï Lykov était en « mauvais état », bien qu’il n’eût pas de lésions corporelles apparentes. P. fut emmené dans un autre bureau, où il se mit à écrire des aveux. Alors qu’il écrivait, il commença à entendre Sergueï Lykov crier. Selon P., les cris de ce dernier durèrent une bonne heure. Peu après, un policier entra dans le bureau où P. se trouvait et lui annonça qu’ils allaient se déplacer sur le lieu du cambriolage de 2007. Selon P., Sergueï Lykov n’était pas avec eux lors de cette visite et il ne l’avait plus revu depuis. P. fut finalement emmené au centre de détention temporaire, où il fut examiné par un médecin qui constata plusieurs lésions corporelles (ecchymoses et égratignures sur les bras). P. apprit plus tard que M. Lykov s’était défénestré.
2. La version des faits présentée par le Gouvernement
9. Le 7 septembre 2009 fut adoptée une décision ordonnant l’arrestation de P. (постановление о приводе) en vue de son interrogatoire en qualité de témoin.
10. Le 9 septembre 2009, des policiers localisèrent P. dans une rue de Voronej, en compagnie de Sergueï Lykov. Ils demandèrent aux deux amis de les suivre au commissariat de police. M. Lykov fut invité en vue, notamment, de « fournir des informations utiles », selon l’article 11 paragraphe 4 de la loi sur la police du 18 avril 1991, alors en vigueur. Sergueï Lykov accepta l’invitation de son plein gré.
11. Après avoir discuté avec le policier T. au commissariat de police, Sergueï Lykov décida d’avouer un vol prétendument commis le 4 septembre 2009, et fit une déclaration écrite en ce sens. T. avertit M. Lykov de son droit constitutionnel de ne pas contribuer à sa propre incrimination.
12. À 18 h 50, après avoir terminé d’écrire les aveux, brusquement, Sergueï Lykov se défenestra par la fenêtre ouverte du bureau de T., qui était situé au cinquième étage.
3. La suite des évènements
13. À 19 h 50, M. Lykov arriva à l’hôpital avec une équipe de l’aide médicale d’urgence. Le 10 septembre 2009, à 1 h 10, il décéda.
14. Restée sans nouvelles de Sergueï Lykov, sa cousine I. fit des recherches, et, le 10 septembre 2009, elle trouva finalement son cadavre à la morgue de Voronej. Après avoir examiné le corps, I. constata qu’il présentait de multiples lésions corporelles, notamment un hématome au‑dessus du sourcil gauche, des blessures au visage, des hématomes sur les poignets.
15. Le 13 septembre 2009, I. adressa une demande écrite au Procureur général de Russie tendant à l’ouverture d’une enquête sur le décès de Sergueï Lykov. Elle informa le Procureur que son cousin avait été arrêté le 9 septembre 2009 alors qu’il se trouvait avec son ami P.
16. Le 22 septembre 2009, le policier B. du commissariat de police du district Tsentralny de Voronej rendit une décision de refus d’ouvrir une enquête pénale concernant le supposé vol de téléphone portable commis dans la rue dont Sergueï Lykov avait fait l’aveu : B. constata en effet que l’infraction de vol avouée n’avait jamais été consignée dans les registres de plaintes des victimes d’infractions tenus par la police.
B. L’enquête préliminaire relative au décès de Sergueï Lykov
1. La première phase de l’enquête
17. Une heure après l’incident (à 20 heures), une enquêtrice Ia. du département du district Leninski de Voronej du Comité d’instruction se rendit sur place et procéda à l’examen des lieux, notamment du bureau no 55, d’où était tombé M. Lykov. L’enquêtrice saisit sur les lieux un masque à gaz et un appareil téléphonique, ainsi que la feuille avec les aveux écrits de Sergueï Lykov. Elle indiqua ne pas avoir découvert de traces de sang dans le bureau, mais seulement sur le gazon en contrebas du bureau.
18. Par une décision du 21 septembre 2009, l’enquêteur L. du même département refusa d’ouvrir une enquête pénale sur le décès de la victime. Se référant à l’article 24 § 1 point 1 du code russe de procédure pénale, il conclut à l’absence de délit.
19. L’enquêteur récapitula les explications du policier T., qui avait déclaré que :
– le 9 septembre 2009 à 15 heures, Sergueï Lykov et son ami P. avaient été emmenés au commissariat de police par les policiers S. et F., le second (P.) étant recherché car soupçonné de vols ;
– lors d’un entretien entre T. et M. Lykov, ce dernier avait avoué de son plein gré un vol. Alors qu’il s’était mis à écrire des aveux, tout d’un coup M. Lykov s’était levé et était monté sur une chaise, puis sur la table qui se trouvait à côté de la fenêtre ouverte, et avait finalement sauté par cette fenêtre ;
– T. s’était précipité pour l’empêcher de sauter, mais trop tard ;
– aucun policier n’avait frappé Sergueï Lykov ni ne l’avait contraint à avouer l’infraction. Selon T., Sergueï Lykov ne présentait aucune lésion corporelle ;
– lors de l’entretien, M. Lykov était tranquille, mais s’était plaint à T. que sa vie était dure, car il devait soigner sa mère malade.
20. L’enquêteur récapitula également l’explication du policier Sa., qui avait déclaré que :
– le 9 septembre 2009 à 14 heures, lui et deux autres policiers, en patrouille en ville, avaient vu deux personnes en scooter. Comme ils avaient un renseignement selon lequel une personne soupçonnée de vol se déplaçait en scooter, ils avaient interpellé ces personnes pour un contrôle d’identité. Ils avaient invité Sergueï Lykov et P. à les suivre au commissariat de police et ces derniers y avaient consenti ;
– à leur arrivée au commissariat, M. Lykov et P. avaient été séparés. Sa. et F. s’étaient entretenus avec P., alors que T. avait discuté avec M. Lykov ;
– entré ensuite dans le bureau de T., Sa. avait pu observer que Sergueï Lykov n’était pas menotté et qu’il n’avait pas été frappé. Il avait entendu M. Lykov avouer le vol d’un téléphone portable ;
– il n’avait pas entendu Sergueï Lykov se plaindre d’un quelconque mauvais traitement ;
– plus tard, il avait appris que M. Lykov avait tenté de se suicider.
21. L’enquêteur releva de même qu’en réponse à ses questions, le policier S. avait nié toute implication dans des mauvais traitements sur la personne de Sergueï Lykov.
22. De l’autre côté, l’enquêteur nota les déclarations de P., selon lesquelles :
– le 9 septembre 2009, entre midi et 13 heures, lui-même et Sergueï Lykov se trouvaient au centre-ville lorsque des policiers s’étaient approchés, s’étaient présentés et leur avaient demandé de les suivre au commissariat de police. Ils avaient accepté ;
– au commissariat de police, Sergueï Lykov et lui s’étaient trouvés séparés, placés dans des bureaux différents. Peu de temps après, en passant dans le couloir, il avait vu Sergueï Lykov assis à une table en train d’écrire quelque chose. Il n’avait pas vu Sergueï Lykov être frappé, ne l’avait pas entendu crier et n’avait remarqué aucune lésion corporelle sur lui ;
– il avait entendu Sergueï Lykov se plaindre de douleurs cardiaques, mais jamais faire état d’intentions suicidaires.
23. L’enquêteur prit note des déclarations de la requérante, ainsi que des proches parents de la victime, selon lesquelles ce dernier n’avait jamais exprimé d’idées de suicide.
24. L’enquêteur releva la présence, dans le dossier, des aveux écrits de M. Lykov qu’il avait rédigés peu avant son décès.
25. S’appuyant sur les informations communiquées par l’hôpital où M. Lykov fut soigné après sa chute, l’enquêteur établit que le décès avait été le résultat de la chute de l’intéressé du cinquième étage. Aucune lésion pouvant attester de coups de pied ou de poing, ou encore de l’usage de menottes, n’avait été relevée sur le cadavre.
26. L’enquêteur releva enfin le contenu du procès‑verbal de l’examen des lieux effectué le 9 septembre 2009 (paragraphe 17 ci-dessus).
27. Le 28 juin 2010, la décision du 21 septembre 2009 fut annulée par un fonctionnaire hiérarchiquement supérieur, qui ordonna un complément d’enquête, en indiquant notamment qu’il fallait :
– trouver des témoins susceptibles de confirmer que Sergueï Lykov avait des idées de suicide ;
– vérifier si les policiers qui avaient emmené Sergueï Lykov au commissariat de police avaient agi conformément à la loi ;
– envisager la question de la responsabilité pénale des policiers qui n’avaient pas assuré la sécurité de la victime au commissariat de police.
28. Entre-temps, le 27 octobre 2009, une autopsie du corps, ordonnée par l’enquêteur L., fut pratiquée et un rapport d’examen médicolégal fut dressé. Dans cet acte, le médecin légiste constata que la mort était le résultat de multiples fractures de la tête, de la poitrine et de la colonne vertébrale, ainsi que de la base et de la voûte du crâne. Selon l’expert, la localisation des lésions identifiées, ainsi que la prépondérance des lésions intérieures par rapport aux lésions extérieures, permettaient de conclure que ces lésions trouvaient leur source dans sa défenestration du cinquième étage. L’expert conclut que les autres lésions (hématomes et égratignures sur le tronc et les membres inférieurs et supérieurs, à savoir, un hématome dans le pli du coude droit mesurant 4 sur 3 cm, une égratignure sur l’avant-bras droit mesurant 6 sur 0,7 cm, un hématome sur le carpe droit mesurant 4,5 sur 2 cm, un hématome sur l’épaule gauche mesurant 18 sur 14 cm sur lequel il y avait des égratignures mesurant 5 sur 2,5 cm, un hématome sur le genou gauche mesurant 7 sur 6 cm, sur cet hématome il y avait une égratignure mesurant 1,5 sur 1 cm, une égratignure de forme ovale sur la cheville gauche mesurant 2 sur 1,5 cm) n’avaient pas de rapport de cause à effet avec la mort. En réponse à la question de la présence de traces de lutte ou d’autodéfense, le médecin indiqua qu’en médecine légale il était communément admis de qualifier comme telles les lésions localisées sur les bras et les poignets. Il certifia ainsi la présence d’une ecchymose sur le carpe droit, et d’une égratignure sur l’avant-bras droit. Il ajouta qu’il lui était impossible de juger du mécanisme d’apparition de ces lésions. Enfin, le médecin nota que le cadavre avait été déposé à la morgue sans vêtements.
2. La seconde phase de l’enquête
29. Par une décision du 8 juillet 2010, l’enquêteur Ko. du même département refusa derechef l’ouverture d’une enquête pénale.
Dans ses motifs, il reprit les déclarations des policiers T., Sa., S., du témoin P., ainsi que de la requérante et des proches parents du défunt, déjà citées dans la décision du 21 septembre 2009 (paragraphe 18 ci-dessus).
30. L’enquêteur interrogea, par ailleurs, des personnes qui auraient fait connaissance avec Sergueï Lykov dans un café où ils prenaient des boissons alcoolisées ensemble. Ces personnes expliquèrent que lorsque Sergueï Lykov avait consommé de l’alcool, il devenait bavard et que, dans cet état d’ébriété, il s’était plaint de l’absence d’argent, et des difficultés avec sa mère invalide. Il avait également confié à ses compagnons qu’il avait commis des vols et qu’en cas d’arrestation, il « se ferait mal ».
31. L’enquêteur releva également une directive classée secrète, destinée aux policiers. Selon cette directive, les policiers n’étaient pas personnellement responsables de la vie et de la santé des personnes ayant consenti librement à se présenter au commissariat de police pour entretien, « sauf en cas de violation des droits et libertés des citoyens proclamés dans la Constitution russe ». Compte tenu de cette directive et des faits relevés, l’enquêteur conclut que l’officier T. ne pouvait pas être tenu responsable d’un délit de négligence.
32. L’enquêteur conclut que le décès de Sergueï Lykov avait été le résultat de l’acte volontaire de ce dernier. Par conséquent, l’enquêteur refusa l’ouverture d’une enquête pénale contre les policiers F., B., Sa. et T. pour excès de pouvoir, au motif que, d’une part, l’arrestation de Sergueï Lykov n’était pas illégale, et que, d’autre part, les policiers ne l’avaient pas maltraité. Il conclut également qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre les policiers pour homicide, voies de fait ou provocation au suicide, étant donné que la mort de Sergueï Lykov « n’était pas violente ».
33. Le 11 février 2011, la requérante forma un recours judiciaire contre cette décision. Elle se plaignit, entre autres, que son fils avait été mis en détention sans que cet évènement ait été enregistré proprement ; et que, de ce fait, son fils avait été privé d’assistance juridique. D’autre part, elle se plaignit que l’enquête menée avait été incomplète et orientée vers la thèse favorable aux policiers. En effet, elle reprochait aux autorités chargées de l’enquête de ne pas avoir procédé à une expertise criminalistique sur le masque à gaz saisi dans le commissariat de police en vue d’y prélever des empreintes génétiques, le cas échéant celles de son fils. Selon la requérante, il aurait fallu aussi ordonner une expertise graphologique afin de déterminer l’état psychologique de son fils au moment où il avait rédigé le texte des aveux. Ensuite, faisant référence au résultat de l’autopsie, selon laquelle le cadavre présentait des lésions pouvant s’interpréter comme des traces de lutte ou d’autodéfense, la requérante reprocha aux autorités ne pas avoir expliqué l’origine de ces traces, ainsi que la cause du décès de son fils.
34. Le 18 avril 2011, le tribunal du district Leninski de Voronej confirma la décision attaquée de l’enquêteur. Dans ses motifs, le tribunal réitéra les arguments exposés dans la décision de l’enquêteur et estima que l’enquête avait été complète et approfondie. En réponse aux arguments de la requérante, le tribunal exprima l’avis qu’une expertise graphologique n’était pas nécessaire car la famille du défunt avait confirmé l’authenticité de l’écriture. De même, une expertise ADN à partir du masque à gaz n’était pas nécessaire car le décès de Sergueï Lykov n’était pas dû à une asphyxie. Ainsi, le tribunal conclut qu’il n’y avait pas de preuves accréditant l’idée que le défunt ait été soumis à des mauvais traitements de la part des policiers ou qu’il ait été interpellé et détenu illégalement.
35. Le 11 août 2011, la cour régionale de Voronej confirma la décision, en cassation, par les mêmes motifs.
36. Le 11 octobre 2012, l’avocate de la requérante envoya au chef du Comité d’instruction de Russie une lettre lui demandant d’ouvrir une nouvelle enquête pénale sur le décès de M. Lykov et de confier cette enquête au département des enquêtes sur les infractions commises par des fonctionnaires des forces de l’ordre, département faisant partie du Comité d’instruction de Russie dans la circonscription fédérale Tsentralny. L’avocate exprima la crainte que si l’enquête demandée était effectuée par des enquêteurs du département régional de Voronej du Comité d’instruction, cette enquête soit ineffective. En effet, elle argua que, faute d’avoir à leur disposition des agents de terrain pour le recueil des informations nécessaires, les enquêteurs de ce dernier département n’ont pas d’autre choix que de recourir à des agents du ministère de l’Intérieur, parmi lesquels peuvent se trouver ceux impliqués dans le décès de la victime.
37. Le 14 novembre 2012, le département régional de Voronej du Comité d’instruction rejeta cette demande, considérant que la décision du 8 juillet 2010 était conforme à la loi et qu’il n’y avait aucun motif pour la révoquer et ouvrir une instruction pénale.
C. Les témoignages de P. et les évènements le concernant
38. Le lendemain de son arrestation, le 10 septembre 2009, P. fut amené au centre de détention temporaire (« l’IVS »). Lors de son admission, un aide‑médecin constata sur lui les lésions corporelles suivantes : une ecchymose sur l’omoplate gauche, des égratignures sur les coudes et les genoux, et une ecchymose sur l’oreille droite. L’aide‑médecin dressa un acte dans lequel il consigna les lésions et nota que ces lésions étaient le résultat d’un accident de la route survenu le 9 septembre 2009. L’examen médical eut lieu en présence des policiers ayant pris part au passage à tabac. Selon P., ce sont les policiers qui donnèrent à l’aide‑médecin la version faisant référence à l’accident de la route, tandis que lui-même, par crainte de représailles, avait été contraint de la confirmer.
39. Le 11 septembre 2009, P. fut transféré à la maison d’arrêt no 1 de Voronej. Lors de son admission, il fut examiné par un médecin, qui constata les mêmes lésions que celles relevées à l’IVS.
40. À une date non précisée en septembre 2009, P. porta plainte, dénonçant des mauvais traitements qui auraient eu lieu au commissariat de police. Selon les dires de P., cette plainte lui aurait valu d’être amené dès le lendemain au commissariat de police, où il aurait été battu en représailles. Alors – toujours selon ses dires –, par crainte pour sa vie, P. retira sa plainte, lorsque l’enquêtrice Ia. s’était présenté à la maison d’arrêt pour interroger P. sur les circonstances des mauvais traitements. Selon P., à sa question relative à des éventuelles conséquences pour les policiers impliqués au passage à tabac de M. Lykov et de lui-même, l’enquêtrice A. aurait répondu que, de toute manière, ils n’en auraient eu aucune.
41. Le 5 octobre 2009, l’enquêtrice Ia., du département régional de Voronej du Comité d’instruction, rendit une décision relative au refus d’ouvrir une instruction pénale. Elle relata l’explication du policier Sa., qui avait nié tous mauvais traitements, et, ayant pris note du retrait par P. de sa plainte, conclut à l’absence de mauvais traitements.
42. Entre-temps, l’enquête pénale dirigée contre P. suivit son chemin et aboutit à un examen sur le fond par la cour régionale de Voronej. À l’audience publique du 1er février 2011, P. fit une déclaration. Il rétracta ses explications données dans le cadre de l’enquête relative au décès de Sergueï Lykov. P. décrivit les évènements du 9 septembre 2009, tels que présentés dans les paragraphes 6-8 du présent arrêt. Il ajouta que le policier S. lui avait adressé des menaces en cas de rétractation de ses aveux de vols ou de révélations sur les faits relatifs à l’arrestation et au décès de M. Lykov. Il ajouta que S. l’avait battu encore une fois avant l’audience du tribunal sur la demande de mise en détention provisoire, en vue de l’empêcher de porter plainte auprès du juge. Il se plaignit également d’avoir fait l’objet d’attaques gratuites de la part de l’administration de la maison d’arrêt où il était détenu. P. demanda à être placé sous protection, en tant que témoin des mauvais traitements sur la personne de Sergueï Lykov de la part des policiers. De même, il demanda que l’on poursuive au pénal le policier S. pour excès de pouvoir et pour meurtre sur la personne de M. Lykov. P. suggéra de rouvrir l’enquête pénale relative au décès.
43. La juge ordonna que la déclaration écrite de P. soit versée au dossier. En ce qui concernait les demandes de P. relatives à S. et à M. Lykov, la juge répondit que le décès de ce dernier n’avait pas de rapport avec le procès en cours ; et que S., quant à lui, n’était pas partie au procès. Aussi, elle rejeta ces demandes.
44. À l’une des audiences suivantes, P. se plaignit qu’après cette déclaration, l’administration de la maison d’arrêt l’avait menacé.
45. Le 30 juin 2011, le procureur du district Leninski de Voronej annula la décision par laquelle l’ouverture d’une enquête pénale contre les tortionnaires supposés de P. avait été refusée. Le procureur ordonna un complément d’enquête. Le résultat de cette enquête n’a pas été communiqué à la Cour.
46. Après avoir purgé sa peine, P. retrouva la liberté. Selon ses dires, il reçut plusieurs fois des menaces au sujet de la présente affaire. Par crainte de représailles, il émigra en Suède. Dans sa lettre du 20 avril 2014 au Comité d’instruction, envoyée depuis l’étranger, P. se proposa comme témoin, mais il ne fut jamais interrogé.
D. Les évènements postérieurs à la communication de la requête au Gouvernement
47. Le 23 décembre 2013, un fonctionnaire hiérarchiquement supérieur du département régional de Voronej du Comité d’instruction a annulé la décision du 8 juillet 2010, en relevant que le département avait reçu de la Cour européenne des droits de l’homme de nouvelles informations relatives à la disparition de Sergueï Lykov. Il a ordonné un complément d’enquête pour, notamment, interroger P. et vérifier ses allégations de mauvais traitements.
48. Le 10 janvier 2014, l’adjoint du chef du département régional de Voronej du Comité d’instruction a ordonné l’ouverture d’une instruction pénale au sens de l’article 146 du code de procédure pénale. Dans ses motifs, il a observé que la requête de Mme Lykova en cours d’examen par la Cour européenne des droits de l’homme contenait des éléments laissant à croire que M. Lykov avait subi des mauvais traitements de la part des policiers.
49. Le 16 janvier 2014, l’enquêteur L. du Comité d’instruction a ordonné une contre-expertise médicolégale pour répondre notamment aux questions de savoir : si le corps de M. Lykov présentait des lésions corporelles et, dans l’affirmative, à quel endroit ; si le corps présentait des lésions dues à une lutte, à des mauvais traitements, à l’usage de menottes ou à une attache des membres supérieurs et inférieurs au moyen d’une bande adhésive ; et s’il y avait des traces d’électrocution. Le Gouvernement n’a pas indiqué si cette expertise a eu lieu. En tout état de cause, aucun rapport d’expertise n’est joint à ses observations.
50. L’enquêteur a interrogé les policiers Sa. et F. ; le premier a réitéré son explication de 2009 (paragraphe 17 ci-dessus), le second a donné des explications similaires. L’enquêteur a également interrogé un certain V., qui aurait expliqué avoir occasionnellement consommé en compagnie de Sergueï Lykov des boissons alcoolisées et aurait indiqué que ce dernier était toxicomane, qu’il commettait des vols pour obtenir de l’argent, et qu’il lui avait parlé des difficultés qu’il rencontrait avec sa mère invalide. Selon V., Sergueï lui aurait confié qu’en cas d’arrestation, il « se ferait mal ».
51. L’enquêteur a interrogé la grand-mère et la cousine du défunt, qui ont expliqué que, à leur connaissance, Sergueï ne se droguait pas, n’abusait pas de l’alcool et n’avait jamais exprimé d’idées de suicide.
52. Le 13 janvier 2014, l’enquêteur rendit une décision accordant la qualité de victime à la requérante.
E. L’enquête interne au sein du ministère de l’Intérieur
53. Le 27 octobre 2009, au terme d’une enquête interne relative à la conduite des policiers, le service de sécurité interne du département régional de Voronej dressa un rapport dont les conclusions peuvent se résumer comme suit. Se référant à la décision du 21 septembre 2009 (paragraphe 17 ci‑dessus), le département régional a estimé que Sergueï Lykov s’était bien donné lui-même la mort et qu’aucune faute des policiers n’avait été établie. En même temps, le service a qualifié de manque de professionnalisme le fait que le policier T. n’ait pas suffisamment veillé à contrôler la conduite de M. Lykov, carence qui avait permis à ce dernier de se défenestrer.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
54. Pour le droit interne pertinent concernant la responsabilité pénale pour meurtre, incitation au suicide ou abus de fonction, ainsi que la procédure pénale, voir l’arrêt Keller c. Russie, no 26824/04, §§ 54-61 et 67‑73, 17 octobre 2013.
55. En ce qui concerne le descriptif des pouvoirs de la police donné dans l’article 11 de la loi sur la police du 18 avril 1992, voir l’arrêt Shimovolos c. Russie, no 30194/09, §§ 33-34, 21 juin 2011.
56. En ce qui concerne le descriptif du statut du département spécial chargé, au sein du Comité d’instruction de Russie, d’enquêter sur les infractions commises par des fonctionnaires des forces de l’ordre, voir l’arrêt Razzakov c. Russie, no 57519/09, § 43, 5 février 2015.
57. Selon l’article 19.3 du code des infractions administratives, hormis le cas où cet ordre serait entaché d’illégalité, le refus d’obéir à un ordre donné par un policier agissant dans l’exercice de sa mission de protection de l’ordre public est passible d’une amende administrative allant de 500 à 1000 roubles ou d’un emprisonnement administratif allant jusqu’à 15 jours.
58. Selon la directive conjointe du 29 décembre 2005 du service du Procureur général de Russie (no 39), du ministère de l’Intérieur (no 1070), du ministère des Situations d’urgence (no 1021), du ministère de la Justice (no 253, du Service fédéral de sécurité (no 780), du ministère du Développement économique (no 353) et du Comité de contrôle de la circulation des drogues (no 399), relative à l’enregistrement unifié des infractions (« О едином учете преступлений») (ci-après « l’instruction no 39), les juges sont habilités à prendre note d’une déclaration verbale dénonçant une infraction pénale lorsque pareille déclaration est faite à l’audience, tandis que les procureurs et les enquêteurs sont habilités à le faire dans toutes les autres circonstances (§ 7). L’extrait pertinent des procès‑verbaux est ensuite porté à la connaissance de l’autorité compétente pour contrôler les faits dénoncés. Cette autorité doit enregistrer les indications y figurant (§ 22). Aucun fonctionnaire ayant la compétence de prendre des mesures pour enregistrer ces déclarations verbales ne peut s’abstenir de le faire (§ 24).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
59. La requérante se plaint que son fils a été privé de sa liberté dans des conditions contraires à la loi nationale en vigueur. En particulier, il a été interpellé et emmené au commissariat de police sans qu’aucun document justifiant cette détention n’ait été dressé. Elle invoque à cet égard l’article 5 de la Convention qui, dans sa partie pertinente, se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci. »
A. Sur la recevabilité
1. Les thèses des parties
60. Se référant aux décisions rendues par la Cour dans les affaires Fairfield (Fairfield c. Royaume-Uni (déc.), no 24790/04, CEDH 2005‑VI) et Biç (Biç et autres c. Turquie, no 55955/00, §§ 20-24, 2 février 2006), le Gouvernement estime que le présent grief est irrecevable : selon lui, la requérante n’a pas qualité pour soumettre au nom de feu son fils un grief tiré de l’article 5 ; le grief serait donc incompatible ratione personae avec l’article 34 de la Convention.
61. La requérante conteste cette exception d’irrecevabilité. Elle affirme que la mort de son fils est étroitement liée à son interpellation et sa détention irrégulières. Se référant à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Rantsev (Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, CEDH 2010 (extraits)), la requérante fait observer que la Cour y a bien examiné au fond le grief tiré de l’article 5, dans des circonstances similaires.
2. L’appréciation de la Cour
62. La Cour constate qu’en l’espèce, Sergueï Lykov est mort alors qu’il se trouvait entre les mains des autorités, qui selon la requérante le détenaient de manière irrégulière. La requérante a sollicité l’ouverture d’une enquête pénale devant les autorités nationales, afin que puissent être clarifiées les circonstances de l’arrestation et du décès de son fils. N’ayant pas obtenu gain de cause au niveau national, la requérante a introduit une requête devant la Cour, et ce, bien évidemment, après le décès de la victime directe. Partant, il y a lieu de déterminer si la requérante peut se prévaloir de la qualité de victime à l’égard d’une violation de l’article 5.
63. Dans le cas où le décès ou la disparition de la victime directe dans des circonstances mettant en cause la responsabilité de l’État est antérieur à l’introduction de la requête devant elle, la Cour rappelle que toute personne ayant un lien étroit de parenté avec elle – comme celui existant entre un parent et son enfant – a qualité pour agir devant la Cour. Il s’agit là en effet d’une situation dont la particularité doit être prise en compte, au regard de la nature de la violation alléguée et de l’impératif d’assurer l’effectivité de l’une des dispositions les plus fondamentales du système de la Convention (Biç et autres, précité, §§ 22-23). La Cour rappelle en outre que des griefs tirés de l’article 3 de la Convention peuvent être portés devant la Cour par un proche lorsque le décès du parent est lié aux mauvais traitements subis (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 83-116, CEDH 2001‑III).
64. En ce qui concerne les droits tirés de l’article 5, la Cour a jugé que, en règle générale, les proches ne pouvaient se prévaloir de la qualité de victime et introduire une requête devant elle (Sanles Sanles c. Espagne (déc.), no 48335/99, § 64, CEDH 2000‑XI, et Tomaszewscy c. Pologne, no 8933/05, §§ 79-80, 15 avril 2014).
Toutefois, cette règle connaît des exceptions. Notamment, les proches peuvent se prévaloir de la qualité de victime au regard de l’article 5 lorsque la victime directe est décédée ou a disparu dans des circonstances dont il est allégué qu’elles engagent la responsabilité de l’État sous l’angle de l’article 2 de Convention (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 98 in fine et les références qui y sont citées, CEDH 2014, Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, §§ 92, 104 et 107, CEDH 1999‑IV (un arrêt dans lequel la Cour a notamment relevé que la détention non reconnue est une violation particulièrement grave du droit à la liberté et à la sûreté de la personne consacré par cette disposition), Bazorkina c. Russie (déc.), no 69481/01, 15 septembre 2005, Imakaïeva c. Russie, (déc.), no 7615/02, 20 janvier 2005, et Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 112, CEDH 2009) ; ou encore, s’ils ont démontré un lien étroit entre la détention irrégulière du défunt et son décès (Kats et autres c. Ukraine, no 29971/04, § 135, 18 décembre 2008, et implicitement dans les affaires suivantes De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, §§ 100‑103, 6 décembre 2011, et Rantsev, précité, §§ 310-324.)
65. La Cour observe qu’en l’espèce, la violation alléguée de l’article 5 dénoncée par la requérante s’inscrit dans un contexte où son fils a trouvé la mort alors qu’il se trouvait dans les locaux de la police. La requérante entend en substance faire établir que c’est le mépris par la police des dispositions légales encadrant les privations de liberté qui a accru la vulnérabilité de son fils et a constitué un facteur favorable aux mauvais traitements qui lui ont, selon elle, été infligés, et à son décès. La Cour est d’avis que le grief tiré de l’article 5 est ainsi étroitement lié avec ceux tirés des articles 2 et 3. En effet, par la force des choses, attendre d’une requête devant la Cour visant l’article 5 concernant un défunt qu’elle soit introduite par l’intéressé lui-même n’aurait pas de sens : seuls les proches du défunt sont à même d’introduire ce grief. Leur refuser cette possibilité reviendrait à exclure de la compétence de la Cour toutes les requêtes où la détention irrégulière s’est soldée par le décès du détenu et à contribuer ainsi à l’impunité des policiers, y compris dans des situations comme celles de l’espèce où est dénoncée une détention non reconnue, un cas de violation extrêmement grave de l’article 5 de la Convention (Çakıcı, précité, § 104). Il s’agit donc d’une situation particulière par la nature de la violation alléguée, qui ne peut être portée à la connaissance de la Cour que par les proches de l’individu décédé (Kats et autres, précité, § 135).
66. Compte tenu de ce qui précède, la Cour admet que la requérante a la qualité pour agir devant la Cour, et rejette ainsi l’exception du Gouvernement.
La Cour constate par ailleurs que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Les observations des parties
67. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a eu aucune violation de l’article 5, car M. Lykov avait accepté de son plein gré de suivre les policiers, bien que ceux‑ci fussent en civil, et de rester au commissariat de police. De même, affirme le Gouvernement, M. Lykov avait, après avoir discuté avec T., décidé de passer aux aveux, ce qui au regard du droit national ne modifiait aucunement son statut – il n’en devenait pas un « suspect » –, car ces aveux devaient faire l’objet de vérifications préalables à l’ouverture d’une enquête pénale. Le Gouvernement affirme que c’est le décès de M. Lykov qui a empêché l’ouverture d’une enquête pénale sur le vol dont il était soupçonné. Le Gouvernement fait observer que M. Lykov était passé aux aveux en pleine connaissance de ses droits, ayant été informé notamment de son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Le Gouvernement affirme enfin que, en vertu du paragraphe 3 de l’article 10 de la loi sur la police, le policier T. était habilité à prendre note des aveux.
68. La requérante conteste cette thèse. En premier lieu, elle est d’avis que pour déterminer s’il y a eu privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention, il faut partir de la situation concrète et non de critères formels. Elle fait observer à cet égard que son fils a bien, de fait, été privé de liberté. En effet, M. Lykov avait été amené au commissariat de police sous l’escorte de quatre policiers et n’était pas à même de le quitter, car la sortie du commissariat s’effectuait au travers d’un point de contrôle gardé par des policiers armés. Dans ces conditions, estime la requérante, l’absence de menottes ou d’autres moyens de contrainte ne changeait rien à l’état de privation de liberté de son fils.
En second lieu, la requérante fait remarquer que le Gouvernement n’a pas précisé quelles explications, et en rapport avec quelle affaire pénale, les policiers voulaient obtenir de son fils. De même, elle souligne qu’après avoir passé plusieurs heures au commissariat, son fils n’a donné aucune « explication » comme on prétendait en attendre de sa part mais s’est mis à faire des aveux pour une infraction inexistante, puisque n’ayant été ni dénoncée par la victime ni enregistrée dans la base de données de la police. La requérante souligne que cette « conversation » entre son fils et le policier T. a duré quatre ou cinq heures, de 14-15 heures à 18 h 50.
En troisième lieu, la requérante fait observer que la présence de son fils n’a été consignée dans aucun registre du commissariat de police. Se référant à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Khadissov et Tsetchoïev c. Russie, no 21519/02, § 148, 5 février 2009, elle expose que pareil manquement représente par lui-même une violation grave, en ce qu’il permet aux responsables d’un acte de privation de liberté de dissimuler leur implication, de brouiller les pistes et d’échapper à leur responsabilité quant au sort de la personne détenue.
La requérante conteste aussi la thèse du Gouvernement concernant l’interprétation de l’article 11 § 4 de la loi sur la police. Elle estime que, si elle confère certes le pouvoir de recueillir des explications et informations, cette disposition n’habilite aucunement la police à priver à cette fin des personnes de leur liberté.
2. L’appréciation de la Cour
69. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Ce droit revêt une très grande importance dans « une société démocratique », au sens de la Convention (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004‑II).
70. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 § 1, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 92 et 93, série A no 39, et Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 57, CEDH 2012).
71. La Cour rappelle aussi que l’article 5 § 1 précise explicitement que les garanties qu’il consacre s’appliquent à « toute personne ». Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs.
De plus, en matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi d’autres arrêts, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, §§ 162-164, 19 février 2009, et Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 84, 23 février 2012).
72. La Cour souligne que la détention non reconnue d’un individu constitue une totale négation de ces garanties et une violation extrêmement grave de l’article 5 (voir, parmi beaucoup d’autres, El‑Masri c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 237, Çakıcı, précité, § 104, et Loulouïev et autres c. Russie, no 69480/01, § 122, CEDH 2006‑XIII (extraits)).
73. Elle rappelle que le second volet de l’article 5 § 1 b), auquel semble se référer le Gouvernement (paragraphe 80 ci-dessous), autorise la détention d’une personne « en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ». Cette disposition concerne les cas où la loi autorise à détenir quelqu’un pour le forcer à exécuter une obligation spécifique et réelle qui lui incombe déjà et qu’il a jusque-là négligé de remplir. Pour relever du champ d’application de cet article, l’arrestation et la détention doivent en outre viser à assurer l’exécution de l’obligation en question ou y contribuer directement, et ne doivent pas revêtir un caractère punitif. Dès que l’obligation a été exécutée, la détention devient infondée au regard de l’article 5 § 1 b). Enfin, il faut ménager un équilibre entre l’importance qu’il y a dans une société démocratique à assurer l’exécution immédiate de l’obligation dont il s’agit et l’importance du droit à la liberté (voir, parmi beaucoup d’autres, Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, § 73, CEDH 2011, et Ostendorf c. Allemagne, no 15598/08, §§ 69-71, 94, 99 et 101, 7 mars 2013).
74. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’il faut rechercher : (a) si Sergueï Lykov a été privé de sa liberté, au sens de l’article 5 de la Convention ; et, dans l’affirmative, (b) si cette privation de liberté relevait des exceptions autorisées par le paragraphe 1.
a) Sur la question de savoir si Sergueï Lykov a été privé de sa liberté
75. La Cour rappelle que lorsque le requérant produit des indices prima facie concordants de nature à démontrer qu’il se trouvait bien sous le contrôle exclusif des autorités le jour des faits, à savoir qu’il a été convoqué officiellement par les autorités et est entré dans un lieu sous leur contrôle, la Cour peut considérer que l’intéressé n’était pas libre de partir, en particulier lorsque des mesures d’enquête étaient en cours d’exécution. Elle peut alors en conséquence attribuer au Gouvernement la responsabilité de livrer un compte rendu horaire précis de ce qui s’est passé dans les locaux concernés et de s’expliquer quant au temps que le requérant y a passé. Le Gouvernement devra alors fournir des pièces satisfaisantes et convaincantes à l’appui de sa version des faits, faute de quoi la Cour pourra en tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations du requérant (Creangă, précité, § 90).
76. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que le 9 septembre 2009 Sergueï Lykov est entré dans un commissariat de police accompagné de policiers entre 13 et 15 heures, selon ces derniers. De même, il n’est pas contesté que les autorités n’étaient pas à la recherche de M. Lykov, jusque-là inconnu des services de police, mais uniquement de P. (paragraphe 9 ci-dessus). Il n’est pas non plus contesté que M. Lykov, comprenant qu’il avait affaire à des policiers, a obtempéré à leur ordre de les suivre. Les parties s’accordent également sur le fait qu’il est demeuré dans les locaux de la police jusqu’à sa défenestration à 18 h 50.
Ainsi, la Cour estime que Sergueï Lykov doit bien être regardé comme étant entré, sur convocation des autorités, dans un lieu se trouvant sous leur contrôle.
77. Il incombe dès lors au gouvernement défendeur de livrer un compte rendu horaire précis de ce qui s’est passé dans les locaux concernés, et de s’expliquer quant au temps que le requérant y a passé.
La Cour constate à cet égard que le Gouvernement n’a produit ni le registre des entrées et sorties du commissariat de police, censé être en la possession des autorités, ni les procès-verbaux éventuellement dressés à la suite des « explications » données par Sergueï Lykov. Elle constate en outre que l’heure d’arrivée de M. Lykov dans les locaux de la police n’a été précisée ni par le Gouvernement ni par l’enquête pénale interne. En effet, les explications des acteurs principaux sont discordantes : P. dit que leur interpellation le 9 septembre a eu lieu entre midi et 13 heures (paragraphe 22 ci-dessus) tandis que les policiers Sa. et T. indiquent respectivement 14 et 15 heures (paragraphes 19 et 18 ci-dessus). En revanche, les parties ne contestent pas que la victime s’est défenestrée à 18 h 50 (paragraphes 12 et 68 ci-dessus).
En l’absence de registre des entrées, la Cour conclut que la victime est demeurée au commissariat de police pendant au moins quatre heures – entre, au plus tard, 15 heures, et 18 h 50. La Cour rappelle à cet égard que l’article 5 § 1 s’applique également aux privations de liberté de courte durée (Foka c. Turquie, no 28940/95, § 75, 24 juin 2008, Shimovolos précité, § 50, et Ostendorf, précité, § 75).
78. Le Gouvernement semble attacher de l’importance au fait que la victime avait accepté de suivre les policiers de son plein gré, pour en déduire qu’elle n’a pas été privée de sa liberté.
La Cour ne saurait souscrire à cet argument. Elle rappelle que le caractère non forcé de la comparution ne constitue pas un élément permettant de statuer définitivement sur l’existence ou non d’une privation de liberté. En effet, à supposer même que les évènements se soient déroulés comme les décrit le Gouvernement, il existe une obligation légale d’obtempérer aux ordres de la police (paragraphe 56 ci‑dessus). L’absence de réticence de M. Lykov prouve simplement qu’il s’est conformé à cette obligation légale et nullement qu’il consentait de son plein gré à être privé de liberté, encore moins pour une période prolongée.
Reste maintenant la question de savoir si M. Lykov était libre de quitter les locaux de police. Le Gouvernement semble l’affirmer (paragraphe 67 ci‑dessus). Toutefois, cette thèse est contredite par certaines déclaration du Gouvernement lui‑même, puisqu’il affirme par ailleurs que Sergueï Lykov avait été invité pour donner des renseignements, qu’il a discuté avec le policier T. et qu’il est, finalement, passé aux aveux (ibidem). En outre, cette thèse est contredite par la déclaration concordante de P. niant le caractère volontaire tant de leur venue dans les locaux de la police que du déroulement de cette « visite » (paragraphes 6 et 7 ci‑dessus). Au vu de ces éléments, la Cour constate que le Gouvernement n’a pas démontré que Sergueï Lykov est à un quelconque moment sorti des locaux de la police et qu’il était libre de le faire à son gré (Osypenko c. Ukraine, no 4634/04, § 49, et 9 novembre 2010, Creangă, précité, § 99). La Cour est donc d’avis que la victime a bien été privée de liberté, au sens de l’article 5 de la Convention.
b) Sur la compatibilité de la privation de liberté de Sergueï Lykov avec l’article 5 § 1 de la Convention
79. La Cour note d’emblée que le Gouvernement a souligné qu’aucun soupçon relatif à une infraction commise ne pesait sur M. Lykov avant que celui‑ci ne passât aux aveux.
80. Le Gouvernement explique que M. Lykov a été invité au commissariat de police en vue de « présenter des informations utiles » (paragraphe 10 ci‑dessus). La Cour estime que l’on ne peut y voir, de la part du Gouvernement, que le seule invocation en substance du second volet de l’article 5 § 1 b), qui autorise la détention d’une personne « en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ».
81. La Cour note toutefois que le Gouvernement est resté en défaut d’expliquer en quoi consistait concrètement l’obligation supposée que Sergueï Lykov aurait jusque‑là négligé de remplir. Comme aucune autre raison susceptible d’expliquer sa privation de liberté n’a été avancée, force est de conclure que M. Lykov a bien été dépouillé de sa liberté de façon arbitraire, puisque sa détention ne relevait ainsi d’aucun des cas admis par l’article 5 § 1 de la Convention.
82. Dès lors, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de la privation de liberté dont Sergueï Lykov a été victime dans l’après-midi du 9 septembre 2009.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION DANS LEUR VOLET PROCÉDURAL
83. La requérante allègue qu’alors qu’il se trouvait au commissariat de police de Voronej, son fils a été battu par des policiers en vue de lui extorquer des aveux ; que ces mauvais traitements sont la cause de sa mort. Elle allègue en outre qu’aucune enquête effective n’a été menée à ce sujet.
Elle invoque les articles 2, 3 et 13 de la Convention, les deux premiers étant ainsi libellés :
Article 2
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
84. La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. Elle estime que, dans les circonstances de la présente espèce, les griefs tels qu’ils sont formulés par la requérante appellent un examen sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Keller, précité, § 128).
A. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
85. Le Gouvernement soutient qu’il a bien été mené une enquête conforme aux exigences d’effectivité des articles 2 et 3 de la Convention, et ce pour les raisons suivantes. En premier lieu, explique-t-il, l’enquête a été ouverte immédiatement après l’incident sur l’initiative des autorités, et n’a jamais piétiné. En second lieu, selon lui, les autorités compétentes ont accompli tous les actes d’enquête nécessaires dans les circonstances de l’espèce : elles ont fait pratiquer une autopsie ; elles ont entendu les témoins, dont la famille et plusieurs amis – notamment P. – ou voisins de Sergueï Lykov ; elles ont fait des photographies et des croquis des lieux et objets présentant un intérêt pour l’enquête, notamment du bureau du policier T. et du sol, en contrebas du bureau, sur lequel le corps est tombé. Pour le Gouvernement, il n’était pas nécessaire d’interroger les médecins de l’ambulance, de procéder à une reconstitution sur les lieux ou de soumettre à expertise le masque à gaz saisi dans le bureau de T., puisque les enquêteurs ont fait éclater toute la vérité après l’audition de P. et des policiers impliqués dans l’incident. En troisième lieu, s’agissant de P., le Gouvernement fait observer qu’avant le 1er février 2011, P. n’avait jamais fait état de quelques mauvais traitements que ce fût. Quant à sa déclaration dudit 1er février, elle a été faite devant le tribunal appelé à examiner les accusations portées contre lui, tribunal qui n’avait pas compétence pour élargir les débats à ce type de plainte (Belevitski c. Russie, no 72967/01, §§ 62 et 64, 1er mars 2007). Le Gouvernement souligne à cet égard que P. n’a ni porté cette information à la connaissance des autorités compétentes – et notamment, le département régional du ministère de l’Intérieur et du Comité d’instruction –, ni demandé à être admis au bénéfice d’un dispositif de protection des témoins. Enfin, après la communication de la requête au Gouvernement, une instruction pénale a été ordonnée et, dans le cadre de cette dernière, divers actes d’instruction ont été accomplis : notamment, une contre-expertise médicolégale a été ordonnée, et plusieurs témoins – dont la famille et certaines connaissances de M. Lykov, ainsi que les policiers Sa. et F. – ont été interrogés. Le Gouvernement estime, par conséquent, que l’enquête a bien été effective au sens des articles 2 et 3 de la Convention.
2. La requérante
86. La requérante fait observer que le rapport d’autopsie a constaté sur le corps du défunt plusieurs lésions corporelles qui n’avaient pas de lien de causalité avec sa mort, mais étaient typiques des cas de lutte et d’autodéfense (paragraphe 28 ci-dessus). Les autorités, affirme-t-elle, n’ont jamais – ni au niveau national ni devant la Cour – expliqué l’origine de ces lésions.
87. La requérante soutient que l’enquête relative aux mauvais traitements allégués et au décès de son fils n’était pas effective au sens des critères élaborés par la jurisprudence de la Cour. En premier lieu, explique‑t‑elle, la véritable « instruction pénale » régie par l’article 146 du code de procédure pénale n’a été ouverte que 4 ans après les faits dénoncés. Or, selon elle, l’« enquête préliminaire » qui avait eu lieu jusque-là ne constituait pas un cadre juridique approprié pour accomplir tous les actes d’instruction nécessaires – par exemple, pour faire pratiquer une expertise médicolégale ou mener des interrogatoires des témoins –, sans parler du fait que la partie lésée n’est à ce stade investie d’aucun droit. La requérante estime qu’un temps précieux pour le recueil des preuves a ainsi été perdu.
88. En second lieu, selon la requérante, l’examen criminalistique des lieux n’a commencé qu’une heure après l’évènement et le passage de l’ambulance qui a emmené Sergueï Lykov à l’hôpital. Elle fait observer que l’équipe de l’ambulance n’a jamais été entendue ; et qu’aucun document pouvant attester de l’heure à laquelle l’ambulance avait été appelée n’a jamais été versé au dossier de l’enquête.
89. En troisième lieu, estime la requérante, l’enquête n’a pas été approfondie. Tout d’abord, selon elle, l’enquête a uniquement été orientée pour venir à l’appui de la thèse du suicide, aucune autre version des évènements n’ayant été élaborée. La requérante souligne que les informations précieuses offertes par P., témoin oculaire de l’arrestation et des mauvais traitements supposés sur la personne de son fils, n’ont jamais éveillé l’attention des autorités compétentes, comme elles l’auraient dû selon elle, surtout après la déclaration de P. du 1er février 2011. La requérante expose que P., qui avait été soumis à des mauvais traitements avec son fils, a reçu des menaces visant à le dissuader de se plaindre ou de témoigner, les policiers ayant assisté à l’examen médical dans la maison d’arrêt. En outre, la requérante fait observer que l’enquêtrice Ia. a clôturé l’enquête préliminaire relative aux mauvais traitements, sans tâcher d’expliquer la nature des lésions, pour la seule raison que P. « s’était rétracté ». La requérante y voit un signe de collusion entre l’enquêtrice et les présumés tortionnaires ; selon elle, c’est une chose possible dans le climat d’impunité régnant dans ce commissariat de police. Dans ces conditions, estime la requérante, on comprend fort bien que P. ne se soit décidé à faire sa déclaration relative aux circonstances et conditions de son arrestation, y compris la torture pratiquée sur la personne de Sergueï Lykov, qu’à l’audience du tribunal, là où il ne se sentait pas menacé. La requérante ne trouve pas convaincant l’argument du Gouvernement consistant à dire que P. n’avait pas expressément demandé d’enquêter ou de l’admettre au bénéfice du dispositif de protection des témoins : selon l’instruction no 39 (paragraphe 58 ci-dessus), explique-t-elle, la tâche de porter semblables cas à la connaissance des autorités compétentes incombait aux magistrats présents à l’audience – le juge et le représentant du ministère public. Enfin, la requérante fait observer que P., qui après son élargissement a trouvé refuge en Suède et s’est proposé comme témoin, n’a jamais été interrogé par les autorités russes, notamment par le biais d’une commission rogatoire.
90. En dernier lieu, la requérante estime que l’enquête n’était pas indépendante. Elle dénonce le manque d’indépendance des enquêteurs – lesquels relevaient du Comité d’instruction – par rapport aux policiers impliqués. D’une part, en effet, l’enquêteur dudit Comité n’ayant généralement pas les moyens techniques et humains nécessaires pour accomplir certains actes d’instruction, il est très souvent obligé de faire appel au personnel du commissariat de police, si bien que ce sont les policiers eux-mêmes qui sont amenés à recueillir des preuves contre leurs collègues, voire contre leur propre personne. D’autre part, les enquêteurs sont obligés de collaborer avec les policiers pour élucider d’autres affaires pénales. Dans le cas d’espèce, s’étonne la requérante, on a vu tout à la fois, d’un côté, l’enquêtrice K. du département du district Leninski de Voronej du Comité d’instruction demander aux policiers d’interpeller P. et, de l’autre, ses collègues enquêteurs du même département mener par la suite l’enquête relative aux allégations de mauvais traitements lancées par P. contre lesdits policiers. La demande de son avocate tendant à ce que l’enquête fût confiée à un autre département dudit Comité d’instruction – le département des infractions commises par des fonctionnaires des forces de l’ordre – a été rejetée (paragraphes 36 et 37 ci-dessus).
B. L’appréciation de la Cour
91. La Cour constate que les présents griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
1. Les principes généraux
92. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention, implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’État, a entraîné mort d’homme (voir, parmi d’autres, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1998-I).
L’obligation de mener une forme d’enquête effective existe aussi en cas de décès d’un détenu et vaut même pour les situations dans lesquelles il n’a pas été établi que la mort avait été provoquée par un agent de l’État. Ne joue pas non plus un rôle décisif le fait que les membres de la famille du défunt ou d’autres personnes aient ou non porté plainte au sujet de la mort, bien au contraire ; le simple fait que les autorités aient été informées d’un décès donne ipso facto naissance à l’obligation de mener une enquête suffisante sur les circonstances dans lesquelles il s’est produit (Slimani c. France, no 57671/00, § 29, CEDH 2004‑IX, Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse, no 41773/98, § 75, 7 février 2006, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 165, CEDH 2011).
93. De même, la Cour rappelle que lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII).
94. L’enquête doit être de nature à permettre, premièrement, de déterminer les circonstances ayant entouré les faits et, deuxièmement, d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit d’une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 74, CEDH 2004‑XI, Scavuzzo-Hager, précité, § 76, et Kopylov c. Russie, no 3933/04, § 132, 29 juillet 2010).
95. L’effectivité exige ensuite que les autorités prennent les mesures raisonnables à leur disposition pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (Al-Skeini et autres, précité, § 166, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).
96. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose manifestement compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Giuliani et Gaggio, précité, § 302, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009).
97. Quant aux agents chargés de l’enquête, l’effectivité requiert en premier lieu que les personnes responsables de la conduite de l’enquête soient indépendantes de celles éventuellement impliquées dans le décès : elles doivent, d’une part, ne pas leur être subordonnées d’un point de vue hiérarchique ou institutionnel et, d’autre part, être indépendantes en pratique (Slimani, précité, § 32, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 112, CEDH 2001‑III, et Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 325, CEDH 2007‑II). De surcroît, une exigence de célérité et de diligence raisonnables est implicite dans ce contexte (Indelicato c. Italie, no 31143/96, § 37, 18 octobre 2001, et Al‑Skeini et autres, précité, § 167). Enfin, il doit y avoir un élément suffisant de contrôle public de l’enquête ou de ses résultats. Le degré de contrôle public requis peut varier d’une affaire à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête est indispensable (El-Masri, précité, § 185, CEDH 2012, et Kleyn et Aleksandrovich c. Russie, no 40657/04, § 57, 3 mai 2012).
2. L’application de ces principes aux circonstances de l’espèce
a) Sur l’effectivité de l’enquête pénale préliminaire
98. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour estime nécessaire d’examiner l’effectivité de l’enquête pénale sous l’angle des articles 2 et 3 à la fois. Elle note que les autorités russes se sont d’abord limitées à mener une « enquête préliminaire ». Ce n’est en effet qu’après que la présente requête a été portée à la connaissance du gouvernement défendeur (paragraphe 48 ci-dessus) qu’une « instruction pénale », telle que régie par l’article 146 du code de procédure pénale, a été ouverte. La Cour souligne avoir récemment jugé que le refus des autorités internes d’ouvrir une instruction pénale au sujet d’un grief défendable de mauvais traitements subis entre les mains de la police doit être regardé comme révélateur d’un manquement de l’État à son obligation de conduire une enquête effective telle que voulue par l’article 3 de la Convention (Lyapin c. Russie, no 46956/09, §§ 133-140, 24 juillet 2014). Ce constat s’applique a fortiori lorsqu’il y a eu décès de la personne qui se trouvait dans les locaux de police.
99. Le Gouvernement estime que l’enquête préliminaire a bien été effective au sens des articles 2 et 3 de la Convention. Selon lui, vu les circonstances particulières de l’espèce établies lors de l’enquête, à savoir un suicide de M. Lykov qualifié d’imprévisible, l’ouverture d’une instruction pénale ne s’imposait pas (paragraphe 85 ci‑dessus).
Pour la Cour, la question qui se pose est dès lors celle de savoir si, compte tenu des circonstances de l’espèce exposées, les autorités compétentes russes se trouvaient dans l’obligation de conduire une enquête effective au sens des articles précités, sachant que l’ouverture d’une instruction formelle constitue un aspect important de l’effectivité en la matière.
100. En premier lieu, la Cour constate que le rapport de l’autopsie effectuée en 2009 avait relevé la présence sur le corps du défunt de plusieurs lésions corporelles n’ayant pas de lien de causalité avec le décès mais qui étaient en revanche, selon le médecin légiste, communément admises comme des traces typiques de lutte et d’autodéfense (paragraphe 28 ci-dessus) – lésions attribuées dès l’origine par la requérante aux mauvais traitements ayant eu lieu au commissariat de police avant l’évènement tragique. Or à aucun moment les autorités compétentes n’ont expliqué l’origine de ces lésions ni pratiqué une contre‑expertise quelconque.
101. En second lieu, la Cour observe que, outre celles issues du rapport d’autopsie, des informations concernant les mauvais traitements ont été présentées par le témoin oculaire P. en 2009 puis en 2011. Le gouvernement défendeur conteste le fait que les autorités compétentes aient été en possession de ces informations avant 2014 (paragraphe 85 ci-dessus). Mais la Cour n’est pas convaincue par cet argument, et ce pour les raisons suivantes. Tout d’abord, l’enquêtrice Ia., arrivée sur place une heure après la défenestration (paragraphe 17 ci‑dessus), avait la possibilité d’identifier et d’interroger toutes les personnes qui avaient côtoyé M. Lykov dans les heures précédant son décès, et notamment le témoin P. En outre, le témoin P. avait à maintes reprises porté à la connaissance des autorités internes les informations en question sur l’incident : en septembre 2009, il avait porté plainte en décrivant les circonstances de son interpellation et de celle de M. Lykov, ainsi que des mauvais traitements dont ils avaient selon lui fait l’objet (paragraphe 40 ci-dessus) ; ensuite, en 2011, se sentant dans cette enceinte à l’abri de ses agresseurs, P. a fait une déclaration devant la cour régionale de Voronej (paragraphe 42 ci‑dessus).
102. Outre le fait que l’enquêtrice Ia. a omis d’identifier P. comme témoin immédiatement après l’incident, la Cour note que, chargée de vérifier la plainte de P. pour mauvais traitements, cette même enquêtrice a clôturé l’enquête ouverte à ce sujet en se fondant juste sur le fait que P. s’était rétracté. La Cour trouve frappant que l’enquêtrice n’ait ni interrogé P. sur les motifs de cette soudaine rétractation, ni motivé en aucune façon le poids prépondérant qu’elle a accordé à cet élément par rapport aux autres considérations, ni expliqué les lésions corporelles constatées sur P. qui concordaient avec le récit de ce dernier (paragraphe 40 ci-dessus). Cet empressement de l’enquêtrice Ia. de clôturer l’enquête est d’autant plus surprenant que les allégations de P. concernaient également le décès de Sergueï Lykov (paragraphe 40 ci-dessus).
S’agissant de la déclaration de P. devant la cour régionale, la Cour observe qu’en dépit de l’obligation qui leur incombait – au vu des informations révélées – de porter cette déclaration à la connaissance des autorités compétentes (paragraphe 58 ci-dessus), ni la cour régionale ni le représentant du ministère public présent à l’audience n’ont fait quoi que ce soit en ce sens. La Cour constate dès lors que ce n’est pas tant l’omission ou la négligence de la partie requérante et du témoin P. qui a empêché le progrès de l’instruction sur les mauvais traitements et le décès de Sergueï Lykov, mais plutôt le climat d’indifférence, voire de complaisance, qui régnait au sein des autorités compétentes de Voronej à l’égard de cette affaire.
103. La Cour conclut, au vu des éléments présentés, que les autorités nationales étaient bien, dès le mois d’octobre 2009, en possession d’informations révélatrices de l’existence plausible de mauvais traitements sur la personne de Sergueï Lykov, qui emportait obligation pour elles de mener une enquête effective. Or, alors que l’une des conditions de l’effectivité requises est l’ouverture d’une « instruction pénale » au sens de l’article 146 du code de procédure pénale, une telle instruction n’a été ouverte qu’après la communication de la requête au Gouvernement, en 2014. Il reste à savoir si cette instruction peut, nonobstant son apparente tardiveté, être regardée comme remplissant les critères d’effectivité élaborés par la jurisprudence de la Cour.
b) Sur l’effectivité de l’instruction pénale ouverte en 2014
104. La Cour prend note de la position du Gouvernement, qui attache de l’importance au fait que le Comité d’instruction a pris le soin d’ordonner une contre‑expertise médicolégale avec des questions plus approfondies en vue de mettre en évidence d’éventuelles traces de mauvais traitements, et notamment de traces d’électrocution, ou d’usage de menottes ou de bande adhésive pour attacher les membres supérieurs et inférieurs (paragraphe 49 ci‑dessus).
105. La Cour rappelle à cet égard que lorsque l’examen médicolégal revêt une importance cruciale pour la détermination des circonstances d’un décès, des lacunes significatives dans l’exécution d’un tel examen peuvent s’analyser en des défaillances graves susceptibles d’entacher l’efficacité de l’enquête interne (Giuliani et Gaggio, précité, § 316). La Cour souligne à cet égard que pareille expertise a par nature vocation à être pratiquée à un moment le plus proche possible du décès. Tout retard à effectuer cet examen peut causer la disparition des traces pertinentes et compromettre les chances de l’instruction ultérieure de faire la lumière sur les circonstances de la mort.
En l’espèce, la Cour trouve inexplicable l’omission des autorités d’ordonner une contre-expertise lors de la première enquête préliminaire, d’autant plus que le rapport de l’autopsie pratiquée le 27 octobre 2009 contenait des éléments suggérant l’éventualité de mauvais traitements (paragraphe 28 ci-dessus) et que la requérante avait attiré l’attention des autorités sur ces éléments (paragraphe 33 ci-dessus). En effet, quatre ans après les faits, les chances d’obtenir des informations fiables seraient forcément amoindries. La Cour relève en outre que, de toute manière, cette contre-expertise n’a pas été pratiquée (paragraphe 49 ci-dessus).
106. La Cour relève qu’en 2014 le Comité d’instruction a interrogé aussi bien les témoins qui avaient déjà été entendus en 2009-2010 que les membres de la famille de M. Lykov, qui ne l’avaient pas encore été.
Toutefois, P. n’a jamais été interrogé dans le cadre de cette instruction (paragraphe 46 ci-dessus). La Cour trouve surprenant que les autorités n’aient pas utilisé tous les moyens qui étaient à leur disposition, notamment par le biais d’une commission rogatoire, pour interroger ce témoin clé, qui dans sa lettre du 20 avril 2014 adressée au Comité d’instruction s’était proposé comme tel. Ce manquement est incompréhensible, compte tenu de la valeur des explications qu’il avait à livrer et du fait que l’un des buts déclarés de cette instruction était précisément l’interrogatoire de P. (paragraphe 47 ci‑dessus).
107. En outre, la Cour relève que les actes d’instruction accomplis par le Comité d’instruction visaient plutôt à établir les mauvaises habitudes et fréquentations de M. Lykov, ainsi que sa tendance suicidaire supposée. Il est surprenant que le déroulement précis des faits ayant eu lieu le 9 septembre 2009 – et notamment les motifs justifiant le fait de l’amener au poste avec P., l’heure de leur arrivée au commissariat de police, le contenu précis et la durée de sa discussion avec les policiers, les circonstances entourant la défenestration, ou encore celles de l’arrivée de l’équipe médicale d’urgence – n’ait pas été élucidé. La Cour constate ainsi que, même après l’ouverture de l’instruction, la version reposant sur l’idée d’un suicide soudain de Sergueï Lykov est restée privilégiée, puisqu’aucune autre n’a été envisagée. Aussi cette instruction ne peut-elle être regardée comme ayant satisfait aux critères d’une enquête approfondie.
108. La Cour note également que, malgré la mise en place dans le district fédéral Tsentralny d’un nouveau département spécial du Comité d’instruction de Russie, dont le but était précisément d’enquêter sur les infractions commises par des fonctionnaires des forces de sécurité, la demande de la requérante tendant à ce que celui-ci se voie confier l’enquête a été rejetée, et cela sans aucun motif (paragraphes 36 et 37 ci‑dessus). La Cour note qu’un autre cas de refus de ce type dans le même district fédéral a déjà été porté à sa connaissance (Razzakov, précité, § 62).
109. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’instruction pénale menée à la suite du décès de Sergueï Lykov et des allégations de mauvais traitements sur la personne de ce dernier n’a pas rempli la condition d’« effectivité » requise. Partant, il y a eu violation des articles 2 et 3 de la Convention dans leur volet procédural.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION DANS LEUR VOLET MATÉRIEL
A. Thèse des parties
110. Le Gouvernement estime que le socle factuel d’une violation des articles 2 et 3 de la Convention à l’égard du fils de la requérante n’a pas été établi au‑delà de tout doute raisonnable. Il argue que le décès du fils de la requérante a été le résultat de sa propre défenestration du cinquième étage. Sergueï Lykov a commis cet acte de suicide, affirme-t-il, en raison d’un concours malheureux de circonstances personnelles, ce que les policiers n’étaient à même ni de prévoir, ni de prévenir. Selon le Gouvernement, le médecin légiste n’a pas été en mesure de déterminer si certaines lésions pouvaient être attribuées à des raisons autres que la chute – et notamment à l’usage de menottes, à une lutte ou à des mauvais traitements.
111. La requérante conteste cette thèse. Elle relève que l’existence d’une séance de torture infligée à son fils est attestée par les dires du témoin P., qui était présent dans les locaux de la police. Elle rejette donc comme absurde la version du suicide, car son fils n’a jamais exprimé une quelconque intention de se donner la mort. Qui plus est, la requérante pointe les contradictions qui, selon elle, entachent cette version : si – comme le soutient implicitement le Gouvernement – son fils a simplement préféré la mort à la perspective d’aller en prison, elle ne voit guère pourquoi il s’était mis à livrer des aveux pour une infraction jusque-là inconnue de la police elle-même (paragraphe 16 ci-dessus). La requérante estime, au demeurant, qu’il n’est pas exclu que la défenestration fût davantage un geste de désespoir qu’un acte de suicide à proprement parler. Se référant à l’arrêt Mikheïev (Mikheïev c. Russie, no 77617/01, 26 janvier 2006), elle suppose que son fils, après plusieurs heures de torture insupportable, s’est retrouvé dans un état d’esprit tel qu’il ne voyait plus que la défenestration comme moyen d’échapper à ses souffrances.
B. L’appréciation de la Cour
112. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
1. Les principes généraux
113. La Cour rappelle que l’article 2 figure parmi les articles primordiaux de la Convention et qu’aucune dérogation au titre de l’article 15 n’y est autorisée en temps de paix. À l’instar de l’article 3 de la Convention, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 impose aux États contractants l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement » ou par le biais d’un « recours à la force » disproportionné par rapport aux buts légitimes mentionnés aux alinéas a) à c) du second paragraphe de cette disposition, mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction (Kleyn et Aleksandrovich, précité, § 43, et Giuliani et Gaggio, précité, § 174).
114. Les obligations des États contractants prennent une dimension particulière à l’égard des personnes détenues, celles-ci se trouvant entièrement sous le contrôle des autorités : vu leur vulnérabilité, les autorités ont le devoir de les protéger. La Cour en a déduit, sur le terrain de l’article 3 de la Convention, que, le cas échéant, il incombe à l’État de fournir une explication convaincante quant à l’origine de blessures survenues en garde à vue ou à l’occasion d’autres formes de privations de liberté, cette obligation étant particulièrement stricte lorsque la personne meurt (Slimani, précité, § 27). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (El‑Masri, précité, § 152, et Mikheïev, précité, § 102).
115. La Cour rappelle également que l’article 2 peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (Tanribilir c. Turquie, no 21422/93, § 70, 16 novembre 2000, Keenan, précité, § 89, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 128, CEDH 2009).
Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue les difficultés qu’ont les forces de l’ordre à exercer leurs fonctions dans les sociétés contemporaines, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Keenan précité, § 90, et Taïs c. France, no 39922/03, § 97, 1er juin 2006).
116. La Cour rappelle que l’article 3 prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et le comportement de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV). Pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses conséquences physiques ou psychologiques, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 114, CEDH 2014). À l’égard d’une personne privée de sa liberté, l’usage de la force physique qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le comportement de ladite personne porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 38, série A no 336, et Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 99, CEDH 1999‑V).
117. Pour apprécier les preuves, la Cour a généralement adopté jusqu’ici le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161, série A no 25). Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les évènements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou tout décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, et Giuliani et Gaggio, précité, § 181).
118. La Cour rappelle également que lorsqu’il s’agit d’établir les faits, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Lorsque des procédures internes ont été menées, elle n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Giuliani et Gaggio, précité, § 180, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 93, CEDH 2010, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 182, 14 avril 2015).
119. La Cour doit se montrer particulièrement vigilante dans les cas où sont alléguées des violations des articles 2 et 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ribitsch, précité, § 32). Lorsque celles‑ci ont donné lieu à des poursuites pénales devant les juridictions internes, il ne faut pas perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité de l’État au titre de la Convention. La compétence de la Cour se borne à déterminer la seconde. La responsabilité au regard de la Convention découle des dispositions de celle-ci, qui doivent être interprétées à la lumière de l’objet et du but de la Convention et eu égard à toute règle ou tout principe de droit international pertinents. Il ne faut pas confondre responsabilité d’un État à raison des actes de ses organes, agents ou employés et questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l’appréciation relève des juridictions internes. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal (Giuliani et Gaggio, précité, § 182, et Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 284, CEDH 2001‑VII).
2. L’application de ces principes aux circonstances de l’espèce
a) En ce qui concerne l’article 3 de la Convention
120. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour prend note des éléments de preuve produits par la partie requérante. En effet, prenant appui sur les dires du témoin oculaire P., qui accompagnait Sergueï Lykov et qui était présent lors de la première séance de torture alléguée et ayant ultérieurement entendu les cris, la requérante présente un récit cohérent et précis des mauvais traitements qu’aurait subis son fils (paragraphe 7 ci‑dessus). En outre, à l’appui de ce récit, la requérante se réfère au rapport d’autopsie, qui fait état de plusieurs hématomes et égratignures sur le tronc et les membres inférieurs et supérieurs, étrangers à la défenestration (paragraphe 28 ci-dessus). S’agissant de l’ecchymose sur le carpe droit et de l’égratignure sur l’avant‑bras droit, le médecin légiste a observé que ce type de traces est communément tenu pour un signe de lutte ou d’autodéfense (ibidem). D’autre part, la Cour observe qu’aucune des deux parties n’allègue que Sergueï Lykov avait déjà ces lésions à son arrivée au commissariat de police.
121. La Cour rappelle qu’il incombe en pareil cas à l’État de fournir une explication plausible sur l’origine des lésions identifiées sur le corps de la victime et de produire des preuves propres à jeter un doute sur la véracité des allégations de la victime, en particulier si ces allégations sont étayées par des rapports médicaux (Selmouni, précité, § 87, et Mižigárová c. Slovaquie, no 74832/01, § 85, 14 décembre 2010)
122. La Cour observe que le Gouvernement interprète le rapport susmentionné du médecin légiste comme attribuant toutes les lésions à la chute du cinquième étage et comme réfutant ainsi les allégations de mauvais traitements (paragraphe 82 ci‑dessus). Or, comme la Cour l’a relevé plus haut, il ressort du rapport que le médecin légiste a constaté la présence de lésions étrangères à la défenestration, communément attribuables à des actes de lutte ou d’autodéfense. En outre, la Cour estime qu’il y a lieu de tenir compte des explications de P., qui a décrit de manière détaillée et cohérente les violences exercées à l’endroit de Sergueï Lykov et de lui‑même. La Cour ne voit pas de raisons de mettre en doute le témoignage de P. : en effet, son récit concorde avec la nature et la localisation des lésions identifiées sur le corps de Sergueï Lykov (paragraphes 38 et 39 ci‑dessus). De surcroît, comme la Cour l’a établi ci‑dessus, le témoin P. a donné, à partir de septembre 2009, soit avant le dépôt du rapport d’autopsie, aux autorités compétentes nationales plusieurs possibilités de vérifier ses allégations, y compris celles relatives à Sergueï Lykov (paragraphes 39, 42, 46 ci-dessus). Or, ses plaintes et offres de témoignage ont été à chaque fois ignorées par les autorités compétentes (paragraphes 102 et 106 ci-dessus).
Enfin, la Cour estime que la version de la requérante est d’autant plus crédible que les autorités n’ont jamais – ni au niveau national, ni devant la Cour – expliqué l’origine des lésions de M. Lykov autres que celles liées à la chute.
123. Par ailleurs, la Cour observe que la décision relative à la clôture de l’enquête (paragraphe 18 ci-dessus) se fondait sur des déclarations comportant des contradictions manifestes, notamment quant à la chronologie des faits (voir paragraphes 19, 20 et 22 ci-dessus). La Cour observe à cet égard que les autorités chargées de l’enquête ont omis de rétablir la chronologie exacte des faits séparant l’interpellation de P. et du fils de la requérante et la défenestration de ce dernier et de résoudre les contradictions existant entre les diverses déclarations.
124. Dans ces circonstances, la version proposée par le Gouvernement – à savoir, que toutes les lésions seraient le résultat du suicide de l’intéressé – ne convainc pas la Cour. Le Gouvernement n’a pas présenté des explications suffisantes permettant de croire que la partie des lésions constatées non attribuable à la chute ait une autre origine que l’infliction de mauvais traitements dans les locaux de la police l’après-midi et la soirée du 9 septembre 2009. Par conséquent, la Cour juge établi que Sergueï Lykov a été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.
125. En outre, la Cour a déjà dit qu’il n’y a pas de garantie légale contre les mauvais traitements plus importante que l’exigence de consigner sans tarder toute information relative à une arrestation dans les registres de garde à vue pertinents (Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, § 105, CEDH 2000‑VI). Elle rappelle que les trois droits pertinents – le droit, pour la personne détenue, de pouvoir informer de sa détention un tiers de son choix, le droit d’avoir accès à un avocat et le droit de demander un examen par un médecin de son choix – doivent s’appliquer dès le tout début de la privation de liberté, quelle que soit la description qui peut en être donnée dans le système juridique concerné (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008, Martin c. Estonie, no 35985/09, § 79, 30 mai 2013, et Zayev c. Russie, no 36552/05, § 86, 16 avril 2015). La Cour conclut que ces droits, dont le but est précisément de prévenir les abus policiers, n’ont pas été respectés pour M. Lykov.
126. Pour apprécier la gravité des faits établis, la Cour prend en considération l’intensité des actes en cause, le fait qu’ils aient, le cas échéant, été infligés de manière intentionnelle par des agents de l’État agissant dans l’exercice de leurs fonctions, ainsi que les circonstances dans lesquelles ces traitements ont eu lieu.
S’agissant de l’intensité des actes de violence, la Cour observe que, selon la version de P., sur laquelle la Cour s’est fondée (paragraphe 122 ci‑dessus), les policiers ont infligé à la victime plusieurs coups en lui cognant la tête contre des surfaces dures – le sol, une armoire et une table (paragraphes 7 et 122 ci‑dessus). Ces coups, déjà suffisamment douloureux par eux-mêmes, se sont accompagnés de plusieurs séances d’asphyxie (ibidem), traitement de nature lui aussi à provoquer chez les victimes des douleurs et des souffrances aiguës. La Cour note qu’un élément d’humiliation s’est ajouté aux souffrances physiques de la victime, puisque Sergueï Lykov a subi ces traitements déshabillé, avec les mains et les pieds liés (paragraphes 7, 8 et 122 ci‑dessus).
La Cour rappelle que les traitements dénoncés ont eu lieu au cours d’une détention non enregistrée, ce qui n’a fait qu’aggraver la vulnérabilité de la victime, détenue au commissariat de police et privée pendant plusieurs heures des garanties procédurales normalement attachées à son état (paragraphe 125 ci-dessous).
La Cour observe de surcroît que les mauvais traitements susmentionnés ont été infligés avec l’intention d’arracher des aveux (paragraphes 7 et 11 ci‑dessus).
Eu égard à ces éléments, la Cour est convaincue que les actes de violence commis sur la personne de Sergueï Lykov, pris dans leur ensemble, ont provoqué des douleurs et des souffrances « aiguës » et revêtent un caractère particulièrement grave et cruel. De tels agissements doivent être regardés comme des actes de torture au sens de l’article 3 de la Convention (Lyapin, précité, § 115).
127. Ces éléments permettent à la Cour de conclure que les traitements subis par la victime le 9 septembre 2009 ont emporté violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel.
b) En ce qui concerne l’article 2 de la Convention
128. La Cour note que la présente affaire ne contient aucun élément permettant de juger au‑delà de tout doute raisonnable que la mort a été infligée à M. Lykov par les agents de l’État de manière intentionnelle. En effet, la requérante et le Gouvernement s’accordent sur le fait que la victime s’est défenestrée. Leur seul point de désaccord est la question de savoir si cet acte était soudain et imprévisible pour les policiers, de sorte que les autorités seraient exonérées de toute responsabilité, ou bien si cet acte était un geste de désespoir provoqué par les mauvais traitements. La Cour estime nécessaire de se focaliser sur la question de savoir si les autorités pourraient être tenues responsables pour la défenestration de la victime.
129. Face à des personnes détenues ou placées en garde à vue, donc se trouvant dans un rapport de dépendance comparable à celui dans lequel s’est trouvé M. Lykov, la Cour a admis une obligation positive de protection de l’individu, y compris contre lui‑même. En outre, même quand les preuves sont insuffisantes pour permettre à la Cour de constater que les autorités savaient ou auraient dû savoir que la personne détenue courait un risque de suicide, les policiers doivent prendre certaines précautions de base propres à réduire à son minimum tout risque potentiel (Keller, précité, § 82, et Mižigárová, précité, § 89).
130. En l’occurrence, la Cour considère qu’il n’est pas nécessaire d’établir si les autorités qui ont arrêté M. Lykov avaient ou non des informations sur l’existence de circonstances personnelles de nature à le pousser au suicide, informations qui dans l’affirmative eussent dû les inciter à agir en prévention d’un éventuel passage à l’acte. La Cour estime en effet que la vulnérabilité de la victime au moment précis de la défenestration tenait avant tout et surtout à la torture qu’elle subissait de la part des policiers. La Cour a déjà été amenée à examiner le cas de mauvais traitements dont l’intensité avait poussé la victime à se défenestrer pour échapper aux souffrances (Mikheïev, précité, § 135). Dans la présente affaire, la Cour a établi que M. Lykov avait été torturé en présence de P. (paragraphe 127 ci‑dessus). En outre, il n’est pas exclu que la victime ait été torturée après, dans la mesure où P. affirme avoir entendu ses cris au cours de l’heure suivante (paragraphe 8 ci‑dessus). De surcroît, la Cour relève également que pendant cette période, M. Lykov est passé aux aveux et s’est défenestré (paragraphes 11 et 12 ci‑dessus). La Cour constate que la victime est entrée dans le bâtiment étant en vie et a trouvé la mort en raison de la chute du cinquième étage du commissariat. D’une part, la Cour estime que la version du Gouvernement tenant au suicide pour des raisons personnelles n’est pas satisfaisante. En effet, elle n’a aucunement tenu compte ni de la torture avérée du requérant (paragraphes 120-127 ci-dessous), ni de sa détention non reconnue (paragraphes 75-82 ci-dessus). D’autre part, la Cour ne saurait tirer aucune conclusion probante de l’enquête qu’elle vient de juger ineffective (paragraphe 109 ci-dessus). Dès lors, après avoir constaté que ni le Gouvernement, ni l’enquête nationale n’ont donné aucune explication satisfaisante quant au décès de la victime, la Cour considère que les autorités russes sont responsables pour la défenestration de Sergueï Lykov.
131. La Cour rappelle que sa compétence se limite à statuer sur la responsabilité de l’État au titre de la Convention ; la responsabilité individuelle des protagonistes ne relève que des juridictions internes. La Cour considère, par conséquent, qu’il ne lui revient pas de discuter dans le cas d’espèce de la responsabilité individuelle de tel ou tel des policiers présents pour la négligence qu’aurait constituée leur surveillance insuffisante de la conduite de la victime.
Cette précision étant faite, la Cour est d’avis que les autorités russes doivent être tenues pour responsables, au regard de la Convention, du décès de M. Lykov qui, au cours d’une détention non reconnue où il se trouvait privé de tous les droits qui auraient normalement dû être attachés à son état (paragraphe 125 ci-dessous), a été torturé.
c) Conclusions
132. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 2 et de l’article 3 dans leur volet matériel.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
133. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
134. La requérante réclame 70 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi. Le Gouvernement estime que cette somme est excessive en comparaison avec les sommes accordées dans les affaires Eremiášová et Pechová c. République tchèque, no 23944/04, 16 février 2012, Kleyn et Aleksandrovich, précité, et Keller, précité.
135. Au vu des circonstances de la présente espèce, et eu égard à son constat de violation des articles 2 et 3 de la Convention dans leurs volets tant matériel que procédural, la Cour considère que l’intéressée a connu une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par le seul constat de violation. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour estime qu’il y a lieu de lui allouer 45 000 EUR pour dommage moral.
136. La requérante revendique en outre une perte de revenus de 23 772 EUR au titre du dommage matériel. Elle fait valoir qu’elle est pensionnée comme invalide et qu’elle était à la charge de son fils. Travaillant comme manœuvre au moment de son décès, il gagnait l’équivalent de 283 EUR par mois. Se fondant sur le code de la famille russe, qui dispose que l’enfant doit verser une pension alimentaire égale à ¼ de ses revenus à son parent inapte au travail, elle affirme qu’elle pouvait escompter à ce titre un montant de 70,75 EUR par mois. Compte tenu de l’espérance de vie moyenne en Russie pour les femmes, le calcul effectué selon les tables actuarielles a abouti à la somme capitalisée ci-dessus.
137. Le Gouvernement objecte que M. Lykov était sans emploi officiel. Il fait observer que la requérante n’a pas présenté de preuves établissant que M. Lykov subvenait à ses besoins, ni même qu’il avait des revenus quelconques, fût-ce de manière non déclarée.
138. La Cour rappelle qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par le requérant et la violation constatée de la Convention ; si cette condition est remplie, la réparation accordée peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de revenus. La Cour rappelle que l’indemnisation de la perte des revenus s’effectue au profit des personnes dépendantes du défunt – et plus particulièrement l’époux ou l’épouse, les parents âgés et les enfants mineurs. Il est raisonnable de présumer que le défunt, même s’il n’avait pas d’emploi stable avant son décès, finirait par avoir des revenus dont la requérante pourrait profiter (Çakıcı, précité, § 127, CEDH 1999‑IV, Imakaïeva c. Russie, no 7615/02, § 213, CEDH 2006‑XIII, et Pitsayeva et autres c. Russie, nos 53036/08 et al., § 537, 9 janvier 2014). Compte tenu des conclusions ci‑dessus, la Cour constate qu’il existe bien un lien de causalité directe entre la violation de l’article 2 au regard du fils de la requérante et la perte des revenus auxquels celle‑ci aurait eu droit si son fils unique avait continué à vivre.
139. Compte tenu de tous les éléments en sa possession, la Cour accorde à la requérante 8 500 EUR au titre du dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
140. La requérante demande également 7 875 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. En outre, elle demande que lui soient remboursés les frais de traduction, qui s’élèveraient à 18 000 roubles russes.
141. Le Gouvernement soutient que ce montant est excessif : selon lui, l’affaire n’était pas excessivement compliquée du point de vue tant juridique que factuel, et n’a donc pas nécessité autant d’heures de travail que la représentante affirme, d’après sa note d’honoraires, y avoir consacrées.
142. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour prend en considération que la requérante a bénéficié de l’assistance judiciaire et a déjà obtenu à ce titre 850 EUR, qu’il faut donc déduire du montant total des frais et dépens. Compte tenu de cet élément, ainsi que des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 7 000 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
143. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation des articles 2 et 3 de la Convention dans leur volet procédural ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel ;
6. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i) 8 500 EUR (huit mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii) 45 000 EUR (quarante-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii) 7 000 EUR (sept mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 décembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stephen PhillipsLuis López Guerra
GreffierPrésident