QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE GOVEDARSKI c. BULGARIE
(Requête no 34957/12)
ARRÊT
Cette version a été rectifiée le 22 mars 2016
en vertu de l’article 81 du règlement de la Cour.
STRASBOURG
16 février 2016
DÉFINITIF
16/05/2016
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Govedarski c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Yonko Grozev, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 janvier 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34957/12) dirigée contre la République de Bulgarie et dont quatre ressortissants de cet État, M. Milko Serafimov Govedarski, Mme Silvana Slavcheva Taneva‑Govedarska[1] et MM. S.G. et M.G. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 18 mai 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes S. Stefanova et M. Ekimdzhiev, avocats à Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme R. Nikolova, du ministère de la Justice.
3. Les requérants allèguent en particulier qu’ils ont subi un traumatisme psychologique, qui s’analyserait en un traitement dégradant, en raison de l’intervention des forces de l’ordre à leur domicile, le 21 novembre 2011. Ils estiment aussi que la perquisition de leur logement et la saisie de divers documents ont emporté violation de leur droit au respect de leur domicile. Ils se plaignent enfin d’une absence de voies de recours internes susceptibles de remédier aux atteintes alléguées à leurs droits et libertés.
4. Le 10 juin 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1970, en 1972, en 2003 et en 2007 et résident à Rakovski. Les deux premiers requérants sont mari et femme. Les troisième et quatrième requérants sont les fils mineurs du couple.
A. L’intervention de la police au domicile des requérants
6. En juillet 2011, la brigade de répression de la délinquance économique de la police de Plovdiv reçut des informations selon lesquelles le premier requérant, M. Milko Govedarski, aurait prêté de l’argent à plusieurs personnes physiques moyennant une rémunération sous forme d’intérêts et aurait reçu des biens meubles et immeubles en guise de garantie pour ces prêts.
7. Le 15 novembre 2011, à l’issue de l’enquête préliminaire menée par la police sur ces allégations, le parquet régional de Plovdiv ouvrit des poursuites pénales contre ce requérant pour exercice illégal d’une activité financière, infraction pénale réprimée par l’article 252, alinéa 1 du code pénal.
8. Il ressort des documents du dossier qu’un témoin, interrogé en octobre 2011 au cours de l’enquête préliminaire, avait affirmé que le requérant détenait un cahier et qu’il y consignait l’identité de ses emprunteurs, ainsi que les montants et les échéances des prêts. Afin de retrouver ce cahier, ainsi que d’autres documents liés à d’éventuelles transactions financières illicites impliquant M. Govedarski, les organes d’enquête décidèrent de perquisitionner la maison familiale des requérants et la station-service tenue par M. Govedarski et son associé.
9. Le 18 novembre 2011, le directeur adjoint de la direction de la police de Plovdiv et le procureur régional de la même ville approuvèrent le plan d’intervention de l’opération policière.
10. Le matin du 21 novembre 2011, les requérants se trouvaient dans leur maison à Rakovski, en train de dormir. Le premier requérant, M. Govedarski, était seul dans sa chambre et Mme Taneva-Govedarska et ses deux fils dormaient dans une chambre à côté. Dans la maison se trouvaient également les parents, la grand-mère et la sœur de M. Govedarski.
11. Les requérants exposent que, vers 6 h 40, ils ont été brusquement réveillés par un bruit très fort provenant de la porte d’entrée de la maison et que, peu après, plusieurs policiers, dont certains auraient été lourdement armés et cagoulés, ont fait irruption dans leurs chambres respectives. M. Govedarski aurait été entouré de plusieurs policiers armés qui auraient proféré des menaces à son encontre et lui auraient demandé d’avouer qu’il était un usurier. Il serait resté en caleçon devant les policiers pendant plus d’une heure.
12. Les requérants indiquent que, vers midi, après avoir assisté à la perquisition de son domicile, M. Govedarski a été menotté et emmené hors de sa maison. Ils ajoutent que, à cette heure-ci, plusieurs personnes s’étaient rassemblées devant sa maison et l’ont vu monter dans la voiture de police qui l’a amené à la direction de la police de Plovdiv.
B. L’état psychologique des requérants après l’intervention de la police à leur domicile
13. M. Govedarski indique que le 21 novembre 2011, alors qu’il se trouvait en détention, il a eu une crise d’angoisse, a été examiné par un médecin urgentiste et s’est vu administrer des anxiolytiques par ce dernier. Il ajoute qu’il a continué à prendre ces médicaments après sa libération et qu’il a souffert d’insomnie et de dépression. Il expose que sa bonne réputation de commerçant a été ternie à la suite de publications dans la presse régionale et que son entreprise a enregistré des pertes parce que ses partenaires commerciaux se seraient distanciés de lui.
14. Mme Taneva‑Govedarska indique que, peu après l’entrée de la police à son domicile, elle a fait un malaise et perdu connaissance et que, par la suite, elle a eu une crise d’hypertension. Depuis les événements, elle souffrirait d’hypertension, d’insomnie et de dépression.
15. M. et Mme Govedarski exposent que, lors de l’opération policière, leurs deux fils étaient stressés et pleuraient car ils avaient peur. À la suite des événements, le fils aîné du couple, S., aurait eu des problèmes d’incontinence et serait devenu distrait à l’école et agressif vis-à-vis de ses camarades de classe, tandis que son frère cadet, M., aurait souvent demandé à sa mère si les policiers allaient revenir.
16. A l’appui de leurs allégations, les requérants ont présenté des feuilles de soins médicaux, des ordonnances médicales et deux déclarations signées par la sœur et la mère de M. Govedarski.
C. La perquisition du domicile des requérants
17. Le 21 novembre 2011, entre 8 h 45 et 10 h 08, un policier enquêteur procéda à la perquisition de la maison des requérants en la présence de M. Govedarski et de deux témoins. Le procès-verbal dressé par le policier mentionnait que la perquisition était effectuée en application de l’article 161, alinéa 2 du code de procédure pénale (« le CPP »), c’est-à-dire sans l’autorisation préalable d’un juge, au motif que c’était le seul moyen de préserver et recueillir des preuves en lien avec la procédure pénale en cause. Le formulaire de procès-verbal comportait une phrase standard invitant le propriétaire des lieux, en l’occurrence M. Govedarski, à présenter aux policiers tous les objets, documents ou systèmes informatiques contenant des informations relatives à l’enquête pénale en cours, en l’occurrence l’enquête no 686/11, menée par la direction de la police de Plovdiv. Le policier trouva et saisit quelques documents, notamment un formulaire de déclaration et quatre formulaires de contrat de prêt d’argent.
18. Par une ordonnance datée du même jour, à 16 heures, un juge du tribunal régional de Plovdiv approuva la perquisition effectuée au domicile des requérants. Les motifs de ladite ordonnance se lisaient comme suit :
« La présente procédure est [faite] en application de l’article 161, alinéa 2 du CPP.
Le procureur du parquet régional de Plovdiv, G.P., a introduit une demande, enregistrée sous le numéro 6987/21.11.2011, visant à l’approbation des mesures d’instruction, perquisition et saisie, effectuées le 21 novembre 2011, de 8 h 45 à 10 h 08 dans la maison de deux étages et la dépendance mitoyenne d’un étage sises à Rakovski, 6 rue Nesebar, appartenant à Milko Serafimov Govedarski (...), au cours desquelles des objets liés à l’enquête pénale ont été découverts et saisis.
Il ressort de la demande en cause et du document joint à celle-ci qu’une enquête pénale, portant le numéro 686/11, pour un crime [réprimé par] l’article 252, alinéa 2, a été ouverte contre X près de la brigade de répression de la délinquance économique à Plovdiv. La brigade avait reçu des informations selon lesquelles un certain Milko, habitant de Rakovski, (...) aurait prêté de l’argent à plusieurs personnes de la même ville et de la région, qui en avaient besoin, en leur imposant des taux d’intérêt élevés. Les prêts auraient été garantis par des gages portant sur des objets en or, des automobiles, d’autres biens meubles et [des biens] immeubles, ainsi que par des billets à ordre.
Il a été établi au cours de l’enquête qu’il s’agissait de Milko Serafimov Govedarski, (...) habitant de Rakovski. Dans le but d’empêcher la dissimulation d’objets et de documents pertinents, il a été procédé à la perquisition de la maison et de la dépendance mitoyenne sises à Rakovski, 6 rue Nesebar, au cours de laquelle les objets consignés au procès-verbal ont été découverts et saisis.
Compte tenu des circonstances susmentionnées, je considère qu’il s’agit d’un cas urgent au sens de l’article 161, alinéa 2 du CPP et que [la perquisition était] l’unique possibilité de rassembler des preuves, ce qui a motivé les organes de police à effectuer les mesures d’instruction sans l’autorisation préalable d’un juge [exigée par] l’article 161, alinéa 1 du CPP.
Il ressort du procès-verbal que les mesures d’instruction ont été effectuées le 21 novembre 2011 (...) et qu’au moment de la présentation [du procès-verbal] devant le tribunal le délai de vingt-quatre heures, prévu à l’article 161 (...) du CPP, n’était pas expiré.
Pour ces raisons, j’estime que les circonstances prévues à l’article 161, alinéa 2 du CPP sont réunies et qu’il y a lieu d’approuver les mesures d’instruction effectuées (...) »
D. La détention de M. Govedarski et les poursuites pénales ouvertes à son encontre
19. Par une ordonnance de police datée du 21 novembre 2011, M. Govedarski fut placé en détention le jour même, à 8 heures, car il était soupçonné d’avoir commis une infraction pénale. Le même jour, un procureur du parquet régional prolongea sa détention de soixante-douze heures. M. Govedarski fut formellement inculpé d’exercice illégal d’une activité financière, infraction réprimée par l’article 252, alinéa 1 du code pénal.
20. Le 24 novembre 2011, le requérant fut libéré sous caution.
21. Au cours de l’enquête, les organes chargés de l’instruction interrogèrent plusieurs témoins et recueillirent des preuves matérielles.
22. Par une ordonnance de non-lieu du 22 mars 2012, le parquet régional de Plovdiv mit fin aux poursuites pénales contre le requérant.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
23. D’après l’article 252, alinéa 1 du code pénal, l’exercice d’une activité bancaire ou financière sans autorisation est passible d’une peine d’emprisonnement allant de trois à cinq ans, ainsi que de la confiscation d’une part du patrimoine de l’auteur de l’infraction, pouvant aller jusqu’à la moitié de ses actifs.
24. Le droit interne pertinent en matière de protection de l’intégrité physique des individus lors d’opérations policières, de perquisition et saisie policières, de placement en détention et de responsabilité de l’État pour dommages a été résumé dans l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, §§ 59-63, 67 et 75, CEDH 2013 (extraits)).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
25. Les requérants soutiennent que, en raison de l’intervention de la police à leur domicile, ils ont été soumis à des traitements incompatibles avec l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
26. Les requérants se plaignent notamment que la façon dont l’intervention policière en question a été exécutée, par des policiers cagoulés et lourdement armés qui seraient entrés très tôt à leur domicile par effraction, les ait soumis à une rude épreuve psychologique qui s’analyserait en un traitement inhumain et dégradant.
A. Sur la recevabilité
1. Positions des parties
a) Le Gouvernement
27. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique, en premier lieu, que les requérants n’ont pas introduit une action en dommages et intérêts fondée sur l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État pour se plaindre des agissements des agents au cours de l’opération policière à leur domicile. Il affirme que les juridictions internes ont opéré un revirement de jurisprudence en ce qui concerne l’application de cette disposition, précisant que la jurisprudence en question a évolué de manière favorable aux plaignants. À cet égard, le Gouvernement se réfère à deux arrêts récents de la Cour administrative suprême (Решение № 1841/10.02.2014г. на ВАС по адм. дело № 13445/2012г.; Решение № 2363/19.02.2013г. на ВАС по адм. дело № 4187/2012г.). Dans ceux-ci, la Cour administrative suprême aurait estimé que les agissements des agents de police au cours d’arrestations, de perquisitions domiciliaires et de saisies relevaient du domaine de la fonction administrative et étaient ainsi susceptibles d’engager la responsabilité de l’État sur le fondement de l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État. Le Gouvernement indique que les requérants ne se sont pas prévalus de la possibilité d’intenter une telle action.
28. En deuxième lieu, le Gouvernement attire l’attention de la Cour sur le fait que les poursuites pénales contre le premier requérant, M. Govedarski, ont été clôturées le 22 mars 2012. Ainsi, les requérants auraient pu introduire une action en dommages et intérêts en application de l’article 2, alinéa 1 de la loi sur la responsabilité de l’État et obtenir, le cas échéant, un dédommagement pécuniaire pour le préjudice subi du fait de « l’accusation illégale ».
b) Les requérants
29. Les requérants contestent la position du Gouvernement selon laquelle ils ont omis d’épuiser les voies de recours internes effectives. Ils allèguent, en particulier, qu’une action en dommages et intérêts fondée sur les articles 1 et 2 de la loi sur la responsabilité de l’État n’aurait eu aucune chance raisonnable de succès.
30. Pour ce qui est de l’action tirée de l’article 1 de ladite loi, les requérants contestent l’allégation du Gouvernement selon laquelle les tribunaux internes ont opéré un revirement de leur jurisprudence constante et ont commencé à assimiler les agissements des agents de police lors des arrestations et perquisitions domiciliaires à des actes tombant dans le domaine de la fonction administrative. Ils indiquent que les arrêts cités par le Gouvernement à l’appui de sa thèse n’étaient pas des actes juridictionnels sur le fond des affaires, mais des actes de renvoi à l’instance inférieure pour réexamen. Ils ajoutent que ces décisions ne témoignaient pas de l’émergence d’une nouvelle jurisprudence constante de la Cour administrative suprême puisque, dans un arrêt du 20 mai 2014 (Решение № 6728/20.05.2014г. на ВАС по адм. дело № 15766/2013г), la même juridiction aurait réitéré sa position selon laquelle les agissements des agents de police dans le cadre d’une procédure pénale ne relevaient pas du domaine de la fonction administrative et n’étaient pas susceptibles d’engager la responsabilité des organes étatiques pour dommages sous l’angle de l’article 1, alinéa 1 de la loi sur la responsabilité de l’État. De surcroît, aux dires des requérants, les arrêts invoqués par le Gouvernement entraient en contradiction avec la jurisprudence bien établie et obligatoire de la Cour suprême de cassation en la matière, notamment avec un arrêt interprétatif de cette dernière juridiction (Тълкувателно решение № 3 от 22 април 2004 г. на ВКС по тълк. д. № 3/2004 г., ОСГК).
31. Concernant l’action tirée de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, les requérants indiquent d’abord que celle-ci pouvait être introduite uniquement par le premier d’entre eux, M. Govedarski, en tant que personne ayant fait l’objet de poursuites pénales clôturées, et que les trois autres d’entre eux auraient été déboutés par les juridictions internes pour défaut de qualité à agir en justice.
32. Les requérants ajoutent aussi que le seul organe étatique dont la responsabilité pouvait être engagée sous l’angle de l’article 2 de la loi susmentionnée était le parquet, et non pas le ministère de l’Intérieur, précisant que c’étaient les fonctionnaires de ce dernier ministère qui avaient effectué l’opération policière litigieuse.
33. En tout état de cause, une éventuelle action réussie sous l’angle de l’article 2 de ladite loi n’aurait pas permis en l’espèce d’aborder la question principale, c’est-à-dire de déterminer si les agissements des policiers au cours de l’opération menée au domicile des intéressés étaient compatibles avec l’article 3 de la Convention. En pratique, le tribunal compétent pour examiner le litige en cause se serait borné à constater le fait dommageable, qui aurait consisté en l’abandon des poursuites pénales, sans se pencher sur le caractère et les conséquences des agissements des policiers qui étaient entrés au domicile des requérants le 21 novembre 2011.
2. Appréciation de la Cour
34. S’agissant de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, la Cour prend note que celui-ci affirme d’abord que les requérants ont omis d’introduire une action en dommages et intérêts fondée sur l’article 1, alinéa 1 de la loi sur la responsabilité de l’État. Pour cela, le Gouvernement se réfère notamment à un revirement récent de la jurisprudence des tribunaux internes consistant à accepter que les agissements des agents de police aux cours des arrestations, perquisitions et saisies puissent tomber dans le domaine de la fonction administrative et engager la responsabilité de l’État en cas d’établissement de leur irrégularité au regard du droit interne par le demandeur. De même, la Cour note que le Gouvernement invoque ensuite le recours prévu à l’article 2 de la même loi, qui aurait permis d’engager la responsabilité des autorités à la suite de l’abandon des poursuites pénales contre M. Govedarski.
35. La Cour rappelle que la règle énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention impose aux requérants l’obligation d’utiliser en premier lieu les recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne de leur pays pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Lesdits recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir parmi beaucoup d’autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 81, CEDH 2000‑VII, et İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 58, CEDH 2000‑VII).
36. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours qu’il suggère était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a bien été employé ou que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de l’obligation d’exercer ce recours (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).
37. La Cour rappelle également que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie, en règle générale, à la date d’introduction de la requête devant elle (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)).
38. En l’espèce, en ce qui concerne le premier volet de l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement, à savoir l’omission des requérants de se prévaloir du recours prévu à l’article 1, alinéa 1 de la loi sur la responsabilité de l’État, la Cour observe que les arrêts présentés par le Gouvernement ont été adoptés en février 2013 et février 2014 (paragraphe 27 ci-dessus), alors que l’opération policière litigieuse s’est déroulée le 21 novembre 2011 (paragraphes 10-12 ci-dessus) et que les requérants ont introduit la présente requête le 18 mai 2012 (paragraphe 1 ci‑dessus). Compte tenu de ces circonstances, la Cour ne saurait reprocher aux requérants de ne pas avoir intenté la voie de recours suggérée par le Gouvernement puisque l’efficacité de celle-ci n’était pas établie à l’époque des faits pertinents. Par ailleurs, le Gouvernement n’a mis en avant aucun argument susceptible de justifier en l’espèce une exception à la règle selon laquelle l’effectivité des voies de recours internes s’apprécie au moment de l’introduction de la requête et il n’a invoqué aucune autre voie de recours de nature à remédier à la violation alléguée par les requérants.
39. Pour ce qui est du second volet de l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement, à savoir l’omission des requérants d’intenter une action en dommages et intérêts sur le fondement de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de se prononcer sur l’effectivité de ce recours dans une situation factuelle et juridique identique à celle de la présente espèce. Dans son arrêt Gutsanovi (précité, § 96), elle a notamment conclu que l’action en dommages et intérêts reposant sur l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, invoquée par le gouvernement défendeur, n’aurait pas été une voie de recours interne suffisamment effective : ce recours compensatoire manquait d’effectivité en raison notamment de la portée limitée de l’examen que les tribunaux internes pouvaient effectuer dans le cadre d’une telle procédure. La Cour estime que les mêmes constats s’imposent dans la présente affaire.
40. Dès lors, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
41. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Positions des parties
a) Les requérants
42. Les requérants soutiennent que la façon dont l’opération policière à leur domicile a été exécutée est incompatible avec l’article 3 de la Convention. Le 21 novembre 2011, à 6 h 40, un groupe de policiers cagoulés et lourdement armés aurait pénétré par effraction dans leur maison sans en avoir reçu l’autorisation préalable. Les agents spéciaux auraient braqué leurs armes sur M. Govedarski. Ce dernier aurait été interrogé pendant plus d’une heure, et ce, aux dires des requérants, sans qu’il lui fût permis de se rhabiller. Mme Taneva-Govedarska et ses deux fils auraient été présents dans la maison familiale au cours de l’opération policière et ils auraient été fortement marqués par les événements et par le traitement réservé à leur époux et père, M. Govedarski.
43. Les requérants estiment qu’il n’y avait aucune raison de planifier et d’exécuter l’opération policière de cette façon, ajoutant que les deux premiers d’entre eux sont des gens respectables, catholiques pratiquants et bien connus dans leur ville. M. Govedarski et Mme Taneva‑Govedarska n’auraient pas d’antécédents judiciaires et il n’y aurait eu aucune raison de croire qu’ils auraient opposé de la résistance aux forces de l’ordre. La perquisition de leur domicile n’aurait pas pu relever de la catégorie des mesures d’instruction urgentes fondées sur l’article 161, alinéa 2, du CPP.
44. L’action des policiers aurait eu un impact psychologique néfaste sur les requérants. En particulier, M. Govedarski aurait dû consulter des médecins et prendre des médicaments à cause des problèmes de santé qui auraient été directement liés au stress éprouvé au cours de l’opération policière. De plus, Mme Taneva-Govedarska aurait souffert d’une crise d’hypertension artérielle et perdu connaissance. Les deux fils mineurs du couple auraient été également fortement affectés par les événements : le cadet, M., aurait souvent demandé, par la suite, si les policiers allaient revenir et l’aîné, S., aurait eu entre autres des problèmes d’incontinence. Les effets psychologiques des traitements dénoncés auraient été suffisamment sévères pour dépasser le seuil exigé pour l’application de l’article 3 de la Convention et pour qualifier les traitements dénoncés d’inhumains et dégradants.
b) Le Gouvernement
45. Le Gouvernement conteste d’abord l’allégation des requérants selon laquelle l’opération policière à leur domicile a débuté à 6 h 40. Il se réfère, à cet égard, au procès-verbal de perquisition qui mentionne 8 h 45 comme point de départ des mesures d’instruction effectuées dans la maison familiale des requérants.
46. Le Gouvernement indique ensuite que l’intervention de la police était régie par la législation interne et que celle-ci prévoyait suffisamment de garanties contre l’arbitraire, qu’il énumère comme suit : l’opération devait se dérouler pendant la journée ; les mesures d’instruction devaient être effectuées en la présence de la personne habitant les locaux et de deux témoins ; tout agissement non nécessaire pour l’accomplissement du but des mesures d’instruction était strictement prohibé.
47. Le Gouvernement précise que l’opération en cause avait pour but de trouver et recueillir des preuves de la commission d’une infraction pénale.
48. Il admet que l’intervention des policiers a inévitablement eu un impact sur la sphère privée des requérants. Cependant, à ses yeux, les effets psychologiques de l’opération policière ne sont pas allés au-delà du seuil minimum de gravité pour que les agissements des policiers soient qualifiés de traitements incompatibles avec l’article 3 de la Convention.
49. À cet égard, le Gouvernement affirme que l’intervention policière a été effectuée de manière précise et avec une attention particulière, dans le souci de préserver la dignité et l’intégrité physique des personnes concernées. Selon lui, la contrainte employée par les agents du ministère de l’Intérieur était strictement proportionnée et n’a pas dépassé ce qui était nécessaire pour accomplir l’objectif de l’opération.
2. Appréciation de la Cour
50. La Cour rappelle que pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou psychologiques ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. La Cour a jugé un traitement « inhumain » notamment en raison de son application avec préméditation pendant des heures et des lésions corporelles ou vives souffrances physiques et morales causées. Elle a considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à créer chez ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV). La souffrance psychologique peut résulter d’une situation dans laquelle des agents de l’État créent délibérément chez les victimes un sentiment de peur en les menaçant de mort ou de maltraitances (Hristovi c. Bulgarie, no 42697/05, § 80, 11 octobre 2011).
51. La Cour rappelle également que l’article 3 de la Convention ne prohibe pas le recours à la force par les agents de police lors d’une interpellation. Néanmoins, le recours à la force doit être proportionné et absolument nécessaire eu égard aux circonstances de l’espèce (voir, parmi beaucoup d’autres, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 76, CEDH 2000‑XII, et Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001). À cet égard, il importe par exemple de savoir s’il y a lieu de penser que l’intéressé opposera une résistance à l’arrestation, ou bien tentera de fuir, ou de provoquer des blessures ou dommages, ou de supprimer des preuves (Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 56, Recueil 1997‑VIII). La Cour tient à rappeler en particulier que tout recours à la force physique par les agents de l’État qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le comportement de la personne qui y est soumise rabaisse la dignité humaine de celle-ci et, de ce fait, constitue une violation des droits garantis par l’article 3 de la Convention (Rachwalski et Ferenc c. Pologne, no 47709/99, § 59, 28 juillet 2009). Ce critère de stricte proportionnalité a également été appliqué par la Cour dans des situations dans lesquelles les personnes concernées se trouvaient déjà sous le contrôle des forces de l’ordre (voir, entre autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30, série A no 269, Rehbock, précité, §§ 68-78, et Milan c. France, no 7549/03, §§ 52-65, 24 janvier 2008).
52. La Cour rappelle enfin que les allégations de mauvais traitements, contraires à l’article 3 de la Convention, doivent être étayées devant elle par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25). Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII).
53. Dans la présente affaire, la Cour constate que les faits relatifs à l’opération policière menée au domicile des requérants n’ont fait l’objet d’aucun examen de la part des juridictions internes. Elle souligne que, confrontée à des situations similaires, elle procède à propre appréciation des faits tout en suivant les règles fixées par sa jurisprudence à cet effet (voir, à titre d’exemple, Sashov et autres c. Bulgarie, no 14383/03, § 48, 7 janvier 2010).
54. La Cour note en l’espèce qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’intervention policière au domicile des requérants a été effectuée le 21 novembre 2011, au matin, par des agents spéciaux du ministère de l’Intérieur qui étaient masqués et armés. Ceux-ci ont forcé la porte de la maison et ont arrêté M. Govedarski. Ce dernier a été retenu dans sa chambre un certain temps par les policiers. Vers midi, il a été menotté et emmené hors de sa maison. Il a été aperçu par plusieurs personnes qui s’étaient entre‑temps rassemblées devant sa maison.
55. La Cour note en revanche que les parties sont en désaccord en ce qui concerne l’heure exacte du début de l’opération policière. Le Gouvernement allègue que l’opération a débuté à 8 h 45 et les requérants exposent que les agents de police sont entrés à leur domicile à 6 h 40.
56. La Cour n’est pas en mesure de déterminer l’heure exacte du début de l’opération policière. Elle constate cependant que l’heure à laquelle se réfère le Gouvernement, à savoir 8 h 45, est celle du début de la perquisition de la maison. À cette heure-ci, les policiers étaient déjà présents dans la maison des requérants et M. Govedarski était déjà sous leur contrôle puisque, d’après le procès-verbal, il a assisté à la fouille des pièces du logement. Qui plus est, l’ordre de placement en détention du requérant dressé le jour de son arrestation mentionnait qu’il était détenu à compter de 8 heures (paragraphe 19 ci‑dessus). Il en ressort que l’opération policière a débuté quelque temps avant cette heure-ci. Quoi qu’il en soit, la Cour observe que les parties s’accordent pour dire que les requérants ont été réveillés par l’entrée de la police à leur domicile.
57. La Cour observe que l’opération en cause poursuivait le but légitime d’effectuer une arrestation, une perquisition et une saisie, ainsi que l’objectif d’intérêt général de la répression des infractions. Aussi doit-elle s’assurer qu’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la société et la sauvegarde des intérêts fondamentaux de l’individu ont été respectés dans les circonstances de l’affaire. Sur ce point, elle relève que, même si les requérants n’ont pas été physiquement blessés au cours de l’intervention policière contestée, celle-ci a nécessairement impliqué un certain recours à la force physique : les policiers ont forcé la porte de la maison, ont pénétré à l’intérieur de celle-ci et ont arrêté M. Govedarski.
58. À cet égard, la Cour note que le but de l’intervention policière menée au domicile des requérants ce jour‑là était d’appréhender M. Govedarski, qui était suspecté dans une affaire pénale d’exercice illégal d’une activité financière, et d’effectuer une perquisition des locaux afin de rechercher des preuves matérielles et documentaires dans le cadre de cette même enquête pénale. Il ressort des pièces du dossier que l’enquête en cause avait débuté quelques mois auparavant (paragraphe 6 ci‑dessus) et que des actes criminels violents n’étaient clairement pas en cause.
59. Pour ce qui est de la personnalité de M. Govedarski, la Cour observe qu’aucun élément du dossier ne permet de conclure que l’intéressé avait des antécédents de violence et qu’il aurait pu représenter un danger pour les agents de police amenés à intervenir à son domicile.
60. La Cour observe ensuite que ce requérant a été menotté et emmené hors de sa maison sous les regards de plusieurs habitants de sa ville qui s’étaient rassemblés devant le domicile familial (paragraphe 12 ci-dessus).
61. En outre, aucune pièce du dossier ne permet à la Cour de conclure que la présence éventuelle des enfants mineurs et de l’épouse de M. Govedarski a été prise en compte dans la planification et l’exécution de l’opération policière.
62. Certes, la Cour ne saurait aller jusqu’à imposer aux forces de l’ordre de ne pas arrêter les suspects d’infractions pénales à leur domicile chaque fois que leurs enfants ou conjoints s’y trouvent. Elle estime cependant que la présence éventuelle de membres de la famille du suspect sur les lieux de l’arrestation est une circonstance qui doit être prise en compte dans la planification et l’exécution de ce type d’opérations policières, ce qui n’a pas été fait dans la présente affaire. Qui plus est, en l’espèce, les forces de l’ordre n’ont pas envisagé d’autres modalités d’exécution de leur opération au domicile des requérants, consistant par exemple à retarder l’heure de l’intervention, voire à procéder au redéploiement des différents types d’agents impliqués dans l’opération. La prise en compte des intérêts légitimes de l’épouse et des enfants du premier requérant était d’autant plus nécessaire que Mme Taneva‑Govedarska n’était pas suspectée d’être impliquée dans les infractions pénales reprochées à son mari et que les deux fils du couple étaient psychologiquement vulnérables en raison de leur jeune âge – quatre et huit ans respectivement.
63. La Cour observe également que l’absence d’un contrôle judiciaire préalable sur la nécessité et la légalité de la perquisition en cause a laissé entièrement à la discrétion des autorités policières et des organes chargés de l’enquête pénale la planification de l’opération et n’a pas permis la prise en compte des droits et intérêts légitimes de Mme Taneva-Govedarska et des deux enfants mineurs. La Cour est d’avis que dans les circonstances spécifiques de l’espèce un tel contrôle judiciaire préalable aurait pu permettre la mise en balance des intérêts légitimes de ces trois requérants avec l’objectif d’intérêt général d’appréhender les personnes suspectées d’avoir commis une infraction pénale.
64. Pour ce qui est de l’effet psychologique de l’intervention policière sur les quatre requérants, la Cour rappelle que les opérations policières impliquant une intervention au domicile et l’arrestation de suspects engendrent inévitablement des émotions négatives chez les personnes visées par ces mesures. Cependant, il existe dans la présente espèce des éléments concrets, non contestés par le Gouvernement, qui démontrent que les requérants ont été très fortement affectés par les événements en cause : M. Govedarski a souffert d’une crise d’angoisse, d’insomnie et de dépression et a pris des anxiolytiques (paragraphe 13 ci-dessus) ; Mme Taneva‑Govedarska a fait une crise d’hypertension artérielle et un malaise (paragraphe 14 ci-dessus) ; les enfants du couple Govedarski ont été fortement marqués par les événements – M., demandait souvent si les policiers allaient revenir et S. avait entre autres des problèmes d’incontinence (paragraphe 15 ci-dessus).
65. La Cour considère également que l’heure matinale de l’intervention policière et la participation d’agents spéciaux cagoulés ont contribué à amplifier les sentiments de peur et d’angoisse éprouvées par les requérants, à tel point que le traitement infligé a dépassé le seuil de gravité exigé pour l’application de l’article 3 de la Convention. La Cour estime donc que les requérants ont été soumis à un traitement dégradant.
66. En conclusion, après avoir pris en compte toutes les circonstances pertinentes en l’espèce, la Cour considère que l’opération policière au domicile des requérants n’a pas été planifiée et exécutée de manière à assurer que les moyens employés soient strictement nécessaires pour atteindre ses buts ultimes, à savoir l’arrestation d’une personne suspectée d’avoir commis une infraction pénale et le rassemblement de preuves dans le cadre d’une enquête pénale. Les requérants ont été soumis à une épreuve psychologique qui a généré chez eux de forts sentiments de peur, d’angoisse et d’impuissance et qui, de par ses effets néfastes, s’analyse en un traitement dégradant au regard de l’article 3 de la Convention. Il y a donc eu en l’espèce violation de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
67. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants soutiennent que la perquisition opérée dans leur maison a constitué une atteinte injustifiée à leur droit au respect de leur domicile et de leur vie familiale.
68. La Cour rappelle que la qualification juridique exacte des faits qui lui sont soumis par les parties relève de sa compétence exclusive (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil 1998‑I). Elle note que les requérants se plaignent de ce que les agents de police ont pénétré dans leur domicile, y ont effectué une perquisition et y ont saisi un certain nombre de documents qu’ils y avaient trouvés. La Cour estime dès lors opportun d’aborder ces griefs sous le seul angle de la protection accordée au domicile par l’article 8 de la Convention.
69. Les parties pertinentes en l’espèce de cette disposition se lisent comme suit :
« 1. Toute personne a droit au respect (...) de son domicile (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
70. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il affirme que les requérants ont omis d’introduire une action en dommages et intérêts fondée sur les articles 1 et 2 de la loi sur la responsabilité de l’État pour faire valoir leur droit au respect de leur domicile.
71. Les requérants rétorquent que le droit interne ne prévoyait aucun recours judiciaire qui leur aurait permis de contester la légalité de la perquisition effectuée à leur domicile.
72. La Cour rappelle que dans son arrêt Gutsanovi (précité, §§ 210‑211), qui concernait une perquisition effectuée au domicile de quatre autres requérants, elle a estimé que le Gouvernement n’avait pas étayé sa thèse assimilant une action civile fondée sur l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État à une voie de recours suffisamment établie en droit interne pour remédier aux violations alléguées du droit au respect du domicile en cas de perquisition et de saisie irrégulières. La Cour estime que le même constat s’impose dans la présente affaire.
73. En ce qui concerne l’effectivité d’une action en dommages et intérêts fondée sur l’article 2 de la même loi et reposant sur l’abandon des poursuites pénales contre le premier requérant, la Cour estime que cette voie de recours n’aurait pas permis de constater l’atteinte alléguée au droit au respect du domicile des requérants, puisque, d’après le droit et la jurisprudence internes, le fait dommageable qui aurait pu donner lieu à une réparation pécuniaire était l’abandon subséquent des poursuites pénales contre M. Govedarski, et non l’illégalité de la perquisition dénoncée (voir, mutatis mutandis, Gutsanovi, précité, § 96).
74. Il convient dès lors de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.
75. Constatant par ailleurs que le grief soulevé sous l’angle de l’article 8 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Positions des parties
76. Les requérants affirment que la perquisition de leur domicile et la saisie de divers documents n’ont pas été effectuées conformément à la législation interne. Ils soutiennent également que l’ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de leur domicile n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi.
77. Le Gouvernement conteste cette thèse et invite la Cour à rejeter le grief des requérants. Il expose que la perquisition au domicile de ces derniers a été effectuée conformément aux règles de procédure pertinentes en la matière, précisant qu’elle a été menée dans le cadre d’une procédure pénale et approuvée par un juge dans les délais prévus par le CPP. Il ajoute que la perquisition avait pour but de découvrir et recueillir des preuves de nature à établir les faits faisant l’objet de la procédure pénale en cause et qu’elle était proportionnée à ce but.
2. Appréciation de la Cour
78. La Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice du droit des requérants au respect de leur domicile : leur maison familiale a été perquisitionnée et les responsables de l’enquête pénale ont saisi certains documents qui s’y trouvaient. Il convient dès lors de déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, c’est‑à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts.
79. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante les mots « prévue par la loi » impliquent qu’une ingérence aux droits garantis par l’article 8 de la Convention doit reposer sur une base légale interne et que la législation en question doit être suffisamment accessible et prévisible et être compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, Liberty et autres c. Royaume-Uni, no 58243/00, § 59, 1er juillet 2008, et Heino c. Finlande, no 56720/09, § 36, 15 février 2011.
80. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que la perquisition et la saisie litigieuses reposaient sur les articles 160 et 161 du CPP (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). Elle estime que ces dispositions législatives ne posent aucun problème, s’agissant tant de leur accessibilité que de leur prévisibilité, au sens de sa jurisprudence précitée.
81. Concernant la dernière condition qualitative à laquelle la législation interne doit répondre, à savoir la compatibilité avec le principe de la prééminence du droit, la Cour rappelle que, dans le contexte des saisies et perquisitions, elle exige que le droit interne offre des garanties adéquates et suffisantes contre l’arbitraire (Heino, précité, § 40). Nonobstant la marge d’appréciation qu’elle reconnaît en la matière aux États contractants, la Cour doit redoubler de vigilance lorsque le droit national habilite les autorités à conduire une perquisition sans mandat judiciaire : la protection des individus contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par l’article 8 de la Convention réclame un encadrement légal et une limitation des plus stricts de tels pouvoirs (Camenzind c. Suisse, 16 décembre 1997, § 45, Recueil 1997‑VIII).
82. Dans la présente affaire, la Cour constate que la perquisition et la saisie au domicile des requérants ont été effectuées sans l’autorisation préalable d’un juge. En effet, l’article 161, alinéa 2 du CPP permet aux organes d’enquête de procéder à de telles mesures d’instruction dans des cas urgents quand il existe un danger d’altération de preuves. La rédaction de cette disposition laisse en pratique une large marge de manœuvre aux autorités quant à l’appréciation de la nécessité et de l’ampleur des perquisitions et saisies (Gutsanovi, précité, § 221).
83. La Cour a déjà eu l’occasion d’affirmer que, dans de telles situations, l’absence d’un mandat de perquisition et saisie peut être contrecarrée par un contrôle judiciaire a posteriori sur la légalité et la nécessité de ces mesures d’instruction (Heino, précité, § 45). En l’espèce, la Cour note que le procès-verbal de perquisition et saisie a été présenté le même jour à un juge du tribunal régional de Plovdiv, qui l’a approuvé. Elle observe qu’à la différence de l’affaire Gutsanovi (précitée, § 223), dans laquelle les seules traces écrites de l’approbation du juge étaient sa signature, le sceau du tribunal, la date et la mention « j’approuve » apposés sur la première page du procès-verbal, en l’occurrence, le juge chargé du contrôle de la légalité et de la nécessité de la perquisition et de la saisie effectuées dans le logement des requérants a rendu une décision (paragraphe 18 ci-dessus).
84. Cependant, à l’instar de l’affaire Gutsanovi, précitée, la Cour estime que ladite décision n’a pas eu comme effet de contrecarrer l’absence d’un mandat judiciaire pour les raisons suivantes.
85. En vertu de la législation et la jurisprudence interne, la perquisition sans mandat judiciaire ne peut être effectuée qu’en cas d’urgence et l’existence d’une telle situation se trouve au cœur du contrôle a posteriori exercé par le juge en vertu de l’article 161, alinéa 2, du CPP (Gutsanovi, précité, § 60). Force est de constater que dans sa décision d’approbation des mesures en question, le juge s’est simplement borné à déclarer que la situation en cause était urgente (voir paragraphe 18 ci-dessus). Or, la Cour estime qu’en l’absence de tout argument à l’appui de cette déclaration du juge, il n’a pas été démontré que le magistrat du siège a exercé un contrôle effectif sur la légalité et la nécessité de la mesure contestée.
86. Le contrôle effectif de la légalité et de la nécessité de cette mesure d’instruction était d’autant plus nécessaire qu’à aucun moment avant celle‑ci, les requérants n’ont été informés concrètement du type d’objets liés à l’enquête pénale que les enquêteurs cherchaient à découvrir et à saisir à leur domicile. Le procès-verbal dressé le 21 novembre 2011 mentionnait uniquement que M. Govedarski avait été invité à livrer tout objet, document ou support informatique contenant des éléments relatifs à l’enquête pénale no 686/11 menée par la direction de la police à Plovdiv (paragraphe 17 ci‑dessus). Par ailleurs, l’enquête pénale en cause avait débuté en juillet 2011, soit quatre mois auparavant (paragraphe 6 ci-dessus) et le plan d’intervention de la police avait été approuvé le 18 novembre 2011 (paragraphe 9 ci-dessus), ce qui pose la question de savoir si les organes de l’enquête n’auraient pas pu demander la délivrance d’un mandat judiciaire avant de procéder à la perquisition du domicile des requérants.
87. Il est vrai que la perquisition litigieuse a été opérée en présence de M. Govedarski et de deux témoins (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour considère néanmoins que, en l’absence d’une autorisation préalable délivrée par un juge ou d’un contrôle effectif a posteriori de la mesure d’instruction contestée, ces garanties procédurales n’étaient pas suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités de l’enquête.
88. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que même si la mesure d’instruction contestée avait une base légale en droit interne, la législation nationale n’a pas offert aux requérants suffisamment de garanties contre l’arbitraire avant ou après la perquisition. De ce fait, les requérants ont été privés de la protection contre l’arbitraire que leur conférait le principe de la prééminence du droit dans une société démocratique. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’ingérence dans le droit des intéressés au respect de leur domicile n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
89. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
90. Les requérants estiment enfin qu’ils ne disposaient pas de voies de recours internes effectives pour remédier aux violations alléguées de leur droit à ne pas être soumis à des traitements dégradants et de leur droit au respect de leur domicile. Ils invoquent l’article 13 de la Convention, libellé comme suit :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
91. Le Gouvernement considère que les intéressés auraient pu contester les actes litigieux des fonctionnaires d’État impliqués et demander une réparation pécuniaire en vertu de la loi sur la responsabilité de l’État.
A. Sur la recevabilité
92. Constatant que les griefs formulés par les requérants sous l’angle de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
93. La Cour rappelle que, à l’issue de son examen de la recevabilité du grief formulé sous l’angle de l’article 3 de la Convention, elle a constaté que l’action en dommages et intérêts contre l’État n’aurait pas pu constituer une voie de recours interne suffisamment effective dans la présente espèce (paragraphes 38-40 ci-dessus). Force est de constater que le Gouvernement n’a invoqué aucune autre voie de recours qui aurait permis aux requérants concernés de faire valoir leur droit à ne pas être soumis à des traitements dégradants.
94. La Cour rappelle aussi que, après examen de la recevabilité du grief que les requérants ont formulé sous l’angle de l’article 8 de la Convention, elle a conclu que le Gouvernement n’avait pas étayé sa thèse assimilant une action civile sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l’État à une voie de recours suffisamment établie en droit interne pour remédier aux violations alléguées du droit au respect du domicile des intéressés (paragraphes 72 et 73 ci‑dessus). De surcroît, aucune disposition du droit interne ne permettait à ces derniers de contester la régularité et la nécessité d’une perquisition du domicile (Iliya Stefanov c. Bulgarie, no 65755/01, § 44, 22 mai 2008), et le Gouvernement n’a invoqué aucune autre voie de recours à cet égard.
95. La Cour estime que ces mêmes motifs peuvent être retenus dans le cadre de l’examen des griefs défendables soulevés sur le terrain de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention et qu’ils suffisent pour conclure que les requérants ne disposaient d’aucune voie de recours interne qui leur aurait permis de faire valoir leur droit à ne pas être soumis à des traitements contraires à l’article 3 précité et leur droit au respect de leur domicile, garanti par l’article 8 précité.
96. Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
97. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
98. Les requérants réclament 60 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’ils disent avoir subi.
99. Le Gouvernement considère que cette prétention est exorbitante.
100. La Cour estime que les requérants ont subi un certain dommage moral du fait des violations constatées de leurs droits garantis par les articles 3, 8 et 13 de la Convention. Elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux quatre requérants la somme de 30 000 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
101. La partie requérante demande également 4 242 EUR et 144 BGN pour ses frais et dépens engagés devant la Cour, correspondant aux honoraires d’avocats et aux frais de poste et de traduction. L’un des avocats des requérants, Me Ekimdzhiev, demande que la somme accordée par la Cour au titre des frais et dépens après déduction du montant de 1 200 EUR, payé d’avance par les requérants, soit versée sur le compte bancaire du cabinet d’avocats « Ekimdzhiev, Boncheva et Chernicherska ».
102. Le Gouvernement estime que la somme demandée est exorbitante et non étayée.
103. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 4 000 EUR et l’accorde aux requérants.
104. La Cour accueille par ailleurs la demande de versement direct de la somme de 2 800 EUR sur le compte bancaire des représentants juridiques des requérants.
C. Intérêts moratoires
105. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :
i. 30 000 EUR (trente mille euros), conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants sur cette somme, pour frais et dépens, dont 2 800 EUR (deux mille huit cents euros) à verser directement sur le compte bancaire du cabinet d’avocats « Ekimdzhiev, Boncheva et Chernicherska » ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Françoise Elens-PassosGuido Raimondi
GreffièrePrésident
* * *
[1]. Rectifié le 22 mars 2016: le prénom de la deuxième requérante était indiqué comme « Svetlana ».