DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE M.G. c. TURQUIE
(Requête no 646/10)
ARRÊT
STRASBOURG
22 mars 2016
DÉFINITIF
22/06/2016
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire M. G. c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er mars 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 646/10) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme M.G. (« la requérante »), a saisi la Cour le 15 décembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La Cour a décidé d’accorder l’anonymat d’office à la requérante (article 47 § 4 du règlement).
2. La requérante a été représentée par Me H. Yılmaz Kayar, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. La requérante allègue avoir été victime de violences conjugales et de mauvais traitements (article 3 de la Convention). Elle allègue en outre être privée de la possibilité de vivre en paix et en sécurité (article 8 de la Convention). Elle se plaint également de ne pas avoir bénéficié d’une voie de recours effective pour faire valoir ses griefs (article 13 de la Convention). Elle allègue de plus avoir été soumise à un traitement discriminatoire (article 14 de la Convention). Enfin, elle invoque une violation des articles 1, 5 et 6 de la Convention.
4. Le 21 mai 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Tant la requérante que le Gouvernement ont fourni des renseignements et des observations écrites complémentaires (article 54 §§ 2 a) et c) du règlement de la Cour).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. La requérante est née en 1973 et réside à Istanbul.
A. La procédure pénale initiée par la requérante
7. Le 18 juillet 2006, la requérante saisit le procureur de la République de Gaziosmanpaşa (« le procureur de la République ») d’une plainte contre son conjoint pour viol, blessures volontaires, torture, privation de liberté, menaces, injures, ainsi que pour violences physiques, verbales, sexuelles, émotionnelles et économiques. Dans sa plainte, elle déclara être mariée depuis 1997, avoir subi des violences conjugales depuis lors et que ses trois enfants avaient également été victimes de violences physiques et verbales de la part de son conjoint. Elle affirma avoir été empêchée par son mari de sortir de la maison, de consulter un médecin et de saisir les instances judiciaires. Elle décrivit certaines violences qu’elle dit avoir subies, faisant état d’une fracture de la cheville gauche et de blessures au pied droit suite aux coups portés avec un bâton par son mari, de lacérations aux lèvres avec un rasoir, d’une lacération de la joue au canif, d’une brûlure à la hanche gauche, de coups de poings et de brûlures de cigarettes sur les bras. Elle dit également avoir été contrainte à des actes sexuels non désirés et avoir été violée à de multiples reprises par son mari. Elle précisa que son conjoint avait été marié trois fois avant de l’épouser, qu’il avait battu ses ex-épouses et avait purgé une peine de quinze mois de prison pour avoir blessé par balle l’une d’elles. Elle affirma s’être enfuie, ne supportant plus cette situation et craignant pour sa vie. Elle déclara que la vie de ses fils et la sienne étaient en danger. Elle demanda à être déférée à l’institut médico-légal pour que soient établies les violences dont elle avait été victime.
8. Le jour même, le procureur de la République écrivit à l’institut médico-légal de Gaziosmanpaşa pour demander l’établissement d’un rapport médico-légal au regard des allégations de la requérante portant sur les violences sexuelles qu’elle aurait subies. Il demanda également à l’institut médico-légal de vérifier si les conditions énoncées aux articles 86, 87 et 88 du code pénal (réprimant les atteintes à l’intégrité physique de la personne) étaient réunies.
9. Ce jour, l’institut médico-légal établit un rapport rédigé en ces termes :
« À l’auscultation médicale de M. [G.] ont été constatées : une enflure de 3 x 0,5 cm à l’avant-bras droit au niveau de la partie arrière du poignet, une enflure de 1,5 cm ainsi que deux lésions de 1 cm (provenant de l’extinction d’une cigarette) sur [la partie] latérale arrière de l’avant-bras, une enflure de 2 cm provenant selon les dires de l’intéressée d’une fracture de l’auriculaire gauche, un léger bleu sous l’œil droit (...), cicatrice (...) au coin de la mandibule gauche, une ecchymose de 3 x 2 cm sur la partie arrière du genou droit (...), cicatrices anciennes de 4 x 2 cm autour des deux chevilles, cicatrice ancienne sur le pied (...) droit (provenant de l’extinction d’une cigarette) (...) Il a été constaté que l’hymen a complètement disparu, que [la personne] n’est pas vierge (...)
(...) La personne doit faire l’objet d’un examen psychiatrique (...) »
10. Le 19 juillet 2006, la requérante fut déférée au service de psychiatrie de la faculté de médecine de l’université d’Istanbul.
11. Ce jour, le service de psychiatrie l’ayant examiné écrivit au procureur de la République. Le document ainsi transmis peut se lire comme suit en ses passages pertinents :
« Son histoire : neuf ans plus tôt, la patiente a été enlevée de force par son mari, qu’elle a épousé (...) Dès le début de ce mariage, son époux a fait preuve de violences physiques, psychologiques et sexuelles. Ces dernières années, ces violences se sont accrues. Environ une semaine plus tôt, après que son mari ait à nouveau fait preuve de violences à son endroit, elle s’est enfuie secrètement de chez elle. Elle s’est rendue auprès de sa sœur qui, en raison de menaces de son mari, n’a pas voulu l’héberger (...) Sur les conseils donnés par le muhtar et le commissariat de police, elle a saisi le refuge pour femmes (...)
Particulièrement depuis la naissance de son dernier enfant (...) son époux lui fait subir de très graves violences physiques, verbales et sexuelles. Un an plus tôt, l’attachant par les mains et les pieds, il l’a frappé à coups de bâton et son pied s’est cassé. Son mari ne l’ayant pas autorisé à bénéficier d’une aide médicale, elle n’a pu guérir tout à fait. Elle a déclaré que son mari lui avait fait subir des actes de torture : il a éteint des cigarettes sur son corps, l’a coupé avec un rasoir, l’a frappé avec un bâton, l’a contrainte (...) à des relations sexuelles (...) Il fut observé que la patiente avait honte lorsqu’elle racontait les actes sexuels auxquelles elle avait été contrainte (...)
Diagnostic :
(...) Trouble dépressif majeur et stress post-traumatique chronique (...) Il apparaît que les troubles liés à un stress post-traumatique perdurent depuis au moins un an de sorte que la maladie est chronique (...)
En conclusion : il est estimé que le trouble dépressif et le stress post-traumatique chronique que présente M. [G.] sont liés aux évènements qu’elle a vécus (...) viol au sein du mariage, blessures, torture, acte sexuel contraint (...), entrave à la liberté et autres violences (...) »
12. Le 21 juillet 2006, la requérante écrivit au procureur de la République pour demander la désignation d’un avocat par le barreau d’Istanbul, en charge de la représenter.
13. Le 24 juillet 2006, le barreau d’Istanbul désigna un avocat chargé de représenter la requérante.
14. Le 27 juillet 2006, le procureur de la République saisit l’institut médico-légal d’une demande tendant à l’établissement d’un rapport dans lequel seraient stipulés si les lésions relevées dans le rapport du 18 juillet 2006 étaient de nature à mettre la vie de l’intéressée en danger, si elles avaient occasionné des fractures osseuses et s’il pouvait être remédié aux blessures par une intervention médicale simple.
15. Le 7 septembre 2006, le procureur de la République envoya une convocation à l’époux de la requérante pour qu’il fût auditionné.
16. Le 15 septembre 2006, l’institut médico-légal établit un rapport aux termes duquel les lésions constatées n’engageaient pas le pronostic vital de la requérante et étaient de nature à pouvoir être traitées par une intervention médicale simple. Il fut en outre décidé qu’elle devait être déférée à la commission des experts de l’institut médico-légal pour avis, afin que fût déterminé si elle présentait des blessures de nature à la faire souffrir physiquement, troublant sa santé ou sa capacité de perception.
17. Le 21 septembre 2006, la requérante déposa devant le procureur de la République et réitéra avoir fait l’objet de violences conjugales. Elle dit également que l’année précédente, elle avait déposé plainte de ce fait, mais ne pas connaître les suites données à celle-ci.
18. Le jour même, le procureur de la République demanda à l’institut médico-légal d’établir un nouveau rapport afin que fût déterminé si l’intéressée avait vécu ce dont elle se plaignait et si les événements vécus n’avaient pas perturbé sa capacité de perception.
19. Le 17 octobre 2006, le procureur de la République écrivit à nouveau à l’institut médico-légal pour lui demander d’établir un rapport déterminant si les conditions énoncées aux articles 86, 87 et 88 du code pénal, réprimant les atteintes à l’intégrité physique, étaient réunies.
20. Le 18 octobre 2006, il écrivit au tribunal correctionnel de Gaziosmapaşa (« le tribunal correctionnel ») pour lui demander de délivrer un mandat d’amener contre le conjoint de la requérante qui n’avait pas répondu à sa convocation (paragraphe 15 ci-dessus).
21. Le jour même, le tribunal correctionnel rejeta cette demande après avoir rappelé au procureur de la République que cet acte relevait de sa compétence et ne requérait pas une décision du tribunal.
22. Le 6 novembre 2006, le conjoint de la requérante transmit un mémoire en défense au procureur de la République dans lequel il nia l’ensemble des faits qui lui étaient reprochés.
23. Le 23 novembre 2006, le procureur de la République émit un mandat d’amener contre le conjoint de la requérante.
24. Le 7 décembre 2006, le procureur de la République écrivit à la direction de l’institut médico-légal pour demander l’établissement d’un rapport définitif, à lui remettre en priorité.
25. Le 15 décembre 2006, le conjoint de la requérante fut auditionné par le procureur de la République. Dans sa déposition, il déclara que son épouse et lui vivaient des difficultés et que, de ce fait, elle avait quitté le domicile conjugal en 2004 avant de le réintégrer en 2005. Il dit que cinq à six mois plus tôt, elle avait à nouveau quitté le domicile conjugal et avait vécu avec un autre homme. Il nia l’avoir maltraitée, frappée ou contrainte à des relations sexuelles et réfuta les accusations portées contre lui. Il affirma ne pas connaître l’origine des blessures de son épouse et qu’elles pouvaient avoir été infligées par d’autres, à l’époque où elle avait quitté le domicile conjugal.
26. Ce jour, le procureur de la République entendit trois voisins du couple. Ils déclarèrent ne pas avoir été témoins de ce qui avait pu se passer entre la requérante et son époux, ne pas savoir si elle avait été frappée ou non. L’un des témoins déclara qu’en 2006, la requérante avait quitté le domicile avec un de ses enfants pour un motif qu’il ignorait en laissant ses deux autres enfants, que son mari l’avait retrouvée et ramenée.
27. Le 15 janvier 2007, un médecin du centre orthopédique et de réhabilitation sportive de Fuliya établit un rapport dont il ressort que la requérante s’était présentée le 13 juillet 2006 et avait été auscultée. À l’examen de son pied gauche, avaient été relevés : un gonflement sur la partie latérale et dorsale, des douleurs aux articulations et des entraves. Au test de marche, une douleur au soulèvement des orteils fut constatée. Après la consultation, une thérapie physique et une rééducation furent conseillées pour réduire le gonflement et les douleurs et pour ramener à la normale les fonctions des articulations.
28. Le 17 janvier 2007, la requérante fut entendue par le procureur de la République. Dans son témoignage, elle déclara réitérer l’ensemble des déclarations qu’elle avait faites auparavant et décrivit à nouveau les actes de violences physiques et sexuelles infligés par son mari. Son avocat dit que sa cliente avait intenté une action en divorce devant le tribunal de la famille de Gaziosmanpaşa et qu’une décision portant mesure de protection avait été adoptée à son endroit. Il demanda le placement en détention du suspect.
29. Le 26 janvier 2007, une commission d’experts de l’institut médico‑légal établit un rapport définitif concluant que la santé mentale de l’intéressée avait été altérée en raison de la situation dans laquelle elle s’était trouvée. Le rapport de la commission expose que l’article 102/5 du code pénal (incriminant l’agression sexuelle) trouvait à s’appliquer.
30. Le 5 mars 2008, le procureur de la République écrivit au centre orthopédique et de réhabilitation sportive de Fuliya et demanda que lui fussent transmis tous les documents médicaux afférents à la santé de la requérante.
31. Le 20 octobre 2008, l’avocat de la requérante écrivit au procureur de la République pour demander que l’instruction se termine au plus tôt, soulignant que la plainte de sa cliente avait été déposée en 2006 et qu’il n’y avait toujours pas eu de décision rendue. L’avocat soutint que le fait que la procédure n’eût pas abouti était contraire à la Convention, à l’équité et à l’interdiction de la discrimination.
32. Ce jour, le procureur de la République écrivit à l’institut médico-légal pour demander l’établissement d’un rapport définitif déterminant, au regard de l’article 86/1 du code pénal, si la requérante souffrait physiquement et si sa santé ou sa capacité d’appréhension était ou non altérée.
33. Sur ce, le 28 novembre 2008, une commission d’experts de l’institut médico-légal écrivit au procureur de la République et demanda à ce que l’intéressée lui fût déférée pour auscultation.
34. Le 22 février 2012, le procureur de la République inculpa l’ex-époux de la requérante pour blessures et requit sa condamnation en vertu des articles 86/1 et 53 du code pénal. Il ressort de l’acte d’accusation qu’il était reproché à l’accusé d’avoir blessé la requérante en la frappant, de l’avoir blessée au point qu’elle présentait de ce fait un stress post-traumatique ainsi qu’une altération de sa santé mentale. L’acte d’accusation mentionnait en outre que ces blessures ne mettaient pas la vie de la requérante en danger et qu’il pouvait être remédié à celles-ci par une intervention médicale simple. Une note fut apposée au bas de l’acte d’accusation du procureur de la République d’après laquelle une décision additionnelle concluant au non-lieu à poursuivre pour les faits d’insultes, menaces et agression sexuelle avait été adoptée.
B. Les procédures devant le tribunal de la famille
35. Le 31 août 2006, la requérante saisit le tribunal de la famille de Gaziosmanpaşa (« le tribunal de la famille ») d’une action en divorce.
36. Le 6 septembre 2006, la requérante saisit le tribunal de la famille d’une demande d’adoption d’une ordonnance de protection en vertu de la loi no 4320 relative à la protection de la famille (« loi no 4320 »).
37. Le jour même, le tribunal de la famille fit droit à cette demande. D’après la décision du tribunal, le mari de la requérante avait interdiction pendant une durée de six mois d’avoir tout comportement de nature violente ou effrayante à son endroit et à l’endroit de ses enfants (article 1/a de la loi no 4320) et de les déranger par le biais de communications (article 1/d de la loi no 4320). Il fit également l’objet d’une mesure d’éloignement du domicile commun. La décision du tribunal mentionnait que tout manquement aux injonctions ainsi faites ouvrirait la voie à une peine privative de liberté.
38. Le 24 septembre 2007, le tribunal de la famille prononça le divorce et accorda l’autorité parentale sur les enfants à la mère. Les enfants furent par ailleurs placés sous protection auprès des services sociaux par une décision pouvant notamment se lire comme suit :
« Il ressort de l’examen du document 2006/16611 du procureur de la République de Gaziosmanpaşa que l’enquête menée sur plainte de la demanderesse contre l’intimé pour coups, menaces, contrainte à des relations sexuelles [et] insultes est toujours pendante. Il ressort du rapport de l’institut médico-légal [que la demanderesse] présentait un stress post-traumatique (...) et que sa santé mentale avait été altérée en raison de ce qu’elle avait vécu (...)
La copie de l’enregistrement de l’émission diffusée sur la chaine TGRT à laquelle la requérante a participé a été demandée. Dans le courrier en réponse, il fut mentionné que la requérante avait participé à l’émission « la voix de la femme » le 12.10.2005, qu’elle y avait déclaré avoir été enlevée par son mari (...) [et] avoir été frappée durant toute la période de son mariage, raison pour laquelle elle s’était enfuie de la maison (...) Après avoir été conservé une année aux archives, l’enregistrement a été effacé.
Au vu des preuves rassemblées, des déclarations des témoins et du rapport de la présidence de l’institut médico-légal, [il ressort que] l’intimé a fait preuve de violences à l’égard de la demanderesse, (...) que la demanderesse a, pendant un temps, vécu avec un autre homme et qu’en participant à une émission de télévision, elle a parlé de son mari, de son mariage. Après que la requérante ait vécu un temps avec Y. (...) les parties se sont retrouvées (...) Le mariage est altéré dans ses fondations (...) de sorte qu’il convient d’admettre qu’il est impossible que les parties [se réconcilient]. Il est admis que les deux parties sont également responsables de l’échec du mariage. La requérante et ses enfants sont toujours dans un refuge. Aucun des deux [parents] ne semble à même de pouvoir s’occuper des enfants. Il a [donc] été jugé approprié de placer les enfants sous protection (...) Les deux parties ayant été jugées également responsables, leurs demandes [respectives] d’indemnisation du préjudice moral sont rejetées. Il est jugé approprié d’allouer à la requérante une pension alimentaire (...) »
39. Le 14 décembre 2007, ce jugement de divorce devint définitif.
40. Le 1er novembre 2012, la requérante saisit à nouveau le tribunal de la famille d’une demande tendant à l’adoption de mesures préventives. À l’appui de sa demande, elle argua avoir divorcé en 2007 et être constamment menacée de violences et de mort de la part de son ex-mari.
41. Le 9 novembre 2012, le tribunal de la famille fit droit à cette demande et, en vertu de l’article 5 de la loi no 6284 relative à la protection de la famille et à la prévention des violences contre les femmes (« loi no 6284 »), il fut interdit à l’ex-conjoint de la requérante, pendant une durée de six mois, de tenir des propos à l’endroit de son ex-épouse ou d’avoir des comportements relevant de la menace, de la violence, de l’insulte, de l’humiliation ou du dénigrement. Il lui fut également interdit, durant ce laps de temps, de la déranger par le biais de communications ou de tout autre moyen. Le tribunal lui enjoignit en outre, durant la même période, à ne pas s’approcher du domicile de la requérante et à remettre à la police les armes qu’il pouvait être autorisé à porter en vertu de la loi. La décision du tribunal précise que tout manquement aux injonctions ainsi faites ouvrirait la voie à une peine privative de liberté.
42. Le 10 octobre 2013, la requérante saisit à nouveau le tribunal de la famille d’une demande d’adoption de mesures préventives. Elle déclara avoir déjà demandé des mesures préventives, que la durée de celles-ci était échue, que les menaces de la part de son ex-mari persistaient et que sa vie était toujours en danger.
43. Le 11 octobre 2013, le tribunal de la famille fit droit à cette nouvelle demande et ordonna des mesures préventives similaires à celles précédemment décidées (paragraphe 41 ci-dessus).
44. Le 19 juin 2014, la requérante saisit à nouveau le tribunal de la famille d’une demande de mesures préventives. Le jour même, il fut fait droit à sa demande et le tribunal de la famille ordonna des mesures similaires à celles précédemment décidées (paragraphes 41 et 43 ci-dessus) mais ce, pour une durée de deux mois.
C. Le rapport d’enquête sociale de la fondation le « Toit pourpre » (Mor Çatɪ Kadın Sığınma Vakfı)
45. Le 6 mars 2014, la fondation « le Toit pourpre », qui avait recueilli la requérante ainsi que ses enfants le 14 juillet 2006, établit un rapport d’enquête sociale dont les passages pertinents en l’espèce peuvent se lire comme suit :
« Mme M. a saisi le centre d’information de la fondation (...) le 14 juillet 2006 pour violences au sein de la famille, risques d’être tuée/de mort (...). Il a été établi qu’elle avait besoin d’un refuge, elle avait été orientée vers le refuge (...) avec ses enfants (...) Le jour même, ils furent acceptés.
Mme M. s’est partiellement remise. Elle a pris un logement et a quitté le refuge le 29 août 2008. Le 11 février 2008, les enfants avaient été placés sur décision du juge aux affaires familiales et avec l’accord de Mme M. dans un foyer de l’État. Depuis ce jour, et dès lors que sa situation économique ne l’en empêche pas, elle rend régulièrement visite à ses enfants et les soutient. Depuis qu’elle a pris un logement, ses enfants [viennent chez elle] le week-end et pendant les vacances. Elle maintien des liens personnels très serrés [avec eux].
À son arrivée au refuge Mme M. ne savait ni lire ni écrire (...) M. qui a été contrainte au mariage en ayant été enlevée et violée par son conjoint, a vécu des violences graves dès le début de son mariage. Il ressort de ce qu’elle a raconté qu’elle a été frappée alors que ses mains et ses pieds étaient liés, qu’elle a été contrainte à des relations sexuelles (...), qu’elle a été blessée avec des objets contondants telle qu’une lame de rasoir, que des cigarettes étaient éteintes sur son corps, qu’elle a eu des os brisés (...), [qu’elle a été] rabaissée, violée, affamée, emprisonnée, privée d’accès à des soins, isolée [et] menacée. Suite aux fractures de ses pieds, elle a dû se trainer pendant un an sur ses mains (...) Elle avait encore des difficultés à tenir sur ses pieds lorsqu’elle est parvenue [chez] nous.
M. a été obligée de vivre dans un village d’Istanbul sans électricité ni eau, au bord de la famine, luttant dans ces mauvaises conditions pour élever ses enfants (...) Elle a essayé de s’enfuir. À chaque fois, faute de soutien, elle a été retrouvée par son mari, [elle a] été ramenée à la maison et elle a subi des violences encore plus lourdes. Durant le mariage, les enfants ont également subi la violence physique et verbale du père (...) Bien qu’ils aient eu l’âge d’être éduqués, ils n’ont pas été envoyés à l’école (...)
À leur arrivée au foyer, M. et ses enfants présentaient tous les signes liés au fait d’avoir subi de graves violences. Ayant été empêchée par son mari de voir un médecin, elle n’a pu faire soigner ses pieds (...) c’est pourquoi elle ne pouvait s’appuyer sur ses pieds (...) Elle avait des bleus sur le visage, en particulier vers les yeux. Pendant les deux années et demi durant lesquelles [elle] est restée au refuge, elle a bénéficié de plusieurs soutiens psychologiques, elle a été examinée par un orthoptiste, elle a été orientée vers une psychothérapie.
Même après avoir quitté le foyer, M. a maintenu ses liens avec le centre d’information. Elle a utilisé le soutien social et psychologique ainsi que le soutien juridique [qu’elle recevait] pour mener une vie sans violence. Elle a parfois été menacée par son mari et a exercé de ce fait des voies de recours juridiques.
En raison du handicap que constitue son état de santé Mme M. a des difficultés à trouver un emploi stable (...) elle a besoin d’une aide socio-économique.
Conclusions :
(...) Mme M. (...) a franchi des étapes importantes pour mener une vie sans violence (...)
Elle a également besoin d’une aide médicale. Elle est asthmatique et a été diagnostiquée comme présentant une maladie pulmonaire obstructive chronique (...)
Suite à une information parue dans la presse en avril 2013 la concernant, le centre de prévention et de suivi des violences a assuré que le ministère couvrirait tous ses besoins. Sur ce, nous avons préparé un rapport d’enquête sociale (...) et avons remis une analyse de [ses] besoins (...) Bien qu’une année se soit écoulée depuis, il n’y a eu aucune amélioration dans les conditions actuelles de Mme M. (...)
Suite à sa requête pour une aide matérielle temporaire en vertu de la loi no 6284, (...) elle a reçu une réponse selon laquelle elle recevait de temps en temps une aide de la préfecture et une aide [pour cause de] chômage. Dans le même écrit, il a été précisé que lorsque Mme M. a été informée que l’aide matérielle temporaire qu’elle recevait était prélevée de celui qui l’avait violenté elle a déclaré qu’elle n’en voulait pas (lorsque Mme M. a appris au cours de l’entretien qu’elle a eu au centre de prévention et de suivi des violences que l’aide matérielle temporaire serait prélevée de celui qui l’avait violenté, elle a déclaré ne rien vouloir pensant que cette personne allait devenir violente).
(...) le fait que son ex-mari n’a toujours pas été arrêté, le fait que la sécurité de la vie de Mme M. soit toujours un problème, signifie qu’elle doit vivre sous la menace, sur le qui-vive, (...) qu’elle est condamnée par la justice à être une victime toute sa vie (...) »
II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENTS
A. Le droit et la pratique internes pertinents
1. Le droit interne pertinent
46. La loi pénale no 5237 du 26 septembre 2004 publiée au Journal officiel le 12 octobre 2004, dispose notamment :
« Blessures volontaires
Article 86. (1) Toute personne qui inflige volontairement des souffrances corporelles à autrui ou qui est à la cause de la dégradation de son état de santé ou de sa capacité de perception est punie d’une peine d’un an à trois ans d’emprisonnement.
(Deuxième alinéa additionnel – 31.05.2005/article 4) (2) Une peine de quatre mois à un an de prison ou une peine d’amende judiciaire, sur plainte de la victime, est appliquée dans le cas où l’acte de blessure volontaire est léger au point que son impact sur autrui peut être supprimé par une intervention médicale simple.
(3) Si l’acte de blessure volontaire est infligé
a) aux ascendants, descendants, conjoint ou à la fratrie,
(...)
(...) (Mention modifiée : 5328-31.03.2005/article 4) « la peine est augmentée de moitié, sans exiger une plainte. »
(...)
Blessure volontaire causée par un comportement négligent
Article 88. 1) Lorsque la blessure volontaire a été causée par un comportement négligent, la peine à infliger peut être réduite de 2/3. Dans l’application de cette disposition, seront prises en compte les conditions liées à la mort volontaire causée par un comportement négligent. »
47. L’article 102/5 de cette loi, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, disposait :
« Agression sexuelle
(...)
5) Une peine qui ne peut être inférieure à dix ans de prison est infligée lorsque [en raison] de l’infraction la santé physique ou mentale de la victime a été affectée. »
L’article 102 de la loi pénale no 5237 a par la suite été modifié par la loi no 6545 du 18 juin 2014.
48. La loi no 4320 du 14 janvier 1998 relative à la protection de la famille, dans sa rédaction initiale, est décrite dans l’affaire Opuz c. Turquie, (no 33401/02, § 70, CEDH 2009). Telle que modifiée par la loi no 5636 du 26 avril 2007, cette loi disposait, en ses passages pertinents en l’espèce :
Article 1
« Lorsque le juge du tribunal de la famille est informé par le parquet général ou la victime – qu’un conjoint ou qu’un enfant ou qu’un autre membre de la famille vivant au domicile familial ou qu’un membre de la famille à l’endroit duquel un jugement de séparation a été rendu ou qui a légalement le droit de vivre séparé ou qui, bien que marié, vit séparé de fait – subit des violences domestiques, il peut, en tenant compte de la nature du problème, prendre d’office, en sus des mesures prévues dans la loi civile, une ou plusieurs des mesures énumérées ci-dessous, ou des mesures analogues s’il le juge opportun, [à savoir] :
[Enjoindre au] conjoint fautif ou [à] l’autre membre de la famille ;
a) à s’abstenir de tout comportement violent ou menaçant envers les membres de la famille ;
b) à quitter le domicile conjugal, l’attribuer aux autres membres de la famille et à ne pas s’approcher du domicile où vivent ensemble les membres de la famille ou [à ne pas s’approcher de leur domicile] séparé ou de leur lieu de travail ;
c) à ne pas endommager les biens des membres de la famille ;
ç) à ne pas déranger les membres de la famille par le biais de moyens de communication ;
d) à remettre aux forces de l’ordre les armes à feu ou [les armes semblables] ;
e) à ne pas se présenter au domicile et sur le lieu de travail de la victime des violences sous l’emprise de l’alcool ou d’autres produits stupéfiants, et à ne pas faire usage de tels produits en ces lieux ;
La durée de validité des mesures susmentionnées ne peut excéder six mois et l’époux violent ou l’autre membre de la famille est averti (...) qu’en cas de manquement aux mesures prononcées [il s’expose] à une détention et à une peine d’emprisonnement.
Le juge peut ordonner au conjoint violent ou à l’autre membre de la famille, si celui-ci assurait la subsistance de la famille ou y contribuait, de payer une pension alimentaire (...), s’il n’a pas été préalablement condamné à une pension alimentaire en vertu la loi civile.
Les demandes formulées au titre de cette loi et les mesures d’exécution des décisions ne sont pas soumises aux frais de justice. »
Article 2
« Le tribunal adresse un exemplaire de l’ordonnance de protection au procureur général, qui en contrôle l’exécution avec l’assistance des forces de l’ordre.
En cas de non-respect d’une ordonnance de protection, [il incombe] aux forces de l’ordre d’enquêter d’office, sans qu’il soit nécessaire que les victimes déposent plainte (...)
[Il incombe] au parquet général de déclencher l’action publique devant le tribunal correctionnel contre le conjoint ou les autres membres de la famille qui ne respecte[nt] pas l’ordonnance de protection.
De plus, même si son action constitue une infraction distincte, le conjoint ou les autres membres de la famille qui ne respectent pas l’ordonnance de protection, sont passibles d’une peine de trois mois à six mois de prison.
(...) »
49. La loi no 4320 a été remplacée par la loi no 6284 du 8 mars 2012 relative à la protection de la famille et à la prévention des violences contre les femmes, publiée au journal officiel le 20 mars 2012.
Cette loi peut se lire comme suit, en ses passages pertinents en l’espèce :
Première partie
« (...)
But, champ et principes fondamentaux
Article 1. (1) Le but de cette loi est la protection des femmes, des enfants, des membres de la famille ayant subi des violences ou risquant de subir des violences et de toute personne victime de poursuites individuelles insistantes ainsi que la définition de la procédure et des principes relatifs aux mesures à prendre pour la prévention de la violence à l’endroit de ces personnes.
(2) Dans l’application de cette loi et l’offre de services requis, les principes ci-dessous doivent être respectés :
a) La Constitution de la République de Turquie et les conventions internationales auxquelles la Turquie est partie, en particulier la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique ainsi que les autres dispositions législatives sont prises comme fondement.
b) Une procédure conforme aux droits fondamentaux de l’homme, sensible à l’égalité homme-femme, conforme au principe de l’état de droit social, équitable et rapide est suivie pour le soutien et les services à donner aux victimes de violences.
c) (...) les mesures prises pour les victimes de violences et les auteurs de violences doivent être exécutées de manière à convenir à l’honneur (...)
ç) (...) les mesures spéciales visant à prévenir les violences à l’encontre des femmes fondées sur le sexe et à protéger les femmes des violences fondées sur le sexe, ne peuvent être interprétées comme étant discriminatoires.
(...)
Deuxième partie
Principes relatifs aux mesures de protection et [aux mesures] préventives
(...)
Les décisions portant mesures de protection pouvant être adoptées par le juge
Article 4. Le juge peut décider, à propos des personnes protégées par cette loi, l’une des mesures de protection ci-dessous, plusieurs d’entre elles ou des mesures analogues :
a) La modification du lieu de travail.
b) Dans le cas où la personne est mariée, la définition d’un lieu de résidence séparé du lieu de résidence commun.
c) Dans le cas où les conditions énoncées dans la loi no 4721 du 22/11/2001 sont réunies et sur demande de la personne protégée, la mention au registre foncier du domicile familial.
ç) Dans le cas où la vie de la personne protégée est en danger et qu’il est avéré que les autres mesures pour prévenir ce danger ne seront pas suffisantes et, sur le fondement du consentement éclairé de la personne, le changement de l’identité et des autres informations et documents concernant la personne, en vertu des dispositions de la loi no 5726 du 27/12/2007 relative à la protection des témoins.
Les décisions portant mesures préventives pouvant être adoptées par le juge
Article 5. Le juge peut décider, à propos des personnes auteures de violences, l’une des mesures préventives ci-dessous, plusieurs d’entre elles ou des mesures analogues (...) :
a) De ne pas tenir de propos ou avoir des comportements envers la victime de la violence de nature à menacer, insulter, humilier ou dénigrer.
b) L’éloignement immédiat du domicile commun ou du lieu où elle [la victime] se trouve et l’attribution du domicile commun à la personne protégée.
c) De ne pas s’approcher des personnes protégées, du domicile où se trouvent ces personnes, de l’école et du lieu de travail.
ç) La présence d’un accompagnateur lors de l’entretien [avec l’enfant] si une décision antérieurement adoptée établit une relation personnelle avec l’enfant, la limitation de la relation personnelle [avec l’enfant] ou sa levée.
d) Dans les cas jugés nécessaires, [l’interdiction de] s’approcher des proches, des témoins et des enfants de la personne protégée, même si elle n’a pas été victime de violences, exception faite des cas d’établissement de relations personnelles.
e) De ne pas endommager les biens personnels et les meubles de la personne protégée.
f) De ne pas déranger la personne protégée par des moyens de communication ou tout autre moyen.
g) La remise [à la police] des armes dont la conservation ou le port est légalement autorisé.
(...) »
2. La pratique interne pertinente
50. Le 12 mai 2009, la 2e chambre civile de la Cour de cassation a adopté un arrêt (E. 2009/170, K. 2009/9411) aux termes duquel elle aboutit aux constatations et conclusions suivantes :
« (...) Sur plainte de N.B [qui déclarait] faire l’objet de « menaces [et] insultes téléphoniques », le procureur de la République de Ödemiş a demandé le 8 avril 2008 que le suspect E.B. fasse l’objet des mesures [inscrites] à l’article 1 de la loi no 4320 (...) Le 14 avril 2008, le Tribunal de Grande Instance de Ödemiş, statuant en qualité de tribunal de la famille [décida] que E.B. époux de N.B. ne devait pas avoir de comportements violents pendant un mois, [adopta une mesure] d’éloignement du domicile, [et décida] qu’il devait payer une pension de 125 TRY. Ce jugement a fait l’objet d’un pourvoi de la part de l’intimé (...)
La loi no 4320 a été adoptée aux fins de mettre un terme à la violence au sein de la famille, en particulier [aux fins] de protéger la femme et l’enfant. Il est établi, au regard de la jurisprudence constante de la Cour de cassation, que les jugements du tribunal de la famille, de courte durée et [relatifs] aux mesures provisoires [sont insusceptibles de faire l’objet] de la voie de recours en opposition et en pourvoi. Toutefois, les décisions insusceptibles de faire l’objet d’un recours sont les décisions relatives aux personnes auxquelles cette loi peut s’appliquer, ceux dont les liens du mariage perdurent. Dans le cas d’espèce, il est constaté que les parties ont divorcé le 14.11.2007 (...) Il ne peut être pris de mesures en vertu de la loi no 4320 à l’endroit des personnes divorcées. Pour cette raison, la décision est clairement en violation de la loi et doit être infirmée (...) »
51. En mars 2012, sous l’égide de la direction du développement stratégique rattachée au ministère des politiques familiales et sociales fut publié un rapport intitulé « Kadına yönelik şiddetin önlemesinde mevzuattaki ve uygulamadaki noksanlıkların tespitine ilişkin TBMM raporları » (« Les rapports de la Grande Assemblée Nationale de Turquie relatifs à l’identification des insuffisances de la loi et de la pratique concernant la prévention des violences contre les femmes »).
Les passages pertinents en l’espèce de ce rapport sont les suivants :
« Lors de la réunion de la commission sur l’égalité des chances entre les hommes et les femmes de la Grande Assemblée Nationale de Turquie du 14.10.2009, il fut décidé de créer une sous-commission en charge d’établir si des carences [existent] dans la pratique de la prévention des violences contre les femmes (...)
Deuxième partie
Présentations faites par les experts entendus lors des réunions de la sous-commission
(...)
4. E.K., juge au 8e tribunal de la famille d’Ankara
La juge E.K. du 8e tribunal de la famille d’Ankara a été entendue par la sous-commission (...)
(...)
Lors de la réunion, E.K. a fait des propositions quant aux modifications pouvant être apportées à la loi no 4320 (...) et à la loi no 4787 relative à la création, à la mission et à la procédure des tribunaux de la famille. Ces propositions peuvent être listées comme suit :
(...)
13) [Elle déclara] que dans les [affaires] de violences entre époux divorcés et au sein de couples non mariés, il y avait des doutes quant à l’applicabilité de la loi no 4320 (...), qu’il y avait un vide dans la loi à ce propos, qu’il [existait] des opinions contraires entre les chambres civiles et les chambres pénales de la Cour de cassation quant à l’applicabilité des mesures de protection prévues dans la loi no 4320. E.K. a mentionné qu’elle-même appliquait les mesures de protection prévues par la loi no 4320 dans les [affaires] de violences entre époux divorcés ou au sein de couples non mariés. Elle dit que ces mesures étaient prononcées sur le fondement de l’article 1 de la loi civile en vertu duquel le juge était créateur de droit, de la CEDAW[1] ainsi que de la Convention sur la prévention des violences faites aux femmes. Elle déclara qu’en vertu de l’article 9 § 5 de la Constitution, les conventions internationales avaient force de loi et faisaient partie de l’ordre juridique interne. Pour dépasser ce problème dans la pratique, il faut que les couples divorcés ou qui vivent sans être mariés bénéficient aussi de cette protection et qu’une disposition en ce sens soit inscrite dans la loi.
(...)
Quatrième partie
Appréciation et propositions de solution
(...)
1. Au regard du champ juridique
(...)
17) Afin de prévenir les violences contre les femmes il convient de procéder à des arrangements dans les lois concernées afin que la protection offerte par la loi no 4320 ne bénéficie pas seulement aux personnes victimes de violences au sein de la famille mais également aux personnes divorcées ou qui vivent ensemble sans être mariées (...)
(...) »
3. Rapport de l’organisation non-gouvernementale Human Rights Watch
52. Le 4 mai 2011, l’organisation non gouvernementale Human Rights Watch publia un rapport intitulé « “He loves you, he beats you”: Family Violence in Turkey and Access to Protection » («“Il t’aime, il te bat” : la violence familiale en Turquie et l’accès à la protection »), dans lequel furent relevés, entre autres choses, les lacunes que présentaient la loi no 4320. Les passages pertinents de ce rapport à cet égard sont les suivants :
« II. Legal Reforms and Gaps
(...)
Law 4320 on the Protection of the Family: Uncertainties and Gaps
Turkey entered the vanguard of countries offering civil mechanisms to protect against domestic violence with its 1998 adoption of Law 4320 on the Protection of the Family (...) This law (as amended in 2007) established a protection order system whereby a person subjected to abuse by a family member living under the same roof can apply directly or through a prosecutor for an order from a family court. A family court judge can issue a protection order for a maximum of six months and the order can require that the offender refrain from violence and threats; vacate the home; stay away from the home or school of the victim and their children; refrain from damaging property or contacting the victim; surrender weapons; or refrain from using intoxicating substances in the house. The order can be renewed for six months if there is a new violation. The judge can order other measures “deemed appropriate,” and can require the abuser to make maintenance payments to the victim. The intent is that these orders be issued quickly, within days at most, since the women are often in extremely dangerous situations.
In practice, a woman might go to police, who should fill out a risk assessment form and explain to her how the protection procedure works. In March 2008 a detailed regulation on the implementation of Law 4320 further stipulated details of this mechanism, stating that law enforcement agents must monitor compliance with the order, including visiting the house weekly, and that no fee should be charged for a protection order.
According to the law and its amendments, protection orders are available to a spouse, child, or other family member living under the same roof as an abuser, even if a married couple is separated.
However, views vary among officials charged with implementing the law as to what constitutes a spouse or other “family” members for purposes of protection orders. This variation in turn undermines the law’s effectiveness by making access to protection against violence essentially a lottery for many women.
The strictest reading of this provision would result in protection orders being available only to spouses married under the Civil Code, as opposed to fairly common religious marriages, which are not recognized in law. A more liberal reading would enable divorced women, and those married in religious ceremonies only to access protection orders as well.
Prosecutors, judges, and law enforcement officers in the same cities and even the same court houses sometimes hold conflicting views on the scope of eligibility for protection orders. Several judges told Human Rights Watch they feel they have a great deal of discretion in terms of eligibility, enabling them to grant orders to divorced, unmarried, or religiously married women. However, the prosecutors whom Human Rights Watch spoke to argued that there is no such discretion, and that only spouses married under the Civil Code are eligible (...)
(...)
In three interviews in Diyarbakır, southeast Turkey, the three main authorities involved in handling protection orders gave different answers about eligibility. A family judge in Diyarbakır told Human Rights Watch “we apply Law 4320 to religious marriages as well, as long as people are living together.” The chief prosecutor in Diyarbakır told Human Rights Watch: “When couples are not married [officially], maybe in Ankara some get a case, but not here since it is not written in the law [4320].... Personally I believe it probably should be in the law, but since it is not, we don’t do it.” (...)
Human Rights Watch documented several cases in which women needed protection, but did not get a protection order because officials handling their cases took a narrow view of the law (...)
(...)
The deputy director of the Directorate General on the Status of Women told Human Rights Watch:
We have come a long way with this law [4320] but now we need to focus on the implementation and what is needed in practice.... It should be possible for the law to change to include other women, because laws need to be created by society.
Some lawyers use international conventions, such as Convention on the Elimination of all Forms of Discrimination Against Women (CEDAW), to argue there should be no discrimination against women in terms of their eligibility for protection orders. However, some judges have dismissed this argument, in one case saying, “National law is our law, don’t come to us with this,” and in another, “International law does not apply to our traditions.” This is despite article 90 of the Turkish Constitution, which states that national law cannot override international agreements that pass into law.
Other judges have cited regional or international law as a basis for granting protection orders to unmarried applicants. A judge in a highly publicized case from Istanbul ruled that, “Even though the parties are not officially married, they live together with the same intention.” He referred to European and international human rights standards, explaining, “Turkey has an obligation in international law to protect women from violence.”
(...) »
B. Le droit international pertinent
53. Le droit international pertinent est décrit en partie dans l’affaire Opuz (précitée, §§ 72-82).
54. Le 7 avril 2011, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a adopté la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul). Cette Convention a été ratifiée par la Turquie le 14 mars 2012 et est entrée en vigueur le 1er août 2014.
Elle peut se lire comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :
« (...)
Reconnaissant que la violence à l’égard des femmes est une manifestation des rapports de force historiquement inégaux entre les femmes et les hommes ayant conduit à la domination et à la discrimination des femmes par les hommes, privant ainsi les femmes de leur pleine émancipation ;
Reconnaissant que la nature structurelle de la violence à l’égard des femmes est fondée sur le genre et que la violence à l’égard des femmes est un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes ;
(...)
Article 4 – Droits fondamentaux, égalité et non-discrimination
1. Les Parties prennent les mesures législatives et autres nécessaires pour promouvoir et protéger le droit de chacun, en particulier des femmes, à vivre à l’abri de la violence, aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée.
2. Les Parties condamnent toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et prennent, sans retard, les mesures législatives et autres nécessaires pour la prévenir, en particulier :
– en inscrivant dans leurs constitutions nationales ou toute autre disposition législative appropriée, le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes, et en assurant l’application effective dudit principe ;
– en interdisant la discrimination à l’égard des femmes, y compris le cas échéant par le recours à des sanctions ;
– en abrogeant toutes les lois et pratiques qui discriminent les femmes.
(...)
Article 5 – Obligations de l’État et diligence voulue
1. Les Parties s’abstiennent de commettre tout acte de violence à l’égard des femmes et s’assurent que les autorités, les fonctionnaires, les agents et les institutions étatiques, ainsi que les autres acteurs qui agissent au nom de l’État se comportent conformément à cette obligation.
2. Les Parties prennent les mesures législatives et autres nécessaires pour agir avec la diligence voulue afin de prévenir, enquêter sur, punir, et accorder une réparation pour les actes de violence couverts par le champ d’application de la présente Convention commis par des acteurs non étatiques.
(...)
Chapitre IV – Protection et soutien
Article 18 – Obligations générales
1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour protéger toutes les victimes contre tout nouvel acte de violence.
2. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires, conformément à leur droit interne, pour veiller à ce qu’il existe des mécanismes adéquats pour mettre en œuvre une coopération effective entre toutes les agences étatiques pertinentes, y compris les autorités judiciaires, les procureurs, les services répressifs, les autorités locales et régionales, ainsi que les organisations non gouvernementales et les autres organisations ou entités pertinentes pour la protection et le soutien des victimes et des témoins de toutes les formes de violence couvertes par le champ d’application de la présente Convention, y compris en se référant aux services de soutien généraux et spécialisés visés aux articles 20 et 22 de la présente Convention.
(...)
Chapitre VI – Enquêtes, poursuites, droit procédural et mesures de protection
Article 49 – Obligations générales
1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les enquêtes et les procédures judiciaires relatives à toutes les formes de violence couvertes par le champ d’application de la présente Convention soient traitées sans retard injustifié tout en prenant en considération les droits de la victime à toutes les étapes des procédures pénales.
2. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires, conformément aux principes fondamentaux des droits de l’homme et en prenant en considération la compréhension de la violence fondée sur le genre, pour garantir une enquête et une poursuite effectives des infractions établies conformément à la présente Convention.
Article 50 – Réponse immédiate, prévention et protection
1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les services répressifs responsables répondent rapidement et de manière appropriée à toutes les formes de violence couvertes par le champ d’application de la présente Convention en offrant une protection adéquate et immédiate aux victimes.
2. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les services répressifs responsables engagent rapidement et de manière appropriée la prévention et la protection contre toutes les formes de violence couvertes par le champ d’application de la présente Convention, y compris l’emploi de mesures opérationnelles préventives et la collecte des preuves.
Article 51 – Appréciation et gestion des risques
1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour qu’une appréciation du risque de létalité, de la gravité de la situation et du risque de réitération de la violence soit faite par toutes les autorités pertinentes afin de gérer le risque et de garantir, si nécessaire, une sécurité et un soutien coordonnés.
2. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que l’appréciation mentionnée au paragraphe 1 prenne dûment en compte, à tous les stades de l’enquête et de l’application des mesures de protection, le fait que l’auteur des actes de violence couverts par le champ d’application de la présente Convention possède ou ait accès à des armes à feu.
(...)
Article 53 – Ordonnances d’injonction ou de protection
1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que des ordonnances d’injonction ou de protection appropriées soient disponibles pour les victimes de toutes les formes de violence couvertes par le champ d’application de la présente Convention.
2. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les ordonnances d’injonction ou de protection mentionnées au paragraphe 1 soient :
– disponibles pour une protection immédiate et sans charge financière ou administrative excessive pesant sur la victime ;
– émises pour une période spécifiée, ou jusqu’à modification ou révocation ;
– le cas échéant, émises ex parte avec effet immédiat ;
– disponibles immédiatement ou cumulativement à d’autres procédures judiciaires ;
– autorisées à être introduites dans les procédures judiciaires subséquentes.
3. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que la violation des ordonnances d’injonction ou de protection émises conformément au paragraphe 1 fasse l’objet de sanctions pénales, ou d’autres sanctions légales, effectives, proportionnées et dissuasives.
(...) »
55. Lors de l’examen de l’état d’avancement de l’exécution de l’arrêt Opuz précité, au cours de la 1222e réunion (11-12 mars 2015) des Délégués des Ministres, les décisions suivantes ont été adoptées :
« Décisions
Les Délégués
Mesures individuelles
1. invitent les autorités turques à fournir des informations à jour sur la situation actuelle de la requérante, en particulier sur la question de savoir si elle bénéficie toujours de mesures de protection et dans l’affirmative, si elles sont effectivement mises en œuvre ;
Mesures générales
2. notent les mesures prises entre 2005 et 2010 pour prévenir les violences domestiques, y compris le plan spécial d’action nationale, les mesures législatives, le renforcement des moyens et les mesures de formation et de sensibilisation ;
3. notent cependant que des rapports font état que ces mesures sont inadéquates pour garantir une réponse appropriée des autorités nationales dans les affaires de violence domestique et qu’il existe par conséquent un sérieux retard dans la mise en œuvre des mesures requises pour exécuter cet arrêt ;
4. tout en se félicitant à cet égard de la ratification de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul), soulignent que des mesures complémentaires sont nécessaires pour exécuter cet arrêt ;
5. invitent les autorités turques à procéder à une évaluation détaillée de l’impact des mesures adoptées à ce jour et à fournir des informations à jour, y compris sur le résultat de cette évaluation, sur les mesures complémentaires envisagées et/ou prises en conséquence pour mettre en œuvre cet arrêt ;
6. décident, à la lumière de ces considérations, de transférer cette affaire en procédure de surveillance soutenue. »
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
56. Le Gouvernement soutient que les annexes au formulaire de requête n’ont pas été soumises conformément à l’article 47 du règlement et que le formulaire de requête ne porte pas la signature de la requérante. Par conséquent, il invite la Cour à rayer la requête du rôle.
57. La requérante affirme quant à elle que sa requête a été dûment introduite.
58. La Cour relève que le Gouvernement ne précise aucunement en quoi les modalités de présentation des annexes à la requête affecterait la validité de celle-ci et souligne que la manière dont les annexes ont été présentées par un requérant ne saurait en rien affecter la recevabilité d’une requête. Elle observe en outre que si la dernière page du formulaire de requête envoyé à la Cour était dépourvue de signature, il n’en reste pas moins que ce formulaire était accompagné d’un formulaire de pouvoir signé par la requérante et son représentant, transmis à la Cour le même jour que le formulaire de requête et aux termes duquel la requérante donnait pouvoir à son représentant, désigné dans ce document, pour la représenter devant elle. La signature de la requérante sur le pouvoir prouve bien qu’elle avait donné des instructions spécifiques et explicites à son avocat en vue de l’introduction d’une requête (Alican Demir c. Turquie, no 41444/09, §§ 61‑64, 25 février 2014). Il n’existe donc aucun élément donnant à penser que la requête soumise devant la Cour ne résultait pas de l’exercice véritable et valable par la requérante du droit de recours individuel reconnu par l’article 34 de la Convention. Partant, la Cour estime qu’elle a été valablement saisie.
59. La Cour rejette donc l’exception préliminaire du Gouvernement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
60. La requérante allègue avoir été victime d’actes de torture et de traitements dégradants de la part de son ex-époux. Elle reproche aux autorités internes de ne pas avoir prévenu les violences dont elle fut victime et invoque l’article 3 de la Convention à l’appui de ses dires.
La requérante allègue en outre être dans une telle situation que ses enfants et elle seraient empêchés de mener une vie paisible, en sécurité. Elle invoque une violation de l’article 8 de la Convention de ce fait. Se fondant sur l’article 13 de la Convention, la requérante se plaint de la durée excessive de la procédure pénale qui n’aurait toujours pas abouti et allègue l’inefficacité de cette procédure. Enfin, invoquant les articles 1 et 5 de la Convention, la requérante soutient que l’État a manqué à ses obligations en ce qu’elle n’a pas été protégée des très graves violences qu’elle a subi et en raison de la durée de la procédure qui n’a pas abouti.
61. Le Gouvernement conteste ces allégations. Il invite en outre la Cour a examiné le grief de la requérante tiré de l’article 13 de la Convention sous l’angle de l’article 3 uniquement.
62. La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. En vertu du principe jura novit curia, elle a, par exemple, examiné d’office des griefs sous l’angle d’un article ou paragraphe que n’avaient pas invoqué les parties. Un grief se caractérise en effet par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (voir, Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 43, CEDH 2012).
Eu égard aux circonstances dénoncées par la requérante et à la formulation de ses griefs, la Cour examinera ces derniers sous l’angle de l’article 3 de la Convention (pour une approche similaire, E.M. c. Roumanie, no 43994/05, § 51, 30 octobre 2012 et Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, § 87, 26 mars 2013).
Aux termes de l’article 3 de la Convention :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
63. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a. Arguments de la requérante
64. La requérante soutient que l’État est tenu de protéger tous les citoyens contre la torture, les mauvais traitements et les traitements humiliants, y compris contre ceux infligés par des personnes privées. Elle allègue en outre que des rapports ont établi que son mari lui avait infligé des traitements inhumains. Selon elle, le Gouvernement a le devoir de mettre en place un cadre de vie social et des mécanismes propres à prévenir tout acte de torture. À cet égard, elle soutient que le caractère inefficace et non concluant des investigations portant sur les actes de violence dirigés contre les femmes est de nature à promouvoir ce type de violences, les agresseurs pouvant les commettre sans crainte.
65. La requérante juge inacceptable l’argument du Gouvernement (paragraphe 71 ci-après) tenant à l’absence de saisine des instances judiciaires avant la plainte objet de la présente requête. À cet égard, elle souligne que même après sa plainte et bien que de nombreuses années se soient écoulées, la procédure pénale initiée en l’espèce ne le fut que pour blessures, ses autres allégations ayant été jugées dépourvues de fondement. Elle affirme que les instances judiciaires n’ont pas mené d’enquête concernant les traitements inhumains et les actes de torture dont elle a été victime. Par ailleurs, son agresseur ne fut pas arrêté et aucune mesure préventive ou dissuasive ne fut prise à son encontre. Elle soutient avoir été victime d’une violation tant substantielle que procédurale de l’article 3 de la Convention, faute par le Gouvernement d’avoir prévenu les traitements qu’elle a subis et eu égard à l’échec des investigations menées.
66. La requérante reproche au Gouvernement de ne pas tenir compte du rapport de l’institut médico-légal qui a établi qu’elle avait été soumise à des mauvais traitements. Selon elle, alors même que ses enfants et elle encouraient le risque d’être soumis à ce type de traitements, les instances nationales ne prirent aucune mesure préventive pour les protéger. Elle affirme que si elle est encore en vie aujourd’hui, c’est grâce au soutien d’une fondation pour les femmes. L’absence de mesures propres à la protéger a, selon elle, porté atteinte à son droit de vivre en sécurité et en paix avec ses enfants, loin de toute violence. La requérante argue avoir été contrainte de vivre cachée, avec la crainte d’être à tout moment exposée à la violence. Elle ne bénéficia d’aucun soutien de la part des autorités et fut contrainte de vivre séparée de ses enfants. Le non-aboutissement des poursuites pénales initiées contre son ex-mari aurait brisé sa vie de famille.
67. Bien que la répression des violences faites aux femmes soit inscrite au code pénal, la requérante soutient que sa plainte n’a pas été prise au sérieux, ni ne fit l’objet d’une enquête sérieuse et aucun résultat ne fut, à ce jour, obtenu. Partant, l’argument du Gouvernement tenant à l’existence d’un cadre juridique adapté ne serait pas recevable (paragraphe 72 ci-après).
68. À cet égard, la requérante soutient que seules les femmes mariées et vivant au même domicile que leur conjoint pouvaient bénéficier de la protection de la loi no 4320, dans sa rédaction initiale. Elle précise que la loi no 5636 (droit interne pertinent, paragraphe 48 ci-dessus) a élargi le champ d’application de la loi no 4320 de sorte qu’après cet amendement, pouvaient bénéficier de la protection de cette loi les femmes mariées autorisées par décision de justice à vivre séparées de leur époux ou vivant séparées de fait. Elle réfute en ce sens les arguments du Gouvernement (paragraphe 72 ci‑après) et affirme qu’entre 1998 et 2012, date d’adoption de la loi no 6284, les femmes divorcées ou célibataires ne pouvaient bénéficier de la protection de cette loi. À l’appui de ses dires, la requérante soumet un jugement de la Cour de cassation (voir, pratique interne pertinente, paragraphe 50 ci-dessus).
69. De plus, la requérante allègue que jusqu’à la date d’introduction de la requête, les femmes qui souhaitaient bénéficier de mesures de protection ne pouvaient saisir les tribunaux de la famille qu’aux heures ouvrées. Cela valait également pour leur admission dans les foyers d’accueil.
b. Arguments du Gouvernement
70. Le Gouvernement reconnaît que l’État à une obligation positive de protéger les individus contre les mauvais traitements infligés par des tiers. Se référant à l’arrêt Opuz c. Turquie (no 33401/02, §§ 129 et 159, CEDH 2009), il affirme que la mise en jeu de la responsabilité de l’État dépend du fait que les autorités n’ont pas pris les mesures raisonnables dans le but de prévenir les risques de mauvais traitements dont elles ont connaissance ou qu’elles auraient dû connaître.
71. Le Gouvernement soutient qu’en l’espèce, les autorités internes ne pouvaient être informées des traitements auxquelles la requérante allègue avoir été soumise, avant qu’elle ne s’en plaigne. Selon lui, en l’espèce, il n’y a aucune circonstance de nature à mettre en cause l’obligation positive de l’État sous l’aspect substantiel de l’article 3. Il affirme à cet égard qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 sous cet angle.
72. Le Gouvernement soutient que la loi no 5636 a élargi le champ d’application de la loi no 4320 aux fins que les mesures de protection qui y sont inscrites puissent également bénéficier aux membres de la famille à l’endroit desquels un jugement de divorce aurait été prononcé ou qui auraient légalement été autorisés à vivre séparés. Dans ses observations complémentaires, il argue de plus que les standards définis dans la jurisprudence de la Cour et les conventions internationales sont d’application directe en vertu de l’article 90 de la Constitution. Il affirme par ailleurs que loi no 6284 a mis un terme à la distinction pouvant exister entre personne mariée et personne seule de sorte que les femmes peuvent désormais bénéficier des mesures de protection prévues par la loi, qu’elles soient mariées ou célibataires.
73. Se référant à nouveau à l’affaire Opuz (précité, § 150), il admet que sous l’angle des obligations procédurales, l’article 3 impose qu’un système judiciaire efficace soit mis en place. Selon lui, en l’espèce, les autorités nationales ont agi immédiatement après la plainte de la requérante et de nombreux actes de procédure ont été réalisés (les dépositions de la plaignante, du suspect et des témoins ont été recueillies, des rapports psychiatriques ont été obtenus...), aux fins de déterminer si la plainte était justifiée et si la requérante avait été soumise à des mauvais traitements. De plus, le procureur de la République aurait initié une procédure pénale contre l’ex-conjoint de la requérante pour blessures.
74. Le Gouvernement affirme cependant regretter la longueur des investigations qui sont toujours pendantes. À cet égard, il indique être informé des jugements de la Cour relatifs aux exigences procédurales de l’article 3 et de la jurisprudence pertinente en la matière. Partant, il déclare laisser à la discrétion de la Cour l’appréciation de l’aspect procédural de l’article 3.
75. Quant au grief de la requérante tiré de l’article 8 de la Convention, le Gouvernement souligne qu’aucune indication de mauvais traitement physique ou psychologique ne fut relevée après la plainte de la requérante de sorte que son obligation positive découlant de cet article ne serait pas mise en jeu. En outre, se référant à l’affaire Osman c. Royaume-Uni (28 octobre 1998, §§ 128-130, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII), le Gouvernement souligne que la Cour avait conclu dans cette affaire à l’absence de violation de l’article 8 parce qu’il n’avait pas été établi que la police savait que la vie du requérant était en danger. Il invite donc la Cour à conclure à l’absence de violation de cet article dans le cas d’espèce.
2. Appréciation de la Cour
a. Principes généraux
76. La Cour rappelle que combinée avec l’article 3 de la Convention, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures, à des traitements ou à des châtiments inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers. Les enfants et autres personnes vulnérables en particulier, dont font partie les victimes de violences domestiques, ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (Opuz, précité, § 159 avec les références jurisprudentielles y mentionnées).
77. La Cour a en outre déjà dit que les obligations positives qui pèsent sur les autorités – dans certains cas en vertu de l’article 2 ou de l’article 3 de la Convention, et dans d’autres cas en vertu de l’article 8, considéré seul ou combiné avec l’article 3 – peuvent comporter un devoir de mettre en place et d’appliquer un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (voir, parmi d’autres, Osman précité, §§ 128-130, Bevacqua et S. c. Bulgarie, no 71127/01, § 65, 12 juin 2008, Sandra Janković c. Croatie, no 38478/05, § 45, 5 mars 2009, A. c. Croatie, no 55164/08, § 60, 14 octobre 2010, et Đorđević c. Croatie, no 41526/10, §§ 141-143, CEDH 2012).
78. Cela étant, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de se substituer aux autorités nationales et d’opérer à leur place un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (Đorđević précité, § 165). Par ailleurs, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les États s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction (Sandra Janković précité, § 46, et Hajduová c. Slovaquie, no 2660/03, § 47, 30 novembre 2010). La question de l’adéquation de la réponse des autorités peut soulever un problème au regard de la Convention (Bevacqua et S., précité, § 79).
79. L’obligation positive de protéger l’intégrité physique de l’individu s’étend aux questions concernant l’effectivité d’une enquête pénale, ce qui ne saurait être limité aux seuls cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’État (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 151, CEDH 2003‑XII).
80. Cet aspect de l’obligation positive ne requiert pas nécessairement une condamnation mais l’application effective des lois, notamment pénales, pour assurer la protection des droits garantis par l’article 3 de la Convention (Beganović c. Croatie, no 46423/06, §§ 69 et suivants, 25 juin 2009, et Ebcin c. Turquie, no 19506/05, § 39, 1er février 2011, et les références qui y figurent).
81. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans l’obligation d’enquêter. Les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui leur sont soumises (voir Opuz, précité, §§ 150-151).
82. En effet, l’obligation de l’État au regard de l’article 3 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retard inutile.
b. Application de ces principes à la présente affaire
83. La Cour observe, au vu des pièces du dossier, que des rapports médicaux ont décrit les violences dont la requérante a été victime et ont abouti à des constats et à des conclusions quant à son état physique et psychologique à cet égard (paragraphes 9, 11 et 29 ci-dessus). Elle relève en outre que le jugement de divorce prononcé par le tribunal de la famille a constaté que la requérante avait été soumise à des violences conjugales (paragraphe 38 ci-dessus). Le tribunal de la famille jugea par ailleurs, à plusieurs reprises, que la situation de la requérante était suffisamment grave et préoccupante pour ordonner qu’elle fasse l’objet de mesures de protection contre son ex-mari (paragraphes 37, 40-44 ci-dessus).
84. Dès lors, la Cour estime que la requérante a fait part d’allégations crédibles selon lesquelles elle avait été soumise à des violences conjugales d’une gravité certaine et à des menaces contre son intégrité physique. En l’espèce, il ne fait donc aucun doute que l’article 3 de la Convention est applicable à la présente affaire. Il convient dès lors de déterminer si les autorités internes ont agi de manière à satisfaire aux exigences de cet article.
85. À cet égard, la Cour réitère que les obligations positives des États au sens de l’article 3 de la Convention comprennent, d’une part, l’élaboration d’un cadre juridique aux fins de prévenir et punir les mauvais traitements commis par des particuliers, et, d’autre part, lorsque les autorités sont informées d’un risque imminent de mauvais traitement ou lorsqu’un mauvais traitement est survenu, l’application en pratique de la législation pertinente aux fins d’offrir une protection aux victimes et punir les responsables de mauvais traitements (Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, § 56, 28 mai 2013, et Rumor c. Italie, no 72964/10, § 63, 27 mai 2014).
86. En l’espèce, la Cour constate tout d’abord que si le code pénal ne prévoit pas de dispositions pénales incriminant spécifiquement les violences domestiques, tel est cependant le cas s’agissant des atteintes à l’intégrité physique (droit interne pertinent, paragraphe 46 ci-dessus).
87. La Cour relève ensuite que la requérante a saisi le procureur de la République d’une plainte et dénoncé les traitements infligés par son ex-mari le 18 juillet 2006 (paragraphe 7 ci-dessus). Bien qu’elle ait déclaré au procureur avoir déposé plainte un an plus tôt pour dénoncer les violences dont elle était victime, la Cour observe qu’aucun élément du dossier ne permet d’établir qu’avant la plainte susmentionnée les autorités internes pouvaient avoir eu connaissance de ces violences. Dès lors, il convient d’apprécier le comportement des autorités internes après cette date.
88. À cet égard, la Cour observe que le jour du dépôt de sa plainte, la requérante fit l’objet d’un examen médico-légal au terme duquel un rapport médical décrivant les blessures physiques visibles sur son corps fut établi (paragraphe 9 ci-dessus). Le lendemain, elle fit l’objet d’un examen psychiatrique à la faculté de médecine de l’université d’Istanbul. Ce jour, le service de psychiatrie écrivit au procureur de la République pour lui faire part de ses conclusions, à savoir que la requérante présentait un trouble dépressif majeur et souffrait d’un stress post-traumatique chronique liés aux violences qu’elle avait subies (paragraphe 11 ci-dessus).
89. Or, alors même que dès le lendemain du dépôt de sa plainte, ces expertises avaient décrit les lésions physiques que présentaient la requérante et établi le lien existant entre son état psychologique et les violences qu’elle avait subies, il aura fallu attendre près de cinq mois, soit le 23 novembre 2006, pour que le procureur de la République délivre un mandat d’amener contre l’ex-conjoint de la requérante (paragraphe 23 ci-dessus) et le 15 décembre 2006 avant qu’il ne l’auditionne (paragraphe 25 ci-dessus).
90. En outre, dès le 24 septembre 2007, le tribunal de la famille avait estimé « au vu des preuves rassemblées, des déclarations des témoins et du rapport de l’institut médico-légal » que la requérante avait été victime de violences de la part de son ex-mari (paragraphe 38 ci-dessus). Pourtant, il aura fallu attendre le 22 février 2012, soit plus de cinq ans et six mois après la plainte de la requérante et plus de cinq ans après le rapport définitif de l’institut médico-légal (paragraphe 29 ci-dessus), pour que le procureur de la République engage des poursuites.
91. Au vu des informations versées au dossier de l’affaire, la Cour observe de surcroît que les poursuites pénales initiées par le procureur de la République demeurent pendantes.
92. Or, elle rappelle que le simple passage du temps est de nature à nuire à l’enquête mais aussi à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement (M.B. c. Roumanie, no 43982/06, § 64, 3 novembre 2011). Elle souligne en outre que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles et que, en outre, l’apparence d’un manque de diligence jette le doute sur la bonne foi avec lesquelles les investigations sont menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les plaignants (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).
93. En l’espèce, la Cour insiste à nouveau sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques et estime que les spécificités des faits de violences domestiques telles que reconnues dans le Préambule de la Convention d’Istanbul (droit international pertinent, paragraphe 54 ci-dessus) doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes.
94. Elle souligne en ce sens que la Convention d’Istanbul impose aux États Parties de prendre « les mesures législatives et autres nécessaires pour que les enquêtes et les procédures judiciaires relatives à toutes les formes de violences couvertes par le champ d’application de la (...) Convention soient traitées sans retard injustifié tout en prenant en considération les droits de la victime à toutes les étapes des procédures pénales » (paragraphe 54 ci‑dessus).
95. À cet égard, la Cour estime également que dans le traitement judiciaire du contentieux des violences contre les femmes, il incombe aux instances nationales de tenir compte de la situation de précarité et de vulnérabilité particulière, morale, physique et/ou matérielle de la victime, et d’apprécier la situation en conséquence, dans les plus brefs délais. En l’espèce, rien ne saurait expliquer la passivité du procureur de la République pendant une période aussi longue – plus de cinq ans et six mois – avant le déclenchement des poursuites pénales. De même, rien ne saurait expliquer la durée de la procédure pénale initiée après la plainte déposée par la requérante.
96. Dans l’affaire Opuz (précité, § 198), la Cour avait constaté que la violence domestique touchait principalement les femmes et que la passivité généralisée et discriminatoire de la justice turque créait un climat propice à cette violence. Elle rappelle avoir procédé à un constat similaire dans l’affaire Durmaz c. Turquie (no 3621/07, § 65, 13 novembre 2014).
97. Au vu des constats opérés en l’espèce (paragraphes 88-95 ci-dessus), la Cour estime que la manière dont les autorités internes ont mené les poursuites pénales dans la présente affaire participe également de cette passivité judiciaire et ne saurait passer pour satisfaire aux exigences de l’article 3 de la Convention.
98. La requérante argue par ailleurs qu’après son divorce et jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi no 6284, le cadre législatif en vigueur en Turquie ne lui permettait pas de bénéficier de mesures de protection, qu’elle a dû de ce fait vivre de nombreuses années cachée, dans la crainte d’être à nouveau soumise à des violences de la part de son ex-mari (paragraphes 66 et 68 ci‑dessus). Elle argue vivre, encore aujourd’hui, dans la peur de nouvelles violences.
99. À cet égard, la Cour réitère que l’impact psychologique est un aspect important de la violence domestique (Valiulienė, précité, § 69) et une circonstance d’importance qu’elle se doit de prendre en compte dans son appréciation des circonstances soumises à son examen.
100. En l’espèce, elle observe qu’un dispositif civil prévoyait, lorsque la requérante était encore mariée, la possibilité de saisir le juge aux affaires familiales pour demander à bénéficier de mesures de protection (paragraphe 48 ci-dessus). La requérante bénéficia d’ailleurs des mesures de protection prévues par ce dispositif (paragraphe 37 ci-dessus).
101. Cela étant, au vu des observations des parties (paragraphes 68 et 72 ci-dessus), la Cour constate que la possibilité pour la requérante, une fois divorcée, de bénéficier ou non des mesures de protection énoncées dans la loi no 4320, en vigueur à l’époque du prononcé de son divorce, prête à controverse. À cet égard, elle relève qu’en mai 2011, un rapport de l’organisation non-gouvernementale Human Rights Watch dénonça les lacunes de la loi no 4320 et soutint que celle-ci excluait totalement certains groupes de femmes, dont les femmes divorcées, de son champ d’application (paragraphe 52 ci-dessus).
102. En outre, à la lecture du rapport de la direction du développement stratégique rattachée au ministère des politiques familiales et sociales de mars 2012 (paragraphe 51 ci-dessus), la Cour relève qu’en raison de son libellé, la question de l’applicabilité de la loi no 4320 aux couples non mariés ou divorcés avait donné lieu à des interprétations différentes de la part des instances nationales. À cet égard, elle souligne que dans un arrêt du 12 mai 2009, la 2e chambre civile de la Cour de cassation a estimé que les mesures de protection énoncées dans la loi no 4320 ne pouvaient s’appliquer aux couples divorcés (paragraphe 50 ci-dessus).
103. Dès lors, bien que le Gouvernement affirme que la loi no 4320 était applicable même en cas de divorce, la Cour estime que les éléments susmentionnés suffisent à établir qu’à l’époque en cause, à savoir entre la date de prononcé du divorce de la requérante le 24 septembre 2007 et la date d’entrée en vigueur de la loi no 6284, le 20 mars 2012, le cadre législatif en place ne garantissait pas à la requérante, divorcée, le bénéfice des mesures de protection inscrites dans la loi no 4320. L’application de cette disposition était en effet laissée à l’interprétation et à la discrétion du juge aux affaires familiales saisi (paragraphes 51-52 ci-dessus). Au demeurant, elle relève que dans ses observations complémentaires, le Gouvernement a argué d’une amélioration majeure apportée par la loi no 6284, en ce que celle-ci mettait fin à toute distinction entre femmes mariées ou non, au regard des mesures de protection contre les violences à l’égard des femmes (paragraphe 72 ci‑dessus).
104. Certes, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe 75 ci‑dessus), durant la période en cause, la requérante ne fut pas victime de nouvelles violences physiques de la part de son ex-mari. Cela étant, à la lecture du rapport d’enquête sociale de la fondation ayant prêté assistance à la requérante lorsqu’elle a fui le domicile conjugal (paragraphe 45 ci‑dessus), la Cour estime qu’on ne saurait ignorer le sentiment de peur dans lequel elle a vécu – cachée dans un foyer pendant deux ans et demi – ni le retentissement des violences qu’elle a subies sur sa vie tant personnelle, sociale que familiale, lesquelles perdurent encore aujourd’hui.
105. La circonstance que depuis l’entrée en vigueur de la loi no 6284, la requérante a bénéficié de mesures de protection contre son ex-mari accrédite de plus que son intégrité physique restait menacée (paragraphes 41-44 ci‑dessus). La Cour estime donc que la requérante a dû vivre une situation propre à lui inspirer des sentiments de peur, de vulnérabilité et d’insécurité.
106. Alors même que la violence à l’égard des femmes « est un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes » (Préambule de la Convention d’Istanbul), la Cour juge inacceptable que la requérante ait dû, de nombreuses années après avoir saisi les instances nationales des violences dont elle fut victime, vivre dans la crainte des agissements de son ex-mari.
107. Au vu de tout ce qui précède, la Cour estime que l’État a failli à ses obligations positives au regard de l’article 3 de la Convention et conclu à la violation cet article.
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINE AVEC L’ARTICLE 3
108. La requérante allègue que les violences faites aux femmes sont une discrimination permanente et systématique, contraire à l’article 14 de la Convention. À cet égard, elle soutient notamment que, s’il existe des lois réprimant les violences contre les femmes en Turquie, la mise en œuvre de celles-ci est discriminatoire et ces lois ne sont pas interprétées à la lumière des conventions internationales. La requérante argue que le non-aboutissement de la procédure pénale est une conséquence de cette discrimination. Lors de l’introduction de la requête, la requérante fit en outre valoir que la loi no 4320 ne protégeait que les femmes mariées : étant divorcée, elle était exclue du bénéfice de cette loi et victime d’une discrimination.
Enfin, la requérante se plaint de ce que la seule instance autorisée à accorder une protection aux femmes est le tribunal de la famille de sorte qu’en dehors des horaires ouvrés de celui-ci, les femmes ne pourraient obtenir de décisions ; circonstance illustrant l’absence de volonté étatique pour lutter contre les violences dont les femmes sont victimes. De même, il ne serait possible de s’adresser à un foyer rattaché à l’État qu’aux heures ouvrées ce qui illustrerait également l’absence de mesures effectives pour véritablement protéger les femmes des violences dont elles sont victimes.
109. Le Gouvernement conteste cette thèse.
110. L’article 14 de la Convention dispose :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
111. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.
112. La requérante soutient qu’à l’époque des faits, il y avait une discrimination entre les femmes fondée sur la loi no 4320. Selon elle, les femmes non mariées étaient excluent du champ de protection de cette loi. Des femmes seraient mortes de ce fait. La requérante cite à cet égard l’exemple d’une femme qui, ayant demandé une protection après son divorce n’en aurait pas bénéficié, le tribunal de la famille ayant rejeté cette demande au motif qu’elle était divorcée : quelque temps plus tard, elle aurait été poignardée par onze coups par son ex-mari.
113. Le Gouvernement argue que la législation et la pratique en vigueur, en ce qui concerne les femmes, satisfait aux exigences de la Convention. En particulier, loin d’être discriminatoires, la législation et la pratique seraient protectrices. Après la période relative à l’incident litigieux, objet de la présente requête, de nombreuses réformes auraient été entreprises. Le Gouvernement décrit celles-ci. Rien ne permettrait selon lui de penser que le système législatif serait insuffisant pour protéger les femmes contre les violences. Le Gouvernement affirme en outre que la Turquie a ratifié la Convention d’Istanbul et soumet des exemples de bonnes pratiques en matière de traitement de la violence contre les femmes.
114. La Cour souligne que selon sa jurisprudence bien établie, la discrimination consiste à traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, §§ 175-180, CEDH 2007‑IV). Elle rappelle également avoir admis que pouvait être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure générale qui avait des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, même si elle ne visait pas spécifiquement ce groupe. En ce qui concerne la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà statué que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (ibidem).
115. La Cour réitère que pour définir la discrimination contre les femmes et en délimiter la portée, elle doit tenir compte non seulement de l’interprétation générale qu’elle a donnée à la notion de discrimination dans sa jurisprudence mais aussi aux dispositions des instruments juridiques spécialisés en matière de violence contre les femmes (Opuz, précité, § 185). À cet égard, elle rappelle avoir déjà constaté que le manquement – même involontaire – des États à leur obligation de protéger les femmes contre la violence domestique s’analyse en une violation du droit de celles-ci à une égale protection de la loi (Opuz, précité, § 191).
116. La Cour souligne en outre que l’article 3 de la Convention d’Istanbul estime que le « terme ’violence à l’égard des femmes’ doit être compris comme une violation des droits de l’homme et une forme de discrimination à l’égard des femmes (droit international pertinent, paragraphe 54 ci-dessus). À cet égard, elle rappelle le constat auquel elle était parvenue dans les affaires Opuz et Durmaz (précités, §§ 198 et 65 respectivement), quant à la passivité généralisée et discriminatoire de la justice turque de nature à créer un climat propice à cette violence. Bien que les faits dénoncés par la requérante s’inscrivent dans une période postérieure à ces affaires, la Cour estime que le constat auquel elle était alors parvenue reste valable dans les circonstances de la présente affaire (paragraphe 96 ci‑dessus).
117. Elle estime de plus que la requérante, en fournissant l’arrêt de la Cour de cassation du 12 mai 2009 (paragraphe 50 ci-dessus), a soumis un commencement de preuve établissant que, jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi no 6284, le cadre législatif en vigueur ne garantissait pas aux femmes divorcées, le bénéfice des mesures de protection inscrites dans la loi no 4320, contre leur ex-conjoint. La Cour a elle-même pu constater, au vu des rapports de Human Rights Watch (paragraphe 52 ci-dessus) et de la direction générale du développement stratégique rattachée au ministère des politiques familiales et sociales (paragraphe 51 ci-dessus), que pendant la période litigieuse, l’applicabilité aux femmes divorcées des mesures de protection prévues par la loi no 4320 était laissée à la discrétion des instances nationales.
118. L’ensemble de ces éléments suffisent à la Cour pour conclure à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 de la Convention. En conséquence, elle n’estime pas nécessaire de se prononcer quant au restant des allégations de la requérante à cet égard (paragraphe 108 in fine).
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
119. La requérante dénonce une violation de l’article 6 de la Convention. Elle allègue à cet égard le défaut d’équité de la procédure pénale, critiquant les modalités d’accomplissement des actes de procédure qui l’obligèrent à déposer plusieurs fois devant le procureur de la République et à être déférée à plusieurs reprises devant l’institut médico-légal.
120. La Cour relève, au vu des informations dont elle dispose, que la procédure pénale demeure pendante. Il s’ensuit que, même à supposer que cet article soit applicable dans le cas d’espèce, ce grief est prématuré et doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
121. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
122. La requérante réclame une indemnité au titre du préjudice matériel mais ne donne aucune précision à cet égard. Elle réclame en outre 200 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.
123. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
124. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 19 500 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
125. La requérante demande également 1140 livres turques (TRY) au titre des frais et dépens et 15 500 TRY au titre des honoraires d’avocat. Elle soumet à titre de justificatifs une convention d’honoraires d’avocats portant sur une somme de 15 500 TRY, un tableau des honoraires de référence des avocats au barreau d’Istanbul et une facture pour frais de traduction.
126. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
127. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable la somme de 4 000 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
128. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare recevables les griefs tirés de l’article 3 de la Convention ainsi que de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 et irrecevable le grief tiré de l’article 6 de la Convention ;
2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ainsi que de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i) 19 500 EUR (dix-neuf mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 mars 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Abel CamposJulia Laffranque
Greffier adjointPrésidente
* * *
[1] Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.