CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE POPOVI c. BULGARIE
(Requête no 39651/11)
ARRÊT
STRASBOURG
9 juin 2016
DÉFINITIF
09/09/2016
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Popovi c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Ganna Yudkivska, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39651/11) dirigée contre la République de Bulgarie et dont deux ressortissants de cet État, M. Tencho Nikolov Popov et Mme Antonia Vasileva Popova (« les requérants »), ont saisi la Cour le 13 juin 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes M. Ekimdzhiev, K. Boncheva et S. Stefanova, avocats à Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. V. Obretenov, du ministère de la Justice.
3. Dans sa requête devant la Cour, le requérant, M. Popov, alléguait avoir été soumis à un traitement inhumain et dégradant lors de son arrestation par la police et dénonçait l’absence d’une enquête effective sur cet événement. Il reprochait également à deux responsables politiques et à un procureur d’avoir tenu des propos ayant méconnu son droit d’être présumé innocent garanti par l’article 6 § 2 de la Convention. De plus, il voyait dans la médiatisation de son arrestation une atteinte injustifiée à sa vie privée, protégée par l’article 8 de la Convention. Sous l’angle de l’article 8 de la Convention, les deux requérants se plaignaient de la perquisition et de la saisie effectuées dans l’étude notariale de la requérante, Mme Popova. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, ils dénonçaient l’absence de toute possibilité de contester la légalité et la nécessité de cette dernière mesure d’instruction. Sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, les deux requérants critiquaient le gel de leurs avoirs. Enfin, invoquant l’article 13 de la Convention, ils se plaignaient de l’absence de voies de recours internes susceptibles de remédier aux violations alléguées des articles 3, 6 § 2, et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
4. Le 26 mai 2014, les griefs susmentionnés tirés des articles 3, 6 §§ 1 et 2, 8 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus en vertu de l’article 54 § 3 du règlement de la Cour (« le règlement »).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. M. Popov et Mme Popova sont nés respectivement en 1962 et en 1969 et résident à Sofia.
6. Le requérant est l’ex-secrétaire général du ministère des Finances. La requérante est l’épouse du requérant. Elle est notaire à Sofia.
A. Le contexte général de l’affaire
7. En 2009, à une date non communiquée, le parquet ouvrit des poursuites pénales contre X pour mauvaise gestion de fonds publics au sein du ministère de la Défense. L’enquête portait, en particulier, sur les clauses financières d’un important contrat passé par l’ex-ministre de la Défense, M. Nikolay Tsonev.
8. L’enquêteur chargé de ce dossier alerta la police, indiquant qu’il avait été approché par le requérant et son beau-frère, P.S., juge au tribunal de la ville de Sofia, qui lui auraient proposé de l’argent pour influer sur l’issue de l’enquête.
9. La police nationale mit en place une opération de surveillance des personnes en cause et prépara leurs arrestations. Selon les informations recueillies par la police, l’offre de pot-de-vin émanait de Nikolay Tsonev, et le requérant et son beau-frère, le juge P.S., avaient servi d’intermédiaires. Le requérant et ses deux complices présumés furent arrêtés le 1er avril 2010.
B. L’arrestation du requérant et les poursuites pénales menées à son encontre
10. Il ressort des pièces du dossier que le plan de l’opération policière visant à arrêter le requérant et ses deux complices présumés a été élaboré le 26 mars 2010.
11. Le 1er avril 2010, vers 12 h 20, le requérant se trouvait dans l’étude notariale de son épouse à Sofia. Les deux assistantes de la notaire étaient également présentes. La requérante, quant à elle, était absente de son bureau. Les locaux de l’étude étaient équipés d’un système de vidéosurveillance qui enregistra l’intervention de l’équipe du ministère de l’Intérieur.
12. Les requérants ont présenté à la Cour l’enregistrement de la caméra de vidéosurveillance qui se trouvait dans la salle d’attente de l’étude. Cet enregistrement est daté du 1er avril 2010 et commence à 12 h 18.
13. La première des séquences pertinentes de cet enregistrement montre l’une des assistantes de la requérante qui se dirige vers la porte d’entrée de l’étude. Elle ouvre la porte. Apercevant un homme cagoulé, elle referme brusquement la porte et essaye de la bloquer en s’appuyant contre elle.
14. La deuxième séquence montre un groupe de cinq hommes cagoulés, armés et vêtus de blousons noirs portant l’insigne du service de lutte contre le crime organisé du ministère de l’Intérieur sur le devant et sur le dos, qui pénètrent dans les locaux en repoussant la porte d’entrée. L’assistante se retrouve coincée derrière la porte. Le requérant se précipite alors vers la porte d’entrée. L’un des hommes cagoulés l’attrape par le cou et le fait pivoter vers la droite et vers le bas. Sa tête heurte la porte située à côté de la porte d’entrée et il est plaqué au sol, face contre terre. Les cinq hommes cagoulés et armés se trouvent dans la salle d’attente. Ils sont accompagnés d’un caméraman en tenue civile qui filme l’arrestation du requérant.
15. L’un des agents cagoulés écarte les bras du requérant et bloque sa main gauche avec son pied. Un autre agent pointe son arme sur le requérant. Puis un troisième agent lui menotte les poignets dans le dos. Le requérant reste allongé, face contre terre. Les agents cagoulés, le caméraman et trois autres hommes en civil investissent les autres pièces de l’étude notariale. Au bout de trois minutes, l’un des agents cagoulés relève le requérant et l’emmène dans la pièce située à côté de la salle d’attente. Ils sont suivis par le caméraman qui continue de filmer la scène.
16. La dernière séquence, filmée à 12 h 29, montre le requérant qui réapparaît dans la salle d’attente. Il ne porte plus de menottes et il discute avec un homme en tenue civile. Puis il s’installe sur le canapé dans la salle d’attente.
17. Outre ces trois séquences d’enregistrement de vidéosurveillance, la partie requérante a présenté à la Cour quatre déclarations signées par le requérant, la requérante et les deux assistantes de celle-ci, E.S. et N.P.
18. Dans sa déclaration, E.S. exposait ce qui suit : elle s’était dirigée vers la porte d’entrée de l’étude notariale pour répondre à un coup de sonnette ; en l’ouvrant, elle avait aperçu des hommes cagoulés et armés qui lui auraient crié de lever les mains en l’air et de se coucher au sol ; croyant qu’il s’agissait d’un braquage, elle avait essayé de refermer la porte et avait crié à sa collègue N.P. d’appeler la police ; les hommes cagoulés avaient forcé le passage et elle s’était retrouvée coincée derrière la porte ; elle avait ensuite vu le requérant couché au sol être menotté dans le dos par un policier.
19. N.P. a fait la déclaration suivante : elle se trouvait dans l’une des pièces de l’étude notariale lorsqu’elle aurait entendu le bruit de la porte d’entrée que l’on forçait et le cri de sa collègue : « Appelez la police ! On se fait braquer ! » ; le requérant s’était alors précipité vers la porte tandis qu’elle aurait tenté, sans succès, d’appeler la police.
20. Dans sa déclaration, signée par lui, le requérant expliquait qu’il avait entendu E.S. dire qu’il y avait un braquage et qu’il s’était précipité vers la porte d’entrée pour lui venir en aide. Il aurait entendu des cris et il aurait vu plusieurs hommes cagoulés. Sa tête ayant heurté la porte, il se serait évanoui. Il aurait repris connaissance au sol et aurait senti une douleur au front, aux côtes et au poignet gauche. Il aurait alors compris qu’il s’agissait d’une opération de police. On l’aurait remis debout et emmené dans une autre pièce où on l’aurait fait s’agenouiller et poser pour la caméra. Il aurait refusé d’être filmé et se serait tourné vers la caméra en exposant la blessure qu’il avait sur le front. Le caméraman l’aurait alors giflé et sa tête aurait pivoté, et il aurait ainsi pu être filmé sans montrer sa blessure. Peu après, on lui aurait enlevé les menottes et il aurait nettoyé sa blessure dans la salle de bains.
21. La requérante exposait dans sa déclaration qu’elle s’était rendue à son étude notariale peu après l’intervention de la police. Elle y aurait trouvé des policiers en tenue civile et en uniforme ainsi qu’une enquêtrice du service de l’instruction de Sofia. Elle aurait demandé à l’enquêtrice si elle avait un mandat de perquisition et celle-ci lui aurait répondu par la négative, ajoutant qu’il s’agissait d’une mesure d’instruction urgente. Elle aurait demandé à l’enquêtrice ce qu’elle recherchait et aurait proposé de collaborer. L’enquêtrice lui aurait répondu qu’elle recherchait de l’argent, des pièces de monnaie et des antiquités. La requérante aurait ouvert le coffre qui se trouvait dans les archives et lui en aurait présenté le contenu. Elle lui aurait également montré l’argent qui se trouvait sur place et la collection de pièces de monnaie et d’objets anciens de son époux. Elle aurait refusé de livrer à la police et à l’enquêtrice ces derniers objets, ainsi que son téléphone portable, mais les responsables de l’enquête auraient néanmoins saisi deux téléphones portables appartenant à son époux. Quelques jours plus tard, la requérante aurait découvert, avec l’aide d’un spécialiste en informatique, que la mémoire de deux de ses ordinateurs contenait un logiciel qu’elle n’avait pas installé.
22. Le jour de son arrestation, le 1er avril 2010, le requérant fut incarcéré dans un centre de détention provisoire. Le médecin pénitentiaire inscrivit dans le registre médical en date du 2 avril 2010 que le requérant présentait sur le front un hématome de la taille d’un poing d’enfant et une égratignure de 2 à 3 centimètres.
23. L’opération policière attira l’attention des médias. L’enregistrement vidéo de l’arrestation, fait par le caméraman présent sur les lieux, fut mis à la disposition des médias qui l’utilisèrent dans leurs reportages. Des photographies du requérant en position allongée, face contre terre, les mains menottées dans le dos, furent publiées dans la presse écrite.
24. Le 1er avril 2010, le requérant fut inculpé de corruption active d’un enquêteur sur le fondement de l’article 304a du code pénal. On lui reprochait d’avoir offert 30 000 euros (EUR) et 20 000 levs bulgares à l’enquêteur chargé de mener une enquête pénale pour inciter celui-ci à la conduire de manière à disculper l’ex-ministre de la Défense.
25. Par un jugement du 29 octobre 2012, le tribunal de la ville de Sofia acquitta le requérant et ses deux coaccusés. Ce jugement fut confirmé, le 14 février 2014, par la cour d’appel de Sofia et, le 3 février 2015, par la Cour suprême de cassation.
C. Les propos du procureur R.V., du ministre de l’Intérieur et du Premier ministre au sujet des poursuites pénales contre le requérant
26. Le 1er avril 2010, dans une interview accordée à la radio nationale, le procureur R.V., qui supervisait l’enquête pénale menée contre le requérant et ses complices présumés, fit le commentaire suivant, qui fut largement diffusé par les journaux et les sites d’information en ligne :
« Aujourd’hui, c’est jeudi saint selon le calendrier orthodoxe, une belle journée avant le vendredi saint. On va crucifier trois personnes : un ex-ministre, un juge et un ex-secrétaire général du ministère des Finances. »
27. Le 2 avril 2010, plusieurs quotidiens citèrent les propos suivants, prononcés la veille, par le ministre de l’Intérieur :
« Par les arrestations d’aujourd’hui, le ministère de l’Intérieur démontre qu’il suit une approche systématique et cohérente, qui n’est pas entachée de parti pris politique. Il s’agit, de toute évidence, d’un plan ayant pour but d’influer sur l’issue d’une procédure pénale. L’argent proposé par Tencho Popov était destiné au juge pour que l’affaire pénale ait une issue favorable à l’ex-ministre Nikolay Tsonev. »
28. Le 5 avril 2010, le quotidien Télégraphe publia un commentaire du Premier ministre visant les propos que le procureur R.V. avait tenus lors de l’arrestation de l’ex-ministre de la Défense, l’un des deux complices présumés du requérant. Ce commentaire est le suivant :
« Le procureur R.V. n’aurait pas dû dire cela parce que c’est lui qui maîtrise tout ce qui se passe entre l’arrestation et la demande de placement en détention. N’ayons pas autant de compassion pour des gens qui ont causé des préjudices énormes à l’État. »
29. Le 19 mai 2011, le site d’information en ligne www.mediapool.bg publia un article consacré aux conclusions de l’inspectorat du ministère de l’Intérieur qui disculpait les agents ayant procédé à l’arrestation du requérant. La partie pertinente en l’espèce de l’article se lit comme suit :
« [Le ministre de l’Intérieur] Ts.Ts. a dit que [le ministère] n’avait pas encore reçu l’enregistrement complet de la caméra de vidéosurveillance du bureau de Tencho Popov [notamment la partie] où l’on voit comment le pot-de-vin a été offert. Il a ensuite dévoilé les intentions des avocats de Popov et les a critiquées : « La défense voulait probablement attendre l’examen de l’affaire par les tribunaux afin d’utiliser [l’enregistrement vidéo] pour contrer l’argument de l’accusation, à savoir que Tencho Popov avait proposé un pot-de-vin, et non pas pour nous aider à prévenir de tels agissements de la part des agents du ministère (...) » Il a ainsi déclaré (...) que Popov était coupable de corruption. (...) »
D. L’enquête menée sur les agissements des policiers
30. À l’audience du 27 avril 2011 devant le tribunal de la ville de Sofia, deux enregistrements vidéo de l’arrestation du requérant furent projetés devant les parties à la procédure. À la suite de cette projection, le 4 mai 2011, le procureur adjoint de la ville de Sofia envoya les deux enregistrements au parquet de district de Sofia en demandant à celui-ci de prendre les mesures nécessaires pour vérifier si le recours à la force physique par les policiers était constitutif d’une infraction pénale.
31. Le 9 mai 2011, le parquet de district de Sofia ouvrit une enquête préliminaire sur les événements ayant entouré l’arrestation du requérant.
32. Par une ordonnance du 6 juillet 2011, le parquet de district de Sofia refusa d’ouvrir des poursuites pénales contre les officiers de police qui avaient arrêté le premier requérant. Se fondant sur toutes les preuves recueillies, à savoir les dépositions des policiers impliqués, du requérant et de l’assistante E.S., les deux enregistrements vidéo de l’arrestation et les preuves documentaires rassemblées par l’inspectorat du ministère de l’Intérieur, le procureur de district conclut qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments démontrant qu’une infraction pénale avait été commise en l’espèce. En particulier, le parquet estima que le policier V.S., qui, en immobilisant le requérant, lui avait causé un hématome et une égratignure au front, avait agi en état de légitime défense pour se protéger de l’attaque du requérant qui s’était précipité vers la porte d’entrée en agitant les bras. En tout état de cause, le parquet considéra que le heurt de la tête du requérant contre une porte était une circonstance purement fortuite qui ne pouvait pas engager la responsabilité pénale de l’agent V.S.
33. Le 19 juillet 2011, le requérant contesta l’ordonnance de non-lieu devant le parquet de la ville de Sofia.
34. Le 23 mars 2012, le parquet de la ville de Sofia accueillit le recours du requérant et ordonna au parquet de district d’ouvrir des poursuites pénales concernant les circonstances ayant entouré l’arrestation de l’intéressé.
35. Le 29 mai 2012, le parquet de district de Sofia engagea des poursuites pénales contre X pour dommage corporel causé par un officier de police dans le cadre de ses fonctions, infraction pénale réprimée par l’article 131, point 2, du code pénal. Il ordonna à l’enquêteur d’interroger le requérant, l’assistante E.S. et les autres personnes présentes dans l’étude notariale lors de l’opération policière, ainsi que les policiers ayant participé à celle-ci. Il enjoignit à l’enquêteur d’ordonner des expertises techniques des enregistrements vidéo de l’opération policière et une expertise médicale pour établir l’origine et la nature des lésions causées au requérant.
36. Le 29 juin 2012, l’enquêteur chargé de l’instruction ordonna une expertise des enregistrements vidéo de l’arrestation du requérant en demandant à l’expert de déterminer si le policier qui avait immobilisé le requérant pouvait être formellement identifié et, plus précisément, s’il s’agissait de l’agent V.S.
37. Le 3 juillet 2012, l’expert rendit son rapport. Il conclut qu’il n’était pas possible d’identifier formellement l’agent qui avait immobilisé le requérant au motif que tous les policiers filmés portaient des cagoules et des blousons noirs dépourvus d’insignes personnels.
38. Le 8 octobre 2012, l’enquêteur interrogea le requérant et l’assistante E.S. Le 23 octobre 2012, il obtint une copie du registre médical du centre de détention provisoire qui contenait les données relatives à l’examen médical du requérant effectué le 2 avril 2010.
39. Les 28 et 29 novembre 2012, l’enquêteur interrogea deux personnes qui avaient été détenues en avril 2010 dans la même cellule que le requérant.
40. Le 13 février 2013, le procureur de district chargé de surveiller l’enquête enjoignit à l’enquêteur d’effectuer un certain nombre de mesures d’instruction, à savoir interroger les cinq policiers et le caméraman qui avait filmé l’opération, procéder à un nouvel interrogatoire du requérant, organiser des confrontations entre les policiers, le requérant et l’assistante E.S., et ordonner une expertise médicale.
41. Les 13 et 14 mars 2013, l’enquêteur interrogea les cinq policiers et le caméraman qui avaient participé à l’opération policière en cause. Dans sa déposition du 14 mars 2013, l’agent V.S. déclarait qu’il avait été le premier de son groupe d’intervention à entrer dans l’étude notariale et qu’il avait maîtrisé le requérant à l’aide d’une technique d’immobilisation.
42. L’expertise médicale fut effectuée en juin 2013.
43. Le 22 juillet 2013, l’enquêteur envoya le dossier de l’enquête au parquet de district en lui proposant de mettre fin aux poursuites pénales pour absence de preuve démontrant que le policier V.S. avait intentionnellement blessé le requérant.
44. Par une ordonnance du 24 juillet 2013, le procureur de district suspendit le cours de l’enquête au motif que l’auteur de l’infraction n’avait pas été identifié. Le requérant contesta cette ordonnance devant le tribunal de district de Sofia.
45. Par une décision du 9 septembre 2013, le tribunal de district de Sofia infirma l’ordonnance du procureur et lui renvoya le dossier pour complément d’enquête.
46. Par une ordonnance du 21 mars 2014, le procureur de district de Sofia mit fin aux poursuites pénales pour prescription de l’action publique. Le procureur constata que le délai de prescription absolue était parvenu à échéance trois ans après les événements en cause, soit le 1er avril 2013.
E. Le gel des biens des requérants en application de la loi de 2005 relative à la confiscation des produits d’activités criminelles (« la loi de 2005 »)
47. Après l’ouverture des poursuites pénales contre le requérant, la commission chargée de l’application de la loi de 2005 (« la commission ») entama une procédure de confiscation de biens à l’encontre des requérants. Dans le cadre de cette procédure, le 4 août 2010, la commission demanda au tribunal de la ville de Sofia l’application de mesures conservatoires sur plusieurs biens appartenant aux requérants (comptes bancaires, biens immeubles, voitures) qui pouvaient faire l’objet d’une future confiscation en application de la loi de 2005. La demande de la commission fut examinée et accueillie par le tribunal de la ville de Sofia le 6 août 2010. L’appel des requérants contre cette décision fut rejeté le 4 octobre 2010 par la cour d’appel de Sofia et leur pourvoi en cassation fut déclaré irrecevable le 14 décembre 2010 par la Cour suprême de cassation.
48. Les requérants n’ont pas précisé s’ils avaient demandé la levée des mesures conservatoires en cause après l’acquittement de M. Popov.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le régime de la perquisition et de la saisie
49. Les articles 160 à 163 du code de procédure pénale (CPP) régissent la perquisition et la saisie effectuées au cours des poursuites pénales. Le texte de ces dispositions et un résumé de la jurisprudence interne concernant leur application peuvent se lire dans l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, §§ 59 et 60, CEDH 2013 (extraits)).
B. La confiscation des produits d’activités criminelles
50. La loi de 2005, en vigueur de mars 2005 à novembre 2012, fut remplacée en 2012 par une nouvelle loi relative à la confiscation des produits d’activités illégales (« la loi de 2012 »). D’après le paragraphe 5 des dispositions transitoires de la nouvelle loi, toutes les procédures de confiscation pendantes à la date de l’entrée en vigueur de ce texte continuaient à être régies par les dispositions de la loi de 2005. Celle-ci prévoyait des mesures et des procédures de gel et de confiscation des biens acquis directement ou indirectement par le biais d’activités criminelles. Un résumé des dispositions pertinentes de cette loi ainsi que de la jurisprudence interne pertinente concernant son application figure dans la décision Nedyalkov et autres c. Bulgarie ((déc.), no 663/11, §§ 33-61, 10 septembre 2013).
51. L’article 32 de la loi de 2005 prévoyait que la responsabilité de l’État pour les dommages causés par ses organes et ses fonctionnaires au cours de la procédure de confiscation pouvait être engagée dans les cas prévus par la loi relative à la responsabilité de l’État. Dans une décision du 29 avril 2014, la Cour suprême de cassation a confirmé que la responsabilité de la commission spécialisée pour des dommages résultant de l’imposition de mesures conservatoires sur des biens pouvait être engagée devant les juridictions civiles sur la base de l’article 1 de la loi relative à la responsabilité de l’État (Определение № 305 от 29.04.2014г., на ВКС по ч. гр. д. № 2099/2014г., III г.о., ГК). La Cour suprême de cassation a entériné cette jurisprudence dans une décision du 9 juillet 2014 (Определение № 423 от 9.07.2014г., на ВКС по гр. д. № 3914/2014г., I г.о., ГК).
C. La responsabilité de l’État pour dommages
52. Un résumé des dispositions de la loi relative à la responsabilité de l’État et des communes pour dommages (« la loi relative à la responsabilité de l’État ») et de la jurisprudence des tribunaux internes pertinente en l’espèce en matière de compensation des dommages subis au cours d’une procédure de confiscation sous le régime de la loi de 2005 figure dans la décision Nedyalkov et autres (précitée, §§ 62-68).
D. Autre législation pertinente
53. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce concernant le délit de diffamation sont résumés dans l’arrêt Gutsanovi (précité, §§ 70-74).
54. Les articles 240 et 241 du CPP prévoient la possibilité de procéder à des enregistrements vidéo des interrogatoires et des autres mesures d’instruction (действия по разследването) effectuées au stade de l’instruction préliminaire. En vertu de l’article 198, alinéa 1, du CPP, les pièces du dossier de l’instruction ne peuvent pas être divulguées sans l’autorisation du procureur.
55. En vertu de l’article 150з du règlement d’application de la loi de 2006 relative au ministère de l’Intérieur, en vigueur à l’époque des faits pertinents, la direction « service de presse et relations publiques » du ministère était chargée d’informer le public du fonctionnement du ministère et d’assurer la publicité et la transparence de ses activités.
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
56. Le requérant se plaint d’avoir été victime d’un traitement dégradant de la part des policiers. Il dénonce en outre l’absence d’une enquête effective sur les événements ayant entouré son arrestation. Il invoque l’article 3 de la Convention, libellé comme suit :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
57. Constatant que les griefs tirés de l’article 3 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Sur les mauvais traitements qui auraient été infligés au requérant
a) Positions des parties
58. Le requérant expose que son arrestation, le 1er avril 2010, s’est caractérisée par un recours excessif à la force physique de la part des policiers. Il précise que plusieurs agents armés, cagoulés et portant des vêtements dépourvus de signes distinctifs sont entrés par effraction dans l’étude notariale de son épouse, que l’un des policiers l’a blessé au front en le plaquant au sol, qu’un autre policier lui a bloqué la main avec son pied et que le caméraman qui filmait son arrestation l’a giflé. Il estime que la force employée lors de l’opération policière en cause était injustifiée et disproportionnée.
59. Le Gouvernement conteste une partie des allégations factuelles du requérant. Il indique qu’aucune pièce du dossier ne corrobore la version de l’intéressé selon laquelle il aurait été giflé par le caméraman. Il assure que les policiers étaient vêtus de blousons portant l’insigne du service de lutte contre le crime organisé. Il ajoute que, bien qu’ayant vu ces insignes, l’assistante E.S. a tout de même essayé d’empêcher les policiers d’entrer dans l’étude notariale ; ces derniers auraient alors forcé le passage et seraient entrés dans les locaux en criant : « Police ! » Ainsi, selon le Gouvernement, ni le requérant ni E.S. ne pouvaient valablement prétendre ignorer qu’il s’agissait d’une opération policière. Le Gouvernement ajoute que le requérant s’est précipité vers la porte d’entrée en agitant les bras, ce qui aurait obligé les forces de l’ordre à le maîtriser à l’aide d’une technique d’immobilisation. Il estime que cette action était adaptée à la situation et qu’elle s’analyse en un recours justifié et proportionné à la force physique.
b) Appréciation de la Cour
60. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou psychologiques ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. La Cour a considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à créer chez ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV).
61. La Cour rappelle également que l’article 3 de la Convention ne prohibe pas le recours à la force par les agents de police lors d’une interpellation. Néanmoins, le recours à la force doit être proportionné et absolument nécessaire au vu des circonstances de l’espèce (voir, parmi beaucoup d’autres, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 76, CEDH 2000‑XII, et Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001). À cet égard, il importe par exemple de savoir s’il y a lieu de penser que l’intéressé opposera une résistance à l’arrestation, ou tentera de fuir, de provoquer des blessures ou dommages, ou de supprimer des preuves (Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 56, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII).
62. La Cour constate que les faits relatifs à l’opération policière en cause n’ont pas été examinés par les juridictions internes : l’enquête pénale menée sur ces événements a été clôturée par le parquet en raison de l’écoulement du délai de prescription (paragraphe 46 ci-dessus). Elle rappelle que, lorsqu’elle a été confrontée à des situations similaires, elle a procédé à sa propre appréciation des faits en respectant les règles fixées par sa jurisprudence (voir, par exemple, Sashov et autres c. Bulgarie, no 14383/03, § 48, 7 janvier 2010).
63. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que les parties ne contestent pas que l’opération policière a été planifiée plusieurs jours à l’avance, qu’elle a été effectuée par une équipe d’agents spéciaux cagoulés et armés, que l’assistante E.S. a essayé d’empêcher ceux-ci d’entrer en refermant la porte d’entrée de l’étude notariale, que les policiers ont poussé la porte, que l’un d’eux a eu recours à une technique d’immobilisation pour maîtriser le requérant qui courait vers lui et que le requérant s’est cogné la tête contre une porte alors que le policier le plaquait au sol, ce qui lui a causé un hématome et une égratignure au front. Elle note que ces faits se trouvent corroborés par les autres pièces du dossier, en particulier par l’enregistrement de l’opération policière par la caméra de vidéosurveillance de l’étude notariale de la requérante (paragraphes 12-16 ci-dessus) et par le registre médical du centre de détention provisoire à Sofia (paragraphe 22 ci‑dessus).
64. Les pièces du dossier ne permettent pas à la Cour d’établir au-delà de tout doute raisonnable si les policiers ont annoncé à haute voix qu’il s’agissait d’une opération policière, si l’agent qui a maîtrisé le requérant l’a intentionnellement blessé au front et si le requérant a été giflé par le caméraman. La Cour estime cependant que, dans la présente affaire, ces circonstances ne revêtent pas une importance décisive pour ce qui est de l’engagement de la responsabilité de l’État sous l’angle de l’article 3 de la Convention pour plusieurs motifs.
65. La Cour considère que les moyens employés par les forces de l’ordre et le mode opératoire de leur intervention n’apparaissaient pas comme nécessaires dans les circonstances spécifiques de l’espèce. Elle note que le but de l’intervention policière était d’arrêter le requérant, suspecté dans une affaire pénale de corruption active d’un enquêteur, et d’effectuer une perquisition dans les locaux de l’étude notariale de la requérante afin de rechercher des preuves dans le cadre de l’enquête pénale. Elle relève que les soupçons pesant sur le requérant ne concernaient donc pas des actes criminels violents et que, de surcroît, aucun élément du dossier ne permet de conclure que le requérant avait des antécédents de violence et qu’il aurait pu représenter un danger pour les agents de police amenés à intervenir ce jour‑là.
66. Il est vrai que le requérant s’est précipité vers la porte d’entrée de l’étude notariale au moment où les policiers ont pénétré dans les locaux. Ce comportement du requérant est cependant la conséquence directe de l’intervention d’une équipe de policiers cagoulés, armés et vêtus de noir. L’intervention des agents a créé une confusion puisqu’ils ont été perçus comme des malfaiteurs par l’assistante E.S. ; celle-ci a donné l’alerte et le requérant est venu précipitamment à son aide (paragraphes 18-20 ci-dessus).
67. La Cour estime enfin que la technique d’immobilisation à laquelle l’agent de police a eu recours pour maîtriser le requérant n’était guère adaptée à la situation. Eu égard au savoir-faire et l’entraînement spécialisés de l’agent, au fait qu’il pouvait compter sur le soutien de ses quatre collègues et à l’espace confiné où s’est déroulée l’arrestation, à savoir l’entrée de l’étude notariale, la Cour considère que la force employée par l’agent apparaît comme étant disproportionnée au danger que le comportement du requérant risquait de représenter. Elle rappelle que le recours à la technique en question a causé au requérant des lésions sur le front (paragraphe 22 ci-dessus).
68. À la lumière des circonstances susmentionnées, la Cour estime que le requérant a été soumis à un traitement dégradant par la police lors de son arrestation. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.
2. Sur l’absence d’enquête effective
a) Positions des parties
69. Le requérant allègue que l’enquête menée sur les agissements des policiers n’a pas satisfait à l’exigence d’effectivité posée par l’article 3 de la Convention, aux motifs que son étendue était limitée et qu’elle a été clôturée, trois ans après les événements, pour prescription.
70. Le Gouvernement considère que l’enquête menée en l’espèce a été objective et effective. Selon lui, en effet, les organes de l’instruction ont rassemblé plusieurs preuves afin d’établir les faits et l’enquête a été clôturée en raison de l’expiration du délai légal de prescription de l’action publique.
b) Appréciation de la Cour
71. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII).
72. Une telle enquête doit être « effective » dans le sens où elle doit permettre aux autorités de déterminer si le recours à la force était ou non justifié dans les circonstances particulières de l’espèce (Zelilof c. Grèce, no 17060/03, § 55, 24 mai 2007). Un des aspects essentiels d’une enquête effective est sa promptitude – les autorités de l’État sont tenues d’ouvrir une telle enquête dès qu’il existe à leur connaissance des indications suffisamment précises donnant à penser que l’on se trouve en présence de cas de torture ou de mauvais traitement, et ce même en l’absence d’une plainte proprement dite de la part des personnes concernées (voir, par exemple, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 133, CEDH 2004‑IV (extraits)). De même, les organes d’investigation doivent faire preuve de célérité dans l’accomplissement des mesures d’instruction (voir, par exemple, Labita, précité, §§ 133 et 134).
73. L’article 3 de la Convention impose encore que l’enquête en cause soit suffisamment « approfondie » ; les autorités chargées de l’enquête doivent chercher à établir de bonne foi les circonstances de l’espèce, sans négliger les preuves pertinentes ni s’empresser de mettre fin à l’enquête en s’appuyant sur des constats mal fondés ou hâtifs (voir, entre autres, l’arrêt Assenov et autres, précité, §§ 103-105). Les autorités sont tenues par ailleurs de préserver et recueillir les preuves nécessaires à l’établissement des faits, qu’il s’agisse – par exemple – des dépositions de témoins ou des preuves matérielles (Zelilof, précité, § 56). Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les causes des préjudices subis ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Boicenco c. Moldova, no 41088/05, § 123, 11 juillet 2006).
74. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note qu’une enquête officielle sur les événements ayant entouré l’arrestation du requérant a été ouverte par le parquet de district de Sofia. Le parquet et les organes de l’instruction pénale ont enquêté sur les événements en cause entre le 9 mai 2011 et le 21 mars 2014. Compte tenu des circonstances spécifiques de l’espèce, cette période apparaît comme excessivement longue. La Cour estime à cet égard que l’affaire n’était pas particulièrement complexe : il s’agissait notamment d’identifier l’agent qui avait immobilisé le requérant, de rassembler des preuves médicales sur les lésions causées à celui-ci, d’interroger les témoins oculaires de l’arrestation et d’exploiter les images de l’enregistrement vidéo de l’opération policière.
75. Force est de constater que, à la suite des multiples rebondissements procéduraux de l’enquête (ordonnance de non-lieu, ouverture d’une procédure pénale contre X, suspension et puis reprise des investigations sur décision du tribunal de district), il a été mis fin à l’enquête pour écoulement du délai de prescription (paragraphes 31-46 ci-dessus). Ainsi, l’enquête n’a permis ni d’établir les faits ayant entouré l’arrestation du requérant ni de déterminer, le cas échéant, la responsabilité des policiers que celui-ci avait mis en cause.
76. À la lumière de ces éléments, la Cour considère que l’enquête en cause n’a pas été suffisamment rapide et qu’elle n’a pas été menée avec la diligence requise. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
77. Le requérant allègue que les propos du procureur R.V., du Premier ministre et du ministre de l’Intérieur, tenus devant les médias à l’occasion des poursuites pénales menées à son encontre, ont porté atteinte à son droit d’être présumé innocent. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, libellé comme suit :
« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
A. Sur la recevabilité
78. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il reproche au requérant de ne pas avoir intenté une action en dommages et intérêts fondée sur les dispositions de la loi relative à la responsabilité de l’État après la fin des poursuites pénales à son encontre.
79. En se référant à l’arrêt Gutsanovi (précité, § 176), le requérant répond que la voie de recours interne en cause n’était ni suffisamment effective ni disponible au motif qu’elle ne lui a été ouverte qu’à partir du moment où les poursuites pénales à son encontre se sont terminées par son acquittement.
80. La Cour rappelle d’emblée que la garantie énoncée à l’article 6 § 2 de la Convention entre en jeu avant même la fin des poursuites pénales menées contre l’intéressé (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 32-37, série A no 308 ; Konstas c. Grèce, no 53466/07, §§ 36 et 38, 24 mai 2011) et peut s’étendre au-delà de la fin de la procédure pénale en cas d’acquittement ou d’abandon des poursuites (Allenet de Ribemont, précité, § 35).
81. La Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer sur la même exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement dans le cadre d’une affaire similaire contre la Bulgarie. En effet, dans son arrêt récent Gutsanovi (précité, §§ 172-176), elle a rejeté cette exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement. Elle a notamment considéré que le requérant n’était pas tenu d’attendre l’issue des poursuites pénales dirigées contre lui pour chercher une protection contre des propos d’un haut responsable politique mettant en cause sa présomption d’innocence (ibidem, § 176). La Cour estime que les mêmes considérations trouvent à s’appliquer à la présente cause. Il convient donc de rejeter l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement.
82. Constatant par ailleurs que ce grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
83. Le requérant allègue que les propos de deux hauts responsables politiques, à savoir le ministre de l’Intérieur et le Premier ministre, ainsi que ceux du procureur R.V. ont porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence.
84. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ce grief sans pour autant formuler d’observations sur le fond à cet égard.
85. La Cour rappelle que si le principe de la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1, il ne se limite pas à une simple garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité ait été établie par un tribunal (voir Allenet de Ribemont, précité, §§ 35-36 ; Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 156, 30 juin 2009 ; Lizaso Azconobieta c. Espagne, no 28834/08, § 37, 28 juin 2011). L’atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge, mais également d’autres autorités publiques : le président du parlement (Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 50 et 53, CEDH 2002‑II), le procureur (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 44, CEDH 2000‑X) ; le ministre de l’Intérieur ou les fonctionnaires de police (Allenet de Ribemont, précité, §§ 37 et 41). Selon la jurisprudence de la Cour, une distinction doit être faite entre les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les secondes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction. Elle considère ainsi que ce qui importe aux fins d’application de la disposition précitée, c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale (Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002). Toutefois, le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (voir Adolf c. Autriche, 26 mars 1982, §§ 36-41, série A no 49). Certes, la Cour reconnaît que l’article 6 § 2 ne saurait empêcher, au regard de l’article 10 de la Convention, les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38, Lizaso Azconobieta , précité, § 39).
86. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que, le 2 avril 2010, les médias ont publié les propos suivants du ministre de l’Intérieur, visant le premier requérant : « Il s’agit, de toute évidence, d’un plan ayant pour objet d’influer sur l’issue d’une procédure pénale. L’argent proposé par Tencho Popov était destiné au juge pour que l’affaire pénale ait une issue favorable à l’ex-ministre Nikolay Tsonev ». Elle note que ces propos ont été prononcés devant les médias le jour même de l’arrestation du requérant et de deux autres personnes, tous soupçonnés de corruption d’un enquêteur, et qu’ils ont été publiés le lendemain.
87. Compte tenu de ces circonstances, et du sens propre des mots employés par le ministre, la Cour estime que les propos en question sont allés au-delà de la simple communication d’informations sur le déroulement de l’enquête pénale ou la description d’un état de suspicion. Elle considère qu’ils ont véhiculé l’idée que le requérant avait joué un rôle d’intermédiaire dans une affaire de corruption, et ce avant même que les tribunaux pénaux aient eu la possibilité de se prononcer sur le bien-fondé des accusations pénales portées à son encontre. La Cour note que le requérant a été ensuite acquitté par les tribunaux (paragraphe 25 ci-dessus). Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef. La Cour estime dès lors qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur les autres propos en cause du ministre de l’Intérieur.
88. Pour ce qui est des propos du procureur R.V. et du Premier ministre (paragraphes 26 et 28 ci-dessus), la Cour constate que ceux-ci étaient d’interprétation malaisée et qu’ils portaient soit, de manière générale, sur l’opération policière contre les trois suspects, soit sur les soupçons pesant à l’encontre d’un des complices présumés du requérant, M. Nikolay Tsonev. Certes, les expressions employées, en particulier la référence à une importante fête religieuse, pouvaient heurter la sensibilité du requérant et du grand public. Cependant, la Cour considère que les propos du Premier ministre et du procureur R.V. n’ont pas porté atteinte à la présomption d’innocence dont bénéficiait le requérant. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention de ce chef.
III. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
89. Invoquant les articles 6 § 1 et 8 de la Convention, les requérants allèguent que la perquisition de l’étude notariale de la requérante et la saisie d’objets personnels appartenant au requérant – mesures qui auraient été effectuées en l’absence de tout contrôle judiciaire – s’analysent en une ingérence injustifiée dans leur droit au respect du domicile et de la vie privée. Sous l’angle de l’article 8 de la Convention, le requérant se plaint que son arrestation ait été filmée et que l’enregistrement ait été livré aux médias par le service de presse du ministère de l’Intérieur.
90. La Cour estime qu’il y a lieu d’examiner ces deux griefs sous le seul angle de l’article 8 de la Convention, libellé comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et (...) de son domicile (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
91. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes pour ce qui est du grief soulevé par le requérant concernant l’enregistrement et la médiatisation de son arrestation, indiquant que le requérant n’a pas soulevé ce grief devant les juridictions internes.
92. Le requérant répond que le Gouvernement n’a aucunement étayé cette exception d’irrecevabilité. Il estime que celui-ci n’a pas précisé, en particulier, quel était le recours interne effectif qu’il n’aurait pas utilisé.
93. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de la convaincre que le recours qu’il suggère est effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique. Elle ajoute que, une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a bien été exercé ou que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de l’obligation de l’exercer (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil 1996‑IV).
94. Dans le cas d’espèce, force est de constater que le Gouvernement s’est borné à déclarer que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes sans pour autant préciser quelles étaient les procédures internes qu’il considérait comme étant effectives pour redresser son grief. La Cour estime donc que l’exception de non-épuisement n’est pas suffisamment étayée et elle la rejette.
95. Constatant par ailleurs que les griefs soulevés par les requérants sous l’angle de l’article 8 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Grief relatif à la médiatisation de l’arrestation du requérant
96. Le requérant se plaint que son arrestation ait été filmée et que l’enregistrement ait été livré aux médias par le service de presse du ministère de l’Intérieur. Il précise que certaines images tirées de cet enregistrement, le montrant couché au sol, les mains menottées dans le dos, ont été largement diffusées par la presse écrite et par les autres médias. Il soutient que cette situation s’analyse en une atteinte injustifiée à son droit au respect de sa vie privée. De plus, selon lui, cette ingérence n’était pas prévue par la loi et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
97. Le Gouvernement rétorque que l’intéressé ne s’est pas expressément opposé à ce que son arrestation fût filmée et médiatisée. Il expose que, en tout état de cause, il s’agissait d’une mesure qui était prévue par la loi, et qui avait pour but d’assurer le rassemblement de preuves dans le cadre d’une enquête pénale et la transparence du travail des services du ministère de l’Intérieur.
98. La Cour observe que les parties s’accordent à dire que l’enregistrement de l’arrestation du requérant tout comme la divulgation des images de celui-ci ont été faits par le service de communication du ministère de l’Intérieur. À la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce, elle considère que l’enregistrement et la divulgation de ces images ont été réalisés sans l’accord du requérant. Cela étant, elle estime que l’absence d’une opposition expresse de la part de ce dernier ne saurait affecter sa conclusion. Aux yeux de la Cour, il s’agissait en l’occurrence d’une ingérence dans le droit à l’image du requérant, droit qui fait partie intégrante de la notion de vie privée (voir, par exemple, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 50, CEDH 2004‑VI).
99. En vertu du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, pour qu’une telle ingérence soit justifiée, elle doit d’abord être « prévue par la loi ». Sur la base des informations dont elle dispose, la Cour estime que la question n’était pas régie par une « loi » répondant aux critères fixés par sa jurisprudence, mais qu’il s’agissait plutôt d’une pratique des organes du ministère de l’Intérieur accompagnant les opérations qui suscitaient un grand intérêt de la part du public et des médias. L’arrêt Slavov et autres c. Bulgarie (no 58500/10, § 37, 10 novembre 2015) donne un autre exemple de cette pratique. La Cour note également que le CPP bulgare prévoit la possibilité de procéder à des enregistrements vidéo dans le cadre de la procédure pénale quand il s’agit de rassembler des preuves, par exemple lors de l’inspection de la scène d’un crime, d’une perquisition ou d’un interrogatoire (paragraphe 54 ci-dessus). Or, en l’occurrence, ce ne sont pas les mesures d’instruction effectuées dans les locaux où le requérant a été arrêté qui ont été filmées et divulguées, mais l’arrestation même de l’intéressé. Il n’a donc pas été démontré devant la Cour que l’ingérence en cause était prévue par la loi.
100. Ce constat suffit à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention pour ce qui est de la médiatisation de l’arrestation du requérant.
2. Grief relatif à la perquisition et à la saisie effectuées dans les locaux de l’étude notariale
101. Les requérants se plaignent que l’étude notariale de la requérante ait été perquisitionnée sans l’autorisation d’un juge et que les policiers y aient saisi des téléphones portables appartenant au requérant. Ils allèguent que ces faits s’analysent en une ingérence dans leur droit au respect de leur domicile et de leur vie privée, ingérence qui, selon eux, n’était pas prévue par la législation interne, ne poursuivait aucun but légitime et n’était pas nécessaire dans une société démocratique.
102. Le Gouvernement ne conteste pas les faits ayant entouré la perquisition et la saisie en cause tels qu’ils ont été exposés par les requérants. Il est d’avis que les mesures dénoncées étaient prévues par la loi, qu’elles poursuivaient un but légitime et qu’elles étaient proportionnées à celui-ci.
103. La Cour estime tout d’abord qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect du domicile et dans l’exercice par le requérant de son droit à la vie privée : les locaux professionnels de la requérante ont été perquisitionnés et les responsables de l’enquête pénale y ont saisi des objets appartenant au requérant. Il convient dès lors de déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, c’est‑à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts.
104. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, les mots « prévue par la loi » impliquent qu’une ingérence dans les droits garantis par l’article 8 de la Convention repose sur une base légale interne, que la législation en question soit suffisamment accessible et prévisible et qu’elle soit compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, Liberty et autres c. Royaume-Uni, no 58243/00, § 59, 1er juillet 2008, et Heino c. Finlande, no 56720/09, § 36, 15 février 2011).
105. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que la perquisition et la saisie litigieuses reposaient sur les articles 160 et 161 du CPP (paragraphe 49 ci-dessus) qui exigeaient soit l’accord préalable soit l’approbation subséquente de ces mesures par un juge. Force est de constater que le Gouvernement n’a présenté ni autorisation d’un juge ni décision judiciaire motivée approuvant a posteriori les mesures d’instruction en cause. La Cour estime donc qu’il n’a pas été prouvé devant elle que l’ingérence en cause était prévue par la loi au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
106. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention concernant la perquisition et la saisie effectuées dans les locaux de l’étude notariale.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
107. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, les requérants soutiennent que la loi de 2005 ayant servi de base légale pour l’imposition de mesures conservatoires sur leurs biens n’était pas suffisamment prévisible et qu’elle n’offrait pas suffisamment de garanties contre l’arbitraire, que l’imposition des mesures litigieuses sur leurs biens ne poursuivait pas un but légitime et que, en tout état de cause, cette imposition a eu des effets néfastes sur leur patrimoine qui, à leurs dires, sont allés au-delà de ce qui était nécessaire pour assurer l’effectivité d’une éventuelle procédure de confiscation.
108. La Cour estime qu’elle doit examiner ce grief sous le seul angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est libellé comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
109. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique que les poursuites pénales contre M. Popov ont pris fin le 3 février 2015 avec son acquittement définitif, et que, à compter de cette date, les requérants auraient pu demander la levée de toutes les mesures conservatoires frappant leurs biens et, par la suite, introduire une action en dommages et intérêts sur le fondement de l’article 32 de la loi de 2005, qui renvoyait selon lui aux dispositions applicables de la loi relative à la responsabilité de l’État.
110. La partie requérante conteste la position du Gouvernement. Elle indique que la loi de 2005 ayant servi de base légale pour l’imposition des mesures conservatoires litigieuses a été abrogée le 19 novembre 2012 et remplacée par la loi de 2012. Les requérants précisent en outre que, d’après le paragraphe 5 des dispositions transitoires de la loi de 2012, les procédures pendantes, ouvertes sous le régime de la loi de 2005, continuaient à être régies par cette même loi. Or, pour eux, la procédure en réparation, découlant de l’action en responsabilité contre l’État prévue à l’article 32 de la loi de 2005, n’était pas une « procédure pendante » au sens du paragraphe 5 des dispositions transitoires de la nouvelle loi. Ainsi, les requérants estiment qu’ils ne pouvaient pas utilement invoquer les dispositions de l’article 32 de l’ancienne loi, abrogée en 2012.
111. Ils soutiennent que, à cette dernière date, ils pouvaient invoquer uniquement la nouvelle rédaction de l’article 2 de la loi relative à la responsabilité de l’État et le nouvel article 2a de cette même loi qui faisaient référence à la loi de 2012. Ils ajoutent que cette dernière loi n’était pas la base légale des mesures dont ils se plaignaient et que, par conséquent, la voie de recours offerte par ces textes leur était également inaccessible en pratique.
112. La Cour rappelle que, dans sa décision récente Nedyalkov et autres (précitée, §§ 92-97), elle s’est déjà prononcée sur la question de savoir si les dispositions combinées de l’article 32 de la loi de 2005 et de la loi relative à la responsabilité de l’État offraient une voie de recours interne effective susceptible de remédier à la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire. La Cour a en particulier admis que ces dispositions législatives permettaient aux personnes lésées par l’imposition de mesures conservatoires décidées en application de la loi de 2005 de réclamer un dédommagement pécuniaire du préjudice subi en cas de levée ultérieure de ces mesures (ibidem). Elle relève à cet égard que la jurisprudence récente de la Cour suprême de cassation bulgare va dans le même sens (paragraphe 51 ci‑dessus). Elle estime que la même conclusion s’impose mutatis mutandis dans la présente espèce, dans la mesure où les requérants auraient pu demander la levée des mesures conservatoires après l’acquittement de M. Popov.
113. Par ailleurs, pour ce qui est du requérant, la Cour constate que, depuis la clôture des poursuites pénales dirigées contre lui, il peut demander à être dédommagé pour « accusation illégale » sur le fondement de l’article 2, alinéa 1, de la loi relative à la responsabilité de l’État, sur le fondement d’une des hypothèses prévues par cette disposition, et que ce dédommagement est susceptible de couvrir le préjudice causé par les mesures conservatoires prises en application de la loi de 2005 (Nedyalkov et autres, décision précitée, §§ 64 et 98).
114. La Cour ne perd pas de vue que les deux recours susmentionnés sont devenus disponibles en 2015, après la clôture des poursuites pénales menées contre le requérant. Cependant, tout comme dans l’affaire Nedyalkov et autres (décision précitée, § 100), elle estime que les circonstances spécifiques de l’espèce justifient une exception à la règle selon laquelle l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie au moment de l’introduction de la requête. Elle constate en effet que les requérants ne semblent être aucunement empêchés de se prévaloir désormais des possibilités que leur offrent l’article 32 de la loi de 2005 et la loi relative à la responsabilité de l’État pour réclamer un dédommagement du préjudice subi en raison de l’imposition prolongée des mesures conservatoires sur leurs biens meubles et immeubles.
115. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée pour non‑épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
V. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
116. Les requérants estiment enfin qu’ils ne disposaient pas de voies de recours internes effectives susceptibles de remédier aux violations alléguées de leurs droits garantis par les articles 3, 6 § 2 et 8 de la Convention et par l’article 1 du Protocole no 1. Ils invoquent l’article 13 de la Convention, libellé comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
117. Le Gouvernement considère que les intéressés auraient pu demander une réparation pécuniaire en vertu de la loi relative à la responsabilité de l’État.
A. Sur la recevabilité
118. La Cour rappelle qu’elle a rejeté le grief formulé par les requérants sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention pour non-épuisement des voies de recours internes (paragraphes 107-115 ci-dessus). Il s’ensuit que, en l’absence d’un grief défendable sous l’angle de cette disposition, le grief tiré de l’article 13 de la Convention, lié à celui-ci, est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
119. Considérant en revanche que les griefs formulés par les requérants sous l’angle de l’article 13 combiné avec les articles 3, 6 § 2 et 8 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
120. La Cour rappelle que, dans son arrêt Gutsanovi (précité, § 233), elle a conclu que l’action en dommages et intérêts fondée sur les dispositions de la loi relative à la responsabilité de l’État n’était pas une voie de recours suffisamment effective pour remédier aux violations alléguées de l’article 3 de la Convention. Force est de constater également que le Gouvernement n’a évoqué aucune autre voie de recours qui aurait permis au requérant de faire valoir son droit à ne pas être soumis à des traitements dégradants.
121. En examinant le grief du requérant sous l’angle de l’article 6 § 2 de la Convention, la Cour a conclu que cette action en dommages et intérêts n’était pas une voie de recours interne effective susceptible de remédier à la violation alléguée du droit à la présomption d’innocence dont bénéficiait le requérant (paragraphe 81 ci-dessus).
122. La Cour constate également que le Gouvernement n’a pas étayé sa thèse par laquelle il assimile une action civile sur le fondement de la loi relative à la responsabilité de l’État à une voie de recours suffisamment établie en droit interne pour remédier aux violations alléguées du droit au respect du domicile des requérants et au droit du requérant au respect de sa vie privée. De surcroît, aucune disposition du droit interne ne permettait à la requérante de contester la régularité et la nécessité de la perquisition de ses locaux professionnels (Iliya Stefanov c. Bulgarie, no 65755/01, § 44, 22 mai 2008), et le Gouvernement n’a évoqué aucune autre voie de recours à cet égard.
123. La Cour estime que ces mêmes motifs peuvent être retenus dans le cadre de l’examen des griefs défendables soulevés sur le terrain de l’article 13 combiné avec les articles 3, 6 § 2 et 8 de la Convention, et qu’ils suffisent pour conclure que les requérants ne disposaient d’aucune voie de recours interne qui leur aurait permis de faire valoir leurs droits respectifs protégés par les articles susmentionnés.
124. Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3, 6 § 2 et 8 de la Convention.
VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
125. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
126. Les requérants réclament la somme de 110 000 EUR au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi en raison de violations de leurs droits garantis par les articles 3, 6, 8 et 13 de la Convention et par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ils demandent également la somme de 203 952,98 EUR au titre du préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi en raison de l’imposition des mesures conservatoires sur leurs biens, contraires selon eux à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
127. Le Gouvernement considère que les sommes réclamées sont exorbitantes et dépourvues de tout fondement.
128. La Cour observe que la prétention que les requérants formulent au titre du préjudice matériel est entièrement liée à la violation alléguée de leur droit garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et notamment à l’imposition de mesures conservatoires sur leurs biens meubles et immeubles en application de la loi de 2005. Elle rappelle qu’elle a examiné et rejeté ce grief pour non-épuisement des voies de recours internes (paragraphes 107-115 ci-dessus). Dès lors, en l’absence de constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, elle estime qu’il y a lieu de rejeter la demande relative au dédommagement d’un préjudice matériel.
129. En revanche, la Cour estime que les requérants ont subi un certain dommage moral du fait des violations constatées de leurs droits respectifs garantis par les articles 3, 6 § 2, 8 et 13 de la Convention. Elle considère qu’il y a lieu d’octroyer en réparation de ce dommage 10 000 EUR au requérant et 4 000 EUR à la requérante.
B. Frais et dépens
130. Les requérants réclament également la somme de 7 458,77 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, cette demande étant ventilée comme suit : 7 200 EUR pour les honoraires d’avocat et 258,77 EUR pour les frais de poste, de bureau et de traduction. Les requérants demandent que le remboursement des frais de poste, de bureau et de traduction soit versé directement sur le compte du cabinet d’avocats Ekimdzhiev, Boncheva et Chernicherska.
131. Le Gouvernement estime que la somme réclamée au titre des frais et dépens est excessive et non étayée.
132. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable et accorde conjointement aux requérants la somme de 5 000 EUR tous frais confondus, dont 258,77 EUR à verser directement sur le compte du cabinet d’avocats Ekimdzhiev, Boncheva et Chernicherska.
C. Intérêts moratoires
133. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3, 6 § 2, 8 et 13 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention pour ce qui est des propos du ministre de l’Intérieur et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention pour ce qui est des propos du Premier ministre et du procureur R.V. ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de la médiatisation de l’arrestation de M. Popov ;
6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de la perquisition et de la saisie effectuées dans les locaux professionnels de Mme Popova ;
7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3, 6 § 2 et 8 de la Convention ;
8. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :
i. 10 000 EUR (dix mille euros) à M. Popov et 4 000 EUR (quatre mille euros) à Mme Popova, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants sur cette somme, pour frais et dépens, dont 258,77 EUR (deux cent cinquante-huit euros et soixante-dix-sept centimes) à verser directement sur le compte bancaire du cabinet d’avocats Ekimdzhiev, Boncheva et Chernicherska ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
9. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia WesterdiekGanna Yudkivska
GreffièrePrésidente