GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE AL-DULIMI ET MONTANA MANAGEMENT INC. c. SUISSE
(Requête no 5809/08)
ARRÊT
STRASBOURG
21 juin 2016
Cet arrêt est définitif.
En l’affaire Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Dean Spielmann,
Josep Casadevall,
Angelika Nußberger,
Ineta Ziemele,
Mark Villiger,
Khanlar Hajiyev,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Helen Keller,
André Potocki,
Aleš Pejchal,
Dmitry Dedov,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 10 décembre 2014 et 9 mars 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 5809/08) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant irakien, M. Khalaf M. Al-Dulimi (« le requérant »), a saisi la Cour le 1er février 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La requête a également été introduite au nom de Montana Management Inc. (« la requérante »), une société de droit panaméen sise à Panama, dont le requérant est le directeur.
2. Les requérants alléguaient en particulier que la confiscation de leurs avoirs par les autorités suisses en application d’une résolution du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies avait été ordonnée en l’absence de toute procédure conforme à l’article 6 de la Convention.
3. La requête a été initialement attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 1er février 2011, les sections de la Cour ont été remaniées. La requête est ainsi échue à la deuxième section (articles 25 § 1 et 52 § 1 du règlement).
4. Chacune des parties a soumis des commentaires écrits sur les observations de l’autre. Des observations ont également été reçues des gouvernements français et britannique, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 a) du règlement).
5. Le 28 mai 2013, la deuxième section a exprimé son intention de se dessaisir de l’affaire au profit de la Grande Chambre en vertu de l’article 30 de la Convention. Par une lettre du 18 juin 2013, le gouvernement défendeur s’est opposé au dessaisissement. Le 17 septembre 2013, la chambre a pris acte de l’opposition du Gouvernement et a décidé de reprendre l’examen de l’affaire.
6. Le 26 novembre 2013, une chambre de la deuxième section composée de Guido Raimondi, président, Danutė Jočienė, Peer Lorenzen, András Sajó, Işıl Karakaş, Nebojša Vučinić, Helen Keller, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, a rendu un arrêt concluant, à la majorité, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. À l’arrêt se trouvait joint l’exposé de l’opinion en partie dissidente du juge Sajó et de l’opinion dissidente du juge Lorenzen à laquelle se sont ralliés les juges Raimondi et Jočienė.
7. Le 25 février 2014, le gouvernement défendeur a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 14 avril 2014. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
8. Tant les requérants que le gouvernement défendeur ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Des observations ont également été reçues des gouvernements français et britannique, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 a) du règlement).
9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 10 décembre 2014 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le gouvernement défendeur
MM.F. Schürmann, chef de l’unité Protection internationale
des droits de l’homme, Office fédéral de la justice,
Département fédéral de justice et police,agent,
V. Zellweger, directeur de la Direction du droit
international public, Département fédéral des Affaires
étrangères,
R. Vock, chef du Secteur Sanctions, secrétariat d’État
à l’Économie, Département fédéral de l’économie, de la
formation et de la recherche,
A. Scheidegger, chef suppléant, unité Protection
internationale des droits de l’homme, Office fédéral de
la justice, Département fédéral de justice et police,
Mmes C. Ehrich, collaboratrice scientifique, unité
Protection internationale des droits de l’homme, Office
fédéral de la justice, Département fédéral de justice et police,
N. Blum, collaboratrice scientifique, section des traités
internationaux, Direction du droit international public,
Département fédéral des affaires étrangères,conseillers ;
– pour les requérants
MesJ.-C. Michel, avocat au barreau de Genève,
Th. Obeidat, avocat aux barreaux d’Amman
et de New York,
S. Fries, avocat au barreau de Genève,conseils,
M. A. Bianchi, professeur de droit international,
Institut de hautes études internationales et du
développement de Genève, conseiller,
M.K. Al-Dulimi, requérant ;
– pour le gouvernement britannique
Mme I. Rao, agent,
MM.J. Wright QC MP, Attorney General,
S. Wordsworth QC,conseilsI
A. Murdoch,
T. Rycroft,
Mmes T. Njai,
N. Davey,conseillers ;
– pour le gouvernement français
MM.G. de Bergues, directeur adjoint des Affaires juridiques
du ministère des Affaires étrangères,coagent,
D. Lemétayer, rédacteur à la sous-direction du
droit international public du ministère des Affaires étrangères,
R. Féral, rédacteur à la sous-direction des droits de l’homme
du ministère des Affaires étrangères,
Mme M. Janicot, rédactrice à la sous-direction des droits de
l’homme du ministère des Affaires étrangères,conseillers.
La Cour a entendu Me Michel, Pr Bianchi et M. Schürmann, M. Zellweger, M. Wright et M. de Bergues en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. Le requérant est né en 1941 et réside à Amman (Jordanie). Selon le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), il était responsable des finances des services secrets irakiens sous le régime de Saddam Hussein. La requérante est une société de droit panaméen sise à Panama, dont le requérant est le directeur.
A. La genèse de l’affaire
11. Après l’invasion du Koweït par l’Irak le 2 août 1990, le Conseil de sécurité de l’ONU adopta les Résolutions 661 (1990) du 6 août 1990 et 670 (1990) du 25 septembre 1990, invitant les États membres et non membres de l’ONU à mettre en place un embargo général contre l’Irak et sur les ressources koweitiennes susceptibles d’être confisquées par l’occupant, ainsi qu’un embargo sur les transports aériens.
12. Le 7 août 1990, le Conseil fédéral suisse adopta l’ordonnance instituant des mesures économiques envers la République d’Irak (« l’ordonnance sur l’Irak » – paragraphe 36 ci-dessous). Les requérants indiquent que, depuis cette date, leurs avoirs en Suisse sont gelés.
13. Le 10 septembre 2002, la Suisse devint membre de l’ONU.
14. Le 22 mai 2003, le Conseil de sécurité de l’ONU adopta la Résolution 1483 (2003), abrogeant notamment la Résolution 661 (1990) (paragraphe 46 ci-après). Le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) est ainsi libellé :
« Le Conseil de sécurité
(...)
Décide que tous les États membres où se trouvent :
a) Des fonds ou d’autres avoirs financiers ou ressources économiques du Gouvernement irakien précédent ou d’organes, entreprises ou institutions publiques qui avaient quitté l’Irak à la date d’adoption de la présente résolution, ou
b) Des fonds ou d’autres avoirs financiers ou ressources économiques sortis d’Irak ou acquis par Saddam Hussein ou d’autres hauts responsables de l’ancien régime irakien ou des membres de leur famille proche, y compris les entités appartenant à ces personnes ou à d’autres personnes agissant en leur nom ou selon leurs instructions, ou se trouvant sous leur contrôle direct ou indirect,
sont tenus de geler sans retard ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques et, à moins que ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques n’aient fait l’objet d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale, de les faire immédiatement transférer au Fonds de développement pour l’Irak, étant entendu que, sauf si elles ont été soumises autrement, les demandes présentées par des particuliers ou des entités non gouvernementales concernant ces fonds ou autres avoirs financiers transférés, peuvent être soumises au gouvernement représentatif de l’Irak, reconnu par la communauté internationale ; et décide en outre que les privilèges, immunités et protections prévus au paragraphe 22 s’appliqueront aussi à ces fonds, autres avoirs financiers ou ressources économiques. »[1]
15. L’ordonnance sur l’Irak, adoptée le 7 août 1990, fut modifiée à de nombreuses reprises, notamment le 30 octobre 2002, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi fédérale du 22 mars 2002 sur l’application des sanctions internationales (loi sur les embargos, en vigueur depuis le 1er janvier 2003), et le 28 mai 2003, après l’adoption de la Résolution 1483 (2003). L’article 2 de l’ordonnance sur l’Irak prévoit en substance le gel des avoirs et ressources économiques de l’ancien gouvernement irakien, de hauts responsables de l’ancien gouvernement et d’entreprises ou de corporations elles-mêmes contrôlées ou gérées par ceux‑ci. D’après cette ordonnance, obligation était faite aux personnes et aux institutions détenant ou gérant des avoirs tombant sous le coup de cette mesure de les déclarer sans délai au secrétariat d’État à l’économie (SECO) (article 2a, alinéa 1, de l’ordonnance sur l’Irak – paragraphe 36 ci-dessous).
16. Par la Résolution 1518 (2003) du 24 novembre 2003, le Conseil de sécurité créa un comité des sanctions (« le comité des sanctions 1518 »), comprenant des représentants de tous les membres du Conseil et chargé de recenser les personnes et entités visées par le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) précitée (paragraphe 46 ci-après). À cette fin, le comité tient à jour les listes des personnes et entités déjà recensées par l’ancien comité des sanctions mis en place par la Résolution 661 (1990) adoptée pendant le conflit armé opposant l’Irak au Koweït.
17. Le 26 avril 2004, le comité des sanctions 1518 inscrivit respectivement sur la liste des entités et sur la liste des personnes la requérante, qui avait son siège à Genève, et le requérant, directeur de la requérante.
18. Le 12 mai 2004, les requérants furent inscrits sur la liste des personnes physiques et morales, groupes et organisations visés par les mesures prévues par l’article 2 de l’ordonnance sur l’Irak. En outre, le 18 mai 2004, le Conseil fédéral adopta, en vertu de l’article 184, alinéa 3, de la Constitution fédérale, l’ordonnance sur la confiscation des avoirs et ressources économiques irakiens gelés et leur transfert au Fonds de développement pour l’Irak (« l’ordonnance sur la confiscation » – paragraphe 37 ci-dessous). Cette ordonnance fut d’abord valide jusqu’au 30 juin 2010, puis sa durée de validité fut prolongée jusqu’au 30 juin 2013.
19. Les requérants indiquent que leurs avoirs en Suisse, gelés depuis le 7 août 1990, font l’objet d’une procédure de confiscation engagée par le Département fédéral de l’économie lors de l’entrée en vigueur, le 18 mai 2004, de l’ordonnance sur la confiscation.
20. Souhaitant adresser une requête de radiation directement au comité des sanctions 1518, le requérant invita le Département fédéral de l’économie, par une lettre du 25 août 2004, à suspendre la procédure de confiscation de ses avoirs. Par une lettre du 5 novembre 2004 adressée au président du comité des sanctions, le gouvernement suisse, par l’intermédiaire de son représentant permanent auprès de l’ONU, appuya cette démarche. Par une lettre du 3 décembre 2004, le président du comité des sanctions informa les requérants que le comité avait reçu la demande et qu’elle était à l’étude. Il sollicita des éléments justificatifs et des informations supplémentaires susceptibles d’étayer cette demande.
21. Le requérant répondit par une lettre du 21 janvier 2005 qu’il souhaitait être entendu oralement par le comité des sanctions. Cette demande étant restée sans effet, les requérants sollicitèrent, par une lettre du 1er septembre 2005, la poursuite en Suisse de la procédure relative à la confiscation.
22. Le 22 mai 2006, le Département fédéral de l’économie adressa aux requérants un projet de décision de confiscation et de transfert des fonds déposés à leurs noms à Genève. Dans leurs observations du 22 juin 2006, les requérants s’opposèrent à cette décision.
23. Par trois décisions du 16 novembre 2006, le Département fédéral de l’économie prononça la confiscation des avoirs suivants :
– un montant de 86 276,85 francs suisses (CHF) appartenant au requérant, constituant le dividende de liquidation d’une société (autre que la requérante) dont il avait été l’actionnaire unique, et déposé sur le compte « clients » d’un cabinet d’avocats suisse qui le représentait ;
– une somme globale de 164 731 213 CHF déposée au nom de la requérante auprès de la banque X ;
– une somme globale de 104 739 882,57 CHF déposée au nom de la requérante auprès de la banque Y.
24. Le Département fédéral de l’économie précisa les modalités selon lesquelles ces sommes seraient transférées, dans les 90 jours suivant l’entrée en vigueur des décisions, sur le compte bancaire du Fonds de développement pour l’Irak. À l’appui de ses décisions, il fit observer que les noms des requérants figuraient sur les listes des personnes et des entités établies par le comité des sanctions, que la Suisse était tenue d’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité, et qu’elle ne pouvait radier un nom de l’annexe à l’ordonnance sur l’Irak qu’après une décision dans ce sens du comité des sanctions. Il rappela également que les requérants avaient renoncé à poursuivre les pourparlers avec le comité des sanctions. Il indiqua que ses décisions pouvaient faire l’objet d’un recours de droit administratif devant le Tribunal fédéral.
25. Le 19 décembre 2006, le Conseil de sécurité, en vue d’assurer la mise en place de procédures équitables et claires pour l’inscription d’individus et d’entités sur les listes des comités des sanctions, notamment celles du comité des sanctions 1518, et pour leur radiation de ces listes ainsi que pour l’octroi d’exemptions pour raisons humanitaires, adopta la Résolution 1730 (2006), qui établissait une procédure de radiation des listes (paragraphe 48 ci-dessous).
26. Les requérants saisirent le Tribunal fédéral d’un recours séparé de droit administratif contre chacune des trois décisions du Département fédéral de l’économie du 16 novembre 2006, demandant leur annulation. À l’appui de leurs conclusions, ils arguaient que la confiscation de leurs avoirs violait le droit de propriété garanti par l’article 26 de la Constitution fédérale et que la procédure qui avait conduit à leur inscription sur les listes annexées à la Résolution 1483 (2003) et à l’ordonnance sur l’Irak avait violé les garanties fondamentales de procédure consacrées par l’article 14 du Pacte international du 16 décembre 1966 relatif aux droits civils et politiques, par les articles 6 et 13 de la Convention européenne et par les articles 29 à 32 de la Constitution fédérale. Les requérants estimaient que le Tribunal fédéral et avant lui le Département fédéral de l’économie étaient compétents pour contrôler la légalité et la conformité avec la Convention et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de la décision du comité des sanctions 1518 les portant nommément sur la liste des entités visées par le paragraphe 23 b) de la Résolution 1483 (2003). En effet, ils ne voyaient pas d’incompatibilité ni de conflit entre les obligations découlant de la Charte et les droits garantis par la Convention ou par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
27. Le 10 décembre 2007, les requérants déposèrent des observations complémentaires limitées à l’appréciation de la portée de l’arrêt rendu par le Tribunal fédéral le 14 novembre 2007 (dans l’affaire qui a abouti ultérieurement à l’arrêt de la Cour Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, CEDH 2012) sur le bien-fondé de leurs propres recours. Ils sollicitèrent en outre la possibilité de plaider oralement sur ce point. Une copie de ces écritures fut adressée au Département fédéral de l’économie pour information.
28. Le 18 janvier 2008, les requérants adressèrent au Tribunal fédéral une lettre dans laquelle ils appelaient son attention sur les conclusions déposées le 16 janvier 2008 par l’avocat général en l’affaire Yassin Abdullah Kadi, alors pendante devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE, devenue le 1er décembre 2009 la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), et réitéraient leur demande de plaidoirie du 10 décembre 2007.
B. Les arrêts du Tribunal fédéral du 23 janvier 2008
29. Par trois arrêts presque identiques, le Tribunal fédéral rejeta les recours, se limitant à contrôler si les noms des requérants figuraient effectivement sur les listes établies par le comité des sanctions et si les avoirs concernés leur appartenaient. Ces arrêts sont ainsi libellés dans leurs parties pertinentes en l’espèce (sauf indication contraire, il s’agit du texte de l’arrêt concernant le requérant) :
« 5.5.1 Depuis le 10 septembre 2002, la Suisse est membre de l’Organisation des Nations unies et a ratifié la Charte des Nations unies du 26 juin 1945 (la Charte ; RS 0.120). Aux termes de l’article 24 paragraphe 1 de la Charte, afin d’assurer l’action rapide et efficace de l’Organisation, ses membres confèrent au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales et reconnaissent qu’en s’acquittant des devoirs que lui impose cette responsabilité, le Conseil de sécurité agit en leur nom. D’après l’article 25 de la Charte, les membres de l’Organisation conviennent d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à la Charte. Le caractère contraignant des décisions du Conseil de sécurité concernant des mesures prises conformément aux articles 39, 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales résulte également de l’article 48 paragraphe 2 de la Charte qui dispose que ces décisions sont exécutées par les membres des Nations unies directement et grâce à leur action dans les organismes internationaux appropriés dont ils font partie. L’effet obligatoire des décisions du Conseil de sécurité fonde celui des décisions d’organes subsidiaires, notamment des comités de sanctions (Eric Suy/Nicolas Angelet, La Charte des Nations unies, commentaire article par article in : Jean-Pierre Cot/Alain Pellet/Mathias Forteau, 3e éd., Economica 2005, art. 25, p. 915 s.).
5.2 C’est en vertu du chapitre VII (art. 39 à 51) de la Charte que le Conseil de sécurité a adopté la Résolution 1483 (2003) : Eu égard à la situation en Irak, le Conseil de sécurité a considéré qu’il devait prendre des mesures « pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ». Parmi ces mesures figurent notamment, les décisions des paragraphes 19 et 23 de la résolution : en particulier, le Conseil de sécurité a décidé que les États membres étaient tenus de geler et de transférer au Fonds de développement pour l’Irak les avoirs décrits par le paragraphe 23 de cette résolution. Il a aussi décidé que le comité des sanctions 1518 devait recenser les personnes et les entités dont il était fait mention au paragraphe 23.
5.3 Après son entrée en fonction, le comité des sanctions 1518 a publié ([http://www.un.org/french/sc/committees/1518/indexshtml](http://www.un.org/french/sc/committees/1518/indexshtml)) les directives relatives à l’application des paragraphes 19 et 23 de la Résolution 1483 (2003) ; elles décrivent la façon dont les listes de personnes et d’entités sont établies et diffusées. Aux termes de cette directive, le comité demande que « les noms des personnes et entités qui lui sont communiqués aux fins d’inscription soient, dans la mesure du possible, accompagnés d’un exposé des informations susceptibles de fonder ou de justifier la prise de mesures en application de la Résolution 1483 (2003) ». La procédure est ensuite la suivante : le comité prend ses décisions par consensus. À défaut de consensus, le président procède à des consultations susceptibles de faciliter l’accord. Si, à l’issue des consultations, le comité n’est pas parvenu à un accord, la question est soumise au Conseil de sécurité. Étant donné la nature particulière des informations, le président peut encourager les États membres intéressés à procéder à des échanges bilatéraux afin de mieux cerner la question avant la prise d’une décision. Si le comité le décide, les décisions peuvent être prises dans le cadre d’une procédure écrite. Dans ce cas, le président fait distribuer le projet de décision à tous les membres du comité aux fins d’adoption, selon la procédure d’approbation tacite, avec un délai de trois jours ouvrables. S’il ne reçoit aucune objection pendant ce délai, la décision est considérée comme adoptée.
5.4 S. SA et [le requérant] figurent sur les listes des entités et des personnes établies par le comité des sanctions 1518 sous le no (...) pour la société et (...) pour ce dernier, au motif que son directeur est [le requérant], ancien responsable des finances des services secrets irakiens de l’époque, qui contrôle également H., K. SA et M. [la requérante], trois entités destinées à gérer les avoirs de l’ancien régime et de ses membres influents. La décision prise le 16 novembre 2006 par le Département fédéral de l’économie de confisquer les avoirs du recourant en application de l’ordonnance sur l’Irak et de l’ordonnance sur la confiscation repose ainsi sur la Résolution 1483 (2003). »
Les deux arrêts concernant la requérante :
« 5.4 La [requérante] figure sur la liste des entités établie par le comité des sanctions 1518 sous le no (...), au motif que son directeur est [le requérant], qui contrôle également H. et K. SA, deux entités destinées à gérer les avoirs de l’ancien régime et de ses membres influents. La décision prise le 16 novembre 2006 par le Département fédéral de l’économie de confisquer les avoirs de la recourante en application de l’ordonnance sur l’Irak et de l’ordonnance sur la confiscation repose ainsi sur la Résolution 1483 (2003). »
L’arrêt concernant le requérant (suite) :
« 6.6.1 Depuis le 28 novembre 1974, la Suisse est Partie contractante de la Convention européenne des droits de l’homme. En revanche, bien qu’elle ait signé le 19 mai 1976 le Protocole additionnel no 1 du 20 mars 1952, qui garantit en particulier la propriété des biens (art. 1), elle ne l’a pas ratifié à ce jour. Celui-ci n’est donc pas entré en vigueur à l’égard de la Suisse. Par conséquent, en Suisse, la propriété est garantie par la seule Constitution fédérale (art. 26 Cst.).
D’après l’article 1 CEDH, les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la Convention (art. 2 à 18 CEDH). L’article 6 paragraphe 1 CEDH, notamment, confère à toute personne le droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. D’après l’article 13 CEDH, toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale.
(...)
6.4 Bien qu’il invoque la garantie de la propriété et qu’il rappelle que la propriété ne peut subir de restrictions que dans le respect des conditions prévues par l’article 36 Cst., le recourant ne se plaint en réalité que de la violation de garanties de procédure et non pas de la violation des articles 26 et 36 Cst. : il souligne que des restrictions à sa propriété, comme la confiscation dont ses biens font l’objet, ne peuvent être prononcées qu’à l’issue d’une procédure juridictionnelle de droit interne comportant l’examen matériel des conditions légales de la restriction, dans le respect des droits fondamentaux, des garanties fondamentales de procédure, des droits de partie, soit le droit d’être entendu, l’exigence de motivation, l’interdiction du déni de justice, l’égalité des armes et le principe du contradictoire (cf. mémoire de recours, ch. 76 à 80). Il se plaint que les motifs de son inscription sur la liste du comité des sanctions 1518 n’auraient jamais été portés à sa connaissance et qu’il n’aurait pas pu s’exprimer à leur égard ni se défendre de manière contradictoire devant une instance judiciaire indépendante et impartiale, ce que le Département de l’économie ne dément pas – à juste titre – au vu du déroulement de la procédure d’inscription (cf. ci-dessus : consid. 4.3).
À cet égard, le recourant est d’avis que la Suisse est tenue d’appliquer la Résolution 1483 (2003), mais également les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte international sur les droits civils et politiques relatives aux garanties de procédure ; il soutient qu’il n’y a pas de contradiction entre ces diverses obligations, raison pour laquelle la décision attaquée devrait être annulée et la cause renvoyée pour une nouvelle procédure de confiscation devant les instances judiciaires suisses, qui en examineraient le bien-fondé dans le respect des garanties fondamentales de procédure.
Il convient par conséquent d’examiner quelles garanties de procédure la Suisse est tenue de respecter au vu des obligations résultant de la Charte et de la Résolution 1483 (2003) dans la procédure introduite par le Département fédéral de l’économie conduisant à la confiscation des avoirs du recourant.
7.7.1 D’après l’article 5 alinéa 4 Cst., la Confédération et les cantons respectent le droit international. Selon l’article 190 Cst., le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. Par droit international au sens de l’article 190 Cst., la jurisprudence entend l’ensemble du droit international contraignant pour la Suisse, qui comprend les accords internationaux, le droit international coutumier, les règles générales du droit des gens ainsi que les décisions des organisations internationales qui s’imposent à la Suisse. Il s’ensuit que le Tribunal fédéral est en principe tenu de respecter les dispositions de la Charte, les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ainsi que les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et celles du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
7.2 L’article 190 Cst. ne prévoit en revanche aucune règle de conflit entre diverses normes du droit international également contraignantes pour la Suisse. Toutefois, d’après l’article 103 de la Charte, en cas de conflit entre les obligations des membres des Nations unies en vertu de la Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront. Cette primauté est également rappelée par l’article 30 paragraphe 1 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (CV ; RS 0.111 ; entrée en vigueur pour la Suisse le 6 juin 1990).
D’après la doctrine et la jurisprudence, il s’agit d’une primauté absolue et générale qui opère indépendamment de la nature du traité qui est en conflit avec la Charte, de son caractère bilatéral ou multilatéral, ou du fait que le traité est entré en vigueur avant ou après l’entrée en vigueur de la Charte. Cette primauté est accordée non seulement aux obligations explicitement énoncées dans la Charte, mais également, d’après la Cour internationale de justice, à celles qui découlent des décisions obligatoires des organes des , en particulier aux décisions obligatoires du Conseil de sécurité rendues en application de l’article 25 de la Charte (Questions d’interprétation et d’application de la Convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie, CIJ, Rec. 1992, p. 15, paragraphe 39 ; Felipe Paolillo, Les conventions de Vienne sur le droit des traités, commentaire article par article, sous la direction de Olivier Corten et Pierre Klein, Bruylant Bruxelles 2006, no 33 ad article 30 CV et les nombreuses références citées). Cette primauté n’entraîne pas la nullité du traité en conflit avec les obligations découlant de la Charte, mais uniquement sa suspension, tant que dure le conflit (Eric Suy, Les conventions de Vienne sur le droit des traités, op. cit., no 15 ad article 53 CV et les références citées).
Par ailleurs, ni la Convention européenne des droits de l’homme ni le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne contiennent de clauses qui auraient, par elles-mêmes ou en vertu d’un autre traité, la primauté sur la clause de conflit doublement instituée par les articles 103 de la Charte et 30 paragraphe 1 CV.
L’article 46 Pacte ONU II dispose bien qu’« aucune disposition du Pacte ne doit être interprétée comme portant atteinte aux dispositions de la Charte des Nations unies et des constitutions des institutions spécialisées qui définissent les responsabilités respectives des divers organes de l’Organisation des Nations unies et des institutions spécialisées en ce qui concerne les questions traitées dans le Pacte ». Toutefois, selon la doctrine, cette disposition signifierait simplement que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ne saurait gêner dans leur fonction les organes politiques et les institutions spécialisées qui sont chargés par la Charte de s’occuper des droits de l’homme (Manfred Nowak, U.N. Covenant on civil and political Rights, CCPR Commentary, Kehl 2005, no 3 ad article 46 Pacte ONU II, p. 798). Elle n’instituerait donc pas de hiérarchie entre les décisions du Conseil de sécurité et les droits garantis par le Pacte ONU II, auquel d’ailleurs l’Organisation des Nations unies en tant que telle n’est pas partie. On ne saurait en conclure que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques l’emporte sur les obligations résultant de la Charte.
7.3 Par conséquent, en cas de conflit entre les obligations de la Suisse découlant de la Charte et celles découlant de la Convention européenne des droits de l’homme ou du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, les obligations découlant de la Charte l’emportent en principe sur les secondes, ce que le recourant ne nie pas. Il estime toutefois que ce principe n’est pas absolu. À son avis, les obligations résultant de la Charte, en particulier celles de la Résolution 1483 (2003), perdent leur caractère contraignant si elles contreviennent aux règles du jus cogens.
8. Le recourant soutient que les garanties de procédure équitable des articles 14 Pacte ONU II et 6 CEDH constituent du jus cogens. En violant ces garanties, la Résolution 1483 (2003) perdrait son effet obligatoire.
8.1 Sous le titre « Traités en conflit avec une norme impérative du droit international général (jus cogens) », l’article 53 CV prévoit la nullité de tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général, c’est-à-dire une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère. D’après l’article 64 CV en outre, si une nouvelle norme impérative du droit international général survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin. L’article 71 CV règle les conséquences liées à la nullité des traités en pareilles hypothèses.
8.2 L’article 53 CV ne contient pas d’exemple de normes impératives de droit international général (Rapport de la Commission du droit international, Commentaire ad art. 50, Annuaire de la Commission du droit international 1966 II, p 269 s.). Les mots « par la communauté internationale des États dans son ensemble » ne permettent pas d’exiger qu’une règle soit acceptée et reconnue comme impérative par l’unanimité des États. Il suffit d’une très large majorité. À titre d’exemple, on cite généralement les normes ayant trait à l’interdiction du recours à la force, de l’esclavage, du génocide, de la piraterie, des traités inégaux et de la discrimination raciale (Eric Suy, op. cit., no 12 ad art. 53 CV, p. 1912 ; Nguyen Quoc Dinh"/Patrick Daillier/Alain Pellet, Droit international public, 7e éd., LGDJ 2002, no 127, p. 205 ss ; Joe Verhoeven, Droit international public, Larcier 2000, p. 341 ss).
Cette liste d’exemples ne comprend pas les droits tirés des articles 14 Pacte ONU II et 6 CEDH, dont se prévaut le recourant. Leur simple reconnaissance par le Pacte international sur les droits civils et politiques et la Convention européenne des droits de l’homme ne leur confère pas encore le caractère de norme impérative du droit international général. Il résulte en outre des travaux à l’origine de l’article 53 CV et de la lettre de cette disposition qu’on ne saurait en principe concevoir un jus cogens régional (Eric Suy, op. cit., no 9 ad art. 53 CV, p. 1910 ; le sujet est controversé en doctrine, cf. notamment : Eva Kornicker, Ius cogens und Umweltvölkerrecht, Thèse Bâle 1997, p. 62 ss et les nombreuses références citées).
8.3 Il est vrai qu’en cas de danger exceptionnel menaçant l’existence de la nation, l’article 4 paragraphes 1 et 2 Pacte ONU II autorise, sous certaines conditions, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le Pacte, à l’exception de celles prévues par les articles 6, 7, 8 (paragraphes 1 et 2), 11, 15, 16 et 18 (droit à la vie, interdiction de la torture, interdiction de l’esclavage, interdiction de la détention pour dette, interdiction de rétroactivité de la loi pénale, reconnaissance de la personnalité juridique, liberté de pensée, de croyance et de religion). L’article 15 paragraphes 1 et 2 CEDH prévoit également une clause d’état d’urgence permettant de déroger aux obligations de la Convention et exclut également toute dérogation aux articles 2, 3, 4 (paragraphe 1) et 7 (droit à la vie, interdiction de la torture, interdiction de l’esclavage, pas de peine sans loi). Certains auteurs considèrent que les droits et interdictions énumérés par les articles 4 paragraphe 2 Pacte ONU II et 15 paragraphe 2 CEDH correspondent au noyau central des droits de l’homme et pourraient de ce fait revêtir le caractère de normes impératives de droit international général (Stefan Oeter, Ius cogens und der Schutz der Menschenrechte, in : Liber amicorum Luzius Wildhaber 2007, p. 499 ss, p. 507 ss) ; pour d’autres auteurs, il ne s’agirait que d’un indice en ce sens (Eva Kornicker, Ius cogens und Umweltvölkerrecht, Thèse Bâle 1997, p. 58 ss). Cette dernière opinion semble correspondre à celle de l’(ancienne) Commission des droits de l’homme [recte : Comité des droits de l’homme] pour qui la liste des droits auxquels l’article 4 paragraphe 2 Pacte ONU II n’autorise aucune dérogation peut certes être mise en relation, mais ne se confond pas, avec la question de savoir si certains droits de l’homme revêtent le caractère de norme impérative du droit international général (Observations générales 29/72 du 24 juillet 2001 fondées sur l’article 40 paragraphe 4 Pacte ONU II, ch. 11, publiées in : Manfred Nowak, U.N. Covenant on civil and political Rights, CCPR Commentary, Kehl 2005, p. 1145 ss, p. 1149). En l’espèce, il n’est pas nécessaire de trancher cette question du moment que les articles 14 Pacte ONU II et 6 CEDH ne figurent de toute façon pas dans les énumérations des articles 4 paragraphe 2 Pacte ONU II et 15 § 2 CEDH.
8.4 Par conséquent, contrairement à ce qu’affirme le recourant, ni les garanties fondamentales de procédure, ni le droit de recours effectif des articles 6 et 13 CEDH et 14 Pacte ONU II, ne revêtent pour eux-mêmes le caractère de normes impératives de droit international général (jus cogens), en particulier dans le cadre de la procédure de confiscation qui porte sur la propriété du recourant (dans le même sens : arrêt du Tribunal fédéral suisse 1A.45/2007 du 14 novembre 2007 en la cause Nada c. DFE, consid. 7.3 ; arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 21 septembre 2005, Yusuf et Al Barakaat International Foundation/Conseil et Commission, T-306/01 Rec. 2005 II p. 3533, paragraphes 307 et 341 ; arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 21 septembre 2005, Kadi/Conseil et Commission, T-315/01 Rec. 2005 II p. 3649, paragraphes 268 et 286 ; arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 12 juillet 2006, Ayadi/Conseil, T-253/02 Rec. 2006 II p. 2139, paragraphe 116 ; arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 12 juillet 2006, Hassan/Conseil et Commission, T-49/04 Rec. 2006 II p. 52, paragraphe 92).
Quant aux droits garantis par les articles 29 ss Cst., il s’agit de droit national qui ne saurait constituer du jus cogens et faire obstacle à la mise en œuvre par la Suisse de la Résolution 1483 (2003).
9. Selon le recourant, la Suisse disposerait d’une latitude suffisante, même au regard de ses obligations vis-à-vis du Conseil de sécurité, pour respecter les devoirs qui lui incombent en vertu des articles 14 Pacte ONU II et 6 CEDH. Il serait nécessaire, selon lui, de distinguer la question de la radiation de son nom sur la liste établie par le comité des sanctions 1518 de celle de la confiscation des avoirs gelés : la question de la confiscation pourrait faire l’objet d’une procédure équitable, sans violer les obligations résultant de la Charte.
9.1 Cette opinion ne peut être suivie. En effet, la description des mesures (gel des fonds ou d’autres avoirs financiers, transfert immédiat de ceux-ci au Fonds de développement de l’Irak), des personnes et des entités visées (gouvernement irakien précédent, Saddam Hussein, autres hauts responsables de l’ancien régime irakien, membres de leur famille proche, y compris les entités appartenant à ces personnes ou d’autres personnes agissant en leur nom ou selon leurs instructions ou encore se trouvant sous leur contrôle direct ou indirect) ainsi que du mandat confié au comité des sanctions 1518 (recenser les personnes et les entités dont il fait mention au paragraphe 23) est détaillée et ne laisse aucune place à l’interprétation. De même, la liste des personnes et entités établie par le comité des sanctions 1518 ne revêt aucun caractère dispositif. Il ne s’agit pas de décider si le nom du recourant doit y être inscrit ou l’est à bon droit, mais uniquement de constater que ce nom figure dans la liste en cause, qui doit être transposée en droit interne suisse. En affirmant qu’il serait possible de traiter séparément la question de la confiscation de ses avoirs, le recourant perd de vue que, parmi les mesures imposées aux États membres, figure le transfert immédiat des avoirs gelés au Fonds pour le développement de l’Irak. Cette injonction ne nécessite aucune interprétation ni n’accorde de latitude dans le résultat qu’elle exige des États membres quant au sort des avoirs gelés détenus par des personnes qui, à l’instar du recourant, sont nommément inscrites sur la liste du comité des sanctions 1518. Clairement déterminés, ces avoirs doivent être transférés au Fonds pour le développement de l’Irak. Sous cet angle, la présente cause diffère de celle jugée par le Tribunal de première instance des Communautés européennes opposant l’Organisation des Modjahedines du peuple d’Iran au Conseil de l’Union européenne. Cette affaire avait pour objet la Résolution 1373 (2001) du 28 septembre 2001 instituant des mesures destinées à lutter contre le terrorisme ; cette résolution exigeait des États membres des Nations unies – en l’occurrence à la Communauté européenne – l’identification concrète des personnes, groupes et entités dont les fonds devaient être gelés, parce qu’elle ne donnait aucune liste de ces derniers. Le Tribunal de première instance a jugé que leur désignation devait respecter les garanties de procédure (arrêt du Tribunal de première instance des Communautés européennes du 12 décembre 2006, Organisation des Modjahedines du peuple d’Iran/Conseil, T‑228/02, non encore publié au Recueil).
9.2 Dans ces conditions, contrairement à ce qu’affirme le recourant, la mise en œuvre de la Résolution 1483 (2003) exige de la Suisse qu’elle se tienne strictement aux mesures instaurées et aux décisions du comité des sanctions 1518, qui, sous réserve d’une éventuelle violation du jus cogens par le Conseil de sécurité, ne laisse aucune place, même sous couvert du respect des garanties de procédure de la Convention européenne de droits de l’homme, du Pacte international des droits civils et politiques ainsi que de la Constitution suisse, à un examen de la procédure d’inscription du recourant sur la liste publiée par le comité des sanctions 1518, ou encore à la vérification du bien-fondé de l’inscription.
10. Le recourant soutient encore que l’article 4 de l’ordonnance sur la confiscation conférerait au Tribunal fédéral un plein pouvoir de cognition, lui permettant de sanctionner le fait que l’autorité inférieure n’aurait pas vérifié le bien-fondé de la confiscation de ses avoirs ou, en d’autres termes, qu’elle aurait admis à tort leur confiscation sur la seule base de sa désignation sur la liste annexe à la Résolution 1483 (2003), sans pallier la violation de ses droits de procédure découlant notamment des articles 29 ss Cst.
10.1 Selon les considérants qui précèdent, l’article 4 de l’ordonnance sur la confiscation ne saurait autoriser le Tribunal fédéral, pas plus que l’autorité intimée, à vérifier si l’inscription du recourant sur la liste publiée par le comité des sanctions 1518 s’est faite conformément aux garanties de procédure des articles 14 Pacte ONU, 6 CEDH et 29 ss Cst. Sous réserve de l’examen de la violation du jus cogens, comme cela a été démontré ci-dessus, la Suisse n’est en effet pas autorisée à contrôler la validité des décisions du Conseil de sécurité, notamment de la Résolution 1483 (2003), même sous l’angle du respect des garanties de procédure ni d’en guérir, le cas échéant, les vices. En effet, cela pourrait avoir pour effet de priver l’article 25 de la Charte de tout effet utile, ce qui serait le cas si les avoirs gelés du recourant n’étaient pas confisqués et transférés au Fonds pour le développement de l’Irak (Eric Suy/Nicolas Angelet, La Charte des Nations unies, Commentaire article par article, sous la direction de Jean-Pierre Cot/Alain Pellet/Mathias Forteau, 3e éd., Economica 2003, art. 25, p. 917).
10.2 En revanche, sous cette réserve, la Suisse est libre de choisir le mode de transposition en droit interne des obligations qui résultent de la Résolution 1483 (2003), ainsi que les modalités du transfert des avoirs gelés. Le Conseil fédéral a fait usage de ce choix en distinguant les mesures de gel des avoirs de celles tendant au transfert des avoirs gelés. Le Département fédéral a pour sa part suspendu la procédure de confiscation sur requête du recourant qui cherchait à saisir le comité des sanctions et ne l’a reprise que sur requête expresse du recourant. Sous la même réserve, le Conseil fédéral était habilité à garantir le droit d’être entendu des titulaires d’avoirs gelés avant que ne soit prononcée la décision de confiscation. Il était également habilité à ouvrir la voie du recours de droit administratif contre de telles décisions.
En l’espèce, le recourant a fait plein usage de son droit d’être entendu puisqu’il a eu accès au dossier du Département fédéral de l’économie, du moins aux pièces bancaires pertinentes, et qu’il a eu l’occasion de s’exprimer devant ce dernier. Il a en outre fait pleinement usage de la voie de droit prévue par l’article 4 de l’ordonnance sur la confiscation en déposant le présent recours de droit administratif. Sous cet angle, qui seul relève de la compétence de la Suisse, force est de constater que le recourant n’émet aucun grief tiré de la violation des articles 26 et 36 Cst. à l’encontre de la procédure de confiscation (cf. consid. 5.4).
Dans un dernier grief enfin, le recourant considère que le refus d’annuler la décision rendue le 16 novembre 2006 par le Département fédéral de l’économie pour violation des garanties de procédure heurte la position maintes fois défendue par la Suisse, le Conseil fédéral ou le Département fédéral des affaires étrangères affirmant le respect intangible qu’il convient de vouer aux droits de l’homme. Il s’agirait là d’une position « indivisible » à l’égard des autres Nations qui aurait été bafouée par la décision rendue le 16 novembre 2006 par le Département fédéral de l’économie.
10.3 Le recourant semble méconnaître le sens qu’il est convenu d’accorder à l’indivisibilité (dans le domaine) des droits de l’homme. Selon la doctrine, le principe de l’indivisibilité des droits de l’homme signifie que les États ne peuvent pas choisir entre les droits de l’homme pour faire prévaloir certains sur d’autres. Ce principe a pour but d’éviter que les gouvernements puissent prétendre défendre les droits de l’homme en choisissant à leur guise sur la liste ceux qu’ils accepteraient et ceux qu’ils négligeraient (Françoise Bouchet-Saulnier, Droits de l’homme, droit humanitaire et justice internationale, Actes Sud 2002, p. 23 et 27 s.).
10.4 En l’espèce, pour autant qu’on le comprenne bien, le recourant se plaint plutôt de l’attitude de la Suisse qu’il juge contradictoire. Cette opinion perd de vue que l’ordre juridique positif tel qu’il a été exposé ci-dessus s’impose en vertu de l’article 190 Cst. et pour des motifs de sécurité du droit : La Suisse ne saurait à elle seule radier le recourant de la liste établie par le comité des sanctions qui détient seul cette compétence, quand bien même la procédure à cet effet n’est pas entièrement satisfaisante (cf. arrêt 1A.45/2007 du 14 novembre 2007, consid. 8.3). Au demeurant, il n’est pas contradictoire de la part des autorités fédérales d’en constater l’imperfection et, comme en l’espèce, de plaider et d’agir sur le plan politique pour le respect intangible des droits de l’homme notamment dans les procédures d’inscription et de radiation appliquées par le comité des sanctions 1518. Sous cet angle, le comportement de la Suisse ne viole pas non plus les articles 26, 29 ss Cst., les articles 6 et 13 CEDH ainsi que l’article 14 du Pacte ONU II.
11. Le recours doit par conséquent être rejeté. Le Tribunal fédéral juge toutefois que, dans le cadre du pouvoir et de la liberté d’exécution de la Suisse (cf. consid. 10.2), il appartient à l’autorité intimée d’octroyer au recourant un bref et dernier délai, avant de passer à l’exécution de la décision du 16 novembre 2006 – dont l’entrée en force est acquise par le rejet du présent recours – pour qu’il puisse saisir, s’il le désire, le comité des sanctions 1518 d’une nouvelle procédure de radiation selon les modalités améliorées de la Résolution 1730 (2006) du 19 décembre 2006, dont le recourant n’a pas eu l’occasion de faire usage, tous ses espoirs reposant à tort sur le présent recours de droit administratif.
12. Le recours est ainsi rejeté dans le sens des considérants (...) »
C. Les faits ultérieurs
30. Le 13 juin 2008, les requérants présentèrent, dans le cadre de la procédure prévue par la Résolution 1730 (2006), une demande de radiation de la liste, qui fut rejetée le 6 janvier 2009.
31. Par un préavis favorable émis par le SECO le 26 septembre 2008, les requérants furent informés de l’autorisation de recourir aux avoirs gelés en Suisse pour régler les futurs honoraires d’un avocat américain, dans la mesure où les activités de ce dernier se limitaient à leur défense en rapport avec la procédure de confiscation en Suisse et avec la procédure de radiation. Depuis 2007, à quatre reprises (dont la dernière le 26 février 2009) le SECO, sur le fondement de l’article 2, alinéa 3, de l’ordonnance sur l’Irak, fit droit aux demandes des requérants et autorisa que des montants fussent débloqués en vue du paiement des frais d’avocat afférents aux décisions de confiscation. Selon les informations fournies par le gouvernement suisse et non démenties par les requérants, le SECO a débloqué environ 850 000 francs suisses (CHF) pour frais d’avocat et plus de 200 000 CHF pour des avances de frais de procédure.
32. Le 6 mars 2009, les autorités suisses décidèrent de surseoir à l’exécution des décisions de confiscation dans l’attente de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, et de celui du Tribunal fédéral sur la demande de révision interne en cas de constat par la Cour d’une violation de la Convention.
33. Par sa Résolution 1956 (2010) du 15 décembre 2010, le Conseil de sécurité décida de clôturer le Fonds de développement pour l’Irak à compter du 30 juin 2011 et de faire transférer les produits de ce fonds aux comptes des mécanismes successeurs du gouvernement irakien. Le comité des sanctions 1518 poursuit ses activités.
34. Le 20 décembre 2013, le Département fédéral de l’économie rendit deux autres décisions de confiscation portant sur les avoirs au nom du premier requérant gelés auprès de deux banques, en faveur des mécanismes successeurs du gouvernement irakien. Se référant à la décision du Conseil fédéral du 6 mars 2009 (paragraphe 32 ci-dessus), le Département fédéral décida que les avoirs confisqués resteraient bloqués et ne seraient transférés aux destinataires qu’après l’éventuel rejet de la présente requête par la Cour européenne des droits de l’homme, « voire que les décisions de confiscation du 16 novembre 2006 (...) auront été confirmées par le Tribunal fédéral, en cas de révision ». Ces décisions firent l’objet d’un recours devant le Tribunal administratif fédéral qui, le 7 mai 2014, suspendit la procédure en attente de l’arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution fédérale
35. Les articles pertinents de la Constitution fédérale énoncent :
Article 26 : Garantie de la propriété
« 1. La propriété est garantie.
2. Une pleine indemnité est due en cas d’expropriation ou de restriction de la propriété qui équivaut à une expropriation. »
Article 190 : Droit applicable
« Le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. »
B. Les ordonnances du Conseil fédéral
36. Les dispositions pertinentes de l’ordonnance du 7 août 1990 instituant des mesures économiques envers la République d’Irak (« l’ordonnance sur l’Irak »), dans leur version en vigueur à l’époque des faits, se lisaient ainsi :
« Article 1
Interdiction de fournir des biens d’équipement militaires
1. Sont interdits la fourniture, la vente et le courtage de biens d’armement à tous les destinataires en Irak à l’exception du gouvernement de l’Irak ou de la force multinationale au sens de la Résolution 1546 (2004) du Conseil de sécurité.
2. L’alinéa 1 ne s’applique que dans la mesure où la loi fédérale du 13 décembre 1996 sur le matériel de guerre et la loi du 13 décembre 1996 sur le contrôle des biens ainsi que leurs ordonnances d’application ne sont pas applicables.
(...)
Article 2
Gel des avoirs et des ressources économiques
1. Sont gelés les avoirs et les ressources économiques :
a) appartenant à ou sous contrôle de l’ancien gouvernement irakien ou d’entreprises ou de corporations sous le contrôle de celui-ci. Ne tombent pas sous le coup de ce gel les avoirs et les ressources économiques des représentations irakiennes en Suisse ainsi que les avoirs et les ressources économiques qui ont été déposés en Suisse par des entreprises ou des corporations publiques irakiennes ou qui leur ont été versés ou transférés après le 22 mai 2003 ;
b) appartenant à ou sous contrôle de hauts responsables de l’ancien gouvernement irakien ou des membres de leurs proches familles ;
c.) appartenant à ou sous contrôle d’entreprises ou de corporations elles-mêmes contrôlées par des personnes visées par la lettre b ou gérées par des personnes agissant au nom ou selon les instructions de personnes visées par la lettre b.
2. Les personnes physiques, entreprises et corporations visées par l’alinéa 1 sont mentionnées à l’annexe. Le Département fédéral de l’économie établit l’annexe d’après les données de l’Organisation des Nations unies.
3. Le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) peut, après avoir consulté les offices compétents du Département fédéral des affaires étrangères et du Département fédéral des finances, autoriser des versements prélevés sur des comptes bloqués, des transferts de biens en capital gelés et le déblocage de ressources économiques gelées afin de protéger des intérêts suisses ou de prévenir des cas de rigueur.
Article 2a
Déclarations obligatoires
1. Les personnes ou les institutions qui détiennent ou gèrent des avoirs dont il faut admettre qu’ils tombent sous le coup du gel des avoirs défini à l’article 2, alinéa 1, doivent les déclarer sans délai au SECO.
1. bis Les personnes ou les institutions qui ont connaissance de ressources économiques dont il faut admettre qu’elles tombent sous le coup du gel des ressources économiques défini à l’article 2, alinéa 1, doivent les déclarer sans délai au SECO.
2. Sur la déclaration doivent figurer le nom du bénéficiaire, l’objet et la valeur des avoirs et des ressources économiques gelés.
3. Les personnes ou les institutions en possession de biens culturels au sens de l’article 1a doivent les déclarer sans délai à l’Office fédéral de la culture.
(...)
Article 2c
Mise en œuvre du gel des ressources économiques
Sur instruction du SECO, les autorités compétentes prennent les mesures nécessaires pour le gel des ressources économiques, p. ex. la mention d’un blocage du registre foncier ou la saisie ou la mise sous scellé des biens de luxe.
(...) »
37. L’ordonnance du 18 mai 2004 sur la confiscation des avoirs et ressources économiques irakiens gelés et leur transfert au Fonds de développement pour l’Irak (« l’ordonnance sur la confiscation »), dans sa version en vigueur à l’époque des faits, est libellée comme suit :
« Article 1
Objet
La présente ordonnance règle :
a) la confiscation des avoirs et des ressources économiques qui sont gelés en vertu de l’article 2, alinéa 1, de l’ordonnance du 7 août 1990 instituant des mesures économiques envers la République d’Irak ; et
b) le transfert des avoirs et du produit de la vente des ressources économiques au Fonds de développement pour l’Irak.
Article 2
Procédure de confiscation
1. Le Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR) est autorisé à confisquer, par voie de décision, les avoirs et les ressources économiques selon l’article 1.
2. Avant la notification de la décision de confiscation il transmet par écrit aux parties un projet de cette décision. Les parties peuvent se prononcer dans un délai de 30 jours.
Article 3
Exceptions
Le DEFR peut, après avoir consulté les offices compétents du Département fédéral des affaires étrangères et du Département fédéral des finances autoriser des exceptions afin de prévenir des cas de rigueur. Les demandes y relatives sont à présenter au DEFR dans le délai prévu à l’article 2, alinéa 2.
Article 4
Recours
Les décisions de confiscation du DEFR peuvent faire l’objet d’un recours au Tribunal administratif fédéral.
Article 5
Transfert au Fonds de développement pour l’Irak
Dès que la décision de confiscation a acquis autorité de chose jugée, le DEFR procède au transfert des avoirs confisqués ainsi que du produit de la vente des ressources économiques confisquées au Fonds de développement pour l’Irak.
Article 6
Entrée en vigueur et durée de validité
1. La présente ordonnance entre en vigueur le 1er juillet 2004 et a effet jusqu’au 30 juin 2007.
2. La durée de validité de la présente ordonnance est prolongée jusqu’au 30 juin 2010.
3. La durée de validité de la présente ordonnance est prolongée jusqu’au 30 juin 2013. »
C. La jurisprudence du Tribunal fédéral
38. L’affaire Makhlouf c. Département fédéral de l’économie (partiellement publié aux ATF 139 II 384 ; 2C_721/2012) concernait l’adoption par la Suisse de sanctions parallèles à celles édictées par une décision du Conseil de l’Union européenne (organisation à laquelle la Suisse n’appartient pas mais qui est son « principal partenaire commercial » au sens de la loi fédérale sur les embargos) et visant des personnes proches du régime de Bachar Al-Assad (Syrie). Le requérant contestait son inscription sur les listes annexées aux ordonnances adoptées par le Conseil fédéral et le gel de ses avoirs financiers résultant de cette inscription. Dans son arrêt du 27 mai 2013, le Tribunal fédéral (IIe Cour de droit public) accepta d’examiner la substance du grief du requérant, y compris à la lumière des droits fondamentaux, mais, n’ayant relevé ni arbitraire ni excès de pouvoir en matière de sanctions internationales, il rejeta les demandes.
39. De même, dans l’affaire X c. Département fédéral des affaires étrangères (ATF 141 I 20), qui concernait des sanctions édictées par le Conseil fédéral suisse contre des personnes proches du régime de l’ancien président égyptien Hosni Mubarak, le requérant contestait son inscription sur la liste annexée à l’ordonnance du Conseil fédéral, inscription qui avait eu lieu parallèlement à la mise sous séquestre de ses avoirs à la suite d’une demande d’entraide judiciaire formée par les autorités égyptiennes. Dans son arrêt du 13 décembre 2014, le Tribunal fédéral (IIe Cour de droit public) accepta d’examiner la substance du grief du requérant mais, comme dans l’affaire Makhlouf, ne releva aucune apparence d’excès de pouvoir en matière de sanctions internationales. Il rappela toutefois que, eu égard à la nécessité de protéger les droits fondamentaux, les autorités compétentes devaient avancer avec soin et diligence leurs enquêtes, en veillant à ce que la mesure litigieuse cessât de produire ses effets à l’égard du requérant une fois que le but de celle-ci aurait été atteint.
III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX ET EUROPÉENS PERTINENTS
A. La Charte des Nations unies et la jurisprudence pertinente de la Cour internationale de justice
40. Les dispositions pertinentes de la Charte des Nations unies sont ainsi libellées :
Préambule
« Nous, peuples des Nations unies, résolus
(...)
À proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,
(...) »
Article 1
« Les buts des Nations unies sont les suivants :
(...)
3. Réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion ;
(...) »
Article 24
« 1. Afin d’assurer l’action rapide et efficace de l’Organisation, ses membres confèrent au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales et reconnaissent qu’en s’acquittant des devoirs que lui impose cette responsabilité le Conseil de sécurité agit en leur nom.
2. Dans l’accomplissement de ces devoirs, le Conseil de sécurité agit conformément aux buts et principes des Nations unies. Les pouvoirs spécifiques accordés au Conseil de sécurité pour lui permettre d’accomplir lesdits devoirs sont définis aux Chapitres VI, VII, VIII et XII.
(...) »
Article 25
« Les membres de l’Organisation conviennent d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à la présente Charte.
(...) »
Article 41
« Le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut inviter les membres des Nations unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent comprendre l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques. »
Article 48
« 1. Les mesures nécessaires à l’exécution des décisions du Conseil de sécurité pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales sont prises par tous les membres des Nations unies ou certains d’entre eux, selon l’appréciation du Conseil.
2. Ces décisions sont exécutées par les membres des Nations unies directement et grâce à leur action dans les organismes internationaux appropriés dont ils font partie. »
Article 55
« En vue de créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, les Nations unies favoriseront :
(...)
c) le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion. »
Article 103
« En cas de conflit entre les obligations des membres des Nations unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront. »
41. La Cour internationale de justice (CIJ) a affirmé la primauté des obligations fondées sur la Charte des Nations unies sur toute autre obligation née d’un autre accord international, que celui-ci ait été conclu avant ou après la Charte et qu’il ait ou non une portée simplement régionale. Dans l’affaire Nicaragua c. États-Unis d’Amérique (CIJ Recueil 1984, p. 392, § 107), elle a déclaré :
« (...) Il importe aussi de ne pas perdre de vue que tous les accords régionaux, bilatéraux et même multilatéraux, que les Parties à la présente affaire peuvent avoir conclus au sujet du règlement des différends ou de la juridiction de la Cour internationale de justice, sont toujours subordonnés aux dispositions de l’article 103 de la Charte (...) »
42. Dans l’avis consultatif Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité (CIJ Recueil 1971, p. 54, § 116) qu’elle a rendu le 21 juin 1971, la CIJ a dit :
« (...) lorsque le Conseil de sécurité adopte une décision aux termes de l’article 25 conformément à la Charte, il incombe aux États membres de se conformer à cette décision, notamment aux membres du Conseil de sécurité qui ont voté contre elle et aux membres des Nations unies qui ne siègent pas au Conseil. Ne pas l’admettre serait priver cet organe principal des fonctions et pouvoirs essentiels qu’il tient de la Charte. »
43. La CIJ a confirmé ce principe dans son ordonnance du 14 avril 1992 sur les Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni) mesures conservatoires (CIJ Recueil 1992, p. 15, § 39, ci-après « Lokerbie ») dans les termes suivants :
« Considérant que la Libye et le Royaume-Uni, en tant que membres de l’organisation des Nations unies, sont dans l’obligation d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à l’article 25 de la Charte (...) et que, conformément à l’article 103 de la Charte, les obligations des Parties à cet égard prévalent sur leurs obligations en vertu de tout autre accord international (...) »
B. Traités internationaux à portée universelle
1. La Convention de Vienne sur le droit des traités
44. Les dispositions pertinentes de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, entrée en vigueur à l’égard de la Suisse le 6 juin 1990, se lisent ainsi :
Article 30
Application de traités successifs portant sur la même matière
« 1. Sous réserve des dispositions de l’article 103 de la Charte des Nations unies, les droits et obligations des États parties à des traités successifs portant sur la même matière sont déterminés conformément aux paragraphes suivants.
2. Lorsqu’un traité précise qu’il est subordonné à un traité antérieur ou postérieur ou qu’il ne doit pas être considéré comme incompatible avec cet autre traité, les dispositions de celui-ci l’emportent.
3. Lorsque toutes les parties au traité antérieur sont également parties au traité postérieur, sans que le traité antérieur ait pris fin ou que son application ait été suspendue en vertu de l’article 59, le traité antérieur ne s’applique que dans la mesure où ses dispositions sont compatibles avec celles du traité postérieur.
4. Lorsque les parties au traité antérieur ne sont pas toutes parties au traité postérieur :
a) dans les relations entre les États parties aux deux traités, la règle applicable est celle qui est énoncée au paragraphe 3 ;
b) dans les relations entre un État partie aux deux traités et un État partie à l’un de ces traités seulement, le traité auquel les deux États sont parties régit leurs droits et obligations réciproques.
5. Le paragraphe 4 s’applique sans préjudice de l’article 41, de toute question d’extinction ou de suspension de l’application d’un traité aux termes de l’article 60, ou de toute question de responsabilité qui peut naître pour un État de la conclusion ou de l’application d’un traité dont les dispositions sont incompatibles avec les obligations qui lui incombent à l’égard d’un autre État en vertu d’un autre traité. »
Article 53
Traités en conflit avec une norme impérative
du droit international général (jus cogens)
« Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général. Aux fins de la présente Convention, une norme impérative du droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère. »
Article 64
Survenance d’une nouvelle norme impérative
du droit international général (jus cogens)
« Si une nouvelle norme impérative du droit international général survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin. »
2. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques
45. Les parties pertinentes du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (auquel la Suisse a adhéré le 18 juin 1992) se lisent comme suit :
Préambule
« Les États parties au présent Pacte,
Considérant que, conformément aux principes énoncés dans la Charte des Nations unies, la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde,
(...)
Considérant que la Charte des Nations unies impose aux États l’obligation de promouvoir le respect universel et effectif des droits et des libertés de l’homme,
Sont convenus des articles suivants :
(...) »
Article 2 § 3
« Les États parties au présent Pacte s’engagent à :
a) garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d’un recours utile, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ;
b) garantir que l’autorité compétente, judiciaire, administrative ou législative, ou toute autre autorité compétente selon la législation de l’État, statuera sur les droits de la personne qui forme le recours et développer les possibilités de recours juridictionnel ;
c) garantir la bonne suite donnée par les autorités compétentes à tout recours qui aura été reconnu justifié. »
Article 14 § 1
« (...) Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. (...) »
Article 46
« Aucune disposition du présent Pacte ne doit être interprétée comme portant atteinte aux dispositions de la Charte des Nations unies et des constitutions des institutions spécialisées qui définissent les responsabilités respectives des divers organes de l’Organisation des Nations unies et des institutions spécialisées en ce qui concerne les questions traitées dans le présent Pacte. »
C. Les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies pertinentes en l’espèce
1. La Résolution 1483 (2003)
46. Dans sa partie pertinente en l’espèce, la Résolution 1483 (2003) du 22 mai 2003 est ainsi libellée :
« Le Conseil de sécurité,
Rappelant toutes ses résolutions antérieures sur la question,
Réaffirmant la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Irak,
(...)
Soulignant le droit du peuple irakien de déterminer librement son avenir politique et d’avoir le contrôle de ses ressources naturelles, se félicitant de ce que toutes les parties concernées se soient engagées à appuyer la création des conditions lui permettant de le faire le plus tôt possible et se déclarant résolu à ce que le jour où les Irakiens se gouverneront eux-mêmes vienne rapidement,
(...)
Résolu à ce que les Nations unies jouent un rôle crucial dans le domaine humanitaire, dans la reconstruction de l’Irak et dans la création et le rétablissement d’institutions nationales et locales permettant l’établissement d’un gouvernement représentatif,
Prenant note de la déclaration des ministres des finances et des gouverneurs des banques centrales du Groupe des sept pays les plus industrialisés, en date du 12 avril 2003, dans laquelle ceux-ci ont reconnu la nécessité d’un effort multilatéral pour aider à la reconstruction et au développement de l’Irak, de même que celle d’une assistance du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale pour appuyer cet effort,
(...)
Considérant que la situation en Irak, si elle s’est améliorée, continue de menacer la paix et la sécurité internationales,
Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies,
1. Appelle les États membres et les organisations concernées à aider le peuple irakien dans les efforts qu’il déploie pour réformer ses institutions et reconstruire le pays et de contribuer à assurer la stabilité et la sécurité en Irak conformément à la présente résolution ;
2. Exhorte tous les États membres qui sont en mesure de le faire à répondre immédiatement aux appels humanitaires lancés par l’Organisation des Nations unies et d’autres organismes internationaux en faveur de l’Irak et à contribuer à répondre aux besoins humanitaires et autres de la population irakienne en apportant des vivres et des fournitures médicales ainsi que les ressources nécessaires à la reconstruction de l’Irak et à la remise en état de son infrastructure économique ;
3. Demande à tous les États membres de refuser de donner refuge aux membres de l’ancien régime irakien présumés responsables de crimes et d’atrocités et de soutenir toute action visant à les traduire en justice ;
(...)
8. Demande au Secrétaire général de désigner un représentant spécial pour l’Irak qui aura, de façon indépendante, la responsabilité de faire régulièrement rapport au Conseil sur les activités qu’il mènera au titre de la présente résolution, de coordonner l’action des Nations unies au lendemain du conflit en Irak, d’assurer la coordination des efforts déployés par les organismes des Nations unies et les organisations internationales fournissant une aide humanitaire et facilitant les activités de reconstruction en Irak et, en coordination avec l’Autorité, de venir en aide à la population irakienne en :
(...)
d) Facilitant la reconstruction des infrastructures clefs, en coopération avec d’autres organisations internationales;
e) Favorisant le relèvement économique et l’instauration de conditions propices au développement durable, notamment en assurant la coordination avec les organisations nationales et régionales, selon qu’il conviendra, et avec la société civile, les donateurs et les institutions financières internationales ;
(...)
g) Assurant la promotion de la protection des droits de l’homme ;
(...)
9. Appuie la formation par le peuple irakien, avec l’aide de l’Autorité et en collaboration avec le Représentant spécial, d’une administration provisoire irakienne qui servira d’administration transitoire dirigée par des Irakiens jusqu’à ce qu’un gouvernement représentatif, reconnu par la communauté internationale, soit mis en place par le peuple irakien et assume les responsabilités de l’Autorité ;
(...)
12. Prend acte de la création d’un Fonds de développement pour l’Irak, qui sera détenu par la Banque centrale d’Irak et audité par des experts-comptables indépendants approuvés par le Conseil international consultatif et de contrôle du Fonds de développement pour l’Irak, et attend avec intérêt la réunion prochaine du Conseil international consultatif et de contrôle, qui comptera parmi ses membres des représentants dûment habilités du Secrétaire général, du Directeur général du Fonds monétaire international, du Directeur général du Fonds arabe de développement économique et social et du président de la Banque mondiale ;
13. Note également que les ressources du Fonds de développement pour l’Irak seront décaissées selon les instructions données par l’Autorité, en consultation avec l’administration provisoire irakienne, aux fins prévues au paragraphe 14 ci-dessous ;
14. Souligne que le Fonds de développement pour l’Irak sera utilisé dans la transparence pour répondre aux besoins humanitaires du peuple irakien, pour la reconstruction économique et la remise en état de l’infrastructure de l’Irak, la poursuite du désarmement de l’Irak, les dépenses de l’administration civile irakienne et à d’autres fins servant les intérêts du peuple irakien ;
15. Demande instamment aux institutions financières internationales d’aider le peuple irakien à reconstruire et à développer son économie et de faciliter les activités d’assistance de la communauté des donateurs dans son ensemble, et se félicite du fait que les créanciers, notamment ceux du Club de Paris, sont disposés à chercher une solution aux problèmes de la dette souveraine de l’Irak ;
(...)
19. Décide de dissoudre à l’issue de la période de six mois visée au paragraphe 16 ci-dessus, le Comité créé en application du paragraphe 6 de la Résolution 661 (1990), et décide en outre que le Comité recensera les personnes et les entités dont il est fait mention au paragraphe 23 ci-après ;
(...)
22. Notant qu’il importe d’établir un gouvernement représentatif reconnu par la communauté internationale en Irak et qu’il est souhaitable de restructurer rapidement la dette irakienne comme il est indiqué au paragraphe 15 ci-dessus, décide en outre que jusqu’au 31 décembre 2007, à moins que le Conseil n’en convienne autrement, le pétrole, les produits pétroliers et le gaz naturel provenant d’Irak ne pourront, jusqu’à ce que le titre les concernant soit transmis à l’acquéreur initial, faire l’objet d’aucune procédure judiciaire ni d’aucun type de saisie, saisie-arrêt ou autre voie d’exécution, que tous les États devront prendre toutes les mesures voulues dans le cadre de leurs systèmes juridiques nationaux respectifs pour assurer cette protection et que le produit de la vente de ces produits et les obligations y afférentes, ainsi que les avoirs du Fonds de développement pour l’Irak, bénéficieront de privilèges et immunités équivalents à ceux dont bénéficie l’Organisation des Nations unies, à cela près que lesdits privilèges et immunités ne s’appliqueront pas aux procédures judiciaires à l’occasion desquelles il est nécessaire d’utiliser ce produit ou ces obligations pour réparer des dommages liés à un accident écologique, notamment une marée noire, survenant après la date d’adoption de la présente résolution ;
23. Décide que tous les États membres où se trouvent :
a) Des fonds ou d’autres avoirs financiers ou ressources économiques du Gouvernement irakien précédent ou d’organes, entreprises ou institutions publiques qui avaient quitté l’Irak à la date d’adoption de la présente résolution, ou
b) Des fonds ou d’autres avoirs financiers ou ressources économiques sortis d’Irak ou acquis par Saddam Hussein ou d’autres hauts responsables de l’ancien régime irakien ou des membres de leur famille proche, y compris les entités appartenant à ces personnes ou à d’autres personnes agissant en leur nom ou selon leurs instructions, ou se trouvant sous leur contrôle direct ou indirect,
sont tenus de geler sans retard ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques et, à moins que ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques n’aient fait l’objet d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale, de les faire immédiatement transférer au Fonds de développement pour l’Irak, étant entendu que, sauf si elles ont été soumises autrement, les demandes présentées par des particuliers ou des entités non gouvernementales concernant ces fonds ou autres avoirs financiers transférés, peuvent être soumises au gouvernement représentatif de l’Irak, reconnu par la communauté internationale ; et décide en outre que les privilèges, immunités et protections prévus au paragraphe 22 s’appliqueront aussi à ces fonds, autres avoirs financiers ou ressources économiques ;
(...)
26. Demande aux États membres et aux organisations internationales et régionales de concourir à l’application de la présente résolution ;
27. Décide de rester saisi de la question. »
2. La procédure d’inscription sur les listes des sanctions : la Résolution 1518 (2003)
47. Les parties pertinentes en l’espèce de la Résolution 1518 (2003) du Conseil de sécurité du 24 novembre 2003 se lisent comme suit :
« Le Conseil de sécurité,
Rappelant toutes ses résolutions antérieures sur la question,
Rappelant en outre la décision qu’il a prise dans sa Résolution 1483 (2003) du 22 mai 2003 de dissoudre le Comité du Conseil de sécurité créé par la Résolution 661 (1990),
Soulignant qu’il importe que tous les États membres s’acquittent des obligations qui leur incombent au titre du paragraphe 10 de la Résolution 1483 (2003),
Considérant que la situation en Iraq, si elle s’est améliorée, continue de menacer la paix et la sécurité internationales,
Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies,
1. Décide de créer, avec effet immédiat, conformément à l’article 28 de son règlement intérieur provisoire, un comité du Conseil de sécurité, comprenant tous les membres du Conseil, qui continuera à recenser, en application du paragraphe 19 de la Résolution 1483 (2003), les personnes et les entités visées dans ce paragraphe, notamment en actualisant la liste des personnes et entités qui ont déjà été recensées par le Comité créé en application du paragraphe 6 de la Résolution 661 (1990), et qui lui fera rapport sur ses travaux ;
2. Décide d’adopter les directives (référence SC/7791 IK/365 du 12 juin 2003) et les définitions (référence SC/7831 IK/372 du 29 juillet 2003) précédemment convenues par le Comité créé en application du paragraphe 6 de la Résolution 661 (1990) afin d’appliquer les dispositions des paragraphes 19 et 23 de la Résolution 1483 (2003) et décide en outre que le Comité pourra modifier ces directives et ces définitions en fonction de considérations nouvelles ;
(...)
4. Décide de rester saisi de la question. »
3. Les procédures de radiation des listes de sanctions
a) La Résolution 1730 (2006)
48. La Résolution 1730 (2006) du Conseil de sécurité du 19 décembre 2006, qui établit la procédure de radiation, est ainsi libellée dans sa partie pertinente :
« Le Conseil de sécurité,
Rappelant la déclaration de son président en date du 22 juin 2006 (S/PRST/2006/28),
Soulignant que les sanctions sont un instrument important de maintien et de rétablissement de la paix et de la sécurité internationales,
Soulignant également que tous les États membres ont l’obligation d’appliquer intégralement les mesures contraignantes par lui adoptées,
Toujours résolu à faire en sorte que les sanctions soient ciblées avec soin, tendent à des objectifs clairs et soient appliquées d’une façon qui permette de trouver l’équilibre entre efficacité et incidences négatives possibles,
Ayant à cœur d’assurer que des procédures équitables et claires soient en place pour l’inscription d’individus et d’entités sur les listes des comités des sanctions et pour leur radiation de ces listes, ainsi que pour l’octroi d’exemptions pour raisons humanitaires,
1. Adopte la procédure de radiation indiquée dans le document annexé à la présente résolution et demande au Secrétaire général de créer au Service du secrétariat des organes subsidiaires du Conseil de sécurité un point focal chargé de recevoir les demandes de radiation et d’accomplir les tâches décrites dans ledit document ;
2. Charge les comités des sanctions qu’il a créés, notamment par les Résolutions 1718 (2006), 1636 (2005), 1591 (2005), 1572 (2004), 1533 (2004), 1521 (2005), 1518 (2003), 1267 (1999), 1132 (1997), 918 (1994) et 751 (1992), de modifier leurs lignes directrices en conséquence ;
3. Décide de demeurer saisi de la question.
Procédure de radiation
Le Conseil de sécurité demande au Secrétaire général de créer au Service du secrétariat des organes subsidiaires du Conseil de sécurité un point focal chargé de recevoir les demandes de radiation. Ceux qui souhaitent en présenter une peuvent le faire par l’intermédiaire de ce point focal, selon la procédure décrite ci-après, ou par l’intermédiaire de leur État de résidence ou de nationalité.[2]
Le point focal accomplira les tâches suivantes :
1. Recevoir les demandes de radiation présentées par un requérant (individu(s), groupes, entreprises ou entités figurant sur les listes établies par le Comité des sanctions) ;
2. Vérifier s’il s’agit d’une nouvelle demande ;
3. Si la demande n’est pas nouvelle et si elle n’apporte aucune information supplémentaire, la renvoyer au requérant ;
4. Accuser réception de la demande et informer le requérant de la procédure générale de traitement des demandes ;
5. Transmettre la demande, pour information et observations éventuelles, au(x) gouvernement(s) à l’origine de l’inscription sur la liste et au gouvernement de l’État de nationalité et de l’État de résidence. Ces derniers sont invités à consulter le gouvernement qui est à l’origine de l’inscription sur la liste avant de recommander la radiation. Pour ce faire, ils peuvent s’adresser au point focal, qui peut les mettre en rapport avec le(s) gouvernement(s) à l’origine de l’inscription si celui-ci (ceux-ci) en est (sont) d’accord ;
6. a) Si, à l’issue de ces consultations, un de ces gouvernements recommande la radiation, il fait parvenir sa recommandation, directement ou par l’intermédiaire du point focal, au Président du Comité des sanctions, accompagnée de ses explications. Le Président inscrit alors la demande de radiation à l’ordre du jour du Comité ;
b) Si l’un des gouvernements qui ont été consultés en application du paragraphe 5 ci-dessus s’oppose à la demande de radiation, le point focal en informe le Comité et transmet à celui-ci copie de la demande de radiation. Tout membre du Comité ayant des informations en faveur de la radiation est invité à en faire part aux gouvernements qui ont examiné la demande de radiation en application du paragraphe 5 ci-dessus ;
c) Si, après un délai raisonnable (trois mois), aucun des gouvernements saisis de la demande de radiation en application du paragraphe 5 ci-dessus n’a ni formulé d’observations ni fait savoir au Comité qu’il est en voie de traiter la demande de radiation et qu’il a besoin d’un délai supplémentaire de durée déterminée, le point focal en informe tous les membres du Comité et leur transmet copie de la demande de radiation. Tout membre du Comité peut, après avoir consulté le(s) gouvernement(s) à l’origine de l’inscription sur la liste, recommander la radiation en envoyant la demande au Président du Comité des sanctions, accompagnée de ses explications. (Il suffit qu’un membre du Comité se prononce en faveur de la radiation pour que cette question soit inscrite à l’ordre du jour du Comité.) Si, après un mois, aucun membre du Comité ne recommande la radiation de la liste, la demande est réputée rejetée et le président du Comité en informe le point focal ;
7. Transmettre au Comité, pour information, toutes les communications reçues des États membres ;
8. Informer le requérant, selon le cas :
a) Que le Comité des sanctions a décidé d’accéder à la demande de radiation ;
b) Que le Comité des sanctions a achevé l’examen de la demande de radiation et que le requérant reste inscrit sur la liste. »
b) Autres procédures
49. Par la Résolution 1904 (2009) du 17 décembre 2009 concernant le régime des sanctions contre Al-Qaïda, Oussama ben Laden et les Talibans, le Conseil de sécurité créa un poste de Médiateur indépendant afin d’assister le comité des sanctions compétent dans son examen des demandes de radiation de la liste. D’après la résolution, le Médiateur reçoit les demandes de radiation conformément aux modalités définies à l’annexe II à la résolution et établit un « rapport d’ensemble » à l’intention du Comité dans un délai fixé à l’avance. Par les Résolutions 1989 (2011), 2083 (2012) et 2161 (2014), le Conseil de sécurité a considérablement élargi les fonctions et les compétences du Médiateur. Désormais, le Médiateur peut formuler des recommandations concernant les demandes de radiation. S’il recommande la radiation et si le comité des sanctions ne décide pas, par consensus, de maintenir la personne sur la liste dans les soixante jours qui suivent, l’intéressé est considéré comme rayé de la liste. Il y a lieu de remarquer que ce mécanisme, ainsi que l’office du Médiateur lui-même, ont été créés postérieurement aux faits de l’affaire, la demande de radiation des requérants ayant été rejetée par le comité des sanctions en janvier 2009.
50. Il convient de noter également que les requérants dans la présente affaire ne pourraient pas bénéficier de cette procédure, car le mandat du Médiateur se limite aux sanctions décrétées contre les membres d’Al‑Qaïda et ne concerne pas les sanctions prononcées contre les responsables de l’ancien régime irakien.
D. La Résolution A/RES/68/178 de l’Assemblée générale des Nations unies
51. Les parties pertinentes en l’espèce de la Résolution A/RES/68/178 de l’Assemblée générale des Nations unies du 18 décembre 2013 (dépourvue de force obligatoire) se lisent ainsi :
« L’Assemblée générale,
(...)
1. Réaffirme que les États doivent s’assurer que toute mesure prise pour combattre le terrorisme est conforme aux obligations que leur impose le droit international, en particulier le droit des droits de l’homme, le droit des réfugiés et le droit humanitaire ;
(...)
12. Engage instamment les États à veiller, tout en s’employant à respecter pleinement leurs obligations internationales, au respect de l’état de droit et à prévoir les garanties nécessaires en matière de droits de l’homme dans les procédures nationales d’inscription de personnes et d’entités sur des listes aux fins de la lutte antiterroriste ;
(...) »
E. Les avis du Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste
1. La déclaration de M. Scheinin
52. Le 29 juin 2011, le premier Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, M. Martin Scheinin, a publié une déclaration comportant notamment le passage suivant :
[traduction du greffe]
« (...) les procédures suivies par le Comité 1267 du Conseil de sécurité pour l’inscription et la radiation des terroristes ne répondent pas aux exigences internationales en matière de protection des droits de l’homme en ce qui concerne l’accès aux tribunaux et un procès équitable. Par conséquent, il est d’avis que, tant qu’un accès effectif à la justice n’est pas garanti au niveau des Nations unies lorsque des individus ou des entités sont inscrits sur des listes comme étant des terroristes, les tribunaux nationaux (ou ceux de l’Union européenne) devront exercer un contrôle judiciaire des mesures nationales (ou de celles de l’Union européenne) mettant en œuvre les sanctions (...) »
2. Le rapport de B. Emmerson
53. Le 26 septembre 2012, le successeur de M. Scheinin, M. Ben Emmerson, a présenté son rapport annuel (A/67/396) à l’Assemblée générale des Nations unies. Il y énumère les activités menées entre le 3 avril et le 31 août 2012 et évalue le mandat du bureau du Médiateur créé par la Résolution 1904 (2009) du Conseil de sécurité de l’ONU (et modifié par la suite) et sa compatibilité avec les normes internationales en matière de droits de l’homme, en particulier son impact sur les lacunes en matière de respect de la légalité inhérentes au régime des sanctions contre Al-Qaïda établi par le Conseil. Le rapport fait des recommandations visant la modification du mandat afin de le rendre pleinement conforme aux normes internationales en matière de droits de l’homme. Les paragraphes pertinents en l’espèce sont libellés comme suit (références omises) :
« 16. Dans le cadre du régime de sanctions contre Al-Qaida, le Conseil, par le biais de son Comité des sanctions, est chargé de désigner les individus et les entités devant figurer sur la Liste récapitulative et de statuer sur les demandes de radiation présentées. Cette procédure ne concorde pas avec une conception raisonnable du respect de la légalité et donne l’apparence que le Conseil agit en dehors de la loi. Certains membres du Conseil ne sont toutefois pas disposés à laisser un organisme indépendant procéder à un examen juridiquement contraignant des pouvoirs qu’ils détiennent au titre du Chapitre VII. Certains estiment en fait que cela serait contraire aux dispositions de la Charte des Nations unies elle-même, et partant ultra vires.
17. Le Rapporteur spécial n’est pas d’accord avec cette position. Bien que le Conseil de sécurité soit avant tout un organe politique et non pas juridique, il exerce des fonctions quasi législatives et quasi judiciaires dans le contexte actuel. Au titre des articles 25 et 103 de la Charte, les États sont tenus de respecter les décisions obligatoires adoptées par le Conseil en vertu du Chapitre VII, même si cela revient à violer leurs obligations au titre d’un autre traité international. Compte tenu de la présomption, en droit international, d’absence de conflits normatifs, les organes créés en vertu d’instruments relatifs aux droits de l’homme ont mis au point une règle d’interprétation visant à ce que les résolutions du Conseil soient interprétées en partant de l’hypothèse qu’il n’est pas dans l’intention du Conseil de violer les droits fondamentaux. Dans le cas du régime des sanctions contre Al-Qaida, toutefois, le libellé des résolutions concernées interdit cette approche.
(...)
19. En 2005, il a été demandé, dans le Document final du Sommet mondial, au Conseil de sécurité agissant avec le concours du Secrétaire général de veiller à ce que les procédures prévues pour inscrire des particuliers et des entités sur les listes de personnes et d’entités passibles de sanctions et pour les radier de ces listes ainsi que pour octroyer des dérogations à des fins humanitaires soient équitables et transparentes. Le 22 juin 2006, lors de la conclusion de son débat thématique sur l’état de droit, le Conseil de sécurité s’est engagé à donner suite à cette recommandation. Le Conseil a lui-même reconnu que les droits de l’homme et le droit international devaient orienter les initiatives de lutte contre le terrorisme. De façon pertinente, le Conseil inclut, depuis 2008, une déclaration à cet effet dans le préambule de chacune de ses résolutions sur le régime des sanctions 1267 (1989).
20. Conformément à l’article 39 de la Charte, le Conseil considère que le terrorisme international lié à Al-Qaida représente une menace pour la paix et la sécurité internationales et que pour faire face à cette menace, il convient d’adopter un régime de sanctions en vertu de l’Article 41. Le Conseil ne disposant pas de mécanismes d’application qui lui soient propres, la mise en œuvre de ses résolutions est cependant fonction des capacités des États. S’il n’est pas lui-même officiellement lié par le droit international des droits de l’homme lorsqu’il agit en vertu du Chapitre VII (une thèse fortement contestée), il ne fait aucun doute que les États membres, lorsqu’ils appliquent ses décisions, sont liés par des obligations en matière de droits de l’homme. L’expérience montre que l’absence de mécanisme indépendant d’examen judiciaire au niveau des Nations unies compromet sérieusement l’efficacité du régime et influe négativement sur la manière dont sa légitimité est perçue. Les tribunaux nationaux et régionaux et les organes conventionnels estiment qu’ils n’ont pas compétence pour examiner les décisions du Conseil en soi et s’intéressent plutôt aux mesures d’application nationales, dont ils vérifient la compatibilité avec les normes fondamentales en matière de respect de la légalité. En invalidant des textes d’application ou en les déclarant illégaux, une série de décisions judiciaires a d’ailleurs mis en relief le problème.
21. La plus récente de ces décisions est l’arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Nada c. Suisse. La Cour a estimé que les restrictions à la liberté de circulation du requérant imposées par une ordonnance du Conseil fédéral suisse portant application de la Résolution 1267 (1999) (telle que modifiée) violaient l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et constituaient une atteinte à sa vie privée. Le fait que la Cour ait conclu à une violation de l’article 13 de la Convention (droit à un recours effectif devant une instance nationale) a cependant des conséquences pratiques beaucoup plus importantes. La Cour a jugé qu’en l’absence d’un mécanisme d’examen judiciaire effectif au niveau des Nations unies, les États parties à la Convention se devaient, dans le cadre de leur législation nationale, d’offrir un tel recours utile. Cela implique qu’une entité habilitée à déterminer si les mesures étaient justifiées et proportionnées dispose du pouvoir de les invalider et procède à un examen en fait et en droit. L’arrêt Nada renvoie ainsi à la position de la Cour de justice européenne et du Tribunal dans l’affaire Kadi, à savoir que les mesures d’application régionales adoptées par la Commission européenne devaient être jugées à l’aune des normes en matière de droits de l’homme qui lient les institutions communautaires. Le principe retenu dans l’affaire Nada a toutefois des ramifications plus vastes sur le plan géographique que celui de l’affaire Kadi, car il s’applique aux 47 États membres du Conseil de l’Europe, dont trois sont membres permanents du Conseil de sécurité.
22. Préfigurant la décision prise dans l’affaire Nada, l’ancien Rapporteur spécial avait déjà fait remarquer que tant qu’il n’y aurait pas d’examen judiciaire efficace et indépendant des listes au niveau des Nations unies, il était « essentiel que les personnes et entités inscrites sur ces listes soient autorisées à demander l’examen par les tribunaux nationaux de toute mesure prise en application du régime des sanctions établi par la Résolution 1267 (1999) ». L’examen par les tribunaux nationaux ne constitue cependant pas un substitut adéquat à une procédure régulière au niveau des Nations unies, l’État chargé de l’application n’ayant pas forcément accès à toutes les informations justifiant l’inscription sur la Liste (...) Même lorsqu’il y a accès, il peut ne pas être autorisé par l’État à l’origine de l’inscription à divulguer les informations. Cela peut empêcher les tribunaux nationaux ou régionaux de procéder correctement à un examen effectif. Plus généralement, comme l’a fait remarquer la Haut Commissaire aux droits de l’homme, la capacité des individus et des entités à contester leur inscription au niveau national est limitée par l’obligation des États membres en vertu des articles 25 et 103 de la Charte.
23. Même si, à ce jour, les arrêts qui ont été rendus ne remettent pas en cause directement les résolutions du Conseil, ils ont eu pour effet de rendre ces dernières effectivement inexécutables. Si ces résolutions ne peuvent être appliquées légalement aux niveaux national et régional, alors la logique des sanctions universelles est battue en brèche, laissant craindre que les fonds visés par le régime migrent vers des pays qui ne peuvent légalement appliquer le régime. Il est donc impératif que le Conseil trouve une solution compatible avec les normes en matière de droits de l’homme qui lient les États membres (...) »
54. En ce qui concerne plus spécifiquement l’amélioration des garanties procédurales en faveur des personnes dont le nom figure sur la liste établie par le Conseil de sécurité de l’ONU en vertu des Résolutions 1267 (1999) et 1333 (2000), le Rapporteur spécial se prononce comme suit (références omises) :
« 27. Le 17 décembre 2009, le Conseil a adopté la Résolution 1904 (2009), créant un poste de médiateur indépendant pour une période initiale de 18 mois afin d’assister le Comité dans son examen des demandes de radiation de la Liste. La première Médiatrice, Kimberly Prost, ancienne juge ad litem du Tribunal international chargé de juger les personnes accusées de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991, forte de 20 années d’expérience comme Procureure fédérale au Canada, a été nommée par le Secrétaire général le 3 juin 2010. Aux termes de la Résolution 1904 (2009), elle a été chargée de recevoir les demandes de radiation de la Liste conformément aux modalités définies à l’annexe II à la résolution et d’établir un « rapport d’ensemble » à l’intention du Comité dans un délai fixé à l’avance. Elle a également été priée de rendre compte au Conseil, deux fois par an, de l’exécution de son mandat.
28. La procédure prévue par la Résolution 1904 (2009) présentait deux grands inconvénients. Le premier tenait à ce que le Médiateur ne disposait d’aucun pouvoir de recommandation formel. Mme Prost a néanmoins considéré que ses rapports d’ensemble devaient aborder, dans les limites de la norme prescrite, la question de savoir si le maintien sur la Liste était justifié. Dans sa Résolution 1989 (2011), le Conseil a reconnu et entériné cette pratique, donnant pour mission supplémentaire au Médiateur de formuler en conséquence des recommandations concernant les demandes de radiation de la Liste traitées.
29. Le deuxième inconvénient tenait à ce qu’il fallait que le Comité parvienne à un consensus pour qu’une radiation soit prononcée. La modification la plus marquante apportée par la Résolution 1989 (2011) a été de revenir sur cette exigence de consensus. À présent, une recommandation de radiation émanant du Médiateur est automatiquement suivie d’effet 60 jours après que le Comité a achevé son examen du rapport d’ensemble, à moins qu’il n’en décide autrement par consensus. En l’absence de consensus, tout membre du Comité peut renvoyer la demande de radiation de la Liste au Conseil de sécurité (procédure de saisine).
(...)
34. Toutefois, s’agissant de l’apparence (objective) d’indépendance, les failles structurelles demeurent les mêmes. Le Comité des droits de l’homme estime qu’une situation dans laquelle le pouvoir exécutif « est en mesure de contrôler ou de diriger » le pouvoir judiciaire « est incompatible avec le principe de tribunal indépendant ». La Cour européenne des droits de l’homme a également estimé pour sa part qu’une règle prévoyant que des décisions quasi judiciaires soient ratifiées par un organe exécutif ayant le pouvoir de les modifier ou de les abroger était contraire à la « notion même » de tribunal indépendant. Ce principe ne se fonde pas sur l’impression selon laquelle l’existence d’un tel pouvoir pourrait indirectement influencer la manière dont l’organe en question traite les affaires et rend ses décisions. Le « simple fait » qu’un pouvoir exécutif puisse annuler la décision d’un organe quasi judiciaire suffit à priver cet organe de l’« apparence » d’indépendance requise, même si en pratique, tel est rarement le cas, et indépendamment du fait que cette prérogative soit ou ait pu être exercée.
35. Il s’ensuit que, malgré les améliorations notables apportées par la Résolution 1989 (2011), le mandat du Médiateur ne satisfait toujours pas, s’agissant du respect des formes régulières, à l’exigence structurelle d’indépendance objective vis-à-vis du Comité. Le Rapporteur spécial adhère à la recommandation de la Haut Commissaire aux droits de l’homme selon laquelle le Conseil de sécurité doit dorénavant examiner « tous les moyens possibles » d’établir « une procédure quasi judiciaire indépendante » pour l’examen des décisions d’inscription et de radiation. Il est donc nécessaire, à cette fin, que le Comité accepte comme définitifs les rapports d’ensemble de la Médiatrice et qu’il se voit privé, tout comme le Conseil, de son pouvoir de décision. Pour qu’il soit tenu compte de cette modification, le Rapporteur spécial invite le Conseil de sécurité à envisager de renommer le Bureau du Médiateur Bureau de l’Arbitre indépendant.
(...) »
55. Le rapporteur formule les conclusions et recommandations suivantes :
« 59. Saluant les progrès considérables accomplis sur le plan de la régularité de la procédure grâce à la Résolution 1989 (2011) du Conseil de sécurité, le Rapporteur spécial estime néanmoins que le régime des sanctions contre Al-Qaida ne garantit toujours pas le respect des normes internationales minimales en la matière et formule par conséquent les recommandations suivantes :
a) Il conviendrait de revoir le mandat du Bureau du Médiateur pour lui permettre de recevoir les demandes présentées par les personnes et entités inscrites sur la Liste récapitulative en vue : i) d’être radiées de la Liste ; et ii) d’obtenir une dérogation pour des raisons humanitaires, et de se prononcer au sujet de ces demandes en rendant une décision que le Comité des sanctions contre Al-Qaida et le Conseil de sécurité considéreraient comme finale.
(...) »
F. Les travaux de la Commission du droit international des Nations unies
1. Sur l’article 103 de la Charte des Nations unies
56. Le rapport du groupe d’étude de la Commission du droit international (CDI) intitulé « Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international », publié en avril 2006, comporte les observations suivantes relativement à l’article 103 de la Charte des Nations unies :
4. Harmonisation − Intégration systémique
« 37. En droit international, une forte présomption pèse contre le conflit normatif. L’interprétation des traités relève de la diplomatie, or la diplomatie est censée éviter ou atténuer les conflits, ce qui vaut pour le règlement judiciaire. Voici comment Rousseau concevait les devoirs du juge dans l’une des analyses les plus anciennes du conflit de lois qui a conservé toute son utilité :
(...) lorsqu’il est en présence de deux accords de volontés divergentes, il doit être tout naturellement porté à rechercher leur coordination plutôt qu’à consacrer à leur antagonisme [(Charles Rousseau, « De la compatibilité des normes juridiques contradictoires dans l’ordre international », RGDIP, vol. 39 (1932), p. 153)].
38. Ce principe d’interprétation désormais largement accepté peut se formuler de différentes façons. Il peut se présenter sous une forme empirique : en se créant de nouvelles obligations, les États ne sont pas supposés déroger à leurs autres obligations. Jennings et Watts par exemple notent l’existence d’une présomption selon laquelle les parties se proposent quelque chose qui n’est pas incompatible avec les principes généralement reconnus du droit international ni avec des obligations conventionnelles antérieures à l’égard d’États tiers [(Sir Robert Jennings et Sir Arthur Watts (éd.), Oppenheim’s International Law (Londres : Longman, 1992) (9e éd.), p. 1275. Pour l’acceptation plus large de la présomption défavorable au conflit – c’est-à-dire la suggestion de l’harmonie – voir également Pauwelyn, Conflict of Norms, supra, note 21, p. 240 à 244)].
39. Dans l’affaire du Droit de passage, la Cour internationale de justice déclarait :
c’est une règle d’interprétation qu’un texte émanant d’un Gouvernement doit, en principe, être interprété comme produisant et étant destiné à produire des effets conformes et non pas contraires au droit existant [(Affaire du Droit de passage sur le territoire indien (exceptions préliminaires) (Portugal c. Inde), CIJ, Recueil des arrêts, Avis consultatifs et ordonnances, 1957, p. 21)].
(...)
331. L’article 103 ne précise pas que la Charte prime, mais renvoie aux obligations en vertu de la Charte. Outre les droits et obligations prévus par la Charte elle-même, il vise les devoirs découlant de décisions exécutoires des organes des Nations unies. L’article 25, qui fait obligation aux États membres d’accepter et d’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité adoptées au titre du Chapitre VII de la Charte, est le premier exemple qui vient à l’esprit. Même si la primauté des décisions du Conseil de sécurité selon l’article 103 n’est pas expressément prévue dans la Charte, dans la pratique comme dans la doctrine, elle a été largement acceptée (...) »
2. Sur le jus cogens
57. Le projet d’articles sur la responsabilité de l’État et les commentaires y relatifs ont été adoptés par la CDI lors de sa 53e session, en 2001, et ont été soumis à l’Assemblée générale des Nations unies dans le cadre du rapport de la CDI rendant compte des travaux de cette session (Document A/56/10, Annuaire de la CDI, 2001, vol. II(2)). Dans la partie pertinente en l’espèce, l’article 26 et le commentaire y relatif, adopté avec l’article lui-même, se lisent ainsi (références omises) :
Article 26 – Respect de normes impératives
« Aucune disposition du présent chapitre n’exclut l’illicéité de tout fait de l’État qui n’est pas conforme à une obligation découlant d’une norme impérative du droit international général. »
Commentaire
« (...)
5. Les critères à appliquer pour identifier les normes impératives du droit international général sont exigeants. Selon l’article 53 de la Convention de Vienne de 1969, la norme considérée doit non seulement satisfaire à tous les critères régissant sa reconnaissance en tant que norme du droit international général, obligatoire à ce titre, mais en outre être reconnue comme impérative par la communauté internationale des États dans son ensemble. Jusqu’à présent, assez peu de normes impératives ont été reconnues comme telles. Mais diverses juridictions, nationales et internationales, ont affirmé l’idée de normes impératives dans des contextes ne se limitant pas à la validité des traités. Les normes impératives qui sont clairement acceptées et reconnues sont les interdictions de l’agression, du génocide, de l’esclavage, de la discrimination raciale, des crimes contre l’humanité et la torture, ainsi que le droit à l’autodétermination. (...) »
G. La Résolution 1597 (2008) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
58. Le 23 janvier 2008, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution 1597 (2008), intitulée « Listes noires du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’Union européenne » et fondée sur le rapport (Doc. 11454) présenté par M. Dick Marty. L’assemblée y réaffirme que le terrorisme peut et doit être combattu efficacement par des moyens respectant et préservant les droits de l’homme et la prééminence du droit. Elle dit que les organisations internationales, telles que les Nations unies et l’Union européenne, devraient être exemplaires sur ce point. Critiquant fermement les modalités de mise en œuvre par ces organisations des sanctions ciblées, elle estime qu’il est à la fois possible et nécessaire que les États appliquent les différents régimes de sanctions dans le respect de leurs obligations internationales au regard de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
H. La jurisprudence européenne et internationale pertinente
1. La Cour de justice de l’Union européenne : les affaires « Kadi » et leurs suites
a) L’affaire Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation c. Conseil et Commission (« Kadi I »)
59. L’arrêt Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation c. Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes (affaires jointes C-402/05 P et C-415/05 P EU:C:2008:461 ; l’arrêt « Kadi I ») concernait une mesure de gel des avoirs des requérants prise en application de règlements communautaires adoptés dans le cadre de la mise en œuvre des Résolutions 1267 (1999), 1333 (2000) et 1390 (2002) du Conseil de sécurité, lesquelles imposaient notamment à tous les États membres de l’ONU de prendre des mesures pour geler les fonds et autres ressources financières des individus et entités considérés par le comité des sanctions du Conseil de sécurité comme liés à Oussama Ben Laden, au réseau Al-Qaïda ou aux talibans. En l’espèce, les requérants relevaient de cette catégorie et leurs avoirs avaient donc été gelés, mesure qu’ils estimaient constituer une atteinte à leur droit fondamental au respect de leurs biens protégé par le traité instituant la Communauté européenne (« le traité CE »). Ils soutenaient que les règlements communautaires en cause avaient été adoptés ultra vires.
60. Le 21 septembre 2005, le Tribunal de première instance (devenu le 1er décembre 2009 « le Tribunal ») rejeta ces griefs et confirma la licéité des règlements, jugeant essentiellement que l’article 103 de la Charte des Nations unies avait pour effet de faire prévaloir les résolutions du Conseil de sécurité sur toutes les autres obligations internationales (hormis celles découlant du jus cogens), y compris celles issues du traité CE. Il conclut qu’il n’était pas autorisé à examiner des résolutions du Conseil de sécurité, fût-ce de manière incidente, aux fins de vérifier qu’elles respectaient les droits fondamentaux.
61. M. Kadi forma un pourvoi devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE, devenue le 1er décembre 2009 la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)). Ce pourvoi fut examiné en grande chambre conjointement avec une autre affaire. Dans son arrêt, rendu le 3 septembre 2008, la CJCE déclara que, l’ordre juridique communautaire étant un ordre juridique interne et distinct, elle était compétente pour examiner la licéité d’un règlement communautaire adopté au sein de cet ordre juridique, même si celui-ci avait été adopté pour mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité. Elle jugea dès lors que, même s’il ne lui incombait pas d’examiner la régularité des résolutions du Conseil de sécurité, le « juge communautaire » pouvait contrôler les actes communautaires ou les actes des États membres donnant effet à ces résolutions, et que cela « [n’impliquait] pas une remise en cause de la primauté de [la résolution concernée] au plan du droit international ».
62. La CJCE conclut que, les droits fondamentaux faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire, les juridictions communautaires devaient assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité au regard de ces droits de l’ensemble des actes communautaires, y compris ceux visant, tel le règlement en cause, à mettre en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité. Elle s’exprima notamment ainsi :
« (...)
281. À cet égard, il y a lieu de rappeler que la Communauté est une communauté de droit en ce que ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité CE et que ce dernier a établi un système complet de voies de recours et de procédures destiné à confier à la Cour le contrôle de la légalité des actes des institutions (arrêt du 23 avril 1986, Les Verts/Parlement, 294/83, Rec. p. 1339, point 23).
(...)
293. Le respect des engagements pris dans le cadre des Nations unies s’impose tout autant dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationales, lors de la mise en œuvre par la Communauté, par l’adoption d’actes communautaires pris sur le fondement des articles 60 CE et 301 CE, de résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies.
294. Dans l’exercice de cette dernière compétence, la Communauté se doit en effet d’attacher une importance particulière au fait que, conformément à l’article 24 de la Charte des Nations unies, l’adoption, par le Conseil de sécurité, de résolutions au titre du chapitre VII de cette charte constitue l’exercice de la responsabilité principale dont est investi cet organe international pour maintenir, à l’échelle mondiale, la paix et la sécurité, responsabilité qui, dans le cadre dudit chapitre VII, inclut le pouvoir de déterminer ce qui constitue une menace contre la paix et la sécurité internationales ainsi que de prendre les mesures nécessaires pour les maintenir ou les rétablir.
(...)
296. Or, si, du fait de l’adoption d’un tel acte, la Communauté est tenue de prendre, dans le cadre du traité CE, les mesures qu’impose cet acte, cette obligation implique, lorsqu’il s’agit de la mise en œuvre d’une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies, que, lors de l’élaboration de ces mesures, la Communauté tienne dûment compte des termes et des objectifs de la résolution concernée ainsi que des obligations pertinentes découlant de la Charte des Nations unies relatives à une telle mise en œuvre.
297. Par ailleurs, la Cour a déjà jugé que, aux fins de l’interprétation du règlement litigieux, il y a également lieu de tenir compte du texte et de l’objet de la Résolution 1390 (2002), que ce règlement, selon son quatrième considérant, vise à mettre en œuvre (arrêt Möllendorf et Möllendorf-Niehuus, précité, point 54 et jurisprudence citée).
298. Il y a toutefois lieu de relever que la Charte des Nations unies n’impose pas le choix d’un modèle déterminé pour la mise en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de cette charte, cette mise en œuvre devant intervenir conformément aux modalités applicables à cet égard dans l’ordre juridique interne de chaque membre de l’ONU. En effet, la Charte des Nations unies laisse en principe aux membres de l’ONU le libre choix entre différents modèles possibles de réception dans leur ordre juridique interne de telles résolutions.
299. Il découle de l’ensemble de ces considérations que les principes régissant l’ordre juridique international issu des Nations unies n’impliquent pas qu’un contrôle juridictionnel de la légalité interne du règlement litigieux au regard des droits fondamentaux serait exclu en raison du fait que cet acte vise à mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies.
300. Une telle immunité juridictionnelle d’un acte communautaire tel que le règlement litigieux, en tant que corollaire du principe de primauté au plan du droit international des obligations issues de la Charte des Nations unies, en particulier de celles relatives à la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité adoptées au titre du chapitre VII de cette charte, ne trouve par ailleurs aucun fondement dans le traité CE.
(...)
319. Selon la Commission, tant que, dans ledit régime de sanctions, les particuliers ou entités concernés ont une possibilité acceptable d’être entendus grâce à un mécanisme de contrôle administratif s’intégrant dans le système juridique des Nations unies, la Cour ne devrait intervenir d’aucune façon.
320. À cet égard, il convient tout d’abord de relever que, si, effectivement, à la suite de l’adoption par le Conseil de sécurité de plusieurs résolutions, des modifications ont été apportées au régime des mesures restrictives instauré par les Nations unies pour ce qui concerne tant l’inscription sur la liste récapitulative que la radiation de celle-ci [voir, spécialement, les Résolutions 1730 (2006), du 19 décembre 2006, et 1735 (2006), du 22 décembre 2006], ces modifications sont intervenues postérieurement à l’adoption du règlement litigieux, de sorte que, en principe, elles ne sauraient être prises en compte dans le cadre des présents pourvois.
321. En tout état de cause, l’existence, dans le cadre de ce régime des Nations unies, de la procédure de réexamen devant le comité des sanctions, même en tenant compte des modifications récentes apportées à celle-ci, ne peut entraîner une immunité juridictionnelle généralisée dans le cadre de l’ordre juridique interne de la Communauté.
322. En effet, une telle immunité, qui constituerait une dérogation importante au régime de protection juridictionnelle des droits fondamentaux prévu par le traité CE, n’apparaît pas justifiée, dès lors que cette procédure de réexamen n’offre manifestement pas les garanties d’une protection juridictionnelle.
323. À cet égard, s’il est désormais possible pour toute personne ou entité de s’adresser directement au comité des sanctions en soumettant sa demande de radiation de la liste récapitulative au point dit «focal», force est de constater que la procédure devant ce comité demeure essentiellement de nature diplomatique et interétatique, les personnes ou entités concernées n’ayant pas de possibilité réelle de défendre leurs droits et ledit comité prenant ses décisions par consensus, chacun de ses membres disposant d’un droit de veto.
324. Il ressort à cet égard des directives du comité des sanctions, telles que modifiées en dernier lieu le 12 février 2007, que le requérant ayant présenté une demande de radiation ne peut en aucune manière faire valoir lui-même ses droits lors de la procédure devant le comité des sanctions ni se faire représenter à cet effet, le gouvernement de l’État de sa résidence ou de sa nationalité ayant seul la faculté de transmettre éventuellement des observations sur cette demande.
325. En outre, lesdites directives n’imposent pas au comité des sanctions de communiquer audit requérant les raisons et les éléments de preuve justifiant l’inscription de celui-ci sur la liste récapitulative ni de lui donner un accès, même limité, à ces données. Enfin, en cas de rejet de la demande de radiation par ce comité, aucune obligation de motivation ne pèse sur ce dernier.
326. Il découle de ce qui précède que les juridictions communautaires doivent, conformément aux compétences dont elles sont investies en vertu du traité CE, assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité de l’ensemble des actes communautaires au regard des droits fondamentaux faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire, y compris sur les actes communautaires qui, tel le règlement litigieux, visent à mettre en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies.
327. Partant, le Tribunal a commis une erreur de droit en jugeant, aux points 212 à 231 de l’arrêt attaqué Kadi ainsi que 263 à 282 de l’arrêt attaqué Yusuf et Al Barakaat, qu’il découle des principes régissant l’articulation des rapports entre l’ordre juridique international issu des Nations unies et l’ordre juridique communautaire que le règlement litigieux, dès lors qu’il vise à mettre en œuvre une résolution adoptée par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies ne laissant aucune marge à cet effet, doit bénéficier d’une immunité juridictionnelle quant à sa légalité interne sauf pour ce qui concerne sa compatibilité avec les normes relevant du jus cogens.
328. Les moyens des requérants sont donc fondés sur ce point, de sorte qu’il y a lieu d’annuler les arrêts attaqués à cet égard.
329. Il en découle qu’il n’y a plus lieu d’examiner les griefs dirigés contre la partie des arrêts attaqués relative au contrôle du règlement litigieux au regard des règles de droit international relevant du jus cogens et, partant, il n’est pas non plus nécessaire d’examiner le pourvoi incident du Royaume-Uni sur ce point.
330. En outre, dès lors que, dans la partie subséquente des arrêts attaqués relative aux droits fondamentaux spécifiques invoqués par les requérants, le Tribunal s’est limité à examiner la légalité du règlement litigieux au regard de ces seules règles, alors qu’il lui incombait d’effectuer un examen, en principe complet, au regard des droits fondamentaux relevant des principes généraux du droit communautaire, il y a également lieu d’annuler cette partie subséquente desdits arrêts.
Sur les recours devant le Tribunal
331. Conformément à l’article 61, premier alinéa, deuxième phrase, du statut de la Cour de justice, celle-ci, en cas d’annulation de la décision du Tribunal, peut statuer définitivement sur le litige, lorsqu’il est en état d’être jugé.
332. En l’espèce, la Cour estime que les recours en annulation du règlement litigieux introduits par les requérants sont en état d’être jugés et qu’il y a lieu de statuer définitivement sur ceux-ci.
333. Il convient, en premier lieu, d’examiner les griefs que M. Kadi et Al Barakaat ont fait valoir quant à la violation des droits de la défense, en particulier celui d’être entendu, et du droit à un contrôle juridictionnel effectif qu’emporteraient les mesures de gel de fonds telles qu’elles leur ont été imposées par le règlement litigieux.
334. À cet égard, au vu des circonstances concrètes ayant entouré l’inclusion des noms des requérants dans la liste des personnes et des entités visées par les mesures restrictives contenue à l’annexe I du règlement litigieux, il doit être jugé que les droits de la défense, en particulier le droit d’être entendu ainsi que le droit à un contrôle juridictionnel effectif de ceux-ci n’ont manifestement pas été respectés.
335. En effet, selon une jurisprudence constante, le principe de protection juridictionnelle effective constitue un principe général du droit communautaire, qui découle des traditions constitutionnelles communes aux États membres et qui a été consacré par les articles 6 et 13 de la CEDH, ce principe ayant d’ailleurs été réaffirmé à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée le 7 décembre 2000 à Nice (JO C 364, p. 1) (voir arrêt du 13 mars 2007, Unibet, C‑432/05, Rec. p. I-2271, point 37).
336. En outre, au vu de la jurisprudence de la Cour dans d’autres domaines (voir, notamment, arrêts du 15 octobre 1987, Heylens e.a., 222/86, Rec. p. 4097, point 15, ainsi que du 28 juin 2005, Dansk Rørindustri e.a./Commission, C-189/02 P, C 202/02 P, C-205/02 P à C-208/02 P et C-213/02 P, Rec. p. I-5425, points 462 et 463), il doit être conclu en l’espèce que l’efficacité du contrôle juridictionnel, devant pouvoir porter notamment sur la légalité des motifs sur lesquels est fondée, en l’occurrence, l’inclusion du nom d’une personne ou d’une entité dans la liste constituant l’annexe I du règlement litigieux et entraînant l’imposition à ces destinataires d’un ensemble de mesures restrictives, implique que l’autorité communautaire en cause est tenue de communiquer ces motifs à la personne ou entité concernée, dans toute la mesure du possible, soit au moment où cette inclusion est décidée, soit, à tout le moins, aussi rapidement que possible après qu’elle l’a été afin de permettre à ces destinataires l’exercice, dans les délais, de leur droit de recours.
337. Le respect de cette obligation de communiquer lesdits motifs est en effet nécessaire tant pour permettre aux destinataires des mesures restrictives de défendre leurs droits dans les meilleures conditions possibles et de décider en pleine connaissance de cause s’il est utile de saisir le juge communautaire (voir, en ce sens, arrêt Heylens e.a., précité, point 15) que pour mettre ce dernier pleinement en mesure d’exercer le contrôle de la légalité de l’acte communautaire en cause qui lui incombe en vertu du traité CE.
338. Pour ce qui concerne les droits de la défense, et en particulier le droit d’être entendu, s’agissant de mesures restrictives telles que celles qu’impose le règlement litigieux, il ne saurait être requis des autorités communautaires qu’elles communiquent lesdits motifs préalablement à l’inclusion initiale d’une personne ou d’une entité dans ladite liste.
339. En effet, ainsi que le Tribunal l’a relevé au point 308 de l’arrêt attaqué Yusuf et Al Barakaat, une telle communication préalable serait de nature à compromettre l’efficacité des mesures de gel de fonds et de ressources économiques qu’impose ce règlement.
340. Afin d’atteindre l’objectif poursuivi par ledit règlement, de telles mesures doivent, par leur nature même, bénéficier d’un effet de surprise et, ainsi que la Cour l’a déjà indiqué, s’appliquer avec effet immédiat (voir, en ce sens, arrêt Möllendorf et Möllendorf-Niehuus, précité, point 63).
341. Pour des raisons tenant également à l’objectif poursuivi par le règlement litigieux et à l’efficacité des mesures prévues par celui-ci, les autorités communautaires n’étaient pas non plus tenues de procéder à une audition des requérants préalablement à l’inclusion initiale de leurs noms dans la liste figurant à l’annexe I de ce règlement.
342. En outre, s’agissant d’un acte communautaire visant à mettre en œuvre une résolution adoptée par le Conseil de sécurité dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, des considérations impérieuses touchant à la sûreté ou à la conduite des relations internationales de la Communauté et de ses États membres peuvent s’opposer à la communication de certains éléments aux intéressés et, dès lors, à l’audition de ceux-ci sur ces éléments.
343. Cela ne signifie cependant pas, s’agissant du respect du principe de protection juridictionnelle effective, que des mesures restrictives telles que celles imposées par le règlement litigieux échappent à tout contrôle du juge communautaire dès lors qu’il est affirmé que l’acte qui les édicte touche à la sécurité nationale et au terrorisme.
344. Toutefois, en pareil cas, il incombe au juge communautaire de mettre en œuvre, dans le cadre du contrôle juridictionnel qu’il exerce, des techniques permettant de concilier, d’une part, les soucis légitimes de sécurité quant à la nature et aux sources de renseignements ayant été pris en considération pour l’adoption de l’acte concerné et, d’autre part, la nécessité d’accorder à suffisance au justiciable le bénéfice des règles de procédure (voir, en ce sens, Cour eur. D. H., arrêt Chahal c. Royaume-Uni du 15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, § 131).
(...)
356. Afin de déterminer la portée du droit fondamental au respect de la propriété, principe général du droit communautaire, il y a lieu de tenir compte, notamment, de l’article 1er du Protocole additionnel no 1 à la CEDH, qui consacre ce droit.
357. Il convient donc d’examiner si la mesure de gel prévue par le règlement litigieux constitue une intervention démesurée et intolérable portant atteinte à la substance même du droit fondamental au respect de la propriété de personnes qui, tel M. Kadi, sont mentionnées dans la liste reprise à l’annexe I dudit règlement.
358. Cette mesure de gel constitue une mesure conservatoire qui n’est pas censée priver lesdites personnes de leur propriété. Toutefois, elle comporte incontestablement une restriction à l’usage du droit de propriété de M. Kadi, restriction qui, au surplus, doit être qualifiée de considérable eu égard à la portée générale de la mesure de gel et compte tenu du fait que celle-ci lui a été applicable depuis le 20 octobre 2001.
(...) »
63. La CJCE conclut donc que les règlements dénoncés, qui ne prévoyaient aucun droit de recours contre le gel d’avoirs, étaient contraires aux droits fondamentaux et devaient être annulés.
b) L’affaire Commission et autres c. Kadi (« Kadi II »)
64. Dans l’arrêt Commission et autres c. Kadi (affaires jointes C-584/10 P, C-593/10 P et C-595/10 P arrêt du 18 juillet 2013, EU:C:2013:518, ci-après « Kadi II ») opposant le même requérant à la Commission européenne, qui avait adopté un nouveau règlement pour se conformer à l’arrêt « Kadi I », la grande chambre de la CJUE a confirmé que le règlement litigieux ne pouvait bénéficier d’une quelconque immunité juridictionnelle au motif qu’il visait à mettre en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité de l’ONU au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies. La CJUE a rappelé qu’il appartenait à cet organe international de déterminer ce qui constituait une menace contre la paix et la sécurité internationales et de prendre, par l’adoption de résolutions au titre du chapitre VII susvisé, les mesures nécessaires pour les maintenir ou les rétablir, en conformité avec les buts et les principes des Nations unies, notamment, avec le respect des droits de l’homme. Après avoir critiqué le processus de sanctions devant le Conseil de sécurité, la CJUE s’est placée sur le terrain des obligations procédurales fondamentales pesant sur un État membre dans le processus de l’application individuelle de la sanction pour confirmer l’annulation du règlement litigieux pour autant que cet acte concernait M. Kadi. Les passages pertinents de l’arrêt se lisent ainsi :
« (...)
111. Dans le cadre d’une procédure portant sur l’adoption de la décision d’inscrire ou de maintenir le nom d’une personne sur la liste figurant à l’annexe I du règlement no 881/2002, le respect des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective exige que l’autorité compétente de l’Union communique à la personne concernée les éléments dont dispose cette autorité à l’encontre de ladite personne pour fonder sa décision, c’est-à-dire, à tout le moins, l’exposé des motifs fourni par le comité des sanctions (voir, en ce sens, arrêt Kadi, points 336 et 337), et ce afin que cette personne puisse défendre ses droits dans les meilleures conditions possibles et décider en pleine connaissance de cause s’il est utile de saisir le juge de l’Union.
112. Lors de cette communication, l’autorité compétente de l’Union doit permettre à cette personne de faire connaître utilement son point de vue à l’égard des motifs retenus à son encontre (voir, en ce sens, arrêts du 24 octobre 1996, Commission/Lisrestal e.a., C-32/95 P, Rec. p. I-5373, point 21, du 21 septembre 2000, Mediocurso/Commission, C-462/98 P, Rec. p. I-7183, point 36, ainsi que du 22 novembre 2012, M., C-277/11, point 87 et jurisprudence citée).
113. S’agissant d’une décision consistant, comme en l’occurrence, à maintenir le nom de la personne concernée sur la liste figurant à l’annexe I du règlement no 881/2002, le respect de cette double obligation procédurale doit, contrairement à ce qui est le cas pour une inscription initiale (voir, à cet égard, arrêt Kadi, points 336 à 341 et 345 à 349, ainsi que arrêt France/People’s Mojahedin Organization of Iran, précité, point 61), précéder l’adoption de cette décision (voir arrêt France/People’s Mojahedin Organization of Iran, précité, point 62). Il n’est pas contesté que, en l’espèce, la Commission, auteur du règlement litigieux, s’est conformée à cette obligation.
114. Lorsque des observations sont formulées par la personne concernée au sujet de l’exposé des motifs, l’autorité compétente de l’Union a l’obligation d’examiner, avec soin et impartialité, le bien-fondé des motifs allégués, à la lumière de ces observations et des éventuels éléments à décharge joints à celles-ci (voir, par analogie, arrêts du 21 novembre 1991, Technische Universität München, C-269/90, Rec. p. I-5469, point 14 ; du 22 novembre 2007, Espagne/Lenzing, C-525/04 P, Rec. p. I-9947, point 58, et M., précité, point 88).
115. À ce titre, il incombe à cette autorité d’évaluer, eu égard, notamment, au contenu de ces observations éventuelles, la nécessité de solliciter la collaboration du comité des sanctions et, à travers ce dernier, du membre de l’ONU qui a proposé l’inscription de la personne concernée sur la liste récapitulative dudit comité, pour obtenir, dans le cadre du climat de coopération utile qui, en vertu de l’article 220, paragraphe 1, TFUE, doit présider aux relations de l’Union avec les organes des Nations unies dans le domaine de la lutte contre le terrorisme international, la communication d’informations ou d’éléments de preuve, confidentiels ou non, qui lui permettent de s’acquitter de ce devoir d’examen soigneux et impartial.
116. Enfin, sans aller jusqu’à imposer de répondre de manière détaillée aux observations soulevées par la personne concernée (voir, en ce sens, arrêt Al‑Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa, précité, point 141), l’obligation de motivation prévue à l’article 296 TFUE implique en toutes circonstances, y compris lorsque la motivation de l’acte de l’Union correspond à des motifs exposés par une instance internationale, que cette motivation identifie les raisons individuelles, spécifiques et concrètes, pour lesquelles les autorités compétentes considèrent que la personne concernée doit faire l’objet de mesures restrictives (voir, en ce sens, arrêts précités Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa, points 140 et 142, ainsi que Conseil/Bamba, points 49 à 53).
117. S’agissant de la procédure juridictionnelle, en cas de contestation par la personne concernée de la légalité de la décision d’inscrire ou de maintenir son nom sur la liste figurant à l’annexe I du règlement no 881/2002, le contrôle du juge de l’Union doit porter sur le respect des règles de forme et de compétence, y compris sur le caractère approprié de la base juridique (voir, en ce sens, arrêt Kadi, points 121 à 236 ; voir également, par analogie, arrêt du 13 mars 2012, Tay Za/Conseil, C‑376/10 P, points 46 à 72).
118. Le juge de l’Union doit, en outre, vérifier le respect par l’autorité compétente de l’Union des garanties procédurales mentionnées aux points 111 à 114 du présent arrêt de même que de l’obligation de motivation prévue à l’article 296 TFUE, rappelée au point 116 du présent arrêt, et, notamment, le caractère suffisamment précis et concret des motifs invoqués.
119. L’effectivité du contrôle juridictionnel garanti par l’article 47 de la Charte exige également que, au titre du contrôle de la légalité des motifs sur lesquels est fondée la décision d’inscrire ou de maintenir le nom d’une personne déterminée sur la liste figurant à l’annexe I du règlement no 881/2002 (arrêt Kadi, point 336), le juge de l’Union s’assure que cette décision, qui revêt une portée individuelle pour cette personne (voir, en ce sens, arrêt du 23 avril 2013, Gbagbo e.a./Conseil, C‑478/11 P à C-482/11 P, point 56), repose sur une base factuelle suffisamment solide (voir, en ce sens, arrêt Al-Aqsa/Conseil et Pays-Bas/Al-Aqsa, précité, point 68). Cela implique une vérification des faits allégués dans l’exposé des motifs qui sous-tend ladite décision (voir, en ce sens, arrêt E et F, précité, point 57), de sorte que le contrôle juridictionnel ne soit pas limité à l’appréciation de la vraisemblance abstraite des motifs invoqués, mais porte sur le point de savoir si ces motifs, ou, à tout le moins, l’un d’eux considéré comme suffisant en soi pour soutenir cette même décision, sont étayés.
120. À cette fin, il incombe au juge de l’Union de procéder à cet examen en demandant, le cas échéant, à l’autorité compétente de l’Union de produire des informations ou des éléments de preuve, confidentiels ou non, pertinents aux fins d’un tel examen (voir, par analogie, arrêt ZZ, précité, point 59).
121. C’est, en effet, à l’autorité compétente de l’Union qu’il appartient, en cas de contestation, d’établir le bien-fondé des motifs retenus à l’encontre de la personne concernée, et non à cette dernière d’apporter la preuve négative de l’absence de bien-fondé desdits motifs.
(...)
125. Certes, des considérations impérieuses touchant à la sûreté de l’Union ou de ses États membres ou à la conduite de leurs relations internationales peuvent s’opposer à la communication de certaines informations ou de certains éléments de preuve à la personne concernée. En pareil cas, il incombe toutefois au juge de l’Union, auquel ne saurait être opposé le secret ou la confidentialité de ces informations ou éléments, de mettre en œuvre, dans le cadre du contrôle juridictionnel qu’il exerce, des techniques permettant de concilier, d’une part, les considérations légitimes de sécurité quant à la nature et aux sources de renseignements ayant été pris en considération pour l’adoption de l’acte concerné et, d’autre part, la nécessité de garantir à suffisance au justiciable le respect de ses droits procéduraux, tels que le droit d’être entendu ainsi que le principe du contradictoire (voir, en ce sens, arrêt Kadi, points 342 et 344; voir également, par analogie, arrêt ZZ, précité, points 54, 57 et 59).
126. À cette fin, il incombe au juge de l’Union, en procédant à un examen de l’ensemble des éléments de droit et de fait fournis par l’autorité compétente de l’Union, de vérifier le bien-fondé des raisons invoquées par ladite autorité pour s’opposer à une telle communication (voir, par analogie, arrêt ZZ, précité, points 61 et 62).
(...)
135. Il résulte des éléments d’analyse qui précèdent que le respect des droits de la défense et du droit à une protection juridictionnelle effective exige, d’une part, de l’autorité compétente de l’Union qu’elle communique à la personne concernée l’exposé des motifs fourni par le comité des sanctions sur lequel est fondée la décision d’inscrire ou de maintenir le nom de ladite personne sur la liste figurant à l’annexe I du règlement no 881/2002, qu’elle lui permette de faire connaître utilement ses observations à ce sujet et qu’elle examine, avec soin et impartialité, le bien-fondé des motifs allégués à la lumière des observations formulées et des éventuels éléments de preuve à décharge produits par cette personne.
136. Le respect desdits droits implique, d’autre part, que, en cas de contestation juridictionnelle, le juge de l’Union contrôle, notamment, le caractère suffisamment précis et concret des motifs invoqués dans l’exposé fourni par le comité des sanctions ainsi que, le cas échéant, le caractère établi de la matérialité des faits correspondant au motif concerné à la lumière des éléments qui ont été communiqués.
(...)
161. Dans sa réponse du 8 décembre 2008 aux observations de M. Kadi, la Commission a affirmé que les indications selon lesquelles la Depozitna Banka aurait servi à la préparation d’un attentat en Arabie Saoudite contribuaient à confirmer que M. Kadi avait usé de sa position à des fins étrangères à des activités ordinaires.
162. Toutefois, aucun élément d’information ou de preuve n’ayant été mis en avant pour étayer l’allégation selon laquelle des réunions ont pu se tenir dans les locaux de la Depozitna Banka afin de préparer des actes terroristes en association avec le réseau Al-Qaida ou Oussama ben Laden, les indications relatives au lien entretenu par M. Kadi avec cette banque ne permettent pas de soutenir l’adoption, au niveau de l’Union, de mesures restrictives à son encontre.
163. De l’analyse contenue aux points 141 et 151 à 162 du présent arrêt, il ressort qu’aucune des allégations formulées à l’encontre de M. Kadi dans l’exposé fourni par le comité des sanctions n’est de nature à justifier l’adoption, au niveau de l’Union, de mesures restrictives à l’encontre de celui-ci, et ce en raison soit d’une insuffisance de motivation, soit de l’absence d’éléments d’information ou de preuve qui viennent étayer le motif concerné face aux dénégations circonstanciées de l’intéressé.
(...) »
c) Jurisprudence ultérieure
65. Par la suite, les juridictions de l’Union européenne ont eu l’occasion de confirmer l’obligation des États membres de garantir un recours effectif en matière d’inscription sur les listes de sanctions, notamment après les mesures prises par l’Union dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) (voir, par exemple, pour la CJUE l’arrêt du 12 juin 2014 dans l’affaire Peftiev et autres, C‑314/13, EU:C:2014:1645, et, pour le Tribunal, l’arrêt du 21 mars 2014 dans l’affaire Hani El Sayyed Elsebai Yusef, T‑306/10, EU:T:2014:141 ; arrêt du 4 juin 2014 dans l’affaire Ali Sedghi et Ahmad Azizi, T-66/12, EU:T:2014:347, arrêt du 4 juin 2014 dans l’affaire Sina Bank, T-67/12, EU:T:2014:348, et arrêt du 4 juin 2014 dans l’affaire Abdolnaser Hemmati T-68/12, EU:T:2014:349 ; ainsi que l’arrêt du 11 juin 2014 dans l’affaire Syria International Islamic Bank PJSC,T-293/12, EU:T:2014:439). En particulier, dans l’arrêt Yusef, précité, le Tribunal a fait remarquer :
« 101. À cet égard, il convient de rejeter l’argument de la Commission tiré de ce qu’elle aurait entamé la procédure de réexamen, laquelle serait toujours en cours, et communiqué au requérant l’exposé des motifs que lui avait transmis le comité des sanctions. Il ressort en effet d’une jurisprudence constante qu’une lettre émanant d’une institution, aux termes de laquelle l’analyse des questions soulevées se poursuit, ne constitue pas une prise de position mettant fin à une carence (...)
102. Plus spécifiquement, il n’est pas admissible que, plus de quatre ans après le prononcé de l’arrêt Kadi I de la Cour, la Commission ne soit toujours pas en mesure de s’acquitter de son devoir d’examen soigneux et impartial du cas du requérant (arrêt Kadi II de la Cour, points 114 et 135), le cas échéant en « coopération utile » avec le comité des sanctions (arrêt Kadi II de la Cour, point 115).
103. Au demeurant, selon ses affirmations à l’audience, la Commission persiste à se considérer comme strictement liée par les appréciations du comité des sanctions et comme ne disposant d’aucune marge d’appréciation autonome à cet égard, en contradiction avec les principes énoncés par la Cour dans ses arrêts Kadi I et Kadi II (en particulier aux points 114, 115 et 135) et par le Tribunal dans son arrêt Kadi II.
104. Dans ces circonstances, force est de constater que c’est de manière purement formelle et artificielle que la Commission prétend remédier, par la mise en œuvre de la procédure de réexamen du cas du requérant, aux illégalités de même nature constatées par la Cour dans son arrêt Kadi I. »
2. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies : l’affaire Sayadi et Vinck c. Belgique
66. Dans l’affaire opposant Nabil Sayadi et Patricia Vinck à la Belgique (constatations du Comité des droits de l’homme du 22 octobre 2008, relatives à la communication no 1472/2006), le Comité des droits de l’homme a examiné la façon dont l’État partie avait appliqué le régime des sanctions établi par le Conseil de sécurité dans sa Résolution 1267 (1999). En janvier 2003, les deux auteurs de la communication, des ressortissants belges, avaient été inscrits sur la liste annexée à la Résolution 1267 (1999) sur la base d’informations fournies au Conseil de sécurité par la Belgique, qui avait ouvert une instruction judiciaire à leur égard en septembre 2002. À plusieurs reprises, les deux auteurs avaient présenté sans succès des demandes de radiation aux autorités nationales et régionales ainsi qu’à l’ONU. En 2005, le tribunal de première instance de Bruxelles avait notamment ordonné à l’État belge de demander d’urgence au comité des sanctions de radier de la liste les noms des auteurs de la communication, ce que l’État avait fait.
67. De l’avis du Comité, même si l’État partie n’était pas compétent pour retirer lui-même de la liste les noms des auteurs, il avait le devoir d’entreprendre tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir ce retrait au plus vite, d’indemniser les auteurs, de rendre publiques les demandes de radiation et de veiller à ce que de tels abus ne se reproduisent plus.
68. Le 20 juillet 2009, les auteurs de la communication ont été radiés de la liste sur décision du comité des sanctions.
69. En ce qui concerne l’article 14 du Pacte, le Comité des droits de l’homme s’est prononcé dans les termes suivants :
« 10.9 Eu égard à l’allégation de violation de l’article 14, paragraphe 1, les auteurs font valoir qu’ils ont été inscrits sur la liste des sanctions, et leurs avoirs gelés, sans qu’ils aient eu accès aux « informations pertinentes » justifiant l’inscription sur cette liste, et sans qu’aucun tribunal ne se prononce sur leur sort. Les auteurs relèvent également l’application prolongée de ces sanctions, et indiquent qu’ils n’ont pas eu accès à un recours utile, en violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte. Le Comité note à cet égard que l’État partie indique que les auteurs ont disposé d’un recours, puisqu’ils ont assigné l’État partie devant le Tribunal de Première Instance [de] Bruxelles et ont obtenu que soit adressée au Comité des sanctions une demande de radiation. Se limitant à l’examen des actions de l’État partie, le Comité estime donc que les auteurs ont bénéficié d’un recours utile dans la limite des compétences de l’État partie, qui en a garanti la bonne suite en effectuant deux demandes de radiation. Le Comité est d’avis que les faits dont il est saisi ne font apparaître aucune violation du paragraphe 3 de l’article 2, ni du paragraphe 1 de l’article 14, du Pacte. »
IV. LA JURISPRUDENCE PERTINENTE D’AUTRES ÉTATS
A. L’affaire Ahmed and others v. HM Treasury (Cour suprême du Royaume‑Uni)
70. L’affaire Ahmed and others v. HM Treasury, jugée par la Cour suprême du Royaume-Uni le 27 janvier 2010, concernait une mesure de gel des avoirs des requérants prise en application du régime des sanctions établi par les Résolutions 1267 (1999) et 1373 (2001). La Cour suprême estima qu’en adoptant certaines ordonnances d’application des résolutions du Conseil de sécurité établissant le régime des sanctions, le gouvernement avait outrepassé les pouvoirs que lui conférait la loi de 1946 sur les Nations unies.
71. Dans l’arrêt, Lord Hope, vice-président de la Cour suprême, s’exprima ainsi :
« 6. (...) Nous devons contrôler d’autant plus soigneusement la compétence du Trésor au regard de la loi de 1946 pour adopter les mesures de contrainte qu’il a prises que les conséquences des ordonnances prononcées sont en l’espèce draconiennes et liberticides. Même face à la menace que constitue le terrorisme international, la sécurité des personnes n’est pas un objectif inconditionnel. Il faut nous garder dans la même mesure des atteintes incontrôlées à la liberté individuelle. »
72. Il reconnut que les requérants avaient été privés du droit à un recours effectif et, à cet égard, fit notamment observer :
« 81. Je dirais que G. est fondé à obtenir satisfaction dans la mesure où le régime auquel il a été soumis l’a privé d’un recours effectif. Comme l’indique M. Swift, il ne sera d’aucune utilité à l’intéressé de contester en justice la décision du Trésor de le traiter en personne désignée en vertu de l’ordonnance, car il a bien été désigné comme tel, par le Comité 1267. Pour bénéficier d’un recours effectif, ce dont il a besoin est un moyen de soumettre à un contrôle judiciaire son inscription sur la liste. Or, en vertu du mode de fonctionnement actuel du Comité 1267, il ne dispose pas d’une telle possibilité. Selon moi, l’article 3 § 1 b) de l’ordonnance sur Al-Qaïda, qui a donné lieu à cette situation, a donc été adopté en dépassement des pouvoirs conférés par l’article 1 de la loi de 1946. Il n’est pas nécessaire aux fins de la présente affaire d’examiner le point de savoir si l’ordonnance sur Al-Qaïda est, dans son ensemble, ultra vires. Je précise toutefois à cet égard que je n’entends pas indiquer que, s’il avait été applicable à G., l’article 4 de cette ordonnance n’aurait pas dû être également censuré.
82. Il en va de même de HAY : lui aussi est une « personne désignée » au motif que son nom figure sur la liste du Comité 1267. Comme indiqué précédemment, le Royaume-Uni demande à présent le retrait de son nom de la liste. Par une lettre du 1er octobre 2009, l’équipe des sanctions du Trésor a informé ses avocats [solicitors] que la demande de radiation avait été communiquée le 26 juin 2009 mais que lorsque le Comité l’avait examinée pour la première fois, un certain nombre d’États estimaient ne pas être en mesure d’accéder à cette demande. D’autres démarches sont entreprises actuellement pour obtenir la radiation, mais pour l’heure, elles n’ont pas abouti. HAY reste donc soumis aux dispositions de l’ordonnance sur Al-Qaïda. Cette situation le prive lui aussi d’un recours effectif. »
73. La Cour suprême jugea illégales tant l’ordonnance prise en application de la Résolution 1373 (2001) dans le cadre général de la lutte contre le terrorisme (l’ordonnance sur le terrorisme, Terrorism Order) que celle prise en application des résolutions relatives à Al-Qaïda et aux talibans (l’ordonnance sur Al-Qaïda, Al-Qaida Order). Elle ne censura cependant l’ordonnance sur Al-Qaïda que pour autant qu’elle ne prévoyait pas de recours effectif (voir également l’opinion dissidente de Lord Brown à cet égard).
B. L’affaire Abdelrazik c. Canada (Cour fédérale du Canada)
74. Dans l’affaire Abdelrazik c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2009 FC 580 du 4 juin 2009, la Cour fédérale du Canada considéra que la procédure d’inscription du comité des sanctions contre Al-Qaïda et les talibans était incompatible avec le droit à un recours effectif. En l’espèce, le requérant, de nationalités canadienne et soudanaise, se trouvait dans l’impossibilité de rentrer au Canada en raison de l’application par ce pays des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU établissant le régime des sanctions. Il était ainsi contraint de demeurer à l’ambassade du Canada à Khartoum, au Soudan, pays où il craignait d’être détenu et torturé.
75. Le juge Zinn, qui exprima l’opinion de la majorité, se prononça notamment ainsi :
« [51] J’ajoute mon nom à ceux qui considèrent le régime instauré par le Comité 1267 comme un déni de recours juridiques fondamentaux et comme une mesure indéfendable selon les principes du droit international en matière de droits de la personne. Rien dans la procédure d’inscription ou de radiation ne reconnaît les principes de justice naturelle ou n’assure une équité procédurale fondamentale. (...) »
76. Il ajouta :
« (...)
[54] (...) il est effrayant d’apprendre qu’un citoyen de notre pays ou de tout autre puisse voir son nom inscrit sur la liste du Comité 1267, sur de simples soupçons. »
77. Après avoir examiné les mesures d’interdiction de voyager prises sur la base des résolutions relatives à Al-Qaïda et aux talibans, il conclut qu’il avait été porté au droit du requérant d’entrer au Canada une atteinte incompatible avec les dispositions pertinentes de la Charte canadienne des droits et libertés.
EN DROIT
I. SUR L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE
78. La Grande Chambre rappelle d’emblée que le contenu et l’objet de l’« affaire » renvoyée devant elle sont délimités par la décision de la chambre sur la recevabilité (voir, parmi beaucoup d’autres, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, §§ 234-235, CEDH 2012, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 88, CEDH 2010, et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 109, CEDH 2007‑IV). Ainsi, la Grande Chambre ne peut se pencher sur l’affaire que dans la mesure où elle a été déclarée recevable ; elle ne peut pas examiner les parties de la requête qui ont été déclarées irrecevables.
79. Les requérants avaient soulevé devant la chambre un certain nombre de griefs que celle-ci a déclarés irrecevables. Ainsi, ils alléguaient que les motifs de la confiscation litigieuse ne leur avaient pas été notifiés. Ils s’estimaient aussi victimes d’une violation des articles 6 § 2, 6 § 3, 7, 8 et 13 de la Convention. Tous ces griefs ont été rejetés soit pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention, soit pour non‑épuisement des voies de recours internes, soit pour défaut manifeste de fondement. En particulier, la chambre a estimé que le volet pénal de l’article 6 ne s’appliquait pas, les requérants n’ayant pas fait l’objet d’une procédure portant sur le « bien-fondé [d’une] accusation en matière pénale dirigée contre [eux] » (paragraphes 136-140 de l’arrêt de la chambre). La Grande Chambre n’est donc pas compétente pour connaître de ces griefs.
80. En conclusion, la compétence de la Grande Chambre se limite ici à rechercher si les requérants ont bénéficié des garanties du volet civil de l’article 6 § 1 dans la procédure de confiscation de leurs biens.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
81. Les requérants allèguent que la confiscation de leurs avoirs a été ordonnée en l’absence de toute procédure conforme à l’article 6 § 1 de la Convention, dont le passage pertinent est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Conclusions de la chambre
82. Dans son arrêt du 26 novembre 2013, la chambre a tout d’abord estimé que le grief des requérants tiré de l’article 6 § 1 de la Convention était compatible tant ratione personae que ratione materiae avec les dispositions de la Convention. Elle a considéré que les mesures litigieuses avaient été prises par l’État suisse dans l’exercice de sa « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention et que les actes ou omissions litigieux étaient donc susceptibles d’engager la responsabilité de la Suisse en vertu de la Convention. En ce qui concerne la compatibilité ratione materiae, elle a relevé que le litige en question mettait directement en cause la jouissance de leur propriété par les requérants, droit de caractère civil garanti notamment par la Constitution suisse.
83. Quant au fond de l’affaire, la chambre a examiné l’affaire à la lumière du critère de la protection équivalente, tel qu’il est défini dans la jurisprudence constante de la Cour (voir, notamment, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, §§ 152-157, CEDH 2005‑VI (« Bosphorus »), M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 338, CEDH 2011, et Michaud c. France, no 12323/11, §§ 102-104, CEDH 2012). Bien que ce critère eût été défini et élaboré au regard des obligations incombant aux États contractants en leur qualité de membres de l’Union européenne, la chambre a estimé qu’il s’appliquait aussi, en principe, à des situations concernant la compatibilité avec la Convention d’actes relevant d’autres organisations internationales telles que les Nations unies. En l’espèce, elle a considéré que les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité ne conféraient aux États visés aucun pouvoir discrétionnaire dans la mise en œuvre des obligations en découlant. Or, d’après la chambre, le système mis en place par les Nations unies – même dans sa forme améliorée, qui prévoit une procédure permettant aux requérants de demander leur radiation des listes établies par le Conseil de sécurité –, n’offrait manifestement pas une protection équivalente à celle qui est exigée par la Convention. Qui plus est, selon la chambre, le Tribunal fédéral ayant refusé de contrôler le bien-fondé des mesures litigieuses, les défauts procéduraux du régime des sanctions ne pouvaient pas être considérés comme ayant été compensés par des mécanismes internes de protection des droits de l’homme. À la lumière de ces considérations, la chambre a conclu que la présomption de protection équivalente ne trouvait pas à s’appliquer en l’occurrence.
84. Enfin, pour ce qui est de la substance du grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention, la chambre a jugé que, même si la décision des tribunaux de se limiter à contrôler si les noms des requérants figuraient effectivement sur les listes établies par le comité des sanctions et si les avoirs concernés leur appartenaient poursuivait un but légitime, à savoir assurer une mise en œuvre efficace au niveau interne des obligations découlant de la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, il n’y avait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre ce but et les moyens employés, l’impossibilité de contester la confiscation pendant des années étant à peine concevable dans une société démocratique. Partant, la chambre a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
B. Sur les exceptions préliminaires soulevées par le gouvernement défendeur
1. Thèses des parties
a) Le gouvernement défendeur
85. Comme devant la chambre, le gouvernement défendeur invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention. Il indique que les mesures litigieuses ont été prises sur le fondement des Résolutions 661 (1990), 670 (1990) et 1483 (2003) (abrogeant la Résolution 661 (1990)) du Conseil de sécurité, et qu’en vertu des articles 25 et 103 de la Charte des Nations unies ces résolutions ont force obligatoire et priment les obligations découlant de tout autre accord international. Il ajoute que le langage utilisé dans les résolutions susmentionnées, qui selon lui doivent être directement exécutées par les États membres en vertu de la Charte des Nations unies, ne laisse à ces États aucune marge d’appréciation ou de manœuvre. Il considère que l’effet obligatoire des résolutions du Conseil de sécurité confère également une force contraignante aux décisions des comités des sanctions.
86. À cet égard, le gouvernement défendeur oppose la présente affaire à l’affaire Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, CEDH 2012), dans laquelle la Cour aurait conclu que la violation n’était pas inévitable en raison de la latitude dans la mise en œuvre de la résolution onusienne dont la Suisse aurait joui. Il avance que, justement, pareille latitude n’existait pas dans la présente affaire au motif que la description des mesures litigieuses dans le texte des résolutions était détaillée et ne laissait aucune place à l’interprétation. Il argue que la Suisse agissait en l’occurrence comme une sorte d’agent des Nations unies et qu’elle ne pouvait donc qu’exécuter la Résolution 1483 (2003). Il ajoute que la Suisse ne pouvait ni annuler ni modifier cette résolution, ni ajouter des noms à la liste ni en supprimer, et qu’il est par conséquent douteux que la Suisse ait vraiment eu « juridiction » sur les requérants au sens de l’article 1 de la Convention. Il admet que les mesures décidées par le Conseil de sécurité ont été mises en œuvre au niveau national par l’adoption de l’ordonnance sur l’Irak et par l’inscription des requérants sur la liste des sanctions nationale. Il soutient toutefois que la prétendue atteinte au droit de propriété des requérants trouve sa seule origine dans la résolution elle-même. En effet, selon lui, l’obligation de mettre en œuvre les mesures imposées aurait été exactement la même avec ou sans transposition en droit interne. Il considère que, dans ces circonstances, la Suisse ne peut être tenue pour responsable.
87. Le gouvernement défendeur estime en outre que la présente requête est incompatible ratione materiae avec la Convention, l’article 6 § 1 ne trouvant pas d’après lui à s’appliquer en l’espèce. Il affirme que les avoirs des requérants ont été gelés en vue d’être confisqués en vertu des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU directement applicables dans l’ordre juridique interne. Il en déduit que ce gel et cette confiscation sont une conséquence immédiate de l’inscription du nom des intéressés sur la liste établie en vertu de la résolution et que la Suisse n’avait pas la moindre marge de manœuvre à cet égard. Il soutient que l’applicabilité directe de la résolution dans l’ordre juridique interne signifie que l’issue de la procédure devant les autorités suisses n’était pas directement déterminante pour les droits des requérants et ajoute que l’examen par le Tribunal fédéral du bien-fondé des sanctions n’aurait eu aucune influence sur le contenu des listes établies par le comité des sanctions et sur les conséquences juridiques en découlant. Il en conclut donc que la procédure litigieuse ne relève pas du champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention.
b) Les requérants
88. Les requérants souscrivent aux motifs de recevabilité retenus par la chambre dans son arrêt. Concernant la compatibilité ratione personae, ils soutiennent qu’il est incontestable que les actes litigieux sont directement imputables à la Suisse qui, d’après eux, a agi par le biais d’actes propres de droit interne. Ils estiment que l’argument tiré de l’absence de marge de manœuvre est erroné, se référant à cet égard au paragraphe 298 de l’arrêt rendu par la CJUE dans l’affaire Kadi I (paragraphe 62 ci-dessus) selon lequel « la Charte des Nations unies laisse en principe aux membres de l’ONU le libre choix entre différents modèles possibles de réception dans leur ordre juridique interne de telles résolutions ». De même, les requérants considèrent que leur requête est compatible ratione materiae avec l’article 6 § 1 de la Convention. Ils avancent qu’il ne fait aucun doute qu’ils ont été privés d’un recours juridictionnel effectif et concret dans le cadre de la confiscation de leurs avoirs, qui, d’après eux, s’analyse en une atteinte à leurs droits de caractère « civil » au sens de cette disposition.
2. Thèses des tiers intervenants
a) Le gouvernement du Royaume-Uni
89. Le gouvernement britannique considère que la requête devrait être déclarée incompatible avec les dispositions de la Convention – soit ratione personae, le gouvernement défendeur ne faisant, selon lui, que mettre en œuvre un régime de sanctions en vertu d’une résolution impérative du Conseil de sécurité de l’ONU, soit ratione materiae, compte tenu de la « perte de primauté », par l’effet des articles 25 et 103 de la Charte des Nations unies, des obligations découlant de la Convention.
b) Le gouvernement français
90. Le gouvernement français partage en substance la position du gouvernement défendeur. Il estime que la requête est irrecevable ratione personae, soutenant que la Suisse a pris les mesures non pas en son nom propre mais pour le compte du Conseil de sécurité dont la Résolution 1483 (2003) ne laissait aux États aucune marge d’appréciation et que, par conséquent, seule l’ONU doit assumer la responsabilité des mesures litigieuses dénoncées par les requérants. Dès lors, il est d’avis que les mesures en cause ne peuvent être considérées comme relevant de la « juridiction » de la Suisse au sens de l’article 1 de la Convention, sauf à vider cette notion de son sens.
91. En outre, le gouvernement français est convaincu que, bien que les décisions en cause ne relèvent pas de missions menées hors du territoire des États membres, comme dans les affaires Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège ((déc.) [GC], nos 71412/01 et 78166/01, 2 mai 2007 (« Behrami et Saramati »)), mais constituent des mesures de mise en œuvre en droit interne, les arguments développés dans ce précédent relativement à la nature des missions du Conseil de sécurité et des obligations en découlant pour les États devraient conduire la Cour à déclarer que ces mesures sont imputables à l’ONU, et donc à considérer que les griefs des requérants sont incompatibles ratione personae avec la Convention. Ainsi, d’après le gouvernement français, la présente affaire serait l’occasion pour la Cour de transposer sur le territoire même des États membres les principes dégagés dans l’affaire Behrami et Saramati (précitée) en tenant compte de la hiérarchie des normes de droit international et des différentes sphères juridiques qui en découlent.
3. Appréciation de la Cour
92. À titre préliminaire, la Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 4 de la Convention, la Grande Chambre peut rejeter une requête qu’elle considère comme irrecevable « à tout stade de la procédure ». Ainsi, même au stade de l’examen au fond, la Cour peut revenir sur la décision par laquelle la requête a été déclarée recevable lorsqu’elle constate que celle-ci aurait dû être déclarée irrecevable pour une des raisons énumérées aux alinéas 1 à 3 de l’article 35 de la Convention (voir, par exemple, Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 37, CEDH 2014, Gillberg c. Suède [GC], no 41723/06, § 54, 3 avril 2012, et Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004‑III).
a) Compatibilité ratione personae
93. En ce qui concerne la compatibilité ratione personae de la présente requête avec les dispositions de la Convention, la Cour doit examiner si les requérants relèvent de la juridiction de la Suisse au sens de l’article 1 de la Convention et si la violation alléguée engage la responsabilité de l’État défendeur. L’article 1 de la Convention est ainsi libellé :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »
94. La Cour rappelle que, dans son arrêt du 26 novembre 2013, la chambre s’est prononcée sur ce point dans les termes suivants :
« 91. En l’espèce, les mesures imposées par les résolutions du Conseil de sécurité ont été mises en œuvre au niveau interne par une ordonnance du Conseil fédéral. Les avoirs des requérants ont été gelés et le Département fédéral de l’économie a prononcé la confiscation de certains avoirs par une décision du 16 novembre 2006. On se trouve donc clairement en présence d’actes nationaux d’application d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU (voir, mutatis mutandis, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi, précité, § 137, et, a contrario, Behrami et Saramati, décision précitée, § 151). Les violations alléguées de la Convention sont ainsi imputables à la Suisse (voir, mutatis mutandis, Nada, précité, § 121).
92. Il en découle que les mesures litigieuses ont été prises par l’État suisse dans l’exercice de sa « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention. Les actes ou omissions litigieux sont donc susceptibles d’engager la responsabilité de l’État défendeur en vertu de la Convention. Il s’ensuit également que la Cour est compétente ratione personae pour connaître de la présente requête (voir, mutatis mutandis, Nada, précité, § 122). »
95. À la lumière de l’ensemble du dossier et des observations des parties et des tiers intervenants, la Cour ne voit aucune raison d’adopter un raisonnement différent. Par conséquent, sur ce point, elle souscrit pleinement aux motifs et aux conclusions énoncés dans l’arrêt de la chambre. Elle ajoute que, selon sa jurisprudence constante, les Parties contractantes sont responsables au titre de l’article 1 de la Convention de tous les actes et omissions de leurs organes, qu’ils découlent du droit interne ou d’obligations juridiques internationales. L’article 1 ne fait aucune distinction à cet égard quant au type de normes ou de mesures et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des Parties contractantes à l’empire de la Convention (Bosphorus, précité, § 153, et Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). L’État demeure donc responsable au regard de la Convention pour les engagements conventionnels contractés postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention à son égard (Al‑Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 128, CEDH 2010, et Bosphorus, précité, § 154, avec les références citées).
96. Par conséquent, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité tirée de l’incompatibilité ratione personae de la requête. En revanche, elle tiendra compte, dans l’examen au fond de la présente affaire, des arguments amplement développés par les parties et les tiers intervenants concernant la primauté des obligations résultant des décisions du Conseil de sécurité prises en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies.
b) Compatibilité ratione materiae
97. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. En revanche, l’article 6 § 1 n’assure aux « droits et obligations » (de caractère civil) aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants ; en d’autres termes, la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (voir, par exemple, Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294‑B, et Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 119, CEDH 2005‑X). Pour décider si le « droit » invoqué possède vraiment une base en droit interne, il faut prendre pour point de départ les dispositions du droit national pertinent et l’interprétation qu’en font les juridictions internes (Masson et Van Zon c. Pays-Bas, 28 septembre 1995, § 49, série A no 327‑A, et Roche, précité, § 120).
98. En outre, pour que l’article 6 § 1 s’applique, il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, entre autres, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009, et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012).
99. En l’espèce, la Cour relève que les requérants se plaignent devant elle de n’avoir pas eu accès à une procédure conforme à l’article 6 § 1 de la Convention qui leur aurait permis de contester la confiscation de leurs avoirs. Cette mesure mettant directement en jeu la jouissance de leur propriété, qui est garantie notamment par l’article 26 de la Constitution suisse, les requérants peuvent se prévaloir d’un « droit (...) de caractère civil ».
100. La Cour estime également qu’il y a eu en l’occurrence une « contestation » concernant le droit de propriété des requérants. À cet égard, elle considère que les décisions du Département fédéral de l’économie du 16 novembre 2006, pour autant qu’elles visaient à mettre en œuvre une sanction décrétée au niveau politique par le Conseil de sécurité de l’ONU, s’analysaient clairement en une mesure individuelle affectant l’exercice et la substance même du droit en cause. Enfin, pour la Cour, il n’y a aucun doute quant au caractère réel et sérieux de cette contestation soumise au Tribunal fédéral (voir, mutatis mutandis, Balmer-Schafroth et autres c. Suisse, 26 août 1997, §§ 37-38, Recueil 1997‑IV, et, a contrario, Liepājnieks c. Lettonie (déc.), no 37586/06, § 95, 2 novembre 2010).
101. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’elle est compétente ratione materiae pour connaître de la présente requête. Elle rejette donc l’exception formulée par le gouvernement défendeur à cet égard.
C. Sur le fond de l’affaire
1. Thèses des parties
a) Les requérants
102. Les requérants estiment qu’il n’y a pas de véritable conflit entre les obligations résultant, d’une part, de la Charte des Nations unies (et de la Résolution 1483 (2003)) et, d’autre part, de la Convention et que la Suisse n’est donc confrontée à aucun dilemme en l’espèce. Ils soutiennent que ces obligations peuvent, bien au contraire, être interprétées dans le sens d’une conciliation. Ils considèrent que l’application du principe de la protection équivalente, tel que défini selon eux par la Cour – notamment dans les affaires Bosphorus et Michaud précitées –, assurerait cette compatibilité et permettrait à la Cour d’assumer son mandat de contrôle du respect des droits de l’homme d’une manière cohérente avec l’ordre juridique international. Ils déclarent que l’application de ce principe conduit à la conclusion que le système de sanctions établi par les Nations unies présente des insuffisances manifestes et qu’il n’y a donc pas de protection équivalente des droits de l’homme.
103. Les requérants contestent que l’ONU puisse commander aux États d’enfreindre les droits de l’homme. Ils avancent qu’il ressort en réalité du Préambule de la Charte des Nations unies que les sanctions doivent être mises en œuvre dans le respect des droits de l’homme. Ils ajoutent qu’il est actuellement clair au niveau de l’ONU elle-même que les régimes des sanctions ciblées et les listes nominatives correspondantes ne respectent pas les garanties fondamentales de procédure, d’où les nombreuses contestations, interventions et prises de position internes et internationales.
104. Ils allèguent que la limitation imposée en l’espèce à leur droit d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, était clairement disproportionnée et donc injustifiée. Ils doutent que les mesures prises aient été nécessaires au maintien de la paix. Ils estiment que la Résolution 1483 (2003) poursuivait certainement à l’origine un but légitime, à savoir le maintien de la paix et de la sécurité internationales à l’époque où celles-ci étaient réellement menacées par l’ancien gouvernement irakien. Ils considèrent que si la proportionnalité, par exemple des mesures de gel temporaire d’actifs ou d’autres restrictions provisoires classiques d’embargo pendant une période limitée, est défendable, la Résolution 1483 (2003) n’a en revanche plus aucun lien objectif ou direct avec le maintien de la paix et de la sécurité.
105. Les requérants déclarent qu’il s’agit ici de la confiscation d’avoirs de personnes qui n’ont jamais été accusées ni poursuivies devant un tribunal civil ou pénal quelconque. Ils estiment que, dans ces conditions, la suppression totale de leur droit d’accès à un recours juridictionnel ne répond en aucun cas aux conditions de nécessité et de proportionnalité requises pour les restrictions aux garanties fondamentales de la Convention. À cet égard, ils souscrivent au raisonnement de l’arrêt de la chambre.
106. Enfin, ils jugent louable l’engagement de la Suisse sur le plan international, qui viserait à améliorer la situation juridique des personnes inscrites sur les listes de l’ONU, mais ils estiment que ces efforts ne redressent pas les violations des droits protégés par la Convention dont ils seraient victimes, la Suisse ayant, selon eux, néanmoins jugé nécessaire de mettre en œuvre les résolutions litigieuses en l’état, contrairement à ses obligations issues de la Convention.
b) Le gouvernement défendeur
107. Le gouvernement défendeur réitère l’argument qu’il a soulevé sur le terrain de la recevabilité de la requête, à savoir que les autorités suisses n’auraient disposé d’aucune marge de manœuvre dans la mise en œuvre de la Résolution 1483 (2003), agissant en quelque sorte selon lui comme les agents du Conseil de sécurité de l’ONU. À cet égard, il réaffirme la primauté absolue et générale des obligations internationales résultant de la Charte des Nations unies sur toute autre obligation découlant des traités internationaux, primauté qui serait d’après lui reconnue par tous les États, clairement et expressément consacrée par l’article 103 de la Charte, et confirmée par la jurisprudence de la CIJ et la doctrine. Il soutient que ce n’est qu’en respectant cette primauté que l’on peut préserver le rôle primordial du Conseil de sécurité en ce qui concerne le maintien de la paix et de la sécurité dans le monde. Il ajoute que la seule exception à cette règle de primauté est le jus cogens, mais que les garanties du procès équitable telles que formulées par l’article 6 § 1 de la Convention n’en font pas partie.
108. Le gouvernement défendeur estime erronée la thèse selon laquelle l’obligation de respecter les droits fondamentaux prime en général le devoir d’exécuter les résolutions du Conseil de sécurité. En effet, selon lui, les organes de l’ONU n’ont jamais demandé aux États d’examiner, dans chaque cas concret, si la mise en œuvre des sanctions était bien, à leur avis, conforme aux droits de l’homme et au principe de proportionnalité. Parmi les résolutions adoptées en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies, plusieurs déclareraient expressément que l’obligation de respecter et de mettre en œuvre les mesures litigieuses prime toute autre obligation, y compris celle de protéger les droits de l’homme. Cependant, l’absence d’une telle précision expresse dans la Résolution 1483 (2003) ne pourrait justifier une conclusion a contrario. Il faudrait, bien au contraire, partir de l’idée que le Conseil de sécurité a accepté que la mise en œuvre de certaines résolutions puisse entrer en conflit avec les droits de l’homme. À cet égard, le gouvernement défendeur attire l’attention de la Cour sur l’article 46 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui énonce qu’aucune disposition de ce texte ne doit être interprétée comme portant atteinte aux dispositions de la Charte des Nations unies.
109. D’après le gouvernement défendeur, il y a donc ici un conflit manifeste entre les obligations créées par les résolutions du Conseil de sécurité, d’une part, et celles résultant de la Convention européenne des droits de l’homme, d’autre part. Ce conflit existerait pour l’ensemble des États membres de l’ONU qui ont ratifié la Convention, et ce indépendamment du point de savoir si l’État en question a d’abord adhéré à l’ONU ou, au contraire, a d’abord ratifié la Convention (comme la Suisse). Ce conflit serait insurmontable ; la situation en l’occurrence serait telle qu’il serait impossible de concilier les obligations en cause au moyen d’une interprétation harmonisée. Pour ce qui est du critère de la protection équivalente définie par la Cour, notamment dans l’arrêt Bosphorus précité, il ne pourrait pas être appliqué au regard des obligations découlant de la Charte des Nations unies. Ce critère permettrait de résoudre, d’une façon pragmatique, les conflits de normes placées au même niveau hiérarchique, comme le droit de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme. En revanche, eu égard à la règle de primauté contenue à l’article 103 de la Charte des Nations unies, les deux obligations entrant en conflit ne se trouveraient pas au même niveau hiérarchique.
110. En pareille situation, la seule solution possible serait d’appliquer les normes de conflit existant en droit international général, à savoir les articles 25 et 103 de la Charte des Nations unies et l’article 30 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Cela conduirait nécessairement à reconnaître la primauté des obligations découlant de la Résolution 1483 (2003) sur celles fondées sur la Convention européenne des droits de l’homme.
111. Le gouvernement défendeur met en garde contre l’adoption d’une éventuelle solution plaçant les États devant des obligations contradictoires. Il estime que la Cour ne peut constater une violation sans envisager la possibilité concrète et réaliste de mettre en œuvre les obligations qui découleraient d’un tel constat. Il critique l’approche de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Kadi I (paragraphes 59-63 ci-dessus), jurisprudence qui, indique‑t‑il, n’a toujours pas pu être mise en œuvre par la Commission européenne (paragraphe 65 ci-dessus). Il considère que, pis encore, une telle solution, opérant une dissociation entre différents systèmes internationaux, comporterait le risque que l’impossibilité pour les États de satisfaire à leurs obligations selon les systèmes respectifs conduise à une relativisation de ces obligations, dont la force contraignante pourrait ne plus être perçue de la même manière. D’après lui, cela risquerait à la fois de minimiser l’importance des opérations décrétées par les résolutions du Conseil de sécurité en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies en vue du maintien de la paix et de la sécurité internationales, d’empiéter sur la compétence exclusive du Conseil de sécurité comme décideur politique, et de relativiser l’autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme elle-même.
112. À cet égard, le gouvernement défendeur critique l’idée que l’on puisse distinguer la question de la radiation des noms des personnes inscrites sur les listes dressées par le comité des sanctions de celle de la confiscation. Il considère en effet que l’inscription d’une personne ou d’une entité sur les listes correspondantes n’est pas une fin en soi et qu’elle ne peut déployer ses effets qu’en combinaison avec les autres éléments, à savoir le gel et la confiscation. Il affirme que la description des mesures litigieuses dans le texte des résolutions est détaillée et ne laisse aucune place à l’interprétation. Il ajoute que, dans ces conditions, quand bien même le Tribunal fédéral procéderait à un examen au fond du litige et arriverait à la conclusion que les requérants figuraient à tort sur la liste, il ne serait quand même pas en mesure de « décider » pleinement de la contestation, comme le veut l’article 6 § 1 de la Convention.
113. Selon le gouvernement défendeur, en tout état de cause, le droit d’accès aux tribunaux dans des affaires civiles n’est pas absolu. S’agissant d’un droit reconnu par la Convention, des limitations seraient implicitement admises, et les États jouiraient d’une certaine marge d’appréciation en la matière. La Cour aurait elle-même reconnu dans sa jurisprudence que l’immunité, respectivement, des États et de l’ONU, pouvait constituer un obstacle justifié à l’accès aux tribunaux (voir notamment Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, CEDH 2001‑XI, et Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (déc.), no 65542/12, CEDH 2013). Or, le principe de primauté consacré par l’article 103 de la Charte des Nations unies devrait être considéré comme un obstacle au moins aussi solide et justifié que celui de l’immunité, les deux principes faisant partie des normes de droit international universellement reconnues et visant le même but, à savoir la sauvegarde de la paix internationale. En l’occurrence, à défaut de marge de manœuvre des autorités internes, le contrôle judiciaire aurait été limité à deux questions : celle de savoir si les requérants figuraient sur les listes établies par le comité des sanctions, et celle de savoir si les avoirs concernés leur appartenaient. Pareille restriction aurait poursuivi un but légitime, à savoir le maintien effectif de la paix et de la sécurité internationales, qui auraient été gravement menacées par l’ancien gouvernement irakien.
114. Le gouvernement défendeur soutient que les mesures ordonnées par le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) du Conseil de sécurité sont tout à fait proportionnées, affirmant qu’elles sont ciblées, ne visant d’après lui qu’un cercle restreint de personnes, dont le requérant en tant que haut responsable de l’ancien régime irakien et directeur de la requérante. Il reconnaît que les requérants n’ont pas eu la possibilité d’obtenir un contrôle judiciaire de leur inscription sur les listes établies, mais indique qu’ils auraient pu demander leur radiation en vertu de la Résolution 1730 (2006), ajoutant que cette possibilité sert, précisément, à atténuer les effets de l’absence d’un contrôle judiciaire au sein de l’ONU. Le gouvernement défendeur estime que la pratique pertinente permet de conclure que les demandes présentées au « point focal » font l’objet d’un examen circonstancié. Partant, selon lui, le système établi par le Conseil de sécurité offre dans son ensemble une protection adéquate des droits de l’homme, bien qu’au regard des exigences de la Convention, elle ne soit ni satisfaisante, ni équivalente.
115. De même, en ce qui concerne la proportionnalité de la mesure litigieuse, le gouvernement défendeur soutient qu’il serait erroné d’établir une différence entre les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU répondant à une menace imminente de terrorisme, et celles qui s’inscrivent dans le prolongement d’un conflit armé qui a son origine en 1990. En effet, d’après lui, les unes et les autres ont été adoptées sur le fondement du Chapitre VII de la Charte, et il n’appartient pas aux États d’en différencier la portée. Le gouvernement défendeur estime également que la durée de l’ingérence dans le droit de propriété des requérants ne peut pas être retenue contre lui, avançant qu’au contraire elle était inhérente à ce type de mesure. Il affirme qu’il est inexact de soutenir, comme la chambre l’a fait au paragraphe 131 de son arrêt, que les requérants « étaient privés de l’accès à leurs avoirs depuis un laps de temps considérable », indiquant qu’avant 2003 ils ne se sont jamais plaints de ne pas avoir accès à leurs biens et que jusqu’à l’inscription des requérants sur la liste nationale le premier requérant disposait d’une carte de crédit qu’il aurait utilisée.
116. Le gouvernement défendeur expose en outre que les autorités suisses ont pris des mesures concrètes en vue d’améliorer la situation des requérants. Ainsi, le Tribunal fédéral aurait explicitement demandé au Département fédéral de l’économie d’impartir aux requérants un délai pour déposer une demande de radiation avant que les avoirs ne fussent transférés au Fonds pour le développement de l’Irak. En outre, le SECO aurait autorisé le déblocage de certaines sommes des avoirs gelés afin de permettre aux requérants de payer les frais de leur défense. En revanche, avant le mois de février 2014, le requérant n’aurait entrepris aucune démarche en vue de faire débloquer des moyens financiers pour couvrir ses frais de subsistance.
117. Enfin, dans un contexte plus général, le gouvernement défendeur expose que, depuis son adhésion aux Nations unies en 2002, la Suisse s’engage, avec d’autres États, pour améliorer la situation juridique des personnes concernées et l’équité de la procédure d’inscription sur les listes de sanctions et de radiation de ces listes. Il reproche notamment à la chambre de ne pas avoir accordé suffisamment de poids à ces efforts, pourtant exposés de manière assez détaillée au paragraphe 64 de l’arrêt Nada (précité). Il déclare que la Suisse fait partie, avec dix autres États, d’un groupe étudiant les possibilités de renforcer l’équité de la procédure des régimes de sanctions et qu’en avril 2014 ce groupe a soumis au Conseil de sécurité de nouvelles propositions dans ce sens. En résumé, il affirme que la Suisse a pris et continue de prendre toutes les mesures qui restent en son pouvoir pour assurer le respect de la Convention.
2. Thèses des tiers intervenants
a) Le gouvernement du Royaume-Uni
118. Le gouvernement du Royaume-Uni se rallie en substance à la position du gouvernement défendeur. Il déclare que la Convention fait partie du droit international dont elle tient sa force normative et qu’elle n’existe ni ne s’applique indépendamment et séparément du droit international général. Il ajoute que la primauté de la Charte des Nations unies et des résolutions du Conseil de sécurité prises en vertu du Chapitre VII de celle-ci sur toutes les autres normes à l’exception du jus cogens est l’un des piliers du droit international général à l’époque actuelle. Il expose qu’au moment de l’élaboration du projet de la Convention, la Charte existait déjà depuis quelques années. D’après lui, les travaux préparatoires de la Convention montrent que les auteurs de celle-ci avaient la Charte solidement à l’esprit, et ils ne peuvent avoir voulu faire abstraction de dispositions essentielles telles que les articles 25 et 103. D’ailleurs, le préambule de la Convention se référerait expressément au but du Conseil de l’Europe, consigné à l’article 1, alinéa c), du Statut du Conseil de l’Europe, qui énonce : « [l]a participation des membres aux travaux du Conseil de l’Europe ne doit pas altérer leur contribution à l’œuvre des Nations unies et des autres organisations ou unions internationales auxquelles ils sont parties. » Or, c’est justement le système onusien qui servirait à préserver la paix et la sécurité dans le monde, rendant notamment possible le respect et la protection des droits de l’homme. L’intégrité de ce système et celle du droit international tout entier devraient donc être préservées.
119. L’incompatibilité entre les obligations imposées par les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU et les exigences de l’article 6 de la Convention serait inévitable en l’espèce. Les obligations imposées aux États par la Résolution 1483 (2003) seraient claires et explicites et elles ne leur laisseraient aucun pouvoir d’appréciation. Dans ces circonstances, il faudrait choisir les obligations qui ont la primauté dans la hiérarchie juridique internationale, et ce seraient clairement celles du Conseil de sécurité, en vertu des articles 25 et 103 de la Charte.
120. Selon le gouvernement britannique, une éventuelle décision de la Cour, concluant que l’article 6 de la Convention exige de suivre au niveau interne certains processus décisionnels avant l’application des mesures en question à une personne inscrite sur la liste, entraînerait inévitablement une incompatibilité entre les exigences de l’article 6 et celles des résolutions onusiennes. En effet, d’après lui, l’imposition d’une telle exigence en vertu de l’article 6 reviendrait nécessairement à introduire la possibilité qu’un ensemble nouveau ou différent de processus ait à être suivi au niveau interne avant toute prise de décision, concernant par exemple l’inscription d’une personne sur la liste des sanctions de l’ONU, avec pour conséquence l’éventualité d’un résultat différent quant au fond. Le gouvernement du Royaume-Uni soutient qu’un tel résultat placerait l’État dans une position inconfortable, précisément à cause de l’incompatibilité radicale évoquée ci‑dessus.
121. Enfin, le gouvernement du Royaume-Uni déclare que les garanties d’un procès équitable telles que prévues à l’article 6 § 1 de la Convention ne figurent pas parmi les normes du jus cogens. Il ajoute que, cependant, même à supposer le contraire, cela ne conférerait pas à la Cour la compétence, que selon lui elle ne possède pas par ailleurs, de se livrer à un contrôle judiciaire de décisions du Conseil de sécurité de l’ONU.
b) Le gouvernement français
122. Se référant à l’article 103 de la Charte des Nations unies et à la jurisprudence de la CIJ, le gouvernement français indique que, en vertu de l’article 25 de la Charte, les États sont tenus d’appliquer les décisions prises par le Conseil de sécurité de l’ONU et doivent leur accorder la primauté sur toute autre règle internationale antérieure et postérieure – y compris la Convention (sauf le jus cogens qui n’entre pas en jeu en l’espèce). D’après lui, cette primauté constitue la clef de voûte de l’effectivité du système onusien, ce qui serait particulièrement vrai dans le cadre du Chapitre VII de la Charte. En effet, pour accomplir efficacement sa mission de maintien de la paix et de la sécurité internationales, il appartiendrait au Conseil de sécurité, et à lui seul, de décider des mesures à adopter dans ce cadre.
123. Quant au critère de la présomption de protection équivalente, établi par la jurisprudence Bosphorus (arrêt précité), le gouvernement français estime qu’il n’entre pas en ligne de compte en l’espèce. D’après lui, il ne s’applique qu’aux organisations internationales dont les traités fondateurs n’indiquent pas qu’ils prévaudront sur la Convention en cas de conflit, alors que la Charte des Nations unies contient une telle clause de primauté en son article 103. De même, le gouvernement français reconnaît que dans l’affaire Kadi I la CJUE a jugé que la circonstance qu’un règlement de l’Union se bornait à mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU ne privait pas le juge de l’Union de sa compétence pour contrôler la légalité interne de ce règlement au regard des droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique communautaire (paragraphe 62 ci-dessus). Cependant, cette solution ne serait pas transposable dans la présente affaire. En effet, la CJUE aurait toujours jugé que l’ordre juridique de l’Union européenne constitue un ordre juridique propre, distinct de l’ordre juridique international et se fondant sur des traités ayant un caractère constitutionnel. En revanche, il n’existerait pas d’ordre juridique séparé pour les droits de l’homme ; la Cour de Strasbourg aurait maintes fois reconnu que la Convention fait partie intégrante du droit international.
124. Selon le gouvernement français, la présente affaire se distingue de toutes les affaires similaires examinées par la Cour (voir notamment les arrêts Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 102, CEDH 2011, et Nada, précité), car, d’après lui, à la différence de celles-ci, le gouvernement défendeur ne disposait en l’espèce d’aucune marge de manœuvre dans la mise en œuvre de la Résolution 1483 (2003). Les autorités suisses n’auraient pas eu d’autre choix que d’exécuter la résolution ; cette conclusion s’imposerait s’agissant tant de la substance des mesures que de l’identité des personnes concernées. Le fait que le gel et la confiscation des avoirs des requérants étaient fondés sur des ordonnances adoptées par le Conseil fédéral suisse n’y changerait rien : la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU impliquerait généralement leur transposition dans un acte juridique interne afin de leur conférer un effet exécutoire sur le territoire national concerné. Mais l’État en cause ne pourrait, de ce chef, être regardé comme ayant bénéficié d’un pouvoir discrétionnaire de décision ou d’appréciation.
125. Le gouvernement français estime qu’en l’espèce les juridictions nationales n’avaient donc aucun droit de contrôler le bien-fondé des mesures nationales mettant en œuvre la Résolution 1483 (2003), car, d’après lui, un tel contrôle, susceptible d’aboutir à l’annulation de ces mesures, amènerait la Suisse à ne plus respecter ses engagements résultant de la Charte des Nations unies et à s’immiscer dans l’accomplissement de la mission fondamentale de l’ONU. Il soutient que cela ébranlerait l’intégrité et l’efficacité de l’ensemble du système international de protection de la paix et de la sécurité internationales, système dont l’affaiblissement serait lourd de conséquences. Dans ces circonstances, le gouvernement français considère que l’absence de contrôle par les juridictions nationales ne constitue pas une restriction disproportionnée du droit d’accès à un tribunal.
3. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une limitation du droit d’accès à un tribunal et d’un but légitime
i. Existence d’une limitation
126. La Cour rappelle que le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 49, CEDH 2002-IX). Chaque justiciable possède le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 consacre le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 54, CEDH 2010, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18, et Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001-VIII).
127. La Cour rappelle ensuite que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). La remarque vaut également pour le droit d’accès aux tribunaux, vu la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (Aït-Mouhoub c. France, 28 octobre 1998, § 52, Recueil 1998-VIII). Il serait incompatible avec la prééminence du droit dans une société démocratique et avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1, à savoir que les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge, qu’un État puisse, sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention, soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité des catégories de personnes (Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B).
128. L’article 6 § 1 de la Convention exige en principe l’existence d’un recours de pleine juridiction, c’est-à-dire un recours dans le cadre duquel le tribunal a compétence pour se pencher sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont il se trouve saisi (voir, par exemple, Sigma Radio Television Ltd c. Chypre, nos 32181/04 et 35122/05, §§ 151‑157, 21 juillet 2011). Cela implique notamment que le juge doit disposer du pouvoir de se pencher point par point sur chacun des moyens du plaignant sur le fond, sans refuser d’examiner aucun d’entre eux, et donner des raisons claires pour leur rejet. Quant aux faits, le juge doit pouvoir réexaminer ceux qui sont au centre du recours du plaignant (Bryan c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 45, série A no 335-A).
129. Cependant, la Cour a toujours jugé que le droit d’accès à un tribunal, reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention, n’est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État. Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient en revanche à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle se doit de vérifier que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareille limitation au droit d’accès à un tribunal, y compris l’immunité juridictionnelle en vertu du droit international, ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Cudak, précité, § 55, Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 59, CEDH 1999-I, et Stichting Mothers of Srebrenica et autres, décision précitée, § 139).
130. De même, le principe de pleine juridiction a été plusieurs fois tempéré par la jurisprudence de la Cour, qui lui a souvent donné une interprétation souple, notamment dans les affaires de droit administratif où la compétence de l’instance de recours était restreinte en raison de la nature technique de l’objet du litige (voir, par exemple, Chaudet c. France, no 49037/06, § 37, 29 octobre 2009).
131. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour constate que, dans ses arrêts du 23 janvier 2008, le Tribunal fédéral suisse a exposé, d’une manière très détaillée, les motifs pour lesquels il se considérait obligé de se limiter à contrôler si les noms des requérants figuraient effectivement sur les listes établies par le comité des sanctions et si les avoirs concernés leur appartenaient. En revanche, il a refusé d’examiner leurs allégations concernant la compatibilité de la procédure de confiscation de leurs avoirs avec les garanties fondamentales d’un procès équitable consacrées entre autres par l’article 6 § 1 de la Convention. Pour justifier ce refus, le Tribunal fédéral a invoqué, premièrement, la primauté absolue des obligations résultant de la Charte des Nations unies et des décisions prises par le Conseil de sécurité de l’ONU conformément à cette charte sur toute autre norme du droit international, hormis celles découlant du jus cogens, et, deuxièmement, le caractère très précis et détaillé des obligations imposées aux États par la Résolution 1483 (2003), ne laissant à ceux-ci aucune latitude (paragraphe 29 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour considère que le droit d’accès des requérants à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention a été de toute évidence restreint. Elle observe au surplus que les parties semblent s’accorder sur ce point. Dès lors, elle estime qu’il convient d’examiner si cette restriction était justifiée, c’est-à-dire si elle poursuivait un but légitime et était proportionnée à ce but.
ii. But légitime
132. La Cour constate que la mesure litigieuse, à savoir la confiscation des avoirs des requérants, a été prise en application de la Résolution 1483 (2003), adoptée par le Conseil de sécurité de l’ONU au titre du chapitre VII de la Charte et ayant pour but d’imposer aux États membres une série de mesures en vue de la stabilisation et du développement de l’Irak. Il s’agissait notamment, en vertu du paragraphe 23 de cette résolution, de garantir que les avoirs et les biens de hauts responsables de l’ancien régime irakien, dont faisait partie le requérant, considéré par le comité des sanctions comme étant un ancien responsable des finances des services secrets irakiens, fussent transférés au Fonds de développement pour l’Irak et, partant, rendus au peuple irakien pour qu’il en bénéficiât. La Cour admet que cette décision met en œuvre un objectif compatible avec la Convention.
133. Dès lors, elle accepte l’argument du gouvernement défendeur selon lequel le refus des tribunaux internes d’examiner au fond les griefs des requérants découlant de la confiscation de leurs avoirs était inspiré par leur souci d’assurer une mise en œuvre efficace au niveau national des obligations découlant de cette résolution. Ce refus poursuivait donc un but légitime, à savoir le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Il convient donc de vérifier si, à la lumière de toutes les circonstances pertinentes de l’affaire, il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre ce but et les moyens employés pour l’atteindre.
b) Sur la proportionnalité de la limitation en question
i. Le contexte normatif international
134. La Cour rappelle que les dispositions de la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer en dehors du contexte général dans lequel elles s’inscrivent. En dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public, et notamment à la lumière de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités. Ainsi, la Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au contraire, elle doit également prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes (voir notamment Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 43, Recueil 1996-VI, Al‑Adsani, précité, § 55, Bosphorus, précité, § 150, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008, Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) [GC], no 25781/94, § 23, CEDH 2014, ainsi que l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités aux termes duquel l’interprétation d’un traité doit tenir compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties »).
135. La Cour souligne que l’un des éléments essentiels du système actuel de droit international est l’article 103 de la Charte des Nations unies, qui affirme la primauté, en cas de conflit, des obligations découlant de la Charte sur toute autre obligation née d’un accord international, que celui-ci ait été conclu avant ou après la Charte et qu’il ait ou non une portée simplement régionale. L’une des obligations bénéficiant de cette autorité particulière est celle, prévue à l’article 25 de la Charte, « d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à la (...) Charte » (voir, respectivement, l’arrêt et l’ordonnance de la CIJ dans les affaires Nicaragua c. États-Unis d’Amérique et Lockerbie, cités aux paragraphes 41 et 43 ci-dessus).
136. Devant le Tribunal fédéral, les requérants avaient soutenu que les garanties d’un procès équitable consacrées par les articles 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 6 de la Convention constituaient un élément du jus cogens devant lequel la Résolution 1483 (2003) perdait son effet obligatoire. La Cour renvoie aux termes de l’article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, selon lesquels le jus cogens est « une norme impérative du droit international général (...) acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère ». La Cour observe que les garanties d’un procès équitable, et en particulier le droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1, occupent une position centrale dans la Convention. Comme la Cour l’a dit dans l’arrêt Golder, précité, « [l]e principe selon lequel une contestation civile doit pouvoir être portée devant un juge compte au nombre des principes fondamentaux de droit universellement reconnus » (ibidem, § 35). Toutefois, malgré leur importance, la Cour ne considère pas ces garanties comme figurant parmi les normes du jus cogens en l’état actuel du droit international (paragraphe 57 ci-dessus). Par conséquent, sur ce point, la Cour admet les conclusions formulées en ce sens dans les arrêts du Tribunal fédéral suisse ainsi que dans les observations du gouvernement défendeur et dans celles des tiers intervenants.
ii. Sur l’allégation d’un conflit d’obligations
137. En l’occurrence, les parties sont en désaccord sur la question de savoir si la Suisse était confrontée à un conflit entre les obligations découlant de la Résolution 1483 (2003) – et donc, de la Charte des Nations unies –, et celles résultant de la Convention. Le gouvernement défendeur, soutenu sur ce point par les tiers intervenants, affirme que ce conflit existait et que, de surcroît, il était insurmontable puisque la Suisse ne disposait d’aucune marge de manœuvre dans la mise en œuvre de la résolution. En revanche, les requérants contestent l’existence d’un vrai conflit d’obligations.
138. La Cour rappelle tout d’abord qu’en assumant de nouvelles obligations internationales, les États ne sont pas supposés vouloir se soustraire à celles auxquelles ils ont précédemment souscrit. Quand plusieurs instruments apparemment contradictoires sont applicables simultanément, la jurisprudence et la doctrine internationales s’efforcent de les interpréter de manière à coordonner leurs effets, tout en évitant de les opposer l’un à l’autre. Il en découle qu’il faut autant que possible harmoniser deux engagements divergents de manière à leur conférer des effets en tous points conformes au droit en vigueur (Nada, précité, § 170, et la jurisprudence y citée, ainsi que les références citées dans le rapport du groupe d’étude de la Commission du droit international intitulé « Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international », paragraphe 56 ci‑dessus).
139. La Cour souligne ensuite qu’il ne lui revient pas de se prononcer sur la légalité des actes du Conseil de sécurité de l’ONU. Toutefois, lorsqu’un État invoque la nécessité d’appliquer une résolution du Conseil de sécurité pour justifier une limitation aux droits garantis par la Convention, il appartient à la Cour d’examiner son libellé et sa portée afin d’assurer son articulation avec la Convention de façon efficace et cohérente (voir, mutatis mutandis, Al-Jedda, précité, § 76). Dans ce contexte, la Cour tiendra également compte des buts qui ont présidé à la création des Nations unies. Au-delà du but consistant à maintenir la paix et la sécurité internationales qu’énonce son premier alinéa, l’article 1er de la Charte dispose en son troisième alinéa que les Nations unies ont été créées pour « [r]éaliser la coopération internationale (...) en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». L’article 24 § 2 de la Charte impose au Conseil de sécurité, dans l’accomplissement de ses devoirs tenant à sa responsabilité principale de maintien de la paix et de la sécurité internationales, d’agir « conformément aux buts et principes des Nations unies » (ibidem, § 102).
140. Par conséquent, il faut présumer que le Conseil de sécurité n’entend pas imposer aux États membres une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l’homme (ibidem). En cas d’ambiguïté dans le libellé d’une résolution, la Cour doit dès lors retenir l’interprétation qui cadre le mieux avec les exigences de la Convention et qui permet d’éviter tout conflit d’obligations. Vu l’importance du rôle joué par l’ONU dans le développement et la défense du respect des droits de l’homme, le Conseil de sécurité est censé employer un langage clair et explicite s’il veut que les États prennent des mesures particulières susceptibles d’entrer en conflit avec leurs obligations découlant des règles internationales de protection des droits de l’homme (ibidem). En conséquence, lorsqu’une résolution du Conseil de sécurité ne contient pas une formule claire et explicite excluant ou limitant le respect des droits de l’homme dans le cadre de la mise en œuvre de sanctions visant des particuliers ou des entités au niveau national, la Cour présumera toujours la compatibilité de ces mesures avec la Convention. En d’autres termes, en pareil cas, dans un esprit d’harmonisation systémique, elle conclura en principe à l’absence d’un conflit d’obligations susceptible d’entraîner la mise en œuvre de la règle de primauté contenue dans l’article 103 de la Charte des Nations unies.
141. Le gouvernement défendeur, ainsi que les gouvernements français et britannique, tiers intervenants, soutiennent que les autorités suisses n’avaient aucune latitude dans la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité pertinentes en l’espèce. La Cour rappelle que, dans l’arrêt Al‑Jedda précité, elle a estimé que la résolution en cause dans cette affaire, à savoir la Résolution 1546 (2004) du Conseil de sécurité, autorisait le Royaume-Uni à prendre des mesures pour contribuer au maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak, mais que ni cette résolution ni aucune autre résolution adoptée ultérieurement par le Conseil de sécurité n’imposait expressément ou implicitement au Royaume-Uni d’incarcérer, sans limitation de durée ni inculpation, un individu qui, selon les autorités, constituait un risque pour la sécurité en Irak (idem, § 109). Peu après, dans l’arrêt Nada (précité, § 172), elle a conclu en revanche que la Résolution 1390 (2002) demandait expressément aux États d’interdire l’entrée et le transit sur leur territoire des personnes figurant sur la liste des Nations unies. La Cour a considéré dans cette affaire qu’il en découlait que la présomption selon laquelle le Conseil de sécurité « n’entend pas imposer aux États membres une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l’homme » (Al-Jedda, précité, § 102), était renversée, eu égard aux termes clairs et explicites employés dans le libellé de cette résolution, imposant une obligation d’introduire des mesures susceptibles de violer les droits de l’homme. Cependant, elle a estimé également que « la Suisse jouissait d’une latitude, certes restreinte, mais néanmoins réelle, dans la mise en œuvre des résolutions contraignantes pertinentes du Conseil de sécurité » (Nada, précité, § 180). Partant de cette constatation, elle a jugé que l’État défendeur ne pouvait pas valablement se contenter d’avancer la nature contraignante des résolutions du Conseil de sécurité adoptées conformément au Chapitre VII de la Charte des Nations unies, mais qu’il aurait dû la convaincre qu’il avait pris – ou au moins tenté de prendre – toutes les mesures envisageables en vue d’adapter le régime des sanctions à la situation individuelle du requérant. Elle a dit que cette conclusion la dispensait de trancher la question de la hiérarchie entre les obligations des États parties à la Convention en vertu de cet instrument, d’une part, et celles découlant de la Charte des Nations unies, d’autre part (ibidem, §§ 196‑197).
142. Dans la présente affaire, la Cour relève que le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) impose aux États l’obligation de « geler sans retard » les avoirs financiers et les ressources économiques de l’ancien gouvernement irakien ou de certaines personnes ou entités présumées liées à ce dernier – à moins que ces avoirs ou ressources n’aient fait l’objet d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale –, et de les faire immédiatement transférer au Fonds de développement pour l’Irak. Quant aux personnes ou entités concrètes visées par ces mesures, la Cour observe que, à l’exception de Saddam Hussein, aucune autre personne n’est désignée nommément dans le paragraphe 23 susvisé ; cependant, la Résolution 1518 (2003) confie à un comité des sanctions spécialement constitué la tâche d’identifier les personnes concernées et de les inscrire sur des listes nominatives.
143. La Cour rappelle toutefois qu’à la différence notable des affaires Al-Jedda et Nada précitées (ainsi que de l’affaire Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, CEDH 2011), la présente affaire ne porte ni sur la substance des droits matériels touchés par les mesures litigieuses ni sur la compatibilité de celles-ci avec les exigences de la Convention. La compétence de la Cour se limite ici à dire si les requérants ont ou non bénéficié des garanties du volet civil de l’article 6 § 1, c’est‑à‑dire s’ils ont disposé d’un contrôle judiciaire adéquat (paragraphe 99 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, Stichting Mothers of Srebrenica et autres, décision précitée, § 137). Or, ni le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003), ni aucune autre disposition de ce texte, ni la Résolution 1518 (2003) – compris suivant le sens ordinaire des termes qui y sont employés – n’interdisaient explicitement aux tribunaux suisses de vérifier, sous l’angle du respect des droits de l’homme, les mesures prises au niveau national en application de la première de ces résolutions (voir, mutatis mutandis, Nada, précité, § 212). Au demeurant, la Cour ne décèle aucun autre élément juridique susceptible de légitimer une interprétation aussi restrictive et, partant, de démontrer l’existence d’une telle interdiction.
144. Dans l’affaire Nada, la Cour a accordé une importance particulière au fait que le paragraphe 2 b) de la Résolution 1390 (2002), relative à Oussama Ben Laden, au réseau Al-Qaïda ou aux talibans, imposait aux États d’interdire l’entrée des personnes visées sur leur territoire, mais qu’il « ne s’appliqu[ait] pas lorsque l’entrée ou le transit [était] nécessaire pour l’aboutissement d’une procédure judiciaire ». Elle a aussi noté que le paragraphe 8 de la même résolution exhortait tous les États « à prendre des mesures immédiates pour appliquer ou renforcer, par des mesures législatives ou administratives, selon qu’il conviendra, les dispositions applicables en vertu de leur législation ou de leur réglementation à l’encontre de leurs nationaux et d’autres personnes ou entités agissant sur leur territoire ». Les formulations « nécessaire » et « selon qu’il conviendra » laissaient donc aux autorités nationales une certaine souplesse en ce qui concerne les modalités de mise en œuvre de cette résolution (Nada, précité, §§ 177-178).
145. La Cour relève, par ailleurs, que l’inscription de particuliers sur les listes des personnes soumises aux sanctions décrétées par le Conseil de sécurité entraîne concrètement des ingérences pouvant être d’une extrême gravité pour les droits garantis par la Convention à ceux qui y figurent. Établies par des organes dont le rôle est limité à la déclinaison individuelle de décisions politiques prises par le Conseil de sécurité, ces listes traduisent néanmoins des choix dont les conséquences pour les personnes concernées peuvent être si lourdes qu’elles ne sauraient être mises en œuvre sans que soit ouvert un droit à un contrôle adéquat, d’autant plus indispensable que les listes en question sont le plus souvent établies dans des circonstances de crises internationales et à partir de sources d’informations peu propices aux garanties qu’exigent de telles mesures. À cet égard, la Cour tient à rappeler que l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme protégeant les individus de manière objective (Neulinger et Shuruk, précité, § 145), appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (Artico, précité, § 33). La Cour rappelle ensuite que, la Convention étant un instrument constitutionnel de l’ordre public européen (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 75, série A no 310, et Al-Skeini et autres, précité, § 141), les États parties sont tenus, dans ce contexte, d’assurer un contrôle du respect de la Convention qui à tout le moins préserve les fondements de cet ordre public. Or, l’une des composantes fondamentales de l’ordre public européen est le principe de l’État de droit, dont l’arbitraire constitue la négation. Même dans le domaine de l’interprétation et de l’application du droit interne, où la Cour laisse aux autorités nationales une très large marge de manœuvre, elle le fait toujours, explicitement ou implicitement, sous réserve d’interdiction de l’arbitraire (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, §§ 28-29, CEDH 1999-I, et Storck c. Allemagne, no 61603/00, § 98, CEDH 2005-V).
146. Il ne saurait en aller autrement s’agissant, pour la mise en œuvre d’une résolution du Conseil de sécurité, de l’inscription des personnes soumises aux mesures contestées sur des listes établies tant au niveau des Nations unies qu’au niveau national. Dès lors, vu la gravité de l’enjeu pour les droits de ces personnes garantis par la Convention, lorsqu’une résolution comme celle en cause en l’espèce, à savoir la résolution 1483, ne contient pas de formule claire et explicite excluant la possibilité d’un contrôle judiciaire des mesures prises pour son exécution, elle doit toujours être comprise comme autorisant les juridictions de l’État défendeur à effectuer un contrôle suffisant pour permettre d’éviter l’arbitraire. En limitant ce contrôle à l’arbitraire, la Cour tient compte de la nature et du but des mesures prévues par la résolution en question, afin de maintenir le juste équilibre entre la nécessité de veiller au respect des droits de l’homme et les impératifs de la protection de la paix et la sécurité internationales.
147. En pareil cas, dans l’hypothèse d’une contestation de la décision d’inscription ou du refus de radiation de la liste, les juridictions nationales doivent pouvoir obtenir, le cas échéant selon les modalités adaptées au degré de confidentialité à respecter en fonction des circonstances, des éléments suffisamment précis pour exercer le contrôle qui leur incombe en présence d’une allégation étayée et défendable formulée par des personnes inscrites sur les listes litigieuses et selon laquelle cette inscription est entachée d’arbitraire. À ce titre, l’impossibilité d’accéder à de telles informations est susceptible de constituer un solide indice du caractère arbitraire de la mesure litigieuse et cela d’autant plus si celle-ci se prolonge dans le temps, faisant durablement obstacle à tout contrôle judiciaire. Aussi l’État partie dont les autorités donneraient suite à l’inscription d’une personne – physique ou morale – sur une liste de sanctions sans s’être au préalable assuré – ou avoir pu s’assurer – de l’absence d’arbitraire dans cette inscription, engagerait sa responsabilité sur le terrain de l’article 6 de la Convention.
148. Par ailleurs, la CJUE a elle aussi jugé que « les principes régissant l’ordre juridique international issu des Nations unies n’impliqu[ai]ent pas qu’un contrôle juridictionnel de la légalité interne du règlement litigieux au regard des droits fondamentaux serait exclu en raison du fait que cet acte vise à mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du Chapitre VII de la Charte des Nations unies » (arrêt Kadi I, précité, § 299 – paragraphe 62 ci-dessus). Or, comme la Cour vient de le constater, le Conseil de sécurité est appelé à exercer ses fonctions dans le plein respect des droits de l’homme et en vue de promouvoir ceux-ci (paragraphe 140 ci‑dessus). En résumé, elle considère que le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) ne peut pas être compris comme excluant tout contrôle judiciaire des mesures prises pour le mettre en œuvre.
149. Dans ces circonstances, et dans la mesure où l’article 6 § 1 de la Convention est en jeu, la Cour estime que la Suisse n’était pas en l’espèce confrontée à un vrai conflit d’obligations susceptible d’entraîner l’application de la règle de primauté contenue dans l’article 103 de la Charte des Nations unies. Cette conclusion dispense la Cour de trancher la question de la hiérarchie entre les obligations des États parties à la Convention en vertu de cet instrument, d’une part, et celles découlant de la Charte des Nations unies, d’autre part (voir, mutatis mutandis, Nada, précité, § 197). De même, cette conclusion rend sans objet la question de l’application du critère de la protection équivalente soulevée par les requérants (paragraphe 102 ci-dessus). Dès lors, l’État défendeur ne peut pas valablement se contenter d’avancer la nature contraignante des résolutions du Conseil de sécurité ; il doit convaincre la Cour qu’il a pris – ou au moins tenté de prendre – toutes les mesures envisageables en vue d’adapter le régime des sanctions à la situation individuelle des requérants, leur assurant au moins une protection adéquate contre l’arbitraire (voir, mutatis mutandis, Nada, précité, § 196).
iii. L’étendue des obligations de l’État défendeur en l’espèce
150. Se tournant vers les obligations précises imposées par la Convention à la Suisse dans la présente affaire, la Cour admet que le Tribunal fédéral ne pouvait se prononcer sur le bien-fondé ou l’opportunité des mesures que comportait l’inscription des requérants sur la liste. En effet, pour ce qui est de la substance des sanctions – en l’espèce, le gel des avoirs et des biens des hauts responsables de l’ancien gouvernement irakien ordonné par le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) –, la Cour considère que ce choix relevait du rôle éminent du Conseil de sécurité en tant que décideur politique ultime dans ce domaine. En revanche, avant d’exécuter les mesures susmentionnées, les autorités suisses devaient s’assurer de l’absence de caractère arbitraire dans cette inscription. Or, dans ses arrêts du 23 janvier 2008, le Tribunal fédéral s’est limité à contrôler si les noms des requérants figuraient effectivement sur les listes établies par le comité des sanctions et si les avoirs concernés leur appartenaient, ce qui était insuffisant pour s’assurer que l’inscription des requérants était exempte d’arbitraire.
151. Au contraire, les requérants auraient dû disposer au moins d’une possibilité réelle de présenter et de faire examiner au fond, par un tribunal, des éléments de preuve adéquats pour tenter de démontrer que leur inscription sur les listes litigieuses était entachée d’arbitraire. Or, tel n’a pas été le cas en l’espèce. Le fait que, à la différence de l’affaire Nada (précitée, § 187), les requérants dans la présente affaire n’ont soumis – ni devant le Tribunal fédéral suisse ni devant la Cour elle-même – aucun argument précis tendant à démontrer qu’ils n’auraient pas dû figurer sur la liste établie par le comité des sanctions ne change rien à cette analyse, dès lors que ce ne sont pas ces carences qu’ont retenues les autorités suisses pour ne pas examiner le recours des requérants. Par conséquent, le droit des requérants d’accéder à un tribunal a été atteint dans sa substance même.
152. La Cour relève par ailleurs que les requérants ont subi et subissent toujours des restrictions importantes. La confiscation de leurs avoirs a été prononcée le 16 novembre 2006. Ils sont donc privés de l’accès à leurs avoirs depuis déjà longtemps, même si la décision de confiscation n’a pas encore été mise en œuvre. Or, l’impossibilité absolue de toute contestation de cette confiscation pendant des années est à peine concevable dans une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Nada, précité, § 186 ; voir également, pour la nature fondamentale du droit d’accès à un tribunal, les arrêts de la CJUE et des juridictions internes cités aux paragraphes 59-65 et 70-77 ci‑dessus).
153. La Cour constate que le système de sanctions des Nations unies, et notamment la procédure d’inscription de personnes physiques et morales sur les listes des personnes visées et les modalités de traitement des requêtes par lesquelles elles demandent à en être radiées, a fait l’objet de critiques très sérieuses, répétées et convergentes de la part des Rapporteurs spéciaux de l’ONU (paragraphes 52-55 ci-dessus), partagées par des sources extérieures à cette organisation. Ainsi en est-il de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans sa Résolution 1597 (2008) (paragraphe 58 ci-dessus). De telles critiques ont également été formulées par plusieurs juridictions, telle la CJUE, la Cour suprême du Royaume-Uni et la Cour fédérale du Canada (paragraphes 59-65 et 70-77 ci-dessus). Le gouvernement défendeur admet lui-même que le système applicable en l’espèce – même dans sa forme améliorée à la suite de la Résolution 1730 (2006) –, permettant aux requérants de demander auprès d’un « point focal » leur radiation des listes établies par le Conseil de sécurité, n’offre pas une protection satisfaisante (paragraphe 114 ci-dessus). L’accès à ces procédures ne pouvait donc ni remplacer un contrôle juridictionnel approprié au niveau de l’État défendeur ni même compenser en partie son absence.
154. Au demeurant, la Cour note que les autorités suisses ont pris certaines mesures concrètes en vue d’améliorer la situation des requérants, montrant de la sorte que la Résolution 1483 (2003) pouvait être appliquée avec souplesse (paragraphes 31-32 et 34 ci-dessus). Cependant, toutes ces mesures n’étaient pas suffisantes à la lumière des obligations décrites ci‑dessus et incombant à la Suisse en vertu de l’article 6 § 1 de la Convention.
155. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans la présente affaire.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
156. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
157. Comme devant la chambre, les requérants demandent à la Cour de dire que la question de l’application de la satisfaction équitable ne se trouve pas en état et de la réserver en vertu de l’article 75 du règlement, pour le cas où les décisions de confiscation seraient exécutées par la Suisse à un stade ultérieur.
158. Le gouvernement défendeur estime que la seule question litigieuse en l’espèce est celle de savoir si les requérants ont eu accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1. D’après lui, un constat éventuel de violation de cette garantie n’affecterait pas la légitimité des prétentions des requérants relatives aux avoirs gelés.
159. La Cour partage l’avis du gouvernement défendeur et estime qu’il n’existe aucun lien de causalité entre le constat de violation de l’article 6 § 1 et l’allégation d’un dommage matériel, dont la réalisation est par ailleurs pour l’instant purement hypothétique. La Cour constate également que les requérants n’ont demandé ni réparation pour préjudice moral ni le remboursement de leurs frais et dépens.
160. Dans ces circonstances, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de réserver la question de la satisfaction équitable et rejette la demande formulée par les requérants à cet effet. Partant, elle estime qu’aucun montant n’est dû au titre de l’article 41 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l’unanimité, les exceptions préliminaires soulevées par le gouvernement défendeur pour incompatibilités ratione personae et ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention ;
2. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 21 juin 2016.
Johan CallewaertMirjana Lazarova Trajkovska
Greffier adjointPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque, à laquelle se rallient les juges Hajiyev, Pejchal et Dedov ;
– opinion concordante du juge Sicilianos ;
– opinion concordante de la juge Keller ;
– opinion concordante du juge Kūris ;
– opinion partiellement dissidente de la juge Ziemele ;
– opinion dissidente de la juge Nußberger.
M.L.T.
J.C.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE, À LAQUELLE SE RALLIENT
LES JUGES HAJIYEV, PEJCHAL ET DEDOV
TABLE DES MATIÈRES
I. Introduction (§ 1)
Première partie – Les origines du conflit normatif (§§ 2-37)
II. Le cadre juridique des Nations unies (§§ 2-27)
A. L’interprétation de l’article 103 de la Charte (§§ 2-8)
i. La nature de la règle (§ 2)
ii. La portée de la règle (§§ 3-4)
iii. Les limitations intrinsèques et extrinsèques à l’applicabilité de la règle (§§ 5-6)
iv. La constitutionnalisation de la Charte ? (§§ 7-8)
B. L’interprétation de la Résolution 1483 (§§ 9-24)
i. L’interprétation littérale (§§ 9-12)
ii. L’interprétation téléologique (§ 13)
iii. L’interprétation contextuelle (§§ 14-16)
iv. L’interprétation systématique (§§ 17-24)
C. Conclusion préliminaire (§§ 25-27)
III. Le droit d’accès à un tribunal en droit international (§§ 28-37)
A. La nature du droit d’accès à un tribunal (§§ 28-32)
i. En droit international humanitaire et en droit pénal international (§§ 28-29)
ii. En droit international des droits de l’homme (§§ 30-31)
iii. En droit européen des droits de l’homme (§ 32)
B. Une norme de jus cogens ? (§§ 33-35)
i. Dans le cadre de procédures civiles (§§ 33-34)
ii. Dans le cadre de procédures pénales (§ 35)
C. Conclusion préliminaire (§§ 36-37)
Seconde partie – La résolution du conflit normatif (§§ 38-70)
IV. Le conflit entre les obligations découlant de la Charte et les obligations découlant des traités relatifs aux droits de l’homme (§§ 38-58)
A. Les solutions possibles (§§ 38-44)
i. La primauté des obligations découlant de la Charte (§§ 38-39)
ii. La primauté des obligations découlant des traités relatifs aux droits de l’homme (§§ 40-41)
iii. Harmonisation des obligations découlant de la Charte avec les obligations découlant des traités relatifs aux droits de l’homme
(§§ 42-44)
B. Critique du raisonnement de la majorité (§§ 45-56)
i. La promesse non tenue d’une interprétation de la Résolution 1483 (§§ 45-46)
ii. La « nature constitutionnelle » implicite du droit d’accès à un tribunal (§§ 47-53)
iii. Une solution Bosphorus déguisée (§§ 54-56)
C. Conclusion préliminaire (§§ 57-58)
V. Prendre la Convention au sérieux (§§ 59-70)
A. La nature constitutionnelle de la Convention (§§ 59-60)
B. L’applicabilité de Bosphorus aux obligations découlant de la Charte (§§ 61-64)
i. Le champ matériel de Bosphorus (§§ 61-62)
ii. Le champ temporel de Bosphorus (§ 63)
iii. Le champ personnel de Bosphorus (§ 64)
C. L’application de Bosphorus en l’espèce (§§ 65-67)
D. Conclusion préliminaire (§§ 68-70)
VI. Conclusion finale (§§ 71-73)
I. Introduction
1. Je me rallie à la majorité qui constate une violation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »). Toutefois, je ne souscris pas à une partie substantielle de son raisonnement qui sous-tend ce constat. Contrairement à la majorité, qui voit dans la Résolution 1483 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (« le Conseil de sécurité »)[3] bien plus qu’elle ne prévoyait et même qu’elle ne permettait, le conflit normatif entre l’obligation de l’État défendeur de mettre en œuvre la Résolution 1483 et l’obligation qui lui incombe au titre de la Convention de garantir le droit d’accès des requérants à un tribunal me paraît inévitable. Afin de résoudre ce conflit normatif, j’examine dans la première partie de mon opinion les origines du conflit en analysant, d’une part, le cadre juridique pertinent des Nations unies, notamment l’article 103 de la Charte des Nations unies (« la Charte ») et la Résolution 1483 et, d’autre part, le droit d’accès à un tribunal en droit international humanitaire et pénal, en droit international des droits de l’homme et en droit européen des droits de l’homme. La seconde partie de mon opinion est consacrée à la résolution du conflit normatif entre les obligations découlant des résolutions du Conseil de sécurité et les obligations issues des traités relatifs aux droits de l’homme, et plus précisément entre les obligations découlant de la Résolution 1483 et celles découlant de l’article 6 de la Convention européenne. Après avoir abordé les deux solutions radicalement opposées de primauté des obligations des premières sur les secondes, et vice-versa, et la troisième solution d’évitement du conflit, j’expose mes réserves concernant la solution adoptée dans le présent arrêt. Finalement, partant de cette critique, je propose pour résoudre le conflit normatif une solution différente fondée sur la prémisse de la nature constitutionnelle de la Convention. Prendre la Convention au sérieux exige l’applicabilité de la méthodologie analytique comparative Bosphorus[4] aux obligations découlant de la Charte. Sur la base de cette méthodologie, je conclus que l’article 6 de la Convention a bien été violé dans la présente affaire.
Première partie – Les origines du conflit normatif
II. Le cadre juridique des Nations unies
A. L’interprétation de l’article 103 de la Charte
i. La nature de la règle
2. L’article 103 de la Charte n’est pas une règle primaire établissant une hiérarchie, mais une règle secondaire relative au mode de résolution des conflits normatifs entre les obligations découlant de la Charte et celles issues d’autres accords internationaux[5]. Le conflit est résolu par une règle de primauté, qui donne la priorité aux obligations découlant de la Charte sur celles issues d’autres accords internationaux afin de sauvegarder l’efficacité et l’intégrité du système juridique des Nations unies. Tout comme l’article 30 de la Convention sur le droit des traités (Convention de Vienne), l’article 46 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), l’article 131 de la Charte de l’Organisation des États américains de 1948 (Charte de l’OEA) et le septième Principe de la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations unies[6], la règle de conflit de la Charte ne détermine pas l’abrogation ipso jure, voire la suspension de facto du traité ou de l’accord international en conflit. L’obligation qui prime écarte seulement l’obligation en conflit, dont la validité légale demeure intacte. De plus, le non-respect de l’obligation en conflit n’engage pas la responsabilité tant que le conflit normatif persiste[7].
ii. La portée de la règle
3. La portée de la règle s’étend, d’une part, à toutes les obligations découlant des dispositions de la Charte et des décisions obligatoires des organes des Nations unies, telles que les résolutions du Conseil de sécurité adoptées au titre du Chapitre VII de la Charte[8] et, d’autre part, à toutes les obligations découlant d’autres traités ou accords présents ou futurs, bilatéraux ou multilatéraux, incluant les traités ou accords avec des États non membres des Nations unies[9], ainsi que les obligations découlant du droit international coutumier[10]. Les obligations découlant des traités constitutifs d’organisations internationales ou régionales sont évidemment aussi concernées par l’article 103, même si ces organisations ne sont pas parties à la Charte. A fortiori, la règle s’étend également aux obligations légales ou contractuelles souscrites par un État relativement à un individu ou une entité privée[11]. En d’autres termes, les résolutions du Conseil de sécurité peuvent créer pour tout État, organisation internationale ou régionale, entité privée ou individu des obligations qui, dans des situations spécifiques, priment sur tous les autres droits ou obligations antérieurs ou futurs de nature conventionnelle, coutumière, législative ou contractuelle.
4. Ainsi, la portée de la règle s’étend bien au conflit entre les obligations issues de la Charte et des obligations constitutionnelles, c’est-à-dire des obligations découlant de l’ordre constitutionnel d’un État. Dans l’ordre juridique international, un État ne peut pas invoquer son propre droit interne, y compris sa Constitution, pour se soustraire aux obligations qui lui incombent en vertu du droit international en vigueur, et tout particulièrement à celles imposées par la Charte[12]. Les États ne peuvent se servir des obligations constitutionnelles pour se soustraire à des engagements internationaux. L’autorité prépondérante des obligations internationales sur le droit national, y compris le droit constitutionnel, a été particulièrement affirmée dans le champ du droit international des droits de l’homme, du fait de la nature des droits de l’homme qui ne relèvent pas du domaine réservé des juridictions nationales des États (article 2 § 7 de la Charte) et du fait que les traités relatifs aux droits de l’homme non seulement lient les États parties, mais reconnaissent également des droits et libertés aux citoyens relevant de la juridiction des États parties (voir, par exemple, l’article 1 de la Convention).
iii. Les limitations intrinsèques et extrinsèques à l’applicabilité de la règle
5. Il y a des limitations intrinsèques et extrinsèques à l’applicabilité de la règle énoncée à l’article 103. Tout d’abord, l’article 103 présuppose la validité des obligations en jeu. En cas d’actes ultra vires[13] ou d’actes allant à l’encontre des objectifs de la Charte, la disposition elle-même n’entre pas en jeu. Il s’agit moins d’une exception à la règle que d’une condition intrinsèque à son applicabilité. Ainsi, par exemple, des résolutions du Conseil de sécurité qui vont de manière flagrante à l’encontre des buts et principes des Nations unies (article 24 § 2 de la Charte) ne bénéficient pas de la règle de primauté. Par conséquent, avant d’appliquer la règle de l’article 103, il faut vérifier la validité interne des résolutions.
6. Une réelle limitation extrinsèque à l’applicabilité de la règle prévue à l’article 103 est le jus cogens[14], dont la formulation faisant le plus autorité demeure la liste fournie par la Cour internationale de justice (CIJ) dans l’affaire Barcelona Traction[15]. Par exemple, les résolutions du Conseil de sécurité qui violent le jus cogens sont en soi non valides et n’entraînent donc pas l’applicabilité de l’article 103[16]. Ainsi, en amont de l’application de l’article 103, la validité externe des résolutions du Conseil de sécurité doit être examinée.
iv. La constitutionnalisation de la Charte ?
7. Les individus étant l’épicentre du droit international, les droits de l’homme sont aujourd’hui le facteur central de la légitimation du droit international. Tel un nouvel espéranto, le langage du droit international des droits de l’homme est centré sur l’individu et non sur l’État. La responsabilité de protéger les droits de l’homme est le rôle premier de la souveraineté[17]. Les relations entre un État et ses propres nationaux ne sont plus vues, comme dans le passé, comme des questions purement nationales. La révolution copernicienne à laquelle le droit international a fait face avec la naissance des deux Pactes jumeaux relatifs aux droits de l’homme et leurs équivalents régionaux a créé en droit international un nouveau langage aux accents constitutionnels, possédant une force contrefactuelle propre[18]. Des développements remarquables dans le droit des traités des organisations internationales ou régionales émergentes, et particulièrement des Communautés européennes, ont favorisé le processus de constitutionnalisation du droit international. Le document final du Sommet mondial de 2005 a porté ce processus à un point de non-retour, le sujet ayant atteint le statut de locus classicus en droit international[19].
8. Bien que la constitutionnalité ait graduellement été déconnectée de l’État, l’heure du constitutionalisme mondial n’est pas encore venue. La Charte ne remplit pas encore la double fonction d’une constitution, c’est‑à‑dire celle de source fondatrice et non dérivée du droit et de limite primaire à l’exercice de la puissance publique et au recours à la force publique. Ni le principe de spécialité des organisations internationales, ni l’absence de territoires et de population permanente ne sont décisifs dans ce contexte. Il existe une double raison expliquant le trou noir constitutionnel dans le cadre des Nations unies. D’une part, la Cour internationale de justice n’a pas encore franchi le pas d’une décision Marbury, soumettant les organes et agents des Nations unies, et en particulier son organe politique et législatif le plus important, le Conseil de sécurité, à un contrôle constitutionnel effectif[20]. D’autre part, les recommandations du Comité des droits de l’homme, sur le fondement du premier protocole facultatif se rapportant au PIDCP, n’offrent pas de système de protection des droits de l’homme juridictionnel, contraignant et non optionnel, ainsi que l’aurait requis la garantie de limitation effective de la puissance publique et de la force publique. La réalisation de la coopération internationale par la promotion et l’encouragement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous (article 1 § 3 de la Charte et quatrième considérant du préambule du PIDCP) ne suffit pas à compenser le manque dans la Charte de contraintes spécifiques relativement aux droits de l’homme. Tant qu’il n’existera pas de Cour mondiale des droits de l’homme, qui aurait juridiction obligatoire à la fois sur les organes et sur les agents des Nations unies et les membres de celles-ci, ou que la Cour internationale de justice n’aura pas juridiction obligatoire sur ces questions, les Nations unies n’auront pas une nature constitutionnelle. Dans l’état actuel des choses, une source de droit fondatrice et non dérivée peut émerger dans le cadre des Nations unies, mais il n’existe pas encore une réelle Constitution globale en l’absence de limites justiciables et fondées sur les droits de l’homme à l’exercice de la puissance publique et au recours à la force publique. Partant, la Charte des Nations unies n’a pas encore acquis la nature d’une Constitution de la communauté internationale et par conséquent il n’y a pas de relation hiérarchique entre les obligations découlant de la Charte et celles découlant d’autres traités et accords, et particulièrement des traités relatifs aux droits de l’homme.
B. L’interprétation de la Résolution 1483
i. L’interprétation littérale
9. La majorité soutient que le sens ordinaire des termes employés dans les Résolutions 1483 (2003) et 1518 (2003)[21] n’interdisait pas explicitement un contrôle juridictionnel des mesures prises au niveau national sur le fondement de la première résolution[22]. Tenant dûment compte des règles d’interprétation des résolutions du Conseil de sécurité, je ne partage pas cette opinion[23].
10. La Résolution 1483 a créé deux mesures de confiscation : celle prévue par le paragraphe 23 a) était une confiscation in rem applicable à tous les fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques du gouvernement irakien précédent ou d’organes, entreprises ou institutions publiques qui avaient quitté l’Irak ; et l’autre mesure prévue par le paragraphe 23 b) était une confiscation punitive fondée sur une responsabilité sans faute, applicable à tous les fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques sortis d’Irak ou acquis par Saddam Hussein ou d’autres hauts responsables de l’ancien régime irakien ou des membres de leur famille proche, y compris les entités appartenant à ces personnes ou à d’autres personnes agissant en leur nom ou selon leurs instructions, ou se trouvant sous leur contrôle direct ou indirect. Ces individus et entités devaient être identifiés par un « comité des sanctions ».
11. Le comité devait recenser les personnes et entités visées sans aucun pouvoir discrétionnaire d’après le paragraphe 19 (« shall » dans la version anglaise). De même, tous les États membres étaient tenus de procéder à la confiscation des fonds et avoirs financiers sans aucun pouvoir discrétionnaire d’après le paragraphe 23 (« shall » dans la version anglaise, « sont tenus » dans la version française). Dans les deux cas, que ce soit au paragraphe 23 a) ou au paragraphe 23 b), aucune limite du montant des avoirs confisqués, ni aucune limite temporelle à l’applicabilité des mesures de confiscation n’étaient prévues. En principe, la mesure de confiscation, avec le transfert consécutif de propriété et de possession des fonds et avoirs confisqués, était définitive et irréversible, à l’exception d’un recours ex post facto non juridictionnel et non légal sous la forme d’une « demande » au gouvernement représentatif de l’Irak concernant des fonds ou avoirs financiers déjà « transférés ». Aucun critère n’a été établi pour l’exercice du pouvoir de contrôle par cette autorité politique. Il n’était pas indiqué clairement si les « particuliers ou entités non gouvernementales » qui pouvaient soumettre cette demande étaient seulement ceux visés par la confiscation ou toute autre personne ou entité juridique agissant en leur nom ou sous leur direction, ou quiconque ayant un intérêt légal relativement aux fonds et avoirs financiers transférés.
12. De façon suffisamment explicite, l’emploi de termes tels que « sans retard » et « immédiatement » indique qu’il n’y avait pas d’autres voies de droit pour contester la confiscation devant une autorité indépendante, ni ex ante ni ex post facto. Tout recours juridique entraînerait inévitablement un « retard » et entraverait le transfert « immédiat » de la propriété et de la possession[24]. Les termes « d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale » dont auraient fait l’objet les fonds et avoirs font référence à des décisions rendues avant la date d’adoption de la Résolution 1483 elle-même et qui avaient acquis force de chose jugée (res judicata) avant cette date. L’élément littéral justifiant cette interprétation est, bien sûr, la référence au paragraphe 23 a) à « la date d’adoption de la présente résolution ». Ainsi, la garantie que constituent les décisions judiciaires, administratives ou arbitrales se rapportant aux fonds et avoirs financiers des personnes et entités visées assurait la res judicata des décisions judiciaires, administratives ou arbitrales définitives à compter du 22 mai 2003. Les avoirs couverts par une telle res judicata jouissaient d’une immunité et ne pouvaient pas être confisqués.
ii. L’interprétation téléologique
13. Tant le préambule que le texte de la Résolution 1483 envisageaient d’apporter une réponse urgente et uniforme de la communauté internationale pour financer la reconstruction économique de l’Irak après la guerre de 1990 et les treize années consécutives de programme de sanctions financières et commerciales[25]. La situation en Irak au lendemain du conflit était si inquiétante qu’elle était considérée comme une menace pour la paix et la sécurité internationales justifiant l’adoption de mesures en vertu du Chapitre VII et une action « immédiate » de tous les États membres. Dans ces circonstances, l’effectivité de la réponse de la communauté internationale ne devait pas être compromise par des procédures judiciaires, administratives ou arbitrales menées contre les mesures de confiscation. Ces procédures étaient incompatibles en soi avec la promptitude requise des procédures de confiscation. De plus, le Conseil de sécurité visait une réponse cohésive de la communauté internationale, avec l’objectif d’éviter une multiplicité et une fragmentation des approches qui dépendraient des particularismes des différentes procédures nationales de contestation et de recours contre les mesures de confiscation. Des procédures internes différentes et longues permettant de contester des mesures de confiscation iraient à l’encontre de l’objectif même de la résolution.
iii. L’interprétation contextuelle
14. La Résolution 1483 a été adoptée dans le contexte historique de la reconstruction de l’Irak et de son infrastructure économique après l’effondrement du régime de Saddam Hussein[26]. Dans une situation de manque immense de ressources et de crise humanitaire, le Conseil de sécurité a fait le choix politique d’identifier les ressources qui devaient être transférées au Fonds de développement pour l’Irak et qui devaient remplacer certaines des sanctions de l’ancien « comité 661 », qui cessa d’exister officiellement le 22 novembre 2003. À cette date, il a été mis fin à toutes les interdictions portant sur le commerce avec l’Irak et l’apport de ressources financières ou économiques à l’Irak imposées par la Résolution 661 (1990) et d’autres résolutions. Un an plus tard, cette même menace entraînera l’adoption de la Résolution 1546 (2004) sur la formation d’un gouvernement intérimaire souverain de l’Irak. La réaction de la communauté internationale a été guidée par le droit international et les droits de l’homme, auxquels le Conseil de sécurité a explicitement fait référence à maintes reprises dans les Résolutions 1483 et 1546[27].
15. Dans le contexte différent de la lutte contre la menace terroriste que représentaient Oussama Ben Laden et les Taliban, la Résolution 1452 (2002)[28] prévoyait des dérogations à la Résolution 1267 (1999)[29] et à la Résolution 1390 (2002)[30], pour les actifs ou ressources économiques dont l’État compétent ou les États compétents avaient déterminé qu’ils étaient nécessaires pour des dépenses de base, pour le paiement d’honoraires professionnels raisonnables et le remboursement des dépenses correspondant à des services juridiques, ou des charges ou frais correspondant à la garde ou à la gestion de fonds gelés ou d’autres actifs financiers ou ressources économiques, et des dépenses extraordinaires. La Résolution 1483 ne prévoyait aucune dérogation similaire conformément à la politique du Conseil de sécurité strictement orientée vers l’acquisition des ressources[31].
16. Le 24 novembre 2003, par la Résolution 1518 (2003), le Conseil de sécurité établit, avec effet immédiat, un comité (« le comité des sanctions 1518 ») comprenant tous les membres du Conseil et chargé de recenser, en vertu du paragraphe 19 de la Résolution 1483, les personnes et les entités visées par le paragraphe 23 de cette même résolution et d’adopter les directives[32] et définitions[33] précédemment acceptées par le comité créé en vertu du paragraphe 6 de la Résolution 661 (1990). Les « Directives relatives à l’application des paragraphes 19 et 23 de la Résolution 1483 (2003) » fournissent de brèves indications sur la procédure décisionnelle du comité. Le « Document officieux concernant l’application du paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) », qui n’est pas « juridiquement contraignant » mais qui a été élaboré au sein du Comité et « reflète la compréhension commune » de ses membres, a développé l’interprétation de certaines définitions de la Résolution 1483.
iv. L’interprétation systématique
17. Lors du Sommet mondial de 2005, l’Assemblée générale a appelé le Conseil de sécurité à veiller, avec le concours du Secrétaire général, à ce que des procédures équitables et transparentes soient en place pour imposer et lever les mesures de sanctions, ainsi que pour octroyer des dérogations à des fins humanitaires[34]. Le Conseil de sécurité a répondu à l’appel de Vienne de deux façons différentes. Dans la majorité des cas, le Conseil de sécurité a établi un point focal chargé d’examiner les demandes de radiation des listes de sanctions des comités suivants : 751 (1992) et 1907 (2009) concernant la Somalie et l’Érythrée ; 1518 (2003) ; 1521 (2003) concernant le Libéria ; 1533 (2004) concernant la République démocratique du Congo ; 1572 (2004) concernant la Côte d’Ivoire ; 1591 (2005) concernant le Soudan ; 1636 (2005) ; 1718 (2006) ; 1970 (2011) concernant la Libye ; 1988 (2011) ; 2048 (2012) concernant la Guinée-Bissau ; 2127 (2013) concernant la République centrafricaine ; 2140 (2014), et 2206 (2015) concernant le Soudan du Sud. Le bureau du Médiateur a été institué pour les personnes inscrites sur les listes du comité 1267/1989/2253 (« la Liste de Sanctions contre l’EIIL (Daech) et Al-Qaida »)[35]. Ces deux réponses ont adopté des approches totalement différentes face à un même problème juridique. Il y a lieu de procéder à une interprétation logique et systématique de leurs interactions pour réellement appréhender la signification de chacune de ces réponses apportées par le Conseil de sécurité[36].
18. Le 14 décembre 2005, le nouveau « comité des sanctions 1518 » a adopté les « Directives du Comité en matière de radiation »[37]. Par la suite, la Résolution 1730 (2006)[38] a adopté la procédure de radiation et a requis la création au sein du secrétariat du Conseil de sécurité d’un point focal chargé de recevoir les demandes de radiation et de faire fonction d’intermédiaire entre les requérants et le comité. Les personnes concernées pouvaient soumettre une telle demande par l’intermédiaire du point focal ou par l’intermédiaire de leur État de résidence ou de nationalité. Le point focal était chargé de transmettre ces demandes au(x) gouvernement(s) à l’origine de l’inscription sur la liste et au(x) gouvernement(s) de l’État de nationalité et de l’État de résidence. Ce(s) dernier(s), avant toute recommandation de radiation, devai(en)t consulter le gouvernement qui était à l’origine de l’inscription de la personne sur la liste. Si, à l’issue de ces consultations, la radiation était recommandée par écrit par un de ces gouvernements et accompagnée d’explications, la demande était inscrite à l’ordre du jour du comité par son président. Cependant si un de ces États s’opposait à la demande de radiation, le point focal en informait le comité et lui transmettait une copie de la demande de radiation. Tout membre du comité ayant des informations en faveur de la radiation était prié, mais pas tenu, d’en faire part aux gouvernements. L’État à l’origine de l’inscription sur la liste n’était pas tenu de communiquer au comité les informations à décharge en sa possession. Si, après trois mois, aucun des gouvernements ayant examiné la demande de radiation n’avait formulé d’observations, tout membre du comité pouvait, après consultation du ou des gouvernements à l’origine de l’inscription sur la liste, recommander la radiation en envoyant la demande au président du comité des sanctions. Si après un mois, aucun membre du comité n’avait recommandé la radiation, la demande était réputée rejetée. Le comité était également habilité à faire droit à la demande et à supprimer le nom de la personne de la liste. Malgré la référence dans le préambule de la Résolution 1730 (2006) à « l’octroi d’exemptions pour raisons humanitaires », le texte de la résolution omettait toute référence à de telles « exemptions ». En 2006, une autre amélioration importante a été apportée par la Résolution 1735 (2006)[39]. Celle-ci prévoyait que lorsqu’ils proposaient au comité d’inscrire des noms sur la liste récapitulative, les États devaient fournir un mémoire exposé des motifs, le mémoire correspondant devant comporter un exposé aussi détaillé que possible des motifs de la demande d’inscription sur la liste.
19. L’année 2008 s’est révélée être une annus horribilis pour le mécanisme de sanctions. Après trois reproches directs, et parfois même caustiques, de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 23 janvier (« Une telle procédure est (...) totalement arbitraire et sans crédibilité aucune »)[40], de la Cour de justice des Communautés européennes le 3 septembre[41] et du Comité des droits de l’homme des Nations unies le 29 décembre[42], le Conseil de sécurité a finalement décidé d’adopter des mesures sérieuses pour éliminer les racines des critiques politiques et judiciaires. Dans la lutte contre Al-Qaïda, Oussama Ben Laden et les Taliban et autres personnes, groupes, entreprises et entités leur étant associés, le Conseil de sécurité a décidé dans la Résolution 1904 (2009)[43] que, lors de l’examen des demandes de radiation de la liste, le comité serait assisté par le bureau du Médiateur[44], que le Médiateur devait exercer ses fonctions en toute indépendance et impartialité et qu’il ne solliciterait ni ne recevrait d’instructions d’aucun gouvernement[45]. Le Médiateur n’avait ni le pouvoir d’annuler les décisions du comité ni de lui faire des recommandations[46].
20. La Résolution 1989 (2011)[47] a précisé la compétence et les méthodes de travail du Médiateur. Deux étapes essentielles ont été franchies. D’une part, le Médiateur s’est vu accorder le pouvoir de faire dans un rapport d’ensemble des recommandations sur la radiation des personnes, groupes, entreprises ou entités ayant fait une demande de radiation de la liste Al‑Qaïda par le biais du bureau du Médiateur[48]. Ces recommandations pouvaient tendre soit à ce que le comité maintienne l’inscription sur la liste, soit à ce qu’il envisage de procéder à la radiation. Lorsque le Médiateur se prononçait contre la radiation, la personne restait inscrite sur la liste. Lorsque le Médiateur recommandait que le comité envisage de procéder à la radiation, l’obligation faite aux États de prendre les mesures énoncées dans la résolution concernant les personnes, groupes, entreprises, ou entités ayant soumis la demande cessait de leur incomber automatiquement soixante jours après que le comité eut achevé d’examiner un rapport d’ensemble du Médiateur, sauf si le comité décidait par consensus avant l’expiration de ce délai de soixante jours que ladite obligation continuait de s’imposer concernant ces personnes, groupes, entreprises ou entités. Ainsi, la condition d’un consensus en faveur de la radiation a été remplacée par une présomption de consensus, qui pouvait être renversée par un vote explicite et unanime des quinze membres du comité. Le « consensus inversé » a été le second changement essentiel ayant renforcé la position du Médiateur : les recommandations de radiation du Médiateur prévalaient en l’absence d’un consensus contraire du comité ou d’une saisine et d’un vote du Conseil de sécurité. En l’absence de consensus, le président devait, sur demande d’un membre du comité, soumettre la question de la radiation des personnes, groupes, entreprises ou entités en question au Conseil de sécurité pour une décision dans un délai de soixante jours (« le mécanisme déclencheur »). La possibilité pour le comité d’annuler par consensus ou pour le Conseil de sécurité de déroger à la recommandation du Médiateur inscrivait dans le processus un élément politique décisif, aggravé par l’absence d’obligation de motivation pour le Conseil de sécurité[49]. La même procédure était suivie lorsque l’État à l’origine de l’inscription sur la liste soumettait une demande de radiation.
21. La Résolution priait instamment les États membres de communiquer toute information utile au Médiateur, y compris, s’il y avait lieu, toute information confidentielle pertinente, le Médiateur étant tenu de respecter toute règle de confidentialité attachée à cette information par l’État l’ayant fournie. Par conséquent, les informations manquantes ne faisaient pas partie du dossier étudié par le Médiateur et n’étaient pas incluses dans le rapport d’ensemble et ses recommandations. En principe, cela devait représenter un avantage important pour le requérant : le dossier communiqué au requérant étant le même que celui sur lequel le Médiateur se fondait pour ses recommandations. De plus, le rapport mettait « au même niveau » l’étendue des informations à disposition des membres du comité, puisque les quinze membres avaient accès à la même information[50]. Cependant, puisqu’il n’y avait pas d’obligation de communiquer des informations pertinentes au Médiateur, rien n’empêchait en pratique l’État de fournir au comité ou à certains de ses membres des informations non communiquées au Médiateur, avec le risque que la demande fût examinée sur la base d’informations qui n’étaient ni communiquées au demandeur ni étudiées par le Médiateur[51]. En d’autres termes, le Comité Al-Qaïda continuait d’agir en tant que juge de sa propre cause et l’exercice par le Médiateur du pouvoir d’investigation et de divulgation de preuves était toujours soumis au pouvoir discrétionnaire illimité des États[52]. Le demandeur et le grand public n’avaient pas accès au rapport d’ensemble du Médiateur, à ses conclusions, aux preuves à charge et à décharge ni même à l’identité de l’État à l’origine de l’inscription sur la liste d’une personne ou d’une entité[53]. Ces défauts n’ont pas été compensés par les nouvelles obligations de rendre public un mémoire exposant les motifs ayant justifié l’inscription sur les listes et d’indiquer les raisons du refus d’une demande de radiation[54].
22. Finalement, la résolution encourageait les États membres à se prévaloir des dispositions organisant les dérogations prévues aux paragraphes 1 et 2 de la Résolution 1452 (2002), modifiés par la Résolution 1735 (2006), et elle a chargé le comité d’examiner les procédures de dérogation définies dans ses directives, afin de permettre aux États membres de s’en prévaloir et de continuer à accorder en toute célérité et transparence des dérogations pour raisons humanitaires. La Résolution 2161 (2014)[55] prévoyait que le mécanisme du point focal pourrait recevoir des demandes de dérogations de personnes, groupes, entreprises ou entités. Cependant, cette question demeurait soumise à la discrétion du comité.
23. L’interprétation systématique des mécanismes de radiation de la Résolution 1730 (2006) et de la Résolution 1904 (2009), développés par la Résolution 1989 (2011), montre une différence abyssale : la première ne fournit même pas encore les garanties fondamentales d’équité de la seconde[56]. Le point focal n’étudie pas le fond des demandes de radiation et n’a aucun accès aux preuves justifiant l’inscription sur la liste. Le « comité des sanctions 1518 », qui est l’organe compétent pour l’inscription sur les listes, est également l’organe compétent pour la radiation des personnes et entités en vertu des Résolutions 1483 et 1730, agissant sur le fondement d’une procédure secrète et inquisitoire. Le comité adopte une décision politique consensuelle qui est le résultat d’une négociation interne, interétatique et diplomatique. Le véto non motivé d’un seul membre suffit pour bloquer la procédure de radiation, le demandeur n’ayant pas le droit de savoir qui a opposé ce véto et sur quelles bases.
24. Sans raison évidente pour une telle différence de traitement entre des individus faisant l’objet de sanctions ciblées, l’arbitraire de la panoplie générale des sanctions est aggravé lorsque des individus sont radiés de la liste de « première classe » Al-Qaïda (renommée la Liste de Sanctions contre l’EIIL (Daech) et Al-Qaïda) et sont par la suite inscrits de nouveau sur une liste « de seconde classe », comme si ce second régime servait de subterfuge fourre-tout pour punir ceux qui ont réussi à traverser les tourments de la première[57]. Des erreurs flagrantes comme celle de la Résolution 1530 (2004), qui attribuait les attentats de Madrid en 2004 à l’organisation de l’ETA, aggravent encore les perspectives d’individus se trouvant pris dans une telle machine punitive kafkaïenne.
C. Conclusion préliminaire
25. La Charte des Nations unies n’a pas encore acquis la nature de Constitution de la communauté internationale. Par conséquent, son article 103 est une règle de primauté, qui n’a pas pour effet direct ou indirect d’annuler des normes de traités ou d’accords renfermant des obligations conflictuelles. Les obligations découlant des résolutions du Conseil de sécurité ne sont pas une exception à cette règle de conflit non hiérarchique.
26. La Résolution 1483 a créé deux mesures de confiscation, dont les conditions sont différentes : une confiscation in rem applicable aux fonds et avoirs de l’ancien gouvernement irakien et une confiscation punitive fondée sur une responsabilité sans faute applicable aux fonds et avoirs qui sont la propriété ou en la possession de l’ancienne classe politique dirigeante irakienne. La référence dans le préambule à la nécessité d’« obliger l’ancien régime irakien à répondre des crimes et atrocités qu’il a commis » et l’appel « à tous les États membres de refuser de donner refuge aux membres de l’ancien régime irakien présumés responsables de crimes et d’atrocités et de soutenir toute action visant à les traduire en justice » démontrent clairement la nature punitive des confiscations[58]. Les conséquences pour les individus inscrits sur les listes et leurs familles peuvent être si graves que ceux-ci peuvent être considérés comme des « prisonniers de l’État dans les faits »[59].
27. Les mesures de confiscation elles-mêmes sont attribuables aux États les mettant en œuvre. Ainsi, les Parties contractantes à la Convention sont responsables au titre de l’article 1 de la Convention de tous les actes ou omissions de leurs organes qui découlent de leurs obligations internationales. Aucun accès à un contrôle indépendant et effectif n’a été prévu. Ni la Résolution 1730 (2006) ni la Résolution 1904 (2009) n’ont rempli ce vide juridique. N’étant qu’un point de transmission, le point focal n’a même pas les caractéristiques d’un mécanisme de contrôle sur le fond, indépendant ou non. Par contraste, le bureau du Médiateur offre des garanties procédurales fondamentales, mais le pouvoir décisionnel demeure entre les mains du comité et du Conseil de sécurité. En tout état de cause, le Médiateur n’est pas compétent pour radier des individus ou entités inscrits sur les listes en vertu de la Résolution 1483.
III. Le droit d’accès à un tribunal en droit international
A. La nature du droit d’accès à un tribunal
i. En droit international humanitaire et en droit pénal international
28. La règle selon laquelle nul ne peut être condamné ou sanctionné sans la tenue d’un procès équitable offrant toutes les garanties judiciaires et procédurales requises est bien établie en droit international coutumier et est applicable à des conflits armés tant internationaux que non internationaux[60]. Le droit à un procès équitable est prévu par l’article 49, quatrième paragraphe, de la Première Convention de Genève, par l’article 50, quatrième paragraphe, de la Deuxième Convention de Genève, par les articles 102-108 de la Troisième Convention de Genève, par les articles 5 et 66-75 de la Quatrième Convention de Genève, par l’article 75 § 4 (adopté par consensus) du Protocole additionnel I, et par l’article 6 § 2 (adopté par consensus) du Protocole additionnel II. Priver une personne protégée d’un procès équitable et régulier est une grave violation de l’article 130 de la Troisième Convention de Genève, de l’article 147 de la Quatrième Convention de Genève, de l’article 85 § 4 e) (adopté par consensus) du Protocole additionnel I. L’article 3 commun aux Conventions de Genève interdit les condamnations de personnes et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué. Surtout, priver une personne du droit à un procès équitable figure comme crime de guerre à l’article 8 § 2 a) vi) et c) iv) du Statut de la Cour pénale internationale, à l’article 2 f) du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, à l’article 4 g) du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda et à l’article 3 g) du Statut du Tribunal spécial pour la Sierra Leone. On peut ainsi affirmer que le droit d’accès à un tribunal dans le cadre de procédures pénales a acquis aujourd’hui le statut de norme de jus cogens. Comme le Haut Commissaire aux droits de l’homme l’a précisément déclaré au sujet des listes noires individuelles, « toutes les décisions à caractère punitif devraient être soit judiciaires, soit susceptibles de contrôle judiciaire »[61].
29. Conformément aux dispositions susmentionnées, la garantie non négociable de judiciarisation de la répression pénale implique l’accès à un tribunal indépendant, impartial et régulièrement constitué, devant lequel l’accusé est présumé innocent, ne peut être contraint de témoigner contre lui-même ou de s’avouer coupable et peut être entendu, contester les preuves à charge et présenter des preuves à décharge, après avoir été informé de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui. La plupart de ces garanties sont également assurées par l’article 67 § 1 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, qui inclut les conditions intrinsèques d’un procès équitable dans le contexte du droit pénal international.
ii. En droit international des droits de l’homme
30. Il a été soutenu que certaines obligations découlant des droits de l’homme sont des normes impératives du droit international général. D’après le Comité des droits de l’homme, les États parties au PIDCP ne peuvent en aucune circonstance invoquer l’article 4 du Pacte pour justifier des actes attentatoires au droit humanitaire et aux normes impératives du droit international général, par exemple l’inobservation de principes fondamentaux garantissant un procès équitable, notamment la présomption d’innocence[62]. Parmi les principes fondamentaux du procès équitable reconnus comme normes impératives du droit international figure la règle nemo debet esser judex in propria sua causa[63]. De même, voire plus important encore, le principe selon lequel ideo homo non potest simul esse accusator, judex et testis s’inscrit sans aucun doute parmi les « principes de justice naturelle » inaliénables auxquels la Cour Suprême canadienne a fait référence[64]. La garantie de compétence, d’indépendance et d’impartialité du tribunal au sens de l’article 14, paragraphe 1, du PIDCP, est un droit absolu qui ne souffre aucune exception, étant ainsi par essence incompatible avec tout pouvoir de surveillance d’un organe politique ou exécutif sur les jugements et décisions d’un tribunal[65]. Cela vaut d’autant plus lorsque l’organe politique agit sic volo sic jubeo en concentrant le pouvoir législatif de créer le cadre légal des sanctions, le pouvoir exécutif de les imposer à des individus et entités ciblés (« inscrire sur la liste ») et le « pouvoir judiciaire » de les exempter des mesures ou de les lever (« radier de la liste »).
31. Dans Sayadi et Vinck c. Belgique, le Comité des droits de l’homme (CDH) a considéré que l’affaire concernait la compatibilité avec le PIDCP des mesures nationales prises par l’État partie pour mettre en œuvre les Résolutions 1267 (1999), 1333 (2000), 190 (2002) et 1455 (2003) du Conseil de sécurité et, sans plus de développements, il a conclu ainsi : « Par conséquent, le Comité considère que l’article 46 n’est pas pertinent pour la présente affaire. »[66] De plus, le CDH a considéré que, nonobstant le fait que l’État partie n’était pas compétent pour radier lui-même les noms des requérants figurant sur les listes onusiennes et européennes, ce dernier était responsable de la présence des noms des requérants sur ces listes et de l’interdiction de voyager qui en découlait. Sur la question spécifique du contrôle juridictionnel, le CDH a conclu que les requérants avaient eu accès à un recours effectif, dans les limites de la juridiction de l’État partie, qui avait garanti un suivi effectif en soumettant deux demandes de radiation.
iii. En droit européen des droits de l’homme
32. Dans l’arrêt Golder, la Cour a fait référence à l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne, en conjonction avec l’article 38 § 1 c) du Statut de la Cour internationale de justice, reconnaissant que les règles de droit international incluent « les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ». Le droit d’accès à un tribunal était un de ces principes généraux de droit[67]. Par conséquent, la Cour a conclu que l’article 6 de la Convention devait être interprété à la lumière de ces principes généraux de droit. De plus, la Cour a dit que ce droit appartenait à un « domaine qui rel[evait] de l’ordre public des États membres du Conseil de l’Europe », et que de ce fait toute mesure ou solution dénoncée comme contraire à l’article 6 appelait « un contrôle particulièrement attentif »[68]. Elle a estimé aussi que le pouvoir de rendre une décision obligatoire ne pouvant être modifiée par une autorité non judiciaire au détriment d’une partie était inhérent à la notion même de « tribunal »[69].
B. Une norme de jus cogens ?
i. Dans le cadre de procédures civiles
33. Dans une conclusion assez abrupte, la majorité déclare que le droit d’accès à un tribunal n’est pas encore une norme du jus cogens[70], sans plus d’explications. Le droit d’accès à un tribunal dans le cadre de procédures civiles n’est certainement pas absolu, puisqu’il se prête à des limitations implicitement admises[71]. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, les limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un « but légitime » et s’il existe « un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé »[72]. Par exemple, une règle issue d’un traité international sur l’immunité d’une organisation internationale devant les juridictions nationales peut poursuivre un but légitime[73], mais elle n’est en conformité avec l’article 6 § 1 que si la restriction en découlant n’est pas disproportionnée. Ainsi, la restriction sera compatible avec l’article 6 § 1 si les personnes concernées disposaient d’une autre voie raisonnable pour protéger efficacement leurs droits garantis par la Convention[74].
34. Les cas les plus problématiques concernent l’immunité des États en cas de dommages corporels dus à un acte ou à une omission survenus dans l’État du for[75] et l’immunité de l’État pour des actes allant à l’encontre des normes de jus cogens en dehors de l’État du for[76]. Al-Adsani, réitéré et étendu par Jones et autres[77], n’accorde pas aux normes de jus cogens un effet dérogatoire aux immunités de l’État dans le cadre de procédures civiles en vertu du droit coutumier international. En d’autres termes, l’effet impératif de la norme supérieure de jus cogens interdisant et punissant la torture est invalidé par une norme inférieure de droit coutumier. La question qui devrait se poser est celle de savoir si le droit d’accès à un tribunal en matière civile n’est pas un principe général qui relève des normes de jus cogens lorsque le droit civil en question a lui-même un tel statut. La Cour est réticente à le reconnaître. Dans l’affaire Stiching Mothers of Srebrenica et autres[78], elle a de nouveau considéré que le droit international ne permettait pas de dire qu’une plainte civile devait l’emporter sur l’immunité de poursuite au seul motif qu’elle se fondait sur une allégation de violation particulièrement grave d’une norme de droit international. Dans ce sens, elle a invoqué une affaire récente de la CIJ, dans laquelle était clairement énoncé ce principe concernant l’immunité souveraine des États étrangers[79]. De l’avis de la Cour, ce principe était également applicable à l’immunité dont jouissaient les Nations unies.
ii. Dans le cadre de procédures pénales
35. Le « droit à un tribunal » est évidemment plus impératif en matière pénale qu’en matière civile. S’il est toujours sujet à des limitations implicitement admises[80], celles-ci sont bien moins importantes dans les affaires pénales que dans les affaires civiles. En tout état de cause, ces limitations ne doivent pas restreindre l’exercice du droit d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations doivent tendre à un but légitime et il faut qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé[81]. Lorsque la peine est appliquée par un organe ou agent qui n’a pas une qualité judiciaire, un appel doit être garanti devant un tribunal[82]. L’article 15 de la Convention doit être lu à la lumière de l’évolution du droit international humanitaire et du droit pénal international, qui garantissent le respect du droit d’accès à un tribunal en matière pénale comme un droit indérogeable. Une telle lecture est la seule compatible avec l’émergence de ce droit en tant que norme intransgressible de jus cogens. S’il en était autrement, le jus cogens pourrait être écarté telle une belle mais inutile Bentley qui ne sort jamais du garage, pour emprunter l’image de Brownlie[83].
C. Conclusion préliminaire
36. La Résolution 1483 est difficilement compatible avec le droit international humanitaire, le droit pénal international et le droit international des droits de l’homme[84]. Le comité des sanctions 1518 est un organe purement politique, une émanation du Conseil de sécurité. Le même organe politique décide à la fois de l’inscription sur les listes d’individus et d’entités et de leur radiation. Pire encore, l’accusateur peut également être le juge, puisque l’État demandant l’inscription sur la liste peut être amené à décider de l’inscription sur la liste et de la radiation.
37. Les requérants ont fait l’objet de mesures de confiscation en vertu du paragraphe 23 b) de la Résolution 1483[85]. Même s’il ne contient pas une accusation formelle, le paragraphe 23 b) de la résolution satisfait aux exigences de la Convention pour déclencher les garanties procédurales du volet pénal de son article 6, et notamment la présomption d’innocence[86]. L’impossibilité d’accéder à un tribunal pour contester les mesures de confiscation punitives viole une norme de jus cogens, privant ainsi l’obligation découlant de la Résolution 1483 et ses mesures d’exécution de leur force légale en vertu des articles 24 et 103 de la Charte[87]. Mais même en admettant, pour les besoins du raisonnement, que tel n’est pas le cas, les mesures de confiscation en cause soulèvent une question concernant l’ordre public européen du fait de la violation d’une norme minimale fondamentale de protection des droits de l’homme. À tout le moins, les garanties procédurales du volet civil de l’article 6 se trouvent en jeu. La restriction à l’accès à un tribunal ne sera compatible avec l’article 6 § 1 que si les personnes concernées disposent d’autres voies raisonnables pour protéger efficacement les droits garantis par la Convention, notamment si elles ont accès à un autre organe ou agent habilité à exercer des pouvoirs judiciaires. Lorsqu’aucune autre voie légale n’est accessible aux individus et entités visés, le droit à un contrôle indépendant et impartial – le droit à un contrôle judiciaire – peut être atteint dans sa substance, comme la majorité l’a admis au paragraphe 151 (« le droit des requérants d’accéder à un tribunal a été atteint dans sa substance même »). Aucun test de proportionnalité additionnel n’est alors nécessaire.
Seconde partie – La résolution du conflit normatif
IV. Le conflit entre les obligations découlant de la Charte et les obligations découlant des traités relatifs aux droits de l’homme
A. Les solutions possibles
i. La primauté des obligations découlant de la Charte
38. Une solution radicale au conflit entre les obligations découlant de la Charte et celles découlant de traités relatifs aux droits de l’homme consiste à soumettre de façon strictement hiérarchique ces dernières à celles découlant de la Charte, conformément à l’article 103 de la Charte des Nations unies[88]. Cette solution, qui reconnaît le rôle constitutionnel de la Charte, a été adoptée par le Tribunal de première instance des Communautés européennes (TPICE, aujourd’hui le Tribunal) dans Kadi I. Dans ses arrêts du 21 septembre 2005[89], le TPICE a considéré que les tribunaux des Communautés européennes avaient une compétence limitée concernant l’interprétation des règlements communautaires adoptés en application de résolutions du Conseil de sécurité. Du fait du transfert de pouvoirs souverains des États membres à l’Union, cette dernière était liée par la Charte même si elle n’était pas elle-même membre des Nations unies. De plus, il a retenu que les violations du droit à un procès équitable et du droit d’être entendu étaient acceptables à la lumière de « l’intérêt général essentiel qu’il y a[vait] à ce que la paix et la sécurité internationales [fussent] maintenues face à une menace clairement identifiée par le Conseil de sécurité ».
39. D’un point de vue hiérarchique, l’article 103 de la Charte exclurait donc tout contrôle par la Cour des actes des États parties mettant en œuvre les obligations de la Charte. En pure logique, la Cour n’aurait pas d’autre choix que de déclarer toute requête à ce sujet irrecevable. Cependant, le déficit de constitutionnalité de la Charte, associé à la multiplication des strates normatives et des institutions juridiques ayant des revendications constitutionnelles dans la sphère internationale, particulièrement dans le domaine de la protection internationale des droits de l’homme, appellent tous deux une adaptation du modèle de règlement des conflits normatifs de la Charte. En d’autres termes, au niveau mondial, une perspective strictement kelsenienne de la hiérarchie des normes en droit international ne semble toujours pas être adaptée à la réalité.
L’article 103 de la Charte ne pouvant être interprété indépendamment des règles primaires de la Charte établissant des obligations, une interprétation systématique de la Charte ne peut ignorer les limites et les déficiences de l’architecture des Nations unies centrée sur l’État en présence de prétentions constitutionnelles conflictuelles en droit international. Le droit primaire de la Charte des Nations unies, qui avance une prétention constitutionnelle émergente, mais encore faible, peut céder le pas, dans des cas spécifiques de conflit, à certaines normes internationales à vocation constitutionnelle plus forte et dont l’effet n’est pas neutralisé par la règle secondaire de l’article 103 de la Charte.
ii. La primauté des obligations découlant des traités relatifs aux droits de l’homme
40. La solution fondamentalement opposée écarte explicitement toute atténuation de la protection des droits de l’homme par une soumission aux résolutions contraignantes du Conseil de sécurité[90]. Dans l’affaire Kadi I, la Cour de justice des Communautés européennes (la CJCE – aujourd’hui la Cour de justice de l’Union européenne – la CJUE) a considéré qu’elle avait compétence pour contrôler la légalité du règlement (CE) no 881/2002 mettant en œuvre les Résolutions 1267 (1999), 1333 (2000) et 1390 (2002) du Conseil de sécurité visant Al-Qaïda et les Taliban. Dans son arrêt du 3 septembre 2008, elle a dit que le contrôle de validité de tout acte communautaire au regard des droits fondamentaux devait être considéré comme l’expression, dans une communauté de droit, d’une garantie constitutionnelle découlant du traité CE en tant que système juridique autonome à laquelle un accord international ne saurait porter atteinte[91]. Elle a expliqué que ce contrôle concernait les actes communautaires adoptés qui visent à mettre en œuvre les accords internationaux en question, et non l’accord en soi, insistant sur le principe que tous les actes communautaires devaient respecter les droits fondamentaux – ce respect constituant une condition de légalité[92]. Dans Kadi I, la CJCE a estimé que les droits de défense des requérants, et en particulier leur droit à être entendu, avaient été violés[93]. De plus, leur droit à un recours juridictionnel effectif avait été violé puisqu’ils n’avaient pas pu défendre leurs droits dans des conditions satisfaisantes devant une juridiction communautaire, et que leur droit de propriété avait été violé, en l’absence des garanties procédurales fondamentales[94]. À la lumière de ces violations, la Cour a annulé le règlement litigieux, pour autant qu’il concernait M. Kadi et la fondation Al-Barakaat[95].
41. Pour résumer, la CJCE a considéré l’ordre constitutionnel de l’Union comme un repère pour évaluer tout acte communautaire ou interne mettant en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité. Tout en affirmant qu’une immunité à l’égard des juridictions de l’Union européenne « n’apparaît pas justifiée, dès lors que [la] procédure de réexamen [devant le Comité des sanctions] n’offre manifestement pas les garanties d’une protection juridictionnelle », la CJCE a implicitement introduit un avertissement du type Solange[96]. La question qui s’ensuit désormais est celle de savoir s’il en va de même de la communauté des quarante-sept États européens qui composent le Conseil de l’Europe.
iii. Harmonisation des obligations découlant de la Charte avec les obligations découlant des traités relatifs aux droits de l’homme
42. La solution intermédiaire évite le conflit normatif, et ce de deux, voire trois manières différentes en réalité. La première consiste à déterminer si l’acte ou l’omission contesté peut être attribué aux Nations unies, et par conséquent si la Cour a la compétence ratione personae pour contrôler de telles actions ou omissions attribuées à l’ONU. Lorsque la Cour conclut que ces actes et omissions contestés ne peuvent pas être attribués à l’État défendeur car l’autorité et le contrôle ultimes sur ceux-ci relevaient du Conseil de sécurité, elle n’est pas compétente ratione personae (approche Behrami)[97]. La seconde manière implique une interprétation du texte de la résolution du Conseil de sécurité visant à faire coexister les obligations, soit en estimant que la mesure litigieuse adoptée par l’État défendeur n’était pas en réalité requise par le Conseil de sécurité (approche Al-Jedda)[98], soit en considérant que, dans la mise en œuvre de la résolution, l’État défendeur avait une certaine latitude – peut-être restreinte, mais néanmoins réelle – et que la violation alléguée découlait de l’utilisation insuffisante de cette marge de manœuvre par l’État défendeur (approche Nada)[99].
43. Comme formulée dans l’arrêt Al-Jedda, la présomption contre le conflit normatif vise à l’intégration systémique de l’ordre juridique des Nations unies dans l’ordre juridique européen. Cependant, il s’agit d’un instrument d’interprétation de valeur limitée puisque dans les cas de libellés dénués d’ambiguïté imposant une obligation qui viole les droits de l’homme, aucune conclusion n’est tirée du renversement de la présomption – de ce fait, la présomption demeure inutile – et dans les cas de libellés n’imposant aucune obligation, il n’y a pas de conflit normatif – et la présomption est alors superflue. Le raisonnement Nada n’aide pas beaucoup dans ce contexte. Il est imprégné de la conviction que la Charte laisse aux membres des Nations unies une liberté de choix parmi différents modèles de réception dans leur ordre juridique interne des résolutions du Conseil de sécurité[100]. Mais le raffinement Nada d’une obligation à deux niveaux pour les États membres des Nations unies, concernant à la fois l’interprétation et la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité, n’est pas convaincant. D’un point de vue méthodologique, le distinguo entre l’interprétation et la mise en œuvre ignore un acquis de théorie juridique de longue date, à savoir que tout acte d’interprétation d’une norme est déjà une manière particulière de la mettre en œuvre et, vice versa, que tout acte de mise en œuvre d’une norme implique une certaine interprétation de la norme. De plus, en insistant sur « la phase de mise en œuvre », Nada annule implicitement les effets du test d’interprétation prétendument autonome en admettant que la présomption Al-Jedda peut être renversée même en présence d’un libellé clair et explicite imposant une obligation de résultat. Dans de tels cas, la fiction de la latitude[101] risque d’étendre excessivement le texte par une interprétation artificielle et ambigüe. La meilleure preuve de cette artificialité ressort de l’obligation de facere imposée à l’État défendeur qui n’a pas d’ancrage dans la réalité. En créant un devoir d’agir pour atténuer la rigidité de la résolution dans les limites de l’obligation découlant de l’article 103, la Cour a recherché avec insistance dans Nada une discrétion souveraine de la Suisse, là où le Conseil de sécurité n’en voulait pas. Lorsque l’effort louable d’intégration systémique, imposé par l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne, va au-delà des limites du raisonnable, il n’est plus convaincant. C’était le cas dans Nada.
44. Bien qu’aucune « latitude » n’ait été accordée par le libellé du texte de la résolution, la discrétion souveraine a été ressuscitée au niveau de la phase de mise en œuvre de l’obligation par l’État, dans le but d’éviter d’appliquer explicitement le test de protection équivalente. Il y a, en effet, une analyse déguisée comparable dans la partie de l’arrêt Nada relative à l’article 13. La Cour conclut que, en l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif au niveau des Nations unies, l’État défendeur avait le devoir de fournir des recours effectifs, sans préciser comment un tel contrôle devait être organisé. Dans ce contexte, la référence mutatis mutandis dans l’arrêt Nada au paragraphe 299 de Kadi I (2008) est assez révélatrice[102], et elle indique que la majorité dans Nada était bien guidée par la philosophie constitutionnelle de la CJCE, même si elle a évité la même position frontale et conflictuelle.
B. Critique du raisonnement de la majorité
i. La promesse non tenue d’une interprétation de la Résolution 1483
45. La promesse faite par la majorité au paragraphe 139 du présent arrêt d’examiner le libellé et la portée du texte de la Résolution 1483 n’est pas tenue. Au lieu d’interpréter le texte de la Résolution 1483, la majorité l’a réinventé, en en étendant le sens et le libellé et, pire encore, l’a décontextualisé. Aucun effort interprétatif n’a été fait pour réconcilier certaines expressions telles que geler « sans retard » et transférer « immédiatement » avec la possibilité d’une longue procédure de contrôle juridictionnel. Moins d’efforts encore ont été déployés pour expliquer l’exception concernant les actifs et ressources ayant « fait l’objet d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale », cette exception étant simplement ignorée par la majorité. Le silence de la majorité sur ce point est assourdissant.
46. L’interprétation superficielle de la Résolution 1483 par la majorité est particulièrement marquante au regard du fait qu’aucune considération n’a été donnée à des régimes de sanctions parallèles, et notamment aux comités du Conseil de sécurité établis par les Résolutions 1267 (1999), 1989 (2011) et 2253 (2015) concernant l’EIIL (Daech), Al-Qaïda et les individus, groupes, entreprises et entités associés. En particulier, aucune étude n’est faite de l’applicabilité du régime éventuel de dérogation aux gels des avoirs, omission qui est amplifiée par l’absence de toute recherche sur le fondement légal onusien des autorisations du Secrétaire d’État à l’économie (SECO) pour utiliser les avoirs des requérants gelés en Suisse.
ii. La « nature constitutionnelle » implicite du droit d’accès à un tribunal
47. La majorité note que l’inscription de particuliers sur la liste des sanctions peut entraîner des conséquences « d’une extrême gravité » pour les individus[103]. Elle relève également qu’au regard de conséquences « si lourdes », ces listes « ne sauraient être mises en œuvre sans que soit ouvert un droit à un contrôle adéquat ». Ce qui est remarquable dans ce raisonnement, ce n’est pas tant l’évaluation par la majorité, en des termes très généraux, des listes de sanctions, qui pourrait être interprétée comme établissant une norme générale pour toutes les résolutions du Conseil de sécurité imposant des sanctions, soit une norme pour les quinze régimes de sanctions en cours qui visent à promouvoir le règlement politique des conflits, la non-prolifération nucléaire, et la lutte contre le terrorisme, mais la nature fallacieuse de cette analyse.
48. D’un point de vue purement logique, la majorité a commis deux erreurs intellectuelles majeures. En premier lieu, elle s’est engagée dans un sophisme naturel, tirant un jugement de valeur (sur l’existence d’un « droit à un contrôle approprié ») d’un constat factuel (sur les conséquences de l’inscription sur la liste des sanctions). De plus, la majorité s’est également engagée dans un sophisme par la conséquence, déduisant l’existence d’une exigence juridique (un « contrôle approprié ») d’une conséquence négative probable de son inexistence. Ce type de raisonnement fallacieux est particulièrement notoire en raison de la nature incertaine du constat des faits qui ne mentionne que des conséquences potentielles (« pouvant être d’une extrême gravité », « peuvent être si lourdes »).
49. Même si l’on voulait accorder à l’argumentation tortueuse de la majorité une valeur limitée et purement rhétorique, la valeur ajoutée de son raisonnement ne reposerait pas dans la force de son argument par la conséquence (argumentum ad consequentiam), mais ailleurs. Lorsqu’on lit l’intégralité du paragraphe 145 de l’arrêt, il apparaît à l’évidence que l’argument par la conséquence servait l’objectif de la majorité de placer le débat là où il devait être : au cœur de l’ordre public européen. Dans le même paragraphe 145 de l’arrêt où elle fait référence à « l’extrême gravité » et aux « si lourdes » conséquences des listes de sanctions, la majorité rappelle que la Convention est un instrument constitutionnel de l’ordre public européen qui est fondé sur le principe de l’État de droit et dont l’arbitraire constitue la négation. La gravité des conséquences des listes de sanctions est l’instrument rhétorique pour attirer l’attention du lecteur sur ce qui est vraiment en jeu : la violation de valeurs fondamentales et non négociables de l’ordre juridique européen à laquelle la Cour ne pouvait pas rester indifférente.
50. En effet, la majorité a interprété la Résolution 1483 comme garantissant non seulement un « contrôle judiciaire » (paragraphe 146) ou un « contrôle juridictionnel » (paragraphe 148), mais aussi le pouvoir des juridictions nationales d’obtenir « des éléments suffisamment précis pour exercer le contrôle qui leur incombe » (paragraphe 147). Dans une approche assez volontariste, la majorité a de plus déclaré que la portée d’un tel contrôle juridictionnel s’étend à toute « contestation de la décision d’inscription ou du refus de radiation de la liste » ; non seulement « une allégation étayée et défendable formulée par des personnes inscrites sur les listes litigieuses et selon laquelle cette inscription est entachée d’arbitraire » doit être acceptée par les tribunaux nationaux, mais « l’inscription d’une personne – physique ou morale – sur une liste de sanctions » doit également être précédée d’une évaluation de son caractère arbitraire. Cela présuppose logiquement que la mesure restrictive est motivée et que les raisons fournies se rapportent aux circonstances individuelles de la personne visée. Cela requiert aussi qu’un tel constat de compatibilité avec la Convention de la mesure de confiscation découlant de l’inscription du requérant sur la liste ne soit pas seulement effectuée a posteriori à la demande de la personne visée, mais aussi a priori par les autorités nationales de leur propre chef[104]. Finalement, la majorité ajoute que les personnes visées doivent avoir la possibilité de soumettre « et de faire examiner au fond, par un tribunal, des éléments de preuve adéquats pour tenter de démontrer que leur inscription sur les listes litigieuses était entachée d’arbitraire » (paragraphe 151). En d’autres termes, les autorités et juridictions nationales européennes doivent divulguer les preuves disponibles contre la personne visée et celle-ci doit être en mesure de faire connaître efficacement ses opinions sur les motifs avancés contre elle. Il ne devrait pas subsister de doute : la similarité de la substance des raisonnements suivis dans Al-Dulimi et Kadi II est incontestable, ce qui signifie que le niveau d’examen de Strasbourg est très proche de celui de la Cour de Luxembourg[105]. Les deux cours souhaitent parler d’une même voix.
51. En plus des conditions procédurales susmentionnées, la majorité définit dans Al-Dulimi un nouveau critère matériel applicable au contrôle juridictionnel en cas de conflit entre les obligations issues de la Convention et celles découlant des résolutions contraignantes du Conseil de sécurité, à savoir le critère de « l’arbitraire »[106]. Néanmoins, la majorité ajoute également que l’impossibilité de contester les mesures de confiscation avait duré « déjà longtemps », « pendant des années »[107]. Ce facteur temporel ajoute de nouveau un degré considérable d’incertitude au raisonnement de la majorité. La conclusion de la majorité aurait-elle été différente si le laps de temps avait été plus court ? Quel est le laps de temps minimum acceptable sans accès à un tribunal ?
52. Clairement désarçonnée par la lecture artificiellement extensive de la résolution du Conseil de sécurité, la majorité admet que le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) « pouvait être appliqu[é] avec souplesse »[108], dans le droit fil du raisonnement similaire tenu dans Nada. Dans la logique de l’arrêt Nada, le critère d’interprétation Al-Jedda est complété par le critère de la « latitude dans la mise en œuvre » lorsque la présomption de conformité entre les résolutions du Conseil de sécurité et les droits de l’homme a été renversée par l’emploi de termes clairs et précis dans la résolution[109]. Comme dans Nada, la majorité prétend que l’État défendeur bénéficiait d’une « latitude dans la mise en œuvre » de la résolution du Conseil de sécurité, mais contrairement à Nada, elle le fait après avoir reconnu qu’il n’y avait pas de termes clairs et explicites contraires aux obligations de la Convention. Du point de vue de la majorité elle-même, l’établissement de la « latitude » dans la mise en œuvre est manifestement superflu, puisque l’interprétation de la résolution elle-même n’imposait pas d’obligations contraires à la Convention. Dans Al-Dulimi, la seconde phase du raisonnement Nada, relative à l’évaluation d’une « latitude dans la mise en œuvre », n’avait pas besoin d’être engagée, d’après la logique de la majorité elle-même, simplement parce que la présomption fondée sur le critère d’interprétation n’avait pas été renversée.
53. Entravée jusqu’au bout par des hésitations, la majorité conclut en revenant au raisonnement fallacieux initial, déduisant l’obligation de l’État défendeur (d’adopter certaines mesures concrètes en vue d’améliorer la situation des requérants) du fait que la Suisse avait pris « certaines mesures concrètes », bien qu’elles ne fussent « pas suffisantes ». Elle ne se préoccupe pas de vérifier si ces mesures concrètes étaient conformes à la résolution des Nations unies. Si ces exemptions avaient été accordées par la Suisse en violation des obligations de la résolution, elles n’auraient évidemment pas démontré que la Résolution 1483 pouvait être mise en œuvre avec une certaine souplesse. La majorité ne pouvait conclure que ces exemptions indiquaient une souplesse dans la mise en œuvre de la résolution que si elles avaient été directement ou indirectement autorisées par les Nations unies. Or la Grande Chambre n’a pas recherché si tel était le cas. En d’autres termes, la majorité succombe de nouveau à la tentation d’un sophisme naturel, passant facilement d’un constat factuel à un jugement sur les obligations.
iii. Une solution Bosphorus déguisée
54. Finalement, d’après la majorité, « l’étendue des obligations de l’État défendeur en l’espèce » est déterminée par une comparaison entre les garanties du « système applicable en l’espèce » au niveau des Nations unies et la norme européenne, c’est-à-dire, par l’application du critère de la « protection équivalente », rejeté précédemment. En pratique, c’est ce critère qui permet de renverser la présomption Al-Jedda invoquée à plusieurs reprises et de conclure que cette protection offerte aux requérants par la Résolution 1483 n’est pas suffisante.
55. Malgré l’intention de la majorité d’éviter à tout prix d’appliquer le critère de la protection équivalente (paragraphe 149 in fine), elle se trahit au paragraphe 153, où elle accepte l’argument du gouvernement défendeur selon lequel le système applicable en l’espèce, même dans sa forme améliorée à la suite de la Résolution 1730 (2006), n’offre pas une « protection satisfaisante », en d’autres termes, un niveau de protection comparable ou équivalent à celui requis par la Convention. Il s’agit manifestement du critère Bosphorus, et l’artifice de la suppression du mot interdit qu’est « équivalente » n’y change rien[110]. L’approbation par la majorité de ce critère est d’autant plus claire dans la dernière phrase lapidaire du paragraphe 153, qui consiste en une appréciation comparative générale de la protection assurée par « l’accès à ces procédures » (du point focal), d’une part, et l’exigence d’un « contrôle juridictionnel approprié » imposée par la Convention, d’autre part. Le ton général et abstrait employé est similaire à celui de Bosphorus[111].
56. Il est déjà regrettable que la majorité critique « le système de sanctions des Nations unies » en n’offrant rien à part un rejet sommaire sur la base de « critiques très sérieuses, répétées et convergentes sur ce point » de la part des Rapporteurs spéciaux au sein même de l’ONU, partagées par des « sources extérieures à cette organisation », indiquant une de ces sources (l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe) et « plusieurs juridictions, telle la CJUE, la Cour suprême du Royaume-Uni et la Cour fédérale du Canada ». Mais il est encore plus critiquable que la majorité n’assume pas de manière transparente l’application du critère de la « protection équivalente » qu’elle utilise dans les faits au paragraphe 153.
C. Conclusion préliminaire
57. Le conflit entre les obligations découlant des résolutions du Conseil de sécurité et celles découlant de traités relatifs aux droits de l’homme a été résolu par trois solutions possibles : la primauté des obligations de l’article 103, la solution opposée et l’harmonisation de l’article 103 avec les obligations issues d’autres traités et accords internationaux. La Cour a favorisé cette dernière solution. Mais l’apparence d’uniformité ne doit pas faire illusion. Sous le couvert d’intégration systémique, trois approches différentes, l’approche Behrami, l’approche Al-Jedda et l’approche Nada, ont été proposées. Cette voie incertaine démontre par elle-même le degré d’hésitation méthodologique de la Cour.
58. Dans la présente affaire, la majorité tente de nouveau, sans conviction, de jouer sur les deux tableaux. D’une part, elle reconnaît la nature fondamentale du droit à un contrôle juridictionnel et des garanties procédurales et substantielles qui y sont rattachées à la lumière du critère hautement exigeant de Kadi II, en interprétant le texte de la Résolution 1483 comme conférant des garanties qu’il n’accorde pas. Ici Al-Dulimi va encore plus loin que Nada. Mais d’un autre côté, comme dans Nada, la majorité cède finalement à la tentation d’une comparaison générale déguisée de la Convention et du système des Nations unies, en s’engageant dans un raisonnement de type Bosphorus pour conclure que le système de sanctions des Nations unies comporte de « sérieuses insuffisances ». En terminologie du droit constitutionnel, la majorité hésite jusqu’au dernier moment entre l’approche Solange I, plus stricte lorsqu’elle interprète de manière créative la Résolution 1483 et l’approche Solange II, moins exigeante lorsqu’elle critique superficiellement « le système de sanctions des Nations unies ». Pourtant, si le raisonnement juridique est fragile, le message ne l’est pas : la Cour est déterminée à ne pas accepter les sanctions des Nations unies sans garanties procédurales adéquates, incluant « un contrôle juridictionnel adéquat ». La faille communautaire dans le régime de sanctions s’est élargie en faille européenne.
V. Prendre la Convention au sérieux
A. La nature constitutionnelle de la Convention
59. Le Conseil de l’Europe est un ordre juridique autonome fondé sur des accords et sur une action commune dans le domaine économique, social, culturel, scientifique, juridique et administratif ainsi que dans la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales (article 1, paragraphe b, du Statut du Conseil de l’Europe de 1949). Avec plus de 217 traités, l’ordre juridique de cette organisation internationale a à son sommet un traité international, la Convention européenne des droits de l’homme qui a un effet direct et supra-constitutionnel sur les ordres juridiques nationaux des États membres du Conseil de l’Europe[112]. Étant plus qu’un simple accord multilatéral sur des obligations réciproques d’États parties, la Convention crée des obligations pour les États parties envers toutes les personnes et entités privées relevant de leur juridiction. Avec son rôle de vecteur de transformation proclamé avec emphase dans le préambule qui lui donne vocation à construire une union plus étroite des États européens et pour développer les droits de l’homme sur une large base paneuropéenne, la Convention n’est ni subordonnée aux règles constitutionnelles nationales ni aux prétendues règles supérieures du droit international, puisque c’est le droit suprême du continent européen[113]. Dans la hiérarchie de normes interne au Conseil de l’Europe lui-même, le droit des Nations unies équivaut à tout autre accord international et est subordonné à la primauté de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen[114].
60. De là découle la nature de la Cour en tant que Cour constitutionnelle européenne, dont les arrêts ont un effet erga omnes res interpretata qui va au-delà de leur effet inter partes res judicata, ainsi qu’un effet prescriptif puissant qui va bien au-delà de ses effets purement déclaratoires mentionnés fréquemment. Les procédures d’arrêts pilotes et quasi pilotes sont typiquement des instruments de contrôle constitutionnel, qui jouent un rôle central dans le redressement de dysfonctionnements du droit national ou la non-réglementation par le législateur en présence de dysfonctionnements systémiques[115]. Si besoin est, dans le dispositif de ses arrêts, la Cour exerce un pouvoir d’annulation indirect à travers des injonctions faites en vertu de l’article 46 en demandant à l’État défendeur à réviser ses lois, règlements administratifs et pratiques. Même si elle ne l’a pas encore utilisée, la Cour a également la compétence pour exercer une action en violation (article 46 § 4 de la Convention). Finalement, elle a compétence sur sa propre compétence (Kompetenzkompetenz), qui n’exclut pas, en cas de blocage politique de la procédure d’exécution et de l’action en violation au niveau du Comité des ministres, qu’elle accepte de jouer un rôle de supervision concernant l’inexécution ou l’exécution incomplète d’un arrêt de la Cour, même en l’absence d’une telle action en violation. C’est enfoncer une porte ouverte aujourd’hui que de dire que le mécanisme d’exécution essentiellement intergouvernemental a radicalement changé de nature de par le rôle prépondérant que la Cour elle-même joue dans la garantie de l’efficacité du système de protection des droits de l’homme[116]. Le Conseil de l’Europe peut ainsi avancer une forte revendication constitutionnelle.
B. L’applicabilité de Bosphorus aux obligations découlant de la Charte
i. Le champ matériel de Bosphorus
61. À la lumière du rôle constitutionnel de la Convention, les Parties contractantes demeurent responsables au regard de la Convention des mesures adoptées par elles découlant de la nécessité d’observer des obligations juridiques internationales, y compris lorsque ces obligations résultent de leur adhésion à une organisation internationale à laquelle elles ont transféré une partie de leurs pouvoirs souverains[117]. Cependant, une mesure prise en exécution de pareilles obligations juridiques doit être réputée justifiée dès lors que l’organisation en question accorde aux droits fondamentaux une protection à tout le moins équivalente ou comparable à celle assurée par la Convention. Toutefois, cette présomption sera renversée dans deux situations : lorsque l’acte contesté ne relève pas strictement des obligations juridiques internationales de l’État défendeur, particulièrement lorsqu’il a exercé son pouvoir de discrétion ; ou lorsque la protection des droits garantis par la Convention était entachée d’une insuffisance manifeste.
62. Puisqu’aucune partie des ordres juridiques des États contractants n’est soustraite à la juridiction de la Cour, les instruments internationaux de coopération sont soumis au contrôle de la Cour. C’est dans ce but que Bosphorus a établi un double critère, à la fois procédural et matériel. Au stade de la recevabilité, Bosphorus a entraîné l’identification d’une action, omission ou conduite relevant de la juridiction de l’État membre défendeur et qui était imposée par d’autres traités, sans pouvoir discrétionnaire. Au stade de l’examen au fond, Bosphorus a impliqué une comparaison du mécanisme matériel de garantie des droits de l’homme et du mécanisme de protection prévus respectivement par la Convention et par l’ordre juridique de l’organisation internationale concurrente. Une telle comparaison est fondée sur une présomption réfragable de compatibilité avec la Convention tant que l’insuffisance manifeste de l’ordre juridique de l’organisation internationale concurrent n’a pas été établie. Rien n’empêche l’applicabilité de cette méthodologie aux Nations unies, la conséquence pratique étant qu’à la fois la présomption Al-Jedda (relative à l’interprétation des décisions obligatoires des Nations unies) et la présomption Nada (relative à la latitude dans la mise en œuvre des décisions obligatoires des Nations unies) deviennent redondantes, voire préjudiciables.
ii. Le champ temporel de Bosphorus
63. Concernant les organisations internationales autres que l’Union européenne, la Cour a adopté une approche nuancée, distinguant deux situations différentes. Lorsque le requérant s’est plaint de manquements structurels au sein des mécanismes internes de l’organisation internationale en question, la Cour a appliqué la logique Bosphorus « rétrospectivement », comme si elle vérifiait si les États, à la date du transfert d’une partie de leurs pouvoirs souverains à l’organisation internationale, avaient assuré que les droits garantis par la Convention recevraient une protection équivalente à celle accordée par la Convention[118].
iii. Le champ personnel de Bosphorus
64. Lorsque le requérant s’est plaint, non pas de manquements structurels dans les mécanismes internes de l’organisation internationale en question, mais d’une décision spécifique adoptée en son sein, la Cour a déclaré la requête irrecevable ratione personae. Parfois, implicitement ou même explicitement, la Cour ne s’est pas retenue d’appliquer simultanément le critère Bosphorus, ou de considérer la possibilité de son application à des organisations internationales autres que l’Union européenne. Ainsi, elle a rejeté en vertu de l’article 35 § 4 de la Convention des griefs concernant les actes de la Mission d’administration intérimaire des Nations unies au Kosovo et de la présence de sécurité au Kosovo[119], de l’administration civile internationale en Bosnie-Herzégovine[120], du Tribunal administratif de l’Organisation internationale du travail et de l’Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne[121], de la Commission européenne et du Tribunal de première instance des Communautés européennes[122], du TPIY[123], de la CPI[124], et du Conseil oléicole international[125]. Le même raisonnement a été appliqué au tribunal administratif du Conseil de l’Europe lui-même[126].
C. L’application de Bosphorus en l’espèce
65. En appliquant le critère Bosphorus, la Cour n’examine ni le fond de la Résolution 1483 elle-même ni la pertinence de l’acte d’inscription, et ne procède donc pas comme si elle était une instance d’appel des organes des Nations unies. Il suffit qu’elle adopte une position moins intrusive, qui en réalité est plus propice à la promotion de la coopération internationale et de la confiance mutuelle. Comme démontré précédemment, ni le comité des sanctions 1518 ni le mécanisme du point focal ne fournissent un mécanisme indépendant et impartial de contrôle des décisions d’inscription et de radiation. Par conséquent, les États parties à la Convention doivent alors veiller à ce que la pertinence de l’inscription des requérants sur les listes soit examinée par leurs tribunaux et que ces derniers disposent de preuves suffisantes pour l’évaluer, le cas échéant, à la lumière des preuves à décharge présentées par le requérant et les clarifications nécessaires du Conseil de sécurité sur les preuves à charge[127]. Si une concordance entre la résolution et l’inscription ne peut pas être établie de manière suffisamment crédible, il reviendra à l’État concerné d’assumer les conséquences de la manière qu’il jugera appropriée. Un tel manquement pourrait en particulier mener à une reconnaissance formelle de l’absence des preuves nécessaires pour adopter une mesure nationale obligatoire à l’égard de la personne concernée.
66. On ne saurait affirmer que l’application aux Nations unies de la méthode Bosphorus serait un exercice inutile et redondant, étant donné la conclusion connue d’avance qu’une organisation intergouvernementale telle que l’ONU ne pourra jamais fournir un semblant de protection équivalente aux individus et entités privées visés ou affectés par un acte ou une conduite des Nations unies. L’argument est invalide pour deux motifs principaux. Premièrement, cela semble être une petitio principii. Il n’y a pas de raison plausible pour les Nations unies de ne pas appliquer les normes onusiennes des droits de l’homme à ses propres décisions. Par principe, rien n’empêche les organes des Nations unies d’adopter des garanties matérielles et procédurales adéquates en conformité avec la Charte et le PIDCP lorsqu’ils prennent des décisions contraignantes imposant des sanctions à des individus ou entités. Le bureau du Médiateur n’est pas un développement insignifiant, et démontre que des changements progressifs du système sont possibles. Des progrès sont encore possibles avec une volonté politique dans ce sens. Deuxièmement, les questions sur lesquelles portent les résolutions du Conseil de sécurité imposant des sanctions, tels les génocides, les crimes contre l’humanité et le terrorisme, ne sont pas en soi strictement politiques et exclues de toute considération juridique. Au contraire, ces questions appellent une réponse robuste, mais légale de la communauté internationale.
67. Le renforcement de la légitimité politique, de la précision juridique et de l’efficacité pratique du système de sanctions des Nations unies est crucial pour l’avenir de l’humanité. Aucun juriste expérimenté dans la lutte contre le crime organisé transnational et les crimes d’État ne contesterait le fait que ces sanctions sont essentielles pour lutter efficacement contre les menaces auxquelles le monde fait face. Mais cette réponse internationale doit se conformer aux principes fondamentaux de l’état de droit, pour la défense desquels les Nations unies ont été établies en 1946. C’est également le sens ultime de l’appel de l’Assemblée générale des Nations unies aux États « à veiller, tout en s’employant à respecter pleinement leurs obligations internationales, au respect de l’état de droit et à prévoir les garanties nécessaires en matière de droits de l’homme dans les procédures nationales d’inscription de personnes et d’entités sur des listes aux fins de la lutte antiterroriste »[128]. Un tel appel est également valable pour le Conseil de sécurité. L’argument qu’il s’agit d’un organe unique, exerçant des pouvoirs de sanction spécifiques, et que de ce fait la règlementation du droit à une procédure internationale régulière peut également être unique, est problématique[129]. Cela vaut également pour l’argument politique selon lequel l’Organisation des Nations unies est une institution si particulière qu’elle devrait jouir d’un traitement privilégié vis-à-vis d’autres organisations internationales[130]. L’histoire montre que l’argument du caractère unique en droit international et en droit en général ouvre souvent la porte à l’arbitraire.
D. Conclusion préliminaire
68. La majorité dans Al-Dulimi s’est livrée à une stratégie de déni, évitant à tout prix la confrontation avec la réalité. À cette fin, elle a assemblé à la fois la présomption Al-Jedda et le critère Nada de la « latitude dans la mise en œuvre » ou, par une reformulation inutile, le critère du « degré de souplesse ». Comme dans Nada, un effort inlassable a été fait pour réinventer une autre conduite que la Partie contractante à la Convention aurait pu envisager afin d’éviter la violation des obligations de la Convention tout en respectant la primauté de l’article 103.
69. Si la valeur constitutionnelle de la Convention est prise au sérieux, le critère de la protection équivalente doit être imposé à toutes les obligations découlant d’autres traités et accords internationaux, y compris la Charte des Nations unies. Cela n’est pas une approche conflictuelle, mais au contraire une approche dialectique et progressive. Dans le cas des résolutions obligatoires du Conseil de sécurité, il n’y a pas d’atteinte aux prérogatives de celui-ci, mais un dialogue ouvert et constructif entre deux acteurs majeurs dans la sauvegarde du droit international et des droits de l’homme.
70. Dans la présente affaire, même à supposer aux fins de la discussion que l’obligation de confiscation n’était pas punitive par nature et que le droit d’accès à un tribunal dans le cadre de procédures pénales ne relève pas des normes de jus cogens, la présomption Bosphorus de protection équivalente au sein de l’ordre des Nations unies est manifestement renversée par les faits de l’espèce, comme démontré précédemment. De plus, eu égard à l’absence en droit interne d’autres recours juridictionnels effectifs aptes à protéger le droit de propriété des requérants, il y a eu une violation de la substance même du droit d’accès à un tribunal consacré par l’article 6 (sous son volet civil) de la Convention.
VI. Conclusion finale
71. À une approche solipsiste et repliée sur elle-même du droit international, le Conseil de l’Europe préfère une vision multicentrique et cosmopolite du droit international, qui envisage la relation entre le droit international et le droit de la Convention au-delà de la dichotomie orthodoxe mais anachronique de monisme/dualisme. La Convention est un instrument tant du droit international que du droit constitutionnel, rendant le conflit entre les obligations découlant de la Convention et celles découlant de la Charte intra-systémique. Actuellement, la revendication fragile de la constitutionnalité de la Charte ne peut primer dans ce conflit, malgré la règle secondaire de l’article 103. En l’absence d’un catalogue constitutionnel obligatoire des libertés et des droits, imposable par une cour de justice ou par un autre organe ou agent habilité à exercer des pouvoirs judiciaires au sein des Nations unies, les États membres du Conseil de l’Europe peuvent être appelés à contrôler la validité interne et externe des résolutions du Conseil de sécurité. Compte tenu du vide constitutionnel au sein des Nations unies, cet exercice peut même devoir être effectué sur la base de la forte revendication constitutionnelle du Conseil de l’Europe, fondée sur la Convention et ses Protocoles additionnels qui s’inspirent de la Déclaration universelle des droits de l’homme elle-même. Dans un monde de normativité internationale décentralisée, Bosphorus apparait être le meilleur exemple de contrôle ouvert des ordres juridiques des organisations internationales, ce qui est favorisé par la philosophie œcuménique de l’article 53 de la Convention.
Malgré l’absence d’une Constitution de la communauté internationale dans son ensemble, la pluralité irréductible du droit international contemporain ne signifie pas nécessairement une fragmentation indissoluble en des régimes autonomes et hermétiques tels des tours isolées. Au contraire, une pluralité décentralisée peut favoriser un enrichissement mutuel et une synergie entre des ordres juridiques concurrents[131]. Cela ne signifie pas que le risque de cacophonie des multiples ordres régionaux constitutionnels n’est pas omniprésent avec l’émergence concomitante de conflits et de chevauchements, du moins en Europe et dans les Amériques avec leurs propres cours régionales des droits de l’homme qui jouent un rôle de cour constitutionnelle régionale de plus en plus important. Mais ce risque ne pourra être évité que le jour où une Cour mondiale des droits de l’homme verra le jour. Ce jour-là, les Nations unies seront devenues un véritable ordre constitutionnel. Espérons que les critiques synchronisées de Luxembourg et de Strasbourg atteindront New York et donneront un nouvel élan à la construction d’une Cour mondiale des droits de l’homme. Ce n’est qu’alors qu’un métasystème des droits de l’homme universel, homogène et hiérarchique pourra être construit, pour le bénéfice de toute l’humanité, en tant que limitation à l’exercice de la puissance publique et au recours à la force publique par les organes et les agents des Nations unies et ses membres.
72. D’ici là, une chose est sûre : les déclarations apocalyptiques décrivant le droit international comme un « non-droit »[132] ou anticipant même sa « mort »[133] après les réactions des cours de Luxembourg et de Strasbourg aux « listes noires » du Conseil de sécurité ne sont rien d’autre qu’un réflexe défensif à ce que devrait être un développement bienvenu du droit international. Le droit international serait sérieusement affaibli si une obéissance aveugle et mécanique à des mesures des Nations unies qui contrediraient de manière flagrante le droit international prévalait. De plus, le système européen de protection des droits de l’homme serait lui-même sévèrement compromis si une attitude perinde ac cadaver des juges européens prévalait comme s’ils étaient face à un Conseil de sécurité legibus solutes dont le diktat revêtirait un sceau de légalité inconditionnel et incontestable. Étant donné que la majorité des membres permanents du Conseil de sécurité (Royaume-Uni, France et Russie) sont liés par les valeurs de l’ordre constitutionnel européen, comme le rappelle la Résolution 1597 (2008) de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, la Cour ne pourrait certainement pas fermer les yeux sur l’incompatibilité de l’exercice de son pouvoir législatif avec la Convention, sous peine d’un sérieux risque que les résolutions du Conseil de sécurité soient utilisées comme instrument pour échapper aux obligations de la Convention.
73. La façon de sortir de l’impasse actuelle est claire : soit les Nations unies sont à la hauteur du défi de leur temps et saisissent cette opportunité pour progresser avec la création d’une Cour mondiale des droits de l’homme, en ouvrant cette voie de droit aux individus et entités visés par une conduite de ses organes, tels que l’inscription de personnes soupçonnées de terrorisme sur les listes de sanctions, le transfert de leur propriété et la restriction à leur liberté de circulation ; soit elles reconnaissent d’autres voies de recours, par exemple en étendant et renforçant le mandat et les pouvoirs du bureau du Médiateur afin de lui conférer un caractère judiciaire[134]. Dès lors que l’architecture actuelle de l’ONU, qui est centrée sur les États, n’est pas préparée pour protéger les droits et libertés de ceux qui sont visés par des sanctions n’impliquant pas l’emploi de la force adoptées au titre du Chapitre VII, un nouveau mécanisme apte à assurer le respect des droits de l’homme est assurément nécessaire. Je répète ce que j’ai dit ailleurs : par principe, tous les États sont considérés comme « État lésé » en cas de delicta juris gentium, tels que les génocides, les crimes contre l’humanité et le terrorisme, dont les auteurs sont réputés être hostis human generis[135]. La communauté internationale dans son ensemble a non seulement le droit, mais aussi l’obligation juridique de réagir, mais de réagir légalement. Dès lors que les Nations unies satisfont à cet impératif juridique, leurs pouvoirs de sanction constamment étendus et en particulier le rôle de plus en plus affirmé du Conseil de sécurité dans le domaine du maintien collectif de l’ordre sont bienvenus, mais une prévisibilité et responsabilité juridique accrues sont nécessaires. Une régression à des sanctions moins ciblées et moins encadrées normativement n’est pas une option, car elles feraient alors face à une opposition encore plus tenace et à terme seraient contre-productives et inefficaces. Imprégné des garanties d’une procédure équitable, le régime de sanctions des Nations unies ne peut que se trouver renforcé. Si cela ne se fait pas dans un futur proche, cela favorisera une réaction collective défavorable exacerbée, qui non seulement éloignera encore davantage l’un de l’autre des alliés naturels tels le Conseil de l’Europe et les Nations unies, mais cela sera certainement préjudiciable à une lutte vigoureuse contre les nombreuses menaces auxquelles le monde est confronté.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE SICILIANOS
1. Je partage entièrement tant la conclusion que le raisonnement du présent arrêt. Cependant, étant donné l’importance de certains passages de celui-ci du point de vue du droit international général, je souhaite ajouter les réflexions suivantes, qui portent, d’une part, sur la non-applicabilité dans la présente affaire du critère de la « protection équivalente » (I) et, d’autre part, sur l’orientation générale de l’arrêt, tendant à assurer une « harmonisation systémique » entre la Convention et la Charte des Nations unies (II).
A. La non-applicabilité en l’espèce du critère de la « protection équivalente »
2. On sait que le critère de la « protection équivalente » a été défini dans l’affaire Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande ([GC], no 45036/98, CEDH 2005‑VI – « Bosphorus ») et réaffirmé à diverses reprises depuis lors (voir, notamment, M.S.S. c Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 338, CEDH 2011, et Michaud c. France, no 12323/11, §§ 102-104, CEDH 2012). L’affaire Bosphorus présente d’importantes similitudes avec la présente affaire, puisqu’elle concernait, elle aussi, la mise en œuvre de sanctions économiques du Conseil de sécurité, édictées en l’occurrence par la Résolution 820 (1993) dans le contexte du conflit yougoslave. Cependant, la problématique relative à l’impact de telles sanctions sur les droits protégés par la Convention se présente différemment selon que leur application dans le cas d’espèce est assurée par un État membre de l’Union européenne ou par un État non membre de celle-ci.
3. Dans la première hypothèse, le règlement de l’Union européenne, qui met en œuvre les sanctions économiques du Conseil de sécurité, constitue une sorte d’écran. C’est l’existence de cet écran qui a permis à la CJCE de constater, dans l’affaire Kadi I, la violation d’une série de droits fondamentaux, sans mettre en cause – formellement du moins – la légalité des actes du Conseil de sécurité. Le contrôle de la CJCE s’est focalisé sur la « légalité interne du règlement litigieux » (voir le point 299 de l’arrêt Kadi I, cité au paragraphe 62 du présent arrêt), et non sur l’acte sanctionnateur en tant que tel.
4. Il en va de même mutatis mutandis dans la jurisprudence de la Cour. Il ressort à l’évidence des faits de l’affaire Bosphorus, tels qu’ils sont résumés dans l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans cette affaire, que les modalités d’exécution de la Résolution 820 (1993) du Conseil de sécurité étaient dictées par le comité des sanctions de l’ONU à New York. Cependant, le règlement communautaire mettant en œuvre les sanctions de l’ONU constituait la base juridique pour la saisie de l’aéronef litigieux et il a fonctionné comme un paravent laissant le Conseil de sécurité à l’abri. La Cour a porté son attention sur les garanties de protection des droits de l’homme en droit communautaire. Ce sont ces garanties-là qu’elle a jugées « équivalentes » à celles qu’offre la Convention, et elle a estimé qu’il y avait généralement une présomption d’équivalence – certes réfragable – entre la protection des droits de l’homme au sein du système communautaire et celle qui est garantie au titre de la Convention (Bosphorus, précité, §§ 159-165). Or, à partir du moment où la Cour constate que dans le cas d’espèce le droit de l’Union offre effectivement une protection équivalente, l’État défendeur ayant correctement appliqué ce droit se trouve à l’abri. Sa responsabilité ne saurait être engagée. Autrement dit, si la Cour estime que la présomption entre en jeu dans le cas d’espèce et qu’elle n’est pas renversée, la conclusion est inéluctable : il y a constat de non-violation.
5. Dans la présente affaire, les mesures d’application litigieuses ont été adoptées par la Suisse, c’est-à-dire par un État non membre de l’Union européenne. Même si dans les faits la différence entre cette affaire et la précédente peut paraître purement formelle, d’un point de vue juridique la distinction entre les deux est de taille. En effet, un État non membre de l’Union européenne qui adopte des mesures de mise en œuvre d’une résolution du Conseil de sécurité édictant des sanctions économiques est un agent direct d’exécution de celle-ci. Dans ce contexte, il n’y a pas de règlement de l’Union, pas d’écran, pas de paravent entre l’ordre juridique national et le système de la Charte des Nations unies. Cela signifie que si l’on veut appliquer ici le critère de la protection équivalente on devra se livrer à une comparaison directe entre les garanties prévues par la Convention et celles qu’offre la procédure devant le Conseil de sécurité et ses comités de sanction.
6. C’est exactement la démarche suivie par la chambre dans la présente affaire (voir notamment l’arrêt de la chambre, paragraphes 115 et suivants), démarche défendue également par les requérants devant la Grande Chambre. En effet, la chambre a observé que, bien que le critère de la protection équivalente eût été défini et élaboré au regard des obligations des États parties en leur qualité de membres de l’Union européenne, il s’appliquait aussi, en règle générale, à des situations relatives à la compatibilité avec la Convention d’actes attribuables à d’autres organisations internationales, y compris l’ONU.
7. Il est vrai que dans l’affaire Gasparini c. Italie et Belgique ((déc.), no 10750/03, 12 mai 2009), par exemple, la Cour a appliqué le critère de la protection équivalente en dehors du contexte de l’Union européenne, dans le cadre spécifique des droits des fonctionnaires de l’OTAN. Cependant le traité constitutif de l’OTAN – le Traité de l’Atlantique Nord du 4 avril 1949 (Recueil des traités des Nations unies, vol. 34) – ne contient aucune clause analogue à l’article 103 de la Charte des Nations unies. Aucun autre traité fondateur d’une organisation internationale ne contient une telle clause. La Charte des Nations unies et son article 103 sont uniques à cet égard. La disposition en question constitue la clé de voûte de l’ordre juridique international, puisqu’elle contient un élément important de hiérarchisation de celui-ci. Il est en effet significatif que l’article 30 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (cité au paragraphe 44 de l’arrêt) concernant l’« application de traités successifs portant sur la même matière » commence par une référence à l’article 103 ainsi libellée « [s]ous réserve des dispositions de l’article 103 (...) ». En d’autres termes, la réglementation des principaux aspects de la problématique concernant les « engagements parallèles et contradictoires » (selon les termes d’E. Roucounas, « Engagements parallèles et contradictoires », Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, vol. 206, 1987), telle que codifiée par la Convention de Vienne, est soumise aux dispositions de l’article 103 de la Charte des Nations unies. On ne saurait par conséquent mettre sur le même pied l’ONU et les autres organisations internationales. Cela signifie que le critère de la protection équivalente ne s’applique pas simpliciter à toutes les organisations internationales. Le droit des Nations unies contient lui-même une règle qui régit un éventuel conflit d’obligations découlant de la Charte et de tout autre accord international.
8. Plus particulièrement, pour ce qui est de la mise en œuvre des sanctions économiques du Conseil de sécurité par des États non membres de l’Union européenne, comme la Suisse, de deux choses l’une : ou il n’y a pas de véritable conflit d’obligations pour l’État défendeur, comme la Cour l’a constaté dans le cas d’espèce, auquel cas le critère de la protection équivalente n’entre même pas en jeu (paragraphe 149 de l’arrêt) ; ou il y a un conflit d’obligations, mais alors celui-ci est régi par l’article 103 de la Charte des Nations unies. Dans les deux cas – et tertium non datur – le critère de la protection équivalente est inapplicable dans une situation comme celle-ci. Il est d’ailleurs significatif que dans l’arrêt Nada c. Suisse ([GC], no 10593/08, CEDH 2012) – qui s’inscrivait dans un cadre juridique analogue, puisqu’il concernait l’inscription du requérant sur une liste noire du Conseil de sécurité et sa mise en œuvre par les autorités suisses – la Grande Chambre a soigneusement évité de se fonder sur le critère en question.
B. Le souci d’harmonisation systémique
9. Parmi les nombreux arrêts (et décisions) de la Cour qui touchent à la responsabilité des États parties à la Convention, agissant en exécution d’une résolution du Conseil de sécurité (voir L.-A. Sicilianos, « Le Conseil de sécurité, la responsabilité des États et la Cour européenne des droits de l’homme : vers une approche intégrée ? », Revue générale de droit international public, 2015, pp. 779-795), le présent arrêt est le premier qui parle explicitement d’« harmonisation systémique » (paragraphe 140 de l’arrêt). Cependant, cet arrêt, loin de marquer une rupture par rapport à la jurisprudence antérieure, se situe dans le droit fil de cette jurisprudence et tout particulièrement dans le prolongement des arrêts Al-Jedda c. Royaume-Uni ([GC], no 27021/08, CEDH 2011) et Nada, précité. En effet, à y regarder de près et au-delà des particularités de chaque affaire, les trois arrêts de la Grande Chambre – Al-Jedda, Nada et le présent arrêt – suivent une trame de raisonnement commune, dont les grandes lignes peuvent se résumer comme suit.
1. L’inexistence d’un conflit normatif dans l’abstrait
10. La Cour s’inspire tout d’abord du rapport de la Commission du droit international (CDI) sur la « Fragmentation du droit international », qui, sous le titre « Harmonisation – Intégration systémique », énonce en termes généraux que « [e]n droit international, une forte présomption pèse contre le conflit normatif » (rapport cité au paragraphe 56 du présent arrêt ; voir également le paragraphe 138, ainsi que l’arrêt Nada, précité, §§ 81 et 170). Partant de cette prémisse, la Cour souligne que le système des Nations unies est fondé sur les valeurs des droits de l’homme, en rappelant que parmi les buts de l’Organisation mondiale, énoncés à l’article 1er de la Charte, figurent le développement et l’encouragement du « respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion » (article 1, paragraphe 3). Dans cet ordre d’idées, l’article 55 c) de la Charte, qui fait partie du chapitre sur la « coopération économique et sociale internationale », stipule que « les Nations unies favoriseront (...) le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion ».
11. Ces deux dispositions du traité constitutif de l’ONU forment le fondement juridique de l’ensemble du riche édifice normatif des Nations unies dans le domaine des droits de l’homme, à commencer par la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’Assemblée générale le 10 décembre 1948. Or on sait que ce document historique a constitué la source d’inspiration par excellence de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi qu’en témoigne le fait que le préambule de celle-ci s’y réfère à trois reprises : dans son tout premier considérant, dans le second et dans le dernier, qui énonce la détermination des gouvernements signataires « à prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle ». Il est vrai que depuis lors le système de la Convention s’est beaucoup enrichi (tout comme, d’ailleurs, l’édifice normatif onusien). Il n’en reste pas moins que l’ancrage de la Convention dans les valeurs proclamées par la Déclaration universelle est incontestable et incontesté. Dans ces conditions, il est impossible de parler dans l’abstrait d’un quelconque conflit normatif entre le système de l’ONU et celui instauré par la Convention.
2. L’interprétation des résolutions du Conseil de sécurité au regard des droits de l’homme
12. La deuxième étape du raisonnement de la Cour découle de la première et concerne l’interprétation des résolutions du Conseil de sécurité. Il importe de noter ici que généralement les organes des organisations internationales sont liés par les règles qui régissent leur fonctionnement. En d’autres termes, le Conseil de sécurité est en principe tenu par les dispositions de la Charte, y compris par les articles 1 § 3 et 55 relatifs au respect des droits de l’homme. C’est ce que la Cour affirme en substance en observant que « [l]’article 24 § 2 de la Charte impose au Conseil de sécurité, dans l’accomplissement de ses devoirs tenant à sa responsabilité principale de maintien de la paix et de la sécurité internationales, d’agir « conformément aux buts et principes des Nations unies ». Et la Cour d’en tirer la conséquence juridique selon laquelle « lorsque doit être interprétée une résolution du Conseil de sécurité, il faut présumer que celui-ci n’entend pas imposer aux États membres une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l’homme. En cas d’ambiguïté dans le libellé d’une résolution, la Cour doit dès lors retenir l’interprétation qui cadre le mieux avec les exigences de la Convention et qui permette d’éviter tout conflit d’obligations » (Al-Jedda, précité, § 102).
13. En d’autres termes, vu le cadre normatif qui régit les activités du Conseil de sécurité, il existe une présomption suivant laquelle les résolutions de celui-ci ne créent pas d’obligations contraires à celles qui sont assumées par les États membres dans le domaine des droits de l’homme. Certes, la présomption en question est réfragable. Il n’empêche que le doute profite à l’interprétation de la résolution pertinente du Conseil de sécurité qui permet d’éviter un conflit d’obligations. Cette idée de présomption a été reprise dans l’arrêt Nada (précité, §§ 171 et suiv.) et développée dans le présent arrêt (notamment aux paragraphes 139-140).
14. La Cour rappelle tout d’abord les termes de sa jurisprudence selon lesquels, vu l’importance du rôle joué par les Nations unies dans le développement et la défense du respect des droits de l’homme, « le Conseil de sécurité est censé employer un langage clair et explicite s’il veut que les États prennent des mesures particulières susceptibles d’entrer en conflit avec leurs obligations découlant des règles internationales de protection des droits de l’homme » (Al-Jedda, précité, § 102, et Nada, précité, § 171). Et la Cour de tirer la conséquence logique de cette idée : faute d’une formule claire et explicite qui exclurait ou limiterait le respect des droits garantis par la Convention dans le contexte de l’exécution des sanctions visant des particuliers ou des entités non gouvernementales au niveau national, « la Cour présumera toujours la compatibilité de ces mesures avec la Convention » (paragraphe 140 du présent arrêt).
15. Les termes « présumera toujours » ne signifient aucunement que la présomption en question devient soudainement irréfragable. Personne ne conteste, en effet, que, sous réserve des normes relatives au jus cogens, le Conseil de sécurité peut provisoirement déroger à des dispositions spécifiques en matière de droits de l’homme. C’est ce qui résulte du reste des arrêts rendus dans le contexte de la présente affaire par le Tribunal fédéral suisse, dont la Cour partage les conclusions sur ce point (paragraphe 136 du présent arrêt). Cependant, la présomption de conformité des résolutions du Conseil de sécurité avec les droits de l’homme est une présomption forte, en ce sens que seule une formule « claire et explicite » est susceptible de la renverser. Un langage flou, ambigu ou implicite n’aura pas cet effet.
16. En d’autres termes, la Cour cherche à limiter, autant que faire se peut, les cas où surgit un véritable conflit d’obligations pour les États contractants lorsqu’ils mettent en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité en général et tout particulièrement celles qui – comme en l’espèce – édictent des sanctions économiques au titre de l’article 41 de la Charte des Nations unies. Dans la mesure où elles sont contraignantes, les résolutions fondées sur cette dernière disposition sont couvertes par le jeu de l’article 103 de la Charte. Cependant, la méthode interprétative utilisée par la Cour tend à limiter la portée de la règle de primauté énoncée à l’article 103. La règle en question ne s’applique qu’in ultima ratio, lorsque toutes les possibilités d’une interprétation conforme aux droits de l’homme sont, pour ainsi dire, épuisées.
17. Sur la base de cette méthodologie commune aux trois arrêts de la Grande Chambre – Al-Jedda, Nada et le présent arrêt – la question se pose de savoir si les résolutions à l’origine du présent litige – surtout la Résolution 1483 (2003) du Conseil de sécurité – peuvent faire l’objet d’une interprétation permettant d’éviter un conflit d’obligations.
3. L’interprétation des résolutions à l’origine du présent litige
18. En règle générale, les résolutions du Conseil de sécurité, même si elles sont contraignantes, comme le sont en principe celles qui édictent des sanctions économiques, laissent une certaine latitude aux États quant aux modalités de leur mise en œuvre. Il en va ainsi notamment pour ce qui est des moyens à utiliser ou encore quant aux possibilités de dérogations ou d’exceptions à titre humanitaire, etc. Cette latitude – « certes restreinte, mais néanmoins réelle » (Nada, précité, § 180) – peut permettre aux États de trouver les solutions appropriées pour harmoniser leurs obligations.
19. La Résolution 1483 (2003) ne fait pas exception à ce schéma. En effet, le paragraphe crucial de la résolution – le paragraphe 23 (cité au paragraphe 46 du présent arrêt) – tout en utilisant un langage prescriptif – les États membres « sont tenus de geler sans retard » les fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques dont il s’agit et de les faire « immédiatement transférer » au Fonds de développement pour l’Irak – prévoit néanmoins une exception importante en excluant les fonds, avoirs financiers ou ressources économiques ayant fait l’objet « d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale ». Autrement dit, il suffit qu’il y ait un litige ou que les fonds, avoirs financiers ou ressources économiques fassent l’objet d’une mesure ou décision administrative quelconque pour qu’ils soient exclus du champ de l’obligation de les transférer. Il apparaît, par conséquent, que le libellé du paragraphe litigieux ne peut pas être regardé comme étant de nature inconditionnelle. Il est par ailleurs significatif que les autorités suisses ont pris certaines mesures concrètes, décrites aux paragraphes 31, 32 et 34 du présent arrêt, qui montrent que la Résolution 1483 (2003) pouvait effectivement être appliquée avec une certaine flexibilité.
20. Au-delà de ces remarques d’ordre textuel, ce qui importe le plus, au vu de la méthodologie dégagée par la Cour, c’est de savoir si la Résolution 1483 (2003) ou la Résolution 1518 (2003), portant création du comité des sanctions compétent, interdisaient explicitement l’accès à un tribunal et, partant, la possibilité pour les juridictions nationales de vérifier, sous l’angle du respect des droits de l’homme, les mesures prises au niveau national en application de la première de ces résolutions. En appliquant mutatis mutandis la règle générale d’interprétation, codifiée dans l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, la Cour a constaté que les résolutions susmentionnées, « compris[es] suivant le sens ordinaire des termes qui y sont employés », ne portaient pas une telle interdiction. Elle n’a pas décelé non plus d’autre élément juridique susceptible de légitimer une interprétation aussi restrictive (paragraphe 143 de l’arrêt). Cependant, étant donné la nature et le but des mesures prévues par la Résolution 1483 (2003), la Cour a circonscrit l’étendue du contrôle juridictionnel au titre de l’article 6 de la Convention.
4. L’étendue de l’accès à un tribunal : l’obligation de s’assurer de l’absence d’arbitraire
21. On rappellera, en effet, que selon la jurisprudence constante de la Cour, le droit d’accès à un tribunal, reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention, n’est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État. Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient en revanche à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention ; elle se doit de vérifier que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareille limitation au droit d’accès à un tribunal ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 55, CEDH 2010 et les références citées).
22. Dans cet ordre d’idées, la Cour estime dans le présent arrêt que « l’impossibilité absolue de toute contestation de [la confiscation litigieuse] pendant des années est à peine concevable dans une société démocratique » (paragraphe 152 de l’arrêt). La Cour semble ainsi suggérer qu’une restriction aussi radicale du droit d’accès à un tribunal porterait atteinte à la substance dudit droit. D’un autre côté, la Cour tient compte de la nature et du but légitime des mesures litigieuses, à savoir la protection de la paix et de la sécurité internationales. Afin de maintenir un « juste équilibre » entre la nécessité de respecter les droits de l’homme et les impératifs de la protection de la paix et de la sécurité internationales, la Cour estime que les juridictions de l’État défendeur auraient dû effectuer « un contrôle suffisant pour permettre d’éviter l’arbitraire » (paragraphe 146 de l’arrêt). Et la Cour de rappeler à cet égard que « l’une des composantes fondamentales de l’ordre public européen est le principe de l’État de droit, dont l’arbitraire constitue la négation » (paragraphe 145 de l’arrêt). Par ailleurs, dans le cadre d’un tel contrôle – certes minimal, mais néanmoins important – les requérants auraient dû disposer « au moins d’une possibilité réelle de présenter et de faire examiner au fond, par un tribunal, des éléments de preuve adéquats pour tenter de démontrer que leur inscription sur les listes litigieuses était entaché d’arbitraire » (paragraphe 151 de l’arrêt). Autrement dit, du moins dans un premier temps, le fardeau de la preuve incombe aux requérants, qui sont censés avoir à leur disposition les éléments leur permettant, le cas échéant, de prouver le caractère arbitraire des mesures prises à leur égard.
23. Ainsi conçu, le contrôle voulu par la Cour ne semble pas imposer un fardeau excessif aux autorités judiciaires nationales, tout en prenant en compte de façon équilibrée les impératifs liés à la protection de la paix et de la sécurité internationales – et, partant, les responsabilités du Conseil de sécurité au titre de la Charte –, d’une part, et les valeurs qui sont au cœur du système instauré par la Convention, d’autre part.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE KELLER
(Traduction)
1. Je souscris à la conclusion de la majorité en ce qui concerne la recevabilité du grief (paragraphes 92-101 du présent arrêt).
2. La majorité a fondé son raisonnement en l’espèce sur deux points. En premier lieu, mes collègues ont estimé qu’il n’y avait pas de « vrai conflit d’obligations susceptible d’entraîner l’application de la règle de primauté contenue dans l’article 103 de la Charte des Nations unies », en d’autres termes que les obligations imposées à l’État défendeur par le régime de sanctions des Nations unies et les droits protégés par l’article 6 § 1 de la Convention pouvaient être harmonisés. Cette conclusion a permis à la Cour, en deuxième lieu, de déclarer sans objet la question de l’application du critère de la protection équivalente (voir le paragraphe 149 de l’arrêt sur ces deux aspects). Avec tout le respect que je dois à mes collègues de la majorité, je ne peux souscrire à aucune de ces deux conclusions.
A. Absence de véritable conflit avec une obligation internationale stricte ?
3. Au moment où elle a été renvoyée à la Grande Chambre, la présente affaire semblait porter sur les exigences que la Convention met à la charge des États membres qui sont strictement tenus par une obligation internationale concurrente et n’ont donc aucune marge d’appréciation pour mettre en œuvre les obligations créées par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. Auparavant, la Cour n’avait jamais clarifié cette question difficile concernant les Nations unies. Estimant que l’État défendeur avait l’obligation stricte de geler les biens des requérants au titre de la résolution pertinente du Conseil de sécurité, la chambre chargée d’examiner l’affaire, après avoir appliqué le critère de la protection équivalente, a conclu à la violation par la Suisse de l’article 6 § 1 de la Convention.[136]
4. Au contraire, l’approche adoptée par la Grande Chambre a l’avantage de permettre à la Cour d’éluder les questions difficiles soulevées par un véritable conflit d’obligations et d’éviter de se prononcer de manière définitive sur l’article 103 de la Charte de l’ONU et sa relation à la Convention. Si l’approche d’harmonisation choisie par la Grande Chambre peut sembler convaincante à première vue, il faut bien admettre qu’elle a un prix élevé : en l’espèce, la Cour a étendu les possibilités d’une interprétation harmonisée au-delà de la lettre de la résolution pertinente du Conseil de sécurité et de de la manière dont elle est généralement comprise.
5. Dans l’arrêt Al-Jedda c. Royaume-Uni ([GC], no 27021/08, § 102, CEDH 2011), la Cour a présumé que le Conseil de sécurité n’entendait pas imposer aux États membres une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l’homme, et a estimé qu’en cas d’ambiguïté dans le libellé d’une résolution du Conseil de sécurité, il fallait retenir l’interprétation qui cadrait le mieux avec les exigences de la Convention et qui permettait d’éviter tout conflit d’obligations. Si le Conseil de sécurité souhaitait que les États abandonnent leurs engagements en matière de droits de l’homme, la Cour attendait qu’il emploie « un langage clair et explicite » pour bien préciser cette intention (ibidem).
6. Le libellé de l’article 23 de la Résolution 1483 (2003) relative aux fonds et aux avoirs financiers des anciens hauts fonctionnaires irakiens, dont les noms ont par la suite été inscrits sur la liste des sanctions, énonce clairement que les États membres de l’ONU sont « tenus de geler sans retard ces fonds ou d’autres avoirs financiers ou ressources économiques (...) et de les faire immédiatement transférer au fonds de développement pour l’Irak » (italique ajouté). La question qui se pose ici est celle de savoir si ce libellé permettait aux États membres de l’ONU d’offrir aux personnes inscrites sur la liste l’accès à un contrôle juridictionnel – en d’autres termes, si la Résolution 1483 (2003) pouvait être interprétée comme faisant naître une obligation de geler sans retard, excepté le retard nécessaire pour permettre l’accès à un tribunal et pour examiner si les noms des personnes concernées avaient été mis arbitrairement sur la liste des sanctions tenue par l’ONU. C’est cette dernière interprétation que la Cour a retenue, alors même qu’elle ne cadre pas avec le libellé de la Résolution 1483 (2003) ni avec la manière dont elle a été comprise par tous les organes impliqués. Pour déterminer si l’interprétation de la majorité est correcte, il convient de noter que la Résolution n’autorise pas les États à choisir les moyens par lesquels atteindre leurs objectifs. De plus, le fait que le Tribunal fédéral ait accordé au premier requérant un délai pour introduire une nouvelle demande de radiation (point 11 de l’arrêt de cette juridiction, cité au paragraphe 29 du présent arrêt), et l’autorisation par les autorités suisses du déblocage de certains montants en vue de permettre aux requérants de s’acquitter de leurs frais d’avocat ne signifient pas que les autorités avaient une quelconque latitude quant à la décision de geler et de confisquer les biens des requérants. Enfin, le fait que l’article 23 de la Résolution 1483 (2003) exclut du régime de sanctions les fonds ou autres avoirs financiers qui font déjà « l’objet d’une mesure ou d’une décision judiciaire, administrative ou arbitrale » n’y change rien, dès lors qu’il est manifeste que les avoirs visés en l’espèce n’appartiennent pas à cette dernière catégorie. À mon avis, ce texte ne présente aucune ambiguïté en ce qui concerne l’absence de toute marge d’appréciation pour l’État qui doit mettre en œuvre la mesure. Cet avis est conforté par le fait que ni l’État défendeur, ni les deux tiers intervenants, ni aucun organe onusien n’avaient compris le texte dans le sens de l’interprétation qu’en a à présent donné la Cour (paragraphes 107, 119 et 124 du présent arrêt).
7. En concluant que l’État avait en l’espèce une certaine latitude dans la mise en œuvre de la résolution du Conseil de sécurité, la Cour va au-delà de l’approche d’harmonisation qu’elle a adoptée dans l’arrêt Al-Jedda, et réinterprète les termes du Conseil de sécurité. Je doute qu’il appartienne à la Cour de donner à une résolution du Conseil de sécurité une interprétation qui va au-delà du sens ordinaire attribué au texte. À cet égard, la Cour a certainement atteint les limites de sa compétence. J’ajoute qu’elle a toujours fait preuve de prudence en ce qu’elle s’est abstenue de donner sa propre interprétation du droit de l’Union européenne, laissant cette tâche aux autorités de l’Union (voir, par exemple, Jeunesse c. Pays-Bas [GC], no 12738/10, § 110, 3 octobre 2014, où il est fait référence à Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, nos 3989/07 et 38353/07, § 54, 20 septembre 2011). De nombreux éléments militent en faveur de l’application de la même retenue vis-à-vis du droit des institutions onusiennes imposant aux États membres des obligations qui entrent en conflit avec la Convention.
8. Il apparaît donc que la Cour, à l’occasion de la présente requête, était appelée pour la première fois à trancher une affaire dans laquelle il était impossible de respecter à la fois la Convention et la Charte – contrairement à ce qu’a conclu la majorité. Si la résolution des conflits d’obligations est certainement difficile, il n’est plus possible, à mon avis, d’éviter le problème : la Cour aurait dû prendre position sur les questions qui se posent lorsqu’un État membre du Conseil de l’Europe doit faire face à un conflit insurmontable entre ses obligations au titre de la Convention et celles qui lui incombent en vertu de la Charte de l’ONU.
9. Dans les paragraphes suivants, je me propose de développer un point de vue divergent sur la façon dont le dilemme entre les obligations découlant de l’article 6 § 1, d’une part, et la résolution du Conseil de sécurité, d’autre part, aurait pu être résolu.
B. Origine et importance de la présomption d’équivalence
10. Selon la jurisprudence établie de la Cour, la Convention n’interdit pas aux Parties contractantes de transférer des pouvoirs souverains à une organisation internationale à des fins de coopération. Cependant, la Cour a souligné que les Parties contractantes sont responsables au titre de l’article 1 de la Convention de tous les actes et omissions de leurs organes, qu’ils découlent du droit interne ou de la nécessité d’observer des obligations juridiques internationales. Pour concilier cette position avec la réalité de la coopération internationale, une mesure de l’État prise en exécution de pareilles obligations juridiques doit être réputée justifiée dès lors qu’il est constant que l’organisation en question accorde aux droits fondamentaux –cette notion recouvrant à la fois les garanties substantielles offertes et les mécanismes censés en contrôler le respect – une protection à tout le moins équivalente à celle assurée par la Convention (voir, par exemple, M. & Co. c. Allemagne, no 13258/87, décision de la Commission du 9 février 1990, Décisions et rapports 64, p. 146, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, §§ 152-155, CEDH 2005‑VI (« Bosphorus »), Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège (déc.) [GC], nos 71412/01 et 78166/01, § 145, 2 mai 2007 (« Behrami et Saramati »), et Michaud c. France, no 12323/11, §§ 102-104, CEDH 2012).
11. Le principe de la protection équivalente n’a jamais été conçu comme se limitant uniquement à l’Union européenne. Au contraire, la Cour lui a donné une application plus large afin de surmonter un problème fondamental, à savoir le fait que les organisations internationales ne sont généralement pas signataires des traités en matière de droits de l’homme. Ce principe offre une solution élégante et exhaustive permettant de gommer les disparités entre les obligations internationales des États dans les cas où les deux systèmes applicables garantissent une protection analogue en matière de droits de l’homme, même si cette protection n’a pas besoin d’être identique. De plus, il permet à la Cour d’examiner des violations en matière de droits de l’homme dans des affaires où la protection offerte par l’organisation internationale concernée est manifestement déficiente, tout en garantissant que le bon fonctionnement de la coopération internationale est préservé. La compétence de la Cour pour connaître d’affaires relatives à des organisations internationales, aussi limitée et conditionnelle soit-elle, empêche également les Parties contractantes de s’exonérer de leurs obligations au titre de la Convention en transférant des pouvoirs souverains à de telles organisations.
12. Aujourd’hui il existe des centaines d’organisations et d’institutions internationales[137] qui créent leurs propres règles internes, bénéficient de diverses immunités et engendrent de nouvelles obligations pour leurs États membres. Il existe donc une probabilité élevée que les États soient confrontés à des divergences dans leurs obligations découlant de la Convention, d’une part, et du cadre légal d’une organisation internationale, d’autre part. Dès lors, il faut que la Cour définisse une approche de principe pour traiter ce type d’affaires.
13. Le principe de la protection équivalente constitue l’instrument dont la Cour a besoin afin de résoudre les affaires dans lesquelles un conflit d’obligations prive les États de la discrétion nécessaire pour se conformer aux exigences de la Convention. En réalité, la Cour a développé une présomption de protection équivalente en matière de droits de l’homme et de libertés fondamentales en faveur de plusieurs organisations internationales, notamment l’Union européenne, l’OTAN et les Nations unies (comparer avec Michaud, précité, §§ 102-104, Bosphorus, précité, §§ 152-155, Gasparini c. Italie et Belgique (déc.), no 10750/03, 12 mai 2009, Perez c. Allemagne (déc.), no 15521/08, § 66, 6 janvier 2015). Cependant, la Cour a également estimé que la présomption de protection équivalente était réfragable si la protection des droits de l’homme était manifestement déficiente dans une affaire donnée. Lorsque la présomption est renversée, les États membres peuvent être tenus de répondre de violations de la Convention découlant du respect de leurs obligations internationales concurrentes (comparer, en particulier, avec Michaud, précité, §§ 114–115, et avec Perez, décision précitée, § 66).
14. De plus, il convient de noter que toutes les présomptions d’équivalence ne naissent pas de la même manière. En réalité, même au sein d’une seule organisation, il convient d’établir une distinction selon le type de procédure dont il est question. Par exemple, le principe de la protection équivalente a été appliqué différemment dans les affaires relatives à l’Union européenne s’agissant de conflits du travail au sein de la Commission européenne (Connolly c. 15 États membres de l’Union européenne (déc.), no 73274/01, 9 décembre 2008, Andreasen c. Royaume-Uni et 26 autres États membres de l’Union européenne (déc.), no 28827/11, 31 mars 2015), de l’exécution régulière d’actes de l’Union Européenne (Bosphorus, précité, Cooperatieve Producentenorganisatie van de Nederlandse Kokkelvisserij U.A. c. Pays‑Bas (déc.), no 13645/05, CEDH 2009, Povse c. Autriche (déc.), no 3890/11, 18 juin 2013) ou de l’application du droit primaire de l’Union européenne (Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, CEDH 1999‑I). Quant à l’Office européen des brevets, la Cour a établi une distinction quant à l’équivalence de la protection des droits fondamentaux offerte relativement à la procédure interne de règlement des conflits du travail (Klausecker c. Allemagne (déc.), no 415/07, 6 janvier 2015) et en ce qui concerne la reconnaissance ou le retrait d’un brevet (Lenzing AG c. Allemagne, no 39025/97, décision de la Commission du 9 septembre 1998, non publiée, Lenzing AG c. Royaume-Uni, no 38817/97, décision de la Commission du 9 septembre 1998 non publiée, Rambus Inc. c. Allemagne (déc.), no 40382/04, 16 juin 2009). De même, concernant les Nations unies, la Cour a mené des examens différents en matière de protection équivalente selon qu’il s’agissait de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies (Behrami et Saramati, décision précitée, § 145, Berić et autres c. Bosnie-Herzégovine (déc.), nos 36357/04 et 25 autres, 16 octobre 2007, Al‑Jedda, précité, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, CEDH 2012), ou de la procédure de règlement des conflits du travail impliquant le Secrétaire général des Nations unies (Perez, décision précitée).
15. Quant aux mécanismes internes permettant de résoudre les conflits du travail, qui n’impliquent aucune intervention de l’État, la Cour a développé une forme atténuée du principe de la protection équivalente. Prenant en compte l’influence pratiquement inexistante de l’État relativement à de tels conflits internes, la Cour a d’abord examiné si les États adhéraient à une organisation donnée en pensant de bonne foi que la protection des droits fondamentaux offerte par celle-ci était équivalente à celle du système de la Convention. Si tel était le cas, la Cour a ensuite appliqué une présomption selon laquelle la Partie contractante avait rempli ses obligations au titre de la Convention en rejoignant l’organisation en question. Cette présomption est renversée s’il est possible de démontrer que la protection en matière de droits fondamentaux offerte par l’organisation en question est en flagrante contradiction avec les dispositions de la Convention ou simplement manifestement déficiente (Boivin c. 34 États membres du Conseil de l’Europe (déc.), no 73250/01, CEDH 2008 (vol. IV, p. 244), Connolly, décision précitée (p. 6), Gasparini, décision précitée (p. 7), Rambus Inc., décision précitée (p. 8), Klausecker, décision précitée, § 97, Perez, décision précitée, § 62, Andreasen, décision précitée, § 73).
16. Dans un souci d’exhaustivité, il convient de noter que la présomption d’équivalence ne s’applique pas en ce qui concerne les actes d’une organisation internationale ayant pour seul lien avec un État membre la présence de son siège ou de ses locaux sur le territoire de celui-ci car, en pareil cas, de tels actes ne relèvent pas de la juridiction de l’État hôte. Tel était le cas, par exemple, des Pays-Bas relativement à l’activité du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (Blagojević c. Pays-Bas (déc.), no 49032/07, § 46, 9 juin 2009, Galić c. Pays-Bas (déc.), no 22617/07, §§ 46 et 48, 9 juin 2009).
17. Les exemples qui précèdent montrent que le degré élevé de flexibilité dans l’application du principe de la protection équivalente à différents cas permet à la Cour de trouver des solutions intelligentes à des conflits entre la Convention et les obligations découlant de l’appartenance aux Nations unies. Ils démontrent également que l’applicabilité du critère de la protection équivalente n’est pas limitée à l’Union européenne. Pareille limitation impliquerait du reste une différence de traitement, sans bonne raison, pour cette organisation particulière en comparaison d’autres organisations internationales puissantes. L’application de la présomption d’équivalence dans les affaires telles que l’espèce non seulement fournit une approche de principe pour harmoniser divers systèmes juridiques, mais donne également aux organisations internationales la possibilité de s’adapter afin de se conformer aux normes en matière de droits de l’homme et donc de contribuer à éviter les conflits entre les divers engagements internationaux de leurs États membres.
18. En l’espèce, il était allégué que les autorités suisses, pour se conformer à leurs obligations au regard de la Résolution 1483 (2003) du Conseil de sécurité, avaient violé les droits des requérants au titre de la Convention. À mon sens, la Cour devait donc répondre à trois questions principales : 1) l’État défendeur est-il tenu par une obligation stricte découlant du régime de sanctions de l’ONU ? 2) Dans l’affirmative, le système de l’ONU offre-t-il une protection équivalente en matière de droits de l’homme ? et 3) Dans la négative, y a-t-il eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne les requérants ?
C. Applicabilité et renversement de la présomption de protection équivalente
19. À supposer que la résolution du Conseil de sécurité en cause ait créé une obligation internationale stricte qui ne laisse aucune latitude aux États, il est possible d’appliquer le principe de la protection équivalente en l’espèce. Il est certainement tout à fait à propos d’appliquer ce principe aux Nations unies, eu égard à leur forte implication dans le domaine des droits de l’homme. Non seulement le libellé même de la Charte des Nations renvoie avec insistance à la protection des droits de l’homme[138], mais de plus les Nations unies ont adopté neuf conventions majeures en la matière, qui ont toutes un ancrage institutionnel puisque chacune d’elle institue un organe des droits de l’homme[139], et certains de ces instruments ont été universellement ratifiés par la communauté internationale des États.[140] En particulier, le traité jumeau de la Convention – le PIDCP – a été ratifié par 168 États (dont l’ensemble des États membres du Conseil de l’Europe). Enfin, l’article 14 § 1 du PIDCP protège en substance les mêmes droits que l’article 6 § 1 de la Convention.
20. Eu égard au caractère universel des Nations unies, à leur mandat premier de maintien de la paix et de la sécurité internationale ainsi qu’à leurs pouvoirs étendus en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies, j’estime qu’il est approprié d’appliquer à cette organisation la variante atténuée du principe de la protection équivalente développée dans l’affaire Gasparini (paragraphe 15 ci-dessus), nonobstant l’intervention directe de la Suisse en l’espèce. Dès lors, il faudrait tout d’abord examiner si la Suisse a adhéré aux Nations unies en pensant de bonne foi que cette organisation offrait une protection équivalente en matière de droits fondamentaux. Ensuite, il conviendrait d’examiner si le régime de sanctions ciblées en cause en l’espèce a révélé des déficiences structurelles de nature à renverser la présomption et à engager la responsabilité de la Suisse.
21. En l’espèce, on peut présumer que, du point de vue de la Convention, les autorités suisses ont adhéré à la Charte de bonne foi. De plus, étant donné que plusieurs organes en matière de droits de l’homme instaurés sous les auspices des Nations unies peuvent entendre des plaintes en matière de droits de l’homme, des raisons solides militent en faveur de l’application de la présomption de protection équivalente dans ce contexte. Ces arguments ressortent de l’arrêt Al-Jedda (précité, § 102), dans lequel la Cour a présumé que le Conseil de sécurité des Nations unies n’entendait pas contraindre les États à contrevenir aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l’homme. Toutefois, il est de notoriété publique que les divers régimes de sanctions établis par le Conseil de sécurité sont problématiques quant à la fourniture d’une protection adéquate en matière de droits de l’homme (paragraphes 52-56 du présent arrêt). Cet élément et d’autres critiques[141] ont conduit à l’instauration, par la Résolution 1730 (2006) du Conseil de sécurité du 19 décembre 2006, d’un point focal chargé des demandes de radiation et de la procédure de radiation. Toutefois, ainsi que l’État défendeur l’a admis dans le cadre de la présente procédure, cette protection n’est « au regard des exigences de la Convention (...) ni satisfaisante ni équivalente » (paragraphe 114 du présent arrêt).
22. Sur cette base, au moins pour l’instant, il est possible de soutenir que le régime de sanctions litigieux établi par le Conseil de sécurité des Nations unies dénote une lacune structurelle de nature à justifier un renversement de la présomption de protection équivalente. Dès lors que plusieurs acteurs – dont certaines personnalités éminentes au sein même de l’ONU (paragraphes 52-55 de l’arrêt) – ont soutenu de manière convaincante que les régimes de sanctions ne respectaient pas suffisamment les garanties en matière de droits de l’homme, et qu’il a été impossible aux requérants en l’espèce, pendant une période aussi longue, d’avoir accès à un tribunal concernant ces questions, la présomption est renversée dans le cas d’espèce et les États doivent agir en conséquence.
D. Sur le fond du grief tiré de l’article 6
23. Bien que les obligations de la Suisse au titre de l’article 6 § 1 de la Convention soient en jeu ici, eu égard au fait que le Conseil de sécurité de l’ONU n’a pas offert une protection équivalente, il importe de relever que cette disposition n’est pas absolue. Il est possible de restreindre légitimement les garanties de l’article 6 § 1 dans certaines circonstances ; en l’espèce, la protection au titre de la disposition qui ne fait l’objet d’aucune restriction prend la forme d’un critère d’arbitraire (paragraphes 146-148 du présent arrêt). Dès lors que les régimes de sanctions en cause n’offrent pas une protection adéquate en matière de droits de l’homme, les États doivent appliquer ce critère. La protection en matière de droits de l’homme offerte par l’ONU peut être adéquate sans nécessairement avoir la même forme que dans une procédure pénale nationale, mais, dès lors qu’il existe une lacune manifeste à cet égard, les États doivent intervenir afin d’en compenser les effets.[142] L’élément temporel peut également avoir une influence : dans les affaires dans lesquelles un requérant se trouve dans l’impossibilité d’accéder à un tribunal pendant plusieurs années, comme tel était le cas en l’espèce, il devient particulièrement difficile d’ignorer la lacune dans le système de protection du Conseil de sécurité.
24. En l’espèce, le Tribunal fédéral s’est contenté de mener une enquête formelle concernant l’inscription des requérants sur la liste et la nécessité de geler leurs avoirs. Dans de nombreuses affaires telles que l’espèce, il est probable que tout autre examen exigera l’accès aux informations et aux documents dont le Conseil de sécurité est le seul à disposer. En revanche, il aurait très probablement suffi que le Tribunal fédéral ait fait un pas de plus et ait mené un examen qui lui aurait permis d’entendre les requérants et de déterminer s’il existait des raisons manifestes de considérer comme arbitraire l’inscription des intéressés sur la liste. La Cour ne peut demander l’impossible aux États, mais elle peut exiger d’eux de déterminer, dans les limites des informations disponibles, si l’inscription sur une liste d’un requérant susceptible d’être frappé par des sanctions en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies est à l’évidence dénuée de fondement. En l’espèce, des informations concernant les antécédents et l’identité du premier requérant se trouvent en abondance dans le domaine public. Il aurait donc été très probablement possible d’utiliser des informations publiques pour mener un tel examen sans avoir besoin d’accéder aux informations classifiées à la seule disposition du Conseil de sécurité.
25. Une autre question porte sur la façon dont le gouvernement défendeur aurait dû procéder si le Tribunal fédéral avait estimé, après examen des informations dont il disposait, que l’inscription sur la liste des requérants était en réalité arbitraire. Dans ce type de cas, dans lesquelles l’État défendeur est certainement placé dans une situation difficile, les autorités ne sont cependant pas entièrement démunies. S’il ressort d’un examen judiciaire que l’inscription sur une liste est arbitraire, le Gouvernement a la possibilité d’engager un dialogue avec les Nations unies pour rechercher plus d’informations sur l’affaire. Pour éviter les complications dans ce contexte, le Tribunal fédéral pourrait fixer un délai pour la fourniture d’informations supplémentaires, à l’issue duquel il ordonnerait le dégel des avoirs concernés s’il n’est pas en mesure de mieux apprécier l’éventuel arbitraire de l’inscription sur la liste. Il n’est ni souhaitable ni nécessaire que des informations confidentielles soient rendues publiques à cette fin. Néanmoins, en l’absence de recours adéquat au sein du système des Nations unies, une forme quelconque de dialogue est certainement nécessaire pour permettre aux autorités internes de satisfaire aux exigences minimales de l’article 6 § 1 de la Convention.
E. Conclusion
26. Il est tout à fait possible – et, dans les faits, tel est bien le cas – que les États se retrouvent face à un conflit entre les résolutions du Conseil de sécurité et leurs obligations en matière de droits de l’homme. Tout d’abord, le libellé précis de l’obligation en l’espèce de « geler sans retard » empêche toute latitude au niveau national qui permettrait d’organiser l’accès à un tribunal, comme le requiert l’article 6 § 1 de la Convention. Une façon de résoudre le problème devant la Cour serait de mettre le régime de sanctions des Nations unies en conformité avec le droit à un procès équitable. Il faut espérer que les arrêts de la Cour donneront une impulsion en ce sens.[143]
27. La question cruciale en l’espèce a trait aux actions requises d’un État qui se retrouve face à une obligation internationale stricte en conflit avec ses obligations en matière de droits de l’homme. Pour répondre à cette question, la Cour – en tant qu’organe des droits de l’homme chargé de promouvoir les droits et libertés garantis dans la Convention – faillirait à sa mission si elle n’exigeait pas des États membres d’intervenir lorsque des requérants sont à l’évidence privés de toute protection en matière de droits de l’homme.[144] Avec le présent arrêt, la Cour a manqué l’occasion de préciser aux États ce qu’elle attend d’eux lorsqu’ils n’ont aucune latitude dans l’application d’une résolution du Conseil de sécurité incompatible avec le système de la Convention. En contournant la question, elle n’a au contraire donné aux États aucune indication supplémentaire – zéro, zilch, Nada – sur la façon de procéder en pareil cas.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE KŪRIS
(Traduction)
1. Je souscris au constat selon lequel la Suisse a violé les droits des requérants découlant de l’article 6 § 1 de la Convention. Cependant, je ne puis approuver sans réserve le raisonnement consistant à fonder principalement ce constat sur la possibilité d’interpréter les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité des Nations unies en harmonie avec la Convention. Il est difficile d’admettre sans réserve que la Suisse jouissait d’une véritable latitude dans la mise en œuvre des résolutions en question. Quoi qu’il en soit, un constat de violation de l’article 6 § 1 s’imposait en l’espèce, que la Suisse eût ou non joui de pareille latitude. La violation ainsi constatée est une violation du droit de la Convention, et il n’en demeure pas moins que ce droit a été violé, même si le droit des Nations unies a, lui, été scrupuleusement respecté.
2. Cette affaire est une illustration de la fragmentation du droit international, dont il existe d’autres exemples. L’harmonisation absolue du droit international – et dans ce cadre la cohérence totale entre le droit de la Convention et celui des Nations unies – relève de l’idéal. Or l’idéal est, par définition, inatteignable. De plus, pareille cohérence ne saurait être assurée par les seuls efforts de la Cour, compte tenu notamment du caractère régional de celle-ci. Toute avancée en la matière dépend avant tout de la volonté politique des États membres des Nations unies, ce qui signifie, eu égard à la nature des processus politiques internationaux, que l’absolu ne pourra jamais être atteint.
3. Cela étant, toute tentative visant à interpréter rationnellement les dispositions de ces deux systèmes juridiques coexistants – et concurrentiels – mérite d’être saluée. Dans ce contexte, j’estime que le présent arrêt, dans lequel les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies sont interprétées de manière à réduire autant que faire se peut le fossé qui les sépare de la Convention, aurait pu tirer avantage de certaines des idées si élégamment exprimées par le juge Paulo Pinto de Albuquerque dans son opinion concordante. Si je ne puis souscrire à l’intégralité des idées qu’il a formulées (par exemple, l’idée que la Cour devrait être considérée comme la « Cour constitutionnelle européenne »), je fais miens nombre de ses arguments en faveur d’une harmonisation judiciaire du droit international.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE LA
JUGE ZIEMELE
(Traduction)
1. J’ai voté contre le constat d’une violation de l’article 6 § 1 dans les circonstances de l’espèce. Je suis principalement en désaccord avec l’analyse que la Cour fait de la procédure interne et du raisonnement des juridictions suisses. Cela dit, je souscris à un certain nombre d’importantes déclarations de principe concernant la place qu’occupe la Convention dans le système juridique international et la manière dont elle s’articule avec les obligations découlant de la Charte des Nations unies. Je commencerai par rappeler ces principes.
– Le maintien de la paix et de la sécurité internationales, qui est l’un des buts des Nations unies, est à la fois un but légitime justifiant des restrictions à l’accès à un tribunal – une des questions soulevées en l’espèce – et un élément important à prendre en compte dans l’analyse du conflit d’obligations allégué.
– La Cour n’interprète pas la Convention dans le vide, elle tient compte des règles et principes de droit international applicables entre les Parties contractantes.
– La Cour présume que les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies respectent les normes relatives aux droits de l’homme, c’est‑à‑dire que le Conseil de sécurité n’entend pas imposer aux États membres une obligation qui contreviendrait aux droits de l’homme ; si telle était l’intention, elle devrait être explicitement formulée.
– Il convient d’éviter les conflits d’obligations par le recours à une interprétation et une harmonisation systémiques des obligations internationales.
2. Toutefois, la Cour a ajouté à la liste ci-dessus les principes qu’elle dégage spécifiquement de son interprétation de l’objet et du but de la Convention. Dans la présente affaire, elle a considéré qu’il était nécessaire d’avoir recours au principe selon lequel la Convention est un instrument constitutionnel de l’ordre public européen. Elle explique que « les États parties sont tenus (...) d’assurer un contrôle du respect de la Convention qui à tout le moins préserve les fondements de cet ordre public. Or, l’une des composantes fondamentales de l’ordre public européen est le principe de l’État de droit, dont l’arbitraire constitue la négation » (paragraphe 145).
3. En somme, selon la Cour, les Parties contractantes doivent mettre en œuvre dans leur ordre juridique interne les obligations découlant pour eux de la Charte des Nations unies de manière à éviter l’arbitraire. En effet, la Cour estime en l’espèce que le paragraphe 23 de la Résolution 1483 (2003) ne peut être compris comme excluant un contrôle juridictionnel des mesures prises pour le mettre en application (paragraphe 148 du présent arrêt). Si j’approuve tant l’interprétation par la Cour de la résolution que le principe énoncé par elle pour justifier la nécessité d’un contrôle juridictionnel au niveau national, je ne souscris pas à l’avis selon lequel le Tribunal fédéral suisse n’a pas exercé pareil contrôle dans les circonstances de l’espèce. À mon sens, la Cour n’a pas clairement défini le niveau de contrôle requis et n’a pas précisé à quel type de demande il s’appliquait. De ce fait, lorsqu’elle a examiné la procédure interne, elle n’a pas, selon moi, suffisamment pris en compte les mesures adoptées par les autorités suisses.
4. J’observe également que, bien que la Cour ait une fois de plus mis en avant l’importance de l’ordre public européen, cela n’a pas donné lieu, dans les circonstances de l’espèce, à de nouvelles approches ou à de nouvelles obligations, du moins pas d’une manière claire (L. Wildhaber, « The European Convention on Human Rights and International Law », International and Comparative Law Quarterly, vol. 56, avril 2007, pp. 217‑232; et I. Ziemele, « How International Law Matters for the European Court of Human Rights » in L. Lopez Guerra et al. (eds), El Tribunal Europeo de Derechos Humanos. Una visión desde dentro. En homenaje al Juez Josep Casadevall, Valence, 2015, pp. 416-417).
5. À cet égard, je tiens à souligner qu’une incertitude persiste tout au long de l’arrêt. Ainsi, la Cour considère qu’elle doit rechercher « si les requérants ont bénéficié des garanties du volet civil de l’article 6 § 1 dans la procédure de confiscation de leurs biens » (paragraphe 80). Elle estime que dans cette affaire il y avait une contestation concernant le droit de propriété des requérants, dans la mesure où l’application des sanctions des Nations unies à l’échelon national affectait la substance même de ce droit (paragraphe 100). La question ainsi délimitée laisse subsister un certain degré d’incertitude quant au point de savoir quelle procédure exactement est soumise à l’examen de la Cour. S’agit-il de la procédure nationale ou de celle qui a abouti à l’inscription des requérants sur la liste des Nations unies établie sur le fondement de la Résolution 1483 (2003) ? Cette question persiste jusqu’au dernier paragraphe de l’arrêt.
6. Ensuite, la Cour explique sous quel aspect de l’article 6 § 1 elle a examiné les faits. Elle cherche à établir si les requérants ont eu accès à un tribunal (paragraphe 126). Plus précisément, elle déclare qu’elle n’a pas à se prononcer sur la substance des droits matériels ni sur la compatibilité des mesures prises avec les exigences de la Convention et dit : « La compétence de la Cour se limite ici à dire si les requérants ont ou non bénéficié des garanties du volet civil de l’article 6 § 1, c’est‑à‑dire s’ils ont disposé d’un contrôle judiciaire adéquat » (paragraphe 143). Il apparaît que la confiscation ne fait pas, en tant que telle, partie de l’affaire ; cette démarche s’accorde avec le fait que les requérants n’ont pas intenté d’action en revendication immobilière devant les juridictions internes. Tout comme le Tribunal fédéral, qui a porté son attention sur les garanties au niveau national, la Cour estime que cette question constitue en principe l’objet de son examen sous l’angle de l’article 6.
7. Pourtant, dès le paragraphe 131, la Cour constate que le Tribunal fédéral suisse a refusé d’examiner les allégations des requérants concernant la compatibilité de la procédure de confiscation de leurs avoirs avec les garanties consacrées par l’article 6 § 1 de la Convention. Là encore, on ne sait pas à quelle procédure la Cour fait référence. Dans le même temps, la Cour reconnaît que le Tribunal fédéral a motivé ses décisions de manière très détaillée, mais elle souligne qu’il n’a pas examiné l’affaire au fond et qu’il s’est limité à contrôler si les noms des requérants figuraient effectivement sur les listes établies par le comité des sanctions et si les avoirs concernés leur appartenaient (paragraphe 29). La démarche ainsi adoptée, bien que légèrement circulaire, semble indiquer que la Cour considère que le raisonnement très détaillé des juridictions internes dans cette affaire n’était pas nécessairement compatible avec l’article 6. C’est la substance de leur raisonnement qui intéresse la Cour, ce qui donne à penser que, d’après elle, celui-ci pourrait être arbitraire (voir le point 3 ci-dessus) et que sous l’angle de l’article 6 la Cour peut se pencher sur la qualité ou sur la substance de ce raisonnement. Eu égard à la jurisprudence de la Cour, à laquelle il est fait référence aux paragraphes 127 et 128 de l’arrêt, il n’est pas évident qu’une lecture aussi large de l’article 6 puisse être acceptée, notamment à la lumière du principe de subsidiarité et du principe selon lequel la Cour ne saurait jouer le rôle d’une quatrième instance. C’est pourquoi il importait de définir et d’expliquer le niveau de raisonnement requis dans les affaires relatives à des sanctions décidées par les Nations unies.
8. Vers la fin de l’arrêt, dans la partie où elle souligne ce que le Tribunal fédéral n’a pas fait, la Cour décrit plus clairement la portée de l’examen des sanctions décidées par les Nations unies qu’elle considère comme nécessaire et adéquate sous l’angle de l’article 6. Elle s’exprime ainsi (paragraphe 151) :
« Au contraire, les requérants auraient dû disposer au moins d’une possibilité réelle de présenter et de faire examiner au fond, par un tribunal, des éléments de preuve adéquats pour tenter de démontrer que leur inscription sur les listes litigieuses était entachée d’arbitraire. Or, tel n’a pas été le cas en l’espèce. Le fait que, à la différence de l’affaire Nada (précitée, § 187), les requérants dans la présente affaire n’ont soumis – ni devant le Tribunal fédéral suisse ni devant la Cour elle-même – aucun argument précis tendant à démontrer qu’ils n’auraient pas dû figurer sur la liste établie par le comité des sanctions ne change rien à cette analyse, dès lors que ce ne sont pas ces carences qu’ont retenues les autorités suisses pour ne pas examiner le recours des requérants. »
Dans le même temps, la Cour reconnaît que le Tribunal fédéral ne pouvait se prononcer sur le bien-fondé ou l’opportunité des mesures que comportait l’inscription des requérants sur la liste (paragraphe 150). Je ne partage pas l’opinion selon laquelle les requérants n’ont pas pu présenter des éléments de preuve et des arguments devant les juridictions internes comme ils auraient souhaité le faire. J’ai également du mal à comprendre comment le raisonnement très détaillé du Tribunal fédéral peut être considéré comme arbitraire sous l’angle de l’article 6.
9. Le Tribunal fédéral suisse a examiné tous les arguments présentés par les requérants qui se plaignaient en substance de n’avoir pas bénéficié de garanties procédurales dans le cadre de la procédure qui avait conduit à leur inscription sur la liste du Comité des sanctions au niveau de l’ONU. C’est ce grief qu’ils avaient soulevé devant les juridictions internes, et non la question de savoir s’ils avaient ou non des liens avec le régime de Saddam Hussein ou si la manière dont la Suisse avait transposé les obligations découlant de la Résolution 1483 (2003) était contraire aux droits de l’homme. Néanmoins, le Tribunal fédéral a examiné l’affaire sous tous ses aspects (voir les points 9 et 10 des arrêts des juridictions internes, au paragraphe 29 de l’arrêt). Il a considéré le mandat du comité des sanctions 1518 et a conclu qu’il était détaillé et ne laissait aucune place à l’interprétation. Selon lui, la liste dressée par le comité des sanctions 1518 n’était pas indicative. En d’autres termes, la Suisse ne jouissait d’aucune latitude qui lui aurait permis d’identifier des personnes, des groupes et des entités dans le cadre de la mise en œuvre des mesures visant les dirigeants de l’ancien régime irakien, contrairement à ce qui avait pu être le cas avec d’autres résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU. De même, la Résolution 1483 (2003) ordonnait le transfert immédiat des avoirs gelés au Fonds de développement pour l’Irak. Il convient de relever que cette résolution a remplacé la Résolution 661 (1990), qui avait été adoptée dans le cadre de mesures prises par la communauté internationale en réponse à l’invasion du Koweït par l’Irak. C’était la première action internationale commune visant à faire face au recours illicite à la force entre États depuis la fin de la Guerre froide. En d’autres termes, le contexte dans lequel les mesures en cause en l’espèce ont été adoptées est différent de celui de la lutte contre le terrorisme et les obligations dans le cadre de l’ONU ont été rédigées différemment.
10. L’affaire britannique Ahmed and others v. HM Treasury, à laquelle la Cour fait référence à l’appui de son raisonnement, concernait les mesures prises au Royaume-Uni en application des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité de l’ONU dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. L’arrêt rendu dans cette affaire par la Cour suprême du Royaume-Uni, tout comme l’autre décision d’une juridiction interne à laquelle le présent arrêt se réfère, ne répond pas à la question de savoir si l’article 6, en tant que norme minimale de protection des droits de l’homme en Europe, fait peser sur les États une obligation de conduire des procédures judiciaires internes d’un contenu particulier relativement à la procédure d’inscription de personnes sur une liste par un comité des sanctions.
11. Le Tribunal fédéral a répondu au grief principal des requérants (voir le point 10 de son arrêt), à savoir que les autorités suisses avaient accepté la confiscation des avoirs des intéressés en se fondant sur le seul fait que leurs noms figuraient sur la liste de l’ONU établie en application de la Résolution 1483 (2003), sans remédier à la violation de leurs droits procéduraux. Le Tribunal fédéral a expliqué pourquoi les autorités suisses ne pouvaient examiner la validité des décisions du Conseil de sécurité, à l’exception de celles qui violaient les normes de jus cogens, et il a démontré que tel n’était pas le cas en l’espèce. Toutefois, il a également précisé que les autorités suisses étaient libres de choisir le mode de transposition en droit interne des obligations édictées par l’ONU. Les faits montrent que tous les moyens qui existaient à l’échelon national ont été mis à la disposition des requérants. La procédure de confiscation a été suspendue après que les requérants eurent sollicité un réexamen de leur dossier par le comité des sanctions et n’a repris que sur demande expresse. Les requérants se sont vu accorder l’accès à l’ensemble du dossier et ont pu exposer leurs arguments devant l’autorité compétente. Ils ont également pu exercer leur droit à un recours administratif. Le Tribunal fédéral a considéré tous leurs arguments de manière détaillée et a répondu que la Suisse n’avait pas le pouvoir de radier leurs noms des listes établies par le comité des sanctions. Il a admis enfin que la procédure d’inscription des noms des requérants sur la liste présentait des insuffisances, comme plusieurs juridictions internes de par le monde l’ont également fait observer.
12. Je souhaiterais mettre l’arrêt du Tribunal fédéral en regard des arrêts des juridictions internes examinés dans l’affaire X c. Lettonie ([GC], no 27853/09, CEDH 2013), dans laquelle la requérante avait présenté devant les juridictions internes des arguments et des éléments de preuve que celles-ci avaient refusé d’examiner, considérant que leurs obligations découlant de la Convention de La Haye de 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants interdisaient pareil examen dans une procédure relative à un enlèvement. Dans cette affaire-là, le différend entre la majorité et la minorité des juges portait sur les obligations procédurales découlant de l’article 8 de la Convention, et en particulier sur le rôle des juridictions internes dans les affaires d’enlèvement d’enfants lorsqu’elles étaient en présence d’arguments et d’éléments de preuve différents. Dans une affaire concernant l’intérêt supérieur d’un enfant, il n’est donc pas facile pour la Cour de déterminer l’ampleur de l’examen auquel elle doit se livrer en ce qui concerne le raisonnement des juridictions internes.
13. En l’espèce, aucun élément tendant à indiquer qu’il y avait eu erreur sur la personne du premier requérant n’a pas été présenté devant les juridictions internes. À cet égard, une incertitude subsiste et l’on ne sait pas si la Cour considère que les juridictions suisses auraient dû examiner d’office la question de la participation du requérant au régime de Saddam Hussein et, le cas échéant, sur quels principes consacrés par la Convention elles auraient dû fonder cet examen (en ce qui concerne les obligations qui s’imposent d’office aux États dans les affaires de demande d’asile, voir et comparer avec F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, 23 mars 2016). Cette ligne de raisonnement n’a pas été suivie par la Cour.
14. Enfin, il me semble que le paragraphe 153 laisse ouverte la question de savoir quelles obligations l’article 6 fait peser sur les États en ce qui concerne les procédures internes mettant en œuvre des sanctions des Nations unies. L’observation de la Cour est assez évidente, mais, ce qui l’est moins, c’est le lien que l’on peut établir avec l’obligation des États d’exercer un contrôle juridictionnel adéquat s’agissant de différentes demandes susceptibles d’être formulées dans le contexte du régime des sanctions. Ce manque de clarté se constate également relativement à la manière dont les juridictions internes pourraient statuer sur les procédures menées dans le cadre des Nations unies et aux conséquences qui en découleraient du point de vue de l’exécution des décisions rendues. À cet égard, je me rallie à l’opinion dissidente de la juge Nussberger.
15. À la lecture de l’arrêt, on pourrait croire que la Cour a renforcé la protection des droits individuels. Pour moi, cet arrêt relève de la pensée déconstructiviste. À ce jour, la Convention européenne n’a pas permis de bâtir un cadre constitutionnel européen dans lequel des normes plus exigeantes en matière de droits de l’homme pourraient être développées, si c’est ce que la Cour avait à l’esprit. Pour le moment, la Convention s’inscrit dans un système juridique international, ce que la Cour elle-même a répété. Si cet arrêt devait avoir pour effet d’établir un précédent qui permettrait à toutes les juridictions nationales de se prononcer sur les obligations imposées aux États par le Conseil de sécurité, ce serait le début de la fin de certains éléments de la gouvernance mondiale qui émerge dans le cadre des Nations unies. Je pense qu’il aurait été plus constructif et plus conforme aux principes de la Convention de faire porter l’examen sur le strict contenu de l’arrêt du Tribunal fédéral. Je souscris à l’idée que la Cour européenne des droits de l’homme doit tenter d’améliorer le processus décisionnel dans le cadre du régime des sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU. Tel a été le cas de l’arrêt Nada c. Suisse ([GC], no 10593/08, CEDH 2012), qui a envoyé des messages corrects. En revanche, je ne vois pas comment le message du présent arrêt pourrait contribuer de manière constructive à cette démarche.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE NUSSBERGER
(Traduction)
En l’espèce, la majorité de la Grande Chambre a tenté de résoudre un conflit en niant son existence même (A). Selon moi, cette démarche n’est pas acceptable, car elle n’est pas conforme aux méthodes habituelles d’interprétation des traités (B), elle est en porte-à-faux avec d’autres arrêts de principe sur l’interaction entre le droit découlant de la Convention et le droit international général (C) et engendre des problèmes et des tensions inutiles, tant pour l’État concerné que pour les Nations unies dans leur ensemble (D). La Suisse, liée par des obligations conflictuelles découlant de différents traités, s’est trouvée confrontée à un dilemme ; elle a accepté le mécanisme de résolution des conflits existant de lege lata et elle a fait tout son possible pour en atténuer les conséquences pour l’intéressé (E). Pour moi, il n’y a eu aucune violation de la Convention.
Cela ne signifie pas pour autant que je ne souscrirais pas à la conclusion que le système des sanctions ciblées des Nations unies est manifestement déficient. Mais bloquer le mécanisme existant de mise en œuvre des sanctions des Nations unies (uniquement) dans le cadre des relations bilatérales entre les Nations unies et les États membres qui sont également parties à la Convention ne promeut toutefois pas la prééminence du droit. C’est s’engager dans une impasse, dans la mesure où l’État concerné est laissé dans un vide juridique. C’est aux Nations unies qu’il appartient de trouver une solution effective à ce problème.
A. Existence d’un conflit
L’existence d’un nombre croissant d’obligations découlant de traités bilatéraux ou multilatéraux risque inévitablement de confronter les États à des obligations conflictuelles en droit international. En l’espèce, la Suisse était contrainte d’appliquer plusieurs résolutions des Nations unies – dont la Résolution 1483 (2003) – adoptées dans le contexte de l’invasion du Koweït par l’Irak puis, plus tard, du renversement du régime irakien. Sur ce fondement, la Suisse était tenue de « geler sans retard ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques et (...) de les faire immédiatement transférer au Fonds de développement pour l’Irak ». Les noms des personnes dont les fonds étaient concernés figuraient sur une liste spécifique. Mais par ailleurs, l’article 6 de la Convention prescrit le droit à un procès équitable qui, selon la jurisprudence de la Cour, inclut « [l]e principe selon lequel une contestation civile doit pouvoir être portée devant un juge » (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 35, série A no 18).
La majorité n’a décelé aucun conflit entre ces obligations, avançant que « aucune (...) disposition [des Résolutions 1483 ou 1518] – compris[es] suivant le sens ordinaire des termes qui y sont employés – n’interdisai[t] aux tribunaux suisses de vérifier, sous l’angle du respect des droits de l’homme, les mesures prises au niveau national en application de la première de ces résolutions » (paragraphe 143 de l’arrêt). Cette position s’inscrit dans la ligne du raisonnement développé dans l’arrêt Al-Jedda c. Royaume-Uni ([GC], no 27021/08, § 102, CEDH 2011) puis repris dans Nada c. Suisse ([GC], no 10593/08, § 180, CEDH 2012). Toutefois, si ce raisonnement était convaincant dans l’affaire Al-Jedda et discutable dans l’affaire Nada, les limites de l’acceptable sont franchies en l’espèce. Dans l’affaire Al-Jedda, la résolution pertinente des Nations unies laissait clairement place à l’interprétation, dans la mesure où le Royaume-Uni devait simplement « prendre toutes les mesures nécessaires pour contribuer au maintien de la sécurité et de la stabilité en Iraq » (Résolution 1511 adoptée par le Conseil de sécurité le 16 octobre 2003, paragraphe 13). Cette formulation était manifestement vague et ouverte et ne contraignait pas les États à détenir des personnes sans les avoir jugées, comme il était reproché au Royaume-Uni de l’avoir fait. Dans cette affaire, la Cour a donc eu raison de dire qu’il était possible de « retenir l’interprétation qui cadr[ait] le mieux avec les exigences de la Convention et qui permett[ait] d’éviter tout conflit d’obligations » (Al‑Jedda, précité, § 102). Quant au libellé de la Résolution 1390 dans Nada, il était bien plus explicite et faisait obligation à la Suisse d’interdire l’entrée et le transit sur son territoire à des personnes dont le nom figurait sur une liste. Cependant, une disposition énonçait : « [L]e présent paragraphe ne s’applique pas lorsque l’entrée ou le transit est nécessaire pour l’aboutissement d’une procédure judiciaire, ou quand le Comité détermine, uniquement au cas par cas, si cette entrée ou ce transit est justifié ». En ce qui concerne les mesures immédiates à prendre, les mots « selon qu’il conviendra » avaient été utilisés. La Cour a donc pu dire là encore que les termes « nécessaires » et « selon qu’il conviendra » laissaient aux États une marge d’appréciation et permettaient l’application de la résolution dans le respect de la Convention (Nada, précité, §§ 177 et 178).
La présente affaire est toutefois différente. La résolution des Nations unies ne se contente pas de décrire de manière très précise les mesures de gel et de transfert des avoirs, elle explique qu’elles doivent viser des personnes « recensées » et exige qu’elles soient prises « immédiatement » et « sans retard ». J’estime, comme ma collègue Helen Keller, que ce libellé ne laisse aucune souplesse dans l’interprétation du texte aux fins de sa mise en œuvre. Affirmer le contraire revient à faire d’une « interprétation harmonieuse » une « fausse interprétation harmonieuse » qui n’est pas conforme aux principes méthodologiques fondamentaux d’interprétation des traités internationaux.
Il est à mon sens impossible de nier que les obligations conventionnelles auxquelles la Suisse était confrontée en l’espèce étaient conflictuelles, mais aussi qu’elles s’excluaient mutuellement.
B. Interprétation des obligations conventionnelles conflictuelles
1. Interprétation de la résolution des Nations unies
Pour interpréter les obligations découlant de différents régimes conventionnels, il est convaincant de partir du principe, comme le propose la Commission du droit international des Nations unies (CDI), qu’« une forte présomption pèse contre le conflit normatif » (voir le rapport du groupe d’étude de la CDI cité au paragraphe 56 du présent arrêt). On ne peut que se féliciter si ce principe peut être étendu autant que faire se peut, de façon à résoudre des conflits autrement insolubles entre des obligations découlant de la Convention, d’une part, et d’autres traités internationaux, d’autre part. Mais il n’est pas pour autant possible d’ignorer les méthodes d’interprétation généralement admises et définies par la Convention de Vienne sur le droit des traités.
Pris dans leur sens habituel, les termes « immédiatement » ou « sans retard » sont difficilement compatibles avec un contrôle juridictionnel approfondi. « Sans retard » indique clairement qu’aucune étape intermédiaire ne peut être admise. Par ailleurs, on sait qu’un contrôle juridictionnel prend du temps, et qu’il requiert plus de temps que ne le permettent les notions « immédiatement » et « sans retard ». La majorité de la Grande Chambre ne semble pas admettre la possibilité d’une procédure rapide, puisqu’elle estime que les juridictions nationales doivent pouvoir obtenir « des éléments suffisamment précis pour exercer le contrôle qui leur incombe » (paragraphe 147). Sachant que la plupart, voire l’intégralité, de tels éléments seraient confidentiels, on peut s’attendre à ce que la simple mise en état de l’affaire avant contrôle juridictionnel prenne à elle seule beaucoup de temps.
L’objet et le but de la résolution, qui est fondée sur le Chapitre VII de la Charte de l’ONU et doit être appliquée par tous les États membres de l’organisation, impliquent une mise en œuvre uniforme. Si un contrôle juridictionnel était autorisé au niveau national, il faudrait s’attendre à des divergences dans la mise en œuvre de la résolution en fonction des critères retenus par chaque pays. Une même personne figurant sur les listes établies par le comité des sanctions pourrait être sanctionnée dans une juridiction et pas dans une autre. Si l’on veut que le système soit efficace, on ne peut lui prêter pareille intention, surtout dans une situation où des fonds étaient requis d’urgence pour répondre aux besoins les plus fondamentaux de la population irakienne. Dans Al-Jedda, la Cour a jugé « qu’une résolution du Conseil de sécurité [devait] être interprétée à la lumière non seulement de son libellé mais aussi du contexte dans lequel elle a été adoptée » (Al-Jedda, précité, § 76).
La majorité de la Grande Chambre tire du silence de la résolution du Conseil de sécurité en matière de garanties procédurales des conclusions aux conséquences importantes (paragraphe 146 du présent arrêt) :
« (...) lorsqu’une résolution comme celle en cause en l’espèce, à savoir la résolution 1483, ne contient pas de formule claire et explicite excluant la possibilité d’un contrôle judiciaire des mesures prises pour son exécution, elle doit toujours être comprise comme autorisant les juridictions de l’État défendeur à effectuer un contrôle suffisant pour permettre d’éviter l’arbitraire. »
Cette présomption n’est pas compatible avec une interprétation systématique de la résolution à la lumière de son objet et de son but et va bien au-delà de ce qui était dit dans l’arrêt Al-Jedda.
Dans Al-Jedda (précité, § 102), la Cour a déclaré : « [v]u l’importance du rôle joué par les Nations unies dans le développement et la défense du respect des droits de l’homme, le Conseil de sécurité est censé employer un langage clair et explicite s’il veut que les États prennent des mesures particulières susceptibles d’entrer en conflit avec leurs obligations découlant des règles internationales de protection des droits de l’homme. » On ne peut arguer que la Résolution 1483 (2003) n’emploie pas « un langage clair et explicite ». L’obligation de geler et de transférer les fonds immédiatement et sans retard est totalement dénuée d’ambiguïté. Pourtant, la majorité de la Grande Chambre ne se satisfait pas en l’espèce du langage clair et explicite décrivant les mesures à prendre ; elle attend une « formule claire et explicite excluant la possibilité d’un contrôle judiciaire des mesures prises pour son exécution » (paragraphe 146). L’obligation d’énoncer clairement et explicitement ce qui est prévu est ainsi transformée en une présomption selon laquelle ce qui n’est pas clairement et explicitement formulé n’est pas prévu. Il s’agit là d’une démarche totalement différente.
Le Chapitre VII de la Charte des Nations unies confère au Conseil de sécurité des compétences en cas de « menace contre la paix, de rupture de la paix et d’actes d’agression ». L’utilisation de la force armée peut même être autorisée sur le fondement de l’article 42 de la Charte des Nations unies. Les mesures prescrites doivent être appliquées par tous les membres des Nations unies (article 25 de la Charte des Nations unies). Cependant, la protection des droits humains est prise en compte. Comme le dit clairement l’article 24 § 2 de la Charte des Nations unies, « [d]ans l’accomplissement de ces devoirs, le Conseil de sécurité agit conformément aux buts et principes des Nations unies », notamment « en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (Article 1 § 3 de la Charte des Nations unies). Mais l’idée même qui sous-tend le Chapitre VII de la Charte des Nations unies, c’est que le Conseil de sécurité doit avoir le dernier mot pour décider de la nécessité des mesures devant être adoptées pour maintenir la paix et la sécurité. Dans ces conditions, un contrôle juridictionnel par les tribunaux des États membres tenus de mettre en œuvre ces mesures ne devrait être autorisé qu’à titre exceptionnel, puisqu’il reviendrait à donner le dernier mot aux juridictions nationales. Cela est d’autant plus vrai que le droit à un procès équitable et le droit d’accès à un tribunal peuvent faire l’objet de dérogations dans des situations d’urgence, ce qui est confirmé par l’article 15 de la Convention. Jusqu’à présent, il n’y a jamais eu de pratique par laquelle le Conseil de sécurité demanderait aux États d’examiner la compatibilité de la mise en œuvre de sanctions avec la protection des droits de l’homme.
Ainsi, rien ne permet de fonder une hypothèse selon laquelle il y aurait une sorte de séparation des pouvoirs entre le Conseil de sécurité et les juridictions nationales.
2. Interprétation de l’article 6 de la Convention
À supposer qu’un contrôle juridictionnel fût possible dans l’intervalle de temps défini par les termes « immédiatement » et « sans retard », il subsisterait un conflit insurmontable entre les obligations découlant de la résolution des Nations unies et celles découlant de l’article 6 de la Convention tel qu’il est interprété par la Cour. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II) :
« (...) ce droit serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l’article 6 par. 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu’il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l’accès au juge et le déroulement de l’instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les États contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention (...) L’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 ; (...) »
La majorité de la Grande Chambre exige des juridictions internes qu’elles vérifient si la mise en œuvre des mesures ordonnées par la résolution des Nations unies présente un caractère arbitraire. L’issue d’une telle procédure devant les juridictions internes serait nécessairement ouverte. Si les autorités judiciaires devaient juger les mesures arbitraires, le refus d’appliquer les sanctions ne serait plus transitoire, mais permanent. L’obligation de geler et de transférer les fonds serait définitivement inexécutable.
L’article 6 de la Convention ne peut être scindé en deux. Si une décision définitive était privée de conséquence, l’accès à un tribunal serait fictif. Or, en tentant d’harmoniser les obligations conventionnelles conflictuelles, la majorité ne traite pas cette question pourtant cruciale.
C. Interaction entre la Convention et le droit international général sur la base de la jurisprudence de la Cour
Ainsi que la Cour l’a déclaré à maintes reprises, la Convention doit être interprétée en harmonie avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie (Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, § 102, CEDH 2014, en référence à l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne).
Par conséquent, les obligations découlant de la Convention doivent être interprétées à la lumière de la Charte des Nations unies.
Les conditions nécessaires à l’« ordre public européen » auquel la majorité fait allusion dans son raisonnement (paragraphe 145 du présent arrêt) sont la paix et la sécurité. C’est pour cette raison que toutes les Parties contractantes à la Convention ont transféré des droits souverains aux Nations unies, et plus spécifiquement au Conseil de sécurité, sur le fondement des articles 24 et 25 de la Charte des Nations unies. La clé de voûte de l’ensemble de ce système est l’article 103 de la Charte, qui donne la primauté aux obligations découlant de la Charte et qui est repris à l’article 30 de la Convention de Vienne. La jurisprudence de la Cour internationale de justice (CIJ) le confirme (voir les références à la jurisprudence de la CIJ aux paragraphes 41‑43 de l’arrêt).
Je souscris à l’argument du gouvernement défendeur selon lequel ce concept est aussi fondamental que le principe par in parem non habet imperium, que la Cour a reconnu comme étant un obstacle total à l’accès à un tribunal dans l’affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni ([GC], no 35763/97, CEDH 2001‑XI). La Cour est parvenue à la même conclusion dans l’affaire Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas ((déc.), no 65542/12, § 154, CEDH 2013), où elle s’est exprimée ainsi :
« (...) étant donné que les opérations décidées par des résolutions du Conseil de sécurité au titre du Chapitre VII de la Charte des Nations unies sont fondamentales pour que les Nations unies puissent mener à bien leur mission de maintien de la paix et de la sécurité internationales, la Convention ne saurait être interprétée de telle manière que les actes et omissions du Conseil de sécurité soient soumis à une juridiction nationale sans l’accord des Nations unies. Faire relever de telles opérations de la compétence de juridictions nationales reviendrait à permettre à des États, par le biais de leurs tribunaux, de s’immiscer dans l’accomplissement par les Nations unies de leur mission fondamentale dans ce domaine, y compris dans la conduite effective de leurs opérations (...) »
En l’espèce, si la question juridique est différente, l’interaction entre le droit des Nations unies et le droit de la Convention soulève les mêmes problèmes. Les conséquences d’une interprétation de la Convention non conforme au droit des Nations unies sont également identiques. Pourtant, cette fois-ci, la Cour est parvenue à une conclusion opposée.
Selon moi, le conflit entre les obligations découlant de l’article 6 de la Convention et celles découlant de la Résolution 1483 (2003) des Nations unies n’aurait pas dû être artificiellement nié, mais aurait dû être placé dans le contexte du droit international général en vigueur, dont l’article 103 de la Charte des Nations unies est l’un des piliers fondamentaux. Compte tenu du but primordial qui est de disposer d’un mécanisme efficace apte à garantir la paix et la sécurité internationales, une restriction au droit d’accès à un tribunal prévu par l’article 6 de la Convention peut être considérée comme proportionnée, à moins que le caractère arbitraire d’une mesure ordonnée par le Conseil de sécurité soit si évident qu’aucun État régi par la prééminence du droit ne pourrait accepter de l’appliquer. Ce n’est pas le cas en l’espèce (voir ci-dessous).
Les dispositions explicites de la Charte des Nations unies vont également à l’encontre de la solution au conflit retenue par la chambre dans son arrêt sur la base de la présomption établie dans l’arrêt Bosphorus. S’il n’existe aucune norme pour résoudre les conflits entre le droit de l’Union européenne et le droit de la Convention, il ne fait en revanche aucun doute que l’article 103 de la Charte des Nations unies a été conçu pour régler les conflits ; il n’y a aucune lacune à combler par une présomption.
D. Problèmes et tensions découlant de l’arrêt de la Cour
L’application immédiate des sanctions avait été demandée en 2003 sur le fondement de la Résolution 1483 (2003). Cependant, en 2016, treize ans après, les fonds n’ont toujours pas été transférés. Ni le premier requérant, qui n’a toujours pas accès à ses avoirs, ni le peuple irakien, qui ne peut toujours pas utiliser cet argent pour reconstruire le pays, n’ont profité en aucune manière de cette interminable procédure. Or l’arrêt de la Cour va probablement perpétuer cette situation de vide juridique pendant de nombreuses années. Cette situation est préjudiciable tant à la protection des droits de l’homme qu’à l’efficacité des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies prises en application du Chapitre VII de la Charte des Nations unies.
Divers scénarios sont prévisibles. Premièrement, le Tribunal fédéral suisse pourrait examiner la demande sur le fond, tout en sachant que la décision rendue n’aurait aucune conséquence juridique, dans la mesure où la Suisse demeurerait quoi qu’il en soit liée par la résolution du Conseil de sécurité. La procédure judiciaire se résumerait alors à un exercice de style purement fictif. Deuxièmement, le Tribunal fédéral pourrait examiner la demande sur le fond, résolu à ne tenir aucun compte de l’obligation d’appliquer les résolutions de l’ONU s’il devait les juger arbitraires. Il en résulterait des tensions majeures au sein du système des Nations unies. Ainsi, par exemple, les sanctions économiques ciblées perdraient toute efficacité. Troisièmement, il se pourrait que le Tribunal fédéral n’obtienne aucune information lui permettant de statuer au fond et la procédure se terminerait donc sans aucun résultat concret.
Aucun de ces scénarios n’est souhaitable aux fins d’une protection effective des droits de l’homme. En vertu de l’article 46, la Suisse doit se conformer aux arrêts de la Cour. Mais comme le présent arrêt l’énonce (paragraphe 149), le message juridique n’est pas destiné à la Suisse, mais au Conseil de sécurité ; celui-ci ne doit pas oublier les principes de la prééminence du droit lorsqu’il ordonne des mesures ciblées. Ce message n’est pas nouveau (voir les avis des Rapporteurs spéciaux cités aux paragraphes 52 et suivants du présent arrêt). C’est un message important pour la protection des droits de l’homme. Mais il aurait suffi de l’exprimer dans un obiter dictum sans conclure à une violation de la Convention par la Suisse.
E. L’approche exemplaire des autorités suisses
Même en admettant que les obligations découlant de la Résolution 1483 (2003) du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’article 6 de la Convention étaient compatibles et que les juridictions nationales étaient tenues de se livrer à un examen a minima du risque d’arbitraire que comportait l’application de la résolution, j’estime – à l’instar de ma collègue Ineta Ziemele – que la Suisse a satisfait à cette obligation
1. La situation des requérants
Le premier requérant se plaignait notamment de n’avoir pas été informé des motifs pour lesquels son nom avait été inscrit sur la liste des Nations unies et de n’avoir jamais été entendu par un juge. Tout cela est vrai, mais il convient de replacer les choses dans leur contexte historique, en tenant compte du libellé de la résolution du Conseil de sécurité. La Résolution 1483 (2003) explique clairement quelles personnes sont visées par les sanctions et quels motifs les justifient. Elle définit les personnes visées en ces termes : « Saddam Hussein ou d’autres hauts responsables de l’ancien régime irakien ou des membres de leur famille proche, y compris les entités appartenant à ces personnes ou à d’autres personnes agissant en leur nom ou selon leurs instructions, ou se trouvant sous leur contrôle direct ou indirect ». Selon le Conseil de sécurité, le premier requérant était responsable des finances des services secrets irakiens sous le régime de Saddam Hussein (paragraphe 10 du présent arrêt) ; il était donc a priori présumé appartenir au groupe de personnes visées. En ce qui concerne les motifs du gel et du transfert de ses avoirs, la résolution pose comme condition préalable à l’application des sanctions que les fonds ou avoirs financiers ont été sortis d’Irak. La somme supérieure à 200 millions de francs suisses appartenant au premier requérant était déposée sur des comptes bancaires en Suisse et il était le directeur d’une société de droit panaméen. Par conséquent, même si le premier requérant n’a pas été personnellement informé des motifs justifiant les mesures prises, il devait savoir ou aurait à tout le moins dû supposer pour quelles raisons ses comptes et ses avoirs étaient visés. Il est important de relever que le requérant n’a jamais contesté avoir été le chef des services secrets irakiens ou avoir transféré des fonds d’Irak vers la Suisse ni avoir enregistré une société au Panama. En cela, la présente espèce diffère nettement de l’affaire Nada, dans laquelle le requérant soutenait n’avoir eu aucun lien avec Oussama Ben Laden et l’organisation Al-Qaïda, qui étaient visés par les sanctions de l’ONU.
Il n’est par ailleurs pas tout à fait vrai de dire que le premier requérant n’a jamais été entendu. Lorsqu’il a présenté une requête devant le comité des sanctions 1518, il a été invité à fournir des éléments justificatifs, mais il n’a pas donné suite. Il a seulement demandé à être entendu oralement par le comité (paragraphes 20-21 de l’arrêt). Si cette demande est restée sans effet, une possibilité de présenter ses arguments lui a cependant été offerte.
On comprend donc mal quels éléments factuels pourraient étayer un soupçon d’arbitraire. Cela est d’autant plus vrai que lors de l’audience devant la Cour, il a été demandé à l’avocat du requérant pourquoi son client pensait que les sanctions qui lui avaient été infligées étaient arbitraires. Dans sa réponse, l’avocat n’a mentionné que la procédure, à savoir que son client n’avait pas été entendu, mais n’a avancé aucun motif de fond permettant de considérer que les sanctions étaient arbitraires.
Seul le caractère supposément arbitraire de la procédure est donc ici en jeu.
2. Le soutien apporté par les autorités suisses au premier requérant
Dès le début, les autorités suisses ont tenté d’atténuer les conséquences négatives pour le premier requérant et de remédier aux insuffisances des procédures d’inscription sur les listes de sanctions, dont elles n’étaient pas responsables et sur lesquelles elles n’avaient pas prise.
Elles ont autorisé et appuyé la requête de l’intéressé devant le comité des sanctions 1518 et ont suspendu la procédure interne pendant plus de un an (du 18 mai 2004 au 1er septembre 2005). Elles ont motivé la décision de transférer les fonds et ont permis au requérant de former un recours de droit administratif. Elles lui ont garanti le droit d’être entendu au cours de la procédure, lui ont donné accès au dossier du Département fédéral de l’Économie et lui ont permis de s’exprimer devant ce dernier.
Dans ses arrêts en date du 23 janvier 2008, le Tribunal fédéral suisse a examiné le fondement juridique de la confiscation et les éléments requis pour éviter l’arbitraire, il a vérifié que les noms des requérants figuraient bien sur les listes dressées par le comité des sanctions et que les avoirs appartenaient au premier requérant et à la société dont il était le directeur, il a fait référence aux motifs qui avaient justifié l’inscription de l’intéressé sur la liste, à savoir son rôle sous le régime de Saddam Hussein, a analysé le conflit potentiel entre le jus cogens et la résolution et a ajouté un obiter dictum concernant les insuffisances de la procédure devant le comité des sanctions. Les requérants n’ayant auparavant avancé aucun motif de fond quant au caractère arbitraire de la procédure, le Tribunal fédéral n’avait aucun indice qui lui eût permis de savoir comment examiner l’affaire de manière plus approfondie ou sous quel angle, y compris dans le cadre de la décision sur la recevabilité.
À mon sens, il convient de considérer que le contrôle juridictionnel auquel se sont livrées les autorités suisses était « un contrôle suffisant pour permettre d’éviter l’arbitraire » (paragraphe 146 du présent arrêt).
L’exécution de l’arrêt définitif du Tribunal fédéral a été suspendue afin de permettre au requérant d’entamer une nouvelle procédure de radiation des listes (du 23 janvier 2008 au 6 janvier 2009). En outre, les autorités suisses ont permis au requérant de déduire des fonds gelés le montant nécessaire au paiement des honoraires de son avocat. Enfin, elles ont de nouveau suspendu la procédure interne lorsque le requérant a introduit sa requête devant la Cour.
Outre ces mesures individuelles, les autorités ont déployé des efforts pour améliorer de manière générale la procédure de radiation des listes.
Que pouvaient-elles faire de plus ?
3. Acceptation du mécanisme de résolution des conflits existant de lege lata
Les autorités suisses ont jugé que les obligations découlant, d’une part, de la Convention et, d’autre part, des résolutions contraignantes du Conseil de sécurité étaient conflictuelles et ont accordé la priorité au droit des Nations unies. Elles ont donc appliqué le mécanisme de règlement des conflits existant de lege lata tel qu’il est consacré par les articles 25 et 103 de la Charte des Nations unies et par l’article 30 de la Convention de Vienne. Eu égard à l’article 1 du Statut du Conseil de l’Europe, selon lequel « [l]a participation des membres aux travaux du Conseil de l’Europe ne doit pas altérer leur contribution à l’œuvre des Nations unies », je ne puis souscrire à la conclusion selon laquelle la Suisse a violé la Convention.
* * *
[1]. Pour l’intégralité du texte de la Résolution 1483 (2003), voir le paragraphe 46 ci-après.
[2]. Un État peut instaurer une règle selon laquelle ses ressortissants et ses résidents devront faire parvenir directement leur demande au point focal. Pour ce faire, il devra adresser au Président du Comité une déclaration qui sera publiée sur le site Web du Comité.
[3]. Résolution 1483(2003) du Conseil de sécurité sur la situation entre l’Irak et le Koweït, 22 mai 2003, document officiel S/RES/1483 (2003).
[4]. Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, CEDH 2005‑VI (« Bosphorus »).
[5]. La Cour a manifestement pour rôle d’interpréter l’article 103 de la Charte et la résolution applicable aux fins de la présente affaire pour examiner si ces instruments fournissent une base plausible pour résoudre les questions soulevées devant elle (voir, mutatis mutandis, Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège (déc.) [GC], nos 71412/01 et 78166/01, § 122, 2 mai 2007 (« Behrami et Saramati »)).
[6]. Document officiel A/RES/25/2625, 24 octobre 1970.
[7]. Article 59 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs de la Commission du droit international (CDI), Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II (2).
[8]. Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, CIJ Recueil 1984, p. 392, § 107, et Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international, Rapport du Groupe d’étude de la Commission du droit international, A/CN.4/L.682, 13 avril 2006 (CDI, Rapport sur la fragmentation), §§ 331-332.
[9]. Cela laisse manifestement ouverte la question de la responsabilité envers les États non membres du fait de l’application de l’article 103 (CDI, Rapport sur la fragmentation, précité, § 343).
[10]. CDI, Rapport sur la fragmentation, précité, § 345.
[11]. Ibidem, § 355. Le Conseil de sécurité appelle fréquemment tous les États, y compris les États non membres des Nations unies, à « agir de façon strictement conforme aux dispositions de la présente résolution nonobstant tout contrat passé ou toute licence accordée avant la date de la présente résolution » (voir, par exemple, les Résolutions 661(1990), 748 (1992), 757 (1992), 917 (1994), 1267 (1999), 1306 (2000)). Cette pratique a été acceptée par l’Union Européenne (voir, par exemple, article 8 du Règlement du Conseil (CE) no1263/94 du 30 mai 1994).
[12]. Traitement des nationaux polonais et des autres personnes d’origine ou de langue polonaise dans le territoire de Dantzig, avis consultatif du 4 février 1932, CPJI, Série A/B, no 44, p. 24, et Applicabilité de l’obligation d’arbitrage en vertu de la section 21 de l’accord du 26 juin 1947 relatif au siège de l’Organisation des Nations unies, avis consultatif, CIJ Recueil 1988, p. 12, § 57. L’article 27 de la Convention de Vienne confirme une règle de droit international coutumier établie de longue date, réaffirmée par l’article 3 du projet d’articles de la CDI sur la responsabilité de l’État, précité.
[13]. CDI, Rapport sur la fragmentation, précité, § 331.
[14]. La Charte ayant été adoptée avant l’entrée en vigueur de l’article 53 de la Convention de Vienne, les rapports entre la Charte et le jus cogens sont régis par le droit international coutumier.
[15]. Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne) (Deuxième phase), arrêt, CIJ, Recueil 1970, p. 3, § 34. Malgré la formulation erga omnes, les exemples donnés relèvent sans conteste du jus cogens.
[16]. CDI, Rapport sur la fragmentation, précité, § 346.
[17]. Voir mon opinion jointe à l’arrêt Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, CEDH 2015.
[18]. Dès 1932, Kelsen a affirmé que les questions relevant traditionnellement du droit constitutionnel, tels que les devoirs des États à l’égard de leurs citoyens, peuvent être appréhendées par le droit international et de ce fait le développement d’une protection internationale des droits de l’homme et des libertés fondamentales renforce particulièrement l’unité de l’État de droit (François Rigaux, « Hans Kelsen on International Law », EJIL 9 (1998), p. 333).
[19]. Résolution 60/1 de l’Assemblée générale du 16 septembre 2005 adoptant le document en question (A/RES/60/1).
[20]. La référence est Marbury v. Madison, 5 US 137 (1803). Pour la conception par la CIJ de ses pouvoirs, voir Conséquences juridiques pour les États de la présence de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, CIJ, Recueil 1971, p. 16, § 89 et Jugements du Tribunal administratif de l’O.I.T. sur requêtes contre l’U.N.E.S.C.O., avis consultatif du 23 octobre 1956, CIJ Recueil 1956, pp. 77, 85.
[21]. Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 1518 (2003), 24 novembre 2003, S/RES/1518 (2003).
[22]. Voir le paragraphe 143 de l’arrêt.
[23]. La pratique judiciaire internationale et la doctrine ont affirmé certaines règles d’interprétation des résolutions du Conseil de sécurité, qui sont principalement dérivées d’une application mutatis mutandis des règles d’interprétation de la Convention de Vienne (voir Conséquences juridiques pour les États, précité, § 114, Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 14 avril 1992, CIJ Recueil 1992, p. 114, passim ; la Chambre d’appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex‑Yougoslavie depuis 1991 (le TPIY), Le Procureur c. Dusko Tadić, arrêt relatif à l’exception préjudicielle d’incompétence, IT-94-1, 2 octobre 1995, §§ 71-137, et dans la doctrine Michael Wood, « The interpretation of Security Council Resolutions », 2 Max Planck Yearbook of United Nations Law 77 (1978), et Sufyan Droubi, Resisting United Nations Security Council Resolutions, Routledge research in international law, 2014, pp. 7‑10).
[24]. La Résolution 1483 évite les termes « nécessaire » ou « selon qu’il conviendra » employés dans la Résolution 1390 (2002).
[25]. Sur l’interprétation téléologique des résolutions du Conseil de sécurité voir Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 175, CEDH 2012, Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation c. Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes, affaires jointes C-402/05P et C-415/05P (« Kadi I »), arrêt de la Cour (Grande Chambre), 3 septembre 2008, §§ 296-297, et Chambre d’appel du TPIY, dans Dusko Tadić, précité, §§ 72-78.
[26]. L’interprétation contextuelle des résolutions du Conseil de sécurité a également été prise en compte par la Cour dans Nada, précité, § 175, et par la Chambre d’appel du TPIY dans Dusko Tadić, précité, § 93.
[27]. La Résolution 1483 (2003) comportait trois références au « droit international » et une seule aux « droits de l’homme », alors que la Résolution 1546 (2004) en comportait deux aux « droits de l’homme » et une seule au « droit international ». Il est à souligner que la Résolution 1390 (2002) sur la situation en Afghanistan ne renfermait de référence ni au « droit international » ni aux « droits de l’homme ».
[28]. Résolution 1452 (2002) du Conseil de sécurité des Nations unies sur les menaces à la paix et à la sécurité internationales résultant d’actes terroristes, 20 décembre 2002, document officiel S/RES/1452 (2002).
[29]. Résolution 1267 (1999) adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies à sa 4051e séance, tenue le 15 octobre 1999, S/RES/1267 (1999).
[30]. Résolution 1390 (2002) du Conseil de sécurité des Nations unies sur la situation en Afghanistan, 16 janvier 2002, document officiel S/RES/1390 (2002).
[31]. La consultation de la page Internet du comité des sanctions 1518 confirme qu’aucune dérogation n’est prévue pour le gel des avoirs (« aucune »), [www.un.org/sc/suborg/fr/sanctions/information/sanctions/1518](https://www.un.org/sc/suborg/fr/sanctions/information/sanctions/1518) (consulté le 22 avril 2016).
[32]. Voir SC/7791 IK/365 du 12 juin 2003.
[33]. Voir SC/7831 IK/372 du 29 juillet 2003.
[34]. Assemblée générale des Nations unies, Résolution 60/1, précitée, § 109.
[35]. Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 2253 (2015) du Conseil de sécurité, 17 décembre 2015, document officiel S/RES/2253(2015), nouvelle liste de sanctions contre l’EIIL (Daech) et Al-Qaïda.
[36]. Sur l’interprétation logique et systématique des résolutions du Conseil de sécurité, voir Chambre d’appel du TPIY dans Dusko Tadić, précité, § 83.
[37]. Les « Directives du Comité en matière de radiation » qui sont publiées sur le site Internet du comité 1518, commencent par les termes « sans préjudice des procédures disponibles », sans autre précision. Voir [www.un.org/sc/suborg/fr/sanctions/information/sanctions/1518](file:///C:/Users/zoonens/AppData/Roaming/OpenText/DM/Temp/www.un.org/sc/suborg/fr/sanctions/information/sanctions/1518)/[materials/delisting-guidelines](https://www.un.org/sc/suborg/en/sanctions/1518/materials/delisting-guidelines) (consulté le 11 mai 2016).
[38]. Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 1730 (2006) du Conseil de sécurité sur les questions générales relatives aux sanctions, 19 décembre 2006, document officiel S/RES/1730(2006).
[39]. Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 1735 (2006) du Conseil de sécurité sur les menaces à la paix et à la sécurité internationales résultant d’actes terroristes, 22 décembre 2006, document officiel S/RES/1735 (2006).
[40]. Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Résolution 1597 (2008) sur les listes noires du Conseil de sécurité des Nations unies et de l’Union européenne, 23 janvier 2008, § 6.1.
[41]. Kadi I, 3 septembre 2008, précité.
[42]. Comité des droits de l’homme, Sayadi et Vinck c. Belgique, Communication no1472/2006, Constatations, 29 décembre 2008, CCPR/C/94/D/1472/2006.
[43]. Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 1904 (2009) [en continuité des mesures imposées contre les Taliban et Al-Qaïda], 17 décembre 2009, document officiel S/RES/1904 (2009), § 20.
[44]. En plus des rapports annuels, les documents suivants sont très pertinents pour apprécier la pratique de la Médiatrice : Présentation lors d’une séance d’information à l’intention des États membres, 23 novembre 2015 ; Exposé de la Médiatrice lors de la 49e réunion du Comité des conseillers juridiques sur le droit international public (CAHDI) du Conseil de l’Europe à Strasbourg en France, 20 mars 2015 ; Document de réflexion soumis pour le débat public du Conseil de sécurité « Méthodes de travail du Conseil de sécurité » (document officiel S/2014/725) sur le thème « Renforcement du respect de la légalité dans le cadre du régime des sanctions, 23 octobre 2014 ; Discours de la Médiatrice à la Fordham Law School pour le groupe « Procédures régulières du comité des sanctions des Nations unies », 26 octobre 2012 ; Lettre datée du 30 juillet 2012, adressée au Président du Conseil de sécurité par la Médiatrice, document officiel S/2012/590 ; Remarks of the Ombudsperson at the workshop on the UN Security Council, Sanctions and the Rule of Law, 31 mai 2012 ; Conférence de la Médiatrice du comité 1267 du Conseil de sécurité à l’Institut de recherche juridique de l’Université nationale autonome du Mexique, 24 juin 2011 ; Notes de l’exposé de Kimberly Prost, Médiatrice du comité 1267 du Conseil de sécurité lors de la 41e réunion du CAHDI, 18 mars 2011 ; Exposé du Médiateur du comité 1267 du Conseil de sécurité lors de la réunion annuelle informelle des conseillers juridiques des ministères des Affaires étrangères des États membres des Nations unies, 25 octobre 2010.
[45]. Comme la première Médiatrice l’a elle-même déclaré, la naissance du bureau du Médiateur a été « difficile », du fait qu’elle a été « le produit d’un compromis entre deux perspectives très différentes de l’exercice du pouvoir de sanction du Conseil de sécurité », Kimberly Prost, Exposé de la Médiatrice, précité, 18 mars 2011, p. 1.
[46]. La Médiatrice a elle-même reconnu que le bureau du Médiateur « n’existe pas structurellement et que les mesures administratives et contractuelles prises pour l’assister en pratique ne fournissent pas des garanties institutionnelles suffisantes de son indépendance » (Exposé de la Médiatrice, 23 octobre 2014, précité, p. 4). « Il n’y a pas de protections institutionnelles de l’indépendance du bureau du Médiateur, ce qui le rend très vulnérable particulièrement pendant la prochaine période de transition » (Exposé de la Médiatrice, 20 mars 2015, précité, p. 6).
[47]. Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 1989 (2011) sur l’extension du mandat du Médiateur établi par la Résolution 1267 (1999) et l’établissement de la nouvelle liste de sanctions contre Al-Qaïda, 17 juin 2011, document officiel S/RES/1989 (2011).
[48]. Depuis ses débuts, la Médiatrice utilise le rapport d’ensemble pour s’assurer que la version des faits du requérant soit entendue par le décideur (Conférence de la Médiatrice à l’Institut de recherche juridique, précité, p. 6).
[49]. Kimberly Prost, The Office of the Ombudsperson; a Case For Fair Process, p. 4, [www.un.org/sc/suborg/sites/www.un.org.sc.suborg/files/fair_process.pdf](file:///C:/Users/zoonens/AppData/Roaming/OpenText/DM/Temp/www.un.org/sc/suborg/sites/www.un.org.sc.suborg/files/fair_process.pdf) (consulté le 22 avril 2016).
[50]. The Office of the Ombudsperson; a Case For Fair Process, précité, p. 2.
[51]. Après que le bureau du Médiateur est devenu opérationnel, la Médiatrice elle-même a admis que le processus n’était « pas transparent ». Elle faisait référence au fait que le rapport d’ensemble n’était pas divulgué en dehors du comité, mais qu’il était possible de le divulguer, sur une base discrétionnaire, à certains États intéressés sur demande, et à la réticence des États à fournir des détails factuels et l’accès aux informations confidentielles (Briefing of the Ombudsperson, précité, p. 3, Exposé de la Médiatrice, précité, p. 2, Exposé de la Médiatrice, précité, p. 5).
[52]. Il semble que les États ont pour pratique de respecter la position de la Médiatrice. D’après la Médiatrice, « pour toute demande post-Résolution 1989 (2011) traitée, la décision d’un mécanisme indépendant et impartial l’a emporté dans l’évaluation de la demande de radiation » (Exposé de la Médiatrice, 25 octobre 2010, précité, p. 3).
[53]. Concernant cette critique, voir le Rapport du Rapporteur spécial pour la promotion et protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, 26 septembre 2012, document officiel A/67/396, (Rapport Emmerson), § 31 ; Rapport de la Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme sur la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, 15 décembre 2010, document officiel A/HRC/16/50 (Rapport de la Haut Commissaire 2010), §§ 21-22, 44, Rapporteur spécial pour la promotion et protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, 6 août 2010, document officiel A/65/258 (Rapport Scheinin 2010), §§ 55-56.
[54]. Récemment, le comité 1518 a rendu accessible « un résumé des motifs de l’inscription » purement formaliste concernant la seconde requérante, Montana Management, INC. Aucune raison ou preuve substantielle n’a été présentée.
[55]. Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 2161 (2014) [sur les menaces contre la paix et la sécurité internationales résultant d’actes terroristes d’Al-Qaida], 17 juin 2014, document officiel S/RES/2161 (2014).
[56]. Comme la Médiatrice elle-même l’a conclu, « le mécanisme du point focal, de par sa nature et sa structure, n’a pas les caractéristiques fondamentales nécessaires pour faire fonction de mécanisme de contrôle indépendant apte à fournir un recours efficace », Briefing of the Ombudsperson, 23 octobre 2014, précité, p. 2).
[57]. Comme critiqué par la Médiatrice elle-même, The Office of the Ombudsperson; a Case For Fair Process, précité, p. 5, et Briefing of the Ombudsperson, précité, p. 1. Plus tard, la Médiatrice a soutenu que cette procédure présentait des « avantages significatifs par rapport à une procédure judiciaire, ajoutant « c’est une procédure simple, elle peut être engagée par e‑mail, le requérant peut communiquer dans la langue de son choix, un avocat n’est pas requis, il n’y a pas de frais, il y a des délais stricts qui rendent le processus relativement rapide » (Exposé de la Médiatrice, 20 mars 2015, précité, p. 4). Je soutiendrais qu’il ne faut pas beaucoup d’imagination pour concevoir une procédure judiciaire d’urgence simplifiée présentant tous ces « avantages ». La Médiatrice a également soutenu que le contrôle judiciaire ne pourrait pas prendre en compte l’évolution des situations. Je répondrais que rien n’empêche une juridiction de procéder à un contrôle de novo de la situation initiale. C’est exactement le cas de l’évaluation de la dangerosité de l’accusé dans les mesures de sécurité européennes (strafrechtliche Maßnahmen, misure di sicurezza) appliquées aux procédures pénales.
[58]. En faveur du caractère punitif des sanctions des Nations unies, y compris les ordres de gel des avoirs, voir le Rapport Emmerson, précité, § 55, le Rapport de la Haut Commissaire 2010, précité, § 17 et le Rapport du Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme sur la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, 2 septembre 2009, document officiel A/HRC/12/22 (Rapport du Haut Commissaire 2009), § 42 et de l’ancien Rapporteur spécial, 6 août 2008, document officiel A/63/223 (Rapport Scheinin 2008), § 16. L’arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 30 septembre 2010, Yassin Abdullah Kadi c. Commission européenne (T-85/09, Rec. p. II-5177), § 150, a soulevé la question de la nature punitive de ces sanctions relativement aux ordres de gel des avoirs, tout en acceptant que la confiscation portait atteinte à la substance même du droit de propriété. La Médiatrice s’oppose à cette interprétation, considérant (sur le site Internet du bureau du Médiateur) que « les sanctions n’ont pas pour vocation de punir un comportement criminel », mais « d’empêcher (…) [l’]accès à des ressources » et « encourager un changement de comportement » de la part des personnes visées. En même temps, il est admis que ces sanctions découlant de l’inscription sur les listes de sanctions « ont une incidence directe et considérable sur les droits et libertés des individus et entités » et sont de « durée indéterminée » et de ce fait « les informations à partir desquelles les sanctions sont appliquées doivent être étayées et fiables ». Aucun élément moral spécifique n’est requis par la Médiatrice, mais il faut démontrer que la personne « savait ou aurait dû savoir » qu’elle soutenait l’EIIL (Daech), Al-Qaïda ou toute personne ou entité qui leur est associée. À mon avis, affirmer que le gel temporaire de tous les avoirs de personnes ou entités sans aucune clause de prescription n’est qu’une mesure préventive est contestable. En tout état de cause, la présente affaire est plus simple en ce qu’elle ne porte pas sur des gels temporaires, mais sur de réelles mesures de confiscation impliquant un transfert définitif et illimité de propriété avec une intention clairement punitive.
[59]. Her Majesty’s Treasury (Respondent) v. Mohammed Jabar Ahmed and others (FC) (Appellants) [2010] UKSC 2, [2010] 2 AC 534, § 60, faisant référence à la Résolution 1373 (2001) du Conseil de sécurité. La Commission Internationale de Juristes les appelle les « parias internationaux » (Commission Internationale de Juristes, Assessing Damage, Urging Action: Report of the Eminent Jurists Panel on Terrorism, Counter-Terrorism and Human Rights, Genève, décembre 2008, p. 117).
[60]. Rapport Scheinin 2008, précité, § 9 (droit coutumier international).
[61]. Rapport du Haut Commissaire 2009, précité, § 42, et Chambre d’appel du TPIY dans Dusko Tadic, arrêt confirmatif relatif aux allégations d’outrage formulées contre le précédent conseil, Milan Vujin, IT-94-1-A-AR77, 27 février 2001 (voir les attendus de l’arrêt), et Tribunal Spécial du Liban, Procureur v. El Sayed, ordonnance du Président Antonio Cassese « portant renvoi devant le Juge de la mise en état », CH/PRES/2010/01, 15 Avril 2010.
[62]. Comité des droits de l’homme, Observation générale no 29, États d’urgence (art. 4), 31 août 2001, document officiel CCPR/C/21/Rev.1/Add.11, §§ 7 et 15, et Observation générale no 32 : Article 14. Droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable, 27 août 2007, CCPR/C/GC/32, §§ 6 et 59. Voir également l’article 27 § 2 de la Convention américaine des droits de l’homme et l’article 4 § 2 de la Charte arabe des droits de l’Homme ; et Cour interaméricaine des droits de l’Homme, Goiburú et al. v. Paraguay, Judgment (Merits, Reparations and Costs), 22 septembre 2006, § 131, Habeas corpus et suspension des garanties judiciaires, avis consultatif OC-8/87, du 30 janvier 1987, §§ 17-43, et Garanties judiciaires en situations d’urgence, avis consultatif OC-9/87, du 6 octobre 1987, §§ 18-34.
[63]. Rapport Emmerson, précité, § 15, et Rapport Scheinin 2008, précité, § 12.
[64]. Abdelrazik v. The Minister of Foreign Affairs, 2009 FC 580, § 51.
[65]. Observation générale no 32, précitée, § 19.
[66]. Communication no 1472/2006 du CDH, précitée, § 10.3. Le CDH s’est exprimé contre la nature pénale des sanctions des résolutions susmentionnées (§ 10.11).
[67]. Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 35, série A no 18.
[68]. Deweer c. Belgique, 27 février 1980, § 49, série A no 35.
[69]. Van de Hurk c. Pays-Bas, 19 avril 1994, § 45, série A no 288.
[70]. Voir le paragraphe 136 de l’arrêt.
[71]. Golder, précité, § 38 ; Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012.
[72]. Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93, et Fayed c. Royaume‑Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B.
[73]. Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 63, CEDH 1999-I.
[74]. Ibidem, §§ 68-74 ; Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 48, CEDH 2001-VIII.
[75]. McElhinney c. Ireland [GC], no 31253/96, § 38, CEDH 2001-XI.
[76]. Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 54, CEDH 2001-XI.
[77]. Jones et autres c. Royaume-Uni, nos 34356/06 et 40528/06, 14 janvier 2014.
[78]. Stiching Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (déc.), no 53342/12, CEDH 2013.
[79]. Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce intervenant), arrêt, CIJ Recueil 2012, p. 99.
[80]. Deweer, précité, § 49, et Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 67, CEDH 2009.
[81]. Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1998-V.
[82]. Voir mon opinion séparée dans A. Menarini Diagnostics S.R.L c. Italie, no 43509/08, 27 septembre 2011.
[83]. Ian Brownlie, « Comment », in Weiler and Cassesse (eds.), Change and Stability in International Law-Making, Berlin, de Gruyter, 1988, p. 110.
[84]. Voir, parmi les voix indépendantes, à la fois en dehors et au sein des Nations unies elles-mêmes, le Rapport Emmerson, précité, §§ 55-57, le Rapport de la Haut Commissaire 2010, précité, § 17, la Commission internationale de juristes, Assessing Damage, précité, pp. 115-116, et le Rapport Scheinin 2008, précité, § 16.
[85]. Voir le paragraphe 26 de l’arrêt.
[86]. Le Rapport Emmerson, précité, §§ 56-58, plaide pour un critère de prépondérance des probabilités et une clause de prescription imposant une limite temporelle à la durée des inscriptions sur les listes. Dans sa résolution la plus récente, la Résolution 2253 (2015), le Conseil de sécurité a exhorté les États membres, au paragraphe 16, à faire application d’une norme de preuve dite des « motifs raisonnables » ou de « raisonnabilité ».
[87]. Mutatis mutandis, articles 53 et 64 de la Convention de Vienne, précitée. Cette décision est ultra vires et donc sans effet juridique. Le Rapporteur spécial est d’avis que l’absence de contrôle juridictionnel indépendant des sanctions de nature pénale est si grave qu’elle rend le régime de sanctions actuel ultra vires des pouvoirs du Conseil de sécurité au titre du Chapitre VII (Rapport Scheinin, 2010, précité, § 57).
[88]. Voir, par exemple, R. Kolb, « L’article 103 de la Charte des Nations unies », Recueil des Cours de l’Académie de droit international, 2013, vol. 367, pp. 119-123, Arcari, « Forgetting article 103 of the Charter ? Some perplexities on ‘equivalent protection’ after Al-Dulimi », QIL, Zoom-in 6 (2014), p. 33 et Bernhardt, « Commentary to Article 103 », in B. Simma (ed.), The Charter of the United Nations: A Commentary, 2002, p. 1300.
[89]. CFI, T-315/01, Recueil de la jurisprudence 2005 II-03649, et T-306/01, Recueil de la jurisprudence 2005 II-03533, respectivement.
[90]. Voir, par exemple, Bruno Simma, « Universality of International Law from the perspective of a practitioner », in 20 EJIL (2009), p. 294 : « If ... universal institutions like the UN cannot maintain a system of adequate protection of human rights, considerations of human rights deserve trump arguments of universality. »
[91]. Kadi I, précité, § 316.
[92]. Ibidem, §§ 284-287.
[93]. La Médiatrice elle-même a considéré cet arrêt comme « un tournant » dans le contexte des critiques émanant de plusieurs endroits, en mettant clairement et directement en péril l’exécution du régime du Conseil de sécurité (Exposé de la Médiatrice, 25 octobre 2010, précité, p. 2).
[94]. Kadi I, précité, § 353.
[95]. Dans Commission et autres c. Kadi, affaires jointes C-584/10 P, C-593/10 P et C‑595/10 P, 18 juillet 2013 (« Kadi II »), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a confirmé l’annulation du nouveau règlement adopté par la Commission pour se conformer à Kadi I. Il est instructif de noter la façon dont, dans l’arrêt Kadi II, la CJUE donne des détails précis concernant la conduite qui est attendue des autorités compétentes de l’Union (paragraphes 111-116, 135-136). Mais dans Kadi II, la CJUE n’a pas inclus la Médiatrice dans son analyse, ce que cette dernière a considéré comme « regrettable ». La Médiatrice a ajouté que de telles considérations par la CJUE « auraient été utiles (…) même si la CJUE considérait que le mécanisme n’allait pas assez loin » (Exposé de la Médiatrice, 20 mars 2015, précité, p. 4).
[96]. Kadi I, précité, § 322, et Kokott et Sobotta, « The Kadi Case – Constitutional Core Values and International Law – Finding the Balance », EJIL (2012), vol. 23 no 4, p. 1019. Tout particulièrement, Malenovsky considère que la CJCE a appliqué le test Bosphorus en retenant implicitement l’insuffisance du niveau de protection de l’ONU (voir « L’enjeu délicat de l’éventuelle adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme : de graves différences dans l’application du droit international, notamment général, par les juridictions de Luxembourg et Strasbourg, RGDIP, 2009-4).
[97]. Behrami, précité, § 133. La Cour a adopté le critère de « l’autorité globale » exposé par Sarooshi dans « The United Nations and the Development of Collective Security » (1999), qui est distinct du critère plus rigoureux de l’article 5 du projet d’articles sur la responsabilité des organisations internationales. Pour une critique de cette approche, voir Sicilianos, « Le Conseil de Sécurité, La responsabilité des États et la Cour européenne des droits de l’homme : vers une approche intégrée ? », RGDIP, 2015-4, p. 782, et la doctrine citée.
[98]. Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, CEDH 2011. La Cour a suivi l’opinion concordante formulée par Sir Nigel Rodley dans Sayadi et Vinck, précité.
[99]. Nada, précité.
[100]. Ibidem, § 176.
[101]. Ibidem, §§ 179-180.
[102]. Ibidem, précité, § 212.
[103]. Voir le paragraphe 145 de l’arrêt. Au paragraphe 146 « la gravité de l’enjeu » est également mentionnée.
[104]. La majorité n’est absolument pas claire au paragraphe 147. Lorsqu’elle évoque la décision des Nations unies de procéder à l’inscription sur la liste ou à la radiation, toute « contestation » se situerait au niveau des Nations unies, si bien que ce passage confond le niveau onusien avec le niveau national. En l’espèce, le requérant a saisi directement le comité des sanctions (avec l’appui du gouvernement) et à ce stade – alors qu’il existait déjà une contestation – les juridictions internes n’étaient pas encore impliquées. À la lecture du paragraphe dans son ensemble, et particulièrement de la dernière phrase, il semble que la majorité ne requière pas un examen a priori de l’inscription initiale elle-même – qui devrait se faire au niveau des Nations unies – mais un examen au niveau interne avant que les « mesures » soient prises, ou qu’il soit « donné suite » à l’inscription effectuée par les Nations unies. Le point de savoir à quel stade cet examen interne ex proprio motu par l’administration doit être effectué demeure toutefois obscur. Aurait-il dû être effectué avant le 12 mai 2004, date à laquelle les noms des requérants furent inscrits sur la liste suisse (paragraphe 18 de l’arrêt) conformément à l’article 2 § 2 de l’ordonnance suisse sur l’Irak (paragraphe 36 de l’arrêt) ? Ou aurait-il dû avoir lieu avant la décision de confiscation elle-même, qui n’est intervenue que le 16 novembre 2006 (paragraphe 23 de l’arrêt), conformément à l’article 2 § 2 de l’ordonnance suisse sur la confiscation (paragraphe 37 de l’arrêt) ? En déclarant au paragraphe 150 que « avant d’exécuter les mesures susmentionnées, les autorités suisses devaient s’assurer de l’absence de caractère arbitraire dans cette inscription » la majorité ne résout toujours pas la question cruciale du moment auquel il fallait procéder à l’examen a priori. Ce manque de clarté de la part de la majorité entraîne un sérieux problème relativement aux indications qui auraient dû être données à l’État défendeur pour l’avenir.
[105]. Il est très pertinent de comparer les paragraphes 147 et 152 de l’arrêt Al-Dulimi avec les paragraphes 111-114, 118, 135-136 de l’arrêt Kadi II.
[106]. Paragraphe 146 de l’arrêt.
[107]. Paragraphe 152 de l’arrêt.
[108]. Paragraphe 154 de l’arrêt.
[109]. Nada, précité, § 175.
[110]. Comparer les paragraphes 114 et 153 de l’arrêt.
[111]. Inspirée par l’affaire dite Solange II (Cour constitutionnelle fédérale allemande, arrêt du 22 octobre 1986, BVerfG 73, 339), cette évaluation abstraite et générale a été critiquée par les juges Rozakis, Tulkens, Traja, Botoucharova, Zagrebelsky et Garlicki dans leur opinion séparée jointe à l’arrêt Bosphorus, invitant la Cour à procéder à une analyse plus spécifique et concrète du critère de la protection équivalente. Le critère Solange II de la Cour constitutionnelle allemande, qui ne prétendait qu’à « assurer généralement (generell gewährleisten) une protection effective des droits fondamentaux contre les pouvoirs souverains des Communautés qui doit être considérée comme substantiellement similaire à la protection des droits fondamentaux requise inconditionnellement par la Constitution, et dans la mesure où elles garantissent généralement le contenu essentiel des droits fondamentaux », était moins strict que le critère Solange I, qui insistait sur la comparaison des catalogues des garanties spécifiques des droits fondamentaux dans les ordres juridiques en conflit tant que la protection au niveau de la Communauté européenne était insuffisante (in Geltung stehenden formulierten Katalog von Grundrechten enthält, der dem Grundrechtskatalog des Grundgesetzes adäquat ist, Cour constitutionnelle fédérale, arrêt du 29 mai 1974, BVerfG 37, 211).
[112]. Anchugov et Gladkov c. Russie, nos 11157/04 et 15162/05, § 50, 4 juillet 2013 ; Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, §§ 40, 41, 54, CEDH 2009 ; Dumitru Popescu c. Roumanie (no 2), no 71525/01, § 103, 26 avril 2007 ; Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 29, Recueil 1998‑I. En d’autres termes, les principes de primauté et d’effet direct développés par la CJUE se retrouvent également dans la jurisprudence de la Cour. Des principes similaires ont été retenus au titre de la Convention américaine relative aux droits de l’homme par la Cour interaméricaine des droits de l’homme, notamment depuis « The Last Temptation of Christ » (Olmedo-Bustos et al.) v. Chile, Merits, Reparations, and Costs, Judgment, 5 février 2001 (voir Mac-Gregor, « The Constitutionalization of International law in Latin America, Conventionality Control, The New doctrine of the Inter-American Court of Human Rights », AJIL Unbound, 11 novembre 2015, et la jurisprudence citée).
[113]. Cela ne signifie pas que la Convention est un document exclusif et « self-contained ». Au contraire, c’est un traité inclusif, généreusement ouvert à d’autres textes qui promeuvent un degré plus élevé de protection des droits de l’homme (article 53 de la Convention).
[114]. Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 75, série A no 310. Il est pertinent de noter dans ce contexte que le préambule de la Convention ne se réfère qu’à la Déclaration universelle des droits de l’homme et non à la Charte. En outre, la Convention, contrairement à d’autres traités, ne contient pas de disposition générale prévoyant que les droits qu’elle garantit sont subordonnés à des conditions dans la mesure requise ou autorisée par la Charte ou les résolutions des Nations unies.
[115]. Voir, parmi beaucoup d’autres, M.C. et autres c. Italie, no 5376/11, 3 septembre 2013 ; Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, CEDH 2012, Greens et M.T. c. Royaume-Uni, nos 60041/08 et 60054/08, CEDH 2010, et Suljagić c. Bosnie-Herzégovine, no 27912/02, 3 novembre 2009.
[116]. Sur la compétence constitutionnelle de la Cour à l’échelle de l’Europe, voir mon opinion séparée dans Fabris c. France [GC], no 16574/08, CEDH 2013, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, CEDH 2013.
[117]. Bosphorus, précité, § 153.
[118]. Voir par exemple, Gasparini c. Italie et Belgique (déc.), no 10750/03, 12 mai 2009.
[119]. Behrami, décision précitée.
[120]. Berić et autres c. Bosnie-Herzégovine (déc.), nos 36357/04 et 25 autres, § 30, 16 octobre 2007, reprenant le raisonnement Behrami.
[121]. Boivin c. 34 États membres du Conseil de l’Europe (déc.), no 73250/01, CEDH 2008. La Cour était tentée d’appliquer le critère Bosphorus.
[122]. Connolly c. 15 États membres de l’Union européenne (déc.), no 73274/01, 9 décembre 2008. La Cour a clairement utilisé le critère Bosphorus avant de conclure, que « quoi qu’il en soit », ces actes ne sont pas imputables à l’État défendeur.
[123]. Galić c. Pays-Bas (déc.), no 22617/07, 9 juin 2009. Au paragraphe 46, le raisonnement fait écho au critère Bosphorus.
[124]. Djokaba Lambi Longa c. Pays-Bas (déc.), no 33917/12, CEDH 2012. De nouveau, le raisonnement au paragraphe 79 est inspiré par Bosphorus.
[125]. López Cifuentes c. Espagne (déc.), no 18754/06, 7 juillet 2009. La Cour fait référence au paragraphe 73 de l’arrêt Waite et Kennedy pour conclure que le refus d’accès à un tribunal national ne portait pas atteinte à la substance du droit du requérant en vertu de l’article 6.
[126]. Beygo c. 46 États membres du Conseil de l’Europe (déc.), no 36099/06, 16 juin 2009. Le raisonnement est similaire à celui suivi dans l’affaire Boivin.
[127]. Le pouvoir des tribunaux nationaux d’effectuer un contrôle juridictionnel efficace est gravement entravé si l’État mettant en œuvre la mesure de sanction n’a pas accès à l’intégralité des justifications de l’inscription, ou, même s’il y a accès, si l’État à l’origine de l’inscription n’accepte pas de divulguer les informations à la personne visée (Rapport Emmerson, précité, § 22).
[128]. Résolution A/RES/68/178 de l’Assemblée générale des Nations unies du 28 janvier 2014.
[129]. C’est la position de la première Médiatrice, Kimberly Prost, dans Exposé de la Médiatrice, 25 octobre 2010, précité, p. 8. Cette même position se retrouve sur le site Internet du Médiateur dans « modalités et normes pour l’analyse » qui fait référence « au contexte unique dans lequel un organe du Conseil de sécurité est appelé à prendre des décisions » pour justifier le niveau de preuve adopté.
[130]. C’était la position de la Cour dans Behrami, précité, et Stichting Mothers of Srebrenica, précité, qui s’écartaient clairement du principe général établi dans Waite et Kennedy et Bosphorus.
[131]. Sur la « compétition hégémonique » entre les différents traités et systèmes en découlant, voir Koskenniemi, « Droit international et hégémonie: une reconfiguration » in M. Koskenniemi (ed.), La politique du droit international, Paris : Pédone, 2007, pp. 291-320.
[132]. A. Nollkaemper, « Rethinking the supremacy of international law », ZaöR, 65 (2010), p. 74.
[133]. A. Rosas, « The Death of International Law? », Finnish Yearbook of International Law, 20 (2011), p. 227.
[134]. Puisque les recours nationaux ne peuvent apporter qu’une réparation limitée, car la résolution pertinente du Conseil de sécurité, les obligations en découlant et la « liste noire » universelle restent valident même lorsque la mesure de mise en œuvre de l’État est invalidée au niveau national, un recours effectif au niveau des Nations unies est indispensable. S’il est effectif, un tel recours universel pourrait rendre des recours nationaux additionnels inutiles.
[135]. Voir mon opinion séparée jointe à l’arrêt Sargsyan, précitée, § 30.
[136]. Cette approche a été critiquée essentiellement parce qu’elle ne permet pas de donner une réponse claire en ce qui concerne l’article 103 de la Charte de l’ONU. Voir, à ce sujet, Stephan Hollenberg, « The Diverging Approaches of the European Court of Human Rights in the Cases of Nada and Al-Dulimi », International and Comparative Law Quarterly, no 64 (2015) pp. 445-460 ; Willems Auke, « The European Court of Human Rights on the U.N. Individual Counter-Terrorist Sanctions Regime: Safeguarding Convention Rights and Harmonising Conflicting Norms in Nada v. Switzerland », Nordic Journal of International Law, no 83 (2014), pp. 39-60. Cependant, je pense qu’il n’entre pas dans les compétences de la Cour de prendre une décision définitive concernant le rôle de l’article 103 de la Charte des Nations unies. Enfin, et surtout, l’approche d’harmonisation évoquée par les deux auteurs et appliquée ici par la Grande Chambre laisse également cette question sans réponse.
[137]. Certains auteurs recensent 250 organisations (Volker Rittberger, Bernhard Zangl et Andreas Kruck, Internationale Organisationen, Grundwissen Politik (Springer 2013), 17‑18 ; Steven Wheatley, The Democratic Legitimacy of International Law (Hart 2010), 65) ; d’autres évaluent leur nombre à plus de 500 (Jan Wouters, Eva Brems, Stefaan Smis et Pierre Schmitt, Accountability for Human Rights Violations by International Organisations (Intersentia 2010), 2).
[138]. Article 1 § 3, article 13 § 1 b) et article 55 c) de la Charte des Nations unies.
[139]. Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), entré en vigueur le 23 mars 1976, ratifié par 168 États ; Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), entrée en vigueur le 3 janvier 1976, ratifié par 164 États ; Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CEDR), entrée en vigueur le 4 janvier 1969, ratifiée par 77 États ; Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF), entrée en vigueur le 3 septembre 1981, ratifiée par 189 États ; Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, entrée en vigueur le 26 juin 1987, ratifiée par 158 États ; Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), entrée en vigueur le 3 mai 2008, ratifiée par 161 États ; Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (CDF), entrée en vigueur le 23 décembre 2010, ratifiée par 51 États ; Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (CTM), entrée en vigueur le 1er juillet 2003, ratifiée par 48 États. Pour la CDE, voir note suivante.
[140]. Convention relative aux droits de l’enfant (CDE), entrée en vigueur le 2 septembre 1990, ratifiée par 196 États (en mars 2016).
[141]. Voir, à cet égard, les paragraphes 52 à 55 du présent arrêt et les paragraphes 106 et 118 de l’arrêt de la chambre (paragraphes 106 et 118). En ce qui concerne la doctrine, comparer, par exemple, avec Annalisa Ciampi, « Security Council Targeted Sanctions and Human Rights », in Bardo Fassbender, Securing Human Rights: Achievements and Challenges of the UN Human Rights Council, Oxford University Press 2011, pp. 98-140.
[142]. Comparer, à cet égard, avec les observations de la Chambre des lords britannique dans l’affaire Youssef (Appellant) v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs (Respondent) [2016] UKSC 3, §§ 55-59, sur la norme de contrôle requise dans un contexte similaire.
[143]. Sur la question de la responsabilité éventuelle des Nations unies, voir le projet d’articles sur la responsabilité des organisations internationales, adopté par la Commission du droit international à sa soixante-troisième session en 2011 (Document A/66/10, Annuaire de la CDI 2011, vol. II(2), articles 15, 16 et 17).
[144]. Ou, selon les termes de Nina Blum (The European Convention on Human Rights beyond the Nation-state: The Applicability of the ECHR in Extraterritorial and Inter-governmental Contexts, Helbing 2015, p. 223), « [d]u point de vue de l’individu et des juridictions en matière des droits de l’homme, il ne faut pas que les États puissent s’en tirer sans conséquence. Les Nations unies sont (pour l’instant) hors de portée des tribunaux, mais ce n’est pas le cas des États membres. »