CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE BEAUSOLEIL c. FRANCE
(Requête no 63979/11)
ARRÊT
STRASBOURG
6 octobre 2016
DÉFINITIF
06/01/2017
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Beausoleil c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 septembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 63979/11) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Christian Beausoleil (« le requérant »), a saisi la Cour par une télécopie du 21 septembre 2011, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me D. Gaschignard, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue que la Cour des comptes l’a jugé avec partialité, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
4. Le 27 mai 2014, le grief tiré du défaut d’impartialité de la Cour des comptes a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1952 et réside à Noisy-le-Grand.
A. La procédure principale
6. Conseiller municipal de la commune de Noisy‑le‑Grand, il fut désigné, en 1990, trésorier de l’association amicale du personnel de cette commune (ci-après « l’association »). La maire de la commune, Mme R., était présidente de cette association. À l’occasion d’un contrôle des comptes de la commune de Noisy-le-Grand pour les exercices 1988 à 1993, la Chambre régionale des comptes (CRC) d’Ile-de-France constata des irrégularités et décida d’étendre son contrôle aux comptes de l’association et d’ouvrir une procédure de gestion de fait (sur la genèse de cette affaire, voir Richard‑Dubarry c. France (déc.), no 53929/00, CEDH 2003‑XI (extraits) ; Richard-Dubarry c. France, no 53929/00, 1er juin 2004 et Richard-Dubarry c. France (déc.), no 46719/06, 19 janvier 2010).
7. Le 22 novembre 1994, la CRC d’Ile-de-France rendit un jugement de déclaration provisoire de gestion de fait, à la suite du contrôle de l’association, et déclara cette dernière avec la maire, le requérant et une autre personne, conjointement et solidairement comptables de fait des deniers publics extraits et maniés irrégulièrement à compter du 1er janvier 1988.
8. La Cour des comptes évoqua publiquement cette affaire dans son rapport annuel de l’année 1995, adopté le 19 septembre 1995 :
« A. – Des démembrements de l’administration communale
L’association amicale du personnel de la commune de Noisy-le-Grand a été constituée en 1986. L’un de ses projets était de distribuer aux agents la prime dite de treizième mois, pourtant imputable sur le budget communal depuis sa légalisation en 1984 ; mais la décision d’en assurer le versement par l’intermédiaire d’une association a permis d’extraire de la caisse communale d’importantes subventions (8,85 millions en 1993) (...)
Le maire, président de l’association, et ses proches collaborateurs ont pu en utiliser une part à des fins irrégulières, avec d’autant plus de facilité que la vie associative était réduite : l’association n’a jamais eu de membres cotisants et la majorité du conseil d’administration, rarement réuni, appartenait au maire, aux secrétaires généraux et à des membres désignés par eux.
B. – Des opérations irrégulières et désordonnées
L’Association amicale du personnel a, sur décision du maire, servi depuis 1986 une « prime de technicité » à cinquante-six agents des services administratifs de la commune qui ne pouvaient réglementairement bénéficier d’un tel avantage. Cette prime constituait en 1993 une dépense de 556 300 FRF. Il n’a pas été justifié des critères de son attribution et moins encore d’une délibération du conseil municipal l’instituant. Depuis 1988, cette association servait en outre de canal pour le versement à une dizaine de personnes d’une prime dite « mensuelle » ou « libéralité », de 1 000 à 7 400 FRF par mois selon les bénéficiaires, attribuée discrétionnairement. La dépense annuelle était de l’ordre de 220 000 FRF. L’allocataire le mieux rétribué était un élu chargé de responsabilités au sein de l’association qui, à ce titre, signait les chèques dont il était le bénéficiaire. (...)
À ces irrégularités et désordres s’est ajoutée une gestion financière laxiste. Les dépenses ont presque constamment excédé les recettes et les comptes bancaires ont présenté d’importants découverts. Ces déficits engageant la commune, en raison du caractère para-municipal des associations, n’apparaissent évidemment pas dans ses comptes et l’image que ces derniers donnaient des finances de la collectivité s’en trouvait faussée. (...)
Cette situation a récemment entraîné des conséquences très dommageables. (...) »
9. Par un jugement du 7 février 1996, la CRC rendit un jugement de déclaration définitive de gestion de fait. Elle déclara conjointement et solidairement comptables de fait de la commune l’association et Mme R., pour l’ensemble des opérations de la gestion de fait effectuées depuis le 1er janvier 1988 jusqu’au terme de la gestion. Elle déclara le requérant comptable de fait pour les opérations effectuées à partir de février 1990. La CRC enjoignit au requérant et à Mme R. de produire un compte unique des opérations de recettes et de dépenses effectuées sous couvert de l’association depuis le 1er janvier 1998, appuyé de toutes les justifications utiles de la nature et de la matérialité des dépenses.
10. Par un arrêt du 16 janvier 1997, la Cour des comptes déclara définitivement le requérant comptable de fait des deniers publics extraits et maniés irrégulièrement, conjointement avec l’association et la maire de la commune.
11. Par un jugement du 16 décembre 1999, rendu à la suite de jugements provisoires des 7 avril 1998 et 25 mai 1999, la CRC fixa la ligne de compte et rendit un jugement de débet. Le requérant fit appel de ce jugement.
12. Par un arrêt du 30 mai 2002, la Cour des comptes confirma partiellement ce jugement et déclara le requérant, conjointement et solidairement avec l’association et Mme R., débiteur envers la commune d’une somme de 404 175,42 euros (EUR). Le requérant forma un pourvoi en cassation.
13. Par une décision du 30 décembre 2003, le Conseil d’État annula l’arrêt du 30 mai 2002 en raison de la composition irrégulière de la CRC chargée de se prononcer sur la fixation de la ligne de compte, au motif que le rapporteur auquel avait été confiée la vérification de la gestion de l’association du personnel concernée avait participé au délibéré de la formation de jugement. Il rejeta en revanche le moyen du requérant tiré d’un défaut d’impartialité de la Cour des comptes au motif qu’elle avait déjà évoqué et qualifié les dépenses en cause dans son rapport public :
« Considérant [les] termes de l’article 6 de la Convention (...) ; le juge des comptes, lorsqu’il prononce la gestion de fait puis fixe la ligne de compte de cette gestion de fait et met le comptable en débet, tranche, à chaque étape de cette procédure, des contestations portant sur des droits et obligations de caractère civil ; que les stipulations précitées sont, par suite, applicables à l’ensemble de la procédure ; (...)
Mais considérant qu’eu égard à la nature de la décision par laquelle la Cour des comptes fixe la ligne de compte, elle ne peut, en principe, être regardée comme ayant été préjugée par la seule insertion de mentions relatives aux mêmes dépenses à un rapport public antérieur ;
Considérant en l’espèce, que si la Cour des comptes a dans le chapitre 14 de son rapport public pour 1995 consacré à la commune de Noisy-le-Grand, mentionné et qualifié certaines dépenses de l’association du personnel (...), préjugeant en cela l’existence d’opérations de gestions de fait, ces mentions ne révèlent aucun préjugement de l’appréciation qu’il incombe à la cour de porter, une fois le périmètre de la gestion de fait définitivement fixé, au stade de la fixation de la ligne de compte de cette gestion de fait ; (...) »
14. L’affaire fut renvoyée devant la Cour des comptes. Par un premier arrêt délibéré le 12 juillet 2006, celle-ci annula les jugements provisoires du 7 avril 1998 et du 25 mai 1999 ainsi que le jugement définitif du 16 décembre 1999 de la CRC, en raison de l’irrégularité de la composition de sa formation de jugement. Par le même arrêt, la Cour des comptes décida d’évoquer l’affaire.
15. Par un second arrêt délibéré le 12 juillet 2006, la Cour des comptes, statuant provisoirement, fixa la ligne de compte de la gestion de fait et enjoignit à la maire de la commune, à l’association et au requérant, de justifier, dans les deux mois à compter de la notification de l’arrêt, du reversement dans la caisse de la commune de Noisy‑le‑Grand de la somme de 404 175,42 EUR ou de produire toutes autres justifications à décharge.
16. Par un arrêt du 28 mai 2008, la Cour des comptes, statuant définitivement, fixa la ligne de compte de la gestion de fait et déclara notamment l’association, la maire et le requérant conjointement et solidairement débiteurs de la commune de la somme de 404 175,42 EUR, outre les intérêts légaux. Elle indiqua, à propos de la délibération du conseil municipal du 11 mai 1995 produite par les comptables de fait, et déclarant d’utilité publique les dépenses de la gestion de fait, que « le vote rétroactif des crédits ainsi intervenu permet (...) de ne pas exclure d’emblée la totalité des dépenses, mais est sans incidence (...) sur la régularité intrinsèque de chaque dépense, et son examen par le juge ».
17. Le requérant forma un pourvoi en cassation dans lequel il fit valoir que l’auto-saisine du juge des comptes entachait non seulement la déclaration définitive de gestion de fait mais nécessairement aussi la procédure ultérieure, que l’article 6 § 1 était applicable à l’ensemble de la procédure, y compris lors de la phase de la fixation de la ligne de compte, et que le rapport public mentionnait des irrégularités de gestion en portant des jugements extrêmement sévères, de sorte que la Cour des comptes ne pouvait plus se rétracter.
18. Par une décision du 21 mars 2011, le Conseil d’État rejeta le pourvoi. Sur le moyen tiré de l’impartialité de la Cour des comptes en raison de l’évocation antérieure des faits dans son rapport de 1995, il se prononça ainsi :
« (...) comme il a (...) déjà été indiqué par la décision du 30 décembre 2003 du Conseil d’État statuant sur les pourvois des mêmes requérants contre le premier arrêt de la Cour des comptes fixant la ligne de compte de la gestion de fait, la mention dans le rapport public de la Cour des comptes pour 1995 de ce que certaines dépenses engagées par [l’association] étaient susceptibles de caractériser des gestions de fait n’a pas constitué un préjugement de l’appréciation qu’il incombe à la Cour de porter, une fois le périmètre de la gestion de fait définitivement fixé, au stade de la fixation de la ligne de compte de cette gestion de fait ; qu’ainsi, M. Beausoleil n’est pas fondé à soutenir que la Cour des comptes était structurellement disqualifiée pour statuer, après renvoi du Conseil d’État, sur la fixation de la ligne de compte ; (...) »
B. La procédure relative à la demande de remise gracieuse
19. En vertu du IX de l’article 60 de la loi du 23 février 1963 de finances pour 1963, le requérant sollicita du ministre du Budget la remise gracieuse des sommes mises à sa charge par l’arrêt du 28 mai 2008. Par une décision du 17 février 2010, le ministre rejeta la demande. Le requérant demanda l’annulation de cette décision devant les juridictions administratives. L’avocat du requérant indiqua, par un courrier du 20 février 2014, que le tribunal administratif de Montreuil avait rejeté la demande d’annulation de cette décision. Il indiqua également que, par un arrêt du 30 décembre 2013, la cour administrative d’appel de Versailles avait infirmé ce jugement et annulé la décision du 17 février 2010, tout en rejetant les conclusions tendant à ce qu’elle prononce directement une décharge des sommes dont le requérant avait été déclaré codébiteur. Le 12 mai 2016, l’avocat du requérant informa la Cour que, saisi du pourvoi contre l’arrêt du 30 décembre 2013, le Conseil d’État avait rendu un arrêt de non-admission le 10 décembre 2014 ; il n’a pas donné d’autres informations sur les suites de la procédure.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20. L’origine lointaine du rapport public annuel longtemps dit « au président de la République » peut être trouvée dans le droit de Remontrance au Roi dont disposaient les anciennes Chambres des comptes. À partir de 1946, le rapport fut publié au Journal Officiel, en même temps que sa remise au président et sa communication aux assemblées parlementaires (Cour des comptes, Répertoire de contentieux administratif, Dalloz, septembre 2009, p. 56). C’est avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République, que cette activité de la Cour des comptes a obtenu sa consécration constitutionnelle. L’article 47-2 de la Constitution est ainsi libellé :
« La Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement. Elle assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances et de l’application des lois de financement de la sécurité sociale ainsi que dans l’évaluation des politiques publiques. Par ses rapports publics, elle contribue à l’information des citoyens.
Les comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères. Ils donnent une image fidèle du résultat de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière. »
21. Selon le Répertoire précité, « La mise au point du rapport public annuel est confiée au comité du rapport public et des programmes, composé du premier président, du procureur général, des magistrats exerçant les fonctions de président de Chambre et du rapporteur général de ce comité », et « Le rapport annuel est attendu et la presse s’en fait largement l’écho ; certes, les médias (...) privilégieront le « sensationnel » (...) mais l’essentiel est atteint dès lors que le public peut, grâce à ce rapport, connaître les utilisations contestables de ses impôts » (idem, pp. 57 et 58).
22. S’agissant de la procédure de gestion de fait, il est renvoyé à l’arrêt Tedesco c. France (no 11950/02, §§ 21 à 46, 10 mai 2007).
23. Il est rappelé que cette procédure comprend trois étapes distinctes, indépendantes, chacune donnant lieu à une décision définitive, susceptible de recours en appel et en cassation. Dans un premier temps, le juge constate la qualité de comptables de fait des personnes qui seront appelées à rendre compte de l’utilisation de deniers publics. Dans un deuxième temps, les gestionnaires de fait soumettent au juge le compte de leur gestion afin qu’il soit statué sur l’admission des recettes et l’allocation des dépenses. En cas d’excédent des recettes sur les dépenses allouées, et s’ils n’ont pas versé une somme correspondant à cet excédent dans la caisse publique, les comptables de fait sont constitués débiteurs du solde à l’égard de l’organisme public. Dans un troisième temps, le juge peut décider d’infliger aux gestionnaires de fait une amende pour immixtion dans les fonctions de comptable public.
24. Auparavant, chacune de ces trois phases respectait la règle du « double arrêt », qui faisait obligation au juge des comptes de ne déclarer une personne comptable de fait, la mettre en débet ou lui infliger une amende, qu’après lui avoir adressé une décision provisoire la mettant en mesure d’y apporter une réponse. La loi du 28 octobre 2008 relative à la Cour des comptes et aux Chambres régionales des comptes a réformé la procédure de jugement des comptes, en renforçant son caractère contradictoire, ce qui a permis de supprimer la procédure du « double arrêt ».
25. Dans une décision d’Assemblée, le Conseil d’État a jugé que bien qu’elle implique l’intervention de plusieurs arrêts, la procédure de gestion de fait est une procédure unique (14 décembre 2001, Société Réflexions, Médiations, Ripostes). Dans la décision Société Labor Métal du 23 février 2000, le Conseil d’État a annulé un arrêt de la Cour des comptes, jugeant que « eu égard à la nature des pouvoirs du juge des comptes et aux conséquences de ses décisions pour les intéressés, tant le principe d’impartialité que celui des droits de la défense font obstacle à ce qu’une décision juridictionnelle prononçant la gestion de fait soit régulièrement rendue par la Cour des comptes alors que celle-ci a précédemment évoqué cette affaire dans un rapport public en relevant l’irrégularité des faits ». Dans cette affaire, la Cour des comptes avait, dans son rapport pour l’année 1996, fait état d’un détournement des procédures d’achat au sein du commissariat de l’armée de terre et de l’engagement d’une procédure de gestion de fait à l’encontre des personnes responsables « dans des termes suffisamment précis pour permettre le rapprochement avec l’affaire en cours devant la deuxième [de ses] Chambre[s] » ; cette même Chambre avait néanmoins, par la suite, statué sur la gestion de fait.
26. Dans les décisions citées par le Gouvernement dans ses observations, le Conseil d’État s’est prononcé sur le moyen tiré de la partialité de la Cour des comptes, du fait de mentions dans son rapport public, au stade des deuxièmes et troisièmes phases de la procédure de gestion de fait. Ces arrêts sont ainsi libellés :
« (...) si, à l’appui de leur pourvoi contre l’arrêt du 6 octobre 2000 leur infligeant une amende pour immixtion dans les fonctions de comptable public, la Sarl Deltana et M. X font valoir que la Cour des comptes a pris parti, de manière publique, dans son rapport au président de la République pour l’année 1991, sur les faits qui ont donné lieu à la procédure d’apurement de la gestion de fait, il ressort des termes mêmes de ce rapport que si la Cour des comptes a évoqué l’ouverture des procédures par la Chambre régionale des comptes, elle n’a pas préjugé les appréciations qu’elle a portées dans l’arrêt attaqué ; (...). [CE, no 227945, 24 février 2003]. »
« (...) Considérant que si la Cour a fait état dans son rapport, d’irrégularités financières dans l’emploi de subventions de l’État, à la charge de l’association (...), et a donné une description des principales irrégularités commises et l’indication selon laquelle une procédure de gestion de fait avait été ouverte, les termes employés dans le rapport et l’analyse qui y est faite ne s’opposaient pas, alors qu’aucune appréciation sur la gravité des faits et l’imputation personnelle des responsabilités n’y est portée, à ce que la Cour fixe la ligne de compte et inflige aux personnes mises en cause une amende ; (...) [CE, no 251090, 10 mai 2004]. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
27. Le requérant allègue que la Cour des comptes n’était pas impartiale, en raison des mentions du rapport public qui, selon lui, contenaient un préjugement de l’appréciation qu’il lui incombait de faire au stade de la fixation de la ligne de comptes. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
28. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
29. Le requérant souligne que le fait qu’il ne se soit pas plaint de la partialité de la Cour des comptes lorsqu’il avait critiqué la décision le déclarant gestionnaire de fait, ne doit pas l’empêcher de contester l’impartialité du tribunal à l’étape suivante. En tout état de cause, une juridiction qui ne présente pas, à un premier stade, de garanties suffisantes d’impartialité, ne peut être regardée comme un modèle aux stades suivants. La seule question qui se pose devant la Cour est celle des garanties d’impartialité que présentait la juridiction lorsqu’elle a rendu les arrêts des 12 juillet 2006 et 28 mai 2008.
30. Selon le requérant, le rapport public de 1995 constituait un préjugement de la seconde phase de l’instance, c’est-à-dire celle de la fixation de la ligne de compte. Il soutient que, puisque la juridiction avait dénoncé publiquement de graves irrégularités, elle ne présentait pas de telles garanties, dans la mesure où il lui était difficile, sans se désavouer, de concéder ensuite que les irrégularités étaient finalement d’ampleur très limitée et n’auraient pas mérité d’être rendues publiques. Il estime que le simple fait de pointer de graves irrégularités et des conséquences très dommageables, même sans les évaluer numériquement, aurait suffi à caractériser un préjugement, puisque ne sont portées au rapport public que les irrégularités jugées particulièrement scandaleuses et importantes. Ce raisonnement vaut, selon lui, a fortiori, lorsque des chiffres précis ont d’ores et déjà été publiés.
31. Le requérant considère que la fixation de la ligne de compte n’est pas une opération purement technique dans laquelle il s’agirait de faire des additions et de « pointer » de la façon la plus objective les justifications produites. Dès le début, il était pratiquement impossible de soutenir avec succès que les primes de technicité, irrégulièrement servies, se seraient élevées à une somme infiniment plus faible que la somme déjà évoquée dans le rapport. En ce qui concerne les justifications susceptibles d’être produites, il est difficile d’espérer raisonnablement convaincre la Cour des comptes qu’en réalité, il y avait bien eu une autorisation du conseil municipal, ou que la loi permettait de verser les primes en cause, à partir du moment où le rapport public avait déjà déclaré que cette prime avait été versée à des agents « qui ne pouvaient réglementairement bénéficier d’un tel avantage ».
32. Sur le fait que le rapport annuel ne l’a pas nommément désigné, le requérant oppose que seul compte en l’espèce le fait que l’«infraction » elle-même a été entièrement caractérisée, tant dans ses éléments juridiques que matériels. Il argue cependant avoir été précisément identifié dans le rapport public en tant qu’« allocataire le mieux rétribué (...) qui, signait les chèques dont il était le bénéficiaire ».
33. Le Gouvernement admet que la Cour a déjà reconnu, dans sa décision Richard-Dubbary précitée, que la procédure de gestion de fait est une procédure unique. Il estime cependant qu’une telle analyse n’était menée qu’afin d’apprécier l’applicabilité de l’article 6 § 1 à la procédure de gestion de fait, sans remise en cause de l’existence de ces trois instances, lesquelles sont distinctes et indépendantes (Tedesco, précité, §§ 79 et 80).
34. Selon le Gouvernement, admettre que l’intéressé puisse, à l’occasion de la fixation de la ligne de compte, invoquer l’impartialité de la Cour des comptes lors de la phase antérieure, reviendrait à lui permettre de remettre en cause le principe même de sa reconnaissance de gestionnaire de fait, qualification qui lui a été reconnue par une décision juridictionnelle devenue définitive. Le Gouvernement soutient à cet égard que chaque arrêt du Conseil d’État, qui clôt chacune des instances juridictionnelles, constitue le point de départ du délai de six mois prévu par l’article 35 de la Convention.
35. Le Gouvernement souligne par ailleurs qu’à chaque étape de la procédure de gestion de fait, le requérant peut utilement invoquer le moyen tiré du défaut d’impartialité de la Cour des comptes à raison de l’évocation préalable des faits en litige dans son rapport public. Le Conseil d’État examine alors si l’exigence d’impartialité a été respectée lors de chacune de ces phases, au regard des termes employés dans le rapport, et recherche concrètement si, compte tenu de l’objet du litige, au cours de la phase juridictionnelle en cause, les termes employés révèlent un préjugement de l’affaire (voir la jurisprudence citée, paragraphes 25 et 26 ci-dessus).
36. En l’espèce, le Gouvernement observe que le requérant ne s’est pas pourvu en cassation contre l’arrêt de la Cour des comptes du 16 janvier 1997 qui reconnaissait la gestion de fait. Il revenait donc uniquement au Conseil d’État, saisi d’un pourvoi contre l’arrêt de la Cour des comptes du 30 mai 2002, de déterminer si les mentions contenues dans le rapport public de 1995 constituaient un préjugement de la fixation de la ligne de compte.
37. Celle-ci, selon le Gouvernement, est une opération spécifique. Au moment où il l’effectue, le juge dispose d’éléments dont il n’avait pas connaissance au moment du rapport public. Il peut s’agir de justifications fournies par le comptable de fait ou de la reconnaissance du caractère d’utilité publique des dépenses litigieuses. Ainsi, s’il s’agit bien de la même affaire, celle-ci est abordée sous un angle différent. En l’espèce, le rapport public ne mettait pas en cause le requérant à titre personnel, puisque son nom n’est pas mentionné. Il ne prenait pas parti non plus sur les sommes qu’il y aurait lieu d’inclure dans la ligne de compte. En mentionnant la somme de 556 300 francs (FRF), mais en ajoutant immédiatement qu’aucune justification au versement de cette somme n’a été produite au moment du contrôle, le rapport se bornait à un constat purement objectif. Un tel constat ne saurait préjuger de la manière dont seront appréciées les justifications produites par le comptable de fait.
2. Appréciation de la Cour
38. La Cour rappelle que l’impartialité, au sens de l’article 6 § 1, revêt deux aspects. Il faut d’abord que le tribunal ne manifeste subjectivement aucun parti pris ni préjugé personnel. Ensuite, le tribunal doit être objectivement impartial, c’est-à-dire offrir des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime à cet égard. Dans le cadre de la démarche objective, seule en cause en l’espèce, il s’agit de se demander si, indépendamment de la conduite personnelle des juges, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ces derniers. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure (Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98, 39651/98, 43147/98 et 46664/99, § 191, CEDH 2003‑VI ; Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 73 et 78, 23 avril 2015).
Il convient de garder à l’esprit que pour se prononcer sur l’existence, dans une espèce donnée, d’une raison légitime de craindre d’une juridiction un défaut d’impartialité, le point de vue du ou des intéressés entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de ceux-ci peuvent passer pour objectivement justifiées (Sacilor-Lormines c. France, no 65411/01, § 63, CEDH 2006‑XIII ; Morice, précité, § 76).
39. À titre liminaire, la Cour observe que le requérant ne remet pas en cause, in abstracto, l’impartialité structurelle de la Cour des comptes, notamment en ce qui concerne la coexistence de ses fonctions contentieuses et de ses attributions administratives. De même, le requérant n’avance pas que les signataires du rapport public auraient participé à la formation de jugement chargée de fixer la ligne des comptes. Dès lors, la Cour examinera en l’espèce le seul point de savoir si les mentions contenues dans le rapport de 1995 constituaient un préjugement de la fixation de la ligne de compte. Elle relève qu’il n’est pas contesté par le Gouvernement que le contenu du rapport public et les questions soumises lors de l’opération de la fixation de la ligne de compte « peuvent passer pour la même affaire » ou la « même décision » (mutatis mutandis, Kleyn et autres, précité, § 200 ; Sacilor‑Lormines, précité, § 73 ; Union fédérale des consommateurs Que choisir de Côte-d’Or c. France (déc.), no 39699/03, 30 juin 2009). Cette opération impliquerait cependant, selon lui, d’aborder cette « même affaire » sous un angle différent, le juge des comptes disposant d’éléments non connus au moment de la publication du rapport, de sorte que ce dernier ne révélerait aucun préjugement sur la ligne de compte.
40. La Cour observe en l’espèce que le Conseil d’État, dans sa décision du 30 décembre 2003, tout en reconnaissant l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention à chaque étape de la procédure de gestion de fait, a indiqué que la phase de la fixation de la ligne de compte ne pouvait pas, en principe, être viciée par un préjugement résultant d’un rapport public antérieur. Il a considéré que tel était bien le cas du rapport pour 1995, ses mentions ne révélant aucun préjugement de l’appréciation qu’il incombait à la Cour des comptes de porter au stade de la fixation de la ligne de compte de la gestion de fait (paragraphe 13 ci-dessus). Il est parvenu à une conclusion similaire dans sa décision du 21 mars 2011 (paragraphe 18 ci‑dessus). La Cour est consciente de la spécificité de la procédure litigieuse et de la différence d’objet des phases de détermination de l’existence d’une gestion de fait et de la fixation de la ligne de compte, le juge disposant lors de cette deuxième phase d’éléments dont il n’avait pas connaissance au moment de la publication du rapport public (paragraphes 16 et 37 ci-dessus). Elle estime néanmoins que cette différence ne s’oppose pas à ce que, dans les circonstances particulières d’une espèce, les mentions figurant dans le rapport public puissent être d’une nature telle qu’elles constituent un préjugement de la fixation de la ligne de compte. Le Conseil d’État ne l’a d’ailleurs pas exclu ; en utilisant la formule « en principe » dans sa décision de 2003, il laissait entendre que des mentions faites au rapport public pouvaient constituer un préjugement de la fixation de la ligne de compte (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour doit donc examiner si, comme l’affirme le requérant, le principe d’impartialité faisait obstacle à ce que la décision fixant la ligne de compte, et non celle le déclarant comptable de fait qui n’est pas en cause en l’espèce, soit rendue par la Cour des comptes alors qu’elle avait précédemment fait état, en des termes explicites et détaillés, des opérations irrégulières de l’association dont il était le trésorier.
41. À cet égard, la Cour observe tout d’abord que le rapport public, en décrivant des mouvements illégaux de fonds opérés à Noisy-le-Grand, aborde l’affaire dans son ensemble et ne distingue pas la qualification de la gestion de fait de l’évaluation des sommes irrégulièrement décaissées qu’il mentionne. Elle constate également que l’association est explicitement citée dans le rapport, ainsi que les sommes mises en cause, avec une évaluation chiffrée. Les dépenses sont précisément identifiées, à l’image de la « prime de technicité » versée aux agents, qui « ne pouvaient réglementairement bénéficier d’un tel avantage », ou de la prime « de libéralité » attribuée discrétionnairement. Le rapport souligne en particulier que la prime de technicité constituait en 1993 une dépense de 556 300 FRF, et que la dépense annuelle pour la prime dite de « libéralité » était de l’ordre de 220 000 FRF. Si le requérant n’est pas expressément cité dans le rapport, il était désigné comme « allocataire le mieux rétribué (...) qui signait les chèques dont il était bénéficiaire », ce qui le rendait identifiable pour ceux qui connaissaient le fonctionnement de l’association et par ceux qui pouvaient vouloir mener des investigations sur ce fonctionnement. Enfin, le rapport évoque des « conséquences très dommageables », portant ainsi une appréciation sur la gravité des faits et l’ampleur des sommes en cause. L’ensemble de ces éléments suffit à la Cour pour considérer que les mentions faites au rapport ont pu faire naître dans le chef du requérant des craintes objectivement justifiées d’un défaut d’impartialité de la Cour des comptes lors de la fixation de la ligne de compte. Elle note d’ailleurs à cet égard que la jurisprudence du Conseil d’État postérieure à l’arrêt du 30 décembre 2003 a mentionné des limites au-delà desquelles le rapport public révélerait une prise de position ne permettant plus que la Cour des comptes fixe la ligne des comptes et inflige une amende aux personnes mises en cause (voir la décision du Conseil d’État du 10 mai 2004 citée au paragraphe 26 ci-dessus).
42. En conclusion, dans la présente espèce, la Cour des comptes ne présentait pas, au stade de la détermination de la ligne de compte, les garanties d’impartialité exigées par l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, il y a violation de cette disposition.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
43. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
44. Le requérant réclame 700 000 EUR au titre du préjudice matériel. Dans ses observations du 17 novembre 2014, il soutient que ce préjudice « s’entend d’une perte de chance de voir la juridiction saisie se prononcer différemment, notamment sur l’utilité publique de la dépense ». Il poursuit en indiquant que cette perte de chance et l’intensité du préjudice subi s’apprécieront très différemment selon l’issue de la procédure afférente à la remise gracieuse sollicitée et en invitant la Cour à « surseoir à statuer jusqu’à ce que soit connu le montant effectivement réclamé » (paragraphe 20 ci‑dessus). Le 12 mai 2016, l’avocat du requérant a envoyé l’arrêt de non-admission rendu par le Conseil d’État le 10 décembre 2014 (idem), sans toutefois apporter aucune précision complémentaire sur la demande de satisfaction équitable.
45. Le Gouvernement considère que l’issue de la demande de remise gracieuse ne change rien à la demande du requérant au titre du préjudice matériel, qui doit être écartée, compte tenu de la jurisprudence de la Cour en la matière (Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, § 43, CEDH 2002‑IV).
46. La Cour observe que le dommage matériel allégué ne se trouve pas étayé. En tout état de cause, elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure incriminée aurait abouti si la violation de l’article 6 § 1 n’avait pas eu lieu (Martinie c. France [GC], no 58675/00, § 59, CEDH 2006‑VI). Par conséquent, la Cour rejette cette demande.
B. Frais et dépens
47. Le requérant demande également 2 392 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il produit une note d’honoraires de ce montant. Il indique « qu’un complément pourrait être sollicité à l’issue de l’audience » et conclut à ce qu’une somme de 5 000 EUR lui soit allouée à ce titre.
48. Le Gouvernement observe que les frais demandés, hors ceux justifiés par la note d’honoraires, sont hypothétiques.
49. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 392 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
50. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 392 EUR (deux mille trois cent quatre-vingt-douze euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 octobre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente