GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE LHERMITTE c. BELGIQUE
(Requête no 34238/09)
ARRÊT
STRASBOURG
29 novembre 2016
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Lhermitte c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Angelika Nußberger,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal,
Faris Vehabović,
Branko Lubarda,
Yonko Grozev,
Armen Harutyunyan,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 janvier 2016 et 21 septembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34238/09) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme Geneviève Lhermitte (« la requérante »), a saisi la Cour le 5 juin 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Mes X. Magnée et Z. Chihaoui, avocats à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par sa co-agente, Mme I. Niedlispacher.
3. La requérante se plaignait notamment, en invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, du défaut de motivation de l’arrêt de la cour d’assises concernant sa responsabilité pénale et sa condamnation.
4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 31 mars 2015, une chambre de ladite section, composée comme suit : Işıl Karakaş, présidente, András Sajó, Nebojša Vučinić, Helen Keller, Paul Lemmens, Robert Spano, Jon Fridrik Kjølbro, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section, l’a déclarée partiellement recevable et a adopté un arrêt. Elle y constate une non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention à la majorité. Une opinion dissidente commune aux juges Sajó, Keller et Kjølbro a été jointe à l’arrêt.
5. Le 28 juillet 2015, la requérante a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément à l’article 43 de la Convention et cette demande a été acceptée par le collège de la Grande Chambre le 14 septembre 2015.
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
7. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond (article 59 § 1 du règlement).
8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 27 janvier 2016 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmeI. Niedlispacher, Service public fédéral
de la Justice, co-agente du Gouvernement,agente,
– pour la requérante
MesX. Magnée, Avocat au barreau de Bruxelles,
Z. Chihaoui, Avocat au barreau de Bruxelles,conseils.
La Cour les a entendus en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par des juges.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. La requérante est née en 1966. Elle est actuellement détenue à la prison de Forest-Berkendael.
10. Le 22 septembre 1990, la requérante épousa B.M., dont elle a divorcé après les faits. Elle explique que, depuis 1983, B.M. vivait avec le docteur M.S. de quinze ans son aîné, qui l’avait recueilli chez lui à son arrivée du Maroc, l’hébergeant et lui payant ses études.
11. La requérante et son époux eurent cinq enfants. Peu après la naissance du premier, en 1992, la requérante fit une dépression et cessa son activité professionnelle d’enseignante de français et d’histoire, à l’exception d’une période de quelques mois en 1993. Le docteur M.S. attesta de son état d’incapacité pour cause de dépression et d’asthénie. Ultérieurement, le médecin conseil de la mutuelle confirma l’incapacité de travail de la requérante pour cause de dépression. Au mois d’octobre 1996, un rapport d’expertise judiciaire psychiatrique, qui sera suivi par le tribunal de travail, diagnostiqua « une pathologie anxio-dépressive endogène récurrente, une personnalité de base légèrement ébranlée », entraînant une incapacité de travail de plus de 66 %. L’expert conclut notamment comme suit :
« (...) les contacts sociaux drainent un vécu persécutif ainsi qu’une interprétativité paranoïde. L’intéressée opère un retrait social et a tendance à se replier sur elle-même. Confrontée à des situations anxiogènes, l’intéressée en vient à régresser affectivement, à se replier sur elle-même et à se réfugier dans un fonctionnement réceptif-passif et hypocondriaque. À son anxiété peut être associée, de par sa sensibilité foncière, une réactivité dépressive. En conclusion, on se trouve confronté à une personnalité fragile, sensitive et anxieuse, abandonnique, aux composantes phobo-obsessionnelles susceptible, à l’occasion de situations d’angoisse, de régresser affectivement, de se replier sur soi et de développer diverses manifestations anxieuses, persécutives et dépressives. »
12. La requérante et B.M. habitaient dans une maison achetée en leur nom, mais financée par le docteur M.S. L’époux de la requérante travaillait à mi-temps en qualité d’assistant administratif du docteur M.S.
13. Le 25 juin 2004, sur la recommandation de M.S., qui était le médecin traitant de la requérante, cette dernière consulta un psychiatre, D.V. Ce dernier lui prescrivit un antidépresseur, un somnifère, ainsi qu’un anxiolytique. Le docteur D.V., qui avait proposé un suivi psychiatrique à la requérante, la revit notamment le 4 février 2005 et il écrivit à M.S. pour recommander de lui prescrire un nouvel antidépresseur, outre un somnifère et un anxiolytique. La requérante consulta D.V. une fois par mois, de février 2005 jusqu’à l’été 2006. Celui-ci releva que la requérante apparaissait « toujours fort tendue, épuisée nerveusement, ce qui constitu[ait] tous les signes de la rumination » et qu’elle présentait « des symptômes de type repli social et également [d]’épuisement anormal dans les tâches ménagères ». Au printemps 2006, la requérante lui fit part de son isolement par rapport à sa propre famille. À partir du mois de septembre 2006, les consultations se déroulèrent toutes les trois semaines. En décembre 2006, D.V. prescrivit successivement deux somnifères à la requérante. Le 12 janvier 2007, elle évoqua le lien entre son épuisement et le fait de ne pas supporter la présence du docteur M.S., D.V. constatant alors « un sentiment de dépendance » matérielle envers lui, « (...) un sentiment de précarité (...) et un ressenti face à cette personne [M.S.] qui était un sentiment d’intrusion, le fait d’avoir quelqu’un de non souhaité sous son toit, avec aussi beaucoup d’ambivalence ».
14. Le docteur D.V. reçut encore la requérante les 30 janvier, 9 et 13 février 2007, date à laquelle la requérante lui écrivit une lettre, qui était rédigée comme suit :
« Docteur, je ne me sens pas fort bien quand je me réveille, j’ai du mal à sortir de mon lit et j’ai des crampes dans le ventre. Alors je dois me lever car j’ai de la diarrhée tous les matins. Je garde ce gros nœud. Je suis bloquée dans tout mon bras gauche. Je me sens si triste et profondément triste. Je n’arrive plus à boire un café le matin. Je me sens d’une grande faiblesse et vidée d’énergie. J’ai tout le temps peur. J’ai peur de moi-même. J’ai peur de l’avenir. Quand je marche dans la rue, j’ai peur. Je n’ai pas le courage. Je ne sais pas où est le courage et je me sens à bout de tout. Je ne veux pas croire à un avenir meilleur. Je suis dans une impasse. J’ai été dans un magasin. J’ai été voir s’il y avait un couteau à viande bien tranchant. Je ne sais pas comment je vais dire tout cela à mon mari que je ne vais pas bien et que j’ai toujours caché que je me sentais très mal dans ma peau et dans ma tête et que je prenais des médicaments. S’il vous plaît, faites quelque chose pour moi. Je suis écrasée par une masse de mauvais sentiments. Je ne me suis jamais sentie aussi vulnérable. Je ne suis pas bien pendant la nuit. Je me réveille souvent et je pense. Mme Lhermitte (...) ».
15. Au cours du mois de février 2007, la requérante évoqua avec D.V. des tranchants de couteau, à une ou deux reprises, ce que D.V. traduisit par « une phobie d’impulsion ». Il la reçut à nouveau le vendredi 23 février 2007, constatant que la requérante restait « fort préoccupée, aussi, face à l’absence de son mari qui [était] reparti au Maroc, se retrouvant seule par rapport à ses sentiments difficiles qu’elle vivait par rapport à [M.S.] ».
16. Tôt dans la matinée du 27 février 2007, la veille du drame, la requérante déposa au cabinet du docteur D.V. une seconde lettre qu’elle venait de rédiger et qui se lisait ainsi :
« Docteur [V.], Vous n’avez pas beaucoup de temps. Pour ces derniers jours, je ne me sens pas bien. J’ai des idées noires. Ce sont des idées suicidaires qui vont m’entraîner moi et je vais prendre mes enfants avec moi. C’est un combat de tous les jours. Mon amie [V.G.] me soutient. Il n’y a pas de solution à mon problème. Je me sens emmurée. Je me sens prisonnière. Je n’ai plus la force. Je ne pense pas que mon mari va me sauver car il est dans une situation favorable à tous points de vue. Il revient demain soir mais je ne peux pas lui livrer toute ma peine et mon désarroi. La situation familiale est irréversible. Par le passé, j’ai déjà eu des idées suicidaires. J’imagine des scénarios aussi vrais que réalistes et je sais que je suis capable. Ce n’est pas un jeu. Désolée de prendre votre temps ! Mme Lhermitte (...) ».
17. Le même jour, en début d’après-midi, la requérante s’assura par téléphone de la réception effective de son courrier par le secrétariat de D.V.
18. Les lettres rédigées par la requérante à l’attention du docteur D.V., en dates des 13 et 27 février 2007, ne furent pas versées au dossier d’instruction, D.V. ayant ultérieurement indiqué qu’elles ne se trouvaient pas au dossier médical.
19. Le 28 février 2007, la requérante déposa une dernière lettre, accompagnée d’une trousse contenant des bijoux, dans la boîte aux lettres de V.G., son amie et confidente. Cette lettre était rédigée comme suit :
« Ma chère amie [V.],
J’ai coupé mon téléphone et je commence à écrire la lettre.
J’espère que tu ne seras pas choquée de ce que je vais t’écrire.
Tu dois la montrer [au docteur D.V.] qui sera vendredi à neuf heures à [l’hôpital] Érasme. Il pourra t’aider et t’expliquer que ce que tu m’as très gentiment expliqué quand tu es venue chez moi, je n’ai pas le courage de mettre les choses en marche et je suis complètement bloquée et je reste paralysée de peur car il n’y a pas de solution à mon problème. Tu as été pour moi et pour mes enfants une porte ouverte, un sourire dans la vie et je te remercie pour toujours. J’ai pris ma décision de partir avec mes enfants très loin et pour toujours. Un jour, tu verras on se reverra mais je ne regrette pas cette solution finale.
Je te demande de prévenir ma sœur Mireille [...] et mon autre sœur Catherine [...]. Je te demande pardon. Je demande pardon à mes sœurs si je leur ai fait du mal. Je ne supporte plus cette situation, car mon mari est aveugle et sourd et malgré ça lui se plaît dans cette situation.
[M.S.] est un salopard qui m’a pourri la vie, volé mon intimité avec mon mari et mes enfants. Je suis partie de chez mes parents, d’un enfer pour en tomber dans un autre. (...) »
20. La requérante terminait sa lettre en invitant son amie à partager ses bijoux avec ses deux sœurs. Elle laissa également un message sur la boîte vocale du téléphone portable de V.G., d’une voix que les enquêteurs qualifieront de « tremblante » et d’« hésitante », pour lui annoncer qu’elle avait laissé une lettre et un cadeau dans sa boîte aux lettres et lui demander « pardon » avant de lui dire « au revoir ».
21. Par la suite, utilisant deux couteaux dérobés dans un grand magasin, la requérante tua successivement ses cinq enfants, avant de tenter de se suicider.
22. Après avoir écrit le message « appelez la police » sur une feuille apposée sur la porte d’entrée, elle téléphona au service de secours d’urgence pour déclarer avoir tué ses cinq enfants et faire part de sa tentative de suicide. Lorsque la police, les ambulanciers et l’équipe médicale arrivèrent sur place, ils découvrirent la requérante blessée, ainsi que les corps des cinq enfants égorgés.
23. Lors de l’admission de la requérante au service des soins intensifs le jour du drame, le médecin traitant nota l’expression « d’idéations dépressives, autodestructrices dans un contexte de traitement médicamenteux psychotrope, anxiolytique et antidépresseur ». Au cours du premier entretien avec la police, la requérante avait expliqué son geste par un acte de désespoir en raison de la dépendance de sa famille vis-à-vis du docteur M.S.
24. Le 1er mars 2007, une juge d’instruction près le tribunal de première instance de Nivelles inculpa la requérante pour avoir volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, commis un homicide sur les personnes de ses cinq enfants. La requérante fut également placée en détention préventive.
25. Aux termes des rapports d’expertise médico-légale réalisés entre le 12 mars et le 31 décembre 2007, les cinq homicides auraient été réalisés dans un délai relativement court, soit environ une dizaine de minutes par homicide et, compte tenu de la rapidité des faits, ils correspondraient à l’application d’un plan élaboré à l’avance. Par ailleurs, les analyses toxicologiques effectuées à partir des prélèvements sanguins sur la requérante confirmèrent qu’elle était bien sous la seule médication combinant un anxiolytique et un somnifère, les concentrations plasmatiques retrouvées étant considérées infrathérapeutiques, autrement dit faibles.
26. La juge d’instruction fit procéder à plusieurs expertises psychologiques. Deux psychologues examinèrent la requérante et rendirent leur rapport respectivement les 30 octobre et 8 novembre 2007. D’après ces psychologues, la requérante souffrait d’une fragilité intérieure nécessitant des défenses massives et rigides pour préserver une façade parfaite. Elle avait développé une toute-puissance maternelle et une absence de distance psychique entre les enfants et elle-même. Ainsi, en tuant ses enfants, objets d’amours surinvestis, la requérante se tuait elle-même et la mère qu’elle était.
27. Une expertise psychiatrique fut également ordonnée par le juge d’instruction, qui désigna un collège de trois experts psychiatres, les docteurs G., B. et M. Le collège d’experts examina la requérante et établit un rapport daté du 30 octobre 2007, dans lequel il aboutit à la conclusion suivante :
« Nous estimons que [la requérante] était dans un état anxieux-dépressif sévère qui a favorisé ce passage à l’acte et a altéré profondément – mais non aboli – son discernement.
(...)
L’inculpée n’était pas au moment des faits et n’est pas actuellement dans un état de démence ou dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale la rendant incapable du contrôle de ses actions. »
28. Par un arrêt du 17 juin 2008, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles, confirmant une ordonnance de la juge d’instruction du 19 mai 2008, renvoya la requérante devant la cour d’assises pour avoir :
« (...) à Nivelles, le 28 février 2007,
volontairement, avec intention de donner la mort et avec préméditation, commis un homicide sur les personnes de :
. [Y.M.], née le 13 août 1992 ;
. [N.M.], née le 13 février 1995 ;
. [My.M.], née le 20 avril 1997 ;
. [Mi.M.], née le 20 mai 1999 ;
. Et [Me.M.], né le 9 août 2003. »
29. L’acte d’accusation du 19 octobre 2008, rédigé par le procureur général, exposa, sur cinquante-et-une pages, les faits et leur déroulement précis, les actes et les éléments de l’enquête, les expertises médico-légales, mais également, pour une part substantielle, le parcours de vie et la vie familiale de la requérante, ainsi que la motivation et les causes de son passage à l’acte meurtrier, au vu notamment des expertises psychologiques et mentales la concernant.
30. Le procès de la requérante se déroula devant la cour d’assises de la province du Brabant wallon, du 8 au 19 décembre 2008. Dès le début du procès, l’acte d’accusation fut lu par l’avocat général représentant le ministère public, et la nature du délit à la base de l’accusation, ainsi que les circonstances pouvant aggraver ou diminuer la peine, furent indiqués.
31. Durant les débats devant la cour d’assises, le docteur D.V. fit part, au cours de son témoignage oral, de l’existence des deux lettres en dates des 13 et 27 février 2007 qui lui avaient été adressées par la requérante. Il les produisit à l’audience, les faisant ainsi apparaître pour la première fois dans la procédure. Compte tenu de ces éléments nouveaux, le président de la cour d’assises chargea dès lors le collège des trois experts psychiatres G., B. et M., qui était déjà intervenu au cours de l’instruction et dont les membres avaient déjà confirmé oralement leurs conclusions devant la cour d’assises, d’établir un rapport complémentaire.
32. Le 14 décembre 2008, le collège d’experts rendit un rapport dans lequel les trois psychiatres émirent un avis unanime. Ils s’exprimèrent tout d’abord comme suit en guise de préambule :
« [La première question sur la capacité de la requérante à contrôler ses actes au moment des faits et actuellement] est régulièrement la plus difficile et la plus discutée par le caractère « tout ou rien » qu’implique la réponse à apporter sur l’incapacité de contrôler les actions au point que certains psychiatres ont renoncé pour cette raison à accepter des expertises pénales. L’abolition complète du contrôle des actions n’est absolument évidente que dans certains cas tels les psychoses délirantes (« états de démence »). Dans d’autres cas, elle est plus discutée et l’intime conviction des experts sera influencée par la présence de certains indices. Sous une forme ramassée, les conclusions doivent répondre précisément aux questions formulées par le réquisitoire. Ces réponses correspondent à l’intime conviction d’experts après les différentes démarches décrites. Elles ne sont jamais qu’un avis éclairé, non une vérité scientifique absolue ».
Les experts se prononcèrent ensuite notamment en ces termes :
« (...) La lettre du 13 février [2007] évoque tous les signes d’une dépression majeure d’intensité mélancolique (...). Ces états mélancoliques sont des indications d’hospitalisation d’urgence, voire de mise en observation, si nécessaire. (...) Dans la seconde lettre, si au niveau du contenu, elle exprime d’une manière sans équivoque son angoisse devant un suicide où « je vais prendre mes enfants avec moi, parce qu’il n’y a plus d’avenir », au niveau du sens, elle demande clairement de l’aide, semblant pressentir son incapacité à contrôler ses actions futures. (...) Ces documents montrent donc indubitablement que Mme Lhermitte ne se sentait plus capable de contrôler ses actions. (...) il a toujours été évident qu’il y avait déséquilibre mental. (...) des éléments neufs [permettent] d’être intimement convaincus que Mme Lhermitte était incapable, au moment des faits, de contrôler ses actions en raison d’un état grave de déséquilibre mental. (...) Mme Lhermitte a développé un état anxio-dépressif sévère (...) [et] un état dissociatif de dépersonnalisation transitoire l’amenant à accomplir des actes d’une violence extrême. Seule la pensée opératoire persiste, la conscience réflexive est transitoirement abolie. (...) Actuellement (...) la fragilité persiste et elle est toujours susceptible, notamment vu le deuil impossible à faire, de rencontrer un nouvel épisode de déséquilibre mental la rendant incapable du contrôle de ses actions : la possibilité d’un passage à l’acte suicidaire demeure. (...)
CONCLUSIONS
L’examen mental de Geneviève LHERMITTE permet de dire :
. L’accusée était au moment des faits dans un état grave de déséquilibre mental la rendant incapable du contrôle de ses actions et est actuellement dans un état grave de déséquilibre mental justifiant un traitement au long cours. (...) »
33. Les experts présentèrent leur rapport au cours du procès, le 16 décembre 2008.
34. À l’issue du réquisitoire et des plaidoiries, le 18 décembre 2008, le jury fut appelé à répondre aux cinq questions posées par le président de la cour d’assises et ainsi libellées :
« 1ère question (principale de culpabilité)
Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, est-elle coupable d’avoir, à Nivelles, le 28 février 2007, volontairement, avec intention de donner la mort, commis un homicide sur les personnes de [Y.M.], [N.M.], [My.M.], [Mi.M.] et [Me.M.]?
2ème question (accessoire à la 1ère question et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à cette 1ère question)
Est-il constant que l’homicide volontaire décrit à la première question a été commis avec préméditation ?
3ème question (principale subsidiaire relative à la perpétration du fait qualifié crime et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu négativement à la 1ère question)
Est-il constant que Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, a commis le fait qualifié crime d’avoir, à Nivelles, le 28 février 2007, volontairement, avec intention de donner la mort, commis un homicide sur les personnes de [Y.M.], [N.M.], [My.M.], [Mi.M.] et [Me.M.]?
4ème question (accessoire à la 3ème question et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à la 3ème question)
Est-il constant que le fait qualifié crime décrit à la 3ème question a été commis avec préméditation ?
5ème question (principale de défense sociale relative à l’état mental actuel de l’accusée et à laquelle le jury ne peut répondre que s’il a répondu affirmativement à la 1ère question ou affirmativement à la 3ème question)
Est-il constant que Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, est, soit en état de démence, soit dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale la rendant incapable du contrôle de ses actions ? ».
35. Les conseils de la requérante ne soulevèrent pas de contestation à ce titre. Le lendemain, les jurés, après s’être retirés seuls, sans les magistrats, répondirent « oui » aux deux premières questions, relatives à la culpabilité de la requérante, et « non » à la dernière, relative à son état mental actuel.
36. Par la suite, la cour d’assises, composée à la fois des trois magistrats et du jury, délibéra sur la peine à imposer. Par un arrêt du 19 décembre 2008, elle prit acte du verdict de culpabilité prononcé par le seul jury et condamna la requérante à la réclusion à perpétuité. Conformément à l’article 364, dernier alinéa, du code d’instruction criminelle, la cour d’assises motiva la fixation de la peine, dans les termes suivants :
« Les lourdes charges familiales de l’accusée ainsi que ses sentiments pénibles d’isolement et de dépendance peuvent expliquer un désir légitime de plus de liberté personnelle. Sa fragilité mentale, son état dépressif et sa personnalité ont pu rendre plus difficiles la gestion de ce désir ainsi que la recherche, par le dialogue, des aménagements possibles dans les limites de sa situation réelle en tenant compte de tous ses proches.
Mais ni ces circonstances, ni même une volonté de se sortir par un suicide d’une situation qu’elle considérait comme une impasse, ni un manque d’aide adéquate, ne peuvent suffire à expliquer les actes d’une extrême violence auxquels elle s’est résolue et qu’elle a froidement exécutés. (...)
Dans les conditions concrètes tant de la personnalité de l’accusée que de son contexte de vie, les difficultés réelles vécues par l’accusée ne constituent pas des circonstances atténuantes, au regard de la gravité extrême des faits commis. »
37. À titre accessoire, la requérante fut destituée de tous titres, grades et fonctions dont elle était revêtue et elle fut interdite à perpétuité de certains droits en application des articles 19 et 31 du code pénal en vigueur au moment des faits. Enfin, l’arrêt devait être imprimé et affiché dans la commune où le crime avait été commis en application de l’article 18 du code pénal.
38. Le 8 janvier 2009, la requérante se pourvut en cassation, invoquant les mêmes griefs que ceux présentés devant la Cour.
39. Le 6 mai 2009, la Cour de cassation la débouta de son pourvoi. S’agissant du fait que les questions posées au jury ne portaient pas séparément sur chaque assassinat mais sur l’ensemble des cinq homicides, elle souligna notamment que les parties avaient marqué leur accord quant au libellé des questions posées au jury. Elle rappela en outre que la formulation du verdict par réponse uniquement affirmative ou négative aux questions posées au jury était prescrite par l’article 348 du code d’instruction criminelle. Quant au moyen de la requérante invoquant l’absence de motivation sur le désaccord du jury avec l’avis unanime des experts, qui concluaient à un déséquilibre mental grave la rendant incapable du contrôle de ses actions au moment des faits et au jour du procès, la Cour de cassation s’exprima comme suit :
« En relevant le sang-froid et la détermination mis par l’accusée à l’exécution de ses crimes, l’arrêt donne le motif pour lequel la cour d’assises n’a pas retenu l’existence d’un déséquilibre mental propre à rendre l’auteur incapable du contrôle de ses actes au moment des faits.
Pour le surplus, l’arrêt constate que l’attitude de la demanderesse manifeste un manque de prise de conscience de sa responsabilité, auquel il lui sera possible de remédier par un travail sur elle-même dans le cadre de l’exécution de la peine.
L’arrêt donne ainsi les raisons pour lesquelles les conditions d’application de la loi de défense sociale ne sont pas réunies. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La procédure devant la cour d’assises
1. Les dispositions pertinentes du code d’instruction criminelle
40. Le droit et la pratique internes en vigueur au moment où s’est déroulé le procès devant la cour d’assises dans l’affaire de la requérante sont décrits dans l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, §§ 22-42, CEDH 2010).
41. Les dispositions pertinentes prévoyaient plus particulièrement ce qui suit :
Article 241
« Dans tous les cas où l’inculpé sera renvoyé à la cour d’assises, le procureur général sera tenu de rédiger un acte d’accusation.
L’acte d’accusation exposera : 1o la nature du délit qui forme la base de l’accusation; 2o le fait et toutes les circonstances qui peuvent aggraver ou diminuer la peine; l’accusé y sera dénommé et clairement désigné.
L’acte d’accusation sera terminé par le résumé suivant :
« En conséquence, N... est accusé d’avoir commis tel meurtre, tel vol, ou tel autre crime, avec telle et telle circonstance. » »
Article 313
« (...)
[Le président] fait distribuer à chaque juré une copie de l’acte d’accusation et, s’il en existe, de l’acte de défense.
Le procureur général lit l’acte d’accusation et l’accusé ou son conseil l’acte de défense.
(...) »
Article 337
« La question résultant de l’acte d’accusation sera posée en ces termes :
« L’accusé est-il coupable d’avoir commis tel meurtre, tel vol, ou tel autre crime? » »
Article 341
« Le président, après avoir posé les questions, les remettra aux jurés dans la personne du chef du jury; il leur remettra en même temps l’acte d’accusation, les procès-verbaux qui constatent le délit et les pièces du procès, autres que les déclarations écrites des témoins.
(...) »
Article 342
« Les questions étant posées et remises aux jurés, ils se rendront dans leur chambre pour y délibérer.
(...) Avant de commencer la délibération, le chef des jurés leur fera lecture de l’instruction suivante, qui sera, en outre, affichée en gros caractères dans le lieu le plus apparent de leur chambre :
« La loi ne demande pas compte aux jurés des moyens par lesquels ils se sont convaincus; elle ne leur prescrit point de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement, et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite sur leur raison les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur dit point : « Vous tiendrez pour vrai tout fait attesté par tel ou tel nombre de témoins » ; elle ne leur dit pas non plus : « Vous ne regarderez pas comme suffisamment établie toute preuve, qui ne sera pas formée de tel procès-verbal, de telles pièces, de tant de témoins ou de tant d’indices »; elle ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : « Avez-vous une intime conviction ... » . ».
Article 343
« Les jurés ne pourront sortir de leur chambre qu’après avoir formé leur déclaration.
Nul n’y pourra entrer pendant la délibération, pour quelque cause que ce soit, sans une autorisation écrite du président. (...) »
Article 347
« La décision du jury se formera, pour ou contre l’accusé, à la majorité, à peine de nullité.
En cas d’égalité de voix, l’avis favorable à l’accusé prévaudra. »
Article 348
« Les jurés rentreront ensuite dans l’auditoire et reprendront leur place.
Le président leur demandera quel est le résultat de leur délibération.
Le chef du jury se lèvera et, la main placée sur son cœur, il dira :
« En honneur et conscience, la déclaration du jury est : Oui, l’accusé, etc.; Non l’accusé, etc. ».
(...) »
Article 364
« (...) La cour se rendra, avec les jurés, dans leur chambre. Le collège ainsi constitué, présidé par le président de la cour, délibérera sur la peine à prononcer conformément à la loi pénale.
Les décisions seront prises à la majorité absolue des voix.
(...)
Sur proposition du président, il est ensuite décidé, à la majorité absolue, de la formulation des motifs ayant conduit à la détermination de la peine infligée. »
Article 364bis
« Tout arrêt de condamnation fera mention des motifs ayant conduit à la détermination de la peine infligée. »
2. Les réformes législatives ultérieures
42. Une loi du 21 décembre 2009 relative à la réforme de la cour d’assises, adoptée après l’arrêt de la chambre dans l’affaire Taxquet (Taxquet c. Belgique, no 926/05, 13 janvier 2009), et entrée en vigueur le 21 janvier 2010, prévit notamment qu’après avoir reçu la déclaration du jury sur la culpabilité, les magistrats professionnels se retiraient avec les jurés pour formuler les principales raisons de la décision prise par le jury, à consigner dans un arrêt dit de motivation. La loi ne modifia pas fondamentalement le système de la décision sur la peine à infliger et de l’arrêt de condamnation.
43. Une loi du 5 février 2016 modifiant le droit pénal et la procédure pénale, et portant des dispositions diverses en matière de justice, entrée en vigueur le 29 février 2016, a encore modifié le système. Désormais, le collège composé par les magistrats professionnels et les jurés délibère sur la culpabilité. Les dispositions de l’ancien article 342 du code d’instruction criminelle ont été modifiées et reprises comme suit dans le nouvel article 327 :
Article 327
« Les questions étant posées, les jurés se rendent avec la cour dans la chambre des délibérations.
Le collège ainsi constitué, présidé par le président de la cour, délibère sur la culpabilité.
(...) »
44. Les jurés seuls votent sur la culpabilité en répondant « oui » ou « non » aux questions qui ont été posées au jury, et le collège formule ensuite les principales raisons de la décision du jury. Les dispositions de l’article 334 du code d’instruction criminelle disposent en effet :
« Sans devoir répondre à l’ensemble des conclusions déposées, le collège formule les principales raisons de la décision du jury.
Le questionnaire portant la décision du jury est joint à la formulation des motifs.
La décision est signée par le président, le ou la chef du jury et le greffier. »
Ces raisons sont reprises dans un arrêt motivé. La loi n’a pas fondamentalement modifié le système de la décision sur la peine à infliger et de l’arrêt de condamnation.
B. Les dispositions pertinentes du code pénal
45. S’agissant des personnes condamnées à la réclusion à perpétuité, le code pénal, tel qu’en vigueur au moment des faits, prévoyait ce qui suit :
Article 18
« L’arrêt portant condamnation à la réclusion à perpétuité ou à la détention à perpétuité, à la réclusion ou à la détention de vingt ans à trente ans sera imprimé par extrait et affiché dans la commune où le crime aura été commis et dans celle où l’arrêt aura été rendu. »
Article 19
« Tous arrêts de condamnation à la réclusion à perpétuité ou à la détention à perpétuité, à la réclusion à temps, à la détention de vingt ans à trente ans ou de quinze ans à vingt ans prononceront, contre les condamnés, la destitution des titres, grades, fonctions, emplois et offices publics dont ils sont revêtus. »
Article 31
« Tous arrêts de condamnation à la réclusion ou à la détention à perpétuité ou à la réclusion pour un terme de dix à quinze ans ou un terme supérieur prononceront, contre les condamnés, l’interdiction à perpétuité du droit :
1o De remplir des fonctions, emplois ou offices publics;
2o D’éligibilité;
3o De porter aucune décoration, aucun titre de noblesse;
4o D’être juré, expert, témoin instrumentaire ou certificateur dans les actes; de déposer en justice autrement que pour y donner de simples renseignements;
5o D’être appelé aux fonctions de tuteur, subrogé tuteur ou curateur, si ce n’est de leurs enfants; comme aussi de remplir les fonctions de conseil judiciaire, d’administrateur judiciaire des biens d’un présumé absent ou d’administrateur provisoire.
6o De fabriquer, de modifier, de réparer, de céder, de détenir, de porter, de transporter, d’importer, d’exporter ou de faire transiter une arme ou des munitions, ou de servir dans les Forces armées. »
46. Quant à la responsabilité pénale de la personne qui a commis le délit, l’article 71 dispose ce qui suit :
Article 71
« Il n’y a pas d’infraction, lorsque l’accusé ou le prévenu était en état de démence au moment du fait, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
47. La requérante se plaint du défaut de motivation de l’arrêt de la cour d’assises concernant sa responsabilité pénale et sa condamnation. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A. L’arrêt de la chambre
48. Après avoir notamment relevé que la présente affaire s’inscrit dans la lignée de l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Taxquet (précité), dont les principes sont rappelés dans l’arrêt Agnelet c. France (no 61198/08, §§ 56-62, 10 janvier 2013), la chambre a tout d’abord constaté que l’acte d’accusation désignait le crime dont la requérante était accusée, qu’il exposait de manière détaillée le déroulement des faits et reprenait de manière extensive les diverses expertises psychologiques et psychiatriques effectuées. Elle a néanmoins estimé, s’agissant des constatations reprises par cet acte et leur utilité pour comprendre le verdict prononcé contre la requérante, qu’elle ne saurait se livrer à des spéculations sur le point de savoir si elles avaient ou non influencé le délibéré et l’arrêt finalement adopté par la cour d’assises.
49. La chambre a ensuite estimé que les questions posées au jury ne permettaient peut-être pas, en soi, à la requérante, de savoir quels éléments, parmi tous ceux ayant été discutés pendant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à déclarer la requérante responsable de ses actes. Elle a toutefois considéré qu’il convenait d’avoir égard au procès dans son ensemble, y compris les décisions judiciaires qui ont suivi la déclaration du jury et qui ont précisé les motifs de celle-ci. Elle a ainsi jugé que la lecture combinée de l’arrêt de la cour d’assises sur la fixation de la peine et de l’arrêt de la Cour de cassation permettait à la requérante de comprendre pour quelles raisons les jurés avaient rejeté ses moyens de défense, fondés sur sa prétendue irresponsabilité au moment des faits, et avaient au contraire estimé qu’elle était capable de contrôler ses actes.
50. Aux yeux de la chambre, le fait que la motivation de cette décision résulte, d’une part, de l’arrêt sur la fixation de la peine adopté par la cour d’assises composée des jurés et des trois magistrats professionnels qui n’ont pas assisté aux délibérations sur la culpabilité et, d’autre part, de l’arrêt de la Cour de cassation expliquant comment il faut comprendre l’arrêt sur la fixation de la peine au regard de la décision sur la culpabilité, ne prête pas à la critique. Elle a donc estimé que la requérante a disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation prononcé à son encontre et, partant, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
B. Les thèses des parties devant la Grande Chambre
1. La requérante
51. Après avoir évoqué les principes posés par la jurisprudence de la Cour (Taxquet et Agnelet, précités), la requérante se plaint du défaut de motivation de l’arrêt de la cour d’assises concernant sa responsabilité pénale et sa condamnation.
52. Elle rappelle que cinq questions avaient été posées aux jurés : les quatre premières concernaient les cinq homicides (questions 1 et 3) et la circonstance aggravante de préméditation (questions 2 et 4), la cinquième sa responsabilité pénale. Selon elle, l’absence de motivation résulte d’une réponse du jury uniquement par l’affirmative ou la négative, s’agissant de la question de la responsabilité pénale (avec des conséquences très lourdes pour elle) et alors que les experts avaient conclu à l’unanimité à son irresponsabilité.
53. La requérante estime tout d’abord que la décision doit être motivée par l’instance qui l’a prise. Or, en l’espèce, si les jurés ont décidé seuls de sa responsabilité pénale, la motivation résulte de l’arrêt sur la fixation de la peine adopté par la cour d’assises composée des jurés et des juges professionnels. Dès lors que ni les magistrats de la cour d’assises ni ceux de la Cour de cassation n’ont assisté aux délibérations sur la culpabilité, le fait qu’ils essaient d’expliquer la décision des jurés serait arbitraire.
54. En outre, l’utilisation de la motivation sur la fixation de la peine pour motiver la décision sur la responsabilité pénale, question distincte et aux conséquences très lourdes, serait contraire à l’exigence du procès équitable. Une motivation spécifique s’imposait. Les magistrats de la cour d’assises n’auraient pas compétence pour expliquer la décision du jury sur la responsabilité pénale lorsqu’ils fixent la peine. Il en va de même pour la Cour de cassation, qui peut uniquement se prononcer sur des questions de droit, sans ajouter de nouveaux éléments concernant les décisions prises.
55. Elle considère que pour comprendre la décision relative à sa responsabilité pénale et, en l’espèce, la décision de rejeter les avis unanimes des experts, il y a lieu d’exiger une motivation raisonnable, l’absence d’explication du jury étant, en soi, arbitraire. De plus, à supposer que le jury n’ait pas à donner de motivation à ses décisions et que le verdict doive être compris en considérant le procès dans son ensemble, les motivations judiciaires qui ont suivi ne sont pas plus claires. Les arrêts de la cour d’assises et de la Cour de cassation motivent en effet la fixation de la peine, mais ils n’expliquent pas la décision de ne pas suivre les conclusions des experts et de retenir la responsabilité pénale de la requérante.
56. Enfin, la requérante soutient que la motivation doit être faite au moment de la prise de décision et non a posteriori par une cour supérieure. Elle ne conteste pas le fait que cette dernière puisse interpréter la décision d’une juridiction inférieure, mais à la condition que cette dernière ait elle-même donné une motivation, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
57. La requérante demande le bénéfice d’un nouveau procès criminel.
2. Le Gouvernement
58. Le Gouvernement, qui renvoie à l’arrêt Taxquet (précité) s’agissant des principes applicables aux procédures devant les cours d’assises avec participation d’un jury populaire, estime tout d’abord qu’il ressort de l’acte d’accusation que toutes les diligences ont été effectuées pour vérifier la cohérence des aveux de la requérante relatifs aux cinq homicides et à la tentative de suicide. Il se réfère notamment à un rapport du 3 mai 2007 (paragraphe 25 ci-dessus) dans lequel le médecin légiste relève un certain nombre de faits le conduisant à écarter l’hypothèse d’une improvisation au profit de la thèse d’un plan élaboré à l’avance. Le Gouvernement souligne qu’il ressort de l’acte d’accusation que, tout au long de l’information, le juge d’instruction et les enquêteurs ont cherché à comprendre la motivation et les causes du passage à l’acte meurtrier, au vu des nombreuses auditions, ainsi que des conclusions des psychologues et psychiatres qui occupent une place importante.
59. Le Gouvernement relève que l’acte d’accusation, long de cinquante-et-une pages, a été lu au début du procès devant la cour d’assises, tout comme ont été indiquées la nature du délit à la base de l’accusation et les circonstances pouvant aggraver ou diminuer la peine. La requérante a pu le contredire avant les débats. Ces derniers se sont ensuite également concentrés sur l’état mental de la requérante au moment des faits. Le dépôt inattendu de deux lettres en possession du psychiatre qui suivait la requérante a conduit le président de la cour d’assises à inviter les trois experts ayant déposé le rapport du 30 octobre 2007 à examiner à nouveau la requérante, afin de donner un avis motivé sur la question du contrôle de ses actes au moment des faits. Le Gouvernement note que, de l’avis même des experts, la question de la responsabilité pénale est régulièrement la plus difficile et la plus discutée, par le caractère « tout ou rien » qu’implique la réponse à apporter, outre le fait que leur avis correspond à leur intime conviction et non à une vérité scientifique absolue.
60. Le Gouvernement estime que la requérante reproche en réalité à la cour d’assises de ne pas avoir motivé son désaccord avec les experts psychiatres qui concluaient de façon unanime (dans leur rapport du 14 décembre 2008) à un déséquilibre mental grave, la rendant incapable du contrôle de ses actes au moment des faits. Or, il estime que, dans son verdict, la cour d’assises donne le motif de son désaccord avec les conclusions des experts.
61. Il relève par ailleurs que la requérante a pu demander l’audition de témoins et faire valoir des observations contre les dépositions, outre le fait que les questions destinées au jury ont été lues et qu’une copie en a été remise aux parties, lesquelles ont marqué leur accord sur le libellé proposé.
62. Le Gouvernement considère que la requérante a été à même de comprendre le verdict qui a été rendu et les raisons de sa condamnation, la procédure suivie ayant offert suffisamment de garanties contre l’arbitraire.
63. Il précise en outre que la présente espèce se distingue des affaires similaires dans lesquelles la Cour a jugé que la procédure d’assises antérieure à l’arrêt Taxquet de la Grande Chambre offrait trop peu de garanties quant à la motivation des condamnations (Castellino c. Belgique, no 504/08, 25 juillet 2013, Gybels c. Belgique, no 43305/09, 18 novembre 2014, Hechtermans c. Belgique, no 56280/09, 18 novembre 2014, Khaledian c. Belgique, no 42874/09, 18 novembre 2014, Yimam c. Belgique, no 39781/09, 18 novembre 2014, Devriendt c. Belgique, no 32001/07, 17 février 2015, Maillard c. Belgique, no 23530/08, 17 février 2015, Kurt c. Belgique, no 17663/10, 17 février 2015, et Magy c. Belgique, no 43137/09, 24 février 2015).
64. Il renvoie notamment aux explications de la chambre s’agissant du fait que la Cour de cassation explique comment l’arrêt sur la fixation de la peine doit être compris à la lumière de la décision sur la culpabilité de la requérante.
65. Le Gouvernement admet que ni les juges qui ont motivé la peine ni les juges de cassation n’étaient présents au délibéré du jury et qu’ils sont donc en principe mal placés pour traduire sous forme de motivation « l’intime conviction » des jurés. Il n’en demeure pas moins que, à l’instar des jurés, les trois magistrats de la cour d’assises ont entendu les experts. Il considère que l’on devine aisément que l’analyse des experts dans leur rapport du 30 octobre 2007 a forgé la conviction profonde des jurés et que leur opinion était déjà faite quand les experts ont unanimement conclu en sens inverse en 2008 après avoir été désignés par le président de la cour d’assises pour établir un rapport complémentaire. Il s’agit donc de l’intime conviction des jurés et l’objectif de l’obligation de motivation pouvait être atteint d’une autre manière que par la seule motivation expresse des décisions du jury.
C. L’appréciation de la Cour
1. Principes généraux
66. La Cour rappelle que la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l’article 6 ne s’oppose pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son verdict n’est pas motivé (Taxquet, précité, § 90). L’absence de motivation d’un arrêt qui résulte de ce que la culpabilité d’un requérant avait été déterminée par un jury populaire n’est pas, en soi, contraire à la Convention (Saric c. Danemark (déc.), no 31913/96, 2 février 1999, et Taxquet, précité, § 89).
67. Il n’en demeure pas moins que pour que les exigences d’un procès équitable soient respectées, le public et, au premier chef, l’accusé doivent être à même de comprendre le verdict qui a été rendu. C’est là une garantie essentielle contre l’arbitraire. Or, comme la Cour l’a déjà souvent souligné, la prééminence du droit et la lutte contre l’arbitraire sont des principes qui sous-tendent la Convention (Taxquet, précité, § 90). Dans le domaine de la justice, ces principes servent à asseoir la confiance de l’opinion publique dans une justice objective et transparente, l’un des fondements de toute société démocratique (Suominen c. Finlande, no 37801/97, § 37, 1er juillet 2003, Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH 2007-III, et Taxquet, précité).
68. La Cour rappelle également que devant les cours d’assises avec participation d’un jury populaire, il faut s’accommoder des particularités de la procédure où, le plus souvent, les jurés ne sont pas tenus de – ou ne peuvent pas – motiver leur conviction (Taxquet, précité, § 92). Dans ce cas, l’article 6 exige de rechercher si l’accusé a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation (Taxquet, précité, §§ 90 et 92, Judge c. Royaume-Uni (déc.), no 35863/10, 8 février 2011, Shala c. Norvège (déc.), no 1195/10, 10 juillet 2012, et Agnelet, précité). Ces garanties procédurales peuvent consister par exemple en des instructions ou éclaircissements donnés par le président de la cour d’assises aux jurés quant aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits, et en des questions précises, non équivoques soumises au jury par ce magistrat, de nature à former une trame apte à servir de fondement au verdict et à compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury (Papon c. France (déc.), no 54210/00, CEDH 2001-XII ; voir également Taxquet, précité). Enfin, doit être prise en compte, lorsqu’elle existe, la possibilité pour l’accusé d’exercer des voies de recours.
69. Eu égard au fait que le respect des exigences du procès équitable s’apprécie sur la base de la procédure dans son ensemble et dans le contexte spécifique du système juridique concerné, la tâche de la Cour, face à un verdict non motivé, consiste à examiner si, à la lumière de toutes les circonstances de la cause, la procédure suivie a offert suffisamment de garanties contre l’arbitraire et a permis à l’accusé de comprendre sa condamnation (Taxquet, précité, § 93). Ce faisant, elle doit garder à l’esprit que c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques (Salduz c. Turquie, [GC] no 36391/02, § 54, CEDH 2008, et Taxquet, précité, § 93).
70. Dans l’arrêt Taxquet (précité), qui concernait un requérant ayant comparu devant la cour d’assises avec sept coaccusés, la Cour a examiné l’apport combiné de l’acte d’accusation et des questions posées au jury. S’agissant de l’acte d’accusation, qui est lu au début du procès, elle a relevé que s’il indique la nature du délit et les circonstances qui déterminent la peine, ainsi que l’énumération chronologique des investigations et les déclarations des personnes entendues, il ne démontre pas « les éléments à charge qui, pour l’accusation, pouvaient être retenus contre [le requérant] » dans cette affaire. Surtout, elle en a relevé la « portée limitée » en pratique, dès lors qu’il intervient « avant les débats qui doivent servir de base à l’intime conviction du jury » (ibidem, § 95).
71. Quant aux questions posées, au nombre de trente-deux pour huit accusés, dont quatre seulement pour M. Taxquet, elles étaient rédigées de façon identique et laconique, sans référence « à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation », à la différence de l’affaire Papon, où la cour d’assises s’était référée aux réponses du jury à chacune des 768 questions posées par le président de cette cour (ibidem, § 96).
72. Il ressort de l’arrêt Taxquet que l’examen conjugué de l’acte d’accusation et des questions posées au jury devait permettre de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre par l’affirmative aux questions concernant le requérant, et ce afin de pouvoir notamment : différencier les coaccusés entre eux ; comprendre le choix d’une qualification plutôt que d’une autre ; connaître les motifs pour lesquels des coaccusés sont moins responsables aux yeux du jury et donc moins sévèrement punis ; justifier le recours aux circonstances aggravantes (ibidem, § 97). Autrement dit, il faut des questions à la fois précises et individualisées.
73. La Cour a par la suite été amenée à conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans un certain nombre de requêtes concernant la France (Agnelet, précité, ainsi que Fraumens c. France, no 30010/10, 10 janvier 2013 et Oulahcene c. France, no 44446/10, 10 janvier 2013) et la Belgique (paragraphe 63 ci-dessus), deux pays présentant des similitudes en matière de procédure devant les cours d’assises.
74. Elle a par ailleurs conclu à la non-violation de l’article 6 de la Convention lorsque les requérants avaient disposé de garanties suffisantes leur permettant de comprendre le verdict de condamnation prononcé à leur encontre. Ces affaires concernaient en particulier des hypothèses dans lesquelles il s’agissait notamment pour les requérants de comprendre les raisons d’une peine plus sévère, en appel, que pour un coaccusé contrairement au verdict rendu par une cour d’assises de première instance (Voica c. France, no 60995/09, 10 janvier 2013), l’absence de distinction entre certains éléments constitutifs du crime reproché (Legillon c. France, no 53406/10, 10 janvier 2013), ou encore les raisons d’une condamnation alors que l’intéressé niait les faits dont il était accusé (Judge, décision précitée, et Bodein c. France, no 40014/10, 13 novembre 2014).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
75. La Cour relève d’emblée que si la présente affaire concerne la motivation de la condamnation de la requérante à perpétuité pour l’homicide volontaire, commis avec préméditation, de ses cinq enfants, la question qui lui est soumise ne concerne ni la matérialité des faits et leurs modalités d’exécution, qui sont établis et reconnus par la requérante, ni les qualifications pénales retenues ou le quantum de la peine. En l’espèce, elle doit se prononcer sur le point de savoir si la requérante a pu ou non comprendre les raisons pour lesquelles les jurés l’ont jugée responsable de ses actes au moment de la commission des faits, et ce malgré les conclusions unanimes en sens contraire des experts psychiatres, qui ont présenté leur nouveau rapport à la fin des débats devant la cour d’assises (paragraphe 32 ci-dessus).
76. La Cour constate qu’au début du procès, l’acte d’accusation a été lu dans son intégralité, la nature de l’infraction à la base de l’accusation et les circonstances pouvant aggraver ou diminuer la peine ayant également été indiquées. Les charges ont ensuite été discutées contradictoirement, chaque élément de preuve ayant été débattu et l’accusée, assistée d’un avocat, ayant pu demander l’audition de témoins et réagir aux dépositions. Les questions posées par le président aux douze jurés à l’issue des débats, lesquels se sont déroulés sur une dizaine de jours, ont été lues et une copie en a été remise aux parties.
77. S’agissant de l’apport combiné de l’acte d’accusation et des questions posées au jury en l’espèce, la Cour relève tout d’abord que l’acte d’accusation exposait, sur cinquante-et-une pages, les faits et leur déroulement précis, les actes et les éléments de l’enquête, les expertises médico-légales, mais également, pour une part importante, le parcours de vie et la vie familiale de la requérante, ainsi que la motivation et les causes de son passage à l’acte meurtrier, au vu notamment des expertises psychologiques et mentales la concernant (paragraphe 29 ci-dessus). Elle souligne cependant que l’acte d’accusation avait une portée limitée pour la compréhension du verdict qu’allait rendre le jury, puisqu’il intervenait avant les débats qui constituent le cœur d’un procès d’assises (Taxquet, précité, § 95, et Agnelet, précité, § 65). Par ailleurs, concernant les constatations de fait reprises par cet acte et leur utilité pour comprendre le verdict, la Cour ne saurait se livrer à des spéculations sur le point de savoir si elles ont ou non influencé le délibéré et la décision à laquelle le jury est finalement arrivé (voir, notamment, Agnelet, précité, Voica, précité, § 49, et Legillon, précité, § 61). Les dispositions de l’article 6 imposent en particulier de comprendre les raisons qui ont conduit non pas les juridictions d’instruction à renvoyer l’affaire devant la cour d’assises, mais celles qui ont convaincu les membres du jury, après les débats au fond menés devant eux, d’arrêter leur décision sur la culpabilité.
78. Quant aux cinq questions posées en l’espèce, le jury a répondu par l’affirmative aux deux premières et par la négative à la cinquième. La première, posée à titre principal, concernait la culpabilité de la requérante, la deuxième portait sur la circonstance aggravante de préméditation et la cinquième, contrairement à ce que semble indiquer la requérante (paragraphe 52 ci-dessus), sur son état mental actuel, les autres questions étant subsidiaires et finalement devenues sans objet.
79. La Cour note, d’une part, que les conseils de la requérante n’ont pas formulé d’objections en découvrant les questions à poser par le président au jury, que ce soit pour les modifier ou pour en proposer d’autres. D’autre part, dès lors que la première question portait sur la culpabilité de la requérante, une réponse positive sur ce point impliquait nécessairement que les jurés la jugeaient responsable de ses actes au moment des faits. La requérante ne saurait donc soutenir qu’elle n’était pas en mesure de comprendre la position du jury sur ce point.
80. Certes, le jury n’a pas fourni de motivation à cet égard, ce dont se plaint la requérante. La Cour rappelle cependant que le respect des exigences du procès équitable s’apprécie sur la base de la procédure dans son ensemble, en examinant si, à la lumière de toutes les circonstances de la cause, la procédure suivie a permis à l’accusé de comprendre sa condamnation (Taxquet, précité, § 93). Or, un tel examen pourrait permettre, dans la présente affaire, de relever un certain nombre d’éléments susceptibles de lever les doutes éventuels de la requérante quant à la conviction des jurés s’agissant de sa responsabilité pénale au moment des faits. La Cour relève que, dès l’instruction, l’enquête s’est concentrée sur le parcours de la requérante, sa personnalité et son état psychologique au moment des meurtres, ce dont atteste l’acte d’accusation qui y consacre une part substantielle. En outre, non seulement les débats ont été menés contradictoirement en présence de l’accusée et de ses conseils mais, surtout, l’apparition d’éléments nouveaux, à savoir les lettres révélées par le psychiatre personnel de la requérante, a conduit le président à ordonner une nouvelle expertise psychiatrique (paragraphe 31 ci-dessus). Ces experts psychiatres ont alors changé d’avis et sont venus présenter leurs nouvelles conclusions (paragraphes 32 et 33 ci-dessus). Il est clair que, si les débats devant la cour d’assises constituent toujours le cœur d’un procès d’assises, en l’espèce la question de la responsabilité pénale de la requérante figurait quant à elle au centre de ces débats.
81. De plus, la Cour constate que l’arrêt sur la fixation de la peine, adopté par la cour d’assises composée à la fois des douze jurés et des trois magistrats professionnels, apporte également des éléments de motivation susceptibles d’éclairer la requérante sur les raisons ayant conduit le jury à retenir sa responsabilité pénale. Ainsi, tout en relevant les difficultés psychologiques de la requérante et les causes possibles de son passage à l’acte, la cour d’assises évoque expressément tant sa résolution à commettre les meurtres que sa froideur dans leur exécution (paragraphe 36 ci-dessus) : il s’agissait d’une conclusion logique compte tenu des réponses du jury aux questions. La Cour de cassation n’a d’ailleurs pas interprété autrement cet arrêt sur la peine, puisqu’elle a souligné que la prise en compte du sang-froid et de la détermination mis par la requérante à l’exécution des crimes donnait le motif de la cour d’assises pour retenir sa responsabilité pénale au moment des faits (paragraphe 39 ci-dessus).
82. Aux yeux de la Cour, le fait que l’arrêt sur la peine ait été rédigé par les magistrats professionnels, absents lors des délibérations sur la culpabilité, ne saurait remettre en cause la valeur et la portée des explications fournies à la requérante. Elle constate en effet tout d’abord qu’elles ont été fournies sans délai, à la fin de la session d’assises, puisque l’arrêt sur la peine a été rendu le 19 décembre 2008. Elle relève ensuite que si les juges professionnels ont formellement rédigé l’arrêt en question, ils ont pu recueillir les observations des douze jurés qui ont effectivement siégé à leurs côtés pour délibérer sur la peine et dont les noms apparaissent dans l’arrêt. Enfin, les juges professionnels ont eux-mêmes été présents tout au long des débats, ce qui devait leur permettre de situer correctement ces observations dans leur contexte.
83. Il reste que la requérante critique l’absence d’explications expresses quant à la divergence d’opinions entre le jury, qui a retenu sa responsabilité pénale, et les trois experts psychiatres qui, dans leur dernier rapport, ont exprimé un avis unanime selon lequel la requérante « était au moment des faits dans un état grave de déséquilibre mental la rendant incapable du contrôle de ses actions ». La Cour rappelle cependant que la recevabilité des preuves et leur appréciation relèvent au premier chef des règles de droit interne et qu’en principe, il revient aux juridictions nationales d’apprécier les éléments recueillis par elles. Sa tâche est d’assurer le respect des engagements résultant pour les États contractants de la Convention : il ne lui appartient pas, en particulier, de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention, mais de rechercher si une procédure envisagée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (voir, parmi beaucoup d’autres, Schenk c. Suisse, 12 juillet 1998, § 46, série A no 140, Bernard c. France, 23 avril 1998, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, et Bochan c. Ukraine (No 2), no 22251/08, CEDH 2015). Or, outre le fait que les experts ont eux-mêmes relativisé la portée de leurs conclusions, en précisant que leurs réponses correspondent à leur intime conviction tout en admettant qu’« elles ne sont jamais qu’un avis éclairé, non une vérité scientifique absolue » (paragraphe 32 ci-dessus), la Cour a déjà jugé que des déclarations faites par des experts psychiatres à l’audience d’une cour d’assises ne constituent que des éléments parmi d’autres soumis à l’appréciation du jury (Bernard, précité, § 40). Dès lors, le fait que le jury n’ait pas indiqué les raisons l’ayant conduit à adopter un avis contraire au rapport final des experts psychiatres, favorable à la requérante, n’a pas été de nature à empêcher la requérante de comprendre, comme cela a été relevé plus haut, la décision de retenir sa responsabilité pénale.
84. En conclusion, compte tenu de l’ensemble de ces circonstances, la Cour estime que la requérante a disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de culpabilité qui a été prononcé à son encontre.
85. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
Dit, par 10 voix contre 7, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 29 novembre 2016.
Françoise Elens-PassosGuido Raimondi
Greffière adjointePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Raimondi, Lazarova Trajkovska, Laffranque, Sicilianos, Lubarda, Grozev et Harutyunyan.
G.R.
F.E.P.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI, LAZAROVA TRAJKOVSKA, LAFFRANQUE, SICILIANOS, LUBARDA, GROZEV ET HARUTYUNYAN
1. Nous ne sommes malheureusement pas en mesure de suivre la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, eu égard notamment à la jurisprudence de la Cour dans son arrêt Taxquet c. Belgique ([GC] no 926/05, CEDH 2010) et aux circonstances de l’espèce. Nous estimons, au contraire, que les critères dégagés par la Cour dans cet arrêt, lus aussi à la lumière de la jurisprudence subséquente, n’ont pas été respectés en l’espèce.
2. Rappelons en effet, à titre liminaire, que la prééminence du droit et la lutte contre l’arbitraire sont des principes qui sous-tendent la Convention (voir, parmi d’autres, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 116, CEDH 2005‑X, et Taxquet, précité, § 90). Dans le domaine de la justice, ces principes servent à asseoir la confiance de l’opinion publique dans une justice objective et transparente, l’un des fondements de toute société démocratique (Taxquet, précité, ibid.)
3. La prééminence du droit, qui est l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique et qui est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996-III), trouve son expression par excellence dans l’article 6 de la Convention (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 46, série A no 301-B).
4. Ainsi, le droit à un procès équitable doit s’interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui énonce la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États contractants (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII).
5. En l’espèce, nous considérons que la requérante n’a pas bénéficié de garanties suffisantes pour un procès équitable reflétant le principe de la prééminence du droit, et plus particulièrement que l’absence de motivation de la décision des jurés sur sa culpabilité et sa responsabilité pénale ne satisfaisait pas aux exigences formulées dans l’arrêt Taxquet et qu’elle constituait, par conséquent, une violation de l’article 6 de la Convention.
1. Les principes dégagés par l’arrêt Taxquet
6. Dans son arrêt Taxquet, la Grande Chambre a constaté l’existence de l’institution du jury populaire sous des formes variées en Europe et insisté sur le fait qu’il ne saurait être question de la remettre en cause (§§ 83-84). Plusieurs Hautes Parties contractantes étaient d’ailleurs intervenues pour faire valoir des arguments en faveur de leur système national (France, Irlande et Royaume-Uni).
7. Il ressort de cet arrêt que, s’il faut « s’accommoder des particularités de la procédure » avec un jury populaire, « l’article 6 exige de rechercher si l’accusé a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation » (§§ 90-92).
8. La Grande Chambre a donné des exemples de garanties procédurales. Ces garanties peuvent consister par exemple en des instructions ou éclaircissements donnés par le président de la cour d’assises aux jurés quant aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits, et en des questions précises, non équivoques, soumises au jury par ce magistrat, de nature à former une trame apte à servir de fondement au verdict ou à compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury (Taxquet, précité § 92, et Papon c. France (déc.), no 54210/00, CEDH 2001‑XII). Enfin, doit être prise en compte, lorsqu’elle existe, la possibilité pour l’accusé d’exercer des voies de recours.
9. Appliquant ces principes aux circonstances de l’espèce dans l’affaire Taxquet, la Cour a estimé que ni l’acte d’accusation (dont l’utilité « dans la compréhension (...) est limitée ») ni les questions posées au jury (trente-deux pour sept accusés, dont quatre ne concernaient que le requérant et ne se référaient « à aucune circonstance concrète et particulière (...) ») ne comportaient des informations suffisantes quant à l’implication du requérant dans la commission des infractions reprochées. Elle distingue en l’espèce l’affaire Taxquet de l’affaire Papon c. France (décision précitée), où la cour d’assises s’était référée aux réponses du jury à chacune des 768 questions posées par le président de cette cour (§ 96). Par ailleurs, elle a observé qu’il n’y avait aucune possibilité d’appel contre les arrêts de la cour d’assises dans le système belge.
10. L’arrêt Taxquet consacre ainsi clairement la nécessité de comprendre non pas les raisons qui ont conduit les juridictions d’instruction à renvoyer l’affaire devant la cour d’assises, mais celles qui ont convaincu les membres de la cour d’assises, après les débats au fond menés devant eux, pour arrêter leur décision sur la culpabilité, la responsabilité et la peine y afférente.
11. Cette idée a été réaffirmée dans l’affaire Agnelet (Agnelet c. France, no 61198/08, 10 janvier 2013) ou encore dans les quatre autres arrêts rendus le même jour concernant la France (Oulahcene, Fraumens, Legillon et Voica c. France, respectivement nos 44446/10, 30010/10, 53406/10 et 60995/09, du 10 janvier 2013), ainsi que dans les arrêts postérieurs concernant la Belgique (Castellino c. Belgique, no 504/08, 25 juillet 2013, Gybels c. Belgique, no 43305/09, 18 novembre 2014, Hechtermans c. Belgique, no 56280/09, 18 novembre 2014, Khaledian c. Belgique, no 42874/09, 18 novembre 2014, Yimam c. Belgique, no 39781/09, 18 novembre 2014, Devriendt c. Belgique, no 32001/07, 17 février 2015, Maillard c. Belgique, no 23530/08, 17 février 2015, Kurt c. Belgique, no 17663/10, 17 février 2015, et Magy c. Belgique, no 43137/09, 24 février 2015).
2. L’application de ces principes au cas d’espèce
12. En l’espèce, il faut noter que l’arrêt insiste sur l’importance de l’acte d’accusation, qui exposait, en cinquante-et-une pages, les faits, les actes et les éléments de l’enquête, les expertises médico-légales, etc. (paragraphes 29 et 76-77 de l’arrêt). Toutefois, force est de constater que, comme l’admet la majorité, « l’acte d’accusation avait une portée limitée pour la compréhension du verdict qu’allait rendre le jury, puisqu’il intervenait avant les débats qui constituent le cœur d’un procès d’assises » (paragraphe 77 de l’arrêt).
13. Cela est d’autant plus vrai que les expertises médico-légales mentionnées dans l’acte d’accusation étaient celles qui avaient été recueillies avant le procès. L’expertise litigieuse, demandée pendant le procès par le président de la cour d’assises lui-même sur la base des éléments nouveaux – à savoir deux lettres de la requérante révélées durant le procès par son psychiatre personnel – ne figurait pas, par définition, dans l’acte d’accusation. Or c’est précisément cette dernière expertise, rendue par les trois psychiatres le 14 décembre 2008, qui est au cœur de la présente affaire dans la mesure où elle était unanime et où elle se situait aux antipodes des expertises précédentes. Rappelons en effet que la nouvelle expertise arrivait à la conclusion que la requérante « était au moment des faits dans un état grave de déséquilibre mental la rendant incapable du contrôle de ses actions et [qu’elle était à la date de cette nouvelle expertise] dans un état grave de déséquilibre mental justifiant un traitement au long cours ». Il en résulte que, dans la mesure où il ne reflétait aucunement cette volte-face spectaculaire, l’acte d’accusation, en tant que tel, était en l’occurrence d’une utilité très réduite, voire marginale, pour comprendre les raisons qui sous-tendaient le verdict subséquent des jurés.
14. Les cinq questions soumises aux jurés étaient, quant à elles, non circonstanciées et laconiques, à l’instar de ce que la Cour a conclu dans l’arrêt Taxquet et dans les autres affaires précitées relatives aux cours d’assises avec un jury populaire (voir notamment les arrêts concernant la Belgique cités au paragraphe 10 ci-dessus). Ces questions, plutôt standardisées, ne se référaient « à aucune circonstance concrète et particulière » (selon les termes précités de l’arrêt Taxquet). En effet, les questions-clés, la première et la cinquième, étaient rédigées comme suit :
« Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, est-elle coupable d’avoir, à Nivelles, le 28 février 2007, volontairement, avec intention de donner la mort, commis un homicide sur les personnes de [Y.M.], [N.M.], [My.M.], [Mi.M.] et [Me.M.]?
« Est-il constant que Geneviève LHERMITTE, accusée ici présente, est, soit en état de démence, soit dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale la rendant incapable du contrôle de ses actions ? »
15. Seul le jury a délibéré sur ces questions et ses réponses devaient se limiter à un « oui » ou à un « non », conformément au droit belge en vigueur à l’époque. Or de telles réponses ne constituent pas une véritable motivation. Prises isolément, elles n’étaient pas susceptibles de permettre à la requérante de « comprendre les raisons de sa condamnation » au sens de l’arrêt Taxquet.
16. Il en va de même de l’apport combiné de l’acte d’accusation, de la première et de la cinquième question. Certes, la question de la culpabilité et de la responsabilité pénale de la requérante, et donc de sa capacité à répondre ou non de ses actes devant la justice criminelle, était, comme l’a dit le Gouvernement, au centre des attentions du juge d’instruction et des enquêteurs. Cependant, il est important de rappeler que si les deux experts psychologues avaient conclu à l’irresponsabilité de la requérante (paragraphe 26 de l’arrêt), le collège des trois experts psychiatres avait, dans un premier temps, estimé le contraire (paragraphe 27 de l’arrêt).
17. L’apparition d’éléments nouveaux au cours des débats devant la cour d’assises, à savoir les lettres révélées par le psychiatre personnel de la requérante, a convaincu le président d’ordonner une nouvelle expertise de l’état de la requérante par le même collège d’experts psychiatres. Cela confirme le fait que si les débats constituent assurément le cœur du procès pénal, en l’espèce la question de la culpabilité et de la responsabilité pénale de la requérante figurait quant à elle au centre de ces débats. Partant, la volte-face des mêmes experts, durant les débats, en raison d’éléments nouveaux, avec cette fois une conclusion en faveur de l’irresponsabilité pénale de la requérante au moment des faits (et, partant, l’unanimité de tous les experts sur ce point) représentait incontestablement un élément essentiel des débats.
18. Par conséquent, nous estimons, compte tenu de l’importance de la question de la responsabilité pénale dans les circonstances de l’espèce, que la requérante était en droit d’attendre des explications sur les raisons qui avaient amené les jurés à écarter les conclusions unanimes des experts, y compris celles ordonnées et présentées pendant les débats. Or, ainsi qu’il est admis par le Gouvernement lui-même, « l’on devine aisément que l’analyse des experts dans leur rapport du 30 octobre 2007 a forgé la conviction profonde des jurés et que leur opinion était déjà faite quand les experts ont unanimement conclu en sens inverse en 2008 après avoir été désignés par le président de la cour d’assises pour établir un rapport complémentaire » (§ 65 de l’arrêt, les italiques sont de nous).
19. À notre avis, si elle constitue une explication probable de l’attitude des jurés, cette constatation très sincère du Gouvernement devrait être, à elle seule, un élément important, voire décisif pour conclure à la violation de l’article 6 en l’espèce. En effet, « deviner » est presque le contraire de « motiver » et de « comprendre ». Le Gouvernement concède explicitement, de surcroît, que les jurés s’étaient déjà forgé leur opinion avant la présentation de la nouvelle expertise et que, par conséquent, celle-ci n’a aucunement pesé dans la prise de leur décision. Autrement dit, suivant les dires du Gouvernement, un élément crucial du dossier a été tout simplement ignoré, avant d’être écarté, apparemment sans aucune raison particulière. On voit mal, dans ces conditions, comment on peut parler de garanties procédurales propres à permettre à l’accusée de comprendre les raisons de sa condamnation.
20. Par ailleurs, s’agissant des explications qui auraient été données par la cour d’assises (c’est-à-dire les jurés réunis cette fois avec les trois magistrats), puis par la Cour de cassation, nous partageons l’opinion exprimée par les juges Sajó, Keller et Kjølbro, jointe à l’arrêt de la chambre. En effet, il est difficile d’admettre qu’une motivation soit le fait non pas des personnes, jurés ou juges qui prennent la décision, mais de tiers qui n’ont pas assisté aux délibérations sur la question en cause. En tout état de cause, la fixation de la peine ne permettait pas de traiter de la question – distincte – de la culpabilité et de la responsabilité pénale. Quant à la Cour de cassation, si elle peut expliciter une motivation retenue par une juridiction inférieure en traitant des questions de droit, ce qui relève évidemment de sa compétence, elle ne saurait le faire lorsque la motivation n’existe tout simplement pas, comme en l’espèce, d’autant plus qu’en l’occurrence la question cruciale était d’ordre purement factuel et non pas juridique. Dans le même sens, on ne peut pas admettre qu’une cour suprême se substitue aux juges du fond pour dire à leur place quelles sont les raisons de leur décision : une telle pratique risquerait de paraître arbitraire.
3. Les modifications législatives et la jurisprudence postérieure à l’arrêt Taxquet
21. L’arrêt Taxquet a eu un retentissement important non seulement en Belgique, mais aussi dans d’autres pays et tout particulièrement en France. Il est significatif, en effet, que la loi no 2011-939 du 10 août 2011 ait notamment inséré un nouvel article 365-1 au code de procédure pénale français, libellé comme suit :
Article 365-1
« Le président ou l’un des magistrats assesseurs par lui désigné rédige la motivation de l’arrêt.
En cas de condamnation, la motivation consiste dans l’énoncé des principaux éléments à charge qui, pour chacun des faits reprochés à l’accusé, ont convaincu la cour d’assises. Ces éléments sont ceux qui ont été exposés au cours des délibérations menées par la cour et le jury en application de l’article 356, préalablement aux votes sur les questions.
La motivation figure sur un document annexé à la feuille des questions appelé feuille de motivation, qui est signée conformément à l’article 364.
Lorsqu’en raison de la particulière complexité de l’affaire, liée au nombre des accusés ou des crimes qui leur sont reprochés, il n’est pas possible de rédiger immédiatement la feuille de motivation, celle-ci doit alors être rédigée, versée au dossier et déposée au greffe de la cour d’assises au plus tard dans un délai de trois jours à compter du prononcé de la décision. »
22. Dans l’arrêt Agnelet (précité, § 34), la Cour, tout en constatant une violation de l’article 6 § 1 de la Convention s’agissant de procédures antérieures à l’adoption de la loi de 2011, a cité in extenso le nouvel article 365-I du code de procédure pénale. Par ailleurs, dans l’arrêt en question, dans les quatre autres arrêts rendus le même jour concernant la France (Oulahcene, Fraumens, Legillon et Voica c. France, précités), ainsi que dans l’arrêt Bodein c. France (no 40014/10, 13 novembre 2014), la Cour a inclus, à la fin de son appréciation et juste avant le constat de violation de l’article 6 § 1, un paragraphe identique, ainsi conçu :
« Enfin, la Cour prend note de la réforme intervenue depuis l’époque des faits, avec l’adoption de la loi no 2011-939 du 10 août 2011 qui a notamment inséré, dans le code de procédure pénale, un nouvel article 365‑1. Ce dernier prévoit dorénavant une motivation de l’arrêt rendu par une cour d’assises dans un document qui est appelé « feuille de motivation » et annexé à la feuille des questions. En cas de condamnation, la loi exige que la motivation reprenne les éléments qui ont été exposés pendant les délibérations et qui ont convaincu la cour d’assises pour chacun des faits reprochés à l’accusé. Aux yeux de la Cour, une telle réforme, semble donc a priori susceptible de renforcer significativement les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l’accusé, conformément aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention » (Agnelet, précité, § 72, Oulahcene, précité, § 56, Fraumens, précité, § 51, Legillon, précité, § 68, Voica, précité, § 54, Bodein, précité, § 43).
23. Dans la décision plus récente Matis c. France (no 43699/13, 6 octobre 2015), la Cour s’est pour la première fois prononcée sur une procédure pénale dans laquelle une telle « feuille de motivation » avait été rédigée et annexée à la procédure : or, il ressort de cette affaire qu’une motivation factuelle, même brève (elle tenait en l’espèce sur une page et était rédigée sous forme d’une succession d’alinéas), est susceptible de répondre aux exigences de l’article 6 de la Convention.
24. En Belgique, l’arrêt Taxquet a conduit à des évolutions comparables. En effet, par un arrêt du 19 mai 2009, la Cour de cassation opéra un revirement de jurisprudence et cassa pour la première fois un arrêt d’une cour d’assises au motif qu’il n’indiquait pas les motifs pour lesquels le demandeur avait été déclaré coupable de meurtre ni pourquoi la cause d’excuse de provocation qu’il invoquait n’avait pas été retenue (Cass., 19 mai 2009, Pas., 2009, no 330). Elle en fit de même dans plusieurs affaires ultérieures soulevant le même grief (voir, entre autres, Cass., 10 juin 2009, Pas., 2009, no 392 ; Cass., 17 novembre 2009, Pas., 2009, no 673, arrêts cités dans Magy, précité, § 18).
25. Peu après fut adoptée la loi du 21 décembre 2009 relative à la réforme de la cour d’assises, entrée en vigueur le 21 janvier 2010, qui prévoyait notamment qu’après avoir reçu la déclaration du jury sur la culpabilité, les magistrats professionnels se retiraient avec les jurés pour formuler les principales raisons de la décision prise par le jury, à consigner dans un arrêt dit de motivation (voir le paragraphe 42 du présent arrêt). Une nouvelle loi du 5 février 2016, entrée en vigueur le 29 février 2016, a franchi un pas supplémentaire. Désormais, le collège composé des magistrats professionnels et des jurés délibère sur la culpabilité. Les jurés seuls votent sur la culpabilité en répondant « oui » ou « non » aux questions posées au jury, et le collège formule ensuite les principales raisons de la décision du jury. Ces raisons sont reprises dans un arrêt motivé (voir les dispositions du code d’instruction criminelle, citées au paragraphe 43 du présent arrêt).
26. Ces évolutions législatives importantes sont brièvement relatées dans la partie « en fait » de l’arrêt (§§ 42-43). À notre avis, elles auraient mérité d’être mentionnées aussi dans l’appréciation de la Cour sur le fond, à l’instar de ce qui a été fait dans tous les arrêts précités concernant la France. En effet, ces réformes du droit belge semblent a priori susceptibles de renforcer significativement les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l’accusé, conformément aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.