TROISIEME SECTION
AFFAIRE GÜZELYURTLU ET AUTRES c. CHYPRE ET TURQUIE
(Requête no 36925/07)
ARRÊT
STRASBOURG
4 avril 2017
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 29/01/2019
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Helena Jäderblom, présidente,
Branko Lubarda,
Işıl Karakaş,
Helen Keller,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 février 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36925/07) dirigée contre la République de Chypre et contre la République de Turquie dont sept ressortissants chypriotes d’origine chypriote turque, M. Mehmet Güzelyurtlu (« le premier requérant »), Mme Ayça Güzelyurtlu (« la deuxième requérante », Mme Deniz Erdinch (« la troisième requérante »), Mme Emine Akerson (« la quatrième requérante »), Mme Fezile Kirralar (« la cinquième requérante »), Mme Meryem Özfirat (« la sixième requérante ») et M. Muzaffer Özfirat, (« le septième requérant »), ont saisi la Cour le 16 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes A. Riza QC, barrister‑at‑law, et E. Meleagrou, solicitor à Londres. Le gouvernement chypriote a été représenté par son agent, M. P. Clerides, procureur général de la République de Chypre (« le procureur général »). Le gouvernement turc a été représenté par son agent.
3. Invoquant les volets matériel et procédural de l’article 2 de la Convention, les requérants alléguaient que les autorités chypriotes et turques, y compris les autorités de la « République turque de Chypre du Nord » (la « RTCN »), n’avaient pas mené d’enquête effective sur le meurtre de leurs proches, Elmas, Zerrin et Eylül Güzelyurtlu. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, ils se plaignaient d’avoir été privés d’un recours effectif relativement au grief soulevé au titre du volet procédural de l’article 2.
4. Le 13 mai 2009, les griefs des requérants concernant le volet procédural de l’article 2 pris isolément et combiné avec l’article 13 ont été communiqués aux gouvernements défendeurs. La chambre a également décidé de statuer en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
5. Le 3 septembre 2009, le Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe (le « Centre AIRE ») a été autorisé à se porter tiers intervenant dans la procédure en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. La requête concerne le meurtre, perpétré le 15 janvier 2005, d’Elmas, de Zerrin et d’Eylül Güzelyurtlu, trois ressortissants chypriotes d’origine chypriote turque.
7. Les requérants sont des membres de la famille des défunts. Le premier requérant ainsi que la deuxième et la troisième requérantes sont les enfants d’Elmas et de Zerrin Güzelyurtlu et respectivement le frère et les sœurs d’Eylül Güzelyurtlu. Les quatrième et cinquième requérantes sont les sœurs de Zerrin Güzelyurtlu et la sixième requérante ainsi que le septième requérant sont ses parents.
8. Les cinq premiers requérants sont nés respectivement en 1978, 1976, 1980, 1962 et 1956. La sixième requérante et le septième requérant sont tous deux nés en 1933. Le premier requérant, la cinquième et la sixième requérantes ainsi que le septième requérant vivent en « RTCN ». La deuxième, la troisième et la quatrième requérantes vivent au Royaume-Uni.
A. Le contexte de l’affaire et le meurtre d’Elmas, de Zerrin et d’Eylül Güzelyurtlu
9. Elmas Güzelyurtlu était un homme d’affaires qui vivait avec son épouse Zerrin et sa fille Eylül en « RTCN ». En 2000, à la suite de la faillite de la banque dont il était propriétaire, Elmas Güzelyurtlu prit la fuite et s’installa à Larnaca, dans la partie de l’île de Chypre contrôlée par les autorités chypriotes. Son épouse et sa fille vinrent le rejoindre en 2001. En 2003, ils s’installèrent à Ayios Dometios, dans le district de Nicosie.
10. Le 15 janvier 2005 aux environs de 8 h 00, sur la route qui relie Nicosie à Larnaca, à proximité de la sortie pour Athiainou, un agent de police repéra une voiture noire de marque Lexus garée sur l’accotement. Le moteur tournait, le clignotant gauche fonctionnait et la portière au niveau du siège passager à l’avant était ouverte.
11. Zerrin et Eylül Güzelyurtlu furent trouvées mortes sur la banquette arrière de la voiture. Elmas Güzelyurtlu gisait, mort lui aussi, à une distance de 1,5 mètre du véhicule, dans un fossé. Tous trois portaient des pyjamas et des chaussons. Zerrin Güzelyurtlu avait du ruban adhésif sur le cou et deux rouleaux de ruban adhésif dans les mains. Zerrin Güzelyurtlu et sa fille Eylül Güzelyurtlu présentaient des rougeurs (ερυθρότητα) sur le bord des mains, ce qui indiquait qu’elles avaient été attachées avec du ruban adhésif. Elles présentaient également au niveau des tibias des contusions qui résultaient d’une lutte.
B. L’enquête et les mesures prises par les autorités chypriotes
12. Les détails de l’enquête ainsi que les mesures prises, tels qu’ils sont présentés par le gouvernement chypriote et qu’ils ressortent des documents qui ont été versés au dossier, peuvent être résumés de la manière suivante.
13. L’agent de police qui découvrit les corps alerta le commissariat central de police de Nicosie. Un certain nombre de policiers (parmi lesquels des hauts gradés) arrivèrent aux environs de 8 h 35 sur les lieux du crime, qui avaient déjà été bouclés et gelés.
14. La police et un médecin légiste procédèrent immédiatement à une inspection minutieuse des lieux. Des photographies furent prises et l’on effectua un enregistrement vidéo. Deux balles, deux douilles et un couteau de cuisine furent retrouvés à l’intérieur de la voiture. Une troisième douille fut ramassée à l’extérieur du véhicule.
15. Une équipe comptant huit enquêteurs fut mise en place.
16. La voiture fut enlevée afin de subir une inspection plus poussée.
17. Aux environs de 9 h 25, des policiers se rendirent au domicile des victimes à Ayios Dometios. La maison fut bouclée et gelée. L’équipe d’enquêteurs et un médecin légiste procédèrent à une inspection des lieux. Sur place, ils prirent des photographies, relevèrent des empreintes digitales et effectuèrent un enregistrement vidéo. Cette inspection permit de déterminer que les auteurs des meurtres avaient pénétré dans la maison par effraction en passant par une fenêtre. Une ventouse (βεντούζα) et des morceaux de ruban adhésif furent retrouvés devant la fenêtre à l’extérieur. Du ruban adhésif fut également trouvé dans les chambres des victimes, dans le salon et dans le garage. Le système de sécurité avait été désactivé à 4 h 35 ce jour-là et il apparut que l’une des caméras avait été orientée vers le haut à 4 h 29.
18. De nombreuses pièces à conviction furent recueillies sur les lieux du crime et au domicile des victimes. Elles furent envoyées aux services de criminalistique pour une expertise.
19. Le même jour, les dépouilles des victimes furent transportées à la morgue de l’hôpital général de Larnaca pour y être autopsiées. Les certificats de décès furent délivrés.
20. Le 16 janvier 2005, un médecin légiste procéda aux autopsies. Il fut établi que pour chacune des trois victimes le décès avait été causé par une grave lésion craniocérébrale provoquée par un coup de feu tiré par une arme à feu à courte distance, et que le décès résultait d’un acte criminel. Pendant les autopsies, des photographies furent prises et un enregistrement vidéo fut effectué. L’un des policiers présents pendant les autopsies rédigea un procès-verbal d’autopsie (ημερολόγιο ενέργειας) dans lequel il consigna entre autres les gestes et les constats du médecin légiste.
21. Pendant l’enquête, de nombreux témoins furent recherchés et interrogés, on étudia les listes des véhicules qui avaient franchi les points de passage entre le nord et le sud et on examina le système de sécurité du domicile des victimes ainsi que les disques durs de leurs ordinateurs afin de trouver des éléments pertinents concernant les déplacements de personnes et de véhicules à proximité de la maison au moment des faits. Il fut établi que la ventouse et le ruban adhésif avaient été achetés dans un magasin à Kyrenia (dans le nord de Chypre).
22. Il ressortit des éléments collectés que le 15 janvier 2005, entre 5 h 15 et 5 h 20, trois coups de feu avaient été entendus depuis la zone dans laquelle le véhicule et les victimes avaient été retrouvés.
23. Selon les dépositions des témoins qui furent recueillies par la police, au moment où les meurtres furent commis, on avait vu une voiture de marque BMW dépourvue de plaques d’immatriculation stationner derrière le véhicule des victimes. On avait également vu quatre personnes se tenant aux abords des véhicules et une personne sur le siège passager de la voiture de marque Lexus. On put en outre établir que le 14 janvier 2005, à 23 h 00, une voiture rouge de marque BMW portant des plaques d’immatriculation de la « RTCN » avait franchi le point de passage de Pergamos situé dans la base militaire souveraine britannique de l’Est, à Dhekelia, mais sans passer par le point de contrôle (checkpoint) situé dans la base. À 5 h 45 le lendemain, le même véhicule rentra en « RTCN » en franchissant le même point de passage, mais là encore sans subir de contrôle. Son conducteur, qui résidait en « RTCN », était accompagné d’une autre personne.
24. Sur la base des éléments recueillis, il fut établi que les victimes avaient été kidnappées à 4 h 41 le 15 janvier 2005 et assassinées entre 5 h 15 et 5 h 20.
25. Selon les rapports de police, cinq véhicules et plus de huit personnes étaient impliqués dans ces meurtres, ce qui suggérait que le crime avait été bien planifié et prémédité.
26. Des examens balistiques permirent d’établir que les balles avaient été tirées avec la même arme à feu ; deux des douilles étaient de fabrication roumaine et une douille était de fabrication turque.
27. Les premières étapes de l’enquête permirent d’identifier cinq suspects : M.C. (« le premier suspect »), E.F. (« le deuxième suspect »), F.M. (« le troisième suspect »), M.M. (« le quatrième suspect ») et H.O. (« le cinquième suspect »). D’après les documents fournis à la Cour, il apparaît que le premier, le deuxième, le troisième et le quatrième suspects étaient ressortissants chypriotes et citoyens de la « RTCN » tandis que le cinquième suspect était un ressortissant turc.
28. De l’ADN appartenant au premier, au deuxième et au quatrième suspects fut trouvé sur les pièces à conviction qui avaient été recueillies sur les lieux du crime et au domicile des victimes. De l’ADN appartenant au premier suspect fut aussi trouvé sur le volant de la voiture d’Elmas Güzelyurtlu. La police était déjà en possession de l’ADN de ces trois suspects car elle avait prélevé dans le passé du matériel génétique sur chacun d’entre eux dans le contexte d’autres infractions (possession illégale d’une arme à feu et cambriolage). De plus, il fut constaté que la voiture de marque BMW était enregistrée au nom du quatrième suspect et qu’elle avait été conduite par le premier suspect.
29. Des mandats d’arrêt avaient déjà été délivrés pour ces trois suspects à la suite d’autres infractions ; le premier suspect était recherché dans le cadre d’une affaire de stupéfiants et pour s’être procuré par des moyens frauduleux un passeport et une carte d’identité délivrés par la République de Chypre ; le deuxième suspect était recherché pour possession et transfert illégaux d’une arme à feu, et le quatrième suspect pour possession illégale d’une arme à feu.
30. Le lien entre les deux autres suspects et le meurtre fut établi sur la base d’autres éléments. De l’ADN appartenant à deux personnes non identifiées fut également relevé.
31. Le 20 janvier 2005, le tribunal de district de Larnaca délivra des mandats d’arrêt pour les cinq suspects au motif qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner qu’ils avaient commis les infractions de meurtre avec préméditation, de complot d’assassinat, d’enlèvement (απαγωγή) d’une personne en vue de commettre un meurtre (articles 203, 204, 217 et 249 du code pénal, chapitre 154) et de transfert illégal d’une arme à feu de catégorie B (articles 4 § 1 et 51 de la loi sur les armes à feu et autres armes (loi 113/(I)/2004, telle que modifiée)).
32. Le 21 janvier 2005, les autorités de police adressèrent aux services de l’immigration des messages leur demandant d’inscrire les suspects sur leur « liste des personnes à interpeller » (qui est un registre consignant le nom des individus dont l’entrée sur le territoire de Chypre et la sortie de ce territoire étaient interdites ou soumises à des contrôles) et leur enjoignant d’informer la police de toute tentative de la part desdits suspects de quitter la République.
33. Le 23 janvier 2005, la police pria Interpol de diffuser des notices rouges afin que l’on recherchât et que l’on arrêtât les suspects en vue de leur extradition.
34. Le 24 janvier 2005, le chef des services diplomatiques du président de la République demanda officiellement au représentant spécial et chef de mission (« le représentant spécial ») de la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (« l’UNFICYP ») de faciliter la remise aux autorités compétentes de la République de Chypre de tous les suspects ainsi que de tous les éléments de preuve relatifs au crime et/ou aux suspects se trouvant dans la partie nord de Chypre (paragraphe 129 ci-dessous).
35. Le 26 janvier 2005, Interpol diffusa des notices rouges pour les quatre premiers suspects et le 28 janvier 2005, l’organisation publia une notice rouge relative au cinquième suspect. Ces notices demandaient l’arrestation provisoire des suspects et indiquaient que l’extradition des intéressés serait requise de la part de tout pays avec lequel la République de Chypre était liée par un traité bilatéral d’extradition, par une convention d’extradition ou par toute autre convention ou tout autre traité contenant des dispositions relatives à l’extradition.
36. Les autorités de police n’ayant pas été en mesure de retrouver la trace des suspects dans les zones contrôlées par la République, elles demandèrent le 27 janvier 2005 la délivrance de mandats d’arrêt européens. Le même jour, le tribunal de district de Larnaca délivra des mandats d’arrêt européens pour les cinq suspects.
37. Alors que l’enquête se poursuivait, trois autres suspects furent identifiés : A.F. (« le sixième suspect »), S.Y. (« le septième suspect ») et Z.E. (« le huitième suspect »). Il ressort des documents remis à la Cour que le sixième et le huitième suspects étaient ressortissants chypriotes et citoyens de la « RTCN » tandis que le septième suspect était un ressortissant turc. Le sixième suspect était recherché par les autorités depuis 2003 dans une affaire de coups et blessures ayant provoqué de graves dommages corporels. Le dossier y afférent avait été « classé en attente » (Άλλως Διατεθείσα) en 2004.
38. Le 4 février 2005, le tribunal de district de Larnaca délivra contre ces trois suspects des mandats d’arrêt pour les mêmes motifs que ceux qui avaient été invoqués pour les mandats d’arrêt concernant les autres suspects (paragraphe 31 ci-dessus).
39. Le 10 février 2005, le même tribunal délivra des mandats d’arrêt européens contre ces trois suspects.
40. Le 11 février 2005, à la demande des autorités chypriotes, des notices rouges furent diffusées concernant ces trois suspects.
41. Le 14 février 2005, Interpol Ankara adressa à Interpol Athènes un message en réponse à la notice rouge relative au cinquième suspect. Ce message indiquait que le cinquième suspect était en garde à vue et que le ministère turc de la Justice avait été informé du crime qu’il était présumé avoir commis. Interpol Ankara précisait qu’en application du code pénal turc, un ressortissant turc qui avait commis dans un pays étranger un crime passible en droit turc d’une peine d’au moins trois ans d’emprisonnement pouvait être sanctionné par les tribunaux turcs. Interpol Ankara ajoutait que le droit turc interdisait d’extrader un ressortissant turc depuis la Turquie. Par conséquent, le ministère turc de la Justice souhaitait savoir s’il était possible que les documents d’enquête lui fussent transmis par l’entremise d’Interpol.
42. Le 15 février 2005, les autorités de police adressèrent aux services de l’immigration des messages relatifs à la « liste des personnes à interpeller » (paragraphe 32 ci-dessus).
43. Il ressort d’un courrier électronique daté du 7 mars 2005, envoyé par le chef des services diplomatiques du président de la République au négociateur en chef de l’Union européenne (UE) pour Chypre, qu’à cette époque-là les autorités chypriotes transmirent à l’UNFICYP un rapport provisoire établi par le laboratoire de génétique légale de l’institut chypriote de neurologie et de génétique afin de faciliter sa médiation pour la remise des suspects en l’espèce. La Commission européenne fut priée d’apporter toute l’assistance qu’elle était en mesure de fournir pour permettre que les auteurs des meurtres fussent traduits en justice. Une note interne relative à une conversation téléphonique montre que l’UNFICYP informa ultérieurement les services diplomatiques que le rapport susmentionné avait été transmis aux autorités de la « RTCN », lesquelles avaient jugé que les éléments de preuve que ce document contenait étaient insuffisants. Les autorités de la « RTCN » demandèrent à recevoir les bandes vidéo mais ne précisèrent pas si les suspects seraient livrés si ces bandes leur étaient fournies.
44. Le gouvernement chypriote soutient qu’au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête, de plus en plus d’éléments impliquant les suspects furent collectés. Plus de 180 dépositions furent recueillies auprès de différentes personnes, notamment des proches des victimes, des personnes qui connaissaient les victimes ou avaient des liens avec elles, ainsi que des personnes qui participaient à l’enquête. Les autorités procédèrent également à des tests ADN sur un certain nombre d’autres suspects éventuels, mais aucun lien avec le crime ne put être établi. Les représentants des requérants rencontrèrent également le procureur général et restèrent en contact téléphonique avec lui.
45. Le 12 juillet 2006, le huitième suspect fut arrêté par la police chypriote à Limassol (dans la région contrôlée par le gouvernement chypriote). Le lendemain, il fut placé en détention provisoire pour huit jours en application d’une ordonnance du tribunal de district de Larnaca délivrée au motif qu’il existait des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis des infractions réprimées par les articles 203, 204, 217 et 249 du code pénal (chapitre 154) ainsi que par les articles 4 § 1 et 51 de la loi sur les armes à feu et autres armes (loi 113/(I)/2004, telle que modifiée). Il fut toutefois remis en liberté à l’expiration de sa période de détention provisoire car, après l’avoir interrogé, les autorités ne disposaient pas de suffisamment d’éléments pour le relier aux infractions. Selon le rapport de police pertinent, certaines des allégations qu’il avait formulées n’avaient pas pu être vérifiées car la police chypriote n’était pas en mesure d’enquêter sur le territoire de la « RTCN ». De plus, le résultat des tests ADN n’avait pas permis de le relier au crime.
46. Dans une lettre datée du 26 juillet 2006, le procureur général assura aux représentants des requérants que la République « faisait tout ce qui était en son pouvoir – sachant qu’elle [n’avait] pas le contrôle effectif des territoires de la République qui étaient occupés par la Turquie (sur lesquels des personnes susceptibles d’être impliquées [se trouvaient à l’époque]) et compte tenu de la jurisprudence pertinente fondée sur la Convention – pour enquêter (...) sur les meurtres et pour faire juger les responsables par les tribunaux de la République ». Le procureur général leur indiqua également qu’il les informerait de l’avancée de l’enquête et répondrait aux questions qu’ils avaient soumises au nom de la famille des victimes, par exemple lors de réunions qui pourraient avoir lieu dans son bureau entre lui-même, les représentants des requérants et la police.
47. Un rapport établi par le service d’enquête de la police de Larnaca daté du 1er juillet 2007 indiquait que l’enquête avait été étendue aux bases britanniques et aux zones occupées de Kyrenia et Karavas. Il précisait que l’enquête était toujours en cours car les autorités attendaient des réponses de la part d’Interpol Ankara. Ce rapport préconisait également de féliciter les agents de l’équipe d’enquête pour leur travail remarquable dans cette affaire.
48. Les autorités n’étant pas en mesure de faire exécuter les mandats d’arrêt sur le territoire de la « RTCN » ni d’engager d’autres démarches par l’intermédiaire de l’UNFICYP, et la délivrance de mandats d’arrêt internationaux ne s’étant pas traduite par la remise des suspects par la Turquie, le policier chargé de l’enquête suggéra dans un rapport daté du 30 mars 2008 de « classer l’affaire en attente » (Άλλως Διατεθείσα) dans l’attente des développements à venir.
49. Le 7 avril 2008, le dossier de l’affaire, accompagné de la proposition susmentionnée formulée par l’équipe d’enquête de la police de Larnaca, fut transmis au procureur général. Ce dernier acquiesça à la proposition de l’équipe d’enquête de la police de Larnaca et le 24 avril 2008 il donna à la police l’instruction de resoumettre (εναποβληθεί) le dossier de l’enquête quand l’un, plusieurs ou la totalité des suspects seraient arrêtés, le cas échéant.
50. Le 19 mai 2008, le dossier de l’affaire fut transféré au coroner en vue de la procédure d’enquête judiciaire (enquête judiciaire nos 9/05, 10/05 11/05) devant le tribunal de district de Larnaca. Le tribunal fixa la date de la procédure au 18 août 2009. Selon le gouvernement chypriote, à cette date, la procédure fut reportée en octobre 2009 du fait de l’absence du premier requérant. L’agent chargé de l’enquête judiciaire informa le premier requérant de la procédure et lui demanda d’y prendre part car le témoignage d’un proche des victimes était nécessaire. Le gouvernement chypriote n’a fourni aucune autre information sur cette procédure.
51. Dans une lettre datée du 25 juin 2008 adressée au chef de la police, le procureur général nota que malgré tous les efforts déployés par les autorités, les suspects n’avaient pas été livrés à la République, qu’il s’était entretenu avec le président de la République et qu’à de nombreuses reprises il avait rencontré le barrister des requérants et avait parlé avec lui au téléphone. Le procureur général observa que ce dernier l’avait informé de l’intention des requérants de saisir la Cour d’une requête. Le procureur général considéra donc qu’il était nécessaire, et le barrister partagea ce point de vue, que des mandats d’arrêt internationaux fussent délivrés pour les suspects et que la Turquie, laquelle, en vertu des arrêts rendus par la Cour, était responsable de tout ce qui se passait dans les zones occupées, fût invitée à les exécuter. Il demanda que, si ce n’était pas déjà fait, des mandats d’arrêt internationaux fussent délivrés aussi rapidement que possible afin que les suspects pussent être remis à la République de Chypre.
52. Le 3 août 2008, le quatrième suspect fut tué en « RTCN ». Après la confirmation de son décès par l’UNFICYP, sur instruction du procureur général, le mandat d’arrêt le concernant fut annulé par le tribunal de district de Larnaca le 29 août 2008.
53. Le 6 août 2008, le procureur général transmit des instructions en vue de la préparation de demandes d’extradition qui seraient adressées à la Turquie en vertu de la Convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957, à laquelle les deux États étaient parties (paragraphes 164 et 165 ci‑dessous).
54. Le 23 septembre 2008, des demandes d’extradition concernant les six suspects restants (paragraphes 45 et 52 ci-dessus), accompagnées de traductions certifiées en langue turque de tous les documents, furent transmises par le ministère chypriote de la Justice et de l’Ordre public au ministère chypriote des Affaires étrangères pour communication par la voie diplomatique au ministère turc de la Justice. Ces demandes furent ensuite envoyées à l’ambassade de la République de Chypre à Athènes pour communication à la Turquie.
55. Par une lettre datée du 4 novembre 2008, l’ambassade de la République de Chypre à Athènes informa le directeur général du ministère chypriote des Affaires étrangères qu’à cette date les demandes d’extradition et une note verbale émanant du ministère chypriote de la Justice et de l’Ordre public avaient été déposées à l’ambassade de Turquie à Athènes dans une enveloppe scellée. L’huissier de l’ambassade avait remis l’enveloppe à l’officier de sécurité de l’ambassade. Aucun accusé de réception n’avait été délivré.
56. Par une lettre datée du 11 novembre 2008, l’ambassade de la République de Chypre à Athènes informa le directeur général du ministère chypriote des Affaires étrangères qu’à cette date un employé de l’ambassade de Turquie avait déposé auprès de l’officier de sécurité de l’ambassade chypriote une enveloppe sur laquelle seule l’adresse de l’ambassade chypriote était inscrite et qui contenait les demandes d’extradition ainsi que la note verbale émanant du ministère chypriote de la Justice et de l’Ordre public qui avaient été remises à l’ambassade de Turquie le 4 novembre 2008. La personne n’avait pas donné son identité et s’était contentée de déposer (παράτησε) l’enveloppe avant de repartir rapidement.
57. Par une lettre datée du 24 novembre 2008, le directeur général du ministère chypriote de la Justice informa le procureur général du retour de tous les documents susmentionnés et déclara qu’il était manifeste que la Turquie refusait de recevoir des demandes d’extradition concernant des fugitifs faites par Chypre en vertu de la Convention européenne d’extradition car la Turquie refusait de reconnaître la République de Chypre en tant qu’État.
58. Dans sa réponse datée du 26 novembre 2008, le procureur général déclara que le comportement de la Turquie à l’égard de la République de Chypre n’était pas celui que l’on attendait d’un État qui avait ratifié la Convention européenne d’extradition. Il ajouta qu’il n’appartenait toutefois pas au parquet général de déterminer les mesures à prendre mais que cette question devait être tranchée au niveau politique, par le ministère chypriote des Affaires étrangères en particulier.
59. Le gouvernement chypriote soutint que les mandats d’arrêt délivrés par Chypre étaient toujours en vigueur et qu’ils le demeureraient jusqu’à leur exécution en application de l’article 21 § 1 du code de procédure pénale.
C. L’enquête et les mesures prises par les autorités turques, y compris par celles de la « RTCN »
60. Les détails de l’enquête ainsi que les mesures prises, tels qu’ils sont présentés par le gouvernement turc et qu’ils ressortent des documents qui ont été versés au dossier, peuvent être résumés de la manière suivante.
61. Le 17 janvier 2005, les dépouilles des victimes furent transportées à l’hôpital d’État du Dr. Burhan Nalbantoğlu à Nicosie (« Lefkoşa ») en vue d’y être autopsiées. Les certificats de décès qui avaient été délivrés par la République de Chypre furent remis à la police de la « RTCN ».
62. Étant donné que la cause des décès appelait une enquête judiciaire effectuée par un coroner, la police de la « RTCN » sollicita l’ordonnance d’un tribunal en vue de la réalisation d’autopsies.
63. À la suite d’une audience devant le tribunal de district de Nicosie en « RTCN », le parquet général de la « RTCN » demanda au tribunal de lever l’obligation de procéder à des autopsies puisque pareils examens avaient déjà été effectués en République de Chypre. Ayant entendu les dépositions de deux agents de police et du médecin légiste de l’hôpital, le tribunal décida que des autopsies n’étaient pas nécessaires.
64. Le 18 janvier 2005, le premier requérant fit une déposition devant la police de la « RTCN ». Il était nécessaire qu’il donnât son avis concernant les suspects potentiels. Dans sa déposition, il allégua que les suspects probables étaient au nombre de cinq : M.C, E.F., F.M., M.M. et H.O. (paragraphe 27 ci-dessus). Les autorités de la « RTCN » vérifièrent les traces d’entrée et de sortie des suspects et établirent que le premier suspect avait traversé la ligne de démarcation en direction de la République de Chypre la nuit où les meurtres avaient été commis et qu’il était rentré en « RTCN » au petit matin. Il n’y avait aucune trace d’entrée ou de sortie des autres suspects ce jour-là.
65. Le 18 janvier 2005, le premier suspect fut conduit au commissariat central de police (Polis Genel Müdürlüǧü) de Kyrenia (« Girne ») pour y être interrogé par la police de la « RTCN ». Le véhicule de marque BMW qu’il avait utilisé pour franchir la frontière, considéré comme une pièce à conviction, fut saisi. Le même jour, le tribunal de district de Kyrenia délivra une assignation à comparaître pour le premier et le deuxième suspects, qui étaient soupçonnés de vol, d’importation de véhicule et de faux en écritures (Hirsizlik Araç Ithali ve Evrak Sahteleme). Le premier suspect fut placé en détention.
66. La voiture de marque BMW du premier suspect fut inspectée mais aucun élément n’y fut trouvé.
67. Le même jour (le 18 janvier 2005), le troisième et le quatrième suspects furent également conduits au poste de police pour être interrogés. Ce jour-là, le tribunal de district de Morphou (« Güzelyurt ») délivra un mandat d’arrêt pour le troisième et le quatrième suspects, qui étaient soupçonnés de faux en écritures, et précisément de fourniture de documents falsifiés et de fausses déclarations pour un véhicule portant une fausse immatriculation (Sahte Belge Düzenleme –Yalan Belge ve Beyanlarla Sahte Kayitla Araç Temin Etme).
68. Le 19 janvier 2005, le tribunal de district de Kyrenia délivra un mandat d’arrêt d’une validité de deux jours (Mahkeme: Zanlilarin 2 gün tutuklu kalmasina emir venir) pour le premier et pour le deuxième suspects, qui étaient soupçonnés de vol, de faux en écritures et de fourniture de « registres falsifiés, etc. » (Hirsizlik, Sahte Belge Düzenlemek, Sahte Kayut Temin Etmek v.s.).
69. Le deuxième suspect fut arrêté le lendemain et détenu au commissariat central de police de Lapithos (« Lapta »).
70. Le cinquième suspect était déjà parti pour la Turquie (le 18 janvier 2005) lorsque la notice rouge fut diffusée par Interpol le 28 janvier 2005 (paragraphe 35 ci-dessus).
71. Le 19 janvier 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » plaça également en détention provisoire pour deux jours le troisième et le quatrième suspects, qui étaient soupçonnés de vol et de faux en écritures.
72. La police de la « RTCN » perquisitionna les domiciles des quatre premiers suspects ainsi que celui d’une autre personne sur la base des mandats de perquisition qui avaient été délivrés par le tribunal de district de Morphou le 18 janvier 2005 (pour le troisième et le quatrième suspects) et par le tribunal de district de Kyrenia le 19 janvier 2005 (pour le premier et le deuxième suspects). Aucun élément de preuve ne fut trouvé.
73. Les dépositions des quatre suspects furent recueillies pendant que ceux-ci étaient en détention. Tous nièrent avoir participé aux meurtres. La police de la « RTCN » recueillit également les dépositions d’un certain nombre d’autres personnes, y compris des fonctionnaires, principalement en relation avec le véhicule de marque BMW qui avait, selon les dires du premier requérant, été utilisé par les meurtriers. D’après les éléments collectés, la voiture de marque BMW avait été transférée au premier suspect le 17 mai 2004.
74. Le 21 janvier 2005, à la suite d’une demande émanant de la police de la « RTCN », le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » prolongea la détention provisoire des quatre premiers suspects de trois jours parce qu’ils étaient soupçonnés de meurtre avec préméditation.
75. Le 22 janvier 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » délivra une assignation à comparaître concernant le cinquième suspect, qui était soupçonné de meurtre avec préméditation. Le commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » informa tous les autres postes de police du district que ce suspect était recherché et qu’un mandat avait été délivré.
76. À différentes dates, on recueillit les dépositions d’un certain nombre de personnes, notamment celle du premier requérant, dans le but d’obtenir des renseignements concernant le cinquième suspect.
77. Le 23 janvier 2005, le cinquième suspect, qui était entre-temps rentré en « RTCN », fut arrêté (paragraphe 75 ci-dessus).
78. Le 24 janvier 2005, la détention provisoire des quatre premiers suspects fut prolongée de trois jours par le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » parce qu’ils étaient soupçonnés de meurtre avec préméditation, meurtre et possession illégale d’une arme à feu et d’explosifs (Taamüden Adam Öldürme, Adam Öldürme, Kanunsuz Ateşli Silah ve Patlayici Madde Tasarrufu). Ce tribunal délivra également un mandat d’arrêt pour le cinquième suspect afin que celui-ci pût être placé en détention provisoire pendant trois jours.
79. Le 25 janvier 2005, le ministère turc des Affaires intérieures informa le commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » qu’une notice rouge avait été diffusée par Interpol pour les quatre premiers suspects. Ce ministère demanda la confirmation du décès d’Elmas Güzelyurtlu car les autorités turques le recherchaient en vue de l’extrader en « RTCN ». Il s’enquit également de la nationalité des quatre premiers suspects et demanda en particulier s’ils étaient ressortissants turcs ou non.
80. Le gouvernement turc allègue que le 23 et le 28 janvier 2005 le ministère turc des Affaires intérieures reçut des courriers électroniques provenant des bureaux d’Interpol dans la partie chypriote grecque de l’île qui indiquaient que l’organisation recherchait le premier, le deuxième, le troisième et le cinquième suspects en vue de leur arrestation et que lesdits suspects devaient être arrêtés s’ils entraient en Turquie.
81. Le 27 janvier 2005, la détention provisoire du premier, du deuxième, du troisième, du quatrième et du cinquième suspects fut prolongée de cinq jours par le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » parce que lesdits suspects étaient soupçonnés de meurtre avec préméditation.
82. Le même jour, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » délivra un mandat pour le sixième et le septième suspects (paragraphe 37 ci-dessus) aux fins de les faire comparaître devant le tribunal car ils étaient soupçonnés de meurtre avec préméditation. Par ailleurs, le tribunal de district de Kyrenia délivra un mandat de perquisition pour le domicile du cinquième suspect et le tribunal de district de Nicosie fit de même pour les domiciles des sixième et septième suspects.
83. Par une lettre datée du 27 janvier 2005, le commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » communiqua au ministère turc des Affaires intérieures des informations sur l’identité des suspects.
84. Le 28 janvier 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » plaça le sixième, le septième et le huitième suspects en détention provisoire (paragraphe 37 ci-dessus) pour trois jours car ils étaient soupçonnés de meurtre avec préméditation. Il émit également un mandat de perquisition pour le domicile du huitième suspect.
85. Le même jour, la police de la « RTCN » recueillit également une déposition du cinquième suspect.
86. Le 31 janvier 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » prolongea de huit jours la détention du sixième, du septième et du huitième suspects car ils étaient soupçonnés de meurtre avec préméditation.
87. Le même jour, le commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » sollicita auprès du ministère turc des Affaires intérieures un complément d’information à propos du casier judiciaire du cinquième suspect. Le casier judiciaire, la photographie et les empreintes digitales du cinquième suspect furent transmis au commissariat central de Nicosie en « RTCN » le 7 février 2005.
88. Le 1er février 2005, le tribunal de district de Nicosie en « RTCN » prolongea de sept jours la détention des cinq premiers suspects qui étaient soupçonnés de meurtre avec préméditation.
89. Le 2 février 2005, le commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » diffusa à tous les postes de police une note les informant qu’ils devaient également rechercher une autre personne, M.K., qui était aussi considérée comme suspecte dans l’affaire. Il apparut que ce suspect était parti pour la Turquie le 19 janvier 2005.
90. Le 7 février 2005, le commissariat central de police de Nicosie en « RTCN » pria le ministère turc des Affaires intérieures de vérifier le casier judiciaire de M.K. et de lui faire savoir si l’intéressé se trouvait ou non en Turquie.
91. Le 8 février 2005, la police de la « RTCN » prit des dépositions du premier, du deuxième, du troisième, du cinquième, du sixième et du huitième suspects. Une déposition supplémentaire fut recueillie le 11 février 2005 auprès du cinquième suspect. Tous nièrent être impliqués dans les meurtres.
92. Le 11 février 2005 ou aux alentours de cette date, tous les suspects furent remis en liberté faute d’éléments les reliant au crime.
93. Le gouvernement turc soutient que le 11 février 2005 les bureaux d’Interpol dans la partie chypriote grecque de l’île informèrent par un autre courrier électronique le ministère turc des Affaires intérieures qu’ils disposaient d’informations laissant à penser que le cinquième suspect s’apprêtait, le jour même, à se rendre à Mersin, en Turquie, et ils demandèrent aux autorités turques de prendre les mesures nécessaires.
94. Le cinquième suspect fut arrêté à la date susmentionnée au moment où il arrivait à Mersin. Le 15 février 2005, il fut conduit au parquet de Mersin, une instruction préliminaire fut ouverte pour les meurtres et il fut interrogé par le procureur. Le gouvernement turc soutient que le cinquième suspect fut remis en liberté faute d’éléments le reliant au crime en question et faute de demande d’extradition.
95. M.K. (paragraphe 89 ci-dessus) fut également repéré et le 25 mars 2005 il fut interrogé par la police au commissariat central de Kyrenia. Il nia toute implication dans les meurtres.
96. Le 15 avril 2006, les autorités inspectèrent un puits dans le village de Myrtou (« Çamlibel »), dans le district de Kyrenia, afin d’y trouver des éléments de preuve, en vain.
97. Tout au long de l’enquête, la police de la « RTCN » interrogea et recueillit les dépositions de nombreuses personnes qui connaissaient les suspects ou leur étaient liées d’une manière ou d’une autre. Il ressort d’un document intitulé « relevé de temps/feuille de travail » (İş Cetveli), qui figurait dans les dossiers internes de la police, ainsi que des copies des dépositions, que des déclarations furent recueillies auprès de divers témoins, notamment les suspects. La police rechercha aussi des éléments de preuve et releva des empreintes digitales.
98. Selon une note/instruction figurant dans le dossier « relevé de temps/feuille de travail », le 30 janvier 2006, l’inspecteur de police principal (Başmüfettiş – Tahkikat Memuru) de la « RTCN » avait écrit au directeur ‑ directeur adjoint de la police judiciaire (« Polis Müdürü Müavini – Adli Polis Müdürü ») de Nicosie en « RTCN » que sur les instructions orales du procureur général (Başsavcı) de la « RTCN », une copie du dossier relatif au meurtre d’Elmas, de Zerrin et d’Eylül Güzelyurtlu avait été préparée et qu’elle serait soumise pour avis au procureur général de la « RTCN ». Une note portant la même date émanant du directeur de la police judiciaire de Nicosie en « RTCN » informa le parquet général de la « RTCN » que le dossier relatif à l’affaire était prêt et qu’il avait été soumis au procureur général de la « RTCN ».
99. Le gouvernement turc soutient qu’à la suite d’un rapport établi par l’inspecteur de police principal de la « RTCN » l’affaire avait été classée comme « non résolue ». Le gouvernement turc a fourni une copie de ce rapport, qui était non daté. Selon ce rapport, il apparaît que la dernière mesure d’enquête fut prise le 22 mars 2007, lorsque le véhicule du cinquième suspect, qui avait été inspecté par la police de la « RTCN », fut remis à l’administration des douanes et des impôts de Nicosie en « RTCN » (Lefkoşa Gümrük ve Rüsumat Dairesi). L’inspection n’avait pas permis de recueillir le moindre élément concernant le crime. Dans ce rapport, l’inspecteur de police principal de la « RTCN » concluait que l’enquête que la police avait menée à partir de la date des meurtres et jusqu’à la date de la rédaction du rapport en question n’avait pas permis à la police de résoudre l’affaire. Il suggérait donc de classer l’affaire comme étant « non résolue à ce jour ».
100. Le 19 août 2009, le parquet général de la « RTCN » adressa une copie du dossier de l’affaire au ministère des Affaires étrangères de la « RTCN ». Il informa ce dernier que l’affaire avait été classée comme « non résolue à ce jour » sur les instructions du précédent procureur général de la « RTCN ».
101. Le gouvernement turc soutient que le dossier de l’affaire se trouvait aux mains du procureur général de la « RTCN » et qu’il restait ouvert dans l’attente de la soumission d’éléments de preuve par les autorités de la République de Chypre.
102. Le gouvernement turc assure qu’après avoir reçu le dossier d’enquête du gouvernement chypriote par l’intermédiaire de la Cour à la suite de la communication de l’affaire, la police de la « RTCN » interrogea une nouvelle fois le premier et le deuxième suspects le 24 février 2010. Les suspects nièrent être impliqués dans les meurtres.
103. Par la suite, dans le cadre d’une autre procédure, le 31 août 2010, la cour d’assises de Kyrenia déclara le premier et le deuxième suspects coupables, entre autres, du meurtre du garde du corps du premier requérant, et elle prononça des peines totalisant trente ans d’emprisonnement pour chacun des prévenus. Un recours formé par le premier et le deuxième suspects fut rejeté par la Cour suprême de la « RTCN » le 4 janvier 2012. Les deux suspects purgent actuellement leur peine.
104. Le gouvernement turc soutient que pendant cette procédure le premier suspect inscrivit sur un morceau de papier que le deuxième suspect avait tué trois personnes. De plus, après avoir été averti par la cour d’assises de Kyrenia que, s’il témoignait contre lui-même sous serment, son témoignage pourrait être utilisé contre lui, le deuxième suspect aurait déclaré : « j’ai personnellement assisté à ce qui s’est passé avec les Güzelyurtlu. C’est ce que je veux dire. Il y a également une chose, c’est ce qu’il m’a dit, (...) je ne l’ai pas vu, c’est ce qu’il m’a expliqué. À ce stade, je ne veux pas parler du meurtre des Güzelyurtlu, Messieurs les juges ». Dans son arrêt, la cour d’assises de Kyrenia nota qu’elle devait examiner plus attentivement les dépositions qui avaient été faites volontairement devant elle compte tenu du fait que le premier suspect avait retiré ses déclarations et formulé des déclarations différentes. Le premier suspect refusa de faire toute déposition devant la police.
105. À la suite du développement susmentionné, le procureur général de la « RTCN » réétudia le dossier d’enquête. Au regard des règles de preuve, il conclut que même si le premier suspect n’avait pas retiré sa déclaration, faute de tout autre élément de preuve, cette déclaration n’aurait pas été suffisante pour justifier une inculpation des suspects.
D. Les informations présentées par les requérants
1. Les informations tirées des déclarations faites par le premier requérant à ses avocats
106. Selon un résumé des déclarations faites par le premier requérant à ses avocats en 2006 et en 2007, le premier requérant a exposé, entre autres, les points ci-après :
107. Le matin du 15 janvier 2005, la police chypriote informa le premier requérant du décès de ses parents et de sa sœur. Le premier requérant se rendit à la morgue de Larnaca pour identifier les victimes. Il signa un formulaire autorisant des policiers à pénétrer au domicile de la famille à Ayios Dometios et à l’inspecter. Le premier requérant fut présent pendant une partie de l’inspection puis il se rendit avec des policiers dans les bureaux de son père à Nicosie, où les policiers saisirent des documents pour les besoins de l’enquête.
108. Le lendemain, le premier requérant se rendit à la morgue de Larnaca puis au poste de police de Larnaca, où il passa neuf heures à faire sa déposition. Dans sa déposition, il informa la police de l’identité des personnes qu’il soupçonnait d’avoir commis les meurtres et des motifs de ses soupçons.
109. Le 17 janvier 2005, le premier requérant ramena les dépouilles des victimes en « RTCN », où des obsèques eurent lieu.
110. Le 18 janvier 2005, le premier requérant eu des entrevues avec la police de la « RTCN ».
111. Le 19 janvier 2005, le premier requérant ainsi que la deuxième et le la quatrième requérantes se rendirent au commissariat central de police de Nicosie où on leur montra des photographies et des portraits d’un certain nombre de personnes et où on leur demanda s’ils les reconnaissaient. Certaines des photographies avaient été prises pendant les obsèques. Le premier requérant identifia l’un des suspects. Le lendemain, ils se rendirent de nouveau au commissariat central de police de Nicosie où on les informa que la police chypriote disposait de concordances ADN pour au moins trois des suspects et qu’elle avait trouvé d’autres traces d’ADN qui ne correspondaient malheureusement pas à des personnes enregistrées dans ses fichiers. Le premier requérant donna également aux policiers des informations concernant l’enquête menée par la police de la « RTCN ».
112. Pendant les deux semaines qui suivirent les meurtres, le premier requérant eut de fréquentes entrevues avec la police chypriote et la police de la « RTCN » et les deux parties de l’île le tinrent au courant des avancées de leurs enquêtes respectives. Le premier requérant, qui souhaitait éviter que les suspects ne fussent remis en liberté faute de preuves et qui entendait convaincre la police de la « RTCN » de livrer les suspects au gouvernement chypriote afin qu’ils fussent jugés, informa aussi chacune des deux parties de l’île de la progression de l’enquête qui était menée dans l’autre partie.
113. Le premier requérant eut des entrevues avec un certain nombre de hauts fonctionnaires de la « RTCN ».
114. En mars 2007, la police chypriote informa le premier requérant que la voiture et le matériel extrait du domicile et du bureau des victimes pouvaient lui être restitués. Elle lui exposa également les circonstances des meurtres, lui indiqua que l’enquête se poursuivait, que les éléments de preuve avaient été présentés à l’UNFICYP mais que les autorités de la « RTCN » refusaient de coopérer. La police chypriote montra au premier requérant des copies des notices rouges et des dépositions des témoins mais elle refusa de lui en donner copie. Elle apprit également au premier requérant que le dossier de l’affaire ne pouvait être transmis qu’à un tribunal (au moment voulu).
2. Les autres informations présentées par les requérants
115. Les représentants des requérants rencontrèrent le procureur général de la République de Chypre à propos de l’affaire en janvier 2006 et en juillet 2006.
116. De plus, le 1er février 2006, lors d’une réunion au commissariat central de police de Nicosie, les avocats des requérants furent informés que l’un des suspects avait été brièvement détenu en Turquie. La police chypriote avait reçu cette information des bureaux d’Interpol à Athènes.
117. Le 15 mars 2006, les requérants reçurent à leur demande un rapport d’avancement de l’affaire établi par la police chypriote. Les requérants disent qu’ils demandèrent tous les éléments de preuve mais que ceux-ci ne leur furent pas remis avec le rapport.
118. Le 15 juillet 2007, le premier requérant fit l’objet d’une tentative d’homicide à son domicile en « RTCN ». Pendant ce même mois, la police chypriote apprit également aux requérants que le mandat d’arrêt concernant l’un des suspects avait été annulé.
119. En mai 2009, le garde du corps du premier requérant fut assassiné.
120. Les requérants indiquent que le tribunal de district de Larnaca ajourna l’enquête judiciaire le 19 août 2009 pour raisons administratives et non du fait de l’absence du premier requérant. Le tribunal relança la procédure d’enquête judiciaire le 14 puis de nouveau le 20 octobre 2009. Trois des requérants y assistèrent avec leur barrister et un avocat local. L’enquête judiciaire se borna à déterminer si les décès avaient été causés par des homicides illicites. La juge renvoya l’affaire au procureur général car elle était dessaisie pour autant que la procédure pénale était concernée.
3. La correspondance
121. Les requérants, par l’intermédiaire de leurs représentants, envoyèrent à propos de l’affaire un certain nombre de lettres à divers hauts fonctionnaires chypriotes, turcs et de la « RTCN », notamment au président de la République de Chypre, au Premier ministre turc et au président de la « RTCN ».
122. Dans une lettre datée du 30 novembre 2006, le barrister des requérants informa le Premier ministre turc de l’affaire ainsi que de toutes les démarches qui avaient été engagées jusqu’à cette date. Par l’intermédiaire de leur barrister, les requérants indiquèrent entre autres au Premier ministre turc que le gouvernement chypriote s’était dit disposé à remettre les éléments de preuve pertinents à l’UNFICYP de manière à ce que cette dernière pût déterminer s’il existait des présomptions sérieuses contre les suspects, à la condition que, si l’UNFICYP concluait que tel était bien le cas, la « RTCN » s’engageât à livrer les suspects. L’UNFICYP n’étant pas prête à se charger de cette mission (paragraphe 149 ci-dessous) et la « RTCN » insistant pour ne prendre sa décision qu’après avoir reçu lesdits éléments de preuve, le barrister des requérants déclara : « j’estime que j’ai désormais épuisé les possibilités de parvenir par la négociation et la médiation au compromis souhaité ».
E. La participation des Nations unies
123. À la suite des meurtres, le gouvernement chypriote, les autorités de la « RTCN » ainsi que les requérants furent en contact avec les responsables de l’UNFICYP à propos de l’affaire à l’occasion d’un certain nombre de réunions et aussi par des échanges téléphoniques et de correspondance. Les informations pertinentes communiquées par les parties sont exposées ci‑dessous.
1. Les informations communiquées par le gouvernement chypriote
a) La note interne datée du 20 janvier 2005
124. Selon cette note, les autorités chypriotes prirent contact avec le représentant spécial de l’UNFICYP afin de déterminer si cette dernière pouvait intervenir. Elles indiquèrent à l’UNFICYP qu’elles avaient l’intention de mener une enquête complète sur le crime et que la police s’employait activement à recueillir des informations et des éléments de preuve. Elles précisèrent que certains de ces éléments devraient toutefois être recueillis dans les zones occupées. Le représentant spécial de l’UNFICYP déclara que l’UNFICYP était prête à apporter son aide mais il suggéra, au vu des difficultés, qu’il serait préférable que les deux parties de l’île fussent directement en contact l’une avec l’autre afin d’échanger des renseignements. Les autorités chypriotes lui firent savoir que ce n’était pas possible car la police chypriote ne pouvait pas avoir de contacts directs avec la police de la « RTCN » et que c’était pour cette raison que l’intervention de l’UNFICYP avait été sollicitée.
b) La note interne de la police chypriote datée du 21 janvier 2005
125. Selon cette note, une réunion se tint ce jour-là à l’initiative de la commandante et conseillère police senior de l’UNFICYP (« la SPA ») au quartier général de l’UNFICYP, à Nicosie, entre la SPA et l’assistant du chef de la police chypriote. L’agent de liaison de l’UNFICYP était également présent. La SPA y déclara qu’elle avait participé, le même jour, avec le chef de la police de la « RTCN » et en présence d’autres policiers ainsi que du procureur général de la « RTCN » à une longue réunion consacrée aux meurtres. Elle dit avoir informé le chef de la police de la « RTCN » que la police chypriote était en possession de matériel génétique qui reliait trois des suspects au crime (bien que la SPA ne fût pas à ce moment-là en mesure de préciser de quels suspects il s’agissait) ainsi que d’autres éléments permettant de relier deux autres personnes au crime, et que l’une des douilles qui avaient été retrouvées sur les lieux du crime était de fabrication turque. La SPA précisa qu’elle lui avait également indiqué que cinq mandats d’arrêt avaient été délivrés par un tribunal chypriote contre les suspects, dont quatre étaient détenus dans les prisons de la « RTCN ». Elle ajouta lui avoir dit craindre que si les suspects étaient remis en liberté ils risquaient de quitter la « RTCN », ce qui empêcherait ensuite de les arrêter. Elle rapporta que le chef de la police de la « RTCN » lui avait fait savoir que ces suspects étaient détenus pour des infractions mineures (vol de voiture) et qu’il était possible que le juge ne prolongeât pas leur détention. D’après lui, même si l’on pouvait penser que les autorités de la « RTCN » allaient s’efforcer d’obtenir leur maintien en détention, elles ne disposaient d’aucun élément qui leur permettrait de les accuser de meurtre. Le chef de la police de la « RTCN » avait ajouté que les suspects avaient certes déjà été interrogés à propos des meurtres et qu’ils avaient révélé des informations, mais que ce n’était pas suffisant, et qu’ils n’avaient pas fait de déclaration spontanée. Le chef de la police de la « RTCN » avait aussi dit à la SPA qu’il savait que la police chypriote ne disposait pas de suffisamment d’éléments et que seule une coopération entre les deux forces de police permettrait que des preuves supplémentaires fussent recueillies. Il lui avait également demandé si l’UNFICYP pouvait apporter son concours, et comment ; elle lui avait indiqué que l’UNFICYP ne pouvait intervenir que si l’une des deux parties de l’île déposait une demande d’aide officielle.
126. La SPA rapporta que le chef de la police de la « RTCN » lui avait fait part de ses préoccupations concernant les problèmes déjà rencontrés ainsi que ceux qui pouvaient surgir à l’avenir et qu’il avait indiqué qu’il jugeait souhaitable que les deux forces de police pussent trouver un terrain d’entente afin qu’une coopération fût possible en pareil cas. Il avait précisé que le ministre des Affaires étrangères de la « RTCN » était prêt à s’entretenir des questions de maintien de l’ordre et de sécurité publique avec le ministre des Affaires étrangères de Chypre et d’autres membres de la police chypriote afin de faciliter une coopération dénuée d’implications politiques (προεκτάσεις).
127. La SPA rapporta que l’agent de liaison de l’UNFICYP avait demandé s’il était possible que la Turquie fût associée, de manière à ce que les suspects pussent être extradés vers la Turquie et depuis la Turquie vers la République de Chypre. Le chef de la police de la « RTCN » avait répondu par la négative ; il était apparu que les autorités de la « RTCN » avaient déjà étudié la question mais qu’elles n’avaient pas pu y consentir car pareille mesure n’était pas prévue par leur législation. Le chef de la police de la « RTCN » avait suggéré que la police chypriote remît les éléments de preuve à la police de la « RTCN » afin que celle-ci pût arrêter et juger les suspects. Il avait ajouté que si la police chypriote donnait officiellement aux autorités de la « RTCN » des informations sur les éléments de preuve et les pièces à conviction relatifs à l’affaire et si elle demandait officiellement l’extradition des suspects, les autorités de la « RTCN » pourraient coopérer et éventuellement extrader les suspects. Selon lui, l’un des suspects se trouvait en Turquie mais il était apparu qu’il n’était pas relié aux meurtres. Il avait ajouté que les autorités de la « RTCN » étaient également en possession d’informations qui reliaient d’autres personnes aux meurtres.
128. Selon la SPA, les autorités de la « RTCN » étaient sincères et désireuses de coopérer. Elles avaient fait part, entre autres, de leur crainte de voir se multiplier les crimes de cette nature, c’est-à-dire de voir des criminels franchir les points de passage, commettre leurs forfaits puis repasser dans l’autre partie de l’île afin d’éviter d’être arrêtés et sanctionnés. La SPA précisa que l’UNFICYP était prête à apporter au gouvernement chypriote des conseils sur la manière de s’y prendre et à participer à d’éventuelles négociations afin de déterminer comment l’UNFICYP pourrait intervenir en vue de contribuer à l’enquête (εξιχνιαστει) sur les meurtres. La SPA demanda aux autorités chypriotes si Interpol pouvait intervenir car elle considérait qu’il était injuste que, bien que les auteurs d’un crime atroce aient été identifiés, ils pussent rester en liberté à la faveur d’un problème politique. Elle ajouta que la police de la « RTCN » avait demandé à ce que les Nations unies continuent de l’informer des développements de l’affaire et qu’elle avait promis qu’il en serait ainsi.
c) La lettre datée du 24 janvier 2005 adressée par les services diplomatiques du président de la République à la SPA
129. Cette lettre réaffirmait la détermination du gouvernement chypriote à faire traduire les suspects en justice. Elle indiquait que les autorités chypriotes avaient recueilli des preuves suffisantes, délivré des mandats d’arrêt pour cinq suspects et demandé à l’UNFICYP de faciliter la remise des suspects ainsi que des éléments de preuve aux autorités compétentes de la République de Chypre. Elle expliquait que la police chypriote avait délivré des mandats d’arrêt internationaux pour quatre des suspects et que ces mandats avaient été transmis au secrétariat général d’Interpol ainsi qu’à tous les États membres de cette organisation. Elle ajoutait que la police chypriote était en train de préparer un mandat d’arrêt international pour le cinquième suspect.
d) La note interne datée du 25 janvier 2005
130. Selon cette note, le procureur général de la « RTCN » n’avait pas l’intention de livrer à la police de la République de Chypre les trois suspects qui étaient détenus en « RTCN » pour les meurtres et il s’appuyait sur la Constitution de 1960 pour justifier sa position. Cette note ajoutait que le procureur général de la « RTCN » en avait fait part à l’UNFICYP. Un mémo joint émanant de l’UNFICYP contenait les déclarations suivantes :
« J’ai vu le [procureur général] M. A.S. à propos des enquêtes [qui ont été menées à cet égard] et des poursuites contre les coupables relativement au meurtre d’Elmas Güzelyurtlu. Il affirme qu’il n’existe aucune base juridique et/ou constitutionnelle justifiant de livrer les accusés aux autorités de la République, pour les raisons suivantes :
La Constitution de Chypre
Articles : 133, 153, 158, 159 §§ 2, 3 et 4
Loi sur l’administration de la justice 14/60
Article 4
Article 5
Article 20
Article 23
Il a adressé des observations aux Nations unies pour que le suspect turc détenu par la police grecque fût remis aux Turcs afin d’être poursuivi avec les autres ».
e) La note de la police datée du 25 janvier 2005
131. Selon cette note, la SPA rencontra la police au commissariat central de police de Nicosie après avoir le même jour eu une entrevue avec le chef de la police de la « RTCN ». Elle dit que ce dernier avait suggéré qu’une réunion secrète fût organisée avec la police chypriote sur un territoire neutre qui serait choisi par l’UNFICYP afin d’éviter toute manipulation politique. Elle ajouta que le procureur général de la « RTCN » avait donné son accord pour cette réunion. Elle indiqua que selon le chef de la police de la « RTCN », il était possible qu’il y eût davantage de suspects, et le premier requérant avait communiqué à la police chypriote des informations inexactes, et notamment une photographie qui était censée être celle du cinquième suspect allégué mais qui ne l’était pas. Le chef de la police de la « RTCN » avait suggéré qu’il fallait tout d’abord qu’un nombre égal de policiers du même grade provenant des deux parties de l’île prissent part à l’enquête et que l’on fît une présentation de toutes les pièces à conviction recueillies qui étaient susceptibles d’aider à résoudre cette affaire, comme les photographies et les empreintes digitales des suspects, ainsi que les échantillons de matériel génétique. Il avait ajouté que pour permettre le maintien en détention des suspects, les autorités de la « RTCN » souhaitaient avoir les résultats des tests ADN qui reliaient les suspects à l’affaire. Le chef de la police de la « RTCN » avait suggéré que par la suite la police de la « RTCN » devait recevoir des informations concernant les preuves balistiques, afin que les autorités de la « RTCN » pussent les comparer avec les informations stockées dans leur base de données. La SPA observa que dans aucune réunion il ne serait débattu de la question de savoir quelle partie livrerait les suspects à la justice, et qu’on se limiterait à ce stade à l’enquête sur l’affaire, sans donner lieu à la moindre considération d’ordre politique, ajoutant que cet aspect pourrait être abordé ultérieurement à un niveau politique. La police chypriote fit part de ses hésitations quant à l’utilité et aux répercussions d’une telle réunion. La police chypriote fit également savoir à la SPA qu’elle l’informerait de la décision du chef de la police à ce sujet.
f) La lettre datée du 18 mai 2006 adressée par le chef de la police chypriote au ministère des Affaires étrangères
132. Selon cette lettre, pendant les réunions qui eurent lieu avec l’UNFICYP et le conseiller police senior adjoint de l’UNFICYP (« le DSPA »), la SPA suggéra que les réunions entre la police chypriote, la police des bases souveraines britanniques et la police de la « RTCN » se tinssent au niveau des services techniques (τεχνικό υπηρεσιακό επίπεδο) dans le village mixte de Pyla, situé dans la zone tampon administrée par les Nations unies. Le chef de la police chypriote rejeta cette proposition, qui constituait selon lui un pas vers la reconnaissance d’un « pseudo-État » qui servait de refuge à des fugitifs. À ses yeux, il était vrai que les arguments avancés par l’UNFICYP concernant les réunions des comités techniques étaient valables car il existait un risque que le village de Pyla ne se transformât en refuge pour criminels. Il estimait toutefois que cette question pouvait être réglée par une coopération plus efficace entre l’UNFICYP et les autorités chypriotes. Le chef de la police chypriote cherchait à obtenir une position politique de la part du gouvernement chypriote concernant cette suggestion.
g) La note datée du 18 mai 2006 adressée par la police chypriote au chef de la police
133. Selon cette note, lors d’une réunion qui eut lieu le 17 mai 2006 entre la SPA, le DSPA, des membres de la police chypriote et l’équipe d’enquête, le DSPA fit part de ses préoccupations à propos d’une intensification de la collaboration entre criminels chypriotes grecs et criminels chypriotes turcs ainsi que de leurs déplacements d’une partie à l’autre de l’île. Le DSPA dit avoir reçu des informations générales sur les preuves qui avaient été collectées. Il demanda également :
– si la police chypriote avait l’intention de remettre les éléments de preuve à l’UNFICYP afin que celle-ci les transmît aux autorités de la « RTCN » en vue de permettre que les suspects fussent poursuivis ;
– si la police chypriote pouvait prendre les dispositions nécessaires afin que les suspects fussent conduits dans les locaux de l’UNFICYP au Ledra Palace Hotel, dans la zone tampon, et interrogés selon la « méthode de l’interrogatoire filmé », et, le cas échéant, si ce type de preuve serait recevable devant un tribunal chypriote ;
– si, dans le cas où l’un des suspects viendrait à faire une déclaration contre les autres suspects, les autorités chypriotes l’arrêteraient et introduiraient une procédure pénale contre lui.
134. La police chypriote l’informa que le procureur général avait pris des décisions relatives à des poursuites. Elle lui fit également savoir qu’elle coopérerait avec l’UNFICYP mais pas avec les autorités ou la police de la « RTCN ». Elle précisa que, malgré la diffusion des notices rouges, la Turquie avait refusé de coopérer et n’avait pas livré le cinquième suspect, qui était parti en Turquie. Selon la police chypriote, la Turquie l’avait arrêté mais l’avait ensuite remis en liberté.
135. Le DSPA déclara que la « RTCN », en vertu de sa propre législation, ne pouvait pas livrer des Chypriotes turcs. L’inspecteur de police principal souligna que la « RTCN » n’était pas un État.
136. Le DSPA suggéra également que les suspects pouvaient être livrés à un pays tiers comme la Grèce et que les démarches visant à les faire traduire en justice pouvaient être engagées depuis ce pays. Le commissaire principal de police indiqua que ce n’était pas envisageable et que la Turquie était dans l’obligation de se conformer au droit international.
137. Enfin, le DSPA suggéra que la question pouvait être débattue au sein du comité technique compétent (paragraphes 154, 155 et 156 ci‑dessous) afin d’éviter qu’elle ne prît une dimension politique, dans l’optique de trouver des solutions pour une coopération et de faire traduire les auteurs du crime en justice. On lui indiqua qu’il s’agissait là d’un sujet sensible et que les aspects politiques ne pouvaient pas être ignorés ; on lui précisa que si les autorités du « pseudo-État » étaient désireuses de boucler l’enquête et de traduire les auteurs en justice, elles devaient cesser d’abriter des criminels.
h) La note interne relative à une réunion du 20 juin 2006 entre l’UNFICYP et la police chypriote
138. Selon cette note, lors de cette réunion, le DSPA fit observer qu’il s’efforçait de convaincre les autorités de la « RTCN » de livrer les suspects. La police chypriote lui fit savoir qu’elle ne communiquerait aucune preuve aux autorités du « pseudo-État » et qu’elle ne coopérerait pas avec elles, mais qu’elle était disposée à coopérer avec l’UNFICYP sans que cela n’impliquât pour autant la moindre reconnaissance d’une entité illégale.
2. Les informations communiquées par le gouvernement turc
a) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion du 24 janvier 2005
139. Le 24 janvier 2005, une réunion se tint entre le secrétaire privé du Premier ministre de la « RTCN », la SPA, le chef de l’unité des affaires civiles de l’UNFICYP et l’émissaire du président de la République de Chypre concernant les suspects se trouvant en détention. Selon le procès-verbal de cette réunion, les autorités de la « RTCN » avaient besoin des résultats des tests ADN qui avaient été effectués par les autorités chypriotes grecques, lesquelles étaient réticentes à les leur transmettre au prétexte que cela constituerait une reconnaissance [de facto] de la « RTCN ». Les autorités de la « RTCN » suggérèrent que ces résultats pouvaient leur être transmis par l’intermédiaire de l’UNFICYP. Un document officieux daté du 24 janvier 2005 fut remis à l’émissaire. Ce document était ainsi libellé :
« Selon la Constitution de Chypre (article 159), toute affaire concernant exclusivement des Chypriotes turcs doit être portée devant des tribunaux chypriotes turcs.
Dans le cas du meurtre d’Elmas Güzelyurtlu et de sa famille, tous les suspects étant des Chypriotes turcs, l’affaire doit être examinée par des juges chypriotes turcs au sein de tribunaux chypriotes turcs.
Dans la mesure où les actes ont eu lieu dans la partie chypriote grecque et où tous les éléments de preuve ont été recueillis avec efficacité par la police chypriote grecque, une coopération est nécessaire pour que justice soit faite.
Compte tenu de l’urgence de la situation, nous devons agir ensemble immédiatement. Pour commencer, le rapport de l’analyse ADN est nécessaire afin que les tribunaux puissent délivrer une ordonnance qui permettra de maintenir les suspects en détention pendant la procédure.
C’est une question d’ordre humanitaire qui n’a rien à voir avec la politique. Les considérations politiques ne doivent pas faire obstacle au travail de la justice. »
b) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion du 25 janvier 2005
140. Le 25 janvier 2005, le chef de la police de la « RTCN » eut une entrevue avec la SPA, qui lui communiqua des détails sur les circonstances des meurtres. Selon le procès-verbal de cette réunion, Elmas Güzelyurtlu était connu dans toute l’île de Chypre et était soupçonné de nombreux délits, dans certains desquels les suspects étaient également impliqués. Ce procès-verbal indiquait que les informations détenues par la police chypriote grecque étaient suffisantes pour permettre la délivrance de mandats d’arrêt concernant les suspects. Il était ajouté que bien que la police de la « RTCN » ait déjà délivré pareils mandats, elle ne disposait pas d’éléments qui lui auraient permis d’engager des poursuites contre les suspects et elle avait besoin de davantage d’informations. La SPA demanda qu’on lui fît des suggestions.
c) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion du 26 janvier 2005
141. Le 26 janvier 2005, une réunion se tint entre des responsables de l’UNFICYP et des fonctionnaires de la « RTCN », dont le vice-Premier ministre de la « RTCN ». Selon le procès-verbal, on posa pendant cette réunion la question de savoir si les autorités chypriotes grecques étaient disposées à transmettre les éléments de preuve. Le vice-Premier ministre de la « RTCN » précisa que si cette transmission avait lieu, la détention des suspects serait prolongée et qu’ensuite, si les tribunaux de la « RTCN » estimaient que ces éléments étaient dignes de foi, les suspects seraient livrés à [la République de Chypre] par l’intermédiaire de l’UNFICYP.
d) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion du 31 janvier 2005
142. Le 31 janvier 2005, une autre réunion se tint entre des responsables de l’UNFICYP et des fonctionnaires de la « RTCN ». Selon le procès-verbal, les responsables de l’UNFICYP présentèrent les notices rouges délivrées par Interpol pour trois des suspects détenus en « RTCN ». Ils précisèrent que les autorités chypriotes grecques étaient réticentes à communiquer les résultats des tests ADN pratiqués sur les suspects et qu’elles ne voulaient pas collaborer avec la « RTCN ».
e) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion du 7 février 2005
143. Lors d’une réunion qui se tint le 7 février 2005, des responsables de l’UNFICYP ainsi que le Premier ministre de la « RTCN » discutèrent de la réticence des autorités chypriotes grecques à coopérer.
f) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion du 18 février 2005
144. Le 18 février 2005, une réunion se tint entre le chef de l’unité des affaires civiles de l’UNFICYP et le sous-secrétaire du ministère des Affaires étrangères de la « RTCN ». Le premier déclara que les autorités chypriotes grecques étaient en train de changer d’attitude concernant une coopération avec la « RTCN » et qu’elles prévoyaient d’envoyer les éléments de preuve par l’intermédiaire de l’UNFICYP. Il demanda également au sous-secrétaire si les suspects pouvaient être arrêtés de nouveau et remis aux autorités chypriotes grecques par l’intermédiaire de l’UNFICYP. Le sous-secrétaire répondit qu’en vertu des accords de 1960, si les suspects étaient turcs, ils devaient alors être jugés dans un tribunal turc.
g) Les informations tirées du procès-verbal d’un entretien téléphonique du 30 mars 2005
145. Le 30 mars 2005, le chef de l’unité des affaires civiles de l’UNFICYP eut un entretien téléphonique avec le chef des affaires consulaires de la « RTCN ». Le premier informa le second que les tribunaux situés sur le territoire des bases souveraines britanniques n’étaient pas compétents pour juger les suspects ; il ajouta que les tribunaux de la République de Chypre pourraient toutefois siéger sur le territoire des bases, où pourraient avoir lieu les audiences. Le chef des affaires consulaires déclara que les autorités de la « RTCN » n’envisageaient pas de prendre la moindre mesure avant que les éléments de preuve et les dossiers ne leur fussent transmis parce qu’il était à leurs yeux inacceptable que les autorités chypriotes grecques travaillent seules dans cette affaire.
h) Les informations tirées du procès-verbal d’une réunion du 5 avril 2005
146. Le 5 avril 2005, des responsables de l’UNFICYP rencontrèrent dans le cadre d’une réunion générale le chef des affaires consulaires de la « RTCN », qui indiqua que les résultats des tests ADN qui avaient été remis aux autorités de la « RTCN » n’étaient pas suffisants pour leur permettre de faire avancer le dossier de l’affaire. Il ajouta que les autorités de la « RTCN » avaient besoin de davantage de preuves concrètes, comme des dossiers d’enquête de police et des enregistrements faits par des caméras de vidéosurveillance. Le chef de l’unité des affaires civiles de l’UNFICYP promit d’en parler avec les autorités chypriotes grecques.
3. La correspondance pertinente entre les requérants et l’UNFICYP
147. En 2005 et 2006, les représentants des requérants et des responsables de l’UNFICYP échangèrent de la correspondance à propos de l’enquête relative aux meurtres. Le texte des communications les plus pertinentes qui eurent lieu entre l’UNFICYP et les représentants des requérants est reproduit plus bas.
148. Dans une communication à l’UNFICYP datée du 19 décembre 2005, le barrister des requérants demanda entre autres la divulgation de toutes les informations possibles ayant trait aux efforts déployés par l’UNFICYP dans cette affaire, en particulier concernant la méfiance et l’absence de coopération entre les deux parties. Il voulait vérifier que toutes les voies de recours locales avaient bien été épuisées et souhaitait que l’UNFICYP l’aidât à se forger une idée générale de l’attitude des deux parties. Il ajouta qu’en cas d’échec de tous les moyens légaux qui auraient permis de poursuivre les suspects de ce crime haineux, il avait pour instruction d’introduire auprès de la Cour une requête contre la Turquie et Chypre.
149. Dans une lettre adressée aux représentants des requérants datée du 23 février 2006, la SPA déclarait entre autres :
« 1. La conseillère police senior (SPA) de la police des Nations unies à Chypre a commencé à travailler sur l’affaire le 16 janvier 2005 à la demande de l’assistant du chef de la police de la République de Chypre, (...) qui informa à l’époque la conseillère police senior de l’affaire. Il fut demandé à la SPA de faciliter les échanges d’informations entre les deux parties de l’île.
2. À aucun moment il ne fut demandé à la SPA de contribuer de manière opérationnelle à l’enquête sur les meurtres ni d’appréhender les suspects. Si [on le lui avait] demandé, cette demande n’aurait pas été acceptée car son objet sort du mandat de l’UNFICYP.
(...) (illisible)
4. Une copie du rapport d’enquête préliminaire élaboré par les autorités au sud a été remise aux autorités chypriotes turques, avec le concours de la SPA. L’UNFICYP s’est cantonnée à un rôle de médiation et n’a donc ni vérifié le contenu du rapport ni conservé une copie de ce document.
5. Il est impossible d’établir précisément à quel moment la question du lieu du procès s’est posée car cette question ne relève pas de la compétence de la SPA et celle-ci n’avait pas d’informations à ce sujet.
6. L’UNFICYP s’efforce de faciliter les échanges d’informations sur les enquêtes pénales lorsque l’une ou l’autre partie le lui demande. (...)
(illisible)
8. Comme vous le savez peut-être, l’UNFICYP ne fait pas partie du système judiciaire interne de la République de Chypre et ne dispose pas du pouvoir exécutif. L’UNFICYP ne constitue nullement un élément des « voies de recours internes » offertes aux victimes d’un crime dans la [République de Chypre] ».
150. Un courrier électronique envoyé par le DSPA à la représentante des requérants, Mme Meleagrou, le 25 octobre 2006, comportait notamment les déclarations suivantes :
« Je prends note de votre demande et je vous assure que les Nations unies font tout leur possible pour apporter leur coopération sur toute question de nature pénale, en particulier (...) dans cette affaire des plus graves. Si l’UNFICYP ne ménage pas sa peine pour parvenir à une conclusion dans cette affaire, il est regrettable que l’on se trouve actuellement dans l’impasse parce que les deux parties ne parviennent pas à s’entendre sur la marche à suivre. Je prends note de vos remarques sur les aspects suivants :
La [République de Chypre] va remettre aux Nations unies à Chypre tous les éléments de preuve relatifs aux suspects de manière à ce que l’équipe juridique des Nations unies puisse évaluer les preuves et déterminer s’il existe ou non des présomptions sérieuses contre ces derniers. La [République de Chypre] ne le fera que si les autorités de la « RTCN » prennent l’engagement de livrer les suspects à la [République de Chypre] afin qu’ils soient jugés dans l’hypothèse où les Nations unies seraient convaincues (éventuellement après une discussion avec la « RTCN » – la parenthèse en italiques ne fait pas à strictement parler partie de la proposition à ce stade mais nous pourrions être amenés à avancer ce point pour faciliter les choses) qu’il existe des présomptions sérieuses contre les suspects :
1. La [République de Chypre] ne remettra aucun élément de preuve aux fins d’une organisation d’un procès au nord, même si un autre pays (le Royaume-Uni) a dans le passé contribué à rendre possible l’organisation dans le nord de l’île d’un procès [portant sur] un crime grave qui avait été commis au Royaume-Uni.
2. Les voies légales suivies au nord n’autorisent pas que des suspects [des Chypriotes turcs] soient livrés à des autorités au sud ni à tout autre pays, quelles que soient les circonstances.
L’UNFICYP se tient donc prête à apporter son concours [de toutes les manières possibles] dans cette affaire, [mais] je n’entrevois pas de résolution tant qu’une partie ou l’autre ne fera pas de concessions sur sa position actuelle. Soit la [République de Chypre] accepte de remettre tous les éléments de preuve au nord et offre sa coopération pleine et entière en matière de police et de preuve afin qu’un procès puisse avoir lieu dans cette « juridiction », soit le nord accepte de remettre les suspects [sur la base de] preuves suffisantes pour permettre la [délivrance] d’un mandat d’arrêt au nord, dans l’optique de la remise des suspects à l’UNFICYP, qui sera chargée de les livrer à la [République de Chypre].
Comme toujours, l’UNFICYP est prête à coopérer par tous les moyens à sa disposition. »
151. Un courrier électronique adressé par l’UNFICYP à la représentante des requérants, Mme Meleagrou, le 16 novembre 2006, contenait les déclarations suivantes :
« Comme indiqué dans le précédent courrier électronique que je vous ai adressé, l’UNFICYP se tient prête à faciliter les négociations entre les deux parties de l’île dans cette affaire et poursuit ses efforts dans le but de trouver une solution. Cependant, l’UNFICYP n’est pas en mesure de mandater formellement un expert qualifié qui statuerait officiellement sur les preuves détenues par la République de Chypre. Il a déjà été indiqué que bien que l’UNFICYP estime qu’il existe des preuves à première vue suffisantes pour que les deux parties puissent parvenir à une position appropriée, elle se félicite de la remise par la République de Chypre de toute autre preuve, copie ou tout autre élément susceptible de faire progresser un dialogue constructif entre les deux parties. Je rappelle ci-après les options qui pourraient à mon avis faciliter l’avancée de négociations fructueuses :
La [République de Chypre] [devrait], sans préjudice, remettre à l’UNFICYP toutes les preuves nécessaires, en permettant qu’elles soient utilisées de la manière que l’UNFICYP juge appropriée, dans l’optique de la négociation de l’arrestation des auteurs présumés des meurtres et de leur remise à l’UNFICYP, laquelle livrerait ces derniers aux autorités de la partie au sud aux fins d’un procès. Cependant, sans garantie manifeste que le nord arrêtera et livrera les auteurs présumés, les chances de succès sont minces.
La seule autre solution consiste à ce que la [République de Chypre] remette toutes les preuves à l’UNFICYP, qui les transmettra aux personnes compétentes au nord dans l’optique d’y faire ouvrir un procès. Cette option a déjà été rejetée par la [République de Chypre]. »
4. Les autres documents pertinents : les rapports du Secrétaire général des Nations unies sur l’opération des Nations unies à Chypre
152. Les parties pertinentes des rapports du Secrétaire général des Nations unies sur l’opération des Nations unies à Chypre sont reproduites ci-après :
153. Rapport du 27 mai 2005 :
« 23. Les contacts officiels entre les parties se ressentent d’une méfiance prononcée. Le 15 janvier 2005, trois membres d’une famille chypriote turque qui vivait au sud ont été tués (...). Huit suspects ont été arrêtés au nord, alors que tous les éléments de preuve se trouvent au sud. Les efforts déployés par la Force pour aider les parties à poursuivre les suspects en justice se sont révélés vains et tous les suspects ont été libérés, au nord. Cette affaire illustre le nombre grandissant d’infractions qui exercent leurs effets à travers la ligne de cessez-le-feu, comme la contrebande, le trafic de drogues, l’immigration illégale et la traite des personnes. Ces problèmes ressortent implicitement de l’expansion des contacts intercommunautaires, qui, même s’ils sont constructifs, recèlent en eux des possibilités de conséquences fâcheuses si l’actuel manque de coopération entre les parties devait persister.
24. L’absence persistante de contacts officiels entre les parties a accentué le rôle de la Force dans la promotion des contacts bicommunautaires. Alors que les habitants des deux parties de l’île peuvent se rencontrer librement depuis l’ouverture des points de passage en 2003, l’impartialité du lieu de rencontre qu’est le Ledra Palace et la caution onusienne sont considérées comme indispensables pour l’organisation de réunions humanitaires ou autres un peu délicates, notamment les rencontres des partis politiques du nord et du sud. Il est à espérer que, sous les auspices de la Force, les contacts s’intensifieront entre les parties, sans préjudice de leurs positions politiques respectives, sur les questions humanitaires et les questions voisines, de façon à susciter un climat de confiance et à aplanir les tensions. Durant la période considérée, la Force a rendu possibles 57 événements bicommunautaires, notamment ceux organisés par le Programme des Nations Unies pour le développement ou le Bureau des services d’appui au[x] projet[s] (...) ».
154. Rapport du 2 juin 2008 :
« 4. Le 21 mars [2008], (...) les deux dirigeants se réunissaient en présence de mon Représentant spécial à l’époque et décidaient de s’engager sur la voie d’un règlement global (voir annexe II). L’accord prévoyait la mise en place de plusieurs groupes de travail chargés d’examiner les questions centrales relatives à un futur plan de règlement, et de comités techniques ayant pour tâche de rechercher des solutions immédiates aux problèmes quotidiens que pose la division de l’île. Les deux dirigeants sont convenus de se revoir après trois mois pour examiner l’action des groupes de travail et des comités techniques et, à partir des résultats obtenus, d’engager des négociations véritables sous les auspices de l’ONU. Ils ont également décidé de se réunir au besoin avant le lancement de négociations. (...)
5. Le 26 mars [2008], les représentants des dirigeants décidaient de créer six groupes de travail sur la gouvernance et le partage du pouvoir, les questions concernant l’Union européenne, la sécurité et les garanties, le territoire et les questions concernant les biens et l’économie, ainsi que sept comités techniques sur la criminalité et les questions pénales, les questions économiques et commerciales, le patrimoine culturel, la gestion des crises, les questions humanitaires, la santé et l’environnement. (...) Les travaux des groupes et des comités ont commencé le 22 avril [2008]. Ils se poursuivent régulièrement conformément aux décisions des dirigeants, avec l’appui de l’ONU. »
155. Rapport du 15 mai 2009 :
« 9. Le 14 avril [2009], les dirigeants ont convenu de mettre en œuvre quatre des 23 mesures de confiance définies par les comités techniques, visant à améliorer la vie quotidienne de tous les habitants de Chypre. Ces mesures concernent la circulation des ambulances aux points de passage en cas d’urgence, la création d’un centre de communication et de liaison, fonctionnant en permanence, pour échanger des informations sur la criminalité et les questions pénales, une initiative de sensibilisation aux mesures d’économie de l’eau, financée par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), et la création d’un comité consultatif pour le patrimoine culturel commun. (...) »
156. Rapport du 9 janvier 2015 :
« 10. (...), la police de la Force a facilité les réunions du Comité technique de la criminalité et des questions pénales, et la salle de communication mixte a continué de s’employer activement à renforcer la coopération en faisant le lien entre les forces de police des deux parties. La nomination, pour la première fois, d’agents de police en activité comme représentants chypriotes grecs auprès du Comité technique constitue un grand pas en avant pour la coopération. En plus de favoriser l’échange de renseignements sur des affaires criminelles concernant les deux communautés, la salle de communication mixte a principalement fait porter ses activités sur les enquêtes se rapportant à des infractions commises dans toute la zone tampon, la remise de personnes présentant un intérêt par l’intermédiaire de la police de la Force, et les affaires humanitaires. »
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
157. Les dispositions ci-après du droit interne de la République de Turquie (dont celui de la « RTCN ») sont pertinentes aux fins de la présente requête.
A. Extradition
158. L’article 9 § 1 de l’ancien code pénal turc (loi no 765) contenait la disposition suivante :
« Une demande visant à faire extrader un ressortissant turc vers un État étranger à raison d’une infraction pénale se saurait être acceptée. »
159. Le 1er juin 2005, un nouveau code pénal (loi no 5237) est entré en vigueur. Son article 18 § 2 était ainsi libellé :
« Un citoyen ne sera pas extradé à raison d’une infraction pénale sauf si son extradition est dictée par les obligations qui découlent de l’adhésion de [la Turquie] à la Cour pénale internationale. »
160. La loi sur la coopération judiciaire internationale en matière pénale (loi no 6706), qui est entrée en vigueur le 5 mai 2016, a remplacé l’article 18 de la loi no 5237. Son article 11 § 1 a), relatif à l’extradition des ressortissants turcs, est libellé comme suit :
« 1. Dans les circonstances énumérées ci-après, une demande d’extradition sera rejetée :
a) Si la personne dont l’extradition est demandée est un ressortissant turc, sauf si son extradition est dictée par les obligations qui découlent de l’adhésion de [la Turquie] à la Cour pénale internationale ; (...) »
161. L’article 5 de la loi de la « RTCN » relative à l’extradition des criminels, à l’exécution réciproque des décisions judiciaires et à la coopération judiciaire (loi no 43/1988), dispose, dans ses parties pertinentes, que l’extradition est refusée quand, entre autres, la personne dont l’extradition est demandée est ressortissante du pays auquel la demande est adressée (article 5 § 1C) [ou] si le crime qui motive la demande d’extradition a été commis, intégralement ou en partie, dans l’État requis ou dans un lieu/une localité relevant de sa juridiction (article 5 § 1F). L’article 19 de la loi susmentionnée pose le principe de la réciprocité et dispose que cette loi s’applique à l’égard des pays qui ont conclu des accords avec la « RTCN » dans des domaines relevant du champ d’application de cette loi, sur la base de la réciprocité.
B. La compétence pénale des tribunaux de la « RTCN »
162. L’article 31 § 1 de la loi de la « RTCN » sur les tribunaux (loi no 9/1976) dispose que, sans préjudice des dispositions de la Constitution, la cour d’assises concernée est compétente pour connaître, entre autres, des infractions réprimées par le droit pénal ou par tout autre droit et qui ont été commises a) sur le territoire de la « RTCN » (article 31 § 1 a) ; ou b) en dehors de la « RTCN » mais sur l’île de Chypre (article 31 § 1 b).
163. En application de l’article 31 § 2 b), les infractions commises hors de l’île de Chypre sont traitées comme si elles avaient été commises dans la juridiction du tribunal de district de Nicosie en « RTCN » (Kıbrıs adası dışında işlenen suçlar Lefkoşa Kaza Mahkemesi yetki alanı içinde işlenmiş sayılır).
III. LES TEXTES PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE
A. Extradition
164. La Convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957 a été ratifiée par la Turquie le 7 janvier 1960 et est entrée en vigueur à l’égard de la Turquie le 18 avril 1960. Les quatre Protocoles additionnels de la Convention ont été ratifiés le 11 juillet 2016 (le Protocole additionnel, le troisième et le quatrième Protocoles) et le 10 juillet 1992 (le deuxième Protocole) et ils sont entrés en vigueur à l’égard de la Turquie le 9 octobre 2016 (le Protocole additionnel), le 8 octobre 1992 (le deuxième Protocole) et le 1er novembre 2016 (le troisième et le quatrième Protocoles). Le gouvernement turc a fait entre autres une déclaration au sujet de la République de Chypre relativement au Protocole additionnel ainsi qu’aux troisième et quatrième Protocoles. Il y a déclaré que la ratification par la Turquie des protocoles susmentionnés n’impliquait « aucune forme de reconnaissance de la prétention de l’administration chypriote grecque de représenter la défunte « République de Chypre » en tant que Partie à » ces instruments, ni « aucune obligation quelconque de la part de la Turquie d’entretenir avec la prétendue République de Chypre des relations dans le cadre » de ces instruments.
165. Cette convention a été ratifiée par Chypre et elle est entrée en vigueur à l’égard de Chypre le 22 avril 1971. Les trois protocoles additionnels à la Convention ont également été ratifiés, respectivement le 22 mai 1979, le 13 avril 1984 et le 7 février 2014, et ils sont entrés en vigueur à l’égard de Chypre respectivement le 20 août 1979, le 12 juillet 1984 et le 1er juin 2014.
166. Les dispositions pertinentes de cette Convention sont ainsi libellées :
Article 6 – Extradition des nationaux
« 1. a Toute Partie contractante aura la faculté de refuser l’extradition de ses ressortissants.
(...)
(2) Si la Partie requise n’extrade pas son ressortissant, elle devra, sur la demande de la Partie requérante, soumettre l’affaire aux autorités compétentes afin que des poursuites judiciaires puissent être exercées s’il y a lieu. À cet effet, les dossiers, informations et objets relatifs à l’infraction seront adressés gratuitement par la voie prévue au paragraphe 1 de l’article 12. La Partie requérante sera informée de la suite qui aura été donnée à sa demande. »
Article 18 – Remise de l’extradé
« 1. La Partie requise fera connaître à la Partie requérante par la voie prévue au paragraphe 1 de l’article 12, sa décision sur l’extradition.
2. Tout rejet complet ou partiel sera motivé.
(...) ».
Article 27 – Champ d’application territoriale
« 1. La présente Convention s’appliquera aux territoires métropolitains des Parties contractantes. »
B. Coopération en matière pénale
1. La Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale
167. La Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale du 20 avril 1959 a été ratifiée par Chypre le 24 février 2000 et est entrée en vigueur le 24 mai 2000. Chypre a ratifié les deux Protocoles additionnels respectivement le 24 février 2000 et le 12 février 2015 ; ces protocoles sont entrés en vigueur à l’égard de Chypre le 24 mai 2000 et le 1er juin 2015.
168. La Turquie a ratifié la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale le 24 juin 1969. Ce texte est entré en vigueur à l’égard de la Turquie le 22 septembre 1969. La Turquie a ratifié les deux Protocoles additionnels respectivement le 29 mars 1990 et le 11 juillet 2016 ; ces protocoles sont entrés en vigueur à l’égard de la Turquie le 27 juin 1990 et le 1er novembre 2016. Le gouvernement turc a fait au sujet de la République de Chypre relativement au deuxième Protocole additionnel la même déclaration que celle qu’il avait faite dans le cadre de la Convention européenne d’extradition (paragraphe 164 ci-dessus).
169. L’article premier impose aux parties contractantes l’obligation de :
« (...) s’accorder mutuellement, selon les dispositions de la présente convention, l’aide judiciaire la plus large possible dans toute procédure visant des infractions dont la répression est, au moment où l’entraide est demandée, de la compétence des autorités judiciaires de la partie requérante ».
170. L’article 2 prévoit que l’assistance peut être refusée dans les circonstances suivantes :
« a si la demande se rapporte à des infractions considérées par la partie requise soit comme des infractions politiques, soit comme des infractions connexes à des infractions politiques, soit comme des infractions fiscales ; [ou]
b si la partie requise estime que l’exécution de la demande est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l’ordre public ou à d’autres intérêts essentiels de son pays.
171. L’article 3 dispose que :
« 1. La partie requise fera exécuter, dans les formes prévues par sa législation, les commissions rogatoires relatives à une affaire pénale qui lui seront adressées par les autorités judiciaires de la partie requérante et qui ont pour objet d’accomplir des actes d’instruction ou de communiquer des pièces à conviction, des dossiers ou des documents.
2. Si la partie requérante désire que les témoins ou les experts déposent sous serment, elle en fera expressément la demande et la partie requise y donnera suite si la loi de son pays ne s’y oppose pas. »
2. La Convention européenne sur la transmission des procédures répressives
172. La Convention européenne sur la transmission des procédures répressives du 15 mai 1972 a été ratifiée par Chypre le 19 décembre 2001 et est entrée en vigueur à l’égard de Chypre le 20 mars 2002. La Turquie a ratifié cette Convention le 22 octobre 1978 et celle-ci est entrée en vigueur à l’égard de la Turquie le 28 janvier 1979. Le gouvernement turc a fait une déclaration précisant qu’il ne se considérait pas comme engagé à exécuter les dispositions de ladite Convention « envers l’Administration Chypriote Grecque, qui n’[était] pas habilitée constitutionnellement à représenter à elle seule la République de Chypre ».
173. Les dispositions pertinentes de cette Convention sont ainsi libellées :
Article 3
« Tout État contractant compétent en vertu de sa propre loi pour poursuivre une infraction peut, en vue de l’application de la présente Convention, renoncer à engager la poursuite ou l’abandonner en ce qui concerne un prévenu qui est ou sera poursuivi pour le même fait par un autre État contractant. Compte tenu des dispositions du paragraphe 2 de l’article 21, la décision de renonciation ou d’abandon de la poursuite est provisoire aussi longtemps qu’une décision définitive n’est pas intervenue dans l’autre État contractant.
Article 6
« 1. Lorsqu’une personne est prévenue d’avoir commis une infraction à la loi d’un État contractant, celui-ci peut demander à un autre État contractant d’exercer la poursuite dans les cas et les conditions prévus par la présente Convention.
2. Si selon les dispositions de la présente Convention un État contractant peut demander à un autre État contractant d’exercer la poursuite, les autorités compétentes du premier État doivent prendre cette possibilité en considération. »
PROCÉDURE DEVANT LA COUR
174. Dans une lettre envoyée le 16 août 2007, les représentants des requérants adressèrent à la Cour des renseignements concernant les requérants ainsi qu’un résumé de l’affaire et un exposé des griefs que ceux‑ci formulaient contre Chypre et la Turquie sur le terrain de la Convention. Ils demandèrent que cette lettre fût considérée comme constituant une introduction formelle des griefs des requérants devant la Cour et que le greffe leur communiquât un formulaire de requête.
175. La Cour leur répondit par une lettre du 24 août 2007 à laquelle était joint un kit d’explication. Cette lettre précisait :
« Vous devez envoyer le formulaire de requête dûment rempli ainsi que tous les documents complémentaires nécessaires à la Cour dès que possible et au plus tard dans les six mois à compter de la date de la présente lettre. Ce délai ne pourra pas être prolongé. Si le formulaire de requête et tous les documents pertinents ne sont pas envoyés dans le délai susmentionné, le dossier ouvert sera détruit sans nouvel avertissement. »
176. La Cour reçut le formulaire de requête dûment rempli le 13 décembre 2007 et elle enregistra la requête.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION CONSIDÉRÉ ISOLÉMENT ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 13
177. Les requérants allèguent une violation de l’article 2 de la Convention de la part des autorités chypriotes et turques (« RTCN » comprise), qui n’auraient pas mené d’enquête effective sur le décès de leurs proches, Elmas, Zerrin et Eylül Güzelyurtlu. Ils reprochent aux États défendeurs de ne pas avoir coopéré dans l’enquête sur les meurtres et de ne pas avoir traduit les suspects en justice. Ils avancent que lorsqu’il y a eu une omission systémique d’enquêter sur certains homicides après que les auteurs se sont échappés en traversant une ligne de démarcation, les exigences matérielles de l’article 2 n’ont pas été satisfaites car la législation interne en vigueur n’aurait pas protégé le droit à la vie.
178. L’article 2, en ses parties pertinentes, est libellé comme suit :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »
179. Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, les requérants se plaignent également d’une absence de recours interne effectif propre à remédier au grief susmentionné. Ils assurent que les problèmes politiques qui prévalaient à l’époque des faits ont privé d’effectivité les mécanismes judiciaires internes existants et empêché toute enquête fructueuse d’avoir lieu.
180. L’article 13 se lit ainsi :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
181. La Cour estime d’emblée qu’aucune question ne se pose en l’espèce sous l’angle du volet matériel de l’article 2 § 1 et que l’intégralité des griefs des requérants portent en substance sur un manquement allégué des autorités des États défendeurs à leurs obligations procédurales découlant de cette disposition.
A. Sur la recevabilité
182. Le gouvernement turc soutient que pour autant que la requête est dirigée contre la Turquie, les requérants n’ont pas déposé leur requête dans les six mois impartis, comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention, et qu’ils n’ont pas épuisé les voies de recours internes qui étaient à leur disposition. Le gouvernement chypriote soutient que pour autant que la requête est dirigée contre Chypre, elle est manifestement mal fondée.
183. La Cour examinera ces exceptions ci-après. Elle note tout d’abord que même si le gouvernement turc n’a pas soulevé d’exception quant à la compétence ratione loci de la Cour pour connaître des griefs dirigés contre lui, les décès des proches des requérants ayant eu lieu sur le territoire contrôlé par la République de Chypre et relevant de la juridiction de celle‑ci, elle se trouve contrainte de se pencher sur cette question d’office (Aliyeva et Aliyev c. Azerbaïdjan, no 35587/08, § 56, 31 juillet 2014, et voir, mutatis mutandis, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, §§ 67-69, CEDH 2006‑III).
1. Pour autant que la requête est dirigée contre la Turquie
a) Sur la compatibilité ratione loci de la requête
184. L’article 1 de la Convention dispose que :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définies au titre I de la (...) Convention. »
185. La « juridiction » au sens de l’article 1 est une condition sine qua non. Elle doit avoir été exercée pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 103, CEDH 2012 (extraits), et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 130, CEDH 2011). Comme la Cour l’a souligné, du point de vue du droit international public, la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale (ibidem, § 104 et § 131, respectivement) et sa juridiction ne peut s’exercer en dehors de son territoire que dans des circonstances exceptionnelles (Hassan c. Royaume-Uni [GC], no 29750/09, §§ 74-80, CEDH 2014).
186. La Cour rappelle qu’en général l’obligation procédurale découlant de l’article 2 incombe à l’État défendeur de la juridiction duquel la victime relevait au moment de son décès (Emin et autres c. Chypre (déc.), nos 59623/08, 3706/09, 16206/09, 25180/09, 32744/09, 36499/09 et 57250/09, 3 juin 2010, et Rantsev c. Chypre et Russie, no 25965/04, §§ 243‑244, CEDH 2010 (extraits)). Néanmoins, comme la Cour l’explique dans l’arrêt Rantsev, des circonstances propres à l’affaire commanderont de s’écarter de l’analyse générale (ibidem). Lorsqu’une dimension transfrontière entre en ligne de compte dans un acte de violence illégale se traduisant par une perte de vie humaine, l’importance fondamentale de l’article 2 impose aux autorités de l’État dans lequel les auteurs présumés se sont réfugiés et dans lequel pourraient se trouver des éléments de preuve relatifs à l’infraction de prendre d’office des mesures effectives à cet égard (O’Loughlin et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 23274/04, 25 août 2005, et Cummins et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 27306/05, 13 décembre 2005). À défaut, les auteurs d’agressions revêtant une dimension transfrontière pourront agir en toute impunité de l’autre côté de la frontière et les autorités de l’État contractant où les agressions illégales auront eu lieu verront échouer leurs efforts destinés à protéger les droits fondamentaux de leurs ressortissants et de tous les individus relevant de leur juridiction.
187. En l’espèce, la Cour observe que les auteurs présumés du meurtre des proches des requérants relèvent ou relevaient de la juridiction de la Turquie, soit en « RTCN » (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 77, CEDH 2001‑IV) soit en Turquie continentale. Les autorités turques et celles de la « RTCN » ont été informées du crime et des notices rouges concernant les suspects ont été publiées. Pareils éléments engagent l’obligation procédurale imposée à la Turquie par l’article 2 et justifient par conséquent de s’écarter de l’analyse générale.
188. La Cour note que les autorités de la « RTCN » ont ouvert leur propre enquête pénale dans l’affaire et que leurs tribunaux disposent d’une compétence pénale sur des individus qui ont commis des crimes sur toute l’île de Chypre (comparer avec Gray c. Allemagne, no 49278/09, 22 mai 2014, ainsi qu’avec Aliyeva et Aliyev, précité, § 57).
189. En conclusion, la Cour estime que les griefs des requérants dirigés contre la Turquie sont compatibles ratione loci avec les dispositions de la Convention. La Cour devra déterminer l’étendue et le champ d’application de l’obligation procédurale incombant à la Turquie dans les circonstances de l’espèce au moment où elle appréciera ces griefs sur le fond.
190. La Cour va à présent se pencher sur les exceptions d’irrecevabilité soulevées par le gouvernement turc.
b) Sur l’épuisement des voies de recours internes
i. Observations devant la Cour
α) La thèse du gouvernement turc
191. Le gouvernement turc soutient que la législation de la « RTCN » prévoyait des voies de recours civiles, administratives et pénales que les requérants n’ont selon lui toutefois pas épuisées avant d’introduire leur requête devant la Cour.
192. Le gouvernement turc avance en premier lieu que les requérants auraient pu engager une action civile contre les suspects devant le tribunal de district compétent de la « RTCN » en invoquant la loi de la « RTCN » sur les délits civils (Civil Wrongs Law). Il indique que, comme l’allèguent les requérants, les suspects dans cette affaire avaient été identifiés et qu’il existait suffisamment de preuves les reliant au meurtre des proches des requérants. Il ajoute qu’en vertu de la loi de la « RTCN » sur les tribunaux, les tribunaux de la « RTCN » étaient compétents pour connaître d’affaires civiles dans lesquelles le défendeur résidait ou travaillait sur le territoire de la « RTCN » et dans lesquelles le motif de l’action trouvait son origine, totalement ou en partie, en dehors du territoire de la « RTCN » mais sur l’île de Chypre (article 24 § 1 b) et c) de la loi de la « RTCN » sur les tribunaux). Le gouvernement turc estime que pareille action pouvait être engagée par l’époux, l’épouse, un parent ou un enfant d’une personne décédée qui était au moment de son décès en droit de prétendre à une réparation de la part de la personne responsable (article 58 § 1 de la loi de la « RTCN » sur les délits civils). Selon lui, les requérants n’avaient pas besoin d’attendre l’ouverture ou la conclusion d’une procédure pénale avant d’engager pareille action civile.
193. En deuxième lieu, le gouvernement turc soutient que les requérants auraient pu solliciter auprès de la Cour suprême de la « RTCN » siégeant en cour d’appel (Yargıtay) une injonction contraignant les autorités de la « RTCN » à coopérer avec la police chypriote grecque de manière à ce que les suspects pussent être poursuivis sur le territoire de la « RTCN ». Le gouvernement turc indique qu’en vertu de l’article 151 § 3 de la Constitution de la « RTCN », la Cour suprême avait la compétence première (original jurisdiction) pour délivrer cette injonction. Il ajoute que la Cour suprême de la « RTCN » siégeant en cour administrative d’appel était également compétente pour ordonner que l’on engageât toute action que l’autorité administrative en question n’avait pas exécutée.
194. En troisième lieu, le gouvernement turc indique que les requérants étaient en droit d’engager une action pénale privée contre les suspects. En effet, selon lui, sur le fondement de l’article 158 § 4 a) de la Constitution de la « RTCN », le procureur général pouvait, lorsque l’intérêt général était en jeu, prendre le relais dans une procédure relative à une infraction à condition que les plaignants dans une action pénale privée aient remis aux tribunaux de la « RTCN » les preuves nécessaires qui auraient été recueillies par les autorités de l’autre partie de l’île. Le gouvernement turc assure que les requérants étaient mieux placés que les autorités de la « RTCN » pour accéder aux éléments de preuve nécessaires pour une procédure tant civile que pénale. Il précise que, par exemple, la police chypriote grecque leur a remis une copie du rapport qu’elle avait établi le 17 février 2006.
195. Enfin, selon le gouvernement turc, les requérants auraient pu se plaindre d’une violation de l’article 2 de la Convention devant les tribunaux de district de la « RTCN » qui appliquaient la Convention.
β) La thèse des requérants
196. Invoquant l’arrêt Öneryıldız c. Turquie ([GC], no 48939/99, § 93, CEDH 2004‑XII), les requérants soutiennent que l’absence de poursuites contre des personnes responsables d’une mise en danger de la vie d’autrui emporte violation de l’article 2, indépendamment des autres types de voies de recours que des individus pourraient exercer de leur propre initiative. Les requérants estiment par conséquent que les arguments présentés par le gouvernement turc concernant les voies de droit civiles sont infondés. Ils ajoutent qu’engager leur propre action pénale n’aurait pas constitué une option pratique et que l’affaire Öneryıldız constituait un précédent militant contre pareille démarche. Ils considèrent qu’il ne leur aurait pas non plus été loisible de demander une injonction car, notamment, la législation de la « RTCN » interdisait selon eux l’extradition des ressortissants de la « RTCN », ce qui leur fait dire qu’un tel recours ne se serait donc révélé ni effectif ni suffisant pour remédier à leur grief. Enfin, les requérants observent que tous les éléments de preuve concernant l’affaire ont été remis aux autorités de la « RTCN » par l’intermédiaire de la Cour au moment de la communication de l’affaire en 2008.
ii. Appréciation de la Cour
197. La Cour note d’emblée qu’en vertu de l’arrêt Chypre c. Turquie (précité, §§ 82-102) ainsi que de nombreux autres arrêts rendus ultérieurement (voir, par exemple, Kyriacou Tsiakkourmas et autres c. Turquie, no 13320/02, §§ 157-158, 2 juin 2015, Kallis et Androulla Panayi c. Turquie, no 45388/99, § 32, 27 octobre 2009, Andreou c. Turquie (déc.), no 45653/99, 3 juin 2008, et Adalı c. Turquie, no 38187/97, § 186, 31 mars 2005), les recours disponibles en « RTCN » peuvent passer pour des « recours internes » de l’État défendeur aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention, et qu’il y a lieu d’en évaluer le caractère effectif dans les circonstances particulières où la question se pose. Cette conclusion ne remet nullement en cause la position adoptée par la communauté internationale quant à l’établissement de la « RTCN » ou le fait que le gouvernement de la République de Chypre reste le seul gouvernement légitime de Chypre. À cet égard, la Cour a souligné dans la décision Demopoulos et autres que « permettre à l’État défendeur de redresser les torts qui lui sont imputables n’emporte pas légitimation indirecte d’un régime illégal au regard du droit international » (Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, CEDH 2010). Les voies de recours offertes par la « RTCN » peuvent donc être prises en compte dans ce contexte.
198. Cela étant, en ce qui concerne l’argument avancé par le gouvernement turc selon lequel les requérants auraient pu engager devant les tribunaux de la « RTCN » une action civile en dommages-intérêts contre les suspects, la Cour a dit à maintes reprises que la procédure civile, qui s’ouvre à l’initiative des proches et non des autorités et ne permet ni d’identifier ni de sanctionner l’auteur présumé d’une infraction, ne saurait être prise en compte dans l’appréciation du respect par l’État de ses obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention (voir, par exemple, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, §§ 121 et 156, CEDH 2001‑III). Sinon, l’obligation que l’article 2 de la Convention fait peser sur les États contractants d’effectuer une enquête propre à mener à l’identification et à la punition des responsables en cas d’agression mortelle pourrait être rendue illusoire si, pour les griefs formulés sur le terrain de cet article, un requérant devait être censé avoir exercé une action ne pouvant déboucher que sur l’octroi d’une indemnité (voir, parmi beaucoup d’autres, Jelić c. Croatie, no 57856/11, § 64, 12 juin 2014, et Khachiev et Akaïeva c. Russie, nos 57942/00 et 57945/00, §§ 119-121, 24 février 2005).
199. Compte tenu de l’obligation qui incombe aux autorités de l’État d’agir d’office en cas de décès ayant eu lieu dans des circonstances suspectes (Rantsev, précité, § 232 et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 111, CEDH 2005‑VII), les requérants n’étaient pas non plus tenus d’engager une procédure pénale privée contre les suspects ou de demander une injonction. La Cour note que les autorités de la « RTCN » ont ouvert une enquête pénale d’office dans cette affaire. Du point de vue de la Cour, cette enquête a offert à l’État une occasion de redresser la situation car elle aurait pu déboucher sur l’identification et la sanction des responsables. Les requérants n’avaient donc pas à exercer en plus d’autres voies de recours à cet égard (Haász et Szabó c. Hongrie, nos 11327/14 et 11613/14, §§ 30-34, 13 octobre 2015).
200. Enfin, en ce qui concerne l’argument avancé par le gouvernement turc selon lequel les requérants auraient dû invoquer l’article 2 devant les tribunaux de la « RTCN », la Cour note que cette référence est vague et non étayée.
201. Compte tenu de ce qui précède, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le gouvernement turc doit être écartée.
c) Le délai de six mois
i. Observations devant la Cour
α) La thèse du gouvernement turc
202. Le gouvernement turc estime que la requête a été introduite après l’expiration du délai de six mois instauré par l’article 35 § 1 de la Convention.
203. Le gouvernement turc conteste d’emblée la date à laquelle la requête a été introduite devant la Cour. Il considère qu’elle n’a pas été déposée le 16 août 2007 mais le 7 janvier 2008, date qui correspond à celle figurant sur le cachet apposé par la Cour sur le formulaire de requête.
204. À titre subsidiaire, le gouvernement turc expose que si la Cour devait juger que c’est la date du 16 août 2007 qui doit être retenue aux fins du calcul du délai de six mois, un délai tel s’est écoulé entre la date de la première lettre d’intention et celle de la soumission du formulaire de requête (7 janvier 2008) que le début de la correspondance initiale ne constitue plus le moment de l’introduction du formulaire de requête. Le gouvernement turc s’appuie sur les décisions Nee c. Irlande ((déc.), no 52787/99, 30 janvier 2003) et J.-P.P contre la France (no 22123/93, décision de la Commission du 31 août 1994, Décisions et rapports (DR) 79‑B, p. 72). Il avance qu’en l’espèce plusieurs dates de début sont envisageables pour la période de six mois, mais que toutes sont antérieures de plus de six mois à la date d’introduction de la requête susmentionnée.
205. En premier lieu, le gouvernement turc indique que les requérants ont mentionné dans leur formulaire de requête devant la Cour qu’il leur était apparu clairement dès la deuxième semaine de février 2005 que l’enquête était dans une impasse. Il estime que les requérants avaient alors jusqu’à août 2005 pour introduire leur requête. En deuxième lieu, comme le montre selon lui la lettre datée du 19 décembre 2005 envoyée par leur représentant au porte-parole de l’UNFICYP, les requérants ont dû avant cette date recevoir des conseils juridiques sur leur droit de déposer une requête devant la Cour. Il ajoute que les requérants ont néanmoins attendu près de trois ans pour saisir la Cour. En troisième lieu, dans une lettre datée du 30 novembre 2006 adressée au Premier ministre de la Turquie, l’avocat des requérants a selon le gouvernement turc déclaré qu’ils avaient épuisé les possibilités de parvenir par la négociation et la médiation au compromis souhaité (paragraphe 122 ci-dessus). Tenant compte de ce qui précède et s’appuyant sur la décision rendue par la Cour dans l’affaire O’Loughlin (décision précitée), le gouvernement turc argue que longtemps avant de saisir la Cour les requérants avaient déjà compris que l’enquête sur l’affaire n’avancerait plus et se savaient déjà fondés à introduire une requête devant la Cour de Strasbourg. De l’avis du gouvernement turc, les tentatives déployées par les requérants pour prolonger l’enquête en sollicitant l’UNFICYP étaient dénuées de pertinence, cette dernière ne figurant pas parmi les voies de recours internes devant être épuisées aux fins de l’article 35 § 1. Les représentants des requérants en ont selon lui été informés par une lettre datée du 23 février 2006 qui leur avait été adressée par la SPA (paragraphe 149 ci-dessus).
β) La thèse des requérants
206. Les requérants soulignent qu’ils ont, dans la lettre d’intention envoyée à la Cour le 16 août 2007, exposé leurs griefs sous l’angle de la Convention.
207. Les requérants estiment que le délai de six mois n’a pas encore commencé à courir dans leur cas parce que leurs griefs concernent une situation continue. En premier lieu, les enquêtes pénales seraient toujours en cours de part et d’autre de l’île. La situation dans leur cas ne pourrait être comparée à celle de l’affaire O’Loughlin (décision précitée), où le retard avec lequel la requête avait été déposée aurait été patent, où il n’y aurait pas eu d’enquête en cours pour meurtre et où le gouvernement du Royaume-Uni n’aurait pas tenu à engager de poursuites. Le gouvernement de la Turquie aurait admis dans ses observations que le dossier qui aurait été ouvert par le procureur général de la « RTCN » serait demeuré ouvert dans l’attente de la soumission d’éléments de preuve par le gouvernement chypriote (paragraphes 101 ci-dessus et 241 ci-dessous). De plus, les lettres que les requérants auraient adressées au président de la « RTCN » et au Premier ministre de la Turquie seraient restées sans réponse (paragraphes 121 et 122 ci-dessus). En deuxième lieu, les gouvernements défendeurs n’ayant pas coopéré entre eux et n’ayant pas sanctionné les auteurs des meurtres, les requérants craindraient pour leur vie. Le premier requérant aurait fait l’objet d’une tentative de meurtre le 16 juillet 2007 et son garde du corps aurait été assassiné en mai 2009.
208. Enfin, les requérants avancent qu’il était raisonnable, avant de saisir la Cour, de s’efforcer de convaincre les deux parties de l’île de coopérer.
ii. Appréciation de la Cour
α) Date d’introduction de la requête
209. Selon la jurisprudence de la Cour telle qu’applicable à l’époque considérée, la requête était généralement réputée introduite à la date de la première communication du requérant indiquant l’intention de l’intéressé de la saisir et exposant, même sommairement, la nature de la requête (Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, § 89, 21 juillet 2015, et les références qui s’y trouvent citées). La condition était qu’un formulaire de requête dûment rempli fût ensuite soumis dans les délais fixés par la Cour (voir, par exemple, Kemevuako c. Pays-Bas (déc.), no 65938/09, §§ 19-20, 1er juin 2010). Cette première communication, qui pouvait à cette époque prendre la forme d’une lettre envoyée par télécopie, interrompait en principe le cours du délai de six mois (Oliari et autres, précité, § 89).
210. En l’espèce, la première communication indiquant l’intention de saisir la Cour (ainsi que l’objet de la requête) a été envoyée par les représentants des requérants le 16 août 2007 (paragraphe 174 ci-dessus). L’envoi d’un formulaire de requête dûment rempli a suivi, conformément aux instructions données par le greffe (paragraphes 175 et 176 ci-dessus). La date de l’introduction de la requête est donc le 16 août 2007.
211. Il reste à déterminer si la requête respecte le délai de six mois.
β) Respect du délai de six mois
212. En règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. Toutefois, lorsqu’il est clair d’emblée que le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle l’intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 259, CEDH 2014 (extraits), et les références qui s’y trouvent citées).
213. Dans le cas d’une situation continue, le délai recommence à courir chaque jour, et ce n’est en général que lorsque la situation cesse que le dernier délai de six mois commence réellement à courir (ibidem, § 261). Cependant, lorsque la rapidité s’impose pour résoudre les questions d’une affaire, il incombe au requérant de s’assurer que ses griefs sont portés devant la Cour avec la célérité requise pour qu’ils puissent être tranchés correctement et équitablement (ibidem, § 262). Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les griefs tirés d’une obligation d’enquêter sur certains faits imposée par la Convention. Les éléments de preuve se détériorant avec les années, l’écoulement du temps influe non seulement sur la capacité de l’État à s’acquitter de son obligation d’enquête, mais aussi sur celle de la Cour à mener un examen pourvu de sens et d’effectivité. Le requérant doit agir dès qu’il apparaît clairement qu’aucune enquête effective ne sera menée, c’est-à-dire dès qu’il devient manifeste que l’État défendeur ne s’acquittera pas de son obligation au regard de la Convention (ibidem, § 262).
214. Dans les affaires où entre en jeu une obligation d’enquêter découlant de l’article 2, la Cour a dit qu’en cas de décès, les proches des requérants sont censés prendre des mesures pour se tenir au courant de l’état d’avancement de l’enquête, ou de sa stagnation, et introduire leurs requêtes avec la célérité voulue dès lors qu’ils savent, ou devraient savoir, qu’aucun redressement approprié n’est possible, et notamment qu’aucune enquête pénale effective n’est menée (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 158, CEDH 2009, et les références qui s’y trouvent citées). En particulier, dans les cas de décès survenu dans des conditions illégales ou violentes, la Cour a indiqué qu’un requérant devrait la saisir dans un délai de quelques mois ou, au maximum, selon les circonstances, d’un nombre restreint d’années après les événements (ibidem, § 162). Si une forme d’enquête est menée, même si elle se heurte à des difficultés, la Cour admet que les proches puissent raisonnablement attendre d’obtenir des éléments nouveaux de nature à résoudre des questions de fait ou de droit cruciales (ibidem, § 166). Il est dans l’intérêt du requérant et de l’efficacité du mécanisme de la Convention que les autorités internes, qui sont les mieux placées pour ce faire, prennent des mesures pour redresser les manquements allégués à la Convention.
215. Appliquant ces principes aux circonstances de la présente espèce, la Cour note qu’à la suite du décès des proches des requérants le 15 janvier 2005 le gouvernement chypriote et les autorités de la « RTCN » ont lancé deux enquêtes parallèles. Pendant la première année et demie environ, les enquêtes ont été menées à un rythme soutenu et l’UNFICYP a très activement participé à la recherche d’une solution. Les requérants, désireux de contribuer à faire avancer ces enquêtes, ont été en contact avec toutes les autorités concernées ainsi qu’avec l’UNFICYP. Même s’il apparaît que les requérants ont commencé à perdre espoir en raison de l’absence de coopération entre les deux parties de l’île, la Cour considère qu’il était raisonnable de leur part d’attendre que les enquêtes en cours ainsi que la médiation opérée par l’UNFICYP produisissent des résultats. On ne peut pas non plus affirmer que les requérants ont indûment attendu avant de saisir la Cour le 16 août 2007, soit deux ans et sept mois après le décès de leurs proches. Au moment où ils ont introduit leur requête auprès de la Cour, l’enquête menée par le gouvernement chypriote était toujours en cours. S’agissant de l’enquête effectuée sur le territoire de la « RTCN », la date à laquelle l’affaire a été classée comme « non résolue à ce jour » n’a pas été communiquée. Cette classification a néanmoins dû intervenir après le 22 mars 2007, car, comme il ressort du rapport établi par l’inspecteur de police principal de la « RTCN », des mesures d’enquête ont été engagées ce jour-là (paragraphe 99 ci-dessus). Rien n’indique que les requérants aient à ce moment-là été informés de ce développement de l’enquête. En tout état de cause, la requête a tout de même été introduite dans un délai de six mois à compter de la date susmentionnée.
216. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que les requérants n’ont pas manqué de célérité pour saisir la Cour et que l’exception soulevée par le gouvernement turc concernant la tardiveté alléguée de l’introduction de la requête des requérants doit également être écartée.
2. Le bien-fondé de la requête
217. La Cour considère que le grief formulé par les requérants sur le terrain de l’article 2 de la Convention soulève relativement aux deux États défendeurs de sérieuses questions de fait et de droit qui sont d’une complexité telle qu’elle ne pourra statuer à leur égard qu’après un examen au fond. Ce grief ne saurait donc être considéré comme manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et aucune autre raison de le déclarer irrecevable n’a été établie. Il convient dès lors de le déclarer recevable, de même que le grief connexe formulé sur le terrain de l’article 13.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
i. Eu égard à l’étendue de l’obligation procédurale incombant aux États défendeurs
218. Les requérants allèguent que le cœur du problème tenait au refus persistant de coopérer opposé par les États défendeurs. Ils estiment que ce refus s’expliquait principalement par le fait que le gouvernement turc ne reconnaissait pas le gouvernement chypriote et que ce dernier, à son tour, ne reconnaissait pas la « RTCN ». Ils indiquent que toutes les autorités concernées ont obstinément campé sur leurs positions respectives : selon eux, le gouvernement chypriote n’était pas prêt à fournir le moindre élément de preuve à la « RTCN » et il insistait pour que les suspects fussent livrés afin d’être jugés par ses propres tribunaux ; ils ajoutent que de son côté, la « RTCN » n’était pas prête à coopérer à moins que tous les éléments de preuve ne lui fussent remis et que les suspects ne fussent poursuivis et jugés par ses propres tribunaux. Les requérants pensent que c’est à cause de ce manquement, malgré l’existence de preuves concluantes et accablantes, que les auteurs n’ont pas été punis.
219. Les requérants avancent que les États avaient le devoir d’apporter leur concours aux enquêtes menées en dehors de leur juridiction ou des zones se trouvant sous leur contrôle. Ils considèrent que ce devoir découlait de l’obligation primordiale incombant aux États au titre des articles 1 et 2 de la Convention. Ils précisent que lorsque leurs juridictions respectives se chevauchent ou sont concurrentes, les États membres sont dans l’obligation de coopérer afin d’assurer le droit à la vie des personnes relevant de leur juridiction. Ils ajoutent qu’une conclusion niant pareille obligation entraînerait une « lacune » dans la protection du droit à la vie au sein de l’« espace juridique de la Convention » (et s’appuient, mutatis mutandis, sur l’arrêt Chypre c. Turquie, précité, § 78).
220. Faisant référence aux principes établis sous l’angle de l’article 2 (invoquant, entre autres, Anguelova et Iliev c. Bulgarie, no 55523/00, §§ 91‑98, 26 juillet 2007), les requérants avancent que l’obligation de coopérer englobe i) le devoir de prendre des mesures afin de s’adapter au chevauchement des juridictions, et ii) l’instauration d’un système effectif de répression dissuadant de commettre des infractions attentatoires à la vie, réglant la question de l’extradition et/ou de la remise ad hoc des délinquants fugitifs et prévoyant une entraide pour leur appréhension et leur châtiment. Invoquant l’affaire O’Loughlin (décision précitée), les requérants indiquent que lorsqu’il s’agit d’obtenir des preuves et de prendre des mesures relatives à des personnes qui sont soupçonnées d’être des délinquants en fuite, la démarche normale passe par une coopération dès les premières heures de l’affaire entre la police et les parquets des États concernés. Selon les requérants, il est pour cela nécessaire d’instaurer des voies de communication et d’échanger informations et éléments de preuve.
221. Les requérants mentionnent à titre d’exemple les lignes directrices sur le traitement des affaires pénales en cas de concurrence de juridiction entre le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique (Guidance for Handling Criminal Cases with Concurrent Jurisdiction Between the United Kingdom and the United States of America, publié en janvier 2007). Ils précisent que ce document préconise une approche en trois étapes : premièrement, la mise en commun des informations dès les premières heures de l’affaire entre les enquêteurs et les parquets ; deuxièmement, la concertation entre les parquets, et troisièmement, en cas d’impossibilité de parvenir à un accord, la prise en charge des problèmes par les Law Officers respectifs des États en vue de leur résolution. Les requérants citent également la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale à laquelle les deux États défendeurs seraient parties, et par laquelle les Parties contractantes s’engageraient à s’accorder mutuellement l’aide judiciaire la plus large possible en matière pénale.
222. Les États seraient également tenus par une obligation négative équivalente de ne pas être dotés de lois et de pratiques rendant impossible toute extradition, remise de suspects ou entraide.
223. Dans la présente affaire, le défaut de coopération de la part des États défendeurs aurait entraîné une lacune dans la protection d’un droit fondamental de l’être humain. Les États défendeurs auraient été plus soucieux de leurs priorités politiques que de leurs obligations découlant de l’article 2. Les requérants estiment que si la volonté politique avait existé, une solution aurait pu être trouvée – par exemple, comme dans l’affaire de Lockerbie, le procès aurait pu se tenir en terrain neutre (The High Court of Justiciary (procédure aux Pays-Bas) (Nations Unies) ordonnance 1998 ; (S.I. 1998 no 2251) et Résolution 1192 du Conseil de sécurité des Nations unies du 27 août 1998 sur l’affaire de Lockerbie).
224. Les États défendeurs auraient également manqué aux obligations leur incombant au titre de la Convention européenne d’extradition ainsi que de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale.
ii. Eu égard à la responsabilité du gouvernement chypriote
225. Invoquant l’arrêt Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, §§ 331-335, CEDH 2004‑VII), les requérants allèguent que bien que le gouvernement chypriote fût empêché d’exercer un contrôle effectif sur la « RTCN », il demeurait tenu par l’obligation positive découlant de l’article 1 de la Convention d’assurer à l’égard des requérants le respect des droits garantis par la Convention. Ils avancent que l’existence d’une administration séparatiste illégitime n’exonère pas un État de ses obligations au titre des articles 1 et 2. De l’avis des requérants, la réticence du gouvernement chypriote à coopérer avec les autorités répressives de la « RTCN », que ce fût directement ou même indirectement par l’intermédiaire de l’UNFICYP, et de leur communiquer le moindre élément concernant l’affaire, s’analyse en un manquement à son obligation procédurale de mener une enquête effective dans la zone sur laquelle il disposait d’un contrôle effectif (ils invoquent l’arrêt Ilaşcu, précité, §§ 331‑335). Selon les requérants, le gouvernement chypriote a également manqué à son obligation autonome de communiquer aux requérants toutes les dépositions faites par les témoins qui avaient été recueillies par les autorités pendant l’enquête (ils citent l’arrêt Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, 4 mai 2001).
226. Aux yeux des requérants, communiquer des éléments de preuve à la police de la « RTCN » dans le but de permettre que les auteurs d’une infraction fussent poursuivis ne revenait pas juridiquement à reconnaître ou à soutenir la « RTCN » (ils invoquent l’arrêt Ilaşcu, précité, §§ 345-346). Le droit international n’interdirait pas non plus la coopération policière avec des entités de police non reconnues. Du reste, les forces de police seraient fréquemment amenées à coopérer avec des personnes auxquelles elles préféreraient ne pas avoir affaire. Le raisonnement exposé par la Cour dans l’arrêt Chypre c. Turquie (précité, § 98) concernant les tribunaux de la « RTCN » pourrait également s’appliquer à la police de la « RTCN ». Les requérants demandent à la Cour de dire que la communication d’éléments de preuve visant à permettre l’arrestation de meurtriers en fuite n’implique aucunement une reconnaissance de la « RTCN » ou, à défaut, que pareille implication doit être traitée de minimis.
227. Les requérants condamnent l’attitude du gouvernement chypriote. Il est selon eux évident qu’au départ les autorités de la « RTCN » n’étaient pas opposées à l’idée de remettre les suspects en vue de leur procès mais que leur attitude se serait raidie à la suite du refus par le gouvernement chypriote de traiter avec elles. Pour les requérants, si les preuves avaient été communiquées, cela aurait permis à tout le moins de maintenir les suspects en détention. Aux yeux des requérants, le gouvernement chypriote ayant refusé de communiquer ces éléments de preuve, les autorités de la « RTCN » n’ont pas été en mesure d’engager les démarches nécessaires pour livrer les suspects.
228. L’argument avancé par le gouvernement chypriote, selon lequel il n’aurait pas été tenu de prendre des mesures à l’égard d’une administration séparatiste en renonçant ce faisant à une partie de sa souveraineté concernant des crimes commis sur son territoire, ne serait pas compatible avec les principes établis par la Cour dans l’arrêt Ilaşcu. L’importance que le gouvernement chypriote aurait attachée à la préservation de sa souveraineté aurait été disproportionnée au regard de la gravité du crime et du caractère non dérogatoire du droit à la vie. De plus, la République de Chypre aurait ratifié la Convention européenne sur la transmission des procédures répressives de 1972 et elle aurait en principe accepté de demander à d’autres pays de poursuivre des personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions dans la juridiction du gouvernement chypriote.
229. Qui plus est, ce serait le barrister des requérants qui aurait à maintes reprises, lors d’une réunion avec le procureur général qui se serait tenue dans le bureau de celui-ci en août 2008, soulevé l’absence d’éléments écrits prouvant l’existence d’une demande d’extradition. Les demandes d’extradition auraient été faites à la suite de cette réunion. Le gouvernement chypriote n’aurait pas expliqué les raisons du retard avec lequel l’extradition des suspects aurait été demandée à la suite de la délivrance des mandats d’arrêt internationaux. La manière dont ces demandes auraient été faites serait également discutable.
iii. Eu égard à la responsabilité du gouvernement turc
230. Les requérants indiquent que la Turquie disposait d’une juridiction extraterritoriale concurrente au titre de l’article 1 de la Convention car, selon eux, elle exerçait le contrôle effectif sur la « RTCN » et assumait donc la responsabilité de la position prise par la « RTCN » dans cette affaire (Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI). Selon les requérants, il lui incombait de ce fait l’obligation impérieuse au titre des articles 1 et 2 de la Convention de ne pas faire obstacle aux enquêtes pour meurtre menées par un autre État afin d’éviter de ménager un refuge pour des fugitifs soupçonnés de meurtre. Les requérants estiment qu’il existait également une obligation positive de coopérer pleinement dans toute enquête pour meurtre de ce type (les requérants invoquent l’arrêt Ilaşcu, précité, § 317). En refusant d’avoir la moindre interaction avec le gouvernement chypriote et de traiter les demandes d’extradition, la Turquie a à leurs yeux manqué à son obligation procédurale découlant de l’article 2.
231. Les requérants considèrent que les autorités de la « RTCN » ont eu tort de revendiquer le droit de mener une enquête préliminaire concurrente tout en sachant qu’elles n’avaient pas accès au locus delicti ; ils ajoutent que pareille démarche était condamnée à être ineffective et vouée à l’échec in limine. De l’avis des requérants, l’enquête menée sur le territoire de la « RTCN » n’a pas été conduite sérieusement et a apparemment visé à obtenir des aveux. Ils assurent qu’alors que rien n’indiquait que les éléments de preuve seraient communiqués, l’insistance des autorités de la « RTCN » à organiser un procès n’a fait qu’aggraver la situation.
232. Les requérants avancent que même après avoir reçu les éléments de preuve par l’intermédiaire de la Cour à la suite de la communication de l’affaire en octobre 2009, les autorités de la « RTCN » n’ont pris aucune mesure. Ils ajoutent qu’après le meurtre du garde du corps du premier requérant, deux des suspects se sont trouvés aux mains de la « RTCN ». Les requérants estiment que les suspects auraient dû être interrogés sur leur participation au meurtre et sommés d’expliquer la présence de leur ADN sur la scène du crime. D’après les requérants, le premier suspect a fait une déposition sous serment dans laquelle il avait admis avoir pris part aux homicides. Ils arguent qu’alors que la cour d’assises de Kyrenia a demandé à ce que les éléments de preuve fussent soumis au procureur général de la « RTCN », aucune démarche n’a été engagée par les autorités dans ce sens. Par ailleurs, les preuves balistiques auraient permis d’établir que l’arme utilisée pour le meurtre du garde du corps du premier requérant aurait été la même que celle qui avait servi lors de la tentative de meurtre sur le premier requérant. Par conséquent, les autorités de la « RTCN » auraient disposé de preuves qui leur auraient permis d’engager des poursuites pour le meurtre des proches des requérants. L’affirmation des autorités selon laquelle elles se seraient retrouvées dans l’incapacité de le faire parce que le gouvernement chypriote n’aurait pas communiqué les preuves aurait donc simplement constitué un prétexte obéissant à des motifs politiques.
233. Il aurait été impossible d’ignorer que la « RTCN » était une entité illégale non reconnue en droit international. Sa législation interne sur l’extradition et sur la compétence dans les affaires de crimes commis en dehors de sa juridiction en aurait fait un refuge pour meurtriers en fuite. Un cadre législatif et administratif de nature à dissuader de commettre des meurtres dans les zones contrôlées par le gouvernement chypriote aurait ainsi fait clairement défaut. Qui plus est, la Convention européenne d’extradition et la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale, que la Turquie aurait ratifiées, se seraient appliquées à la partie nord de Chypre, laquelle se serait trouvée sous le contrôle effectif de la Turquie et aurait relevé de l’espace juridique du Conseil de l’Europe, et donc de ses « territoires métropolitains ». La Turquie n’aurait pas dénoncé ces Conventions ni exprimé de réserve à l’égard de la « RTCN ».
234. Enfin, les requérants soutiennent que le gouvernement turc ne peut pas arguer qu’un procès qui se tiendrait en République de Chypre serait entaché d’un défaut d’équité en raison de la composition de la formation de jugement.
b) Le gouvernement chypriote
235. Le gouvernement chypriote allègue qu’il a pris toutes les mesures qui étaient en son pouvoir pour protéger les droits que l’article 2 garantit aux requérants.
236. Les autorités chypriotes disent avoir mené une enquête poussée en se livrant entre autres à des autopsies, à des expertises médicolégales et à des tests ADN complets, à l’examen d’un grand nombre de pièces à conviction trouvées et recueillies sur la scène du crime et au domicile des victimes, à la localisation et à l’interrogatoire de nombreux témoins ainsi qu’au recueil de leurs dépositions et à l’inspection de disques durs d’ordinateurs. Le gouvernement chypriote assure que cette enquête a permis d’identifier huit suspects. Il indique que les autorités étaient en contact avec les représentants de l’UNFICYP dans le but de négocier avec les autorités de la « RTCN » la remise des suspects à la République de Chypre. Il ajoute que des informations et des éléments de preuve ont été transmis à cette fin aux autorités de la « RTCN » par l’intermédiaire de l’UNFICYP, que des mandats d’arrêt nationaux et internationaux ont été délivrés et que des demandes d’extradition ont été adressées au gouvernement turc.
237. Le crime ayant été commis sur le territoire placé sous son contrôle, le gouvernement chypriote assure que tant le droit interne que le droit international lui reconnaissaient la compétence pour juger les suspects. Selon lui, en droit international, le principal critère pour l’exercice de la compétence première était celui de la territorialité. Il ajoute que la Cour a reconnu ce point dans l’arrêt Rantsev (précité, § 206). Il indique de plus qu’en droit international la juridiction du gouvernement chypriote est également fondée sur le principe de la nationalité à la fois active et passive : selon lui, les victimes étaient et les suspects sont des membres de la communauté chypriote turque de la République et des ressortissants de la République ; la résidence habituelle des victimes était située sur le territoire contrôlé par la République. Partant, en ce qui concerne le procès des auteurs présumés de ce crime, la question d’un chevauchement ou d’une concurrence de juridiction entre la République de Chypre et la Turquie et/ou l’administration locale séparatiste du territoire occupé de la République ne se posait pas à ses yeux.
238. Pour le gouvernement chypriote, l’obligation procédurale lui incombant en vertu de l’article 2 n’emportait pas obligation de renoncer au profit des autorités d’une administration locale séparatiste à une partie de sa souveraineté et à une partie de son droit juridique en tant qu’État de poursuivre et de juger les auteurs de crimes commis sur son territoire. Pareille obligation n’est selon lui pas compatible avec les principes établis dans l’arrêt Ilaşcu (précité, §§ 339-340). À ses yeux, dans l’affaire Ilaşcu, les mesures de coopération prises par les autorités moldaves ont présenté un caractère limité et n’ont donc pas été considérées comme un soutien au régime transnistrien. Le gouvernement chypriote estime que la présente affaire n’est pas comparable car elle ne se borne pas, à son avis, à une simple question de coopération policière. Il considère que le renoncement à ce principe aurait miné les efforts qu’il déploie pour reprendre le contrôle de la partie nord de Chypre ainsi que de l’administration de la justice pénale pour les crimes commis sur la partie de son territoire non soumise à l’occupation militaire de la Turquie. Il argue qu’un devoir de coopération ne saurait imposer un fardeau déraisonnable, insupportable ou excessif aux autorités des États concernés.
239. Pour autant que les requérants invoquent la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale, le gouvernement chypriote observe que l’entraide judiciaire pourrait être refusée si la partie requise estime que l’exécution de la demande est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l’ordre public ou à d’autres intérêts essentiels de son pays. Ce serait donc à bon droit que le gouvernement chypriote pouvait refuser de livrer les éléments de preuve. De même, la Convention européenne sur la transmission des procédures répressives ne serait pas pertinente, la République n’ayant jamais renoncé à son droit de poursuivre et de juger les suspects.
240. La Turquie exerçant le contrôle effectif de la partie nord de Chypre, elle serait tenue d’honorer une double obligation : en premier lieu l’obligation de livrer les suspects et en second lieu celle de communiquer toutes les informations pertinentes concernant les suspects et la commission du crime de manière à appuyer les efforts déployés par la République pour faire traduire les suspects en justice. Les autorités de la « RTCN » et la Turquie n’auraient toutefois pas pris de mesure en vue de livrer les suspects. En particulier, les autorités de la « RTCN » auraient rejeté une proposition émanant du procureur général de la République de Chypre qui souhaitait que tous les éléments de preuve fussent remis à l’UNFICYP afin que celle‑ci pût déterminer s’il existait des présomptions sérieuses contre les suspects, sous réserve que les autorités de la « RTCN » prissent l’engagement de livrer les suspects si l’UNFICYP devait conclure que les preuves indiquaient pareilles présomptions. De plus, le gouvernement turc n’aurait pas pris en compte les demandes d’extradition et il n’aurait pas informé la République d’une décision motivant ce rejet, contrairement à ce qu’aurait exigé la Convention européenne d’extradition. Le gouvernement turc n’aurait ni communiqué d’informations ni pris de mesures en vue de concourir de quelque manière que ce fût à l’enquête pénale qui était conduite par les autorités de la République. En fait, le gouvernement chypriote n’aurait pas été informé de l’existence dans la partie nord de Chypre d’une enquête officielle sur les homicides en cause. Les requérants auraient reconnu ce point dans leur requête devant la Cour. Le gouvernement turc n’aurait pas non plus informé la Cour et les requérants des développements de l’affaire, et en particulier des nouveaux éléments de preuve qu’aurait révélés la déposition faite par le premier suspect à l’occasion du procès relatif au meurtre du garde du corps du premier requérant (paragraphes 104-106 ci-dessus).
c) Le gouvernement turc
241. Le gouvernement turc allègue que les autorités de la « RTCN » ont conduit une enquête approfondie sur cette affaire. Il indique qu’elles ont procédé à un examen minutieux des preuves et que, sur un laps de temps très court, plusieurs dépositions ont été recueillies auprès des suspects, de suspects éventuels et de divers témoins. Il ajoute que les autorités de la « RTCN » étaient déterminées à poursuivre les suspects et qu’elles croyaient que les autorités chypriotes grecques remettraient des éléments de preuve qui leur permettraient d’ouvrir un procès. Le gouvernement turc ajoute que l’enquête menée par la « RTCN » n’a pas permis de recueillir suffisamment de preuves pour pouvoir engager une procédure pénale. Il explique que les huit suspects ont tous été arrêtés et placés en détention et que leur détention a été prolongée à plusieurs reprises par les tribunaux compétents de la « RTCN ». Il argue que faute de preuves adéquates, les autorités n’ont toutefois pas été en mesure de demander au titre des dispositions pertinentes du droit local que la détention provisoire des suspects fût encore prolongée. Il ajoute que le dossier est donc resté ouvert, le procureur général de la « RTCN » attendant que les autorités chypriotes grecques remissent les preuves. D’après le gouvernement turc, après la réception d’une copie du dossier de l’enquête par l’intermédiaire de la Cour, les autorités de police de la « RTCN » ont de nouveau interrogé le premier et le deuxième suspects, lesquels n’ont pas reconnu avoir pris part au crime. Pour le gouvernement turc, la coopération du gouvernement chypriote demeurait nécessaire pour que les témoins, y compris les personnes qui avaient rédigé les différents rapports contenus dans le dossier d’enquête, comparussent devant les tribunaux de la « RTCN » afin de déposer.
242. Le gouvernement turc indique que les autorités de la « RTCN » ont étroitement collaboré avec toutes les parties concernées. Selon lui, s’efforçant de favoriser la coopération et l’échange d’informations sur les meurtres, elles ont assisté à de nombreuses réunions avec l’UNFICYP. Il ajoute que sept réunions, exclusivement ou en partie consacrées à l’affaire, ont eu lieu entre le 24 janvier 2005 et le 5 avril 2005. D’après le gouvernement turc, les autorités de la « RTCN » y ont clairement fait savoir qu’elles ne disposaient pas de preuves suffisantes pour maintenir les suspects en détention et elles ont indiqué à l’UNFICYP qu’elles seraient tenues de les remettre en liberté si elles n’obtenaient pas ces preuves. Le gouvernement turc précise que les autorités chypriotes ont catégoriquement rejeté toute coopération entre les deux parties de l’île au motif que pareille coopération serait revenue à une reconnaissance de la « RTCN ».
243. Le gouvernement turc explique par ailleurs que les autorités turques ont été informées des recherches menées par les bureaux d’Interpol de la partie chypriote grecque de l’île pour retrouver les suspects et qu’elles ont enquêté sur l’identité de ces derniers. Il avance qu’à la suite du signalement fait par les bureaux d’Interpol de la partie chypriote grecque de l’île, le cinquième suspect, un ressortissant turc, a été arrêté au moment où il entrait en Turquie. Selon le gouvernement turc, il a été interrogé mais, faute de preuves permettant de le relier au crime et d’une demande d’extradition, les autorités l’ont remis en liberté. Le gouvernement turc estime que le cinquième suspect aurait pu être poursuivi en Turquie si le dossier contenant les preuves avait été communiqué. Selon les dires du gouvernement turc, le procureur de Mersin a également demandé aux autorités de la « RTCN » le dossier d’enquête concernant les quatre premiers suspects dans le but d’étudier l’affaire dans la perspective de poursuivre le cinquième et le septième suspects, mais il a été impossible d’obtenir ce dossier de la part des autorités chypriotes grecques.
244. Aux yeux du gouvernement turc, la coopération avec la « RTCN » ne s’assimile pas à la reconnaissance de cette entité. Il en veut pour preuve la coopération passée entre les autorités de la « RTCN » et celles du Royaume-Uni en matière pénale qui avait pour but de permettre que des délinquants pussent être jugés. Il cite à cet effet l’affaire Attorney-General v. Ozgay Yorgun (cour d’assises de Nicosie en « RTCN », affaire no 5719/99 ; Cour suprême de la « RTCN », recours no 67/99), dans laquelle les autorités du Royaume-Uni ont selon lui mis à disposition des témoins et des preuves pour que les suspects fussent poursuivis.
245. Le gouvernement turc soutient que pour autant que les requérants affirment que la Cour devrait imposer à la Turquie une obligation supplémentaire au titre de l’article 2 afin que celle-ci soit en conformité avec la Convention européenne d’extradition, ils se méprennent sur la jurisprudence de la Cour. De l’avis du gouvernement turc, les requérants invitent en substance la Cour à créer de nouvelles obligations qui ne sont pas déjà prévues par la Convention mais qui sont censées être prévues par d’autres instruments internationaux. Or pour lui, la question principale sur laquelle la Cour doit se pencher est l’application de la Convention, et non celle d’autres instruments bilatéraux ou internationaux.
246. Le gouvernement turc estime que même si la Cour avait décidé d’élargir son interprétation de l’article 2 de manière à y inclure les obligations énoncées par la Convention européenne d’extradition et par la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale, l’application territoriale de ces conventions ne couvrirait que les territoires métropolitains de la Turquie, lesquels n’incluent pas la « RTCN » selon lui (article 27 § 1 de la Convention européenne d’extradition). Pour le gouvernement turc, la Turquie n’a ni conclu ni pu conclure d’arrangement direct avec deux ou plusieurs parties contractantes afin d’étendre ses territoires à la « RTCN » (article 25 § 1 et article 27 § 4). Ni la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 ni aucune autre convention ne donnerait une interprétation différente de la notion de « territoires métropolitains ». Le sens usuel de cette expression serait clair et il ne serait pas nécessaire d’en rechercher une signification secondaire. L’extradition se fonderait sur le droit conventionnel et ne constituerait nullement une obligation incombant aux États en vertu du droit coutumier.
247. Deux régimes juridiques distincts coexisteraient : celui de la « RTCN » et celui de la Turquie. Sur le territoire de la « RTCN », l’extradition, l’exécution réciproque des jugements et la coopération judiciaire seraient régies par la loi no 43/88. En vertu de cette loi, la « RTCN » ne pourrait extrader ses propres ressortissants et elle serait contrainte de rejeter une demande d’extradition ciblant ses ressortissants qui lui serait adressée par tout pays étranger, y compris la Turquie. De plus, la « RTCN » serait contrainte de refuser l’extradition lorsque le délit motivant la demande d’extradition aurait été commis intégralement ou en partie sur son territoire ou sur un territoire relevant de la compétence de ses tribunaux. Selon la loi de la « RTCN » sur les tribunaux, les cours d’assises de la « RTCN » auraient compétence pour juger les suspects car le crime aurait été commis sur l’île de Chypre (article 31 § 1 b)). Pour autant que les requérants s’appuieraient sur ce qu’aurait dit le vice-Premier ministre de la « RTCN » lors de la réunion du 26 janvier 2005 avec des responsables de l’UNFICYP (paragraphe 141 ci-dessus) concernant une éventuelle remise des suspects, le gouvernement turc explique que le vice‑Premier ministre a signifié par ses propos que le procureur général de la « RTCN » allait étudier les éléments de preuve sans exclure que les tribunaux de la « RTCN » pussent appliquer d’autres lois locales pertinentes et tenir compte de toute autre obligation relative à la non‑extradition des ressortissants ainsi que de considérations afférentes aux droits de l’homme dans la perspective de cet échange. Le refus du gouvernement chypriote de communiquer les éléments de preuve réunis dans cette affaire aurait obéi à des motifs de pure politique, et non à des motifs juridiques. La décision de la « RTCN » de refuser les extraditions aurait en revanche reposé sur des motifs juridiques.
248. De son côté, en vertu de l’article 6 de la Convention européenne d’extradition, la Turquie serait en droit de ne pas extrader ses propres ressortissants. L’extradition serait une procédure qui dépendrait des conditions énoncées dans le droit interne ainsi que dans la convention susmentionnée. Chaque pays aurait adopté ses propres dispositions juridiques dans ce domaine.
249. En tout état de cause, un certain nombre de raisons auraient fait obstacle à l’extradition des suspects. En premier lieu, les preuves nécessaires n’auraient été remises ni aux autorités de la « RTCN » ni à celles de la Turquie. En deuxième lieu, une extradition des suspects aux fins de leur procès aurait emporté violation des articles 3, 5, 6 et 13 de la Convention faute de garanties judiciaires adéquates. En particulier, seuls des juges chypriotes grecs siégeraient dans les formations de jugement, ce qui serait contraire aux exigences d’indépendance et d’impartialité découlant de l’article 6 de la Convention. Qui plus est, comme l’illustrerait l’affaire Denizci et autres c. Chypre (nos 25316-25321/94 et 27207/95, CEDH 2001‑V), des prévenus chypriotes turcs auraient parfois été harcelés par les autorités chypriotes grecques.
250. En ce qui concerne la procédure pénale ouverte contre le premier et le deuxième suspects pour le meurtre du garde du corps du premier requérant, rien de ce qui serait ressorti de cette procédure n’aurait pu exercer une influence décisive sur les obligations du gouvernement turc au titre de la Convention dans la présente affaire. La déclaration du premier suspect à propos de l’autre prévenu, le deuxième suspect, aurait revêtu une force probante discutable. Elle aurait manqué de clarté et aurait semé la confusion. De plus, le premier suspect aurait retiré sa déclaration au cours du procès. Il n’aurait pas fait de déposition devant la police, et du reste, après examen du dossier, le parquet général aurait conclu que même si le premier suspect n’avait pas retiré sa déclaration, les preuves seraient demeurées insuffisantes pour permettre d’inculper les suspects qui n’avaient pas reconnu leur participation au crime.
251. Pour autant que les requérants auraient invoqué l’article 13, il n’y aurait pas eu violation de cette disposition car il n’aurait pas été possible de traduire les auteurs en justice à cause du refus du gouvernement chypriote de remettre les éléments de preuve dans cette affaire.
d) La tierce intervention du Centre AIRE
252. Le Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe (le Centre AIRE) note que traditionnellement les accords entre États membres du Conseil de l’Europe commandant une coopération transnationale dans la lutte contre la délinquance avaient pour but de faire progresser la concrétisation d’objectifs intergouvernementaux au lieu de s’attacher à la victime. Ce centre ajoute que tel a été le cas de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale adoptée en 1959 ainsi que de la Convention de 1990 relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime.
253. Selon le Centre AIRE, cette situation a changé récemment avec la Convention du Conseil de l’Europe de 2005 sur la lutte contre la traite des êtres humains et la Convention du Conseil de l’Europe de 2007 sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels. Ce centre estime que ces conventions ont infléchi l’axe de la coopération intergouvernementale en matière pénale en faveur du respect par les États de leurs obligations à l’égard des victimes de violations des droits de l’homme. Il ajoute que ces deux conventions sont centrées sur les victimes et qu’elles préconisent une coopération internationale « dans la mesure la plus large possible ». Cette évolution serait également le reflet d’un consensus croissant parmi les États membres du Conseil de l’Europe, qui seraient de plus en plus nombreux à estimer que la coopération intergouvernementale en matière pénale devrait être abordée sous l’angle de la CEDH, c’est-à-dire qu’elle devrait se préoccuper des droits et des besoins de ceux qui sont des victimes.
254. Au niveau de l’Union européenne, l’introduction de diverses dispositions aurait visé à favoriser la coopération internationale entre États membres. On se serait détourné d’un modèle de coopération intergouvernementale pour s’orienter vers une approche privilégiant une coopération visant le respect des obligations en matière de droits de l’homme. Le Conseil de l’Union européenne aurait adopté diverses mesures dans le but de promouvoir la coopération internationale : le mandat d’arrêt européen créé par la décision-cadre 2002/584/JAI et le mandat européen d’obtention de preuves créé par la décision-cadre 2008/978/JAI. Ces deux instruments auraient été conçus de manière à fonctionner de telle sorte qu’ils assureraient la conformité avec les exigences énoncées dans la Convention (considérants nos 13 et 27 respectivement). De plus, tous deux prévoiraient une exception à la règle de la double incrimination pour certaines infractions spécifiquement énumérées dans les décisions-cadres. Il s’agirait notamment des infractions d’homicide volontaire, de viol, d’incendie volontaire et d’exploitation sexuelle des enfants, qui impliqueraient des actes contraires aux articles 2, 3, 4 et 8 de la Convention. Pareils actes engendreraient des obligations pour l’État sur le territoire duquel le crime aurait été commis, mais également pour l’État dans la juridiction duquel des preuves ou des personnes déterminantes pour l’effectivité de l’enquête pourraient être repérées. Les obligations positives découlant des instruments susmentionnés nécessiteraient de la part des parties contractantes un certain degré de confiance, que ce soit entre elles ou à l’égard d’autres États, pour que soit possible cette coopération essentielle dans les enquêtes sur des actes contraires aux articles susmentionnés. Il s’agirait là d’un impératif permettant de garantir que les droits consacrés par la Convention ne soient pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 91, CEDH 2000‑VII). Le droit de l’Union européenne démontrerait qu’un consensus européen serait en train de se former en Europe sur la nécessité d’aborder sous l’angle des droits de l’homme la coopération intergouvernementale en matière pénale.
255. De nombreux instruments de droit international traiteraient de la coopération internationale en matière pénale à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Europe. Il s’agirait notamment de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée (2000), à laquelle auraient adhéré Chypre et la Turquie ; de la Convention interaméricaine sur l’entraide en matière pénale (1992) et de son Protocole additionnel (1993) ; de la Convention interaméricaine sur l’obtention des preuves à l’étranger (1975) et de son Protocole additionnel (1984) ; du Traité de l’ASEAN sur l’entraide judiciaire en matière pénale (2004) ; de la Convention relative à l’entraide mutuelle en matière pénale de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (1992) et du Pacte d’assistance mutuelle entre les États membres de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (2002).
256. En conclusion, le Centre AIRE souligne la prévalence dans le droit européen et international d’accords relatifs à l’entraide dans les enquêtes pénales. En Europe en particulier, le Centre décèle une tendance à préconiser une coopération internationale lorsque les infractions soulèvent des problèmes sous l’angle des articles 2, 3 et/ou 4 de la Convention. Selon lui, cette tendance se traduit pour les États par l’obligation d’enquêter sur des infractions qui ont été commises en dehors de leur juridiction lorsque des personnes ou des preuves d’importance pour l’enquête se trouvent sur leur territoire.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
257. La Cour rappelle que, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 implique qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme. Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 169, 14 avril 2015).
258. En astreignant l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence de la qualité d’agent de l’État de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (ibidem, § 171).
259. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, une enquête doit d’abord être adéquate. Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables (ibidem, § 172). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Cette obligation peut nécessiter de prendre des mesures visant à recueillir des preuves pertinentes localisées dans d’autres juridictions (Rantsev, précité, §§ 241 et 245) ou, lorsque les auteurs se trouvent en dehors de sa juridiction, de demander leur extradition (Agache et autres c. Roumanie, no 2712/02, § 83, 20 octobre 2009 ; voir également, en relation avec l’article 3, Nasr et Ghali c. Italie, no 44883/09, §§ 270-272, 23 février 2016).
260. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Natchova et autres, précité, § 113).
261. Par ailleurs, il existe l’obligation procédurale voulant que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 177) ; elle impose également une exigence de célérité et de diligence raisonnable (ibidem, § 178) ; cela signifie en outre que l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes (ibidem, § 179).
b) Application des principes généraux au cas d’espèce
262. Les proches des requérants étant décédés sur le territoire contrôlé par la République de Chypre et relevant de la juridiction de cet État, il incombe à Chypre l’obligation procédurale d’enquêter sur leur décès. De plus, la Cour a déjà dit que l’obligation procédurale de la Turquie était également engagée dans les circonstances de l’espèce (paragraphes 187 et 189 ci-dessus).
263. Comme observé ci-dessus, le meurtre des proches des requérants a donné lieu à deux enquêtes parallèles, l’une menée par les autorités chypriotes et l’autre par les autorités du gouvernement turc, « RTCN » comprise (paragraphe 215 ci-dessus). Le grief soulevé par les requérants sous l’angle de l’article 2 est double : premièrement, les requérants formulent un certain nombre de doléances concernant les différentes enquêtes ; deuxièmement, ils se plaignent d’un défaut de coopération de la part des gouvernements défendeurs, qui aurait conduit dans l’impasse leurs propres enquêtes ainsi que l’enquête sur l’affaire dans son ensemble.
i. Les différentes enquêtes
264. La Cour se penche en premier lieu sur les reproches formulés par les requérants concernant les enquêtes respectivement menées par les autorités des États défendeurs. Elle note d’emblée que les requérants ne remettent pas en cause l’indépendance des enquêtes, et qu’à la lumière des éléments dont elle dispose pareille question ne se pose pas.
α) Chypre
265. Il n’est pas contesté que l’enquête sur le meurtre des proches des requérants a été lancée rapidement et que de nombreuses mesures d’enquête urgentes et indispensables ont été engagées dès la découverte des corps des victimes. La police est arrivée promptement sur les lieux et elle a bouclé la scène du crime. La police et un médecin légiste ont procédé à une inspection détaillée des lieux. Le même jour, le domicile des victimes, qui a également été bouclé et gelé, a aussi été inspecté. Pendant ces deux inspections des lieux, des enregistrements vidéo ont été faits et des photographies ont été prises. Le lendemain, dans le but de déterminer la cause du décès des victimes, des autopsies complètes, avec enregistrement vidéo, photographies et procès-verbal, ont été effectuées (paragraphes 13-20 ci-dessus).
266. Dans le cadre de l’enquête, les autorités chypriotes entre autres ont recueilli et réuni des éléments de preuve, pris les dépositions de nombreux témoins, y compris des proches des victimes, procédé à un examen balistique et à des tests ADN, étudié les listes de véhicules qui avaient franchi les points de passage et examiné le système de sécurité du domicile des victimes ainsi que les disques durs de leurs ordinateurs (paragraphes 21, 26, 28, 30 et 44 ci-dessus). Ces mesures d’enquête ont rapidement conduit à l’identification de huit suspects, à la délivrance de mandats d’arrêt locaux et européens et à la publication de notices rouges qui avaient été demandées à Interpol par la police chypriote (paragraphes 27, 31, 35, 37-40 ci-dessus). Les suspects ont tous été inscrits sur la « liste des personnes à interpeller » tenue par le gouvernement chypriote (paragraphes 32 et 42 ci-dessus). Au vu des documents versés au dossier, il apparaît que l’enquête a été étendue aux bases britanniques et à des zones ne relevant pas du contrôle du gouvernement chypriote (paragraphe 47 ci-dessus).
267. Le 24 avril 2008, l’affaire a été « classée en attente » dans l’attente de l’arrestation des suspects restants (paragraphes 48 et 49 ci‑dessus).
268. Par la suite, le 19 mai 2008, l’affaire a été transférée au coroner et une procédure d’enquête judiciaire a été ouverte (paragraphe 50 ci-dessus). Malgré des déclarations contradictoires sur ce qui s’est passé lors de la première audience, il n’est pas contesté que les requérants ont été informés de l’enquête judiciaire à laquelle le premier requérant a assisté et qu’ils ont été avisés de ses résultats (paragraphes 50 et 120 ci-dessus).
269. Les autorités ont arrêté le huitième suspect lorsqu’il est passé dans les zones contrôlées par le gouvernement chypriote le 12 juillet 2006, mais elles ont dû le relâcher faute de preuves le reliant au crime. Selon le rapport de police, certaines des allégations qu’il avait faites pendant son interrogatoire imposaient que l’on approfondît l’enquête sur le territoire de la « RTCN » (paragraphe 45 ci-dessus).
270. La dernière mesure prise par les autorités chypriotes remonte au 4 novembre 2008, date à laquelle des demandes d’extradition ont été adressées à la Turquie pour les six personnes qui restaient suspectes dans l’affaire (paragraphes 55-57 ci-dessus). Aucune autre mesure n’a été prise depuis lors dans l’attente de l’arrestation des suspects.
271. Les doléances exprimées par les requérants contre les autorités chypriotes en ce qui concerne l’enquête menée par celles-ci considérée isolément sont de deux natures : elles concernent les demandes d’extradition ainsi que l’accès des requérants aux documents de l’enquête.
272. En premier lieu, les requérants doutent que les demandes d’extradition aient été faites correctement et ils se plaignent du retard pris par les autorités chypriotes à cet égard. La Cour note que rien n’indique que ces demandes n’aient pas été faites correctement ou ne soient pas passées par les voies appropriées. Il est vrai qu’elles ont été faites plus de trois ans et demi après la publication des notices rouges. Cependant, dans cette affaire en particulier, cela n’a pas constitué un obstacle significatif. Après la publication des notices rouges, il est apparu très rapidement et clairement que ni les autorités turques ni celles de la « RTCN » n’avaient l’intention de livrer les suspects (paragraphes 41, 127, 130 et 150 ci-dessus). Les demandes d’extradition ont simplement été retournées aux autorités chypriotes sans réponse. Bien que les deux États défendeurs aient ratifié la Convention européenne d’extradition, ils n’avaient pas conclu entre eux de traité d’extradition (comparer avec Nasr et Ghali, précité, § 271, 23 février 2016). Le gouvernement chypriote ne peut pas non plus être tenu pour responsable du refus d’extrader les suspects opposé par la Turquie (Nježić et Štimac c. Croatie, no 29823/13, § 65, 9 avril 2015, et Palić c. Bosnie‑Herzégovine, no 4704/04, § 68, 15 février 2011).
273. En second lieu, les requérants reprochent aux autorités chypriotes de ne pas leur avoir fourni les preuves qu’elles avaient collectées dans l’affaire, y compris toutes les dépositions des témoins qui avaient été recueillies durant l’enquête. La Cour rappelle qu’il ne découle pas de l’article 2 que les requérants doivent avoir accès aux dossiers de police ou à des copies de tous les documents pendant une enquête en cours, ni que les requérants doivent être consultés ou informés à chaque démarche (voir, par exemple, Gürtekin et autres c. Chypre, (déc.) nos 60441/13 et al., § 29, 11 mars 2014, et Charalambous et autres c. Turquie (déc.), nos. 46744/07 et al., § 64, dans les deux cas avec les références qui y sont citées). Elle souligne à cet égard que la divulgation ou la publication de rapports de police et d’éléments concernant des enquêtes peut poser des problèmes sensibles et présenter des risques de conséquences préjudiciables pour des particuliers ou pour d’autres enquêtes, et qu’elle ne saurait donc être considérée comme une exigence découlant automatiquement de l’article 2 (Gürtekin et autres, § 29, décision précitée, et Ramsahai et autres c. Pays‑Bas [GC], no 52391/99, § 347, CEDH 2007‑II). De même, les autorités d’enquête ne sauraient être tenues de satisfaire toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime (ibidem, § 348, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1er décembre 2009). Cependant, la Cour doit déterminer si les requérants se sont vu donner accès à l’enquête dans une mesure qui leur a permis de sauvegarder leurs intérêts légitimes (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 311, CEDH 2011 (extraits)).
274. Comme le montrent les pièces versées au dossier de l’affaire, les requérants ont été associés à l’enquête dès le début. Des réunions ont été organisées avec la police et le procureur général chypriotes, lesquels ont communiqué des informations aux requérants (paragraphes 44, 107-108, 111-112 et 114-116 ci-dessus). Les requérants ont été informés des avancées de l’enquête et de la procédure d’enquête judiciaire à laquelle le premier requérant a assisté (paragraphes 50 et 120). Ils ont également reçu, lorsqu’ils l’ont demandé, un rapport de police sur l’affaire (paragraphe 117 ci-dessus). La Cour n’est donc pas persuadée qu’en l’espèce les requérants aient été exclus du processus d’enquête au point que la norme minimale découlant de l’article 2 ne fût pas respectée.
275. En réalité, le grief des requérants trouve son origine dans le refus par les autorités chypriotes de transmettre le dossier de l’affaire aux autorités de la « RTCN » et s’explique par la volonté des requérants de remédier à la situation. Il est donc intrinsèquement lié à leur doléance concernant le défaut de coopération et sera analysé dans ce contexte.
β) la Turquie
276. À l’annonce des meurtres, les autorités de la « RTCN » ont réagi promptement et ont ouvert une enquête dès le 17 janvier 2005, date à laquelle les dépouilles des victimes ont été transférées en « RTCN ». La déposition du premier requérant a été recueillie (paragraphe 64 ci-dessus). À la fin de janvier 2005, tous les suspects avaient été arrêtés sur la base des mandats d’arrêt délivrés par les tribunaux de district compétents de la « RTCN » (paragraphes 65-87 ci-dessus). Les domiciles des sept suspects qui vivaient en « RTCN » ont été perquisitionnés en vertu de mandats de perquisition (paragraphes 72 et 82 ci-dessus). On a recueilli les dépositions des suspects, lesquels sont restés en détention provisoire jusqu’à ce qu’ils fussent libérés le 11 février 2005 ou aux alentours de cette date faute de preuves les reliant aux meurtres (paragraphe 92 ci-dessus). Les autorités de la « RTCN » ont également interrogé une autre personne qu’elles avaient identifiée comme étant un autre suspect possible (paragraphe 95 ci-dessus). Pendant l’enquête, on a recueilli les dépositions des suspects et des requérants, ainsi que celles d’autres personnes qui connaissaient les suspects ou leur étaient liées d’une manière ou d’une autre. Des preuves ont également été collectées (paragraphe 97 ci-dessus).
277. Après avoir été remis en liberté alors qu’il était détenu en « RTCN », le cinquième suspect a été arrêté et interrogé en Turquie le 15 février 2005. Il a ensuite été libéré, les autorités turques ne disposant pas de suffisamment de preuves pour le relier au crime (paragraphe 94 ci‑dessus).
278. Une fois les suspects remis en liberté, les autorités de la « RTCN » n’ont presque plus rien fait. Quelque temps après le 22 mars 2007, le dossier a été classé comme « non résolu à ce jour » (paragraphes 99-100 ci-dessus). Par la suite, il ne s’est rien passé jusqu’en février 2010, lorsque le premier et le deuxième suspects ont de nouveau été interrogés par la police de la « RTCN » ; les autorités ont ensuite reçu, par l’intermédiaire de la Cour, une copie du dossier de l’enquête menée par les autorités chypriotes, ce qui n’a toutefois abouti à rien (paragraphe 102 ci-dessus). De plus, à la suite d’une déclaration faite par le premier suspect pendant le procès lors duquel lui-même et le deuxième suspect ont été jugés pour le meurtre du garde du corps du premier requérant, le procureur général de la « RTCN » a réétudié le dossier de l’enquête, lequel ne contenait toujours pas assez de preuves pour justifier des poursuites (paragraphes 104-105 ci-dessus).
279. Les requérants reprochent aux autorités de la « RTCN » d’avoir refusé d’enquêter ou de poursuivre les suspects. Ils leur reprochent également de n’avoir pris aucune mesure d’abord lorsqu’elles ont finalement obtenu une copie du dossier par l’intermédiaire de la Cour puis lorsque des éléments nouveaux se sont fait jour pendant le procès du premier et du deuxième suspects lors de la procédure susmentionnée (paragraphe 278 ci-dessus).
280. Les éléments communiqués montrent qu’à l’évidence les autorités de la « RTCN » ont accompli un volume important de travail ; ainsi, la Cour estime que le reproche d’un refus d’enquêter que leur adressent les requérants ne repose sur aucun fondement solide. Les autorités de la « RTCN » ont arrêté et détenu tous les suspects ; alors même que les quatre premiers suspects avaient initialement été arrêtés car ils étaient soupçonnés de vol et de faux en écritures, ces charges ont ensuite été transformées en accusation de meurtre avec préméditation (paragraphes 65, 67, 68, 71, 74 et 75 ci-dessus). L’enquête n’a pas débouché sur des poursuites faute de preuves. Si, pour les requérants, il doit être frustrant de savoir que les suspects ont été identifiés, arrêtés, interrogés puis remis en liberté, l’article 2 ne saurait être interprété comme imposant aux autorités l’obligation d’engager des poursuites quelles que soient les preuves disponibles (Nježić et Štimac, précité, § 69, et Gürtekin et autres, § 27, décision précitée). Comme la Cour l’a dit à de nombreuses reprises, l’obligation procédurale résultant de l’article 2 est une obligation de moyens et non de résultat (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, CEDH 2016). À cet égard, la Cour note que les suspects ont tous nié être impliqués dans le crime en question et que l’enquête qui a été menée n’a pas permis de réunir de preuves les reliant au crime. De plus, même si, à la suite de la communication de l’affaire et du procès du premier et du deuxième suspects, les autorités de la « RTCN » ont pris certaines mesures, celles-ci n’ont pas mis au jour de nouvelles preuves solides sur lesquelles fonder des poursuites. Les autorités turques et celles de la « RTCN » ne disposaient que d’éléments de preuve limités, le crime ayant été commis sur le territoire contrôlé par le gouvernement chypriote. Pour pouvoir poursuivre les suspects, les autorités turques et celles de la « RTCN » avaient besoin de preuves fiables qui auraient été recevables par un tribunal.
γ) Conclusion
281. Il ressort clairement de ce qui précède que les autorités des États défendeurs ont pris promptement un nombre important de mesures d’enquête. La Cour ne décèle aucune carence susceptible de remettre en question le caractère globalement adéquat des enquêtes respectivement menées par les États défendeurs considérées en elles-mêmes. Elle estime toutefois inutile de statuer sur ce point sous l’angle de l’article 2, étant donné les considérations qui suivent.
ii. L’obligation procédurale et le défaut de coopération entre les États défendeurs
282. La Cour observe que les deux enquêtes ont abouti à une impasse et que les dossiers respectifs sont demeurés en suspens dans l’attente de nouveaux développements. Après le renvoi par la Turquie des demandes d’extradition le 24 novembre 2008, l’enquête chypriote s’est complètement arrêtée ; le gouvernement chypriote attend toujours que les suspects soient de nouveau arrêtés et livrés afin qu’il puisse les juger. De la même manière, les autorités de la « RTCN » ont classé le dossier comme « non résolu à ce jour » dans le courant de l’année 2007. Depuis lors, rien de concret n’a été fait. Le premier et le deuxième suspects ont de nouveau été interrogés en 2010 sans que cela ne donnât le moindre résultat. Le gouvernement turc attend toujours que toutes les preuves dans l’affaire lui soient remises afin de pouvoir juger les suspects. Par conséquent, bien que les enquêtes demeurent ouvertes, il ne se passe plus rien depuis plus de huit ans. Tous les efforts permis par la médiation de l’UNFICYP sont restés vains, les États défendeurs persistant à camper sur leurs positions respectives.
283. La Cour a eu à connaître de quelques affaires dans lesquelles elle a été appelée à se pencher sur la question de l’étendue de l’obligation procédurale dans un contexte transfrontière ou transnational/transjuridictionnel.
284. Dans l’affaire O’Loughlin (décision précitée), les requérants reprochaient aux autorités du Royaume-Uni, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, de ne pas avoir apporté leur concours aux investigations et enquêtes judiciaires menées en Irlande sur les décès provoqués par les attentats à la bombe du 17 mai 1974 à Dublin et à Monaghan. Les suspects se trouvaient en Irlande du Nord. La Cour a dit qu’il ne lui appartenait pas de décider si ou dans quelle mesure l’article 2 pouvait imposer à un État contractant l’obligation de coopérer dans le cadre des investigations et des audiences conduites dans la juridiction d’un autre État contractant concernant un recours illégal à la force ayant entraîné mort d’homme, le grief y afférent ayant été introduit après l’expiration du délai de six mois. Peu après, dans la décision Cummins (décision précitée), qui concernait des attentats à la bombe commis à Dublin en décembre 1972 et en janvier 1973, la Cour a déclaré que des griefs similaires dirigés contre le Royaume-Uni étaient manifestement mal fondés car un défaut de coopération dans les enquêtes sur les décès et les blessures n’avait pas été établi. Depuis ces décisions, dans l’arrêt Rantsev, la Cour a dit que le corollaire de l’obligation pour l’État qui enquête de recueillir les preuves qui se trouvent dans d’autres juridictions est l’obligation pour l’État où se trouvent les preuves de fournir toute l’assistance que sa compétence et ses moyens lui permettent d’apporter dans le cadre d’une demande d’entraide judiciaire faite par l’État dans lequel s’est produit le décès (Rantsev, précité, § 245). La Cour a donc conclu que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 avait imposé aux autorités chypriotes de solliciter l’assistance de la Russie et que la Russie avait été tenue par l’obligation correspondante de prêter assistance aux autorités chypriotes étant donné que certaines preuves avaient été localisées sur son territoire. La Cour a par conséquent reconnu que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 imposait une coopération entre États pour l’obtention des preuves disponibles.
285. La Cour rappelle que, pour apprécier s’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2, elle recherchera si les autorités internes ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles dans les circonstances de l’espèce (voir, par exemple, Nježić et Štimac, précité, § 68). Dans des circonstances telles que celles de la présente affaire, où l’enquête menée sur des homicides illicites implique nécessairement plus d’un État, la Cour estime que les États défendeurs concernés sont tenus par l’obligation de coopérer de manière effective et de prendre toutes les mesures raisonnables nécessaires à cette fin dans le but de faciliter et d’effectuer une enquête effective sur l’ensemble de l’affaire. Pareil devoir va dans le sens de la protection effective du droit à la vie garantie par l’article 2, l’une des dispositions essentielles de la Convention (voir, entre autres, Natchova et autres, précité, § 93). Au demeurant, tout autre constat compromettrait gravement le but même de la protection consacrée par l’article 2 et rendrait illusoires les garanties attachées au droit à la vie d’un individu car il ferait obstacle à toute possibilité réelle d’élucider dans quelles circonstances un homicide a été commis et de traduire ses auteurs en justice, ce qui aboutirait à l’impunité pour les responsables. La Convention est un mécanisme de protection des droits de l’homme et il est d’une importance cruciale qu’elle soit interprétée et appliquée d’une manière qui garantisse des droits concrets et effectifs, et non pas théoriques et illusoires (Varnava et autres, précité, § 160).
286. Ce constat concorde également avec la position prise par les instruments pertinents du Conseil de l’Europe, qui appellent à une coopération intergouvernementale visant à prévenir et à combattre plus efficacement la criminalité transnationale et à sanctionner les responsables. La Cour rappelle à cet égard qu’elle n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Elle observe par ailleurs qu’elle s’est toujours référée au caractère « vivant » de la Convention à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et qu’elle a tenu compte de l’évolution des normes de droit national et international dans son interprétation des dispositions de la Convention (Rantsev, précité, §§ 273-274 et Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 65-68, CEDH 2008).
287. La nature et l’étendue de la coopération requise de la part des États cherchant à honorer leur obligation procédurale qui résulte pour eux de l’article 2 dépendront inévitablement des circonstances de l’espèce.
288. Pour commencer, la Cour souligne qu’elle n’a pas compétence pour examiner le respect par les Parties contractantes d’instruments autres que la Convention européenne des droits de l’homme et ses Protocoles, et que même si d’autres traités internationaux peuvent lui fournir une source d’inspiration, elle n’est pas compétente pour interpréter les dispositions de ces instruments (Mihailov c. Bulgarie, no 52367/99, § 33, 21 juillet 2005). Elle n’est donc pas compétente pour déterminer si les États défendeurs ont honoré leurs obligations au titre de la Convention européenne d’extradition et de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale, contrairement à ce que suggèrent les requérants.
289. De plus, il n’appartient pas à la Cour d’indiquer quelles sont les mesures que les autorités doivent prendre pour que les États défendeurs se conforment à leurs obligations avec la plus grande efficacité. La Cour doit plutôt s’assurer que les mesures effectivement prises étaient adéquates et suffisantes dans les circonstances de l’affaire dont elle est saisie. Elle n’a donc pas à décider où le procès des suspects aurait dû se tenir ni à imposer à un État membre une obligation d’extradition. Face à une omission partielle ou totale, la Cour a pour tâche de déterminer dans quelle mesure un effort minimal était possible et s’il devait être entrepris (Ilaşcu, précité, § 334).
290. Il ressort clairement de tous les éléments dont la Cour dispose, y compris du rapport établi en 2005 par le Secrétaire général des Nations unies sur l’opération des Nations unies à Chypre (paragraphe 153 ci‑dessus), que les gouvernements défendeurs n’étaient pas disposés à faire la moindre concession sur leurs positions ni à trouver un terrain d’entente. Cette attitude s’explique par des considérations politiques qui témoignent du différend politique profond qui oppose de longue date la République de Chypre et la Turquie (voir, mutatis mutandis, Demopoulos et autres, décision précitée, § 83).
291. Du côté du gouvernement chypriote, il est évident que cette réticence à coopérer a été motivée par le refus (ou la crainte) de prêter la moindre légitimité à la « RTCN ». Cependant, la Cour n’admet pas que des mesures prises dans un esprit de coopération et visant à faire avancer l’enquête dans cette affaire puissent valoir reconnaissance, implicite ou autre, de la « RTCN » (Chypre c. Turquie, précité, §§ 61 et 238). Pour la Cour, de telles mesures ne reviendraient pas non plus à admettre que la Turquie exerce une souveraineté internationalement reconnue sur le nord de Chypre (voir, mutatis mutandis, Demopoulos et autres, décision précitée, §§ 95-96, et Foka c. Turquie, no 28940/95, §§ 83-84, 24 juin 2008). Ainsi, le Royaume-Uni a coopéré dans des affaires pénales avec la « RTCN » (paragraphes 150 et 244 ci-dessus) sans pour autant la reconnaître de quelque manière que ce fût.
292. D’un autre côté, le gouvernement de la République de Chypre demeurant l’unique gouvernement légitime de Chypre (Chypre c. Turquie, précité, §§ 14, 61 et 90), la Cour est frappée par le fait que les demandes d’extradition émanant des autorités chypriotes ont été ignorées par le gouvernement turc, qui garde le silence sur cette question.
293. Les États défendeurs ont eu la possibilité de trouver une solution et de parvenir à un accord grâce à la mission de bons offices de l’UNFICYP mais ils ne l’ont pas pleinement saisie. Les autorités de ces États ont catégoriquement rejeté toutes les propositions faites dans le but d’inciter les deux parties à faire chacune la moitié du chemin ou de trouver une solution de compromis. Plusieurs possibilités ont été suggérées : organiser en territoire neutre des réunions entre la police chypriote, la police de la « RTCN », l’UNFICYP et la police des bases souveraines britanniques, interroger les suspects selon la méthode de l’interrogatoire filmé au Ledra Palace Hotel, situé dans la zone tampon administrée par les Nations unies, envisager la possibilité d’une solution ad hoc ou l’organisation d’un procès en lieu neutre, échanger des éléments de preuve (sous certaines conditions) et traiter la question au niveau des services techniques (paragraphes 131-133, 136, 137, 140 et 151 ci-dessus). Si un certain nombre de groupes de travail et de comités techniques bicommunautaires ont été mis en place, dont un sur les questions pénales (paragraphes 154-156 ci-dessus), il apparaît qu’aucun de ces comités ne s’est emparé de la présente affaire dans le but de faire avancer l’enquête.
294. En conséquence de ce défaut de coopération de la part des États défendeurs, leurs enquêtes respectives restent ouvertes et rien n’est fait depuis plus de huit ans. À cet égard, la Cour souhaite souligner que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et que l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées (Troubnikov c. Russie, no 49790/99, § 92, 5 juillet 2005). De plus, l’écoulement du temps risque de compromettre définitivement les chances d’aboutissement de l’enquête (M.B. c. Roumanie, no 43982/06, § 64, 3 novembre 2011) et fait perdurer l’épreuve que traversent les membres de la famille (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II).
295. Dans la présente affaire, qui est simple en fin de compte, un volume considérable de preuves a été rassemblé et huit suspects ont été promptement identifiés, repérés et arrêtés. L’absence de coopération, fût-ce directement ou par l’intermédiaire de l’UNFICYP, a abouti à leur libération. S’il y avait eu une coopération conforme à l’obligation procédurale découlant de l’article 2, une procédure pénale aurait pu être ouverte contre un ou plusieurs des suspects, ou l’enquête aurait pu trouver une conclusion appropriée.
296. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation du volet procédural de l’article 2 à raison du défaut de coopération des États défendeurs.
297. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé par les requérants sur le terrain de l’article 13 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
298. L’article 41 de la Convention est ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. Dommage matériel
a) Observations des parties
i. Les requérants
299. Les requérants réclament 40 000 euros (EUR) pour le dommage matériel qu’ils disent avoir subi. Cette somme correspond aux frais que le premier requérant aurait engagés pour assurer sa protection : sécurisation de son domicile, emploi d’un garde du corps (qui a été assassiné en 2009), frais de déplacement à l’étranger à la suite d’une tentative de meurtre qui l’aurait visé, et frais de justice supportés dans le contexte de la procédure intentée contre lui pour la possession d’une arme à feu qu’il assurait détenir pour pouvoir se défendre. Les requérants indiquent que la somme susmentionnée a été calculée de manière rapide et approximative car ils ne disposent pas du moindre document de nature à attester des frais présentés.
ii. Le gouvernement chypriote
300. Le gouvernement chypriote ne se prononce pas sur cette demande.
iii. Le gouvernement turc
301. Le gouvernement turc soutient qu’il n’existe pas de lien de causalité entre le dommage matériel allégué par les intéressés et l’objet de la requête, qui n’a selon lui rien à voir avec le droit à la vie du premier requérant.
b) Appréciation de la Cour
302. La Cour estime que la demande pour dommage matériel présentée par les requérants n’est pas fondée et la rejette donc.
2. Préjudice moral
a) Observations des parties
i. Les requérants
303. En réparation du préjudice moral qu’ils allèguent, les requérants réclament le montant total de 800 000 EUR, soit 400 000 EUR à chacun des deux gouvernements défendeurs. Pour chacun des deux Gouvernements, cette somme correspond à 100 000 EUR demandés par le premier requérant, auxquels s’ajoutent 50 000 EUR demandés par chacun des autres requérants.
304. Les requérants mettent en avant l’angoisse, les souffrances, le traumatisme et la frustration selon eux insupportables dans lesquels les auraient plongés la gravité du crime commis contre leur famille ainsi que le défaut de coopération qu’ils reprochent aux autorités des gouvernements défendeurs, qui expliquerait que les auteurs de ce crime n’aient pas été traduits en justice. Ils disent avoir été traités avec une insensibilité et une indifférence extrêmes. Ils invitent la Cour à condamner la dureté des gouvernements défendeurs en allouant en réparation de ce préjudice une somme substantielle, même si celle-ci ne pourra jamais à leurs yeux compenser l’immense perte qu’ils disent avoir subie. De plus, les gouvernements défendeurs n’ayant selon eux ni mené d’enquête ni appréhendé, poursuivi et sanctionné les auteurs de ces meurtres, tous les requérants, et en particulier le premier, craindraient pour leur vie et vivraient dans un état permanent de peur et d’anxiété. Le premier requérant aurait fait l’objet d’une tentative de meurtre et son garde du corps aurait été assassiné. Face à l’absence de coopération alléguée entre les différentes autorités, le premier requérant aurait également dû servir d’intermédiaire entre elles pendant les jours et les mois qui ont immédiatement suivi les meurtres. Ces points expliqueraient pourquoi le premier requérant demande plus que les autres.
ii. Le gouvernement chypriote
305. Le gouvernement chypriote conteste les prétentions des requérants, qu’il considère comme excessives au regard de la jurisprudence de la Cour. Il invoque à cet égard l’arrêt Rantsev (précité, § 342).
iii. Le gouvernement turc
306. Le gouvernement turc estime que, faute de violation à réparer, la Cour devrait refuser d’accorder la moindre indemnité pour préjudice moral. Il ajoute que si la Cour devait toutefois aboutir à une conclusion différente, le constat d’une violation représenterait en soi une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral allégué. Il considère qu’en tout état de cause, la satisfaction équitable ne devrait pas constituer une source d’enrichissement indu. Aux yeux du gouvernement turc, les sommes réclamées par les requérants sont excessives, injustes et sans commune mesure avec les montants alloués par la Cour dans des affaires similaires. Il attire l’attention de la Cour sur les montants accordés dans les affaires Solomou et autres c. Turquie, no 36832/97, § 101, 24 juin 2008, Isaak c. Turquie, no 44587/98, § 139, 24 juin 2008, et Kakoulli c. Turquie, no 38595/97, § 140, 22 novembre 2005).
b) Appréciation de la Cour
307. La Cour note qu’elle a conclu à une violation de l’article 2 dans son volet procédural à raison d’un défaut de coopération de la part des gouvernements défendeurs qui s’est traduit par une absence d’enquête effective sur le décès des proches des requérants. Elle note également qu’elle a estimé qu’aucune question séparée ne se posait sous l’angle de l’article 13 de la Convention.
308. Les requérants ont subi du fait de la violation constatée un dommage moral qui ne peut être réparé par un simple constat de violation.
309. Eu égard aux raisons pour lesquelles elle a conclu à une violation et aux circonstances de l’espèce, la Cour, statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, décide que chacun des gouvernements défendeurs devra payer à chacun des requérants la somme de 8 500 EUR, à majorer de tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur ladite somme.
B. Frais et dépens
1. Observations des parties
a) Les requérants
310. Les requérants demandent au total la somme de 40 000 livres sterling (GBP) qui correspond aux honoraires de leurs avocats. Ils allèguent qu’il s’agit du montant dont ils sont convenus avec leurs avocats et ils produisent une lettre d’engagement (indiquant les honoraires de leurs avocats) datée du 5 décembre 2005 et signée par la quatrième requérante. Selon cet accord, le montant susmentionné se répartissait ainsi : une somme de 20 000 GBP pour tout le travail effectué par leurs représentants devant les autorités des gouvernements défendeurs et devant l’UNFICYP ; et une somme de 20 000 GBP pour les frais et dépens supportés devant la Cour si une requête devait être déposée. À cet égard, l’accord précisait que chaque étape de la procédure coûterait au total 7 000 GBP : la première étape correspondrait à l’introduction de la requête ; la deuxième étape couvrirait le travail à effectuer pour la préparation des observations dans l’éventualité où la requête serait déclarée recevable ainsi que pour les éventuelles négociations d’un règlement amiable ; la troisième étape, qui était prévue en l’absence de règlement amiable, engloberait la rédaction des observations et/ou la représentation à une audience. Le montant total de 21 000 GBP a été arrondi à 20 000 GBP. Ces honoraires n’étaient pas assujettis à la TVA.
b) Le gouvernement chypriote
311. Le gouvernement chypriote allègue que les requérants exposent des frais qui n’étaient ni nécessaires, ni raisonnables quant à leur taux, ni étayés par des pièces justificatives. Il considère par conséquent que la demande formulée à ce titre doit être écartée.
c) Le gouvernement turc
312. Le gouvernement turc allègue que les montants réclamés sur la base de l’accord relatif aux honoraires présentent un caractère spéculatif ou abstrait et qu’ils ne sont pas étayés par des pièces justificatives. Il ajoute qu’aucun emploi du temps récapitulant le travail réellement effectué n’a été fourni, pas plus que des reçus ou des documents prouvant la réalité de ces frais. Le gouvernement turc renvoie à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Mohd c. Grèce (no 11919/03, §§ 29-32, 27 avril 2006). Il estime qu’en tout état de cause les requérants ne peuvent pas réclamer le remboursement des frais afférents à la procédure interne et que la somme demandée pour l’introduction de la requête devant la Cour est excessive.
2. Appréciation de la Cour
313. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. De plus, aux termes de l’article 60 du règlement, le requérant doit soumettre des prétentions chiffrées et ventilées par rubriques et accompagnées des justificatifs pertinents.
314. La Cour note que l’accord sur les honoraires, qui avait été signé seulement par la quatrième requérante avant l’introduction de la requête, fait uniquement mention de sommes globales qui ne sont pas ventilées par rubriques. Il n’y est nullement précisé le travail spécifiquement effectué, le nombre d’heures travaillées et le tarif horaire facturé. Les requérants n’ont pas fourni d’autres pièces justificatives, comme des factures ou des notes d’honoraires détaillées, à l’appui de leurs prétentions.
315. Dès lors, la Cour n’alloue aucune somme à ce titre.
C. Intérêts moratoires
316. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation par Chypre de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation par la Turquie de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 2 de la Convention ;
5. Dit, par cinq voix contre deux,
a) que le gouvernement chypriote doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 8 500 EUR (huit mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Dit, par cinq voix contre deux,
a) que le gouvernement turc doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 8 500 EUR (huit mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 4 avril 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsHelena Jäderblom
GreffierPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
. opinion partiellement dissidente du juge Serghides ;
. opinion partiellement dissidente du juge Pastor Vilanova.
H.J.
J.S.P
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES
(Traduction)
1. Avec tout le respect que je dois à la majorité, je suis contraint d’exprimer mon désaccord avec la conclusion de violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural par la République de Chypre, bien que je me rallie à la conclusion de pareille violation par la Turquie.
I. La République de Chypre a-t-elle manqué à l’obligation procédurale que lui imposait l’article 2 de la Convention de mener une enquête effective sur les meurtres ?
2. La majorité, à laquelle j’adresse tout mon respect, a ignoré un aspect crucial de la question ci-dessus : elle n’a pas cherché à savoir pourquoi la République de Chypre n’était pas prête à « coopérer » avec la « République turque de Chypre du Nord » (la « RTCN ») et si ce refus de la République de Chypre était légitime.
3. L’affaire concerne l’enquête relative à l’homicide illicite de trois personnes, un couple et leur fille, qui étaient tous trois des ressortissants chypriotes d’origine chypriote turque. Ces meurtres, qui ont été perpétrés le 15 janvier 2005, ont été commis sur le territoire de la République de Chypre, précisément dans la partie de son territoire qui n’était pas occupée par l’armée turque (paragraphes 10-11 et 262 de l’arrêt). Les requérants, qui sont des membres de la famille des personnes décédées, se plaignent d’une violation de l’article 2 par la République de Chypre et par la Turquie (« RTCN » comprise) à raison du manquement des deux gouvernements défendeurs à l’obligation de mener une enquête effective sur le décès de leurs proches, alléguant que ces deux États n’ont pas coopéré à cet égard afin de traduire les suspects en justice.
4. L’enquête qui a été menée de manière effective par la République de Chypre, avec tests ADN, examen des pièces à conviction et audition des témoins (paragraphe 266 de l’arrêt), a permis d’identifier huit suspects qui pouvaient potentiellement être mis en accusation, poursuivis et jugés devant les tribunaux de la République. Cependant, après que l’infraction a été commise, les suspects se sont réfugiés sur le territoire de la République situé dans la partie nord de Chypre, sur lequel la Turquie exerce un contrôle effectif total. La République de Chypre a délivré des mandats d’arrêt concernant les suspects, y compris des mandats d’arrêts européens et internationaux, ses tribunaux étant dans l’incapacité de les juger en leur absence. Comme il est indiqué au paragraphe 218 de l’arrêt :
« (...) toutes les autorités concernées ont obstinément campé sur leurs positions respectives : (...) le gouvernement chypriote n’était pas prêt à fournir le moindre élément de preuve à la « RTCN » et il insistait pour que les suspects fussent livrés afin d’être jugés par ses propres tribunaux ; (...) de son côté, la « RTCN » n’était pas prête à coopérer à moins que tous les éléments de preuve ne lui fussent remis et que les suspects ne fussent poursuivis et jugés par ses propres tribunaux. (...) c’est à cause de ce manquement, malgré l’existence de preuves concluantes et accablantes, que les auteurs n’ont pas été punis. »
5. Il convient de souligner d’emblée qu’une affaire pénale à première vue ordinaire, telle que celle qui est à l’origine de cette requête, a soulevé une importante question de droit international qui ne se serait pas posée si tous les paramètres juridiques découlant de la Convention avaient été correctement examinés et pris en compte. Sauf à être clairement mise en évidence et bien expliquée, cette question ne se perçoit pas aisément.
Dans les paragraphes qui suivent, je vais tenter d’expliquer qu’au regard de la Convention et du droit international, les deux États défendeurs n’étaient pas censés « coopérer », car tout ce que les autorités turques voulaient, c’était juger les suspects dans leurs propres tribunaux.
a) La jurisprudence pertinente de la Cour concernant la légitimité de la République de Chypre et l’illégalité du régime de la « RTCN »
6. Le 20 juillet 1974, la Turquie a envahi et occupé une partie importante du nord de Chypre et conserve depuis lors le contrôle de ce territoire, qu’elle exerce par l’intermédiaire de son armée. En novembre 1983, la Turquie a proclamé à Chypre l’instauration de la « République turque de Chypre du Nord ».
7. Au paragraphe 292 de l’arrêt il est dit à juste titre que
« le gouvernement de la République de Chypre demeurant l’unique gouvernement légitime de Chypre (Chypre c. Turquie, (...) §§ 14, 61 et 90), la Cour est frappée par le fait que les demandes d’extradition émanant des autorités chypriotes ont été ignorées par le gouvernement turc, qui garde le silence sur cette question. »
8. Au paragraphe 233 de l’arrêt se trouve une observation importante :
« Il aurait été impossible d’ignorer que la « RTCN » était une entité illégale non reconnue en droit international. Sa législation interne sur l’extradition et sur la compétence dans les affaires de crimes commis en dehors de sa juridiction en aurait fait un refuge pour meurtriers en fuite. »
Cependant, comme indiqué plus bas, même s’il est souligné ici que cette situation ne pouvait pas être ignorée, elle est bel et bien ignorée dans le présent arrêt à tous égards.
9. Il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour que : a) la République de Chypre reste l’unique gouvernement légitime de Chypre et que ses tribunaux sont donc les uniques juridictions légitimes de Chypre ; b) l’instauration par la Turquie dans la partie nord de Chypre de ce que l’on appelle la « RTCN » a été condamnée par la communauté internationale qui l’a déclarée juridiquement nulle et illégale ; et c) la « RTCN » est une entité de fait et ses autorités ne disposent que d’une compétence très limitée, lui permettant tout juste de rendre tolérable la vie des habitants de ce territoire placé sous le contrôle de la Turquie.
10. Aux paragraphes 14, 61, 90 et 96 de l’arrêt Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, CEDH 2001‑IV) la Cour a déclaré (les italiques sont de moi) :
« 14. Dans le contexte de la division de Chypre en deux parties, il s’est produit en novembre 1983 un événement notable : la proclamation de la « République turque de Chypre du Nord » (la « RTCN »), suivie de l’adoption de la « Constitution de la RTCN » le 7 mai 1985.
La communauté internationale a condamné cette évolution. Le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté le 18 novembre 1983 la Résolution 541 (1983) déclarant la proclamation de la « RTCN » juridiquement nulle et demandant à tous les États de ne pas reconnaître d’autre État chypriote que la République de Chypre. Le Conseil de sécurité a réitéré cet appel dans sa Résolution 550 (1984) du 11 mai 1984. En novembre 1983, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a décidé qu’il continuait à considérer le gouvernement de la République de Chypre comme le seul gouvernement légitime de Chypre et a appelé à respecter la souveraineté, l’indépendance, l’intégrité territoriale et l’unité de la République de Chypre. »
« 61. À l’instar de la Commission, la Cour juge impossible d’admettre cet argument [du gouvernement défendeur]. Dans le droit fil de son arrêt Loizidou (fond) (précité), elle considère qu’il ressort clairement de la pratique internationale et des condamnations exprimées dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies et du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe que la communauté internationale ne reconnaît pas la « RTCN » comme un État au regard du droit international. La Cour réitère la conclusion à laquelle elle est parvenue dans son arrêt Loizidou (fond) : la République de Chypre demeure l’unique gouvernement légitime de Chypre, raison pour laquelle son locus standi de gouvernement d’une Haute Partie contractante à la Convention ne prête à aucun doute (arrêt précité, p. 2231, § 44, et arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité, p. 18, § 40). »
« 90. Selon la Cour, et sans mettre aucunement en doute le point de vue de la communauté internationale au sujet de la création de la « RTCN » (paragraphe 14 ci‑dessus) ou le fait que le gouvernement de la République de Chypre demeure l’unique gouvernement légitime de Chypre (paragraphe 61 ci-dessus), on ne saurait exclure que l’ancien article 26 de la Convention exige de tenter les recours ouverts à toutes les personnes habitant dans le nord de Chypre pour leur permettre d’obtenir le redressement des violations dans leur chef des droits garantis par la Convention. La Cour, à l’instar de la Commission, estime que la situation qui perdure dans le nord de Chypre depuis 1974 se caractérise par l’exercice de l’autorité de fait par la « RTCN ». Comme elle l’a observé dans son arrêt Loizidou (fond) en se référant à l’avis consultatif de la Cour internationale de justice en l’affaire de la Namibie, le droit international reconnaît la légitimité de certains arrangements et transactions juridiques dans des situations telles que celle régnant en « RTCN », par exemple en ce qui concerne l’inscription à l’état civil des naissances, mariages ou décès, « dont on ne pourrait méconnaître les effets qu’au détriment des habitants du territoire » (arrêt précité, p. 2231, § 45). »
« 96. À noter que l’avis consultatif de la Cour internationale, lu conjointement avec les mémoires et les explications données par certains membres de la Cour, montre clairement que, dans des situations analogues à celle de l’espèce, l’obligation de ne pas tenir compte des actes des entités de fait est loin d’être absolue. La vie continue pour les habitants de la région concernée. Les autorités de fait, y compris leurs tribunaux, doivent rendre cette vie tolérable et la protéger et, dans l’intérêt même des habitants, les actes y relatifs émanant de ces autorités ne peuvent tout simplement pas être ignorés par les États tiers et par les institutions internationales, en particulier les juridictions, y compris la nôtre. Toute autre conclusion équivaudrait à dépouiller les habitants de la région de tous leurs droits lorsque ceux-ci sont examinés dans un cadre international, ce qui reviendrait à les priver même de leurs droits minimums. »
La responsabilité de la Turquie pour des violations des droits protégés par la Convention se limite aux cas où ces violations sont perpétrées dans la partie du territoire de Chypre sur lequel la Turquie exerce le contrôle effectif
11. La responsabilité de la Turquie, en tant qu’État partie à la Convention, en dehors de son territoire national à l’égard de Chypre se limite au territoire sur lequel sont déployées ses forces armées et sur lequel elle exerce le contrôle effectif. Selon la jurisprudence de la Cour, la Turquie est comptable des violations des droits conventionnels qui se produisent dans la partie nord de Chypre, sur laquelle elle exerce le contrôle, et non de celles qui sont commises dans le reste de l’île. En d’autres termes, le critère du contrôle de fait est le critère pertinent lorsqu’il s’agit de juger de la responsabilité de la Turquie, laquelle est limitée aux atteintes aux droits de l’homme qui sont commises dans la zone de Chypre occupée par ce pays.
12. Dans l’arrêt Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI), la Cour a déclaré ce qui suit (les italiques sont de moi) :
« 52. Quant à la question de l’imputabilité, la Cour rappelle d’abord que dans son arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité (pp. 23-24, par. 62), elle a souligné que, selon sa jurisprudence constante, la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention (art. 1) ne se circonscrit pas au territoire national des Hautes Parties contractantes. La responsabilité de ces dernières peut donc entrer en jeu à raison d’actes ou d’omissions émanant de leurs organes et déployant leurs effets en dehors de leur territoire. Conformément aux principes pertinents de droit international régissant la responsabilité de l’État, la Cour a dit – ce qui revêt un intérêt particulier en l’occurrence – qu’une Partie contractante peut également voir engager sa responsabilité lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non – elle exerce en pratique le contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national. L’obligation d’assurer, dans une telle région, le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’État concerné ou par le biais d’une administration locale subordonnée (arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité, ibidem). »
13. Dans l’arrêt Foka c. Turquie, no 28940/95, § 83, 24 juin 2008, la Cour a fait la déclaration suivante, qui explique clairement ce point (les italiques sont de moi) :
« 83. La Cour rappelle que le contrôle global que la Turquie exerce sur le territoire du nord de Chypre implique qu’elle est responsable des politiques et actes de la « RTCN » et que les personnes affectées par ces politiques ou actes relèvent de sa « juridiction » aux fins de l’article 1 de la Convention, avec cette conséquence que la Turquie est comptable des violations des droits conventionnels qui se produisent sur ce territoire. Il serait contradictoire avec la responsabilité qui incombe ainsi à la Turquie sur le terrain de la Convention de ne pas reconnaître de validité ou de base « légale » au regard de la Convention aux mesures de droit civil, administratif ou pénal que les autorités de la « RTCN » adoptent, appliquent ou exécutent sur ce territoire. »
14. Ce qui a été énoncé dans l’arrêt Foka a été suivi dans de nombreuses affaires contre la Turquie introduites par des requérants chypriotes, dont Protopapa c. Turquie, no 16084/90, § 60, 24 février 2009, Petrakidou c. Turquie, no 16081/90, §§ 91-92, 27 mai 2010, Olymbiou c. Turquie, no 16091/90, §§ 89-92, 99-106, 27 octobre 2009, et Strati c. Turquie, no 16082/90, §§ 105-107, 22 septembre 2009. Toutes ces affaires, dans lesquelles le grief était principalement fondé sur l’article 5 ou sur l’article 6 de la Convention, ou sur les deux, ont ceci de commun que la violation alléguée a eu lieu sur le territoire de la République de Chypre qui est contrôlé par la Turquie.
15. Bien que la « RTCN » ne soit pas une entité reconnue par la communauté internationale, la Cour a, dans la jurisprudence susmentionnée, reconnu la compétence pénale des tribunaux de district de cette entité illégale et conclu dans toutes les affaires énumérées ci-dessus à la non‑violation desdites dispositions dans l’exercice de leur compétence par ces tribunaux. La raison en est mentionnée dans le passage de l’arrêt Foka cité plus haut : dans le cas contraire, la Turquie ne serait pas responsable au regard de l’article 1 de la Convention de toute violation commise sur le territoire dont elle a le contrôle. Dans l’arrêt Chypre c. Turquie (précité, § 78) ce point a été explicité encore plus clairement (les italiques sont de moi) :
« (...) Eu égard au fait que l’État requérant n’est toujours pas en mesure d’exécuter dans le nord de Chypre les obligations que lui impose la Convention, toute autre conclusion conduirait à une lacune regrettable dans le système de protection des droits de l’homme dans cette région, car les individus qui y résident se verraient privés des garanties fondamentales de la Convention et de leur droit de demander à une Haute Partie contractante de répondre des violations de leurs droits dans une procédure devant la Cour. »
(Voir également la citation extraite de l’arrêt Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) [GC], no 25781/94, § 23, CEDH 2014, au paragraphe 59 ci-dessous).
16. Cette reconnaissance de la compétence pénale des tribunaux de la « RTCN », qui se limite exclusivement aux violations commises dans la partie occupée de Chypre, pourrait être considérée comme le prolongement de la compétence dont disposent les tribunaux de fait conformément au principe énoncé dans l’avis consultatif de la Cour internationale de justice en l’affaire de la Namibie (cité dans le passage susmentionné de l’arrêt Chypre c. Turquie (fond), § 90), c’est-à-dire une compétence pour les aspects de la vie de tous les jours, par exemple pour l’inscription à l’état civil des naissances, mariages ou décès.
17. Même si l’on est en désaccord avec la logique de la jurisprudence susmentionnée de la Cour, qui reconnaît la compétence pénale des tribunaux de la « RTCN » pour les violations des droits de l’homme qui sont commises sur le territoire de Chypre se trouvant sous le contrôle de la Turquie, on ne peut qu’adhérer à ce précédent contraignant. En l’espèce, toutefois, je n’ai pas pu me rallier à l’opinion de la majorité et voter pour la reconnaissance, fût-elle implicite, de la compétence que les tribunaux de la « RTCN » ont ou devraient avoir pour des violations des droits de l’homme commises sur le territoire libre de Chypre.
b) Suspension de l’acquis communautaire « dans les zones de la République de Chypre où le gouvernement de la République de Chypre n’exerce pas un contrôle effectif »
18. La République de Chypre est devenue membre de l’Union européenne le 1er mai 2004. Bien que la République de Chypre soit souveraine sur tout le territoire de la République et représente de droit Chypre dans son ensemble, elle ne contrôle de fait que la partie sud de l’île et n’a donc pas été en mesure d’assurer l’application effective de l’acquis communautaire (l’ensemble de la législation, des textes juridiques et des décisions judiciaires qui forment le corpus du droit de l’Union européenne) dans la partie nord. La solution suivante a donc été adoptée à l’article 1 du Protocole no 10 du traité d’adhésion (les italiques sont de moi) :
« L’application de l’acquis est suspendue dans les zones de la République de Chypre où le gouvernement de la République de Chypre n’exerce pas un contrôle effectif. »
(Sur cette disposition, voir Apostolides v. Orams, [2007] 1 W.L.R. 241 (Queen’s Bench Division), Meletis Apostolides c. David Charles Orams et Linda Elizabeth Orams, affaire C-420/07, arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, 28 April 2009, et Meletis Apostolides v. David Charles Orams and Linda Elizabeth Orams [2010] E.W.C.A. Civ. (Court of Appeal of England and Wales)).
19. L’utilisation de la préposition « dans » à l’article 1 du Protocole no 10 précité, qui fait exclusivement référence au territoire de la République de Chypre sur lequel la République n’exerce pas de contrôle effectif, montre qu’il n’y a pas suspension de l’acquis lorsque le droit allégué n’est pas exclusivement lié au territoire occupé.
20. Cette disposition concorde avec ce qui a été exposé plus haut, à savoir que la responsabilité pour une violation des droits de l’homme incombe à l’État qui exerce le contrôle effectif du territoire sur lequel la violation a été commise.
c) Compétence des cours d’assises de la République de Chypre
21. Selon le droit de la République de Chypre, les seuls tribunaux chypriotes qui ont compétence pour juger les suspects pour l’infraction étaient et sont les cours d’assises chypriotes. Plus précisément, en vertu de l’article 20 § 1) a) de la loi sur les tribunaux de 1960 (14/1960), telle qu’amendée :
« 20 § 1) Sous réserve des dispositions de l’article 156 de la Constitution, chaque cour d’assises a compétence pour juger de toutes les infractions réprimées par le code pénal ou par toute autre loi, qui ont été commises –
a) à l’intérieur des limites de la République (...) »
22. De plus, en vertu de l’article 5 § 1) a) du code pénal, chapitre 154, tel qu’amendé :
« Le code pénal et toute autre loi créant une infraction s’appliquent à toutes les infractions commises –
a) sur le territoire de la République (...) »
23. Enfin et surtout, l’article 113.2 de la Constitution est ainsi libellé :
« Le procureur général de la République dispose du pouvoir, qu’il peut exercer à sa discrétion dans l’intérêt général, d’ouvrir, de mener, de reprendre, de poursuivre ou d’interrompre toute procédure relative à une infraction commise contre toute personne dans la République (...) »
24. Il est logique que le tribunal du lieu où l’infraction a été commise (locus commissi delicti) soit la juridiction compétente pour connaître de cette infraction et que le droit applicable soit son propre droit (lex fori). En effet, les autorités du lieu où l’infraction a été commise sont d’ordinaire les mieux placées pour recueillir et apprécier les éléments de preuve relatifs à cette infraction. En l’espèce, non seulement l’infraction a été commise sur le territoire de Chypre qui relève du contrôle de la République de Chypre, mais les trois victimes résidaient également sur ce territoire. Ainsi, la police chypriote était mieux placée que la police de la « RTCN » pour recueillir les preuves nécessaires. Au paragraphe 280 de l’arrêt, il est admis que « [l]es autorités turques et celles de la « RTCN » ne disposaient que d’éléments de preuve limités, le crime ayant été commis sur le territoire contrôlé par le gouvernement chypriote ». De même, au paragraphe 218 de l’arrêt, auquel il est fait référence ci-dessus (paragraphe 4), on peut lire que « c’est à cause de ce manquement, malgré l’existence de preuves concluantes et accablantes, que les auteurs n’ont pas été punis ».
d) Le fondement territorial de l’exercice de la compétence pénale en droit international
25. En droit international, la territorialité constitue le critère principal pour l’exercice de la compétence pénale. C’est ce qu’a souligné à juste titre la République de Chypre dans ses observations (§ 55), s’appuyant sur les extraits suivants de l’ouvrage de Malcolm N. Shaw, intitulé International Law (Cambridge, sixième édition 2008), pp. 652-653 (les italiques sont de la République de Chypre) :
« Le fondement territorial de l’exercice de la compétence reflète un aspect de la souveraineté qu’un État peut exercer sur son territoire, et constitue le socle indispensable de la mise en œuvre de l’ensemble des droits juridiques qu’un État possède. Le fait qu’un État doit être en mesure de légiférer sur les activités qui sont menées sur son territoire et de juger des infractions qui ont été commises sur son sol représente une manifestation logique d’un ordre mondial composé d’États indépendants et est parfaitement compréhensible dans la mesure où les autorités d’un État sont responsables de l’application du droit ainsi que du maintien de l’ordre au sein de l’État (...)
Ainsi, tous les crimes commis (ou allégués) dans le ressort d’un État peuvent être porté devant les tribunaux municipaux et l’accusé, s’il est reconnu coupable, peut être condamné (...) »
26. Il ressort très clairement de l’arrêt qu’en théorie il accepte le fondement territorial mais, avec tout le respect dû à la majorité, dès lors qu’il s’agit de l’appliquer aux faits de l’espèce, il semble l’oublier.
27. L’arrêt mentionne à plusieurs reprises l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie (no 25965/04, CEDH 2010 (extraits)), (paragraphes 186, 237 et 284). Au paragraphe 186 de l’arrêt, il est indiqué :
« La Cour rappelle qu’en général l’obligation procédurale découlant de l’article 2 incombe à l’État défendeur de la juridiction duquel la victime relevait au moment de son décès (...) Rantsev c. Chypre et Russie (...) »
Au paragraphe 237 de l’arrêt il est également dit :
« (...) en droit international, le principal critère pour l’exercice de la compétence première était celui de la territorialité. (...) la Cour a reconnu ce point dans l’arrêt Rantsev (...) »
Au paragraphe 284 de l’arrêt, la Cour dit :
« Depuis ces décisions, dans l’arrêt Rantsev, la Cour a dit que le corollaire de l’obligation pour l’État qui enquête de recueillir les preuves qui se trouvent dans d’autres juridictions est l’obligation pour l’État où se trouvent les preuves de fournir toute l’assistance que sa compétence et ses moyens lui permettent d’apporter dans le cadre d’une demande d’entraide judiciaire faite par l’État dans lequel s’est produit le décès (Rantsev (...)). »
28. Dans l’affaire Rantsev, le décès a eu lieu à Chypre et non en Russie, c’est-à-dire dans l’autre État défendeur dans l’affaire, et la Cour a conclu à une violation procédurale de l’article 2 de la Convention par Chypre uniquement mais pas par la Russie (§§ 242 et 247, respectivement). Au paragraphe 245 de son arrêt, la Cour a dit (les italiques sont de moi) :
« Le requérant estime que les autorités russes auraient dû interroger les deux jeunes femmes malgré l’absence de demande des autorités chypriotes à cette fin. La Cour rappelle que la responsabilité de l’enquête sur le décès de Mlle Rantseva incombait à Chypre. »
29. Au paragraphe 206 de l’arrêt Rantsev, la Cour dit ce qui suit à propos de la territorialité :
« 206. Comme la Cour a déjà eu l’occasion de le souligner, du point de vue du droit international public, la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale. Ainsi, la possibilité pour un État d’exercer sa juridiction sur ses propres ressortissants à l’étranger est subordonnée à la compétence territoriale de l’autre État et un État ne peut généralement exercer sa juridiction sur le territoire d’un autre État sans le consentement, l’invitation ou l’acquiescement de ce dernier. L’article 1 de la Convention doit passer pour refléter cette conception ordinaire et essentiellement territoriale de la juridiction des États (Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, §§ 59-61, CEDH 2001-XII). »
30. Par analogie, en matière de responsabilité civile ou de délits civils en droit international privé, le droit applicable à Chypre en vertu de la règle de common law régissant les conflits de lois est le lex loci delicti commissi, c’est-à-dire le droit du lieu où a été commis de délit, ce qui renvoie là aussi au territoire sur lequel l’acte a été perpétré.
31. Pour en venir aux faits de la présente espèce, non seulement la compétence des tribunaux de fait de la « RTCN » ne reposait sur aucun fondement territorial, mais par ailleurs, aucun élément ne permettait de suggérer sur une quelconque base juridique, que ce fût dans le droit national ou international, que ces tribunaux de fait pouvaient de bonne foi exercer une compétence. Il ressort clairement de l’arrêt que : a) les trois victimes ainsi que six des huit suspects avaient la nationalité chypriote (paragraphe 6 et paragraphes 27 et 37 de l’arrêt, respectivement) ; b) la résidence habituelle de toutes les victimes était située sur le territoire contrôlé par la République de Chypre (paragraphes 9 et 237) ; et c) l’infraction ne revêtait pas un caractère politique ou militaire au regard respectivement des articles 3 et 4 de la Convention européenne d’extradition, ce qui aurait exclu l’extradition.
32. Il faut donc en conclure que c’était la République de Chypre et non la Turquie qui, en vertu du droit international, était compétente pour connaître de ce crime. En tout état de cause, la compétence de fait limitée des tribunaux d’une entité illégale, la « RTCN » en l’occurrence, ne saurait par nature l’emporter sur la compétence des tribunaux légalement établis de la République de Chypre, qui est le seul gouvernement légitime de Chypre.
e) Les tribunaux de la « RTCN » auraient exercé une compétence ultra vires s’ils avaient eu la possibilité de juger les suspects des meurtres
33. Comme démontré ci-dessus, le seul tribunal légitime à Chypre pour statuer sur les meurtres était la Cour d’assises de la République de Chypre.
34. En vertu de l’article 31 § 1 b) de la loi de la « RTCN » sur les tribunaux (loi no 9/1976) (voir les références à cet article aux paragraphes 162, 188 et 247 de l’arrêt), la compétence de la « RTCN » couvre non seulement les infractions commises sur le territoire de la République de Chypre se trouvant sous le contrôle effectif de la Turquie, mais également les infractions commises sur toute l’île de Chypre. Il ne fait aucun doute que pour autant que l’article 31 § 1 b) donne compétence aux cours d’assises de la « RTCN » pour des infractions commises sur le territoire de la République de Chypre sur lequel la Turquie n’exerce pas de contrôle effectif, il est contraire à la jurisprudence de cette Cour.
35. Tout exercice d’une compétence ou toute activité des tribunaux de la « RTCN » relativement à des violations qui sont perpétrées dans une partie de Chypre qui n’est pas contrôlée par la Turquie est ipso facto illégal en vertu du droit chypriote, du droit international ainsi que de la jurisprudence de la Cour.
36. Malheureusement, ce point a été négligé dans l’arrêt, la Cour ayant indirectement reconnu une légitimité ou conféré une reconnaissance aux tribunaux de la « RTCN » pour un crime qui avait été commis à Chypre, alors même que ce crime avait été perpétré dans une partie du territoire qui ne se trouvait pas sous le contrôle effectif de la Turquie.
f) Le désintérêt de la Cour pour le lieu où le procès des suspects aurait dû se tenir
37. Il s’agit là d’une question extrêmement importante compte tenu de ce qui a été dit ci-dessus à propos du principe de la territorialité et de la compétence ultra vires des cours d’assises de la « RTCN » eu égard à des crimes commis sur une partie du territoire de Chypre ne se trouvant pas sous le contrôle effectif de la Turquie.
38. Au paragraphe 289 de l’arrêt, la Cour déclare toutefois :
« La Cour doit plutôt s’assurer que les mesures effectivement prises étaient adéquates et suffisantes dans les circonstances de l’affaire dont elle est saisie. Elle n’a donc pas à décider où le procès des suspects aurait dû se tenir ni à imposer à un État membre une obligation d’extradition. »
39. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour aurait indéniablement dû se préoccuper du fait que si les suspects avaient été jugés par les cours d’assises de la « RTCN », c’est toute l’issue du procès qui se serait ipso facto retrouvée entachée d’illégalité.
40. Certes, il n’appartiendrait pas à cette Cour d’imposer à la Turquie une obligation d’extrader les suspects vers la République de Chypre, mais parallèlement, la Cour aurait dû tenir compte du fait qu’en ne livrant pas les suspects à la République de Chypre afin qu’ils fussent jugés par les tribunaux de cette dernière (qui étaient les seuls tribunaux légitimes et compétents à Chypre pour statuer sur une infraction commise sur le territoire libre de cette île), la Turquie viole de façon éhontée l’obligation procédurale qui lui incombe au titre de l’article 2 de la Convention. Certes, en fin de compte, la Cour a conclu que la responsabilité de la Turquie devait être retenue car ce pays n’a pas honoré cette obligation procédurale, mais, avec tout le respect que je lui dois, elle s’est complètement désintéressée du cœur du problème, qui résidait dans cette responsabilité exclusive de la Turquie, sans que la République de Chypre n’ait une quelconque responsabilité au regard de l’article 2 de la Convention s’agissant du respect de sa propre obligation procédurale d’enquêter sur le crime.
g) Dans son examen de l’obligation procédurale d’enquêter, la Cour aurait dû considérer qu’elle se trouvait face à un problème juridique en tant que tel et non à un simple différend politique entre les deux États défendeurs
i. L’approche correcte dans une affaire très récente – Mitrović c. Serbie
41. Dans l’arrêt Mitrović c. Serbie (no 52142/12, 21 mars 2017), la Cour (en fait la troisième section, qui a également statué dans la présente affaire) a dit à l’unanimité que la procédure devant un « tribunal » d’une entité non reconnue par la communauté internationale, en l’occurrence la « République serbe de Krajina », était ipso facto illégale en vertu du droit interne et du droit international, et que la détention du requérant fondée sur une décision rendue par pareil « tribunal » violait l’article 5 § 1 de la Convention (ibidem, §§ 37-44, en particulier § 43).
ii. L’approche retenue en l’espèce est contradictoire avec celle appliquée dans l’affaire Mitrović
42. Même si la Cour a, dans l’affaire Mitrović, pris en compte l’illégitimité des « tribunaux » illégaux de la « République serbe de Krajina », elle n’en a toutefois pas fait autant en l’espèce s’agissant des « tribunaux » et autres « autorités » illégaux de la « RTCN », supposant que ces « tribunaux » ou « autorités » pouvaient avoir une prétention légitime ou un droit de demander à juger les suspects d’une infraction commise sur le territoire libre de Chypre ou d’escompter le faire et d’exiger que la République de Chypre leur remît toutes les preuves à sa disposition. Et naturellement, c’est la raison pour laquelle les autorités chypriotes n’ont pas fourni aux autorités de la « RTCN » les preuves qu’elles détenaient. Mais, malheureusement, ce motif expliquant leur refus de « coopérer » n’a pas reçu l’attention qu’il méritait de la part de la Cour lorsque celle-ci a examiné l’obligation procédurale incombant à la République de Chypre en vertu de l’article 2 de la Convention.
43. Au paragraphe 290 de l’arrêt, il est indiqué :
« 290. Il ressort clairement de tous les éléments dont la Cour dispose, y compris du rapport établi en 2005 par le Secrétaire général des Nations unies sur l’opération des Nations unies à Chypre (paragraphe 153 ci‑dessus), que les gouvernements défendeurs n’étaient pas disposés à faire la moindre concession sur leurs positions ni à trouver un terrain d’entente. Cette attitude s’explique par des considérations politiques qui témoignent du différend politique profond qui oppose de longue date la République de Chypre et la Turquie (...) »
Par ailleurs, au paragraphe 293 de l’arrêt, il est dit :
« 293. Les États défendeurs ont eu la possibilité de trouver une solution et de parvenir à un accord grâce à la mission de bons offices de l’UNFICYP mais ils ne l’ont pas pleinement saisie. Les autorités de ces États ont catégoriquement rejeté toutes les propositions faites dans le but d’inciter les deux parties à faire chacune la moitié du chemin ou de trouver une solution de compromis. »
À titre de conclusion, les paragraphes 295 et 296 de l’arrêt sont ainsi libellés :
« 295. Dans la présente affaire, qui est simple en fin de compte, un volume considérable de preuves a été rassemblé et huit suspects ont été promptement identifiés, repérés et arrêtés. L’absence de coopération, fût-ce directement ou par l’intermédiaire de l’UNFICYP, a abouti à leur libération. S’il y avait eu une coopération conforme à l’obligation procédurale découlant de l’article 2, une procédure pénale aurait pu être ouverte contre un ou plusieurs des suspects, ou l’enquête aurait pu trouver une conclusion appropriée.
296. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation du volet procédural de l’article 2 à raison du défaut de coopération des États défendeurs. »
44. Si l’on se fonde sur ce qui est dit aux paragraphes 290, 293, 295 et 296 de l’arrêt, tels que cités ci-dessus, ainsi que sur ce qu’indique le paragraphe 218 de l’arrêt (à savoir que « [t]outes les autorités concernées ont obstinément campé sur leurs positions respectives » – voir également le paragraphe 4 de cette opinion), conjugué au fait que la Cour a imposé à chacun des États défendeurs un montant identique à verser pour préjudice moral (à savoir 8 500 EUR – voir le paragraphe 309 de l’arrêt ainsi que les points 5a) et 6a) du dispositif), il ne fait strictement aucun doute que la majorité a effectivement réparti la responsabilité à parts égales entre les deux États défendeurs pour ne pas avoir « coopéré » l’un avec l’autre, et les a jugés également responsables d’une violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.
iii. Une illégalité ipso facto n’aurait pas dû être négligée et assimilée à la légalité
45. En premier lieu, il convient de noter que ni l’article 2 ni l’article 1 de la Convention ne traite expressément d’une obligation positive ou d’un devoir qui existerait entre deux États de coopérer sur les enquêtes relatives à des homicides illicites. Cette obligation a été développée par la jurisprudence sur la base du principe de l’effectivité, lequel impose que la protection du droit à la vie doit être effective. L’obligation de coopérer pourrait être considérée comme un aspect spécifique de l’obligation positive d’enquêter et il s’agit d’une obligation de moyens, et non de résultat ; et, en tout état de cause, elle ne saurait imposer un fardeau déraisonnable, insupportable ou disproportionné aux autorités de l’État concerné.
46. Je vais ci-après traiter la question de l’illégalité ipso facto tout en formulant quelques remarques concernant ce que la majorité a dit aux paragraphes 290, 293, 295 et 296 de l’arrêt susmentionné.
47. Avec tout le respect dû à la majorité :
a) Elle suit une approche qui ne concorde pas avec la jurisprudence existante ni avec le droit international, approche qui est dépourvue de base juridique et qui est injuste. Plus précisément, elle ne prend pas en compte tout ce qui a été énoncé ci-dessus, à savoir que la République de Chypre est le seul gouvernement légitime de Chypre, que ses tribunaux sont les seuls qui soient légaux et compétents pour statuer sur des crimes commis sur le territoire libre de Chypre, et que les tribunaux de la « RTCN » sont des tribunaux de fait dont la compétence est limitée aux violations qui sont commises sur la partie du territoire de Chypre qui est contrôlée par la Turquie.
b) Partant, au lieu de s’attacher au problème strictement juridique en l’espèce, elle l’a relégué au rang de simple question politique, oubliant la jurisprudence de la Cour ainsi que les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. L’approche qu’elle a suivie ce faisant est susceptible de conduire à des implications et à des répercussions politiques qui sont, de manière injustifiée, favorables à un État et défavorables à un autre État, comme ce sera expliqué plus bas.
c) Elle a aussi ramené au rang de question politique la question de l’invasion de la partie nord de Chypre par la Turquie et de la poursuite de l’occupation illégale de ce territoire par les forces armées turques.
d) Elle ne prend pas en compte le fait que la République de Chypre a fait tout ce qui était raisonnablement possible d’attendre d’elle dans les circonstances de la cause pour enquêter sur le crime en question, et que la seule chose qui lui restait à faire, c’était d’obtenir les suspects et de les juger (voir, entre autres, le paragraphe 295 précité, ainsi que les paragraphes 218, 235-240, 265-275, 281-282 de l’arrêt). C’est précisément là que se situe le point de rupture dans la « coopération », étant donné que les autorités de fait de la « RTCN » voulaient juger elles-mêmes les suspects et que c’est la raison pour laquelle elles ne les ont pas livrés aux autorités chypriotes légitimes. C’est exactement le grief qui a été exposé par les requérants, comme l’indique le paragraphe 275 de l’arrêt, grief auquel la Cour a accordé de l’importance au lieu de faire observer que ce que les requérants attendaient de la part des autorités chypriotes aurait été illégal :
« En réalité, le grief des requérants trouve son origine dans le refus par les autorités chypriotes de transmettre le dossier de l’affaire aux autorités de la « RTCN » et s’explique par la volonté des requérants de remédier à la situation ».
La position correcte concernant la rupture dans la « coopération » est énoncée au paragraphe 41 des observations de la République de Chypre :
« la seule raison pour laquelle le dossier contre les suspects n’avance pas, c’est parce qu’ils ne sont pas livrés à la République et, relevant de la juridiction de la Turquie, ils ne sont pas livrés par la Turquie malgré les efforts déployés par la République à cette fin. »
e) La majorité a dit que les États défendeurs n’ont coopéré ni directement ni par l’intermédiaire de l’UNFICYP. Or il lui échappe que ces deux États ont en réalité tenté de coopérer par l’intermédiaire de l’UNFICYP (voir, entre autres, les paragraphes 48, 123-156, et 282 de l’arrêt) mais que ces tentatives ont échoué pour les raisons décrites ci‑dessus. Il ressort clairement du paragraphe 127 de l’arrêt que l’UNFICYP n’a pas pu infléchir efficacement l’attitude résolument négative des autorités turques :
« (...) l’agent de liaison de l’UNFICYP avait demandé s’il était possible que la Turquie fût associée, de manière à ce que les suspects pussent être extradés vers la Turquie et depuis la Turquie vers la République de Chypre. Le chef de la police de la « RTCN » avait répondu par la négative ; il était apparu que les autorités de la « RTCN » avaient déjà étudié la question mais qu’elles n’avaient pas pu y consentir car pareille mesure n’était pas prévue par leur législation. »
Par ailleurs, au paragraphe 240 de l’arrêt, il est indiqué :
« En particulier, les autorités de la « RTCN » auraient rejeté une proposition émanant du procureur général de la République de Chypre qui souhaitait que tous les éléments de preuve fussent remis à l’UNFICYP afin que celle-ci pût déterminer s’il existait des présomptions sérieuses contre les suspects, sous réserve que les autorités de la « RTCN » prissent l’engagement de livrer les suspects si l’UNFICYP devait conclure que les preuves indiquaient pareilles présomptions. »
En outre, rappelons que les Résolutions 541 (1983) et 550 (1984) du Conseil de sécurité des Nations unies (voir également le passage de l’arrêt Chypre c. Turquie (fond), précité, § 14) ont condamné la proclamation par la Turquie de la « RTCN » et demandé à tous les États de « respecter » la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de la République de Chypre, et « de ne pas reconnaître d’autre État chypriote que la République de Chypre ». Elles ont également réitéré l’appel lancé à tous les États de « ne pas reconnaître le prétendu État dit « République turque de Chypre‑Nord créé par des actes de sécession » et « de ne pas encourager ni aider d’aucune manière l’entité sécessionniste susmentionnée ». Partant, au vu de la demande formulée par l’UNFICYP et de la réponse qui lui a été apportée par le chef de la police de la « RTCN », que fallait-il raisonnablement et légitimement attendre d’autre de la part de la République de Chypre ? Qu’elle passât outre aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies et qu’elle renonçât à sa souveraineté ?
f) La majorité ne tient pas compte du fait qu’après avoir commis leur forfait, les suspects se sont réfugiés dans la partie occupée de Chypre, laquelle, bien que relevant juridiquement de la République de Chypre, se trouve néanmoins de fait sous le contrôle de la Turquie, de ses forces armées et de la « RTCN », qui est une administration locale subordonnée de la Turquie dans la partie occupée de l’île. La République de Chypre était donc dans l’impossibilité factuelle de juger les suspects si la Turquie ne les remettait pas aux autorités chypriotes et n’aidait pas ces dernières à traduire les suspects en justice.
Selon la jurisprudence de la Cour, eu égard au contrôle de fait qu’elle exerce, la Turquie est comptable et responsable des violations des droits qui ont été commises dans la partie occupée, mais non de celles qui ont eu lieu dans la partie libre de Chypre. Néanmoins, la violation en cause ayant été commise sur le territoire de Chypre ne se trouvant pas sous le contrôle de la Turquie, cette dernière était tenue, en vertu des articles 1 et 2 de la Convention, de livrer les suspects à la République de Chypre. Au lieu de cela, la Turquie a ignoré tous les mandats d’arrêt délivrés par la République de Chypre, y compris les mandats d’arrêt européens et internationaux, et est demeurée silencieuse concernant les demandes d’extradition émanant de la République de Chypre (paragraphe 292 de l’arrêt).
g) Partant, la majorité occulte le fait que tout ce que pouvaient faire les autorités chypriotes au nom de la prétendue « coopération », c’était de donner satisfaction aux autorités de fait de la « RTCN », et qu’il fallait pour cela que la République de Chypre renonçât à sa souveraineté, à son autonomie et à son indépendance, comme ce sera expliqué en détail plus bas. Comme l’indique le paragraphe 238 de l’arrêt, la position de la République de Chypre sur ce point est la suivante :
« 238. Pour le gouvernement chypriote, l’obligation procédurale lui incombant en vertu de l’article 2 n’emportait pas obligation de renoncer au profit des autorités d’une administration locale séparatiste à une partie de sa souveraineté et à une partie de son droit juridique en tant qu’État de poursuivre et de juger les auteurs de crimes commis sur son territoire (...) le renoncement à ce principe aurait miné les efforts qu’il déploie pour reprendre le contrôle de la partie nord de Chypre ainsi que de l’administration de la justice pénale pour les crimes commis sur la partie de son territoire non soumise à l’occupation militaire de la Turquie. (...) un devoir de coopération ne saurait imposer un fardeau déraisonnable, insupportable ou excessif aux autorités des États concernés. »
h) La majorité oblitère le fait que lorsqu’un État attend d’un autre État qu’il fasse quelque chose d’illégal alors que ce dernier entend préserver l’état de droit, la coopération entre les deux est impossible et ne peut pas aboutir. La Convention n’a pas pour finalité ou pour but de conduire les États contractants à faire ou à accepter quelque chose d’illégal au nom d’une « coopération » visant le respect de l’obligation procédurale d’enquêter sur le crime découlant de l’article 2 de la Convention. En toute chose, une coopération présuppose un consentement qui ne doit jamais être donné en violation du droit. Qui plus est, un État doit accepter librement de coopérer dans le cadre du pouvoir discrétionnaire dont il dispose en qualité d’entité souveraine, et il n’appartient pas à la Cour de dire comment un État doit réagir ou prendre sa décision. Comme l’a dit la Cour dans l’arrêt Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie ([GC], no 48787/99, § 339, CEDH 2004‑VII) au sujet des obligations positives incombant à la Moldova concernant les mesures nécessaires pour qu’elle puisse reprendre le contrôle du territoire transnistrien, il s’agit d’une « expression de sa juridiction ». Avec tout le respect dû à la majorité, pareille « expression d’une juridiction » ne pouvait pas priver la République de Chypre de sa juridiction en l’espèce.
i) La majorité ne considère pas qu’en imposant aussi à la République de Chypre de réparer le préjudice moral, elle allège la somme que la Turquie doit payer au titre de ce préjudice, alors même que la Turquie aurait dû être déclarée unique responsable du défaut de coopération et de la violation qui s’est ensuivie de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention. De la sorte, le gouvernement turc tire profit d’un manquement au droit et à la Convention.
Les maximes latines suivantes trouvent ici à s’appliquer : « nihil cuiquam expedit quod per leges non licet » (nul ne peut tirer profit de ce qui est contraire au droit, ou, autre variante, de son illégalité, – Harkerson, Maxims, 103), « nemo ex suo delicto melioreme suam conditionem facere protest » (nul ne peut améliorer sa situation par sa mauvaise action – Le Digeste, ou Pandectes, de l’empereur Justinien, 50, 17, 134, 1), « nul prendra advantage de son tort demesne » (nul ne tirera avantage de sa mauvaise action – livre 2 des Institutes de Justinien, 713), et « nullus commodum capere potest de injuria sua propria » (nul n’obtiendra un bénéfice de sa mauvaise action – Coke on Littleton 148, b.). Ces maximes reposant sur la logique et l’équité, elles peuvent s’appliquer non seulement au droit privé mais aussi au droit public.
j) Concrètement, la majorité assimile ainsi légalité et illégalité, alors que la seconde devrait toujours être écartée et que la première, c’est-à-dire la prééminence du droit, devrait toujours être préservée. J’en veux pour preuve l’indifférence dont elle témoigne (paragraphe 289 de l’arrêt) sur la question de savoir si l’affaire devait être jugée dans la partie nord de Chypre par les tribunaux illégaux de la « RTCN » alors que ceux-ci n’étaient pas compétents pour les infractions commises à l’extérieur de la partie du territoire de Chypre se trouvant sous le contrôle de la Turquie.
k) Elle oublie aussi que, en vertu de la jurisprudence de la Cour, l’obligation d’enquête effective est « une obligation non pas de résultat mais de moyens » (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni, no 55721/07, § 166, CEDH 2011) :
« Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives à l’incident en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises criminalistiques et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures ainsi qu’une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. »
Les autorités de la République de Chypre ont pris toutes les mesures susmentionnées à l’exception de la traduction des suspects en justice et du procès, une mesure dont elles ne disposaient pas (voir l’expression « les mesures raisonnables dont elles disposaient » utilisée par la Cour dans l’arrêt Al-Skeini dans le passage ci-dessus).
Comme indiqué plus haut (alinéa d)), la République de Chypre s’est pleinement acquittée de son obligation de moyens et ce qui lui restait à faire relevait de l’impossible. Or, de l’impossible, que ce soit sur le plan matériel ou juridique, la République de Chypre ne saurait être tenue pour responsable, d’autant plus que cette impossibilité est résultée de l’invasion, de la conquête et de l’occupation par la Turquie, en toute illégalité, de la partie nord de la République de Chypre sans que cette dernière n’exerçât un contrôle effectif sur ce territoire. Les maximes latines suivantes trouvent toute leur pertinence ici, dans la mesure où elles soutiennent l’idée que la Convention ne conduit pas à attendre d’un État qu’il s’acquitte de ses obligations procédurales lorsqu’il existe une impossibilité matérielle ou juridique, ni à l’y contraindre : « lex non cogit ad impossibilia” (la loi n’oblige pas à l’impossible – Coke, on Littleton, 92 a), « lex non intendit aliquid impossibile » (la loi ne vise pas ce qui est impossible – Coke, Reports, 89), « nemo tenetur ad impossibile » (à l’impossible nul n’est tenu – Jenkins, Centuries or Reports, 7), « ad impossibilia nemo tenetur » (à l’impossible nul n’est tenu), et « impossibilium nulla obligatio (est) » (il n’y a pas d’obligation de choses impossibles, pareille obligation étant invalide –Le Digeste, ou Pandectes, de Justinien, 50, 18, 185)[1]. Toutes ces maximes, qui vont de soi, pourraient aussi s’appliquer à ma position dans cette sphère du droit public.
l) La majorité omet que si la République de Chypre avait cédé à la volonté des tribunaux de fait de la « RTCN » au nom de la « coopération » telle que la conçoit la majorité, nombre des dispositions de la Convention auraient été violées.
Plus précisément, elle oublie que si les suspects devaient être jugés par les tribunaux de la « RTCN », la compétence de ces tribunaux eu égard au cas d’espèce serait illégale et donc exercée ultra vires, ce qui entacherait d’illégalité ipso facto toute la procédure. Si le gouvernement chypriote devait remettre au gouvernement turc toutes les preuves à sa disposition, les suspects seraient détenus et leur privation de liberté serait contraire à l’article 5 de la Convention (comme dans l’arrêt Mitrović c. Serbie (précité) rendu par la Cour), et, s’ils devaient finir par être jugés par ces tribunaux, le procès serait illégal et contraire à l’article 5 §§ 3 et 4 ainsi qu’à l’article 6 de la Convention ; enfin, s’ils devaient être sanctionnés, leur sanction et leur peine seraient illégales et contraires aux articles 6 et 7 de la Convention, et les suspects ne disposeraient en fin de compte d’aucun droit de recours devant un tribunal légal, contrairement à ce qu’exige l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention.
En résumé, les huit suspects se verraient tous privés de leur droit à être jugés par un tribunal régulier suivant une procédure régulière.
Il se trouverait alors probablement un suspect pour saisir la Cour afin de se plaindre d’une violation de ses droits fondamentaux (comme dans l’affaire Mitrović) en invoquant l’ensemble des dispositions susmentionnées et vraisemblablement certaines autres.
La majorité aurait dû anticiper toutes ces conséquences négatives lorsqu’elle a rendu son arrêt. Au lieu de cela, elle s’est contentée de postuler qu’un différend politique opposait les deux États défendeurs, que c’est la raison pour laquelle ils n’avaient pas « coopéré » et qu’ils étaient donc tous deux responsables de manière égale de ce manquement.
En revanche, si c’était aux tribunaux chypriotes qu’il avait appartenu de juger les suspects, la procédure aurait été régulière du début jusqu’à la fin, et c’est exclusivement à cause du gouvernement turc que cela ne s’est pas passé ainsi.
m) Cette manière qu’a la majorité de répartir à parts égales la responsabilité pour le défaut de « coopération » entre la République de Chypre et la Turquie, ou de conclure que la République de Chypre avait une quelconque responsabilité à cet égard, sans faire le moindre cas du principe de territorialité, est à mon avis contraire non seulement à la jurisprudence susmentionnée, mais aussi au principe de la prééminence du droit (qui est inhérent à la Convention) ainsi qu’aux articles 1 et 2, combinés avec les articles 6 (droit à un procès équitable), 13 (droit à un recours effectif), 17 (interdiction de l’abus de droit) et 18 (limitation de l’usage des restrictions aux droits) de la Convention.
n) La majorité légitime implicitement la disposition de l’article 31 § 1 b) de la loi de la « RTCN » sur les tribunaux, qui confère aux cours d’assises de cette entité illégale la compétence pour statuer sur les crimes commis sur toute l’île de Chypre. La « RTCN » étant subordonnée à la Turquie et la Turquie étant responsable des actes et des décisions des autorités de la « RTCN », y compris de ses tribunaux, la porte est ouverte pour que la Turquie, un État qui est membre du Conseil de l’Europe, revendique une compétence pénale sur le territoire d’un autre État qui ne se trouve pas sous son contrôle et qui est également membre du Conseil de l’Europe, j’ai nommé la République de Chypre, laquelle est responsable en vertu de l’article 1 de la Convention des violations des droits de l’homme commises sur son territoire. Avec tout mon respect, pareil résultat est non seulement contradictoire et injuste, mais aussi non conforme à la règle de droit international de non-ingérence dans la souveraineté et l’intégrité territoriale des États. Je dirais que pareille implication pourrait être contraire à l’existence même de la République de Chypre et de tout autre État se trouvant dans une situation analogue sur le plan du droit international public.
o) La majorité s’attend à ce que la République de Chypre soutienne l’entité illégale que constitue la « RTCN » même si la Cour a dans l’arrêt Ilaṣcu et autres (précité, § 340) déclaré ce qui suit :
« Quant à l’obligation relative au rétablissement du contrôle sur la Transnistrie, celle-ci suppose, d’une part, que la Moldova s’abstienne de soutenir le régime séparatiste de la « RMT » et, d’autre part, qu’elle agisse et prenne toutes les mesures à sa disposition, politiques, juridiques ou autres, en vue de rétablir son contrôle sur ce territoire »
Comparant cette affaire avec le cas d’espèce, la République de Chypre à juste titre a indiqué aux paragraphes 63 et 64 de ses observations :
« 63. Contrairement aux mesures que la Cour désigne dans l’arrêt Ilaṣcu comme les seules mesures de coopération policière, des poursuites et un procès qui seraient engagés par un État dans ses tribunaux pour des crimes commis sur son territoire libre qui s’analysent aussi, comme en l’espèce, en violations des droits de l’homme, ne relèvent pas de la sphère de la coopération policière et leur abandon aux autorités de l’administration séparatiste serait incompatible avec les efforts déployés par la République pour reprendre le contrôle sur la partie nord de Chypre.
64. Leur abandon éroderait également l’autorité de l’État dans l’administration de la justice pénale eu égard aux crimes commis sur son territoire non soumis à l’occupation militaire de la Turquie. »
Les déclarations de la Cour au paragraphe 340 de l’arrêt Ilaṣcu et autres (précité) à propos de l’adoption de « toutes les mesures (...), politiques, juridiques ou autres » à la disposition de la République de Moldova « en vue de rétablir son contrôle » sur le territoire soumis au régime séparatiste, n’auraient pas dû être interprétées à tort (comme elles l’ont été à mon avis par les requérants au vu de leurs observations, au paragraphe 26 (page 22) de leurs observations en réponse), comme signifiant que la République de Chypre avait le devoir de faire tout ce que le autorités turques lui demandaient en toute illégalité. Le paragraphe 340 de l’arrêt Ilaṣcu et autres (précité) évoque des mesures visant à permettre le rétablissement du contrôle de la Moldova sur son territoire transnistrien, et donc le rétablissement du contrôle d’un État indépendant et souverain sur son territoire se trouvant soumis à un régime séparatiste, et non des mesures se traduisant par un abandon de souveraineté de la part de la Moldova, qui priverait celle-ci de son identité et de son existence.
Il y a lieu de noter, d’une part, que la situation de Chypre est comparable à celle de la Moldova en ce qu’une partie des territoires respectifs de ces deux pays est régie par un régime séparatiste, mais que, d’autre part, leurs situations diffèrent, comme l’a bien expliqué le juge Ress dans son opinion partiellement dissidente jointe à l’arrêt Ilaṣcu et autres :
« 3. La situation en Moldova diffère de celle décrite dans l’arrêt Chypre c. Turquie ([GC], no 25781/94, § 78, CEDH 2001-IV), où la Cour a constaté que la République de Chypre n’était toujours pas en mesure d’exécuter dans le nord de Chypre les obligations que lui imposait la Convention du fait que cette région était occupée militairement par la Turquie. En l’espèce, il n’y a pas d’occupation du territoire transnistrien bien qu’un régime rebelle y soit en place et que la Fédération de Russie y exerce une influence décisive, et même un contrôle. (...) »
On trouvera une référence à l’opinion susmentionnée ainsi qu’une analyse poussée de cette question en général dans un article complet rédigé par le Dr Ganna Yudkivska et intitulé « Territorial Jurisdiction and Positive Obligations of an Occupied State: Some Reflections on Evolving Issues under Article 1 of the Convention » (juridiction territoriale et obligations positives d’un État occupé : réflexions sur des problématiques évolutives sous l’angle de l’article 1 de la Convention) [2].
Comme le souligne à bon escient la République de Chypre au paragraphe 62 de ses observations (les italiques sont de moi) :
« L’abandon aux autorités de la partie nord de Chypre de la juridiction de la République et de son droit, en tant qu’État, de poursuivre et de juger les auteurs de meurtres illégaux perpétrés sur son territoire et sur lesquels ses autorités ont enquêté ne constitue pas une mesure de caractère limité, ou de nature telle qu’elle ne saurait être considérée comme un soutien à l’administration séparatiste qui y a été mise en place. »
p) La majorité ne tient pas compte du fait que si elle avait conclu que la Turquie était la seule responsable d’un manquement à l’obligation positive découlant de l’article 2 de la Convention, cela n’aurait pas entraîné au sein de l’« espace juridique de la Convention » de « lacune » dans la protection du droit à la vie garanti par l’article 2. Bien qu’il soit reconnu dans l’arrêt (paragraphe 219), le principe selon lequel il ne doit pas y avoir de « lacune » dans la protection se trouve malheureusement négligé dans son application pratique.
q) En conclusion, si la majorité avait envisagé la question dans la dimension juridique appropriée, cela n’aurait entraîné aucune considération ou conséquence politique. Dans la mesure où elle estime toutefois que le défaut de « coopération » était dû à des différends politiques et où elle s’abstient de percevoir la dimension juridique du problème qui a une incidence en droit international, son approche aura inévitablement en droit international des conséquences qui seront préjudiciables à la République de Chypre.
iv. Autres considérations sur la violation du principe de la prééminence du droit
48. La prééminence du droit, qui est mentionnée dans le préambule de la Convention et sous-tend presque toutes les dispositions de la Convention protégeant un droit fondamental, est profondément ancrée dans l’article 1, lequel est ainsi libellé :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention : »
49. La majorité n’aurait pas dû juger que la République de Chypre était responsable d’un défaut de « coopération » puisqu’une « coopération » avec la « RTCN » dans les circonstances de l’espèce se serait traduite par une violation du principe de la prééminence du droit. Pareille violation de la part des autorités turques ne saurait exonérer la République de Chypre de son devoir de préserver la prééminence du droit. La maxime latine injuria non excusat injuriam (une mauvaise conduite n’excuse ni ne justifie une autre mauvaise conduite – 15 Queen’s Bench Reports 276) peut aussi trouver à s’appliquer en droit public et même s’y révéler pertinente. Comme expliqué ci-dessus, seules les cours d’assises de la République de Chypre étaient compétentes pour statuer sur l’infraction commise sur le territoire de Chypre qui n’était pas contrôlé par la Turquie, et déclarer le gouvernement chypriote responsable sur le fondement de l’article 2 de la Convention revient à attendre de lui qu’il enfreigne le principe de la prééminence du droit au niveau national et même en droit international, et notamment la jurisprudence de la Cour.
50. Il y a lieu de rappeler ici, surtout s’agissant de la prééminence du droit, que la Cour aurait dû se soucier de savoir où le procès aurait dû avoir lieu et quel tribunal aurait dû juger les suspects, plutôt que de témoigner d’une totale adiaphorie à ce sujet (voir en particulier le paragraphe 289 de l’arrêt).
51. La République de Chypre se trouverait dans l’impossibilité de garantir à toute personne relevant de sa juridiction le droit à la vie consacré par l’article 2 combiné avec l’article 1 de la Convention si une « coopération » avec la « RTCN » revenait à faire fi de la norme juridique qui dicte que l’affaire aurait dû être jugée par les cours d’assises compétentes de la République de Chypre et non par les cours d’assises de la « RTCN » exerçant une compétence ultra vires dans l’affaire.
52. Partant, comme l’avance à juste titre la République de Chypre, ce n’est pas simplement de la coopération policière entre deux États dont il s’agissait puisque dans les circonstances de l’espèce, toute coopération de la République de Chypre avec la Turquie, que la seconde appelait de ses vœux, ne pouvait que conduire la République de Chypre à abandonner et à enfreindre les principes de la prééminence du droit et de la protection des droits de l’homme, ce que, naturellement, la République de Chypre n’était pas prête à faire et ne voulait pas faire.
53. La Turquie aurait dû respecter l’état de droit de la République de Chypre, les règles du droit international et la Convention en livrant les suspects à la République de Chypre et en communiquant à celle-ci toutes les informations et toutes les preuves dont elle disposait, au lieu d’exiger avec la plus grande des audaces que celle-ci fasse fi de la prééminence du droit. Ici, les maximes latines suivantes, qui frappent une fois encore par leur évidence et leur logique, peuvent s’appliquer avec pertinence à la sphère du droit public : « obedientia est legis essentia » (l’obéissance est l’essence du droit – 11 Coke, Reports 100), « derogatur legi, cum pars detrahitur; abrogatur legi, cum prorsus tottitur » (qui déroge au droit en soustrait une partie, qui l’abroge l’abolit complètement – 11 Coke, Reports 100), « frustra legis auxilium quaerit qui in legem committit » (celui qui a enfreint la loi recherchera en vain son appui – (Οsborn, Concise Law Dictionary, Londres, 1983, septième édition, p. 155). L’equity recèle des maximes comparables : « he who comes into equity must come with clean hands » (qui demande réparation par une procédure d’equity doit avoir les mains propres) et « equity looks on that as done which ought to be done » (l’equity considère comme accompli ce qui doit être accompli, Osborn, op. cit., p. 134). »
54. La prééminence du droit n’implique pas uniquement le devoir imposé à un individu ou à un État de respecter le droit, mais aussi le libre exercice d’un droit par un individu ou un État, accompagné de l’attente que les autres respecteront ce droit.
Feu Tom Bingham, Lord Chief Justice d’Angleterre et du pays de Galles, disait ce qui suit (The Rule of Law, Londres, 2011, pp. 111 et 113) :
« (...) l’état de droit dans l’ordre international est, dans une grande mesure du moins, l’état de droit interne dont on a repoussé les limites. »
« La raison la plus impérieuse de toutes qui pousse les États à se conformer au droit international, c’est la pure nécessité de le faire. »
Dans la présente affaire, non seulement les deux États défendeurs ont le devoir de se conformer aux règles du droit international, mais c’est aussi une pure nécessité pour eux, et la Cour aurait dû les y aider.
Au paragraphe 56 de ses observations, la République de Chypre souligne aussi, outre son obligation procédurale au regard de l’article 2 de la Convention, son droit en tant qu’État d’engager des poursuites et d’organiser un procès pour des infractions commises sur son territoire (les italiques sont de la République de Chypre) :
« Le Gouvernement avance que dans des situations telles que celle-ci, dans laquelle une partie du territoire de la République est occupée par l’armée de la Turquie qui soutient une administration locale séparatiste qui a été mise en place là et qui survit grâce à l’appui, militaire notamment, que lui apporte la Turquie, les obligations incombant à la République en vertu de l’article 2 combiné avec l’article 1 n’incluent pas une obligation de prendre des mesures impliquant de céder aux autorités de ladite administration séparatiste une part de sa souveraineté et de son droit en tant qu’État d’engager des poursuites et de juger les crimes commis sur son territoire. »
55. Enfin, en tant qu’État indépendant et souverain, la République de Chypre devrait avoir disposé de la liberté et de l’autonomie d’exercer un pouvoir souverain qui ne concernait qu’elle, sans craindre de conséquences négatives, en se contentant de préserver la prééminence du droit. La Cour est un instrument qui sert à la promotion de la justice et de la prééminence du droit, et aucun de ses arrêts ne devrait faire l’impasse sur cette noble mission.
v. Il convient d’interpréter les articles 1 et 2 de la Convention en toute bonne foi et en harmonie avec l’ordre interne et externe
56. Tout ce qui précède montre clairement qu’exercer une contrainte sur la République de Chypre ou s’attendre à ce qu’elle « coopère » dans les circonstances de l’espèce et transfère sa souveraineté aux autorités de l’administration séparatiste instaurée dans le nord de l’île, directement ou indirectement, expressément ou de manière implicite, conduirait inéluctablement à une violation du droit international. Selon les règles du droit international, la compétence et la responsabilité d’un État ne s’exercent pas en dehors de son territoire sauf aux fins limitées mentionnées ci-dessus et expliquées dans l’arrêt Loizidou (précité).
57. Il ne faut pas oublier que la Turquie a envahi et conquis la partie nord du territoire de la République en 1974, qu’elle a recouru à la force pour expulser les habitants de chez eux et qu’avec ses forces armées, elle occupe depuis totalement ce territoire, commettant ainsi une violation flagrante et continue du droit international. En l’espèce, la Turquie, qui a pris possession de la partie nord de Chypre, a cherché une fois encore à violer le droit international en exigeant que ses tribunaux disposent d’une compétence extraterritoriale couvrant toute l’île de Chypre, exigence que la Cour, avec tout le respect qui lui est dû, n’aurait pas dû accueillir. Certes, cette violation du droit international ne revêt pas des proportions comparables à celles de la violation que constituent une conquête et une occupation illégales ou d’autres violations des droits fondamentaux qui accompagnent une invasion ou une occupation. Il s’agit néanmoins d’une violation grave, pour les raisons exposées ci-dessus.
58. Les règles du droit international doivent être appliquées par cette Cour en vertu de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités, de 1969 (VCLT), qui est ainsi libellée en ses passages pertinents :
« 3. Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :
(...)
c) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties. »
Il se justifie peut-être ici de renvoyer à certains des principes du droit international public qui peuvent se révéler pertinents en l’espèce, dans la mesure où ils n’ont pas reçu l’attention requise dans le cadre de l’approche suivie par la majorité, avec tout le respect dû à celle-ci. Les principes énoncés ci-après, sous forme d’épigrammes, sont extraits d’un ouvrage d’Emer De Vattel qui fait autorité et qui est intitulé Le droit des gens, ou Principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains. Il s’agit des principes suivants : a) liberté et indépendance des nations (préliminaires, p. 9) ; b) égalité des nations (préliminaires p. 11 et suivantes et livre II, chapitre III, p. 149 et suivantes) ; c) du souverain (livre I, chapitre IV, p. 39 et suivantes) ; d) une nation est obligée de se conserver (livre. I, chapitre II, p. 23 et suivantes, Ch. IV, p. 14 et suivantes) ; e) le prince doit respecter et maintenir les lois fondamentales (livre I, chapitre IV, p. 44) ; f) toute véritable souveraineté est inaliénable (livre I, chapitre V, p. 69) ; g) une nation doit faire régner la justice, établir de bonnes lois et les faire observer (livre I, chapitre XIII, pp. 153-154) ; h) le prince doit maintenir l’autorité des juges et faire exécuter leurs sentences (livre I, chapitre XIII, p. 158) ; i) de la dignité des nations ou états souverains (livre II, chapitre III, p. 285) ; j) aucune nation n’est en droit de se mêler du gouvernement d’une autre (livre II, chapitre IV, p. 297) ; k) un souverain ne peut s’ériger en juge de la conduite d’un autre (livre II, chapitre IV, p. 297) ; l) nécessité de l’observation de la justice dans la société humaine et droit de ne pas souffrir l’injustice (livre II, chapitre V, p. 306).
Eu égard au principe d’égalité, il est notamment dit dans l’ouvrage susmentionné (livre II, chapitre II, p. 285) :
« (...) la Nature a établi une parfaite égalité de Droits entre les Nations indépendantes. Aucune par conséquent ne peut naturellement prétendre de Prérogative. Tout ce que la qualité de Nation libre et souveraine donne à l’une, elle le donne aussi à l’autre ».
59. Dans l’arrêt Chypre c. Turquie (satisfaction équitable), précité, § 23), la Cour a dit relativement à la nécessité que l’interprétation et l’application des dispositions de la Convention soient compatibles avec les règles pertinentes du droit international public :
« La Cour rappelle que les dispositions de la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer dans le vide. En dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public, et notamment à la lumière de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (« la Convention de Vienne »). Au demeurant, la Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au contraire, elle doit également prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes (voir, parmi beaucoup d’autres, Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 150, CEDH 2005‑VI, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008, et l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne). »
(Voir également Chypre c. Turquie (fond), précité, § 78).
60. De même, dans l’arrêt Al-Adsani c. Royaume-Uni ([GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI), la Cour a déclaré ce qui suit :
« La Convention (...) ne saurait s’interpréter dans le vide. La Cour ne doit pas perdre de vue le caractère spécifique de traité de garantie collective des droits de l’homme que revêt la Convention et elle doit tenir compte des principes pertinents du droit international (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Loizidou c. Turquie (fond) du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2231, § 43). La Convention doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles de droit international, dont elle fait partie intégrante, y compris celles relatives à l’octroi de l’immunité aux États. »
(Voir également Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96 et 2 autres, § 90, CEDH 2001‑II).
61. Lorsque l’on interprète une disposition de la Convention, il convient de s’efforcer de parvenir à une harmonie interne et externe, c’est-à-dire, respectivement, à une harmonie au sein de la Convention, lue comme un tout, et à une harmonie avec les règles du droit international, la Convention « s’inscrivant dans un système juridique plus vaste[3] ». Toute interprétation doit adopter le principe de l’effectivité, qui est inhérent à la Convention, doit tenir compte du but de la disposition en question et doit être effectuée de bonne foi, comme le prévoit l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités. La bonne foi, la prééminence du droit et le principe de démocratie vont toujours ensemble.
62. L’exigence péremptoire de la Turquie, qui entendait juger les suspects des meurtres, et sa demande adressée à la République de Chypre de lui transmettre tous les résultats de l’enquête ne sauraient être considérées comme empreintes de bonne foi et la Cour n’aurait pas dû envisager la moindre responsabilité de la République de Chypre sous l’angle des articles 1 et 2 de la Convention.
63. La passivité de la Turquie face aux demandes d’extradition est également révélatrice de ce défaut de bonne foi (voir sur ce point le paragraphe 292 de l’arrêt).
64. Le mépris du droit international et du principe de bonne foi transparaît non seulement dans l’exigence formulée par la Turquie d’étendre la compétence des tribunaux de la « RTCN » aux crimes commis dans une partie de l’île de Chypre qui ne se trouve pas sous son contrôle, mais également dans son exigence d’étendre l’application du droit pénal de la « RTCN » à pareilles affaires pénales.
vi. Les motifs réels de la réticence à coopérer de la part des autorités chypriotes et le manque de pragmatisme concernant ce que pareille « coopération » pouvait recouvrir
65. Au paragraphe 291 de l’arrêt, il est indiqué ce qui suit :
« Du côté du gouvernement chypriote, il est évident que cette réticence à coopérer a été motivée par le refus (ou la crainte) de prêter la moindre légitimité à la « RTCN ». Cependant, la Cour n’admet pas que des mesures prises dans un esprit de coopération et visant à faire avancer l’enquête dans cette affaire puissent valoir reconnaissance, implicite ou autre, de la « RTCN » (Chypre c. Turquie, précité, §§ 61 et 238). Pour la Cour, de telles mesures ne reviendraient pas non plus à admettre que la Turquie exerce une souveraineté internationalement reconnue sur le nord de Chypre (voir, mutatis mutandis, Demopoulos et autres, décision précitée, §§ 95-96, et Foka c. Turquie, no 28940/95, §§ 83-84, 24 juin 2008). Ainsi, le Royaume-Uni a coopéré dans des affaires pénales avec la « RTCN » (paragraphes 150 et 244 ci-dessus) sans pour autant la reconnaître de quelque manière que ce fût. »
66. Dans le passage ci-dessus, la majorité dit que ce qui a motivé la réticence des autorités chypriotes à coopérer était leur refus de conférer une quelconque légitimité à la « RTCN ». La majorité le formule comme si pareille position était totalement répréhensible, alors que le paragraphe 233 de l’arrêt indique qu’« [il] aurait été impossible d’ignorer que la « RTCN » était une entité illégale non reconnue en droit international ».
67. Ce qui a motivé la réticence des autorités chypriotes à coopérer était en réalité : a) leur refus légitime d’accepter que les tribunaux de la « RTCN » pussent ou dussent avoir une compétence de fait plus étendue que celle que la Cour avait précédemment reconnue ; et b) leur refus légitime de renoncer à la compétence des tribunaux de la République de Chypre, à l’état de droit et à la souveraineté de la République de Chypre en tant qu’État indépendant, ce qui aurait été contraire au droit international.
68. Toute la jurisprudence mentionnée au paragraphe 291 de l’arrêt, qui vient d’être cité, corrobore la conclusion selon laquelle la République de Chypre est le seul gouvernement reconnu de Chypre et que la compétence des tribunaux de la « RTCN » ne s’exerce que sur la partie du territoire qui se trouve sous le contrôle de la Turquie, et non sur toute l’île de Chypre.
69. Dans l’arrêt Chypre c. Turquie ((fond), précité, § 238), la Cour indique que sa conclusion sur ce point « ne vaut nullement reconnaissance, implicite ou autre, de ce que la « RTCN » constitue un État ». Cette phraséologie est adoptée par la majorité au paragraphe 291 du présent arrêt.
70. Cependant, avec tout le respect dû à la majorité, celle-ci n’a pas pris en considération le fait que le passage susmentionné de l’arrêt Chypre c. Turquie est extrait de la section intitulée « V. Sur les violations alléguées découlant des conditions de vie des chypriotes grecs dans le nord de Chypre » (en relation avec l’article 6 de la Convention) ; dans ce passage, la Cour s’exprime donc sur des violations qui ont eu lieu sur le territoire qui se trouvait sous le contrôle de la Turquie, ce qui diffère radicalement de l’exigence ou de la prétention audacieuse formulée par la Turquie, qui réclame que sa compétence s’étende aux crimes commis sur le territoire de Chypre se trouvant hors de son contrôle.
71. La référence dans le passage susmentionné du présent arrêt (paragraphe 291), ainsi que dans deux autres paragraphes de l’arrêt (paragraphes 150 et 244), à une affaire dans laquelle le Royaume-Uni avait coopéré avec la « RTCN » dans le cadre d’un dossier pénal, est vague et dénuée de pertinence car les faits évoqués sont insuffisants et les problèmes soulevés dans cette affaire différaient très probablement de ceux rencontrés en l’espèce, où ce n’est pas un problème ordinaire de coopération entre deux États qui est en cause. En toute hypothèse, ce n’est pas parce qu’un pays aurait dans le passé coopéré avec la « RTCN » que se trouve justifiée ou légitimée l’exigence formulée par la Turquie d’étendre sa compétence pénale à un crime commis sur le territoire de Chypre se trouvant hors de son contrôle, ce qui serait contraire à la jurisprudence de la Cour, à la législation et à la Constitution de la République de Chypre, aux règles du droit international et, naturellement, à la volonté de la République de Chypre de préserver sa juridiction, l’état de droit, sa souveraineté et, ce qui est compréhensible, sa crédibilité en tant que pays indépendant.
72. Avancer, comme le fait la majorité, que la République de Chypre est tenue de coopérer avec le gouvernement turc, même si celui-ci persiste, dans sa visée expansionniste, à affirmer que ses cours d’assises sont compétentes pour connaître aussi des crimes commis sur le territoire de Chypre se trouvant hors du contrôle de la Turquie, revient en fait à admettre que la compétence de la Turquie couvre toute l’île de Chypre. Or, la Cour a toujours reconnu que la République de Chypre était le seul gouvernement légitime de Chypre.
73. Bien que la majorité, au paragraphe 291, déclare de manière catégorique que la Cour « n’admet pas que des mesures prises dans un esprit de coopération et visant à faire avancer l’enquête dans cette affaire puissent valoir reconnaissance, implicite ou autre, de la « RTCN » », en réalité et en fait, sa conclusion recèle bel et bien pareille reconnaissance, en premier lieu parce qu’elle rend la République de Chypre responsable de quelque chose qui ne devrait pas lui être imputé, et en second lieu, parce qu’elle s’arrête là et ne cherche pas à déterminer ce que recouvrirait une « coopération » dans les circonstances de l’espèce, à savoir la reconnaissance de la compétence des cours d’assises de la « RTCN » pour des infractions ou des actes commis sur le territoire de Chypre se trouvant hors du contrôle de la Turquie. À cet égard, les principes suivants, revêtant la forme de maximes latines et remontant aux premières heures de l’histoire du droit, trouvent toute leur pertinence : « quando aliquid prohibetur omne, per quod devenitur ad illud » (si une chose est prohibée, tout ce qui touche à cette chose est également prohibé – Coke, on Littleton, 233, b), « quando aliquid prohibetur ex directo prohibetur et per obliguum » (si une chose est prohibée directement, elle l’est aussi indirectement) – Coke, on Littleton, 223 b).
74. Au paragraphe 291 du présent arrêt, il est dit une fois encore à propos des mesures qui pourraient être prises en vue d’une coopération :
« (...) de telles mesures ne reviendraient pas non plus à admettre que la Turquie exerce une souveraineté internationalement reconnue sur le nord de Chypre »
Cependant, on se demande ce que peut concrètement signifier pareille déclaration lorsqu’une cour européenne et internationale des droits de l’homme, ce qu’est notre Cour, reconnaît implicitement l’élargissement de la compétence pénale de la Turquie à des crimes commis n’importe où sur l’île et lorsqu’il ressort clairement de la lecture de l’article 31 § 1 b) de la loi de la « RTCN » sur les tribunaux qu’il s’agit du but et de l’ambition de la puissance occupante (« acta exteriora indicant interiora secreta », l’acte apparent prouve l’intention secrète – 8 Coke, Reports 146).
Malheureusement, le temps joue en faveur de la puissance occupante, ce qui transparaît clairement dans la progression de la reconnaissance, expresse ou implicite, par cette Cour de la compétence de fait des tribunaux de la « RTCN ». Force est de constater que cette reconnaissance a compté au moins quatre phases : phase une – compétence des juridictions civiles dans les affaires de la vie quotidienne (paragraphes 9-10 ci-dessus) ; phase deux – compétence de la commission des biens immobiliers concernant les biens immobiliers des Chypriotes grecs situés sur le territoire de l’île se trouvant sous le contrôle de la Turquie (paragraphe 86 ci-dessous) ; phase trois – compétence en matière civile, pénale et administrative pour les actes ou violations ayant eu lieu sur le territoire de la République de Chypre soumis au contrôle de la Turquie (paragraphe 13 ci-dessus) ; et phase quatre – compétence pénale pour les infractions commises en tout point de l’île de Chypre (comme dans la présente espèce). Il est réellement permis de se demander, en fin de compte, si la reconnaissance de la compétence, qui ne cesse ainsi de s’étendre, des tribunaux illégaux de la « RTCN » offre à la République de Chypre le respect et le traitement qu’elle mérite en tant qu’État souverain et indépendant.
75. L’article 32 de la Convention dit :
« 1. La compétence de la Cour s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention (...) »
L’application d’une disposition de la Convention – en l’espèce les articles 1 et 2 – devrait concorder avec l’interprétation de ladite disposition. Avec tout le respect dû à la majorité, j’estime qu’en l’espèce, celle-ci fait une interprétation et une application incorrectes des articles 1 et 2. Si elle adopte un point de départ correct lorsqu’elle pose que la République de Chypre est le seul gouvernement légitime de Chypre et que la « RTCN » constitue une entité illégale, je soutiens que tout son raisonnement bifurque ensuite et part dans la mauvaise direction en ce qui concerne tant l’interprétation que l’application desdites dispositions, et aboutit à un résultat très fâcheux pour le droit national et international, y compris pour la portée de la Convention et le rôle de la Cour.
h) « La finalité essentielle de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention consiste à assurer la mise en œuvre effective de la législation nationale protégeant le droit à la vie dans un État »
76. L’affirmation ci-dessus est bien explicitée aux paragraphes 67-73 des observations de la République de Chypre :
« 67. Le Gouvernement soutient que, comme la finalité essentielle de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention consiste à assurer la mise en œuvre effective de la législation nationale protégeant le droit à la vie dans un État où a été commis un homicide illégal, la protection de ce droit en vertu de l’article 2 emporte pour les États contractants l’obligation, si les sujets se trouvent dans leur juridiction, comme les suspects se trouvent en l’espèce dans la juridiction de la Turquie, de les livrer à l’État dans lequel l’homicide illégal a été commis.
68. À défaut, la finalité de l’article 2 sera méconnue car les autorités de l’État contractant où l’homicide illégal a été commis, dans l’espèce celles de la République de Chypre, seront mises en échec dans leurs efforts visant à protéger les droits fondamentaux de leurs citoyens.
69. L’obligation susmentionnée est également imposée par la Convention européenne d’extradition dans le but principal de permettre que les délits soient réprimés et que les délinquants fugitifs ne puissent pas bénéficier d’une impunité.
70. Le Gouvernement avance pour les mêmes motifs que l’article 2 impose également aux autres États contractants, si les suspects se trouvent dans leur juridiction, une obligation de communiquer à l’État dans lequel l’homicide illégal a été commis les informations pertinentes concernant les suspects et la commission du crime afin de concourir aux efforts déployés par ledit État pour traduire les suspects en justice.
71. L’administration locale de la partie nord de Chypre et les autorités de la Turquie sont responsables car, par leur politique et par leurs actes, elles ne sont abstenues de communiquer la moindre information et de prendre la moindre mesure visant à contribuer de quelque manière que ce fût à l’enquête pénale menée par les autorités de la République.
72. Le Gouvernement soutient que ce défaut d’assistance à la République emporte violation des droits des requérants garantis par l’article 2 combiné avec l’article 1 et que cette violation est imputable à la Turquie.
73. Les suspects se trouvent dans la partie nord de Chypre. L’administration locale de ce territoire ne remet pas les suspects aux autorités de la République. Le Gouvernement y voit une violation des droits des requérants garantis par l’article 2 combiné avec l’article 1 car ce manquement empêche l’affaire d’avancer et il estime que cette violation est imputable à la Turquie ».
77. Les droits individuels de l’être humain, et en particulier le droit à la vie tel que garanti par l’article 2 de la Convention, qui compte parmi les droits les plus fondamentaux – puisque sans la vie nul autre droit ne saurait être exercé – doivent toujours être respectés et ne doivent donc pas dépendre de la volonté d’un État récalcitrant qui refuse obstinément de se conformer à la prééminence du droit, exigeant avec une grande audace d’un autre État qu’il l’imite et fasse ainsi fi du droit international.
78. Dans l’arrêt Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 72, série A no 310) ainsi que dans de nombreux autres arrêts, la Cour a dit :
« (...) l’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives. »
L’objet de la Convention serait-il honoré et ses garanties seraient-elles concrètes et effectives si les suspects d’une infraction commise sur le territoire de la République de Chypre, qui n’est pas occupé par l’armée de la Turquie, étaient jugés non par les tribunaux chypriotes compétents mais par des tribunaux qui ne sont pas établis par la République de Chypre mais par la Turquie dans une partie de l’île de Chypre qui se trouve sous le contrôle de la Turquie, et qui est décrite dans l’arrêt comme un « refuge pour meurtriers en fuite » (paragraphe 233) ? Pareille situation serait-elle considérée comme une garantie pour le droit à la vie de quiconque souhaite obtenir justice en République de Chypre ?
79. En l’espèce, la Turquie a aboli l’effectivité du droit à la vie des victimes et de leurs proches, de trois manières : a) du fait de l’occupation illégale de la partie nord de Chypre et du contrôle total qu’elle exerce sur ce territoire, la Turquie a privé la République de Chypre de son obligation positive procédurale et matérielle d’arrêter et de juger les suspects, et vraisemblablement de recueillir de nouveaux éléments liés à l’affaire ; b) alors que la Turquie avait arrêté les suspects, elle ne les a toutefois pas livrés à la République de Chypre malgré des demandes d’extradition restées sans réponse, dépossédant ainsi la République de Chypre de son devoir de juger les auteurs des infractions ; et c) par ses actes et ses omissions, la Turquie a conduit à ce que les suspects fussent relâchés, à ce que le crime demeurât non résolu et à ce que ses auteurs ne fussent pas sanctionnés.
80. Ayant privé d’effectivité le droit à la vie, comme indiqué ci-dessus, la Turquie est également responsable, non seulement d’avoir coupablement et ouvertement manqué à son obligation positive procédurale d’enquêter sur le crime, mais aussi d’avoir indûment empêché la République de Chypre de le faire. Elle a ainsi violé la Convention et l’état de droit de la République de Chypre, qui est l’unique gouvernement légitime de Chypre.
81. L’article 17 de la Convention est ainsi libellé :
« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (...) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »
Quel comportement la Cour attend-elle de la part des deux États défendeurs ? Certainement pas d’agir d’une manière contraire aux dispositions de l’article 1 et d’étouffer le droit à la vie garanti par l’article 2 en laissant l’affaire être jugée par un tribunal incompétent et illégal, comme expliqué ci-dessus !
82. Toute interprétation restrictive contredit le principe de l’effectivité et se situe hors du champ du droit international[4]. Plus grave encore est l’interprétation qui va à l’encontre de l’article 17 de la Convention et par laquelle l’essence d’un droit est détruite ou étouffée, comme cela s’est produit en l’espèce avec le droit à la vie, qui exige que les auteurs d’un meurtre soient traduits en justice et sanctionnés.
83. L’interdiction absolue énoncée à l’article 17 de la Convention impose de retenir l’interprétation selon laquelle aucune disposition de la Convention n’implique pour aucun État (pour la Turquie en l’espèce) ou groupement (« pour la « RTCN » en l’espèce) « un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction de tout droit [garanti par la Convention] » (comme le droit à la vie des victimes et de leurs proches, les requérants en l’espèce). L’approche suivie par l’arrêt pourrait donc être contraire à l’interdiction absolue énoncée à l’article 17 de la Convention.
84. Enfin, si l’on reconnaît la compétence des tribunaux de la « RTCN » pour les crimes commis sur le territoire libre de Chypre, on érode le degré de protection du droit à la vie, pour toutes les raisons énoncées ci-dessus.
i) Autres conséquences et implications indésirables de l’approche retenue dans l’arrêt (argumentum ad consequentiam)
85. Toute interprétation et application des articles 1 et 2 de la Convention concluant à la violation par la République de Chypre de l’article 2 dans son volet procédural peut conduire à un manque de certitude, de prévisibilité et finalement à un chaos juridique, non seulement pour ce que seraient le champ d’application de la Convention et le rôle de la Cour, mais aussi pour la prééminence du droit dans le contexte du droit national et international.
86. Si l’on devait, implicitement ou d’une autre manière, admettre que les cours d’assises de la « RTCN » ont compétence pour connaître des crimes commis sur le territoire de la République de Chypre ne se trouvant pas sous le contrôle de la Turquie, la même logique conduirait alors à admettre, ou du moins à ne pas exclure, que la commission des biens immobiliers (IPC) mise en place dans la partie nord de Chypre par la loi 67/2005 de la « RTCN » et reconnue par la Cour dans la décision Demopoulos et autres c. Turquie ((déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 127, CEDH 2010), soit également compétente pour les biens se situant dans la partie libre de Chypre ne se trouvant pas sous le contrôle de la Turquie, conclusion qui serait totalement inacceptable. La même logique pourrait aussi aboutir à la conclusion inacceptable que : a) il en irait de même pour toutes les juridictions civiles, pénales, administratives et autres de la « RTCN », c’est-à-dire que ces juridictions seraient compétentes sur toute l’île de Chypre et qu’aucun tribunal de la République de Chypre n’aurait compétence pour la moindre affaire à Chypre ; et b) seules les lois de la « RTCN » s’appliqueraient sur tout le territoire de Chypre au détriment de la Constitution et des lois de la République de Chypre. Ne s’agirait-il pas là d’une atteinte stupéfiante à l’existence de la République de Chypre en tant qu’État indépendant ?
87. L’approche retenue par la majorité risque donc d’« ouvrir les vannes » et d’ébranler le principe élémentaire pacta sunt servanda. Plus précisément, elle fera office de « feu vert » pour un pays qui en a envahi un autre, comme la Turquie, qui a envahi Chypre en 1974 et qui occupe la partie nord de l’île depuis lors, en encourageant sa politique expansionniste, telle que celle qui découle de l’article 31 § 1) b) de la loi de la « RTCN » sur les tribunaux susmentionnée.
88. Bien que la problématique en l’espèce soit de nature purement et absolument juridique, l’approche suivie par la majorité, qui a omis cet aspect et a rabaissé la question au rang d’un simple « différend politique » parmi d’autres entre les deux États défendeurs, ne concourt pas en elle‑même aux efforts légitimes déployés par le seul gouvernement reconnu de Chypre dans le but de libérer la partie nord de l’île de la puissance occupante, en l’occurrence la Turquie, et de parvenir à une solution juste et viable de la question chypriote qui garantisse à chacun sur l’île le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme.
89. Il convient de noter que la Turquie non seulement a refusé de coopérer avec la République de Chypre et de lui livrer les suspects des meurtres, mais qu’elle affiche également jusqu’ici une position dépourvue du respect dû à cette Cour s’agissant de l’exécution des arrêts rendus par la Cour concernant des requêtes d’origine chypriote dirigées contre la Turquie. Ainsi, l’arrêt de Grande Chambre Chypre c. Turquie du 12 mai 2014 (précité) fournit un exemple récent de non-exécution d’un arrêt en ce qui concerne la satisfaction équitable accordée pour le préjudice moral subi par les proches des personnes disparues et par les résidents chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas, un territoire de l’île de Chypre contrôlé par la Turquie, en contradiction avec l’article 6 de la Convention et avec le droit international (articles 26 et 27 de la de la Convention de Vienne sur le droit des traités, pacta sunt servanda). Cet arrêt ainsi que l’arrêt rendu au principal dans la même affaire a conclu, à l’instar d’autres arrêts de la Cour, que la République de Chypre était l’unique gouvernement reconnu de Chypre. La Turquie continue toutefois de l’ignorer. L’arrêt Chypre c. Turquie de 2014, le premier à avoir conclu que l’article 41 de la Convention relatif à la « satisfaction équitable » s’appliquait également aux requêtes interétatiques, énonçait le principe du droit international selon lequel la violation d’un traité par un État, en l’occurrence la Turquie, entraînait l’obligation de consentir une réparation adéquate. Citons simplement deux autres arrêts rendus par la Cour dans le contexte de requêtes d’origine chypriote dirigées contre la Turquie qui n’ont pas été exécutés par celle-ci et que le Comité des Ministres inscrit tous les trois mois dans sa liste des arrêts à superviser lors d’une réunion consacrée aux droits de l’homme : Xenides-Arestis c. Turquie, no 46347/99, 22 décembre 2005, et un groupe de 33 affaires, et Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, CEDH 2009 (Conseil de l’Europe, HUDOC-EX – service de l’exécution des arrêts de la Cour).
90. L’arrêt Varnava et autres c. Turquie concerne le manquement de la Turquie à ses obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention de mener une enquête en bonne et due forme sur le sort de Chypriotes grecs portés disparus (§§ 187-194 de cet arrêt). Cette problématique était aussi l’une de celles en jeu dans l’arrêt Chypre c. Turquie ((fond), précité, §§ 123-136). La Turquie n’a pas été en mesure d’honorer son obligation procédurale résultant de l’article 2 et s’est montrée réticente à exécuter les arrêts de la Cour dans les deux affaires susmentionnées, qui concernaient des violations commises dans la partie du territoire sur laquelle la Turquie exerçait un contrôle effectif et où les violations alléguées étaient d’une ampleur supérieure, en termes de victimes, à celle constatée dans la présente espèce, dans laquelle l’infraction a été commise sur le territoire libre de Chypre. Ces affaires témoignent des manquements de la Turquie sur des questions du même ordre, qui sont constatés même sur le territoire qu’elle contrôle.
Compte tenu de la réticence de la Turquie à se conformer aux arrêts de la Cour dans les affaires d’origine chypriote, si, dans une affaire à venir de même type, la Turquie refusait une fois encore de remettre des suspects à la République de Chypre, cette dernière devrait pour se conformer au présent arrêt sacrifier sa souveraineté, son indépendance et l’État de droit ; cet arrêt entraînerait donc la République de Chypre dans une « aventure » malencontreuse et aboutirait à une situation extrêmement délicate. Si la République de Chypre respecte le précédent créé par cet arrêt mais que ce n’est pas le cas de la Turquie, on pourrait assister à une recrudescence de la délinquance sur le territoire libre de Chypre, car les délinquants résidant dans la partie nord de Chypre viendront commettre leurs forfaits sur le territoire libre puis rentreront dans la partie nord (comme l’ont fait les suspects du meurtre dans la présente espèce), puisque, après l’adoption de cet arrêt, ils se croiront hors d’atteinte des tribunaux légitimes de la République de Chypre et probablement de tout tribunal sur l’île de Chypre.
Un arrêt statuant sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention aurait dû servir de rempart pour le droit protégé par la Convention au lieu d’amoindrir son niveau de protection, et n’aurait certainement pas dû servir de rempart pour des meurtriers en fuite, lesquels, comme le dit l’arrêt, trouvent dans le territoire nord de Chypre un « refuge » (paragraphe 233 de l’arrêt).
91. La mise en œuvre des arrêts de la Cour revêt de l’importance non seulement pour la crédibilité et le prestige de la Cour et du Comité des Ministres, mais aussi pour l’existence même du système instauré par le Conseil de l’Europe afin de protéger les droits de l’homme, l’état de droit, la stabilité démocratique et la paix dans le monde. La Turquie n’exécute pas les arrêts de cette Cour lorsque la requête est d’origine chypriote et, je regrette de le dire, en l’espèce, au lieu de reconnaître que la Turquie était l’unique responsable du défaut de coopération, la Cour légitime implicitement l’exigence exorbitante de ce pays, qui veut que la compétence de ses tribunaux s’étende à toute l’île de Chypre. Rien de ce qui précède ne vient appuyer les efforts sincèrement consentis par la République de Chypre pour reprendre possession de la partie nord de l’île, alors que dans l’arrêt Ilaṣcu précité, la Cour s’est préoccupée de cet aspect dans le cas de la Moldavie en relation avec la Transnistrie.
92. Répétons-le, l’approche adoptée par la majorité, qui a choisi d’ignorer l’aspect juridique de l’affaire et de reléguer la problématique au rang d’un différend politique entre deux États défendeurs, peut avoir des conséquences délétères pour les droits de l’homme et la dignité de toute personne vivant à Chypre, ainsi que pour le droit de la République de Chypre à l’autonomie, à la légitimité, à l’indépendance et à la reconnaissance, droit qui a été admis par la Cour dans l’arrêt Chypre c. Turquie, précité, ainsi que dans d’autres affaires.
93. Dans la présente espèce, la majorité, qui cherchait peut-être à préserver une forme d’égalité entre les deux États défendeurs, a fini par reconnaître une expansion illimitée de la compétence de fait des tribunaux de la « RTCN », ce qui pour moi n’est pas acceptable même implicitement, pour les raisons que j’ai exposées ci-dessus.
94. J’ai le regret de dire que les États en question ne devraient pas être traités comme deux jeunes enfants gâtés que les parents réprimandent de manière égale lorsqu’ils font une bêtise, sans entrer dans les détails de leur dispute de crainte que l’un des deux ne se sente brimé par rapport à l’autre. Les États devraient être considérés comme étant responsables de leurs actes et de leurs actions conformément aux règles du droit international public. Il ne devrait pas y avoir de solutions faciles mais seulement des solutions justes et équitables en droit international public, particulièrement lorsque les États sont censés honorer les devoirs qui leur incombent à l’égard de leur population en vertu de l’article 1 de la Convention, dont le plus important consiste à respecter et à assurer le droit à la vie garanti par l’article 2. Et le devoir de la Cour découlant de l’article 19 de la Convention consiste à veiller au respect des engagements pris par les États et à intervenir en exerçant son pouvoir de contrôle, si nécessaire. Selon la maxime latine que l’on utilise en droit privé « nemo punitur pro alieno delicto » (personne n’est puni pour le délit d’autrui) – Maxims, Wingate, 336) ; il en va de même en droit public : aucun État ne devrait être tenu pour responsable des actes ou des omissions d’un autre, et en l’espèce, la République de Chypre ne devrait pas être responsable des omissions de la Turquie. Du reste, comme les individus, les États ont aussi des droits. Ils ont des droits en vertu du droit international public de même qu’en vertu de la Convention. À cette fin, il existe dans la Convention une disposition, à savoir l’article 33, qui prévoit l’introduction de requêtes interétatiques, et c’est au demeurant en vertu de cette disposition que la requête interétatique a été introduite dans l’affaire Chypre c. Turquie.
95. Le droit de la République de Chypre d’être l’unique gouvernement légitime de Chypre, tel que reconnu par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, devrait être respecté et protégé par cette Cour, non seulement directement, mais aussi indirectement, et non seulement sur le papier, mais aussi concrètement. Ce droit de la République de Chypre d’être l’unique gouvernement légitime de Chypre, et aussi d’être traitée comme telle au niveau international par la Cour, n’appartient pas seulement à la République, mais aussi à son peuple et à toute personne vivant sur le territoire de la République, sans discrimination.
96. Avec tout le respect que je dois à mes collègues, la reconnaissance, qu’elle soit directe ou indirecte, expresse ou implicite, par la Cour d’une expansion illimitée de la compétence de fait des tribunaux de la « RTCN », qui constitue une entité illégale, ne favoriserait ni la vocation de la Convention en tant qu’instrument au service de la justice et de la paix dans le monde, dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, comme le déclare le préambule à la Convention, ni le rôle de la Cour, qui ne consiste pas à légitimer l’illégalité mais à être le garant et le défenseur des droits de l’homme. Si nous formulons ce point différemment, en reprenant les mots utilisés par la Cour dans l’arrêt Loizidou c. Turquie ((exceptions préliminaires), précité, § 75), pareille approche « affaiblirait gravement le rôle (...) de la Cour dans l’exercice de [ses] fonctions, mais amoindrirait aussi l’efficacité de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen » (voir également Al-Skeini et autres, précité, § 141, qui indique que la Convention est un instrument constitutionnel de l’ordre public européen).
La Cour est la « conscience de l’Europe » et elle n’a de cesse de rappeler que la Convention est « destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique » (Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark, 7 décembre 1976, § 53, série A no 23, et Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, § 87, série A no 161). Ces valeurs d’une société démocratique et la prééminence du droit ne sauraient tolérer la « loi du plus fort » que la Turquie a imposée dans la partie nord de Chypre en l’envahissant, en la conquérant puis en l’occupant, et qu’elle cherche également à imposer en l’espèce, en obtenant que ses juridictions pénales soient compétentes pour un crime qui a été commis sur le territoire libre de Chypre.
97. Je ne suis pas disposé à suivre une approche qui ne s’oppose pas à l’injustice causée aux requérants, en l’espèce exclusivement par la Turquie, dont l’affaire n’a finalement été portée devant aucune juridiction à Chypre, et dans le même temps, je ne suis pas disposé à suivre une approche qui mette en jeu l’existence même d’un État, en l’espèce la République de Chypre, sur le plan du droit international, comme cela a été expliqué. Les propos tenus par Martin Luther King, Jr, « Une injustice où qu’elle soit est une menace pour la justice partout » (lettre envoyée depuis la prison Birmingham, 16 avril 1963), trouvent à mon avis toute leur pertinence en l’espèce.
98. Nul n’est au-dessus des lois (« nemo est supra legis » – Lofft’s Reports, Appendix, 142). Et bien sûr, aucun État membre du Conseil de l’Europe n’est au-dessus de la Convention. Sinon, la démocratie serait en grand danger!
II. Conclusion sur le respect de leurs obligations procédurales par les deux États défendeurs
99. Compte tenu de ce qui précède, je conclus à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural uniquement à l’égard de la Turquie et non de la République de Chypre, laquelle a honoré l’obligation procédurale que lui imposait cette disposition.
III. Satisfaction équitable
100. Avec la conclusion que je viens d’exposer, selon laquelle il y a eu violation de l’article 2 de la Convention uniquement de la part de la Turquie et non de la République de Chypre, la République de Chypre n’aurait rien eu à payer et la Turquie aurait dû acquitter pour préjudice moral un montant plus élevé, dont la détermination ne peut toutefois être que théorique puisque je suis dans la minorité.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE PASTOR VILANOVA
La Cour a conclu, à une large majorité, à une violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention par la République de Chypre.
Je regrette de ne pouvoir me rallier à cette décision, pour les raisons que je vais exposer.
1. Autant la condamnation de la République de Turquie me semble incontestable dans le cas d’espèce, autant la responsabilité de la République de Chypre ne me paraît pas engagée.
2. Les autorités chypriotes n’ont pas voulu communiquer le résultat des enquêtes pénales à la « RTCN » car elles nient à celle-ci toute légitimité. Selon l’arrêt de la chambre, la condamnation de Chypre est précisément fondée sur l’absence de collaboration ou d’assistance de Chypre à l’égard des autorités de la « RTCN ». Cela signifie que l’ordre juridique de la République de Chypre devra évoluer afin que celle-ci soit tenue de coopérer avec une entité qui n’est reconnue ni par la communauté internationale ni par le Conseil de l’Europe et qui viole son intégrité territoriale. Il s’agit là, à mon humble avis, d’une conclusion contraire au principe selon lequel « (l)a Convention ne doit pas être interprétée isolément mais en harmonie avec les principes généraux du droit international » (Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96 et 2 autres, § 90, CEDH 2001, et Al‑Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001-XI). En effet, il n’a pas été recherché, dans ce conflit territorial entre juridictions, si les positions respectives (voir, entre autres, le paragraphe 55 des observations de la République de Chypre du 3 septembre 2009) étaient compatibles ou non avec les principes de la prééminence du droit et de la bonne foi. Au lieu de cela, une obligation générale de collaboration a été imposée.
3. La reconnaissance d’un État par un autre peut être explicite ou implicite. Dans tous les cas, il s’agit d’un acte discrétionnaire. Or si la République de Chypre conçoit l’entraide policière ou judiciaire avec la « RTCN » comme une forme implicite de reconnaissance de la souveraineté de celle-ci, il s’agit d’une décision souveraine qu’il ne nous appartient pas de juger. Les États disposent d’une très large marge d’appréciation en la matière et force est de constater que le refus de la République de Chypre n’a rien d’arbitraire. En effet, nombreux sont les principes du droit international contemporain qui justifient la position de la République de Chypre : la Turquie a eu recours à la force pour envahir le nord de l’île, bafouant ainsi l’intégrité territoriale d’un État souverain et violant le principe de non‑ingérence des États dans les affaires intérieures des autres.
Dans ces conditions, j’estime que notre Cour ne peut ni avaliser ni reconnaître, même indirectement, des agissements de la « RTCN » qui découlent du recours illicite à la force, en violation des principes les plus élémentaires du droit international public. Par définition, il appartient à notre Cour de défendre la « force du droit » et de condamner tout recours au « droit de la force ». Le désir, même inconscient, de dédommager les victimes ne peut jamais primer le principe de légalité.
4. De plus, nul ne conteste que la République de Chypre ait enquêté diligemment sur les meurtres et demandé formellement l’extradition des suspects à la République de Turquie. Elle a rempli ses obligations procédurales découlant de l’article 2. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’obligations de moyens et non de résultat.
5. Par ailleurs, s’il y a conflit, c’est parce que les autorités de la « RTCN » entendent juger des crimes commis sur le territoire de la République de Chypre voisine. Cette compétence découle de la loi sur les juridictions qui étend la juridiction territoriale de la « RTCN » aux délits commis dans toute l’île, y compris sur le territoire indépendant de la République de Chypre (paragraphe 162). Je vais m’efforcer de démontrer, dans les paragraphes suivants, que la condamnation de la République de Chypre légitime, de facto, cette disposition. Or, je le répète, la Convention européenne des droits de l’homme proclame, à maintes reprises, la prééminence du droit, et la jurisprudence de la Cour insiste sur l’harmonie nécessaire entre l’interprétation de la Convention et le droit international public.
6. Selon les règles coutumières internationales relatives à l’application extraterritoriale du droit, un État peut étendre sa compétence normative au-delà de ses frontières pour autant que cette extension se rattache au moins à l’un des éléments indissociables de la souveraineté de l’État, classiquement le territoire ou la population.
Premièrement, il semble évident que l’État exerce son autorité sur son propre territoire, notamment en matière d’atteinte à la vie ou à l’intégrité des personnes. En effet, c’est là que se trouvent habituellement les preuves du forfait.
Deuxièmement, l’État est intrinsèquement compétent pour légiférer à l’égard de ses ressortissants, indépendamment de leur lieu de résidence ou de séjour.
Enfin, l’État peut aussi se réserver légitimement le droit de juger des faits extraterritoriaux quand ils mettent en péril sa sécurité, son existence, ses services extérieurs, etc.
L’application extraterritoriale d’une norme qui ne se rattache pas raisonnablement et de bonne foi à l’un de ces éléments est contraire au droit international. Elle n’a par conséquent aucune valeur juridique et engage la responsabilité internationale de l’État dont émane la norme invalide.
7. La « RTCN » voulait juger les suspects du meurtre des membres de la famille des requérants en vertu d’une loi d’application extraterritoriale apparemment illimitée (paragraphe 162). Or, il est incontestable que : a) les meurtres ont été commis sur le territoire de la République de Chypre (paragraphe 10), b) les victimes étaient toutes de nationalité chypriote (paragraphe 6), c) la majorité des suspects avaient la nationalité chypriote (paragraphes 27 et 37) et d) rien n’indique que les meurtres visaient un intérêt étatique supérieur de la « RTCN ». Nous constatons que la « RTCN » ne pouvait invoquer aucun lien significativement raisonnable entre les faits criminels en l’espèce et sa « juridiction » interne. De façon similaire, l’exercice non raisonnable d’une compétence extraterritoriale est aussi contraire au droit international.
8. Par conséquent, j’estime que les autorités de la République de Chypre pouvaient très raisonnablement soutenir qu’elles étaient pleinement compétentes – les règles de compétence ne sont pas susceptibles de dérogation –- pour statuer sur des meurtres commis sur son territoire. Par ricochet, les autorités de la « RTCN », faute de tout accord bilatéral avec la République de Chypre, ont commis un abus en : a) exigeant de celle-ci la communication des résultats de l’enquête et b) ne lui livrant pas les suspects. Il n’est pas inutile de mentionner que les autorités de la « RTCN » ont finalement eu connaissance du dossier pénal litigieux par l’intermédiaire de notre Cour. Cependant, l’enquête n’a pas avancé pour autant (paragraphes 102 et 278)... L’ancien principe « aut dedere, aut judicare » semble aussi avoir été ignoré.
9. Il convient d’ajouter que nous ne sommes pas dans une situation de vide juridique. La Turquie avait la possibilité de remettre les suspects entre les mains de Chypre en application de la Convention européenne d’extradition. Les intéressés auraient pu être jugés en République de Chypre. Cependant, la Turquie n’a même pas répondu à une demande officielle d’extradition. Elle doit maintenant faire face à une situation exclusivement imputable à son omission fautive.
10. Enfin, je voudrais souligner que cette affaire est à distinguer de l’affaire Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, où la Cour avait reconnu une certaine utilité, très limitée, aux tribunaux de la « RTCN ». Dans cette optique, la Cour avait souligné l’intérêt des habitants du Nord de l’île (§ 98) au règlement des contentieux intérieurs. La présente espèce se démarque de l’affaire Chypre c. Turquie par deux différences capitales : a) les faits se sont déroulés exclusivement dans la partie chypriote de l’île, alors que dans l’affaire Chypre c. Turquie les violations de la Convention avaient eu lieu sur le territoire contrôlé par la « RTCN », et b) le conflit résulte du défaut d’entraide judiciaire entre les autorités de la République de Chypre et celles de la « RTCN », dimension institutionnelle qui n’intervient pas dans l’affaire Chypre c. Turquie.
* * *
[1]. Jerzy Stelmach et Bartosz Brozek, Methods of Legal Reasoning, Springer : Dordrecht, 2006 (Law and Philosophy Library), vol. 78, p. 162.
[2]. In Anne van Aaken et Iulia Motoc (éd.), The ECHR and General International Law, Oxford University Press (à paraître). Consulter à l’adresse [https://ssrn.com/abstract=2825208](https://ssrn.com/abstract=2825208).
[3]. Daniel Rieticker, « The Principle of “Effectiveness” in the Recent Jurisprudence of the European Court of Human Rights: Its Different Dimensions and Its Consistency with Public International Law – No Need for the Concept of Treaty Sui Generis », Nordic Journal of International Law, vol. 79, no 2 (2010), p. 271.
[4]. Hersch Lauterpacht, « Restrictive Interpretation and Effectiveness in the Interpretation of Treaties » in BYIL (1945), pp. 48 à 50-51, 69 ; et Alexander Orakhelashvili, « The Interpretation of Acts and Rules in Public International Law », Oxford 2008, réimpression en 2013, p. 414.