CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE UNION NATIONALE TURQUE ET KUNGYUN c. BULGARIE
(Requête no 4776/08)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juin 2017
DÉFINITIF
08/09/2017
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Union nationale turque et Kungyun c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
André Potocki,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Lәtif Hüseynov, juges,
Pavlina Panova, juge ad hoc,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 mai 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4776/08) dirigée contre la République de Bulgarie et dont une association, l’Union nationale turque (« l’association requérante »), et un ressortissant bulgare, M. Menderes Mehmed Kungyun (« le requérant »), ont saisi la Cour le 4 janvier 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par MM. K. Kanev et S. Ovcharov du Comité Helsinki bulgare, organisation non gouvernementale basée à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par ses coagentes, Mmes M. Kotseva et Y. Stoyanova, du ministère de la Justice.
3. Les requérants alléguaient que le refus d’enregistrement de l’association requérante constituait une atteinte injustifiée et discriminatoire à leur droit à la liberté d’association.
4. Le 4 mars 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement sous l’angle des articles 11 et 14 de la Convention. M. Yonko Grozev, juge élu au titre de Bulgarie, s’étant déporté pour l’examen de cette affaire (article 28 du règlement de la Cour), le 20 février 2017, la présidente de la section a décidé de désigner Mme Pavlina Panova pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1950 et réside à Kazanlak. Il est l’un des membres fondateurs et le président désigné de l’association requérante.
6. En 2006, le requérant annonça la constitution d’une association visant à la promotion des droits de la minorité musulmane en Bulgarie. À la suite de cette annonce devant les médias, plusieurs publications hostiles parurent dans la presse, critiquant les buts de l’association et indiquant que le requérant voulait créer un parti ethnique turc ou qu’il recevait des financements de la part de services secrets étrangers. Le 21 mai 2006, une assemblée générale de l’association, qui devait avoir lieu à Plovdiv, dut être déplacée en raison d’un rassemblement hostile de militants du parti nationaliste VMRO devant le bâtiment censé accueillir la réunion, qui avait pour but d’empêcher celle-ci, et se déroula dans un autre lieu.
7. Lors de cette assemblée générale, sept membres fondateurs décidèrent la création de l’association « Union nationale turque », adoptèrent des statuts et choisirent un conseil d’administration. Le requérant fut élu président de ce conseil.
8. Dans les jours qui suivirent, le requérant et cinq autres membres fondateurs déposèrent une demande d’enregistrement de l’association nouvellement créée auprès du tribunal régional de Plovdiv.
9. Par un jugement du 20 juin 2006, le tribunal régional rejeta la demande d’enregistrement. Il considéra que l’un des buts déclarés de l’association, à savoir « le développement du pluralisme politique dans un objectif de démocratisation et de démonopolisation de la communauté turque », revêtait un caractère politique. À cet égard, il souligna que, en vertu de l’article 12, alinéa 2, de la Constitution, seuls les partis politiques pouvaient mener des activités politiques, à l’exclusion des associations relevant du régime général.
10. Le tribunal observa ensuite que les statuts de l’association indiquaient au titre de l’objet de cette dernière la réalisation d’« activités économiques, commerciales, notamment d’import-export, de production, d’édition (...) », et il releva que les activités commerciales ne pouvaient figurer à titre principal comme objet d’une association à but non lucratif même si la loi permettait la réalisation de telles activités à titre accessoire.
11. Le tribunal nota par ailleurs que, alors que les statuts de l’association exigeaient que les membres du conseil d’administration fussent domiciliés en Bulgarie, le dossier d’enregistrement ne contenait pas la preuve que les membres désignés remplissent cette condition. Enfin, le tribunal considéra qu’il ne ressortait pas clairement des statuts quel était l’organe de l’association – le président ou le conseil d’administration – qui disposait du pouvoir de représentation vis-à-vis des tiers.
12. Le requérant interjeta appel du jugement. Il indiqua que les buts de l’association étaient conformes à la Constitution, que les activités commerciales de l’association ne devaient être qu’accessoires et que seul le président avait un pouvoir de représentation. Il fournit en outre des preuves concernant la domiciliation des membres du conseil d’administration.
13. Par un arrêt du 2 octobre 2006, la cour d’appel de Plovdiv confirma le premier jugement, considérant que l’enregistrement de l’association n’était pas possible pour plusieurs raisons. Elle entérina les motifs retenus par le tribunal régional concernant la nature politique de l’un des buts déclarés de l’association, l’impossibilité de désigner les activités économiques au titre d’objet principal et l’imprécision des statuts concernant les organes représentatifs de l’association.
14. La cour d’appel rappela par ailleurs que, en vertu de l’article 7, alinéa 2, de la loi sur les personnes morales à but non lucratif, le nom d’une association ne devait pas induire en erreur ni être contraire aux bonnes mœurs. Elle releva que, en l’espèce, bien que les statuts de l’association mentionnaient qu’un des buts de celle-ci était l’intégration des populations d’origine ethnique turque, le nom choisi d’ « Union nationale turque » faisait référence à l’existence d’une nation turque en Bulgarie et sous‑entendait un objectif séparatiste. La cour d’appel en conclut que le nom de l’association méconnaissait l’article 7 de la loi sur les personnes morales à but non lucratif ainsi que l’article 44, alinéa 2, de la Constitution.
15. Le requérant se pourvut en cassation, contestant les motifs retenus par la cour d’appel. Il indiqua en particulier que l’association requérante n’avait pas l’intention d’exercer des activités réservées aux partis politiques, tout en précisant que, en tant que mouvement de citoyens, elle entendait exercer un contrôle citoyen sur les actions des partis et des autorités publiques. Il ajouta que le parti Mouvement pour les droits et libertés (Движение за права и свободи) exerçait un contrôle total sur le pouvoir dans les régions à mixité ethnique et que l’association voulait aider les populations turques et musulmanes à s’intégrer au sein de l’État bulgare. Il indiqua aussi que l’association ne poursuivait pas d’objectif séparatiste, mais visait l’union de la communauté turque dans le cadre de la nation et de l’État bulgares.
16. Par un arrêt du 10 juillet 2007, la Cour suprême de cassation rejeta le pourvoi et confirma l’arrêt de la cour d’appel dans les termes suivants :
« La cour d’appel a conclu, en conformité avec la loi, qu’une partie des buts déclarés de l’association Union nationale turque vise un objectif politique qui ne peut être atteint que par une activité politique, réservée aux partis politiques.
(...) l’action politique est le seul moyen de réalisation du but [de l’association] de contribuer au développement du pluralisme politique dans le pays. L’avis de l’auteur du pourvoi, qui soutient que cet objectif peut être atteint par l’exercice d’un contrôle citoyen sur l’action ou l’inaction politique des partis, ne saurait être partagé. Le fait que le plaignant affirme à cet égard que « le parti Mouvement pour les droits et libertés exerce un contrôle total sur le pouvoir dans les régions à mixité ethnique » ne fait que confirmer que la création de l’association est un acte de volonté politique d’opposition au modèle ethnique bulgare. À cet égard, la présente juridiction estime nécessaire de souligner que les buts de l’association, qui ne doivent pas être interprétés de manière isolée de la déclaration de constitution, démontrent l’incompatibilité de l’association avec l’article 44 (...) de la Constitution, qui (...) vise à protéger l’État de conséquences extrêmes pouvant découler d’un processus d’opposition sur une base ethnique ou religieuse. Malgré les buts proclamés dans les statuts, à savoir l’intégration des personnes d’ethnie turque et la démonopolisation de la communauté turque, la volonté des fondateurs de rejeter le modèle ethnique bulgare, qui a prouvé son efficacité comme garant de la société civile dans un contexte de tensions ethniques et religieuses dans des pays voisins, impose la conclusion que le refus d’enregistrer l’association Union nationale turque est dans l’intérêt de notre sûreté nationale. Un tel risque (...) découle du nom même de l’association qui, en se définissant comme « nationale turque », s’oppose de fait à la nation vue comme un ensemble. »
17. La Cour suprême de cassation ne se prononça pas expressément sur les autres motifs retenus par la cour d’appel concernant l’objet de l’association et le pouvoir de représentation de ses organes.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution de la République de Bulgarie
18. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution de 1991 se lisent comme suit :
Article 12
« 1) Les associations des citoyens visent la satisfaction et la protection de leurs intérêts.
2) Les associations (...) ne peuvent avoir des buts politiques ou mener des activités politiques, ceux-ci étant inhérents aux partis politiques. »
Article 44
« 1) Les citoyens peuvent s’associer librement.
2) Sont interdites les organisations dont les activités sont dirigées contre la souveraineté ou l’intégrité territoriale du pays ou contre l’unité de la nation, qui visent à attiser la haine raciale, nationale, ethnique ou religieuse, ou à porter atteinte aux droits et libertés des citoyens, ainsi que les organisations qui créent des structures secrètes ou paramilitaires ou qui cherchent à parvenir à leur but par la violence.
3) La loi détermine les organisations qui sont soumises à un enregistrement, leur régime de dissolution, ainsi que leurs relations avec l’État. »
B. La loi de 2000 sur les personnes morales à but non lucratif (закон за юридическите лица с нестопанска цел)
19. La loi sur les personnes morales à but non lucratif, en vigueur depuis le 1er janvier 2001, régit la constitution et le fonctionnement des personnes morales à but non lucratif, telles que les associations et les fondations. En vertu de l’article 6 de la loi, tel qu’applicable au moment des faits de la présente espèce, les personnes morales à but non lucratif étaient constituées et acquéraient la personnalité juridique à compter de leur inscription au registre tenu au tribunal régional dans le ressort duquel se trouvait leur siège. Une réforme, adoptée en 2016 et devant entrer en vigueur le 1er janvier 2018, prévoit que l’enregistrement des personnes morales à but non lucratif ne sera plus effectué par les tribunaux mais par une agence administrative spécialisée auprès du ministère de la Justice. Cette agence sera responsable de la tenue du registre des personnes morales à but non lucratif.
20. L’article 3 de la loi dispose que les personnes morales à but non lucratif peuvent exercer des activités économiques à titre complémentaire, uniquement dans la mesure où celles-ci sont liées à leur objet principal. L’article 7, alinéa 2, de la loi dispose que le nom de la personne morale ne doit pas induire en erreur ni être contraire aux bonnes mœurs.
21. En vertu de l’article 19 de la loi, une association peut être créée par un minimum de trois personnes dans le cas général et un minimum de sept personnes s’agissant des associations d’intérêt public.
22. Selon le paragraphe 2 des dispositions transitoires et finales de la loi, le régime des organisations qui ont pour objet des activités politiques, syndicales ou propres à un culte est réglementé par des lois séparées. La jurisprudence considère que les tribunaux peuvent refuser l’inscription d’une association en application de la loi sur les personnes morales à but non lucratif si, de par son activité déclarée, l’association en question relève d’un régime spécifique (voir, au sujet d’une association cultuelle, опр. № 183 от 10.04.2003 г. по гр. д. № 213/2003, АС Пловдив).
23. Par ailleurs, l’article 13 de la loi dispose que le tribunal régional territorialement compétent peut ordonner la dissolution d’une personne morale enregistrée en application de cette loi qui, parmi d’autres hypothèses, mène des activités qui sont contraires à la Constitution, à la loi ou aux bonnes mœurs.
C. La loi de 2005 sur les partis politiques (закон за политическите партии)
24. La loi sur les partis politiques dispose en son article 2 que les partis politiques contribuent à former et exprimer la volonté politique des citoyens par la participation aux élections ou par d’autres moyens démocratiques. Selon l’article 3 de la loi, seuls les partis politiques peuvent participer aux élections. Les dispositions pertinentes de la loi, telles qu’applicables à l’époque des faits de la présente espèce, prévoyaient qu’un parti politique pouvait être créé par un comité d’initiative composé d’un minimum de 50 citoyens titulaires de leurs droits électoraux ; le parti devait justifier d’un minimum de 5 000 membres au moment de sa création dont au moins 500 devaient être présents lors de l’assemblée constitutive. La création d’un parti est soumise à un certain nombre de formalités supplémentaires par rapport à la création d’une association relevant du régime de la loi sur les personnes morales à but non lucratif. Les activités et le financement des partis politiques sont soumis à un contrôle public renforcé, notamment celui de la Cour des comptes.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
25. Les requérants allèguent que le refus d’enregistrer l’association requérante constitue une violation de leur droit à la liberté d’association garanti par l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
A. Arguments des parties
26. Le Gouvernement admet que le refus des juridictions d’enregistrer l’association requérante constitue une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’association. Cependant, il considère que cette ingérence était prévue par la loi, nécessaire et proportionnée à un but légitime et qu’elle n’a donc pas enfreint l’article 11 de la Convention. Il avance que le refus d’enregistrement était fondé sur plusieurs dispositions de la Constitution et de la loi sur les personnes morales à but non lucratif répondant aux exigences d’accessibilité, de clarté et de prévisibilité. Il affirme que les dispositions en question poursuivent des objectifs légitimes de défense de l’ordre, de prévention du crime et de protection des droits et libertés d’autrui.
27. Le Gouvernement soutient que les juridictions internes ont à juste titre considéré que le nom choisi par l’association, « Union nationale turque », impliquait l’existence d’une nation turque sur le territoire national et démontrait les objectifs séparatistes de l’association, ce qui à ses yeux constitue un motif légitime pour refuser l’inscription de celle-ci. Il estime que la présente espèce est sur ce point similaire à l’affaire Gorzelik et autres c. Pologne ([GC], no 44158/98, CEDH 2004-I), précisant que dans cette dernière la Cour a conclu à la non-violation de l’article 11 de la Convention.
28. Le Gouvernement ajoute que l’autre motif invoqué par la Cour suprême de cassation, à savoir la poursuite d’objectifs à caractère politique par l’association et l’intention de cette dernière de mener une action politique, était également justifié. À cet égard, le Gouvernement se réfère à des déclarations faites en 2008 devant l’Assemblée nationale par le Premier ministre de l’époque, indiquant que le requérant était le vice-président d’un parti politique dénommé Parti démocratique turc, que l’enregistrement de ce parti avait été refusé et que le requérant prônait la sécession des régions comprenant une minorité turcophone, au besoin par un recours à la force et à la guerre civile.
29. Le Gouvernement avance enfin que les juridictions ont également pris en compte d’autres éléments qu’il qualifie d’irrégularités – tels que le fait que l’objet déclaré de l’association comprenait des activités commerciales non compatibles avec le statut d’une association, ainsi que l’existence de contradictions concernant les organes représentatifs de l’association –, et il est d’avis que, à eux seuls, ces éléments auraient pu justifier le refus d’enregistrement.
30. Le requérant conteste avoir été le vice-président du Parti démocratique turc et avoir prôné l’usage de la violence.
31. Les requérants indiquent en outre que la Cour suprême de cassation n’a retenu que deux motifs pour refuser l’enregistrement sollicité, à savoir la poursuite par l’association requérante d’objectifs à caractère politique et la contrariété des objectifs de cette dernière à la Constitution. Ils précisent que les autres motifs retenus par les juridictions inférieures ont visiblement été considérés comme erronés. Se référant à de précédents arrêts rendus par la Cour dans des affaires dirigées contre la Bulgarie (Zhechev c. Bulgarie, no 57045/00, 21 juin 2007, et Organisation macédonienne unie Ilinden et autres c. Bulgarie (no 2), no 34960/04, 18 octobre 2011), ils soutiennent que les deux motifs susmentionnés ont été considérés comme ne pouvant justifier le refus d’enregistrement d’une association. Ils ajoutent que la présente espèce doit être distinguée de l’affaire Gorzelik et autres (précitée), indiquant que dans cette dernière la Cour a estimé que le refus d’enregistrer une association dont le nom comprenait la mention de « minorité nationale » était justifié par la nécessité d’empêcher une association de bénéficier de manière indue de certains privilèges électoraux, et non pas de poursuivre ses objectifs de protection de la minorité en question.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
32. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
a) Principes généraux
33. La Cour se réfère aux principes généraux établis par sa jurisprudence en matière de liberté d’association tels que résumés dans son arrêt Gorzelik et autres (précité, §§ 88-96) et, plus récemment, dans son arrêt Organisation macédonienne unie Ilinden et autres (no 2) (précité, §§ 33-34). Elle rappelle en particulier que le droit qu’énonce l’article 11 de la Convention inclut celui de fonder une association. La possibilité pour les citoyens de former une personne morale afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans lequel ce droit se trouverait dépourvu de toute signification. La manière dont la législation nationale consacre cette liberté et l’application de celle-ci par les autorités dans la pratique sont d’ailleurs révélatrices de l’état de la démocratie dans un pays donné.
34. Si, dans le contexte de l’article 11 de la Convention, la Cour a souvent mentionné le rôle essentiel joué par les partis politiques pour le maintien du pluralisme et de la démocratie, il n’en reste pas moins que les associations créées à d’autres fins – notamment la protection du patrimoine culturel ou spirituel, la poursuite de divers buts sociaux ou économiques, la proclamation et l’enseignement d’une religion, la recherche d’une identité ethnique ou l’affirmation d’une conscience minoritaire – sont également importantes pour le bon fonctionnement de la démocratie.
35. La mise en œuvre du principe de pluralisme étant impossible si une association n’est pas en mesure d’exprimer librement ses idées et ses opinions, la Cour a également reconnu que la protection des opinions et de la liberté de les exprimer au sens de l’article 10 de la Convention constitue l’un des objectifs de la liberté d’association.
36. La liberté d’association n’est toutefois pas absolue et les États disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation. Les États doivent cependant user de ce droit d’une manière conciliable avec leurs obligations au titre de la Convention et sous réserve du contrôle des organes de celle-ci. En conséquence, les exceptions visées à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11 § 2, les États ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite, laquelle se double d’un contrôle européen rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante.
37. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
b) Application en l’espèce
i. Sur l’existence d’une ingérence
38. Les parties s’accordent à dire que le refus des juridictions internes de procéder à l’enregistrement de l’association requérante constitue une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’association. La Cour estime également que l’existence d’une ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’association, au sens du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, est établie. Pour ne pas enfreindre cette disposition, pareille ingérence doit être prévue par la loi, poursuivre un ou plusieurs des buts légitimes qui y sont mentionnés et être « nécessaire dans une société démocratique » à l’accomplissement de ces buts.
ii. Sur la justification de l’ingérence
39. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire en l’espèce de se pencher sur la question de savoir si l’ingérence litigieuse était prévue par la loi et poursuivait un but légitime dans la mesure où elle considère, pour les motifs exposés ci-après, que cette ingérence n’était en tout état de cause pas « nécessaire dans une société démocratique » (Organisation macédonienne unie Ilinden et autres (no 2), précité, § 32).
40. La Cour observe que pour refuser l’enregistrement de l’association requérante, la Cour suprême de cassation s’est basée sur deux motifs : 1) le fait que les buts de l’association revêtaient un caractère politique et que celle-ci entendait mener des activités politiques, et 2) la circonstance que les buts et le nom de l’association contrevenaient à l’article 44 de la Constitution et présentaient un danger pour la sûreté nationale. Les autres motifs invoqués par les juridictions inférieures, concernant l’objet de l’association ou ses organes représentatifs, n’ont pas été repris par la juridiction de cassation ; la Cour n’a donc pas à en tenir compte dans son examen, même si de tels motifs peuvent éventuellement être pris en considération dans l’appréciation du contexte général de l’affaire (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, § 80, 18 octobre 2011).
41. Concernant le premier des motifs mentionnés – à savoir le caractère politique des objectifs de l’association –, la Cour a déjà considéré à l’occasion de précédentes affaires contre la Bulgarie qu’un tel motif ne pouvait justifier le refus d’enregistrement d’une association (Organisation macédonienne unie Ilinden et autres (no 2), précité, §§ 38-39, et Zhechev, précité, §§ 52-57). Dans ces affaires, la Cour a observé que l’interprétation de la notion de buts et activités « politiques » par les autorités internes était parfois incohérente et pouvait créer une situation d’incertitude chez les personnes souhaitant créer une association. Interprétée au sens large, cette notion pouvait inclure tout objectif ayant trait, de près ou de loin, au fonctionnement normal d’une société démocratique, ce qui avait pour résultat de pousser les personnes concernées à créer des partis politiques plutôt que des associations « ordinaires ». Or, en droit bulgare, la création des partis politiques est soumise à des conditions plus rigoureuses, notamment l’exigence d’un minimum de 5 000 membres, imposée à l’époque des faits de la présente espèce, et leur fonctionnement fait l’objet d’un contrôle public strict (paragraphe 24 ci-dessus). La Cour a estimé qu’il n’y avait pas de « besoin social impérieux » d’exiger de toute association désireuse de poursuivre des objectifs de nature politique, au sens large décrit ci-dessus, de constituer un parti politique s’il n’était pas dans l’intention de ses fondateurs de prendre part à des élections. La situation reviendrait en effet à imposer à une association de prendre une forme juridique que ses fondateurs n’entendent pas lui donner et soumettre ainsi sa création et son fonctionnement à des conditions et restrictions supplémentaires pouvant parfois s’avérer insurmontables pour les fondateurs.
42. En effet, s’il peut apparaître légitime de soumettre à des formalités plus strictes de financement, de contrôle du public et de transparence des organisations participant à des élections et pouvant accéder au pouvoir, tel n’est pas le cas des associations enregistrées en Bulgarie sous le régime de la loi sur les personnes morales à but non lucratif puisque celles-ci ne peuvent pas, selon le droit interne, avoir de telles activités (paragraphe 24 ci-dessus).
43. La Cour estime que la même conclusion s’impose en l’espèce. Le but déclaré de l’association requérante de « contribuer au développement du pluralisme politique dans le pays » ne paraît pas, en effet, impliquer que l’association souhaitait prendre part aux élections et à l’exercice du pouvoir – dans le cas contraire, il aurait pu s’avérer justifié d’imposer à ses fondateurs la forme juridique plus contraignante du parti politique. Le premier motif ne pouvait donc justifier le refus d’enregistrement de l’association requérante au regard de l’article 11 § 2 de la Convention.
44. Le second motif retenu consiste dans la circonstance que, de l’avis de la Cour suprême de cassation, les buts et le nom de l’association requérante contrevenaient à l’article 44 de la Constitution et présentaient un danger pour la sûreté nationale. Il ressort de la motivation exposée par la Cour suprême de cassation (paragraphe 16 ci-dessus) que celle-ci s’est référée à l’hypothèse, visée à l’article 44, alinéa 2, de la Constitution, d’une organisation « dont les activités sont dirigées contre la souveraineté ou l’intégrité territoriale du pays ou contre l’unité de la nation ». En effet, la haute juridiction n’a fait aucune mention des autres hypothèses visées à l’article 44 de la Constitution, à savoir l’incitation à la haine, la violation des droits et libertés des citoyens ou l’usage de la violence.
45. La Cour rappelle à cet égard que l’expression de points de vue séparatistes n’implique pas en soi une menace pour l’intégrité territoriale de l’État et la sécurité nationale et ne justifie pas à elle seule une restriction des droits garantis par l’article 11 de la Convention (Organisation macédonienne unie Ilinden et autres c. Bulgarie, no 59491/00, § 76, 19 janvier 2006, et Etxeberria et autres c. Espagne, nos 35579/03, 35613/03, 35626/03 et 35634/03, § 55, 30 juin 2009). Dans la présente espèce, la simple utilisation des termes « nationale turque » dans le nom de l’association n’apparaît pas comme susceptible de mettre en péril l’intégrité territoriale ou l’unité de la nation bulgare, proclamées dans la Constitution. De même, la Cour n’aperçoit pas en quoi la contestation par l’association requérante du « monopole » d’un parti politique dans les régions à mixité ethnique représenterait un risque pour la paix ethnique et donc compromettrait la sûreté du pays. La Cour note d’ailleurs que l’article 44, alinéa 2, de la Constitution fait référence aux « activités » d’une organisation, et non simplement aux buts que celle-ci proclame. Or, en l’espèce, les juridictions internes n’ont pas fait mention d’une action de l’association requérante ou de ses membres qui aurait été susceptible de compromettre l’intégrité territoriale ou l’unité de la nation, ni d’une action ou d’un discours qui auraient pu être considérés comme un appel à la haine ou à la violence. Leur conclusion quant à la menace que l’association requérante aurait représentée pour la sûreté de l’État semble donc basée sur de simples suppositions. Par ailleurs, les allégations du Gouvernement selon lesquelles le requérant avait appelé à une sécession des régions turcophones en recourant au besoin à la force ne sont corroborées par aucun autre élément que les déclarations du Premier ministre de l’époque et ont été réfutées par le requérant lui-même (paragraphes 28 et 30 ci-dessus).
46. La Cour observe en outre que, dans l’hypothèse où l’association requérante, une fois enregistrée, aurait entrepris des actions concrètes contraires à l’article 44 de la Constitution, les autorités nationales ne se seraient pas trouvées désarmées : en effet, en application de l’article 13, alinéa 1 3) b), de la loi sur les personnes morales à but non lucratif, le tribunal régional peut ordonner la dissolution d’une association qui mène des activités contraires à la Constitution, à la loi ou aux bonnes mœurs (paragraphe 23 ci-dessus). La simple supposition que l’association aurait été en mesure de se prêter à de telles activités ne justifie donc pas le refus de son enregistrement (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, Organisation macédonienne unie Ilinden et autres, précité, § 77, et Maison de la civilisation macédonienne c. Grèce, no 1295/10, § 43, 9 juillet 2015). Il s’ensuit que le second motif retenu par les juridictions ne pouvait pas non plus justifier le refus d’enregistrement de l’association requérante.
47. S’agissant enfin de la position du Gouvernement, qui s’appuie sur l’arrêt Gorzelik et autres (précité) pour soutenir que la restriction à la liberté d’association imposée en l’espèce était justifiée (paragraphe 27 ci-dessus), la Cour observe que, dans cet arrêt, qui concernait le refus d’enregistrer une association au motif que son nom et ses statuts la définissaient comme une organisation de la minorité nationale silésienne en Pologne, elle a considéré que ce refus était justifié au regard de l’article 11 § 2 de la Convention par la nécessité de protéger l’ordre juridique interne et les droits d’autres groupes ethniques contre une tentative escomptée de la part de l’association de bénéficier de manière indue de certains privilèges électoraux. En effet, en droit polonais, la qualification de « minorité nationale » entraînait automatiquement certains privilèges électoraux si l’organisation décidait de participer aux élections (arrêt précité, §§ 101-105). Les circonstances de l’affaire Gorzelik et autres diffèrent donc de celles de la présente espèce, dans laquelle il n’apparaît pas que le droit interne attache un privilège électoral ou d’autres conséquences juridiques spécifiques à l’usage des adjectifs « nationale turque » dans le nom de l’association requérante, lesquels auraient pu justifier une restriction à la liberté d’association.
48. Eu égard à l’ensemble des arguments qui précèdent, la Cour considère que le refus d’enregistrer l’association requérante n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » et a emporté violation de l’article 11 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
49. Les requérants considèrent que le refus d’enregistrement de l’association requérante en raison de la référence à une minorité nationale turque démontre une attitude discriminatoire des juridictions bulgares et constitue une discrimination prohibée par l’article 14 de la Convention. Ils soutiennent que des associations d’autres minorités, notamment rom et juive, ont fait l’objet d’un enregistrement. L’article 14 de la Convention est libellé comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
50. Le Gouvernement affirme que le refus d’enregistrement en l’espèce était justifié par le non-respect de la législation, et non pas par une quelconque discrimination à l’égard des requérants. Il ajoute que les associations roms et juives citées par les requérants ont été enregistrées en raison de l’absence de contrariété de leurs noms à la loi.
51. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-avant et qu’il doit donc aussi être déclaré recevable.
52. La Cour observe ensuite que ce grief se rapporte aux mêmes faits que ceux sur lesquels est fondé le grief tiré de l’article 11 de la Convention. Eu égard à son constat de violation de cette dernière disposition figurant au paragraphe 48 ci-dessus, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention (Organisation macédonienne unie Ilinden et autres (no 2), précité, § 49, et Sidiropoulos et autres, précité, § 52).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
53. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
54. Les requérants réclament 5 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi.
55. Le Gouvernement considère que le préjudice moral allégué n’a pas été établi et que la demande est donc infondée.
56. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants le montant réclamé à ce titre, soit 5 000 EUR.
B. Frais et dépens
57. Les requérants demandent également 3 040 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour au titre des honoraires dus à leurs conseils juridiques. Ils présentent une convention d’honoraires et un décompte du travail effectué par leurs conseils à hauteur de trente-huit heures au taux horaire de 80 EUR. Ils demandent que le montant alloué par la Cour soit directement versé à l’organisation Comité Helsinki bulgare.
58. Le Gouvernement considère que le montant réclamé est excessif.
59. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde aux requérants.
C. Intérêts moratoires
60. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte indiqué par le représentant des requérants, le Comité Helsinki bulgare,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juin 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente