DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE AKARSUBAŞI ET ALÇİÇEK c. TURQUIE
(Requête no 19620/12)
ARRÊT
STRASBOURG
23 janvier 2018
DÉFINITIF
28/05/2018
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Akarsubaşı et Alçiçek c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Julia Laffranque,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 décembre 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19620/12) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Mehmet Akarsubaşı et Yalçın Alçiçek (« les requérants »), ont saisi la Cour le 26 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes S. Aracı Bek et T. Bek, avocats à Adana. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Devant la Cour, les requérants se plaignaient de s’être vu infliger des amendes pour avoir accroché une pancarte de grève sur le mur d’un lycée. Ils allèguent à cet égard une violation de leur droit à la liberté de réunion garanti par l’article 11 de la Convention.
4. Le 11 septembre 2015, le grief tiré de l’article 11 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés en 1967.
6. Fonctionnaires de leur état, ils sont membres de la section locale de Eğitim-Sen (Eğitim ve Bilim Emekçiler Sendikası, syndicat des salariés de l’éducation et de la science). La confédération Kesk à laquelle est rattaché Eğitim-Sen appela ses membres à une journée de mobilisation nationale le 21 décembre 2011, pour protester contre les politiques du gouvernement.
7. Le 21 décembre 2011, dans le cadre de cette journée de mobilisation nationale, les requérants participèrent à un rassemblement organisé devant un lycée professionnel situé à Adana. À cette occasion, ils accrochèrent sur la clôture extérieure de l’établissement, une banderole d’environ un mètre sur deux, arborant les logos de Kesk et de Eğitim-Sen et sur laquelle on pouvait lire « Grève dans ce lieu de travail » (Bu iş yerinde grev vardır). La banderole fut mise en place à l’aide de rubans adhésifs et elle y resta pendant la durée de la manifestation.
8. Le 21 décembre 2011, sur le fondement de l’article 42 § 1 de la loi no 5326, M. Akarsubaşı se vit infliger une amende de 500 livres turques (TRY, soit environ 200 EUR) et M. Alçiçek une amende de 154 TRY (soit environ 60 EUR) pour avoir mis en place la banderole en question. M. Akarsubaşı se vit infliger une amende d’un montant plus élevé parce qu’il était récidiviste.
9. Les requérants formèrent chacun opposition devant le tribunal d’instance pénale d’Adana. Ils soutinrent que le fait d’accrocher une banderole avec la mention « Grève dans ce lieu de travail » ne pouvait pas être considéré comme un affichage soumis à autorisation et contestèrent à cet égard l’application de l’article 42 § 1 de la loi no 5326 dans le cadre d’une grève. Ils alléguèrent une atteinte à leur droit à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association.
10. Le 20 février 2012, le tribunal d’instance pénale rejeta, par deux décisions distinctes, les oppositions formées par les requérants au motif que les amendes en cause étaient conformes à l’article 42 § 1 de la loi no 5326. Le juge considéra que les amendes avaient été infligées en raison de la mise en place de la banderole et non pas en raison de la manifestation.
11. Ces jugements furent notifiés aux requérants le 6 et le 7 mars 2012.
12. À une date non précisée, les requérants acquittèrent le montant des amendes.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
13. L’article 42 de loi no 5326 sur les fautes administratives se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« La mise en place d’affiches
(1) Toute personne qui met en place des affiches ou des publicités en tissu, papier ou autres matériaux similaires dans des places ou des parcs, sur des murs ou dans des zones bordant des avenues ou des rues, ou dans des zones appartenant à des particuliers sans leur consentement est punie d’une amende allant de 100 TRY à 3 000 TRY. Les affiches et publicités ayant le même contenu sont considérées comme une seule [infraction].
(2) Le dispositif du premier paragraphe ne s’applique pas s’agissant d’affiches et de publicités apposées avec une autorisation délivrée expressément et par écrit par les autorités compétentes. (...)
(...)
(5) Les dispositions des lois spéciales sont réservées. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
14. Les requérants allèguent que les amendes qui leur ont été infligées ont porté atteinte à leur égard aux droits à la liberté d’expression et de réunion pacifique garantis par les articles 10 et 11 de la Convention.
15. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle du seul article 11 de la Convention (Akarsubaşı c. Turquie, no 70396/11, § 28, 21 juillet 2015), lequel est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
A. Sur la recevabilité
16. Le Gouvernement soulève une exception tirée de l’absence de préjudice important, au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Il indique que le montant des deux amendes infligées est respectivement de 154 TRY et de 500 TRY, ce qui ne représenterait pas un préjudice important pour les requérants. Il ajoute qu’aucune mention de l’infliction des amendes n’est portée sur le casier judiciaire des intéressés. Se référant aux décisions Kılıç et autres c. Turquie (no 33162/10, 3 décembre 2013) et Görgün c. Turquie (no 42978/06, 16 septembre 2014), il considère que les deux clauses de sauvegarde de l’article 35 § 3 b) de la Convention ont été respectées en l’espèce.
17. Les requérants n’ont pas répondu à cette exception du Gouvernement.
18. La Cour rappelle que le critère de recevabilité prévu à l’article 35 § 3 b) de la Convention a été conçu pour favoriser un traitement rapide des requêtes à caractère futile afin de lui permettre de se concentrer sur sa mission essentielle, qui est d’assurer au niveau européen la protection juridique des droits garantis par la Convention et ses Protocoles (Stefanescu c. Roumanie (déc.), no 11774/04, § 35, 12 avril 2011, et Liga Portuguesa de Futebol Professional c. Portugal (déc.), no 49639/09, § 35, 3 avril 2012). Issue du principe de minimis non curat praetor, la nouvelle condition de recevabilité renvoie à l’idée que la violation d’un droit, quelle que soit sa réalité d’un point de vue strictement juridique, doit atteindre un seuil minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, 1er juillet 2010). Afin de vérifier si la violation d’un droit atteint un tel seuil, il y a lieu de prendre en compte notamment les éléments suivants : la nature du droit prétendument violé, la gravité de l’incidence de la violation alléguée dans l’exercice d’un droit et/ou les conséquences éventuelles de la violation sur la situation personnelle du requérant. Dans l’évaluation de ces conséquences, la Cour examinera, en particulier, l’enjeu de la procédure nationale ou son issue (Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 75, 28 octobre 2014).
19. La Cour note d’abord que, si le montant de l’amende infligée à M. Alçiçek ne semble pas a priori très élevé, cela n’est pas le cas de l’amende infligée à M. Akarsubaşı. On peut aisément admettre que l’amende infligée à ce dernier a eu un impact important sur sa situation économique. Par ailleurs, au-delà de l’aspect financier du litige, il faut souligner que les requérants sont des syndicalistes ; à ce titre, la violation alléguée est susceptible d’avoir une incidence considérable dans l’exercice par eux du droit à la liberté de manifestation, dans la mesure où les amendes litigieuses sont de nature à les décourager de participer, par peur de sanctions, à d’autres manifestations dans le cadre de leurs activités syndicales.
20. À la lumière de ce qui précède, et étant donné l’importance cruciale de la liberté de réunion pacifique, qui, à l’instar de la liberté d’expression, constitue un des fondements d’une société démocratique (voir, entre autres, Lashmankin et autres c. Russie, no 57818/09 et 14 autres, § 142, 7 février 2017), la Cour ne saurait conclure que les requérants n’ont pas subi un « préjudice important » (Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 34, 10 juillet 2012). Le présent grief ne peut donc être déclaré irrecevable sur le fondement de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Aussi la Cour rejette‑t‑elle l’exception du Gouvernement sur ce point.
21. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
22. Les requérants réitèrent leurs allégations d’atteinte à leur droit à la liberté de réunion pacifique. Ils indiquent avoir accroché la banderole litigieuse conformément à la décision prise par leur syndicat et en leur qualité de membres de ce syndicat.
23. Le Gouvernement estime que l’ingérence litigieuse poursuivait le but légitime du maintien de l’ordre public. Il indique que, la banderole en question ayant été accrochée sur le mur d’un établissement d’enseignement, la notion d’ordre public doit être interprétée de manière plus stricte. Il ajoute que l’ingérence litigieuse poursuivait aussi le but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui, puisque près de 2 000 élèves auraient suivi des cours lorsque les requérants ont accroché la pancarte en question. Il affirme en outre qu’aucun des requérants ne travaillait dans le lycée en question.
24. Le Gouvernement expose ensuite que les requérants ont été sanctionnés non pas pour avoir participé à une manifestation, mais pour avoir mis en place une banderole sur le mur d’un bâtiment public, et ce sans autorisation. Il précise que les autorités n’ont pas sanctionné toutes les personnes ayant participé au mouvement de grève, mais uniquement les personnes ayant accroché la banderole litigieuse, dont les requérants. Il considère que le droit à la liberté de réunion n’empêche pas la sanction d’actes enfreignant le droit d’autrui lorsque de tels actes ne constituent pas des aspects essentiels de l’exercice du droit à la liberté de réunion.
25. Par ailleurs, eu égard à leur nature (amende administrative ne pouvant ni être commuée en une peine de prison ni inscrite au casier judiciaire) et à leur montant, le Gouvernement considère que les amendes litigieuses étaient proportionnées et qu’elles n’ont pas eu un effet dissuasif sur les activités syndicales des requérants. Se référant à l’affaire Mouvement raëlien suisse c. Suisse ([GC], no 16354/06, CEDH 2012 (extraits)), il indique que les États jouissent d’une marge d’appréciation dans l’adoption de réglementations relatives à l’affichage dans les espaces publics. Aussi estime-t-il que les amendes infligées aux requérants étaient proportionnées aux buts légitimes poursuivis.
26. En l’espèce, il n’est pas contesté entre les parties que les amendes en cause ont été infligées aux requérants en application de l’article 42 de la loi no 5326 sur les fautes administratives au motif que les intéressés avaient mis en place sur le mur d’un établissement d’enseignement, sans autorisation, une banderole indiquant une grève. Cette banderole indiquait qu’une grève était en cours.
27. Cela étant, la Cour observe que le comportement pour lequel les requérants se sont vu infliger des amendes, à savoir la pose d’une banderole de grève sur la clôture extérieure d’un établissement d’enseignement, ne devrait pas, en principe, être susceptible de faire l’objet d’une sanction en droit interne sur la base de l’article 42 de la loi no 5326 sur les fautes administratives. Toutefois, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphes §§ 29-36 ci-dessous), la Cour juge inutile d’examiner plus en avant cette question.
28. Le Gouvernement a indiqué que l’ingérence visait la protection de l’ordre public et la protection des droits d’autrui. Les requérants ne contestent pas que la mesure litigieuse a été adoptée en vue d’atteindre ces buts légitimes. Aussi, la Cour admet-elle que l’ingérence en question poursuivait les buts légitimes précités. Il s’ensuit que la question principale qui reste à trancher en l’espèce est celle de savoir si les sanctions litigieuses étaient nécessaires dans une société démocratique.
29. La Cour note que le 21 décembre 2011, les requérants ont participé à une journée de mobilisation nationale, à l’appel de leur confédération syndicale, pour protester contre les politiques du gouvernement. À cette fin, ils se sont réunis, avec d’autres manifestants, devant un lycée professionnel situé à Adana et ils ont mis en place, sur la clôture extérieure de cet établissement, à l’aide de rubans adhésifs, une banderole portant la mention « Grève dans ce lieu de travail ». La manifestation s’est déroulée de manière parfaitement pacifique. Il n’y a pas eu de débordements qui auraient obligé les autorités administratives ou de police à intervenir pour le maintien de l’ordre public, pas même en matière de circulation. Il n’apparaît pas non plus que, en occupant temporairement cet espace, les manifestants aient perturbé d’une quelconque manière le fonctionnement de cet établissement.
30. La Cour relève ensuite que la journée d’action nationale en cause a fait l’objet d’une déclaration préalable à l’échelle nationale et qu’elle n’a pas été interdite. En s’y joignant, les requérants ont usé de leur droit à la liberté de réunion pacifique (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 41, série A no 202). Il n’est pas non plus reproché aux requérants d’avoir participé à cette journée d’action organisée par confédération syndicale dont ils étaient membres (voir, a contrario, Karaçay c. Turquie, no 6615/03, 27 mars 2007).
31. La Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants n’ont pas été sanctionnés pour avoir participé à la manifestation en tant que telle, mais en raison d’un comportement précis adopté lors de la manifestation, à savoir la mise en place d’une banderole sur la clôture extérieure d’un lycée. Elle estime néanmoins que dans les circonstances de l’espèce, on ne saurait considérer le comportement reproché aux intéressés séparément de l’exercice par eux de leur droit à la liberté de réunion pacifique.
32. La Cour rappelle que malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 de la Convention doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10. La protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11 de la Convention (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 85, CEDH 2001‑IX). La proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs des fins énumérées à l’article 11 § 2 avec ceux d’une libre expression par la parole, le geste ou même le silence, des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics (Ezelin, précité, § 52, et Fáber c. Hongrie, no 40721/08, § 41, 24 juillet 2012). La protection des opinions et de la liberté de les exprimer suppose donc la libre expression par la parole, le geste ou même le silence, des opinions de personnes participant à une manifestation publique.
33. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour relève que le déploiement de la banderole litigieuse s’inscrit exclusivement dans le cadre de la manifestation. La mise en place de cette bannière était limitée dans le temps, puisque les requérants ont fait un usage temporaire de la clôture pendant la durée de la manifestation (paragraphe 7 ci-dessus), et ce, dans le but d’attirer l’attention de l’opinion publique sur la journée nationale de mobilisation et de l’informer de leur participation à cette journée. Elle observe que les requérants ne se sont pas livrés à un affichage sauvage générant une pollution visuelle et ils n’ont pas non plus dégradé la clôture de l’établissement (banderole mise ne place à l’aide de rubans adhésifs), ni aucun autre matériel public d’ailleurs. Quant à son contenu, la banderole litigieuse ne comportait rien qui soit illicite ou qui puisse choquer le public ou inciter à la violence. Aussi, la Cour estime-t-elle que la mise en place de la banderole en question doit être considéré comme un élément lié à l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique et qu’elle s’inscrit dans le cadre d’un usage normal de ce droit (voir, a contrario, Barraco c. France, no 31684/05, §§ 46-47, 5 mars 2009).
34. La Cour observe également que le tribunal d’instance pénale a rejeté les oppositions formées par les requérants au motif que les amendes avaient été infligées conformément à l’article 42 de la loi sur les fautes administratives. Force est de constater que la portée du contrôle opéré à cette occasion par le juge a été très limitée ; elle a consisté à vérifier l’exactitude des faits reprochés aux intéressés. Rien ne montre que le juge saisi des oppositions ait cherché à mettre en balance les différents intérêts en présence, à savoir, l’exercice du droit de réunion pacifique des requérants d’un côté, et le maintien de l’ordre public et la protection des droits et libertés d’autrui, de l’autre. Aucun motif « pertinent et suffisant » n’a été invoqué pour justifier l’ingérence. Au demeurant, le juge a considéré que les amendes avaient été infligées pour la mise en place de la banderole, et non pas en raison de la participation des requérants à la manifestation.
35. La Cour note enfin que les requérants ont participé à cette manifestation, et mis en place la banderole litigieuse, conformément à la décision prise par leur syndicat et en leur qualité de membres de ce syndicat. Or elle estime que les amendes incriminées sont de nature à dissuader les membres de syndicats, et toute autre personne souhaitant le faire, de participer légitimement à une telle journée de grève ou à des actions pour défendre les intérêts de leurs affiliés (voir, en ce sens, Urcan et autres c. Turquie, nos 23018/04 et 10 autres, § 34, 17 juillet 2008).
36. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel l’endroit où la banderole a été mise en place est un établissement d’enseignement, la Cour admet qu’il s’agit là d’un élément pertinent. Elle observe néanmoins que les requérants sont des enseignants et que la manifestation litigieuse visait à protester contre les politiques du gouvernement en matière d’éducation. De plus, la bannière a été mise en place sur la partie extérieure de la clôture, et pour un bref laps de temps ; il n’apparait pas que la banderole ait perturbé d’une quelconque manière l’enseignement dans cet établissement. Elle réitère ici que l’infliction des amendes litigieuses était liée à l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion pacifique et qu’elle a eu un effet dissuasif sur l’exercice de ce droit.
37. Au vu de ce qui précède, et eu égard à la place éminente de la liberté de réunion pacifique dans une société démocratique (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 142, CEDH 2015), la Cour conclut que les amendes infligées aux requérants n’étaient pas « nécessaires dans une société démocratique ».
38. Partant, elle conclut à la violation de l’article 11 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
40. Les requérants réclament chacun 1 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 5 000 EUR pour préjudice moral.
41. Le Gouvernement conteste les prétentions des requérants.
42. La Cour aperçoit un certain lien de causalité entre la violation de l’article 11 de la Convention et le préjudice matériel allégué. Elle estime que le montant du préjudice correspond à celui de l’amende que les requérants ont dû payer (Özbent et autres c. Turquie, nos 56395/08 et 58241/08, § 60, 9 juin 2015). Partant, elle accorde à ce titre la somme de 200 EUR à M. Akarsubaşı et la somme de 60 EUR à M. Alçiçek, soit le montant des amendes acquittées par les intéressés.
43. Quant aux prétentions des requérants pour préjudice moral, la Cour estime que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les intéressés.
B. Frais et dépens
44. Les requérants demandent également 5 223 EUR pour les frais et dépens engagés dans la procédure devant la Cour, sans les justifier.
45. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
46. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Les requérants n’ayant pas justifié leur demande, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur accorder de montant à ce titre.
C. Intérêts moratoires
47. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le restant de la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 200 EUR (deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel, à M. Mehmet Akarsubaşı,
ii. 60 EUR (soixante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel, à M. Yalçın Alçiçek ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 janvier 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident