PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE J.R. ET AUTRES c. GRÈCE
(Requête no 22696/16)
ARRÊT
STRASBOURG
25 janvier 2018
DÉFINITIF
28/05/2018
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire J.R. et autres c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Kristina Pardalos, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Aleš Pejchal,
Ksenija Turković,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 décembre 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22696/16) dirigée contre la République hellénique et dont trois ressortissants afghans, M. J. R. (« le premier requérant »), Mme N. R. (« la deuxième requérante ») et M. A. M. R. (« le troisième requérant »), ont saisi la Cour le 19 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La chambre a décidé de ne pas divulguer l’identité des requérants (article 47 § 4 du règlement de la Cour).
2. Les requérants ont été représentés par Me I.-J. Tegebauer, avocat à Trèves (Allemagne). Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les déléguées de son agente, Mme S. Charitaki, conseillère au Conseil juridique de l’État, et Mme Z. Hadjipavlou, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État. Des observations ont également été reçues du Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés et du Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme, que la présidente avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite en tant que tierces parties (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 a) du règlement de la Cour).
3. Les requérants alléguaient une violation des articles 3 et 5 §§ 1 et 2 de la Convention.
4. Le 26 mai 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1990, en 1994 et en 1989.
6. Le premier requérant et la deuxième requérante sont frère et sœur. Le troisième requérant est le compagnon de la deuxième requérante. En Afghanistan, la famille de la deuxième requérante voulait marier cette dernière avec l’un de ses cousins, ce qui aurait poussé l’intéressée à quitter le pays avec ses deux enfants, son frère et son compagnon.
A. L’arrestation et le placement des requérants dans le centre Vial et la procédure de demande d’asile
7. Le 20 mars 2016, un accord sur l’immigration conclu le 18 mars 2016 entre les États membres de l’Union européenne et la Turquie, intitulé « Déclaration UE-Turquie », est entré en vigueur. Il prévoit, sous certaines conditions, le renvoi des migrants en situation irrégulière de la Grèce vers la Turquie.
8. Le 21 mars 2016, les trois requérants et les deux enfants de la deuxième requérante, âgés de 4 et 7 ans, arrivèrent sur l’île de Chios. Ils furent arrêtés et placés dans le hotspot Vial (centre d’accueil, d’identification et d’enregistrement des migrants installé dans une usine désaffectée connue sous son acronyme VIAL – « le centre Vial »). Lors de son enregistrement, le premier requérant déclara être mineur (il indiqua que sa date de naissance était le 1er janvier 1999) et être accompagné de sa sœur.
9. Par trois décisions du 21 mars 2016, le directeur de la police de Chios ordonna la détention des requérants jusqu’à l’adoption, dans un délai de trois jours, de la décision d’expulsion qui serait prise sur le fondement de l’article 76 de la loi no 3386/2005 (paragraphe 29 ci-dessous). Les requérants disposaient d’un délai de quarante-huit heures pour formuler des objections contre la décision d’expulsion. Les décisions du 21 mars 2016 précitées mentionnaient que les requérants avaient reçu une brochure informative, rédigée dans une langue compréhensible par eux, sur les motifs de leur détention et sur leurs droits.
10. Le 24 mars 2016, le directeur de la police de Chios rendit trois décisions ordonnant l’expulsion des requérants ainsi que le prolongement de leur détention jusqu’à leur expulsion pour une période ne pouvant pas dépasser six mois au motif qu’ils risquaient de fuir. Ces décisions indiquaient qu’une brochure informant les requérants qu’ils avaient la possibilité de retourner de leur plein gré dans leur pays d’origine aux frais de l’État grec leur avait été remise.
11. Le 4 avril 2016, les requérants exprimèrent devant les policiers présents dans le centre Vial leur volonté de demander l’asile. Les trois déclarations furent enregistrées sous les numéros 8492, 8498 et 8499 par le biais d’un logiciel appelé « cartographie des étrangers ».
12. Le 15 avril 2016, les requérants furent enregistrés par une équipe du centre Vial et, le 19 avril 2016, le responsable de ce centre prit trois décisions limitant la liberté de mouvement des intéressés à compter du 15 avril 2016 et pour une période de quinze jours, ce délai pouvant être prolongé jusqu’à vingt-cinq jours (article 11 § 5 de la loi no 3907/2011, remplacé par l’article 14 de la loi no 4375/2016). La décision concernant la deuxième requérante indiquait que celle-ci était accompagnée de ses deux enfants mineurs. Les décisions précitées mentionnaient en outre que les requérants pouvaient formuler des objections devant le président du tribunal administratif en vertu de l’article 76 §§ 4 et 5 de la loi no 3386/2005. Toutefois, le Gouvernement reconnaît que ces décisions n’ont pas été communiquées aux requérants, les autorités n’ayant pu les localiser à l’intérieur du centre.
13. Le 7 mai 2016, le directeur général de la police du nord de la mer Égée prit deux décisions suspendant l’expulsion de la deuxième requérante et du troisième requérant jusqu’à la fin de la procédure d’examen de leur demande d’asile. Il leur imposa aussi des mesures de restriction de leur liberté de mouvement notamment l’obligation de ne pas quittent l’île de Chios et de séjourner dans le centre. Ces décisions furent communiquées aux requérants le 16 mai 2016.
14. Le 5 juillet 2016, l’équipe indépendante chargée des demandes d’asile de Chios délivra à chacun des requérants un récépissé d’enregistrement provisoire de sa demande d’asile.
15. Le Gouvernement précise que les requérants ont continué à résider de leur plein gré dans le centre Vial en bénéficiant d’une totale liberté de mouvement, ce centre étant, selon lui, une structure ouverte.
16. Par la suite, le 17 septembre 2016, le premier requérant quitta le centre Vial, commença à travailler pour une organisation non gouvernementale (ONG) et s’installa dans une maison située dans le centre de la ville de Chios. Le 4 novembre 2016, la deuxième requérante et le troisième requérant se rendirent à Athènes. Ils vivent désormais dans le camp de Skaramanga. Les trois requérants devaient se présenter le 12 décembre 2016 devant les autorités compétentes pour l’enregistrement définitif de leurs demandes d’asile.
B. Les conditions de détention dans le centre Vial selon les requérants
17. S’agissant de leurs conditions de détention dans le centre Vial, les requérants exposent les informations suivantes. Ce centre a été ouvert en 2015 pour servir à l’enregistrement des réfugiés arrivant sur les îles grecques. Il était alors géré par des organisations humanitaires et par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, qui se seraient retirés le 20 mars 2016, date de la signature de la « Déclaration UETurquie » sur les réfugiés en provenance de Turquie. À cette date, le centre Vial fut transformé en centre de détention géré par les autorités grecques et par l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (« l’agence Frontex »).
18. Les conditions de détention dans le centre Vial étaient mauvaises. La nourriture était d’une faible qualité nutritionnelle et elle était servie en quantité insuffisante. Un menu quotidien typique se composait d’un petit-déjeuner constitué d’une part de cake ou d’un croissant et de jus d’orange, d’un déjeuner de pommes de terre bouillies ou de pâtes avec du pain et d’un dîner de pommes de terre bouillies ou de riz avec du pain. Un dentiste de Chios qui soignait les réfugiés a rapporté que ceux-ci montraient des signes de scorbut en raison d’un manque de vitamine C. Le premier requérant soutient qu’il y avait des vers et des cailloux dans la nourriture et qu’il n’y avait eu aucune amélioration malgré des promesses faites en ce sens.
19. Le 28 juillet 2016, des réfugiés ont manifesté pour protester contre la nourriture fournie dans le centre et refusèrent les rations distribuées. Le 6 août 2016, lors d’une manifestation pour le même motif, un jet de pierre a blessé un policier. Les autorités ont alors arrêté la distribution des repas. Le 7 août, les réfugiés ont signalé aux organisations humanitaires que seuls de l’eau et du pain étaient distribués. La distribution de nourriture a repris le 9 août 2016.
20. En raison de la surpopulation, les sanitaires et les toilettes étaient sales. Il y avait aussi des coupures d’eau.
21. Aucun soin médical n’était prodigué aux détenus et la deuxième requérante a fait deux tentatives de suicide.
22. À l’appui de leurs allégations sur les conditions de vie dans le centre Vial, les requérants fournissent trois rapports : un rapport de Human Rights Watch, intitulé « Greece : Asylum Seekers Locked up », du 14 avril 2016, un rapport d’Amnesty International, intitulé « Greece : Refugees detained in dire conditions amid rush to implement EU-Turkey deal », du 7 avril 2016, et un article du quotidien britannique The Independent, intitulé « The Chios Hilton : inside the refugee camp that makes prison look like a five star hotel », du 22 avril 2016. Les requérants indiquent aussi que le Comité pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe s’est rendu à Chios lors de sa visite des centres des îles de la mer Égée du 13 au 18 avril 2016.
C. Les conditions de détention dans le centre Vial selon le Gouvernement
23. Le Gouvernement fournit quant à lui les informations suivantes concernant les conditions de détention dans le centre Vial. D’une superficie de 33 851,30 m², le centre Vial est situé à 1,5 km du village le plus proche et à 7 km de la ville de Chios. Il est relié à la ville par un bus circulant toutes les quarante minutes. Il est composé d’un bâtiment central (l’ancienne usine VIAL) qui abrite les bureaux de différents services (service d’accueil et d’identification, police, service d’asile, etc.) et deux zones d’accueil des étrangers. Ces zones comprennent 143 conteneurs (50 en zone A, 71 en zone B et 22 dans l’enceinte du bâtiment central). Les conteneurs sont tous équipés d’une climatisation, de lits, de matelas et de couvertures, et certains d’une salle de bain. Huit conteneurs servent de salles de bain communes et sont équipés de toilettes chimiques. Il y a un terrain de football à côté du centre. Une société privée de nettoyage est chargée par contrat du ramassage des ordures et du nettoyage des lieux.
24. L’alimentation des occupants du centre Vial est assurée par une société privée de restauration. Celle-ci fournit des repas composés d’une grande variété d’aliments (viande, féculents, légumes frais et secs, etc.). Chaque personne reçoit trois bouteilles d’eau minérale par jour. Le programme d’alimentation a été élaboré par des médecins-nutritionnistes du ministère de la Défense, et la qualité et la quantité des repas sont régulièrement contrôlées par les services de l’armée. Des repas spéciaux sont prévus pour les bébés de 0 à 6 mois et pour ceux de 6 à 12 mois, pour les enfants de 1 à 2 ans, pour les diabétiques et pour les groupes vulnérables, comme les femmes enceintes et les mères qui allaitent.
25. Par une décision ministérielle du 14 janvier 2016, neuf postes de médecin généraliste, deux postes de psychologue, huit postes de travailleur social et neuf postes d’infirmier ont été créés au centre Vial. Le centre dispose d’un dispensaire et d’une structure de soins d’urgence. L’armée approvisionne le centre en médicaments et, en cas de besoin, il est fait appel aux pharmacies des hôpitaux publics.
26. La capacité d’accueil du centre est de 1 100 personnes. Entre le 20 mars et le 1er avril 2016, le centre a hébergé 1 593 personnes. À cette dernière date, 500 personnes ont quitté le centre et ont été transférées dans une structure d’hébergement ouverte, le camp de Souda, également situé sur l’île de Chios. Les 1 424 personnes arrivées à Chios entre le 2 avril et le 16 mai 2016 ne pouvant être accueillies dans le centre Vial, elles ont été placées dans le camp de Souda et dans une autre structure qui a été fermée par la suite.
27. Le Gouvernement fournit également des tableaux officiels qui indiquent l’évolution au jour le jour du flux des personnes placées dans les centres du type du centre Vial à travers toute la Grèce, dont ceux de Chios. Tout en précisant que la capacité du centre Vial est de 1 100 personnes, les tableaux montrent l’évolution du nombre d’occupants suivante à compter du 21 mars 2016 : 21 mars 2016 : 1 251 ; 22 mars 2016 : 1 810 ; 28 mars 2016 : 1 371 ; 29 mars 2016 : 1 472 ; 30 mars 2016 : 1 492 ; 31 mars 2016 : 1 529 ; 1er avril 2016 : 1 529 ; 2 avril 2016 : 1 693 ; 3 avril 2016 : 1 768 ; 4 avril 2016 : 1 842 ; 5 avril 2016 : 1 776 ; 6 avril 2016 : 1 776 ; 7 avril 2016 : 1 845 ; 8 avril 2016 : 1 706 ; 9 avril 2016 : 1 703 ; 10 avril 2016 : 1 789 ; 15 avril 2016 : 1 823 ; 16 avril 2016 : 1 850 ; 17 avril 2016 : 1 928 ; 18 avril 2016 : 1 920 ; 19 avril 2016 : 1 960 ; 20 avril 2016 : 2 035 ; 21 avril 2016 : 2 035 ; 22 avril 2016 : 2 045 ; 23 avril 2016 : 2 045 ; 24 avril 2016 : 2 093 ; 25 avril 2016 : 2 147 ; 30 avril 2016 : 2 165 ; 1er mai 2016 : 2 213 ; 2 mai 2016 : 2 265.
28. Selon le dernier recensement, le centre Vial accueillait 733 personnes au 4 octobre 2016 et 762 au 13 octobre 2016. Comme le centre est une structure ouverte, plusieurs personnes se déplacent entre ce centre et le camp de Souda, ce qui expliquerait que le nombre des occupants du centre Vial n’est pas stable.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le droit interne pertinent
29. L’article 76 de la loi no 3386/2005 relative à l’entrée, au séjour et à l’insertion des ressortissants de pays tiers sur le territoire grec (concernant les conditions et la procédure de l’expulsion administrative), qui a été modifié par la loi no 3900/2010, entrée en vigueur le 1er janvier 2011, est ainsi libellé :
« 1. L’expulsion administrative d’un étranger est autorisée :
a) lorsque celui-ci est condamné de manière définitive à une peine privative de liberté d’au moins un an pour avoir (...) aidé des clandestins à pénétrer à l’intérieur du pays, facilité le transport et la pénétration de clandestins ou fourni le gîte à des clandestins pour qu’ils se cachent (...) ;
b) lorsqu’il a violé les dispositions de la présente loi ;
c) lorsque sa présence sur le territoire grec est dangereuse pour l’ordre public ou la sécurité du pays ;
(...)
2. L’expulsion est ordonnée par décision du directeur de la police et (...) après l’expiration d’un délai d’au moins quarante-huit heures pendant lequel l’étranger a pu déposer ses objections.
3. Lorsque l’étranger est considéré, en raison des circonstances, comme susceptible de fuir ou dangereux pour l’ordre public, qu’il [cherche à] se soustraire ou à faire obstacle à la préparation de son départ ou à la procédure visant à son éloignement, les organes mentionnés au paragraphe précédent ordonnent sa détention provisoire jusqu’à l’adoption, dans un délai de trois jours, de la décision d’expulsion. Lorsque la décision d’expulsion est adoptée, la détention se poursuit jusqu’à l’exécution de l’expulsion, [la durée de la détention] ne pouvant alors en aucun cas dépasser six mois. Lorsque l’expulsion est retardée parce que l’étranger refuse de collaborer ou que la réception des documents nécessaires à son expulsion devant parvenir de son pays d’origine ou de provenance traîne en longueur, la détention peut être prolongée pour une durée limitée ne pouvant dépasser douze mois. L’étranger doit être informé, dans une langue qu’il comprend, des raisons de sa détention, et sa communication avec son avocat doit être facilitée. L’étranger détenu peut (...) former des objections contre la décision ordonnant la détention ou la prolongation de celle-ci devant le président (...) du tribunal administratif (...) de la région dans laquelle il est détenu.
4. Les objections doivent contenir des motifs concrets. Elles peuvent aussi être présentées oralement ; dans ce cas, le greffier rédige un rapport y relatif.
Pour l’examen de telles objections, les dispositions de l’article 27 § 2 c) et de l’article 204 § 1 du code de procédure administrative s’appliquent. Si l’étranger demande à être entendu, le juge est tenu de l’entendre (...). Dans tous les cas, le juge peut aussi ordonner de sa propre initiative la comparution de l’étranger.
Les allégations présentées lors de cette procédure doivent être prouvées séance tenante.
Le juge compétent, selon le paragraphe 3, qui se prononce aussi sur la légalité de la détention ou de sa prolongation, rend séance tenante sa décision sur les objections, qu’il consigne de manière sommaire dans le procès-verbal. Une copie du procès-verbal est délivrée immédiatement aux autorités de police. Si la procédure a lieu un jour férié, la présence d’un greffier n’est pas nécessaire et le procès-verbal précité ainsi que le rapport mentionné au [premier alinéa du paragraphe 4] sont rédigés par le juge lui-même.
Aucune voie de recours n’est prévue contre cette décision.
5. Lorsque l’étranger détenu dans l’attente de son expulsion n’est pas considéré comme dangereux pour l’ordre public ou comme susceptible de fuir, ou lorsque le président du tribunal administratif s’oppose à sa détention, il lui est fixé, sous réserve qu’il n’existe pas de motif empêchant son expulsion, un délai pour quitter le territoire, qui ne peut dépasser trente jours.
6. La décision mentionnée aux paragraphes 3 et 4 de cet article peut être annulée à la requête des parties si la demande est fondée sur des faits nouveaux (...) »
30. L’article 30 (concernant la détention) de la loi no 3907/2011 relative aux services d’asile – premier accueil, renvoi des personnes résidant illégalement sur le territoire et autorisation de séjour – dispose ce qui suit :
« 1. Les ressortissants des pays tiers qui font l’objet d’une procédure de renvoi (...) sont placés en détention aux fins de la préparation du renvoi et du déroulement de la procédure d’expulsion seulement s’il est impossible, dans le cas concret, d’appliquer d’autres mesures efficaces et suffisantes mais moins radicales (...) La mesure de la détention s’applique : a) lorsqu’il existe un risque de fuite ; b) lorsque le ressortissant du pays tiers évite ou empêche la préparation du renvoi ou la procédure d’expulsion ; c) lorsqu’il existe des motifs liés à la sécurité nationale.
La détention est imposée et maintenue pour la période absolument nécessaire au déroulement de la procédure d’expulsion, qui doit être conduite avec la diligence requise. Dans tous les cas, [la décision du placement et du maintien en] détention prend en compte les disponibilités des centres de détention appropriés et la possibilité d’assurer des conditions de vie dignes aux détenus.
2. La décision de placement en détention contient des motifs réels et juridiques, est prise par écrit, conformément aux dispositions du paragraphe 2 de l’article 76 de la loi no 3386/2005, et est rendue dans un délai de trois jours si aucune décision de renvoi n’a été prise. En marge de ses droits découlant du code de procédure administrative, le ressortissant du pays tiers qui est en détention peut formuler des objections contre la décision de placement en détention ou de prolongation de celle-ci devant le président (...) du tribunal administratif du lieu où il est détenu. Pour le restant, les dispositions des paragraphes 4 et 5 de l’article 76 de la loi no 3386/2005 (...) s’appliquent (...). Le ressortissant du pays tiers est immédiatement mis en liberté s’il est constaté que sa détention n’est pas légale.
3. Dans tous les cas, la question de savoir si les conditions qui ont justifié la détention persistent est examinée d’office, tous les trois mois, par l’organe qui a pris la décision de placement en détention. En cas de prolongation de la détention, les décisions y relatives sont transmises au président (...) du tribunal administratif (...), lequel examine la légalité de cette prolongation, rend immédiatement sa décision et formule brièvement celle-ci dans un procès-verbal dont il envoie copie immédiatement aux autorités de police compétentes.
4. Lorsqu’il est manifeste qu’il n’existe plus aucune perspective raisonnable d’expulsion pour des motifs juridiques ou autres ou lorsque les conditions du paragraphe 1 ne sont plus réunies, la détention est levée et le ressortissant du pays tiers est immédiatement mis en liberté.
5. La détention est maintenue pour la période pendant laquelle les conditions du paragraphe 1 sont réunies et est prolongée aussi longtemps que nécessaire pour assurer l’exécution de l’expulsion. La durée maximale de la détention ne peut dépasser six mois.
6. Le délai mentionné au paragraphe 5 peut être prolongé pour une durée limitée ne pouvant dépasser douze mois dans le cas où, malgré les efforts raisonnables des autorités compétentes, l’expulsion risque de durer plus longtemps car : a) le ressortissant du pays tiers refuse de collaborer ; b) l’obtention des documents nécessaires requis du pays tiers est retardée. »
31. L’article 15 (concernant la rétention) de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier dispose :
« 1. À moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier, les États membres peuvent uniquement placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement, en particulier :
a) lorsqu’il existe un risque de fuite, ou
b) lorsque le ressortissant concerné d’un pays tiers évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement.
Toute rétention est aussi brève que possible et n’est maintenue qu’aussi longtemps que le dispositif d’éloignement est en cours et exécuté avec toute la diligence requise.
2. La rétention est ordonnée par les autorités administratives ou judiciaires.
La rétention est ordonnée par écrit, en indiquant les motifs de fait et de droit.
Si la rétention a été ordonnée par des autorités administratives, les États membres :
a) soit prévoient qu’un contrôle juridictionnel accéléré de la légalité de la rétention doit avoir lieu le plus rapidement possible à compter du début de la rétention,
b) soit accordent au ressortissant concerné d’un pays tiers le droit d’engager une procédure par laquelle la légalité de la rétention fait l’objet d’un contrôle juridictionnel accéléré qui doit avoir lieu le plus rapidement possible à compter du lancement de la procédure en question. Dans ce cas, les États membres informent immédiatement le ressortissant concerné d’un pays tiers de la possibilité d’engager cette procédure.
Le ressortissant concerné d’un pays tiers est immédiatement remis en liberté si la rétention n’est pas légale.
3. Dans chaque cas, la rétention fait l’objet d’un réexamen à intervalles raisonnables soit à la demande du ressortissant concerné d’un pays tiers, soit d’office. En cas de périodes de rétention prolongées, les réexamens font l’objet d’un contrôle par une autorité judiciaire.
4. Lorsqu’il apparaît qu’il n’existe plus de perspective raisonnable d’éloignement pour des considérations d’ordre juridique ou autres ou que les conditions énoncées au paragraphe 1 ne sont plus réunies, la rétention ne se justifie plus et la personne concernée est immédiatement remise en liberté.
5. La rétention est maintenue aussi longtemps que les conditions énoncées au paragraphe 1 sont réunies et qu’il est nécessaire de garantir que l’éloignement puisse être mené à bien. Chaque État membre fixe une durée déterminée de rétention, qui ne peut pas dépasser six mois.
6. Les États membres ne peuvent pas prolonger la période visée au paragraphe 5, sauf pour une période déterminée n’excédant pas douze mois supplémentaires, conformément au droit national, lorsque, malgré tous leurs efforts raisonnables, il est probable que l’opération d’éloignement dure plus longtemps en raison :
a) du manque de coopération du ressortissant concerné d’un pays tiers, ou
b) des retards subis pour obtenir de pays tiers les documents nécessaires. »
32. Le 3 avril 2016, la Grèce a adopté la loi no 4375/2016 relative à l’organisation et au fonctionnement du service d’asile, de l’autorité des requêtes, du service d’accueil et d’identification, ainsi qu’à l’adaptation de la législation grecque à la directive 2013/32/UE relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.
33. L’article 14 § 5 de la loi no 4375/2016 oblige le responsable et le personnel des centres d’accueil et d’identification à prendre les mesures nécessaires afin que ceux qui y sont accueillis vivent dans des conditions dignes et aient accès à des soins de santé d’urgence et à tout traitement thérapeutique ou soutien psychologique. Selon cet article, les personnes vulnérables doivent faire l’objet d’un traitement adapté et, en outre, tous ceux qui sont placés dans les centres susmentionnés doivent être suffisamment informés de leurs droits et obligations, avoir accès à des conseils juridiques et à une assistance concernant leur situation, être en contact avec des organisations de la société civile actives dans le domaine de l’immigration et des droits de l’homme et qui prêtent leur concours juridique ou social.
34. Le paragraphe 2 de l’article 14 précité précise que les ressortissants de pays tiers qui entrent dans les centres d’accueil et d’identification sont soumis à un régime de restriction de liberté pour les besoins de la procédure d’identification, par décision du responsable du centre émise dans un délai de trois jours à compter de l’entrée dans le centre. Si cette procédure n’est pas terminée dans ce délai, le responsable peut décider de prolonger cette restriction de liberté pour une période supplémentaire qui ne peut pas dépasser vingt-cinq jours à compter de l’entrée dans le centre. Le paragraphe 4 du même article 14 prévoit que la décision prolongeant la restriction de liberté pour les besoins de la procédure doit être écrite et comporter une motivation factuelle et juridique. Enfin, sur le fondement de l’article 76 §§ 4 et 5 de la loi no 3386/2005, le ressortissant du pays tiers peut formuler des objections contre la décision susmentionnée devant le président du tribunal administratif.
35. L’article 46 de la loi no 4375/2016 prévoit qu’un demandeur d’asile détenu en application des lois no 3386/2005 et no 3907/2011 est maintenu en détention à titre exceptionnel, lorsque des mesures alternatives ne peuvent pas être appliquées, pour les motifs suivants : pour les besoins de la vérification de son identité ; en cas de risque de fuite ; lorsqu’il représente une menace pour l’ordre public ou la sécurité nationale ; lorsqu’il est avéré qu’il a déposé une demande d’asile pour retarder ou faire obstacle à une décision de renvoi. Dans tous les cas, la détention ne peut pas dépasser trois mois.
B. Informations fournies par le Gouvernement relativement aux flux migratoires vers la Grèce et à leur gestion par les autorités grecques et européennes
36. Concernant les flux migratoires vers la Grèce et la gestion de ceux-ci par les autorités grecques et européennes, le Gouvernement fait part des informations suivantes. La crise migratoire actuelle entraîne une pression énorme sur le système d’asile grec, la Grèce étant le premier pays d’entrée pour les personnes arrivant de Méditerranée orientale. Dans sa recommandation du 10 février 2016 à la Grèce, la Commission européenne a souligné que les défis auxquels le pays devait faire face s’étaient considérablement aggravés en raison de l’augmentation des arrivées des migrants en 2015, ce qui a eu pour conséquence, selon elle, de soumettre les ressources et la capacité de la Grèce à faire face à ce flux à de très fortes pressions. La Commission a relevé que, en 2015, plus de 800 000 migrants en situation irrégulière étaient arrivés dans les îles grecques, ce qui aurait provoqué une crise migratoire et humanitaire sans précédent rendant indispensable une action urgente.
37. Depuis 2015, plus d’un million de réfugiés sont arrivés dans les îles grecques depuis les côtes de la Turquie. Ces migrants étaient au nombre de 847 930 en 2015, et de 150 703 entre le 1er janvier et le 31 mars 2016. Entre le 1er janvier et le 20 mars 2016, 40 574 migrants ont fait l’objet d’un sauvetage en mer.
38. Pendant les premières semaines de la mise en œuvre de la « Déclaration UE-Turquie » (paragraphe 39 ci-dessous), 1 740 migrants arrivaient quotidiennement dans les îles grecques de l’est de la mer Égée. En ce qui concerne plus particulièrement l’île de Chios, 1 593 migrants y sont arrivés entre le 20 mars 2016 et le 1er avril 2016, et 1 424 entre le 2 avril 2016 et le 16 mai 2016. Le nombre de demandes d’asile a aussi très fortement augmenté : il est passé de 688 par mois environ en 2013 à 786 en 2014, 1 100 en 2015 et 4 288 en 2016 (jusqu’au mois de mai). Parmi ces demandes, 2 859 ont été déposées dans les îles de la mer Égée depuis le 20 mars 2016 et, en juin 2016, 5 919 étaient encore pendantes et n’avaient pas encore fait l’objet d’un enregistrement définitif.
39. Le 18 mars 2016, les membres du Conseil européen et le gouvernement turc se sont entendus sur une déclaration visant à lutter contre les migrations irrégulières à la suite de l’afflux massif de migrants dans l’UE. Afin de démanteler le modèle économique des passeurs et d’offrir aux migrants une perspective autre que celle de risquer leur vie, l’UE et la Turquie ont décidé de mettre fin à la migration irrégulière de la Turquie vers l’UE. Afin d’atteindre cet objectif, elles sont convenues d’un certain nombre des points d’action, dont notamment :
« Tous les nouveaux migrants en situation irrégulière qui partent de la Turquie pour gagner les îles grecques à partir du 20 mars 2016 seront renvoyés en Turquie. Cela se fera en totale conformité avec le droit de l’UE et le droit international, excluant ainsi toute forme d’expulsion collective. Tous les migrants seront protégés conformément aux normes internationales applicables et dans le respect du principe de non-refoulement. Il s’agira d’une mesure temporaire et extraordinaire, qui est nécessaire pour mettre un terme aux souffrances humaines et pour rétablir l’ordre public. Les migrants arrivant dans les îles grecques seront dûment enregistrés et toute demande d’asile sera traitée individuellement par les autorités grecques conformément à la directive sur les procédures d’asile, en coopération avec le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Les migrants ne demandant pas l’asile ou dont la demande d’asile a été jugée infondée ou irrecevable conformément à la directive susvisée seront renvoyés en Turquie. La Turquie et la Grèce, avec l’aide des institutions et agences de l’UE, prendront les mesures qui s’imposent et conviendront des arrangements bilatéraux nécessaires, y compris en ce qui concerne la présence de fonctionnaires turcs dans des îles grecques et de fonctionnaires grecs en Turquie à partir du 20 mars 2016, pour assurer la liaison et faciliter ainsi le bon fonctionnement de ces arrangements. Les coûts des opérations de retour des migrants en situation irrégulière seront pris en charge par l’UE. »
40. Dans son premier rapport du 20 avril 2016 sur les progrès réalisés dans la mise en œuvre de la « Déclaration UE-Turquie », la Commission européenne a souligné que seul un petit nombre de personnes arrivées en Grèce y avait introduit une demande d’asile. Cependant, face à la perspective d’un renvoi rapide en Turquie, le nombre de demandes d’asile a augmenté et, en deux semaines, près de 2 000 demandes d’asile ont été introduites en Grèce. Or la longueur des procédures ne fait qu’ajouter une pression supplémentaire sur le service d’asile grec, déjà surchargé. Aussi des procédures accélérées pour tous les stades de la procédure, depuis les entretiens initiaux jusqu’aux recours, sont-elles actuellement mises en place dans les îles conformément aux exigences de la directive relative aux procédures d’asile.
41. À la suite de la « Déclaration UE-Turquie », il a fallu réviser immédiatement le fonctionnement des centres d’accueil et d’enregistrement ; cette révision, qui aurait nécessité des ressources humaines et des infrastructures, exigeait une action tant sur le plan législatif que sur le plan opérationnel. La Commission européenne a estimé que, pour mettre en œuvre la Déclaration UE-Turquie, les besoins en personnel pour la Grèce s’élevaient à 4 000 personnes, qui devaient, selon la Commission européenne, être mises à disposition par la Grèce elle-même, les États membres, le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO) et l’agence Frontex. Pour l’examen des demandes d’asile en particulier, elle a jugé qu’il fallait mobiliser 200 fonctionnaires du service grec d’asile, 400 experts en matière d’asile venant d’autres États membres et 400 interprètes. En juin 2016, 141 employés de l’agence Frontex et de l’EASO travaillaient en Grèce, dont 43 interprètes, 47 experts en matière d’asile et 51 agents d’accompagnement.
42. Le 16 février 2016, un bureau indépendant chargé des demandes d’asile a été créé et a commencé à fonctionner à l’intérieur du centre Vial. Le service d’accueil et d’enregistrement de l’île de Chios a bénéficié de l’appui de deux ONG, Metadrasi et Praksis, dont la première aurait renforcé son équipe de juristes présents sur l’île.
III. LES CONSTATS DE DIFFÉRENTES ORGANISATIONS CONCERNANT LE CENTRE VIAL
A. La Commission nationale pour les droits de l’homme
43. Dans un rapport sur les conditions de vie dans les centres d’accueil et d’hébergement pour migrants et réfugiés, publié en décembre 2016, la Commission nationale pour les droits de l’homme (« la Commission nationale ») a rapporté les impressions de la présidente de l’association des magistrats européens pour la démocratie et les libertés, qui s’était rendue au centre Vial le 6 octobre 2016. La présidente a indiqué que le centre Vial était ceint de clôtures grillagées et que des personnes se tenaient agrippées aux grilles. Elle a noté que, à son entrée dans le centre, accompagnée de policiers, elle avait constaté qu’une grande tension régnait parmi les migrants et qu’elle avait été témoin d’incidents violents causés par le désespoir de ceux dont la demande d’asile avait été rejetée. Elle a rapporté avoir vu plusieurs réfugiés qui avaient tenté de se faire du mal en se frappant la tête contre un mur, en s’arrachant les cheveux et en tentant de s’ouvrir les veines. Selon la présidente, certains avaient aussi fait preuve d’un comportement violent à l’égard de jeunes enfants, qu’ils avaient jetés contre le sol en ciment à coups de pied. Toujours selon elle, la réaction de la police avait été immédiate, mais la souffrance physique et psychique de ces personnes était poignante.
44. Dans ses conclusions, la Commission nationale déclarait avoir constaté des violations de facto des droits des demandeurs d’asile aux motifs que ceux-ci étaient placés en détention de manière massive et sans discernement dans les îles de l’est de la mer Égée, qu’ils rencontraient des obstacles à leur accès effectif et rapide aux procédures d’asile et que leurs conditions de séjour et leurs conditions sanitaires étaient inadéquates. Elle relevait aussi que les droits relatifs à l’introduction des objections contre la détention et les droits d’accès aux procédures d’asile n’étaient pas respectés. Elle recommandait aux autorités grecques d’appliquer des mesures alternatives à la détention, suivant en cela le droit de l’Union européenne, et de fournir un accueil et un hébergement dignes dans les centres d’accueil et d’hébergement.
B. Le Conseil hellénique pour les réfugiés
45. En avril 2016, le Conseil hellénique pour les réfugiés établit un rapport à la suite de deux visites dans les centres de l’île de Chios effectuées du 22 au 24 février 2016 et du 30 au 31 mars 2016. Dans ce rapport, il fournissait les informations suivantes.
46. La situation dans le centre Vial avait radicalement changé après le 20 mars 2016, date à partir de laquelle tous les nouveaux arrivants auraient été soumis à un régime de détention. Ce régime, combiné au manque total de préparation de la gestion des arrivées des migrants et au départ du Conseil norvégien pour les réfugiés qui aurait, dans la pratique, géré le centre, avait créé une situation chaotique.
47. Les nouveaux arrivants étaient répartis dans des conteneurs, mais les autorités ne prenaient pas note de ces informations, ce qui aurait rendu la localisation ultérieure des personnes particulièrement difficile.
48. Les conteneurs étaient pour la plupart équipés de couchettes ou de lits de camp et, dans ceux qui en étaient dépourvus, les réfugiés dormaient sur des cartons ou de petits tapis distribués par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Cependant, même dans les conteneurs équipés de couchettes, certains occupants étaient obligés de dormir par terre en raison de la surpopulation. Chaque personne recevait une seule couverture, qui ne suffisait pas pour protéger les personnes du froid la nuit, et encore moins celles qui dormaient sur le sol.
49. Les conteneurs étaient aussi équipés de douches, mais celles-ci étaient régulièrement hors d’usage. De plus, l’eau chaude était souvent indisponible, ce qui aurait dissuadé un certain nombre de personnes de se laver depuis le début de leur détention. De même, plusieurs toilettes ne fonctionnaient pas.
50. La distribution des repas, assurée par une société de restauration sous la responsabilité de l’armée, était effectuée de manière tellement anarchique que certains détenus – les plus forts – prenaient deux rations en privant ainsi d’autres personnes de toute nourriture. Les réfugiés se plaignaient de l’insuffisance des rations de nourriture, qui étaient normalement constituées de pommes de terre ou de riz et de sauce. En avril, la situation avait empiré et des cas de sous-alimentation ont été rapportés.
51. Aucun soin n’était prodigué aux personnes faisant partie de groupes vulnérables. Celles-ci vivaient dans les mêmes conditions misérables que les autres. Les plus vulnérables étaient celles qui ne s’alimentaient pas parce qu’elles ne réussissaient pas à s’emparer de la ration de nourriture qui aurait dû leur revenir. Les personnes détenues étaient majoritairement dans une situation de vulnérabilité. Les familles représentaient 700 personnes, dont 400 enfants.
52. À Chios, comme d’ailleurs dans les autres îles constituant des points d’entrée dans le pays, l’assistance juridique fournie aux nouveaux arrivants était extrêmement limitée. Aux dates des visites dans les centres de Chios par le Conseil hellénique pour les réfugiés, une seule avocate de l’ONG Metadrasi était présente. Elle fournissait une assistance juridique aux mineurs non accompagnés. Le programme d’assistance prévu pour l’ensemble des nouveaux arrivants avait pris fin en 2015 et n’avait pas été renouvelé. Un avocat de l’ONG Praksis était présent sur place pour les besoins des mineurs et des familles.
53. Compte tenu de la situation, le renforcement de l’assistance juridique s’imposait et devenait urgent. La transformation de l’ancienne usine Vial en lieu de détention, les procédures d’asile écourtées, dont l’enjeu était le renvoi vers la Turquie, l’absence de garantie des droits élémentaires des nouveaux arrivants et les procédures administratives concernant l’admissibilité des demandes d’asile provoquaient un questionnement intense et révélaient la nécessité d’assurer une assistance juridique effective et complète sur l’île de Chios.
C. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
54. Du 13 au 18 avril 2016, puis du 19 au 25 juillet 2016, une délégation du CPT s’est rendue aux hotspots sur les îles de la mer Égée, dont celui de Vial à Chios. Dans son rapport du 26 septembre 2017, le CPT présentait ses conclusions concernant à la fois les deux visites. De manière générale, en ce qui concerne la première visite, il notait que les conditions de détention se détérioraient rapidement car les centres étaient surpeuplés et devaient héberger les migrants pendant plusieurs semaines et non pendant deux ou trois jours comme il était initialement prévu. Il y avait des problèmes avec la qualité de l’eau potable, la nourriture, les soins de santé basiques et l’assistance fournie aux groupes vulnérables. Lors de la visite de juillet 2016, les centres s’étaient déjà transformés en centres ouverts. Toutefois, la situation était encore tendue et plusieurs problèmes relevés en avril persistaient, tels une anxiété et une frustration grandissantes en raison des incertitudes concernant l’avenir, le sentiment d’insécurité, les conditions matérielles inadéquates, la surpopulation, l’absence de coordination des services de santé, la divulgation insuffisante d’informations et l’absence d’assistance juridique.
55. En ce qui concerne plus particulièrement Vial, le CPT a relevé qu’en avril, seules des organisations non-gouvernementales assuraient des services de santé mais qui étaient insuffisants vu le nombre de la population dans le centre : l’équipement médical de base était inexistant et les médicaments, notamment pour les soins des enfants, étaient insuffisants. Les demandes de consulter un médecin étaient filtrées par les officiers de police et c’était eux qui décidaient s’il fallait faire appel à un médecin. L’absence d’interprétation et de traduction pour les questions liées aux soins médicaux tant dans le centre qu’à l’hôpital de Chios faisait que les migrants malades étaient renvoyés de l’hôpital sans être examinés ou sans recevoir de soins. Lors d’une épidémie de varicelle, aucune mesure de santé publique n’a été prise pour limiter la propagation de l’épidémie. La pénurie en eau potable combinée avec les difficultés de laver les couvertures et les vêtements rajoutaient aux risques de santé publique.
56. Lors de la première visite, les détenus ne recevaient des autorités aucune information sur leurs droits. Il n’y avait pas des dépliants dans différentes langues expliquant les motifs pour lesquels les migrants étaient privés de leur liberté, la procédure d’asile et les voies de recours contre la privation de liberté. Il y avait, en outre, une grande lacune en matière de protection juridique : l’assistance judiciaire était indisponible en pratique et l’accès à un avocat problématique.
57. En juillet 2016, la situation dans les trois hotspots visités avait changé, dans la mesure où ceux-ci fonctionnaient comme des centres semi-ouverts. La plupart des personnes n’étaient plus privées de leur liberté car elles étaient autorisées à quitter temporairement (pendant la journée) les locaux des centres. Toutefois, leur liberté de mouvement était limitée à leurs îles respectives.
D. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
58. Dans sa Résolution 2109(2016) sur la situation des réfugiés et des migrants dans le cadre de la « Déclaration UE-Turquie » du 18 mars 2016, l’Assemblée parlementaire s’exprimait notamment en ces termes :
« 2. L’Assemblée considère que l’accord UE-Turquie soulève plusieurs questions importantes en matière de droits de l’homme, tant sur le fond que sur le plan de sa mise en œuvre immédiate et ultérieure. En particulier :
2.1. le système d’asile grec n’est pas en mesure d’assurer l’enregistrement des demandes d’asile ni de rendre les décisions en première instance ou les décisions définitives en appel dans des délais raisonnables ; la nouvelle loi grecque no 4375/2016 pourrait contribuer à remédier aux lacunes constatées, mais ne garantira pas pour autant des capacités suffisantes ;
2.2. la rétention des demandeurs d’asile dans les centres de crise (« hotspots ») des îles de la mer Égée pourrait être incompatible avec les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme (...), notamment en raison de vices de procédure qui entachent le fondement juridique de la rétention et de conditions de rétention inadéquates ;
2.3. les mineurs et les personnes vulnérables placés en rétention ne sont pas systématiquement dirigés vers des structures d’accueil appropriées (...) »
E. Le Représentant spécial du Secrétaire général du Conseil de l’Europe pour les migrations et les réfugiés
59. Dans le rapport établi à la suite de sa visite d’information à Chios (du 7 au 11 mars 2016), le Représentant spécial du Secrétaire Général pour les migrations et les réfugiés indiquait ce qui suit :
« (...)
Tous les réfugiés et migrants sont censés être enregistrés dans les centres d’accueil de première ligne, notamment les hotspots. Lorsque je me suis rendu dans l’un d’entre eux, sur l’île de Chios, (...) les conditions de vie étaient convenables, malgré la promiscuité dans les dortoirs qui hébergeaient jusqu’à huit personnes dans quatre lits doubles superposés. Comme indiqué précédemment, peu de temps après ma mission, le centre d’accueil (...) voyait sa capacité d’accueil dépassée et les autorités y ont très rapidement perdu le contrôle de la situation. Selon certains de mes interlocuteurs, diverses raisons laissaient présager une telle évolution : depuis la conclusion de l’accord entre l’UE et la Turquie, les demandeurs d’asile arrivant dans les îles grecques sont censés déposer leur demande dans les centres d’enregistrement ; l’obligation qui leur est faite de rester sur place durant l’examen de leur demande conduira rapidement les centres d’accueil à la limite de leur capacité.
(...)
b) Détention de facto ?
L’un des points que la nouvelle loi devrait clarifier est de savoir si les réfugiés et migrants placés dans les centres d’accueil proches des hotspots font l’objet d’une simple restriction de leur liberté de circulation ou d’une véritable privation de liberté. L’une des conclusions de ma visite à Chios est qu’ils sont soumis de facto à une privation de liberté. Pour l’heure, il semble que le seul recours dont disposent ces personnes pour s’opposer à leur placement dans un centre d’accueil est de former opposition auprès du chef de la police locale, ce qui soulève des questions quant à l’efficacité de ce recours aux fins de la Convention européenne des droits de l’homme. J’ai également été informé de la possibilité qu’ont les intéressés de faire appel devant un tribunal administratif de la décision du chef de la police. Cependant, la situation géographique de ces tribunaux pose problème. À titre d’exemple, l’île de Chios ne dispose pas d’un tribunal administratif. Le tribunal compétent se trouve sur Lesbos, une autre île. De plus, les possibilités d’obtenir une assistance juridique semblent limitées. Tous ces facteurs, pris conjointement ou même – dans certains cas – individuellement, pourraient soulever des questions au titre de l’Article 5 § 4 de la Convention (droit à un recours en habeas corpus). »
F. Human Rights Watch
60. Le 14 avril 2016, l’ONG Human Rights Watch a publié un rapport intitulé « Greece : Asylum Seekers Locked up » et concernant les centres d’accueil, d’identification et d’enregistrement des îles de Chios et de Lesbos. Le rapport indiquait que des réfugiés qui fuyaient la guerre étaient détenus dans des conditions difficiles en attendant leur probable renvoi en Turquie ou qu’ils dépérissaient à cause du système d’asile grec « dysfonctionnel ».
61. Human Rights Watch a visité le centre Vial les 7 et 8 avril 2016. S’agissant des conditions de détention, l’ONG constatait dans son rapport que la liberté de mouvement des réfugiés à l’intérieur du centre était limitée, que ceux-ci étaient enfermés dans une ou deux zones, qu’ils vivaient dans des conteneurs équipés de douches et de toilettes basiques et qu’ils disposaient de peu d’espace extérieur. Elle relevait que, aux dires des réfugiés, il y avait l’eau courante, mais qu’elle était restreinte en quantité, que les conditions d’hygiène étaient rudimentaires et que la qualité nutritionnelle des repas, en particulier ceux distribués aux enfants, était insuffisante. Elle précisait que, depuis le 9 avril 2016, des soins médicaux sommaires étaient prodigués par la Croix-Rouge hellénique et par l’armée.
62. Human Rights Watch indiquait encore que les réfugiés n’avaient pas accès à des conseils juridiques et qu’il y avait peu d’interprètes par rapport au nombre de langues parlées dans le centre Vial.
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION DU GOUVERNEMENT RELATIVE AU DÉFAUT DE PROCURATION DU REPRÉSENTANT DES REQUÉRANTS
63. Invoquant l’article 45 § 3 du règlement de la Cour, le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour défaut de procuration du représentant des requérants à la date de l’introduction de la requête. Il soutient que la production des copies des messages échangés au moyen de l’application pour téléphone mobile « WhatsApp » entre les requérants et celui qui se présente comme leur représentant ne peut remédier à ce défaut. Il estime que le placement des requérants dans le centre Vial ne constituait pas un obstacle à la signature par ceux-ci d’un document donnant pouvoir à un avocat de les représenter devant la Cour. Il indique que le centre était une structure ouverte et que des avocats de l’ONG Metadrasi y fournissaient une assistance judiciaire gratuite. Selon le Gouvernement, le premier requérant avait par ailleurs déclaré à la direction de la police de Chios qu’il n’avait pas connaissance de l’existence d’une requête devant la Cour et qu’il avait seulement, les premiers jours de son arrivée au centre, prié un avocat allemand qui était entré en contact avec lui de faire quelque chose pour lui, sans lui préciser quoi.
64. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour (notamment Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 53, CEDH 2012), les requérants indiquent que ni la Convention ni le règlement de la Cour n’imposent de conditions particulières quant au libellé de la procuration. Ils estiment que ce qui importe pour la Cour, c’est que la procuration indique clairement que le requérant a confié sa représentation devant la Cour à un conseil et que celui-ci a accepté ce mandat. Ils soutiennent qu’il ressort clairement du dossier que cela est le cas en l’espèce.
65. L’article 45 du règlement, dans ses parties pertinentes en l’espèce, dispose ce qui suit :
« 1. Toute requête formulée en vertu des articles 33 ou 34 de la Convention doit être présentée par écrit et signée par le requérant ou son représentant.
(...)
3. Lorsqu’un requérant est représenté conformément à l’article 36 du présent règlement, son ou ses représentants doivent produire une procuration ou un pouvoir écrit. »
66. La Cour rappelle que, lorsqu’un requérant, au lieu d’introduire lui-même la requête, choisit d’être représenté par un avocat, conformément à l’article 36 du règlement, l’article 45 du règlement fait obligation à cet avocat de fournir une procuration ou un pouvoir écrit. La Cour rappelle qu’il est indispensable pour les représentants de prouver qu’ils ont reçu des instructions précises et explicites des victimes alléguées au sens de l’article 34 pour le compte desquelles ils prétendent agir (Post c. Pays-Bas (déc.), no 21727/08, 20 janvier 2009).
67. En l’espèce, la Cour note que les requérants n’ont pas été en contact direct avec la Cour et qu’ils ont introduit leur requête par l’intermédiaire de leur représentant, Me I.-J. Tegebauer, avocat à Trèves, qui a signé le formulaire de requête. Dans la rubrique du formulaire de requête réservée à la signature des requérants, l’avocat précité mentionnait que ceux-ci étaient « dans l’impossibilité de signer car ils étaient détenus ». En outre, dans une autre rubrique du formulaire, il indiquait que « à présent, les requérants sont dans l’impossibilité de signer le pouvoir car ils sont placés dans le centre de rétention Vial sur l’île grecque de Chios ».
68. À la réception de la requête, le greffe a envoyé à l’avocat précité la lettre suivante :
« Je note que le formulaire de requête susmentionné n’a pas été signé par les requérants et que vous déclarez que ces derniers n’ont pas pu signer le formulaire de pouvoir en raison de leur détention.
Je vous saurais gré de m’indiquer, le plus rapidement possible, par quel moyen vous avez pris contact avec les requérants et, si vous les avez rencontrés personnellement, de quelle manière ils vous ont désigné comme leur représentant et s’ils savent ou non qu’une requête a été introduite en leur nom devant la Cour. »
69. Le 9 mai 2016, l’avocat a répondu en ces termes :
« En réponse à la lettre du greffe du 3 mai 2016, j’informe la Cour que je n’ai pas rencontré personnellement les requérants. J’ai entendu parler des requérants et j’ai pris contact avec eux par l’intermédiaire d’une de leurs amies, Mme ..., des Pays-Bas.
Je suis en contact avec les requérants via l’application pour téléphone mobile WhatsApp. Vous trouverez en pièce jointe, comme preuve, une copie de mon échange le plus récent avec les requérants, qui a eu lieu le 5 mai 2016.
Le requérant J. R. a donné son accord pour introduire une requête devant la Cour. Le 14 avril 2016, à 13 h 48, via WhatsApp, je lui ai demandé : « Voulez-vous que j’introduise une requête en votre nom devant la Cour ? » Il m’a répondu : « Oui. » Vous trouverez, pour preuve, une copie de cet échange jointe à la requête.
J’ai envoyé au requérant J. R., via WhatsApp, la lettre de la Cour datée du 28 avril 2016 confirmant la réception du formulaire de requête. Les trois requérants approuvent la requête pendante devant la Cour. Vous trouverez jointe à cette lettre une photo récente de chaque requérant, prise dans le centre de détention Vial. J’ai reçu ces images via WhatsApp le 5 mai 2016. »
70. Le 10 mai 2016, le greffe adressa à l’avocat la lettre suivante :
« J’accuse réception de votre lettre du 9 mai 2016 et des documents joints à celle-ci.
Toutefois, eu égard au fait que le formulaire de requête n’a pas été signé par les requérants ni accompagné de pouvoirs vous autorisant à les représenter devant la Cour, je vous invite à me faire parvenir, le plus rapidement possible, une courte lettre exposant clairement les raisons pour lesquelles un contact avec les requérants (même par écrit ou pour les besoins de la signature d’un pouvoir) a jusqu’à présent été impossible.
(...) »
71. Par une lettre du 11 mai 2016, l’avocat a précisé ce qui suit :
« J’accuse réception de votre lettre du 10 mai 2016.
Il est impossible d’échanger des courriers postaux avec les requérants car ils vivent dans le centre de détention Vial, sur l’île de Chios. Il est impossible de leur faire parvenir une lettre dans le centre. Dans ce centre, le courrier n’est pas remis aux requérants. Ainsi, jusqu’à présent, les requérants n’ont pas pu signer de formulaire de pouvoir.
Je n’ai pas rencontré personnellement les requérants. Toutefois, je suis toujours en contact avec eux via la messagerie WhatsApp. J’ai entendu parler des requérants et ai pris contact avec eux par l’intermédiaire d’une de leurs amies, Mme ..., des Pays-Bas.
Les requérants m’ont envoyé leur photo en lieu et place d’un pouvoir (voir pièce jointe).
Le requérant J. R. a donné son accord à l’introduction d’une requête devant la Cour. Le 14 avril 2016, à 13 h 48, via WhatsApp, je lui ai demandé : « Voulez-vous que j’introduise une requête en votre nom devant la Cour ? » Il m’a répondu : « Oui. » Veuillez vous référer, pour preuve, à la copie de mon échange avec J. R. jointe au formulaire de requête du 19 avril 2016.
Tous les requérants approuvent la requête qui a été introduite devant la Cour. »
72. La Cour note, d’une part, que l’avocat a joint à sa lettre du 9 mai 2016 les photos des trois requérants, prises dans le centre Vial, ainsi qu’une copie des messages échangés avec les intéressés. Elle relève qu’il apparaît clairement dans ces messages que les requérants ont répondu par l’affirmative à la question de l’avocat qui leur demandait s’ils souhaitaient qu’il saisît la Cour à leur place.
73. Elle constate, d’autre part, que, à la suite de la lettre susmentionnée, l’avocat des requérants lui a fait parvenir trois lettres le 3 juin 2016, libellées de manière identique, rédigées à la main et signées par les requérants. Par ces lettres, ces derniers donnaient pouvoir à l’avocat de les représenter devant la Cour pour l’examen de leur requête introduite le 19 avril 2016. La lettre d’accompagnement établie par l’avocat précisait qu’il n’y avait pas de distribution de courrier dans le centre Vial et qu’il n’était donc pas possible d’envoyer par courrier les pouvoirs prévus par le formulaire de requête.
74. Dans ces conditions, la Cour considère que la présente requête ne peut pas être rejetée pour absence de requérant au sens de l’article 34 de la Convention et qu’elle n’est donc pas incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
75. Les requérants se plaignent d’un caractère arbitraire de leur détention au regard des critères de la jurisprudence Saadi c. Royaume-Uni ([GC], no 13229/03, § 74, CEDH 2003) en raison des conditions de leur détention et de la durée de celle-ci. Ils dénoncent une violation de l’article 5 § 1 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulière d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »
A. Sur l’applicabilité de l’article 5 de la Convention
1. Sur la compatibilité ratione materiae du grief avec l’article 5 de la Convention
a) Arguments du Gouvernement
76. Le Gouvernement soutient que le séjour des requérants dans le centre Vial ne constituait ni une détention ni une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention. Il indique que les personnes séjournant dans ce type de centre sont soumises à certaines restrictions pour une durée maximale de vingt-cinq jours aux fins de la procédure d’identification et d’enregistrement. Il ajoute que le centre Vial a toujours fonctionné comme une structure ouverte et que les étrangers pouvaient y entrer et en sortir à leur guise. Ainsi, il explique que, le 1er avril 2016, un groupe de 500 migrants a quitté le centre Vial pour s’installer d’abord dans le port de Chios et, par la suite, dans d’autres centres d’accueil de l’île. Il indique que, par leurs décisions du 7 mai 2016 suspendant la mesure d’expulsion des requérants, les autorités de police ont soumis les intéressés à des mesures alternatives à la détention. Ceux-ci auraient continué à séjourner dans le centre en question de leur plein gré.
77. De manière plus générale, le Gouvernement soutient que la gestion des flux des personnes qui entrent de façon irrégulière sur le territoire grec est fondée sur trois piliers : la détention des migrants en situation irrégulière est décidée seulement lorsqu’elle se révèle nécessaire eu égard au droit interne pertinent (article 76 de la loi no 3386/2005 et article 30 de la loi no 3907/2011) ; les migrants sont placés dans les centres pour une durée maximale de vingt-cinq jours, afin d’être identifiés, enregistrés et soumis à une visite médicale ; ceux qui demandent l’asile ne sont détenus qu’à titre exceptionnel (article 46 de la loi no 4375/2016).
b) Arguments des requérants
78. Les requérants indiquent que tous les médias et les ONG ont affirmé que, du 20 mars 2016 – date d’entrée en vigueur de la Déclaration UE-Turquie – au 21 avril 2016, le centre Vial était une structure fermée. Ils déclarent que, par ailleurs, dans son communiqué de presse du 20 avril 2016, le Comité européen pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe indiquait que sa visite en Grèce du 13 au 18 avril 2016 avait pour objectif d’examiner la situation des ressortissants étrangers privés de liberté dans les centres d’accueil et d’identification récemment créés. Ils exposent que, si un groupe de réfugiés avait pu quitter le centre et se diriger vers le port pour embarquer sur des bateaux et se rendre sur le continent, ce n’était pas parce que les portes du centre avaient été ouvertes, mais parce que ces personnes avaient réussi à s’évader.
79. Les requérants admettent que le centre Vial a ouvert ses portes le 21 avril 2016. Ils arguent cependant que, si l’exécution de la mesure d’expulsion a été suspendue le 7 mai 2016, la détention ordonnée par la décision du 24 mars 2016 est restée en vigueur jusqu’au 21 septembre 2016, date de l’expiration de la période de six mois prévue par l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005.
c) Observations des tiers intervenants
i. Le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés
80. Le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés déclare que, à la date de la publication de la Déclaration UE-Turquie, le 18 mars 2016, les centres d’accueil et d’identification sont devenus des structures fermées en application du cadre législatif existant en Grèce.
81. Il indique que la grande majorité des migrants qui sont arrivés sur les îles de Chios, de Lesbos et de Samos entre le 20 mars et le 2 avril 2016 y sont restés détenus pendant des semaines dans des structures fermées sans se voir communiquer les décisions ordonnant leur détention et sans être informés des motifs et de la durée de celle-ci ni des voies de recours disponibles pour la contester. Il ajoute que, en ce qui concerne l’identification des personnes appartenant à des groupes vulnérables censés se voir épargner la détention, aucune procédure n’a été mise en place après le 20 mars 2016 en raison du manque de personnel dans les centres.
ii. Le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les droits de l’homme
82. Le Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme, qui a visité, entre autres, le centre Vial en avril 2016, a constaté que, malgré la législation grecque de l’époque, qui prévoyait un examen au cas par cas de la nécessité de la détention, les migrants qui arrivaient après le 20 mars 2016 étaient tous placés en détention sans examen individualisé, sans décision de placement en détention et sans possibilité de contester la légalité de leur détention faute de décision et d’accès tant à l’information quant aux possibilités de recours qu’à l’assistance judiciaire.
d) Appréciation de la Cour
83. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 de la Convention, en proclamant le « droit à la liberté », vise la liberté physique de la personne et qu’il a pour but d’assurer que nul n’en soit dépouillé de manière arbitraire. En revanche, cette disposition ne concerne pas, en principe, les simples restrictions à la liberté de circuler qui, elles, obéissent à l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 de la Convention, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme la nature, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III).
84. Assurément, le maintien de réfugiés dans les centres d’accueil, d’identification et d’enregistrement constitue une restriction à la liberté, mais cette restriction ne saurait être assimilée en tous points à celle subie dans les centres de rétention par les étrangers qui sont en attente d’expulsion ou de reconduite à la frontière. Assorti de garanties adéquates pour les personnes qui en font l’objet, un tel maintien en détention n’est acceptable que pour permettre aux États d’identifier les migrants fraîchement arrivés, de les enregistrer et prendre leurs empreintes digitales (voir, mutatis mutandis, idem, § 43).
85. En l’espèce, la Cour note que, par trois décisions du 21 mars 2016, le directeur de la police de Chios a ordonné la détention des requérants pendant trois jours jusqu’à l’adoption d’une décision d’expulsion en application de l’article 76 de la loi no 3386/2005. Le 24 mars 2016, le même directeur a émis trois décisions ordonnant l’expulsion des requérants ainsi que le prolongement de leur détention jusqu’à leur expulsion et pour une période ne pouvant pas dépasser six mois, au motif qu’ils risquaient de fuir. La Cour constate donc que, à cette date, les requérants étaient détenus pour une période pouvant atteindre six mois, en application de l’article 76 de la loi précitée relatif à la détention d’étrangers faisant l’objet d’une procédure d’expulsion administrative.
86. Le 19 avril 2016, le responsable du centre a pris trois décisions limitant la liberté de mouvement des requérants à compter du 15 avril 2016 (date d’enregistrement des intéressés par une équipe du centre) et pour une période de quinze jours susceptible d’être prolongée jusqu’à vingt‑cinq jours (article 11 § 5 de la loi no 3907/2011, remplacé par l’article 14 de la loi no 4375/2016). Le 19 avril 2016, le responsable du centre a pris trois décisions limitant la liberté de mouvement des requérants à compter du 15 avril 2016 (date d’enregistrement des intéressés par une équipe du centre) et pour une période de quinze jours susceptible d’être prolongée jusqu’à vingt‑cinq jours (article 11 § 5 de la loi no 3907/2011, remplacé par l’article 14 de la loi no 4375/2016). En outre, le 21 avril 2016, le centre Vial ayant été transformé en centre semi-ouvert, les requérants avaient la faculté de sortir pendant toute la journée quitte à y revenir pour la nuit. La Cour constate donc que si du 21 mars au 21 avril 2016, les requérants se trouvaient « en détention », à partir de cette dernière date, ils ne faisaient l’objet que d’une simple restriction de mouvement.
87. La Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, le maintien des requérants dans le centre Vial du 21 mars au 21 avril 2016 équivalait à une privation de liberté. Elle accueille donc l’exception du Gouvernement pour la période postérieure au 21 avril 2016 et la rejette pour celle antérieure à cette date.
2. Sur le non-épuisement des voies des recours internes
a) Arguments du Gouvernement
88. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes au motif que, d’une part, ils n’auraient pas formulé d’objections contre leur détention sur le fondement de l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005 et que, d’autre part, ils n’auraient pas introduit de recours en annulation contre la décision d’expulsion, base légale de leur détention d’après le Gouvernement.
89. Le Gouvernement se prévaut à cet égard de la jurisprudence de la Cour dans certaines affaires concernant la Grèce, dans lesquelles la Cour aurait conclu que le recours prévu à l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005 était effectif pour contester tant la légalité de la détention que les conditions de celle-ci. Il indique que ce recours est aussi valable dans le cadre d’une prolongation de la restriction de la liberté de mouvement prévue à l’article 14 § 4 de la loi no 4375/2016. Il produit six décisions du tribunal administratif de Lesbos pour démontrer que les objections prévues à l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005 font l’objet d’un examen immédiat.
90. Enfin, le Gouvernement soutient que les requérants ont reçu, dès leur arrivée, une brochure les informant de leurs droits et des recours qui leur étaient offerts. Il ajoute que l’ONG Metadrasi, présente dans le centre Vial avec plusieurs avocats, offrait une assistance juridique gratuite aux réfugiés et que le barreau de Chios comptait plus de cent avocats disponibles pour les requérants. Enfin, il estime que l’avocat des requérants qui a pris contact avec eux le 14 avril 2016 aurait dû, avant de saisir la Cour, fournir des conseils aux requérants sur les voies de recours disponibles en Grèce, avec l’assistance d’un avocat grec.
b) Arguments des requérants
91. Les requérants rétorquent qu’ils n’ont pas reçu la brochure d’information mentionnée par le Gouvernement et que, de toute manière, celle-ci est rédigée en anglais alors qu’eux-mêmes ne parleraient que le farsi. Ils estiment que, de plus, cette brochure est incomplète et trompeuse au motif que, selon ses chapitres 2 et 3, elle est destinée à informer des personnes détenues dans des commissariats de police. En outre, ils soutiennent qu’elle ne donne pas suffisamment d’informations sur la juridiction à saisir pour formuler des objections ni sur les possibilités d’assistance qui seraient offertes localement et dont pourraient bénéficier des réfugiés comme eux.
92. Ils arguent par ailleurs que la production par le Gouvernement de six décisions judiciaires relatives à des objections formulées par des réfugiés ne signifie pas qu’un recours leur était facilement accessible. Ils estiment que six décisions seulement pour une population de 8 000 détenus sur les îles de Lesbos et de Chios ne sont pas suffisantes pour démontrer que ce recours est facile à exercer ; ils ajoutent que, si cela était le cas, des centaines de personnes l’auraient exercé.
c) Observations des tiers intervenants
i. Le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés
93. Le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés déclare qu’il n’y a pas eu, entre le 20 mars et le 19 avril 2016, d’assistance judiciaire gratuite aux points d’entrée sur le territoire grec des demandeurs d’asile. Il précise que quelques ONG ont fourni une assistance judiciaire limitée et une représentation gratuite, mais que ces mesures étaient insuffisantes pour couvrir tous les besoins.
94. Il expose que, à partir du 20 mars 2016, en raison du manque de personnel dans les centres d’accueil de Chios et de Samos, les demandeurs d’asile devaient attendre longtemps avant de voir leurs demandes enregistrées et examinées. Il ajoute que des améliorations substantielles ont eu lieu à partir de juin 2016, lorsque la plupart des hotspots sont redevenus des structures ouvertes.
ii. Le Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme
95. Le Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme déclare que, dans de nombreux cas, les garanties procédurales relatives à la détention des migrants sont moindres par rapport à celles dont bénéficieraient les personnes privées de liberté à la suite d’une condamnation pénale. Il expose que les migrants en détention sont souvent privés d’accès à l’information, à l’assistance judiciaire et à des services d’interprétation, et qu’ils se trouvent ainsi dans l’impossibilité de comprendre les raisons de leur détention, d’exercer leurs droits (prendre contact avec des avocats, leurs familles ou des agents consulaires) et de contester la légalité de leur détention.
96. Le Haut-Commissaire observe également que Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants et le Groupe de travail sur la détention arbitraire, qui ont visité, entre autres, les centres de Chios, indiquent que la législation grecque donne aux migrants le droit de formuler des objections à leur détention, mais que cela n’est pas automatique et ne permet pas un contrôle direct de la légalité de la détention. Selon eux, faute d’accès à un interprète et à un avocat, les migrants n’avaient quasiment pas accès à ce droit dans la pratique.
d) Appréciation de la Cour
97. La Cour rappelle que l’obligation découlant de l’article 35 de la Convention se limite à celle de faire un usage normal des recours vraisemblablement effectifs, suffisants et accessibles (Sofri et autres c. Italie (déc.), no 37235/97, CEDH 2003-VIII). En particulier, la Convention ne prescrit l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998-I). De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes qui s’offrent à lui (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 52, Recueil 1996-VI, et Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 70, CEDH 2009).
98. En outre, l’article 35 § 1 de la Convention prévoit une répartition de la charge de la preuve. Il incombe au Gouvernement excipant du non‑épuisement de convaincre la Cour que le recours invoqué par lui était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, qu’il était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II).
99. En l’espèce, la Cour note que les requérants auraient pu introduire un recours fondé sur l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005 à partir du 24 mars 2016, date de la décision ordonnant leur expulsion et la prolongation de leur détention, et à partir du 19 avril 2016, date à laquelle le responsable du centre Vial a ordonné la restriction de leur liberté.
Toutefois, elle considère que, dans les circonstances de la cause, les requérants n’avaient pas accès à ce recours pour les raisons suivantes.
100. En premier lieu, les requérants étaient des ressortissants afghans ne comprenant que le farsi ; or ces décisions, dont certaines indiquaient la possibilité d’un recours, étaient rédigées en grec. En outre, à supposer même que les requérants aient reçu la brochure d’information mentionnée par le Gouvernement, il n’est pas certain que, n’étant assistés d’aucun avocat dans le centre Vial, ils avaient suffisamment de connaissances juridiques pour comprendre le contenu de ladite brochure et, notamment, tout ce qui avait trait aux différentes possibilités de recours qui leur étaient offertes par le droit interne pertinent en l’espèce. En deuxième lieu, la brochure se réfère de manière générale à un tribunal administratif sans préciser lequel : à cet égard, force est de constater qu’il n’y a pas de tribunal administratif sur l’île de Chios, où les requérants étaient détenus, et qu’il y en a un seulement sur l’île de Lesbos.
101. Les difficultés pour les personnes détenues dans le centre Vial de formuler des objections contre leur privation de liberté ont également été relevées par le Représentant spécial du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, qui a fait état de l’absence de tribunal administratif sur l’île de Chios (paragraphe 55 ci-dessus).
102. En troisième lieu, les requérants n’ont pas été représentés par un avocat d’une ONG présente au sein du centre. La Cour relève que le Gouvernement ne donne aucune précision sur les modalités d’octroi de cette assistance et, surtout, qu’il ne précise pas si le nombre d’avocats et les moyens financiers des ONG étaient suffisants pour couvrir les besoins de l’ensemble de la population du centre Vial, qui, à l’époque de la détention des requérants, était de plus d’un millier de personnes. À cet égard, elle note que le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés a constaté que, du 20 mars au 19 avril 2016, il n’y avait pas eu d’assistance judiciaire gratuite dans les points d’entrée sur le territoire grec des demandeurs d’asile, qu’une assistance judiciaire limitée et une représentation gratuite étaient fournies par quelques ONG, mais que celles-ci étaient insuffisantes pour couvrir tous les besoins. Le Conseil hellénique pour les réfugiés a constaté la présence de deux avocats, fin mars 2016, l’un travaillant pour l’ONG Metadrasi et l’autre pour l’ONG Praksis. Selon lui, ces avocats assistaient surtout les mineurs non accompagnés (paragraphe 52 ci-dessus). L’accès limité à des conseils juridiques a aussi été relevé par Human Rights Watch dans son rapport établi à la suite de sa visite des 7 et 8 avril 2016 (paragraphe 54 ci-dessus).
103. Dans ces conditions, la Cour estime que l’on ne saurait reprocher aux requérants de ne pas avoir fait usage des voies de recours mentionnées par le Gouvernement. Par conséquent, elle rejette l’exception du Gouvernement sur ce point.
3. Conclusion
104. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
105. Les requérants soutiennent que la durée de leur détention n’est pas celle avancée par le Gouvernement. Ils indiquent que, même si le centre Vial est devenu une structure ouverte à partir du 21 avril 2016, la durée légale de leur détention a été de six mois (elle a pris fin le 21 septembre 2016, date d’expiration de la période prévue par l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005 ainsi que par la décision du 24 mars 2016 ayant ordonné la détention). Les requérants ajoutent que ni la décision du 21 mars 2016 ordonnant leur détention ni celle du 24 mars 2016 la prolongeant n’avaient de base légale en droit interne. Ils arguent que le risque de fuite invoqué par les autorités de police n’était pas réel et que celles-ci se sont fondées sur des considérations générales qui, selon eux, n’étaient pas pertinentes dans leur cas particulier. En outre, à leurs yeux, la procédure d’expulsion au sens de l’arrêt Chahal c. Royaume-Uni (15 novembre 1996, § 113, Recueil 1996-V) a pris fin le 4 avril 2016, date de leur demande d’asile, indépendamment du fait que la suspension de l’exécution de l’expulsion a été décidée le 7 mai 2016. Enfin, ils estiment que le lieu et le régime de leur détention n’avaient pas de lien avec le motif invoqué pour justifier la privation de liberté (Saadi, précité, §§ 67 et 74, CEDH 2008).
106. Le Gouvernement soutient que les décisions concernant la détention des requérants ont été prises de façon individualisée et motivée, sur le fondement du dispositif législatif grec et européen, et que la détention des intéressés a été de courte durée. Il expose, d’une part, que celle-ci était tout d’abord fondée sur la loi no 3385/2005 et qu’elle tendait à empêcher les requérants de demeurer illégalement sur le territoire grec et à assurer leur expulsion éventuelle. Il indique, d’autre part, que la détention des requérants a été ordonnée dans le cadre de la mise en œuvre de la Déclaration UE‑Turquie du 18 mars 2016, prévoyant le renvoi en Turquie, à compter du 20 mars 2016, de tous les migrants en situation irrégulière passés de la Turquie à la Grèce.
107. Le Gouvernement indique en outre que, pour la Commission européenne, qui se serait référée à la « Déclaration UE-Turquie » et à la question de l’hébergement des étrangers dans l’attente de leur renvoi en Turquie, les migrants en situation irrégulière pouvaient être détenus dans des structures fermées, sous réserve de l’application de la législation européenne et, notamment, de la directive 2008/115 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, en particulier de son article 15, qui aurait prévu la rétention de ces derniers (paragraphe 31 ci‑dessus).
2. Appréciation de la Cour
108. La Cour rappelle que la faculté pour les États de placer en détention des candidats à l’immigration ayant sollicité – par le biais d’une demande d’asile ou autrement – l’autorisation d’entrer dans le pays est un corollaire indispensable du droit dont jouissent les États de contrôler souverainement l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire (Chahal, précité, § 73, et Saadi, précité, § 64).
109. Elle rappelle aussi que, en matière de régularité d’une détention, y compris d’observation des voies légales, la Convention renvoie pour l’essentiel à l’obligation d’observer les normes de fond comme de procédure de la législation nationale, mais qu’elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 de la Convention : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi d’autres, Chahal, précité, § 118, Čonka c. Belgique, no 51564/99, § 39, CEDH 2002-I, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 91, 15 décembre 2016).
110. Pour ne pas être taxée d’arbitraire, la mise en œuvre d’une mesure de détention doit répondre à certains critères. La détention doit se faire de bonne foi ; elle doit aussi être étroitement liée au but poursuivi par la détention ; en outre, le lieu et les conditions de détention doivent être appropriés, car une telle mesure s’applique non pas à des auteurs d’infractions pénales mais à des étrangers qui, craignant souvent pour leur vie, fuient leur propre pays ; enfin, la durée de la détention ne doit pas excéder le délai raisonnable nécessaire pour atteindre le but poursuivi (Saadi, précité, § 74, et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 164, CEDH 2009).
111. La Cour relève d’emblée que, selon le droit interne pertinent, la détention des migrants en situation irrégulière s’applique seulement dans les cas où sa nécessité est avérée. L’article 76 de la loi no 3386/2005 prévoit la détention d’un étranger en voie d’expulsion lorsqu’il risque de fuir, lorsqu’il représente une menace pour l’ordre public ou encore lorsqu’il fait obstacle à la préparation de son éloignement. L’article 30 de la loi no 3907/2011, qui transpose en droit grec l’article 15 de la directive 2008/115/CE, dispose que les ressortissants des pays tiers qui font l’objet d’une procédure de renvoi sont détenus aux fins de la préparation du renvoi et du déroulement de la procédure y relative lorsque d’autres mesures moins restrictives ne peuvent pas être appliquées. Chaque cas fait l’objet d’un examen individualisé et la détention est maintenue pendant la période strictement nécessaire aux besoins de la procédure de renvoi, qui doit être conduite avec diligence (paragraphes 30-31 ci-dessus). Enfin, les demandeurs d’asile peuvent être détenus exceptionnellement et dans les conditions prévues par la loi (article 12 du décret no 113/2013, supprimé par la loi no 4375/2016, et article 46 de la loi no 4375/2016 – paragraphe 35 ci-dessus).
112. La Cour estime que la situation litigieuse tombe sous le coup de l’alinéa f) de l’article 5 § 1 de la Convention et qu’elle trouve un fondement en droit interne. Elle considère que la détention des requérants avait pour but de les empêcher de séjourner de façon irrégulière sur le territoire grec, de garantir leur éventuelle expulsion, et de les identifier et de les enregistrer dans le cadre de la mise en œuvre de la Déclaration UE-Turquie. Par conséquent, elle juge que la bonne foi des autorités compétentes ne peut pas être mise en question en l’espèce.
113. En l’espèce, la Cour note que la privation de liberté des requérants était fondée sur l’article 76 de la loi no 3386/2005 et qu’elle visait d’abord à garantir la possibilité de procéder à leur expulsion. La détention provisoire, initialement ordonnée le 21 mars 2016, a été prolongée par les décisions du 24 mars 2016 qui ordonnaient l’expulsion des intéressés et leur détention pour une période ne pouvant dépasser six mois, selon les dispositions législatives relatives à la procédure d’expulsion administrative. Par la suite, les requérants ont été soumis à la procédure d’accueil et d’identification dans le centre Vial conformément aux dispositions de la loi no 4375/2016 entrée en vigueur le 3 avril 2016. Pour les besoins de cette procédure et en application de l’article 14 § 2 de cette loi, le responsable du centre Vial a ordonné, par des décisions du 19 avril 2016, une restriction à la liberté de mouvement des requérants pour une période de quinze jours à compter du 15 avril 2016. La Cour relève que le Gouvernement reconnaît que ces décisions n’ont pas été notifiées aux requérants, car les autorités n’avaient pas pu les localiser à l’intérieur du centre (paragraphe 12 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, le centre était transformé en centre semi-ouvert à compter du 21 avril 2016, ce qui permettait aux personnes s’y trouvant de sortir pendant toute la journée et de n’y rentrer que pour la nuit.
114. S’agissant de la durée de la détention, la Cour relève donc que les requérants ont été effectivement détenus pour une période d’un mois, à savoir du 21 mars au 21 avril 2016. Elle indique qu’un tel délai ne doit pas, en principe, être considéré comme excessif pour l’accomplissement des formalités administratives susmentionnées.
115. Quant à la demande d’asile formulée par les requérants, la Cour relève qu’il ressort du droit interne que, si une demande suspend l’exécution de la mesure d’expulsion, elle ne suspend pas celle de la détention ; le droit interne impose seulement que la demande d’asile soit examinée avec une priorité absolue. Or, en l’espèce, les requérants ont été libérés un mois et dix jours après avoir exprimé leur souhait de demander l’asile et un mois après leur enregistrement (paragraphes 11 et 13 ci-dessus).
116. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la détention des requérants n’était pas arbitraire et que l’on ne saurait considérer qu’elle n’était pas « régulière » au sens de l’article 5 § 1 f) de la Convention.
Elle estime qu’il n’y a donc pas eu violation de cette disposition en l’espèce.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 2 DE LA CONVENTION
117. Les requérants se plaignent également de n’avoir reçu aucune information sur les raisons de leur détention, ni dans leur langue maternelle ni dans une autre langue. Ils dénoncent une violation de l’article 5 § 2 de la Convention, aux termes duquel :
« Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle. »
A. Sur la recevabilité
118. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
119. Les requérants déclarent que ni les responsables du centre Vial, ni le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés ni une autre autorité ne leur a remis de brochure d’information ou communiqué des informations spécifiques concernant les raisons de leur arrestation. Ils précisent qu’avoir fait leur demande d’asile ne signifie pas pour autant qu’ils disposaient d’informations sur les raisons de leur arrestation.
120. Le Gouvernement soutient en revanche que les requérants ont reçu une brochure d’information dans une langue qu’ils comprenaient et qu’ils ont été ainsi informés des raisons de leur détention avant l’émission de la décision ordonnant celle-ci. Il déclare que le personnel du service d’accueil et d’identification ainsi que le bureau du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés assument l’obligation d’informer les nouveaux arrivants dans les hotspots de leurs droits et obligations et de leur indiquer comment accéder à la procédure d’asile. Selon le Gouvernement, ce même personnel distribue des brochures d’information de nature juridique et, par la suite, les étrangers qui le souhaitent peuvent s’adresser aux avocats de l’ONG Metadrasi, dont le nombre aurait été augmenté après l’entrée en vigueur de la « Déclaration UE‑Turquie ».
121. La Cour rappelle que l’article 5 § 2 de la Convention énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit savoir pourquoi elle a été privée de liberté. Cette garantie oblige à informer une telle personne, dans un langage simple accessible pour elle, des raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté afin qu’elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu de l’article 5 § 4 de la Convention. Ladite personne doit bénéficier de ces renseignements « dans le plus court délai », mais l’agent des forces de l’ordre qui procède à son arrestation peut ne pas les lui fournir en entier sur-le-champ. Pour déterminer si cette personne en a obtenu suffisamment et suffisamment tôt, il faut avoir égard aux particularités de l’espèce (Čonka, précité, § 50, et Rupa c. Roumanie (no 1) (déc.), no 58478/00, § 119, 14 décembre 2004).
122. Dans la présente cause, la Cour ne doute pas que, si les requérants pouvaient éventuellement savoir qu’ils étaient entrés de manière irrégulière sur le territoire grec, ils pouvaient ne pas savoir qu’ils tombaient sous le coup de la « Déclaration UE-Turquie » qui avait été conclue la veille de leur arrestation et en vertu de laquelle ils étaient sujets à un renvoi vers la Turquie à la suite d’une procédure impliquant une détention ou une restriction de liberté, selon les dispositions de l’article 14 de la loi no 4375/2016.
123. À supposer même que les requérants aient reçu une brochure d’information semblable à celle jointe par le Gouvernement à ses observations, la Cour note que le contenu de ladite brochure n’était pas de nature à éclairer suffisamment les intéressés ni sur les raisons de leur arrestation ni sur les recours dont ils disposaient. Elle constate que la brochure susmentionnée indique notamment que la personne à laquelle elle s’adresse n’est pas entrée légalement sur le territoire, qu’elle peut engager un avocat à ses propres frais après avoir consulté les autorités de police, qu’elle peut s’adresser à un officier de police pour de plus amples informations, et, plus précisément : « formuler des objections en vue de la décision relative à l’expulsion dans un délai de quarante-huit heures », « introduire un recours contre la décision d’expulsion dans un délai de cinq jours à compter de la signification de celle-ci devant le secrétaire général de la région » et « formuler des objections concernant [sa] détention devant le président du tribunal administratif ».
124. La Cour note que les informations contenues dans la brochure en question ne sauraient s’analyser en une information dans un langage simple et accessible pour les requérants, sur les raisons juridiques et factuelles de leur privation de liberté afin qu’ils puissent en discuter la légalité devant un tribunal en vertu de l’article 5 § 4 de la Convention.
Elle estime qu’il y a donc eu en l’espèce violation de l’article 5 § 2 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
125. Les requérants se plaignent de leurs conditions de détention dans le centre Vial. Ils dénoncent à cet égard une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
126. Le Gouvernement réitère les exceptions qu’il a soulevées quant au grief relatif à l’article 5 § 1 de la Convention.
127. La Cour renvoie à ses conclusions énoncées aux paragraphes 83 et 99 ci-dessus. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Arguments des requérants
128. Les requérants renvoient à leur version des conditions de vie dans le centre Vial.
129. Plus précisément, ils indiquent que, lorsqu’ils sont arrivés à Chios, le 21 mars 2016, le centre Vial hébergeait 1 251 personnes, soit environ 10 % de plus que sa capacité officielle de 1 100 personnes. Ils ajoutent que, le 1er mai 2016, le centre Vial hébergeait un nombre de personnes équivalent au double de cette capacité et que, le 18 septembre 2016, lorsque le premier requérant l’a quitté, ce nombre atteignait 3 591, selon les informations fournies par le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés. Aux yeux des requérants, l’argument selon lequel l’île de Chios ne disposait pas des infrastructures suffisantes et qu’elle n’était pas préparée pour accueillir un nombre si important de réfugiés ne peut être utilisé pour dispenser le Gouvernement de ses responsabilités en vertu de la Convention, car, même en temps de crise, l’article 15 § 2 de la Convention n’autorise aucune dérogation à l’article 3.
130. Les requérants estiment que la question de savoir si l’article 3 de la Convention a été violé doit être examinée sur la base de faits réels et non sur celle des décisions ministérielles fournies par le Gouvernement, lesquelles indiquent, selon eux, non pas à quoi ressemblent réellement les conditions de détention dans les centres d’accueil et d’identification, mais à quoi elles devraient ressembler.
b) Arguments du Gouvernement
131. Le Gouvernement renvoie à sa version des conditions de vie dans le centre Vial.
132. Il soutient que les allégations des requérants concernant leurs conditions de détention sont vagues et non prouvées. Il indique que les requérants, se prévalant du rapport de Human Rights Watch, font référence de façon abstraite à une quantité insuffisante de nourriture distribuée et à la mauvaise qualité de celle-ci, au caractère inapproprié des installations sanitaires, au manque de propreté, à des coupures d’eau et à une absence de soins médicaux et d’assistance juridique, mais qu’ils ne donnent pas les précisions permettant d’estimer le degré de gravité des manques et des problèmes allégués.
133. Le Gouvernement indique en outre que plus de 1 000 migrants sont arrivés sur l’île de Chios les 21 et 22 mars 2016, et que les flux de réfugiés ont continué à croître pendant les mois suivants. Il plaide que ces arrivées massives ont revêtu un caractère extraordinaire sur une île qui n’avait pas, selon lui, les infrastructures nécessaires pour accueillir un si grand nombre de personnes. Se prévalant des conclusions de la Cour dans l’arrêt Khlaifia et autres (précité), le Gouvernement admet que quelques dysfonctionnements et problèmes ont inévitablement eu lieu et qu’ils étaient dus au grand nombre d’arrivants sur l’île de Chios, mais il estime qu’ils n’ont pas dépassé un seuil de gravité qui permettrait de conclure que les requérants ont fait l’objet d’un traitement dégradant. Il ajoute qu’il faut aussi tenir compte du caractère de structure ouverte du centre Vial et de la possibilité offerte aux requérants d’aller et venir à l’intérieur et à l’extérieur de celui-ci. Il considère enfin que les doléances des requérants relatives aux désagréments liés à la surpopulation se focalisent sur un mauvais état des sanitaires et des toilettes.
2. Les tiers intervenants
a) Le Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme
134. Le Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme déclare que la situation en Grèce a été l’objet de nombreux examens par différents organes établis par les conventions des Nations unies en matière de droits de l’homme. Il indique que, en avril 2016, le bureau du Haut-Commissaire a visité plusieurs centres d’accueil en Grèce, dont ceux de Chios, et que les migrants interrogés à cette occasion ont fait état de conditions de vie inappropriées et d’une insuffisance de la nourriture et des soins médicaux. Il indique encore que, en août 2016, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a exprimé sa préoccupation concernant la détention des migrants pour des périodes dépassant la limite maximale de la rétention administrative et qu’il a demandé à la Grèce d’améliorer les conditions de vie des migrants dans les centres d’accueil et d’identification, notamment en leur assurant des soins médicaux, une nourriture suffisante ainsi que des services d’interprétation et de soutien social. Il ajoute que des constats analogues avaient déjà été faits en octobre 2015 par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies et que, en novembre 2016, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a constaté le caractère inadéquat des conditions de détention des migrants et demandeurs d’asile dans les centres en raison des conditions d’hygiène et de l’accès limité à la nourriture et aux soins médicaux.
b) Le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés
135. Le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés déclare que, après l’entrée en vigueur de la « Déclaration UE-Turquie », les conditions de vie dans tous les centres d’accueil et d’identification se sont rapidement détériorées en raison du surpeuplement et de l’insuffisance des infrastructures et des services. Il expose que l’absence d’administration stable et l’insuffisance du personnel d’encadrement ont aggravé la situation, notamment dans les centres des îles de Chios, de Samos et de Lesbos. Il indique avoir, comme la plupart des organisations humanitaires, suspendu certaines de ses activités dans ces structures fermées, mais avoir maintenu sa présence afin de fournir des informations aux réfugiés sur la procédure d’asile, de repérer ceux qui avaient des besoins particuliers et d’assurer une surveillance protectrice.
3. Appréciation de la Cour
136. En ce qui concerne les principes généraux concernant l’application de l’article 3 de la Convention dans des affaires soulevant des questions similaires à celles posées par la présente et relatives, notamment, aux conditions de privation de liberté d’immigrés potentiels et de demandeurs d’asile dans des centres d’accueil ou de rétention, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière (voir, en particulier, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 223-234, CEDH 2011, Tarakhel c. Suisse ([GC], no 29217/12, §§ 93-122, CEDH 2014, S.D. c. Grèce, no 53541/07, §§ 49-54, 11juin 2009, Tabesh c. Grèce, no 8256/07, §§ 3844, 26 novembre 2009, Rahimi c. Grèce, no 8687/08, §§ 63-86, 5 avril 2011, et, en dernier lieu, Khlaifia et autres, précité, §§ 158-177).
137. La Cour rappelle aussi sa jurisprudence selon laquelle, eu égard au caractère absolu de l’article 3 de la Convention, les facteurs liés à un afflux croissant de migrants ne peuvent pas exonérer les États contractants de leurs obligations au regard de cette disposition (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 223, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, §§ 122 et 176, CEDH 2012), qui exige que toute personne privée de sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa dignité humaine. À cet égard, même un traitement infligé sans l’intention d’humilier ou de rabaisser la victime, et résultant, par exemple, de difficultés objectives liées à la gestion d’une crise migratoire, peut être constitutif d’une violation de l’article 3 de la Convention (Khlaifia et autres, précité, § 184).
138. Certes, comme l’affirme le Gouvernement, la Cour relève que les faits de la présente affaire se situent dans une période pendant laquelle la Grèce a connu une augmentation exceptionnelle et brutale des flux migratoires. À n’en pas douter, l’arrivée massive de migrants a créé pour les autorités grecques des difficultés de caractère organisationnel, logistique et structurel. Selon les informations fournies par le Gouvernement, pendant les premières semaines de la mise en œuvre de la « Déclaration UE-Turquie », 1 740 migrants arrivaient quotidiennement dans les îles grecques de l’est de la mer Égée. Plus particulièrement, en ce qui concerne l’île de Chios, 1 593 migrants sont arrivés entre le 20 mars 2016 et le 1er avril 2016, et 1 424 autres entre le 2 avril 2016 et le 16 mai 2016 (paragraphes 37-38 cidessus). Cette réalité et la surcharge subie par les structures d’accueil et d’identification sur les îles ont été reconnues par la Commission européenne dans son rapport du 20 avril 2016, qui préconisait une série des mesures devant permettre aux autorités grecques de faire face à cette situation exceptionnelle (paragraphes 40-41 ci-dessus).
139. Cela étant, la Cour note que la situation d’urgence sur les îles précitées et les défis auxquels les autorités ont dû faire face ne sont ni niés ni occultés par le Gouvernement. Tout en précisant que la capacité du centre Vial s’élève à 1 100 personnes, le Gouvernement a fourni lui-même l’évolution de l’occupation de celui-ci à compter du 21 mars 2016 (paragraphe 27 ci-dessus).
140. La Cour constate d’abord que plusieurs ONG ont visité les lieux (paragraphes 43-53 et 56-58 ci-dessus) et ont confirmé dans leurs rapports certaines des allégations des requérants sur l’état général du centre Vial.
141. Plus précisément, elle note que le Conseil hellénique pour les réfugiés, qui a visité le centre Vial les 30 et 31 mars 2016, a constaté que le régime de détention instauré après le 18 mars 2016, combiné avec le manque total de préparation de la gestion des arrivées des migrants et du départ du Conseil norvégien pour les réfugiés, qui, dans la pratique, gérait le centre, avait créé une situation chaotique (paragraphe 46 ci-dessus). Plusieurs migrants dormaient sur des cartons ou de petits tapis par terre. Plusieurs douches et toilettes ne fonctionnaient pas et la nourriture était insuffisante (paragraphes 48-50 ci-dessus).
142. L’ONG Human Rights Watch, qui a visité le centre Vial les 7 et 8 avril 2016, a procédé aux mêmes constats (paragraphe 57 ci-dessus). De son côté, la Commission nationale pour les droits de l’homme constatait l’existence de violations de facto des droits des migrants aux motifs que ceux-ci étaient placés en détention de manière massive et sans discernement dans les îles de l’est de la mer Égée, qu’ils rencontraient des obstacles à leur accès effectif et rapide aux procédures d’asile et que leurs conditions de séjour et leurs conditions sanitaires étaient inadéquates (paragraphe 44 ci-dessus). Enfin, le Représentant spécial du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pour les migrations et les réfugiés notait que, peu de temps après sa visite au centre Vial, en mars 2016, celui-ci avait vu sa capacité d’accueil dépassée et que les autorités y avaient très rapidement perdu le contrôle de la situation (paragraphe 55 ci-dessus).
143. La Cour rappelle que, dans l’arrêt Khlaifia et autres (précité), la Grande Chambre avait décidé de garder à l’esprit, parmi d’autres facteurs, que les difficultés et les désagréments indéniables que les requérants avaient dû endurer découlaient dans une mesure significative de la situation d’extrême difficulté à laquelle les autorités italiennes avaient dû faire face à l’époque litigieuse (idem, § 185). Sur la base de ces considérations, elle avait conclu que les conditions régnant au centre d’accueil de Lampedusa n’avaient pas atteint le seuil de gravité requis pour être qualifiées d’inhumaines ou de dégradantes.
144. À cet égard, la Cour constate que le CPT qui s’est rendu à deux reprises en 2016 aux hotspots des îles de la mer Égée du nord n’était pas particulièrement critique des conditions régnant dans le centre Vial, notamment en ce qui pouvait concerner la situation des requérants. Ses critiques se concentrent surtout sur des problèmes liés aux soins médicaux dispensés à l’intérieur du centre et à l’hôpital de Chios, au manque d’informations adéquates sur les droits des détenus et demandeurs d’asile et à l’absence d’assistance juridique, ainsi que la mauvaise qualité d’eau potable et de la nourriture fournie. Or, il ressort du dossier que ces problèmes n’étaient pas de nature à affecter outre mesure les requérants sur le plan de l’article 3 de la Convention. Par ailleurs, ni le CPT, ni les ONG, ni les parties ne fournissent des informations sur la surpopulation alléguée dans le centre ni n’indiquent, par exemple, le nombre des mètres carrés disponible dans les conteneurs en général ou dans le conteneur occupé par les requérants.
145. La Cour note en outre que la détention des requérants dans les conditions qu’ils dénoncent dans ce centre se caractérise par sa brièveté : si les requérants ont été placés dans le centre Vial le 21 mars 2016, celui-ci est devenu une structure semi-ouverte le 21 avril 2016, ce qui permettait aux requérants de quitter le centre pendant toute la journée et d’y revenir la nuit.
146. Les requérants ayant été réellement détenus pendant une période de trente jours, la Cour estime que le seuil de gravité requis pour que leur détention soit qualifiée de traitement inhumain ou dégradant n’a pas été atteint.
147. Partant, elle juge qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION
148. En sus des violations alléguées, le premier requérant se plaint pour la première fois dans les observations formulées en réponse à celles du Gouvernement, d’une violation de l’article 34 de la Convention à son égard. Il indique que, le 17 octobre 2016, il a été convoqué au département de police de Chios où des questions lui auraient été posées sur la requête introduite devant la Cour le 19 avril 2016 ainsi que sur ses contacts et sa correspondance avec son avocat. Il soutient que sa convocation par la police concernant la requête introduite devant la Cour et l’interrogatoire qu’il aurait subi à ce propos ont eu un effet intimidant sur lui et que ces événements ne peuvent être interprétés que comme une tentative de le dissuader de poursuivre sa requête.
149. Le Gouvernement soutient que les allégations du premier requérant sont infondées et arbitraires. Il déclare que, en établissant les faits de la présente affaire, il a estimé nécessaire de vérifier la durée du séjour des requérants dans le centre Vial et l’endroit dans lequel ceux-ci se seraient trouvés après leur départ du centre Vial. Il expose que c’est uniquement pour cette raison que le premier requérant a été convoqué au département de police. Il déclare ne pas comprendre en quoi une telle conversation avec un policier, en présence d’un interprète, a pu intimider le requérant. Il dit qu’il ne ressort d’aucun élément du dossier que le requérant a été gêné dans l’exercice effectif de son droit de recours individuel et que, au contraire, les autorités grecques facilitent l’exercice de ce droit par toute personne se trouvant sur le territoire et, en particulier, par des migrants en situation irrégulière qui sont dans des centres de détention et d’accueil.
150. La Cour a souligné à maintes reprises qu’il n’est en principe guère approprié que les autorités d’un État défendeur entrent en contact direct avec un requérant au sujet de l’affaire dont celui‑ci l’a saisie (Konstantin Markin c. Russie [GC] no 30078/06, § 160, CEDH 2012, Riabov c. Russie, no 3896/04, §§ 59‑65, 31 janvier 2008, Akdeniz et autres c. Turquie, no 23954/94, §§ 118‑121, 31 mai 2001, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 169‑171, Recueil 1998‑VIII, et Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, § 105, Recueil 1998‑IV). Un questionnement par les autorités locales peut très bien être interprété par le requérant comme une tentative d’intimidation (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 131‑133, CEDH 1999‑IV).
151. Parallèlement, la Cour réaffirme qu’il ne s’agit pas de considérer toute enquête de la part des autorités au sujet d’une requête pendante devant elle comme une mesure d’intimidation. Par exemple, dans certaines affaires portant sur l’interrogatoire d’un requérant par les autorités locales au sujet des circonstances à l’origine de sa requête, la Cour, en l’absence d’éléments de preuve attestant l’existence de pressions ou d’actes d’intimidation, n’a pas non plus jugé que le requérant avait été entravé dans l’exercice de son droit de recours individuel (Bagdonavicius et autres c. Russie, no 19841/06, § 126, 11 octobre 2016, Manoussos c. République tchèque et Allemagne (déc.), no 46468/99, 9 juillet 2002, Matyar c. Turquie, no 23423/94, §§ 158‑159, 21 février 2002).
152. Quant aux circonstances de l’espèce, la Cour relève qu’il ressort du document envoyé par le directeur de la police de Chios à l’agent du Gouvernement, daté du 19 octobre 2016, que la convocation du premier requérant et l’entretien qui a suivi n’a visé que la collecte, en vue de la préparation des observations du Gouvernement à la Cour, des renseignements sur le domicile des requérants après leur départ du centre Vial et sur la manière dont ceux-ci se sont fait représenter par un avocat allemand qui n’était pas présent sur l’île de Chios.
153. De l’avis de la Cour, rien n’indique que l’entretien en question ait été destiné à pousser les requérants à retirer ou à modifier leur requête ou à les gêner de toute autre manière dans l’exercice effectif de leur droit de recours individuel, ni qu’il ait eu un tel effet. Les autorités de l’État défendeur ne peuvent ainsi passer pour avoir entravé l’exercice par les requérants de leur droit de recours individuel. Dès lors, la Cour estime que l’État défendeur n’a pas manqué aux obligations qui lui incombaient au titre de l’article 34 de la Convention.
VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
154. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
155. Le premier requérant réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi en raison des violations alléguées des articles 3 et 5 de la Convention. Les deux autres requérants, arguant qu’ils sont restés plus longtemps que le premier requérant dans le centre Vial, sollicitent 18 000 EUR chacun au même titre.
156. Le Gouvernement estime que les prétentions des requérants sont excessives et infondées. Il soutient que le centre Vial a fonctionné en tant que structure ouverte à compter du 21 avril 2016. Il considère que l’éventuel constat de violation constituerait en soi une satisfaction suffisante.
157. La Cour rappelle qu’elle a conclu en l’espèce à la violation de l’article 5 § 2. Statuant en équité, elle octroie à chacun des requérants 650 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
158. Les requérants réclament également 7 140 EUR pour les frais et dépens qu’ils disent avoir engagés devant la Cour. Ils demandent que, si elle leur est accordée, cette somme, dont le montant correspond selon eux à quarante heures de travail (au taux horaire de 150 EUR) pour la rédaction de la requête et des observations ainsi que pour la recherche de jurisprudence, soit versée directement sur le compte bancaire indiqué par leur représentant.
159. Le Gouvernement estime que le montant réclamé est excessif et qu’il ne découle d’aucun accord conclu entre les requérants et leur représentant concernant le calcul des honoraires de ce dernier. Il indique que, compte tenu des conditions dans lesquelles l’avocat a pris contact avec les requérants, il pourrait être soutenu que celui-ci avait l’intention de leur fournir une assistance pro bono.
160. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu de sa jurisprudence, ainsi que du fait qu’elle a conclu à la violation s’agissant d’un seul des quatre griefs soulevés, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants la somme de 1 000 EUR pour la procédure devant elle. Elle accueille aussi la demande des intéressés concernant le versement direct de cette somme sur le compte bancaire de leur représentant.
C. Intérêts moratoires
161. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête irrecevable quant au grief tiré de l’article 5 § 1 concernant la période postérieure au 21 avril 2016 et la déclare recevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 2 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;
5. Dit que l’État défendeur n’a pas failli à ses obligations au titre de l’article 34 de la Convention ;
6. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 650 EUR (six cent cinquante euros), à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de leur représentant ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 janvier 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Abel CamposKristina Pardalos
GreffierPrésidente