PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE V.C. c. ITALIE
(Requête no 54227/14)
ARRÊT
STRASBOURG
1er février 2018
DÉFINITIF
01/05/2018
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire V.C. c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Guido Raimondi,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Ksenija Turković,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 décembre 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 54227/14) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet État, Mme V.C. (« la requérante »), a saisi la Cour le 23 juillet 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement de la Cour).
2. La requérante a été représentée par Mes S. Menichetti et C. Carrano, avocats à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par son co-agent, Mme M. L. Aversano.
3. Le 24 août 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. La requérante est née en 1997.
5. Après le décès de sa grand-mère, survenu en 2010, la requérante, à l’époque mineure, commença à manifester des signes de détresse. Ses parents demandèrent l’avis d’un psychiatre, qui souligna que leur fille souffrait d’instabilité émotionnelle, alternant des périodes de colère et des périodes d’excitation.
6. Le 19 avril 2013, la requérante participa à une fête où circulaient de la drogue et de l’alcool. La police arriva sur les lieux, saisit la drogue et l’alcool et vérifia l’identité des mineurs présents.
A. La procédure devant le tribunal pour enfants et le placement de la mineure
7. Le 23 avril 2013, le préfet de Rome informa le procureur près le tribunal pour enfants de la même ville (« le tribunal pour enfants ») de l’intervention policière effectuée le 19 avril 2013 et de la présence de la mineure V.C. sur les lieux objet de cette intervention. Une enquête pénale fut ouverte et le procureur près le tribunal pour enfants en fut informé.
8. Le 31 mai 2013, le procureur entendit les parents de V.C. Ces derniers relatèrent les difficultés manifestées par leur enfant et se déclarèrent inquiets pour elle, précisant à cet égard que leur fille se droguait et volait de l’argent à la maison. De plus, ils informèrent le procureur que, selon le psychiatre qui suivait la requérante, elle souffrait d’un trouble bipolaire et d’un trouble du déficit de l’attention dû à l’usage de stupéfiants et elle montrait également des signes d’une personnalité borderline et antisociale.
9. Par la suite, en juin 2013, les parents de V.C. informèrent le procureur qu’ils avaient découvert, sur le compte Facebook de leur fille, qu’un photographe avait pris contact avec celle-ci pour faire des photographies à caractère pornographique. Le Gouvernement soutient que, à cette occasion, les parents ont indiqué au procureur que leur enfant ne souhaitait pas se rendre dans un établissement spécialisé.
10. Le 5 juin 2013, le procureur entendit la mineure, qui déclara qu’elle avait commencé à consommer de la drogue à l’âge de douze ans et qu’elle avait depuis arrêté. L’intéressée indiqua s’opposer à son placement dans un établissement spécialisé ou dans une famille d’accueil.
11. Le 25 juin 2013, la mère de la requérante informa par téléphone le procureur que la situation ne s’était pas améliorée et que la requérante avait été contactée pour faire des photographies à caractère pornographique.
12. Le 2 juillet 2013, le procureur signala au tribunal pour enfants qu’il ressortait des déclarations des parents et des celles de la requérante, qui avait avoué avoir quitté l’école et avoir fait usage de drogue ainsi que des diagnostiques effectués par le psychiatre, que V.C. se trouvait dans une situation de danger aux motifs qu’elle ne fréquentait plus l’école et qu’il existait un risque qu’elle fût mêlée à un réseau de prostitution d’enfants, étant donné qu’elle avait était contactée pour faire des photos. Le procureur demanda donc au tribunal pour enfants d’ouvrir une procédure en urgence au sens de l’article 25 du décret royal no 1404 de 1934, de procéder au placement de la mineure dans un établissement spécialisé et de confier sa garde aux services sociaux.
13. Le 24 juillet 2013, le tribunal désigna un juge (giudice onorario) pour entendre la mineure, ses parents et les services sociaux, afin de vérifier l’environnement dans lequel l’enfant se trouvait et de prendre les mesures opportunes pour la protéger.
14. Le 14 octobre 2013, soit près de trois mois plus tard, le tribunal pour enfants convoqua les services sociaux, qui ne se présentèrent pas.
15. Le tribunal convoqua les parents de la mineure pour le 21 octobre 2013. Ceux-ci furent entendus en l’absence des services sociaux et, à cette occasion, ils affirmèrent que leur enfant ne voulait pas être entendue.
16. Le 24 octobre 2013, le procureur demanda au juge de confier la garde de la mineure aux services sociaux et de placer l’intéressée dans un établissement spécialisé.
17. Le 9 décembre 2013, le tribunal pour enfants, après avoir entendu les parents et avoir versé au dossier les conversations que la mineure, laquelle avait refusé d’être étendue, avait eues sur son compte Facebook, et compte tenu que les services sociaux ne s’étaient pas présentés à l’audience, décida qu’il était nécessaire de confier la garde de la requérante aux services sociaux et décida son placement, pour une période initiale de douze mois, dans un établissement spécialisé afin que la mineure, par le biais d’un projet spécifique, pût être aidée à rectifier son comportement, qualifié d’irrégulier, et ainsi retrouver une vie normale.
18. Le 11 décembre 2013, les services sociaux reçurent copie de la décision ainsi prise par le tribunal.
19. Le 17 décembre 2013 eut lieu le premier entretien entre les services sociaux et les parents de la mineure. Lors de cet entretien, ces derniers informèrent les services sociaux qu’il y avait un risque que leur fille fût mêlée à un réseau de prostitution et qu’une enquête pénale était en cours.
20. Le 18 décembre 2013, les services sociaux prirent contact avec le psychiatre qui suivait l’enfant, puis ils rencontrèrent celle-ci.
21. Le 19 décembre 2013, le procureur auprès du tribunal pénal informa le procureur auprès du tribunal pour enfants qu’une enquête pénale était en cours contre deux personnes pour exploitation de la prostitution de la requérante. Cette dernière avait été entendue les 4 et 9 décembre (voir paragraphe 48 ci-dessous).
Le procureur souligna qu’une arrestation des deux suspects était imminente et demanda au procureur auprès du tribunal pour enfants de l’informer des mesures prises pour l’exécution de la décision du tribunal pour enfants du 9 décembre 2013 (paragraphe 17 ci-dessus) étant donné que la requérante devait être entendue dans le cadre l’audience ad hoc (incidente probatorio) (voir paragraphe 51 ci‑dessous).
22. Le 20 décembre 2013, la requérante réaffirma ne pas vouloir être placée dans un établissement spécialisé.
23. En janvier 2014, elle donna cependant son consentement à son placement dans un établissement spécialisé.
24. Le 30 janvier 2014, les services sociaux prirent contact avec le service régional compétent en matière d’addiction à la drogue afin d’obtenir des renseignements sur la façon de procéder à un sevrage.
25. Dans la nuit du 30 au 31 janvier 2014, V.C. fut victime d’un viol (violenza sessuale) commis par deux personnes (voir paragraphe 54 ci-dessous). Le 31 janvier, la requérante se rendit à l’hôpital avec un officier de police et sa mère pour se faire examiner.
26. Le 6 février 2014, les services sociaux indiquèrent au tribunal pour enfants qu’ils avaient eu plusieurs entretiens avec les parents de V.C., ainsi qu’avec la psychologue et le psychiatre qui suivaient celle-ci. Ils l’informèrent également que la mineure avait accepté la proposition d’être placée dans un établissement spécialisé afin de suivre une cure de désintoxication.
27. Le 7 février 2014, les services sociaux furent informés de l’agression subie par la requérante.
28. Le 19 février 2014, la présidente du tribunal pour enfants demanda en urgence aux services sociaux de l’informer sur les mesures prises en faveur de la mineure. Elle souligna que, compte tenu de l’âge de cette dernière, il était encore possible d’obtenir un changement dans son comportement et qu’il fallait mettre en place un projet afin de la soustraire aux risques auxquels elle était exposée.
29. Le 25 février 2014, n’ayant reçu aucune information sur la situation de la mineure, le tribunal pour enfants demanda aux structures compétentes des services sociaux de préparer un rapport sur les mesures prises en faveur de l’intéressée.
30. Le 13 mars 2014, le service compétent en matière de santé mentale des mineurs informa le tribunal que la requérante avait été diagnostiquée comme étant asociale et toxicomane et qu’elle avait donné son accord à son placement dans un centre de soins (comunità terapeutica), et que, par conséquent, il avait demandé au centre V.L. de la prendre en charge.
31. Le 17 mars 2014, le service compétent en matière de toxicodépendances indiqua au tribunal pour enfants que la mineure n’avait pas donné son consentement à son placement et que, en tout état de cause, une expertise psychiatrique était nécessaire avant de procéder à celui-ci.
32. Le 27 mars 2014, les services sociaux demandèrent le placement temporaire de la mineure dans une maison d’accueil. Le 31 mars 2014, la maison d’accueil choisie signala qu’elle n’avait pas de places disponibles.
33. Par un rapport du 3 avril 2014, le service compétent en matière de toxicodépendances informa le tribunal qu’il avait choisi un centre de soins où la mineure aurait pu suivre un parcours de réhabilitation.
34. Le 3 avril 2014, les parents de V.C. demandèrent au tribunal l’exécution de la décision du 9 décembre 2013, qui prévoyait le placement dans un établissement spécialisé afin d’aider la mineure. Ils demandèrent également qu’un curateur fût nommé et que le tribunal prît des mesures urgentes pour protéger leur fille.
35. Le 4 avril 2014, le tribunal pour enfants décida le placement immédiat de la mineure dans le centre de soins Karisma. Cette mesure prit effet le 14 avril 2014.
36. Le 2 juillet 2014, les éducateurs du centre Karisma observèrent que la mineure montrait un comportement difficile dû à une dépendance à la drogue et à l’alcool.
37. Le 19 décembre 2014, le centre de soins Karisma informa les services sociaux que les problèmes de la mineure persistaient et que ses infrastructures n’étaient pas adéquates pour y faire face, compte tenu de la toxicomanie de l’intéressée. Il demanda le transfert de la mineure dans un centre spécialisé compétent dans la prise en charge des mineurs addictifs aux drogues.
38. Les services sociaux ne répondirent pas à cette demande.
39. Le 7 septembre 2015, V.C. quitta le centre Karisma et retourna chez ses parents.
40. Le 22 octobre 2015, les services sociaux firent parvenir un rapport au tribunal pour enfants, dans lequel ils soulignaient que deux entretiens avaient eu lieu avec les parents de la requérante et qu’une expertise psychiatrique avait été menée. Selon l’expert, elle souffrait d’un trouble des capacités arithmétiques et il lui était préconisé de suivre une thérapie pharmacologique.
41. Le 19 mai 2016, le tribunal pour enfants tint une audience, à laquelle les services sociaux ne se présentèrent pas. La requérante fut entendue à cette occasion. Elle relata qu’elle avait recommencé à fréquenter l’école et qu’elle était encore suivie par les services sociaux. Elle indiqua qu’elle avait de nouveaux amis et qu’elle regardait positivement la période passée dans le centre de soins.
42. Le 1er juin 2016, le parquet donna un avis favorable à la continuation du projet mis en place. À cet égard, la requérante affirme qu’aucun projet n’avait en réalité été mis en place.
43. Le 22 décembre 2016, le tribunal pour enfants convoqua deux représentants des services sociaux afin d’être mis au courant de la situation de la mineure. Selon les services sociaux, celle-ci allait mieux et, par conséquent, leur intervention n’était plus nécessaire.
44. Le 10 janvier 2017, le procureur donna un avis favorable à la clôture de la procédure ouverte sur le fondement de l’article 25 du décret royal no 1404 de 1934.
45. Par une décision du 17 janvier 2017, le tribunal clôtura ladite procédure.
B. La procédure pénale concernant le réseau de prostitution
46. Une enquête sur le réseau de prostitution fut ouverte en avril 2013 ; elle prit fin en décembre 2013.
47. Le 25 septembre 2013, le procurateur auprès du tribunal pour enfants signala la situation de la mineure au procureur auprès du tribunal pénal de Rome.
48. La mineure fut entendue les 4 et 9 décembre 2013 dans le cadre de l’enquête pénale. Elle déclara s’être prostituée pour le compte de deux personnes.
49. Le 16 janvier 2014 et le 6 février 2014, deux suspects furent arrêtés.
50. Le 21 janvier 2014, le ministère public entendit à nouveau la requérante.
51. Le 26 mars 2014, dans le cadre de l’audience ad hoc (incidente probatorio), la requérante réitéra qu’elle s’était prostituée pour le compte des deux suspects entre août et décembre 2013.
52. Le 17 novembre 2014, le tribunal de Rome condamna les deux suspects respectivement à cinq ans de réclusion et à quatre ans de réclusion pour proxénétisme et à indemniser la requérante, qui s’était constituée partie civile. Selon les juges, les deux coupables avaient exercé une pression sur la requérante pour qu’elle se prostitue, ils avaient tiré profit de la prostitution de la requérante qui était mineure et ils en avaient partagé les gains. Dans sa décision, le tribunal indiqua que la mineure avait été victime d’exploitation sexuelle d’août à décembre 2013 et que les coupables avaient connaissance de son âge.
Le 4 février 2016, la cour d’appel confirma la condamnation.
53. La requérante indique ne pas avoir perçu la somme octroyée par les juridictions à titre d’indemnisation.
C. La procédure pénale concernant le viol de la requérante
54. Une enquête pour viol en réunion (violenza sessuale di gruppo) sur la requérante dans la nuit du 30 au 31 janvier 2014, fut ouverte à l’encontre de deux suspects. L’audience préliminaire fut fixée au 6 novembre 2015 devant le tribunal de Rome. Il ressort du dossier qu’une autre audience s’est tenue le 16 février 2016 et que la procédure semble être encore pendante.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
55. Le décret royal no 1404 du 20 juillet 1934, converti en la loi no 835 de 1935, a institué les tribunaux pour enfants. Cette loi a subi des modifications ultérieurement.
56. L’article 25 du décret royal de 1934 prévoit ce qui suit en cas de comportement irrégulier (irregolare condotta) d’un mineur :
« Lorsqu’un mineur manifeste une irrégularité dans sa conduite et dans son caractère, le procureur, le responsable des services sociaux, les parents, le tuteur, les organismes d’éducation, de protection et de soutien de l’enfance peuvent informer le tribunal pour enfants, lequel peut effectuer des enquêtes approfondies sur la personnalité du mineur et ordonner, par une décision motivée, la garde aux services sociaux et le placement dans un institut. »
L’article 25 bis dudit décret royal est ainsi libellé :
« L’officiel public qui vient à connaître du fait qu’un mineur se livre à la prostitution ou est victime de violences sexuelles doit informer le procureur près le tribunal pour enfants, lequel déclenche les procédures pour la protection de l’enfant et peut proposer au tribunal la nomination d’un curateur. Le tribunal pour enfants adopte les mesures nécessaires pour le soutien psychologique du mineur et pour sa réinsertion. En cas d’urgence, le tribunal peut procéder d’office. »
L’article 27 de ce même texte dispose ce qui suit :
« Au cas où le tribunal a ordonné la mesure prévue par l’article 25, un procès-verbal est rédigé. Le procès-verbal doit contenir les directives que l’enfant doit suivre (...) ; dans ledit document peut être ordonné l’éloignement du mineur du domicile familial et doit être indiqué le lieu dans lequel [celui-ci] doit vivre. (...)
Un membre des services sociaux doit contrôler la conduite du mineur et aider [celui-ci] à dépasser ses difficultés en se mettant en relation avec sa famille (...) Il doit en outre en référer de manière régulière au tribunal en fournissant des nouvelles détaillées sur le comportement du mineur et les personnes qui ont pris soin de lui (...) »
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITÉ
57. Le Gouvernement argue que la requérante n’a plus la qualité de victime. Il indique à cet égard que les autorités ont pris toutes les mesures nécessaires à sa protection en la plaçant dans un établissement spécialisé, où elle serait restée pendant un an, que les procédures pénales menées contre ses agresseurs ont été conduites à terme et que ses parents se sont constitués parties civiles.
58. En outre, le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes au motif que la procédure nationale était encore pendante au moment de l’introduction de la requête.
59. La requérante conteste la thèse du Gouvernement. Elle indique notamment que l’action des autorités a été ineffective et que ses griefs ne portent pas sur les procédures pénales menées contre les personnes poursuivies pour viol et proxénétisme.
60. La Cour estime d’emblée, à l’instar de la requérante, que les griefs de celle-ci ne portent pas sur les procédures pénales pour exploitation sexuelle et viol. S’agissant ensuite de l’exception du Gouvernement tirée du défaut de qualité de victime, la Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable à un requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 69 et suiv., série A no 51, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, Dalban c. Roumanie [GC], no [28114/95](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B), § 44, CEDH 1999-VI, et Jensen c. Danemark (déc.), no [48470/99](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B), CEDH 2001‑X). Cette règle vaut même si l’intéressé obtient satisfaction alors que la procédure est déjà engagée devant la Cour ; ainsi le veut le caractère subsidiaire du système des garanties de la Convention (voir, en particulier, Mikheyeva c. Lettonie (déc.), no [50029/99](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2250029/99%22%5D%7D), 12 septembre 2002). La question de savoir si une personne peut encore se prétendre victime d’une violation alléguée de la Convention implique essentiellement pour la Cour de se livrer à un examen ex post facto de la situation de la personne concernée (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no [36813/97](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B), § 181, CEDH 2006-V).
61. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour considère qu’il n’y a eu, dans la présente affaire, ni une reconnaissance implicite de l’existence d’une violation de la Convention ni un dédommagement pour la période pendant laquelle la requérante s’est trouvée dans une situation de vulnérabilité en attendant que les autorités prennent des mesures concrètes afin de la protéger.
62. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la requérante peut encore se prétendre victime d’une violation des articles 3, 8 et 13 de la Convention. Elle rejette donc l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard.
63. Quant à l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour note tout d’abord que la requérante a introduit sa requête le 23 juillet 2014, alors qu’elle était placée dans un établissement spécialisé, que ledit placement a pris fin en septembre 2015 et que la procédure a été clôturée en janvier 2017 (paragraphe 44 ci-dessus). Elle relève ensuite que la procédure en cause, prévue par le décret royal no 1404 du 20 juillet 1934, n’était pas susceptible d’offrir le redressement des griefs de la requérante portant sur l’inaction des services sociaux et sur le retard dans la mise en œuvre des mesures de protection. En outre, la Cour constate que les procédures pénales menées pour exploitation sexuelle et viol, qui se sont terminées en 2016 et en 2015 respectivement, ne font pas l’objet de la présente requête. Par conséquent, la Cour considère que la requête ne saurait être rejetée pour défaut d’épuisement des voies de recours internes, malgré le fait que la procédure prévue par le décret royal no 1404 du 20 juillet 1934 était pendante au moment de l’introduction de la requête. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.
64. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 et 8 DE LA CONVENTION
65. La requérante allègue que, bien que mineure et victime d’un réseau de prostitution, elle n’a pas bénéficié de toutes les mesures de protection nécessaires de la part des autorités italiennes. Elle invoque les articles 3 et 8 de la Convention, qui se lisent ainsi :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...) »
A. Arguments de la requérante
66. La requérante soutient que, bien que mineure et vulnérable, elle n’a pas bénéficié des mesures de protection nécessaires de la part de l’État. Les autorités n’auraient pas montré la diligence requise et n’auraient pas pris en compte les risques courus par elle. L’intéressée aurait été laissée sans protection, dans une situation vulnérable, à partir du 20 avril 2013, et ce jusqu’au jour de son placement dans le centre de soins Karisma le 14 avril 2014.
67. La requérante considère que sa protection était primordiale, et que le tribunal pour enfants et les services sociaux compétents l’ont laissée seule et sans défense pendant une certaine période. Elle précise que, au cours de la période ayant vu sa garde être confiée aux services sociaux, elle a souffert d’une absence de contrôle de la part de ces derniers et a été violée. Selon elle, le risque d’agression sexuelle était prévisible.
68. La requérante indique ensuite que ses parents ont demandé l’adoption d’une mesure de protection en juillet 2013, que l’audience devant le tribunal pour enfants a été fixée en octobre 2013 et que la décision sur sa garde et son placement a été prise en décembre 2013. Selon elle, il s’agit là d’un laps de temps très long.
Elle ajoute qu’elle a été victime d’exploitation sexuelle entre août et décembre 2013 et qu’elle a été violée en janvier 2014.
69. Selon la requérante, les autorités n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour sa vie dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance.
70. À cet égard, la requérante estime que les autorités sont restées passives. À ce sujet, elle précise que le tribunal pour enfants a ordonné son placement dix mois après la demande faite en ce sens par ses parents et que, une fois la décision adoptée, les services sociaux n’ont pas pris les mesures permettant de la placer rapidement dans un établissement spécialisé. Elle ajoute que le juge a dû demander à deux reprises aux services sociaux d’indiquer quelles mesures avaient été prises pour la protéger (paragraphes 28 et 29 ci-dessus).
71. La requérante indique également que, après son placement dans l’établissement spécialisé, les services sociaux se sont désintéressés de son sort. Ainsi, sa réintégration parmi ses proches aurait été exclusivement décidée par les éducateurs du centre de soins l’ayant accueillie ; les services sociaux n’auraient jamais exprimé aucun avis à ce sujet ; et, après son retour au domicile familial, ils ne se seraient pas occupés de son suivi.
72. La requérante estime que, conformément aux obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, les autorités auraient dû prendre des mesures urgentes. Elle précise que, bien au contraire, lesdites autorités l’ont laissée dans une situation de vulnérabilité alors qu’elles auraient eu connaissance du danger couru par elle. L’inertie des autorités dans un premier temps et celle des services sociaux dans un deuxième temps l’auraient ainsi privée de la protection requise.
73. Par conséquent, pour la requérante, les autorités n’ont pas respecté les obligations positives découlant des articles 3 et 8 de la Convention.
B. Arguments du Gouvernement
74. Le Gouvernement indique avoir adopté toutes les mesures nécessaires afin de trouver une solution dans la présente espèce. Il ajoute que, étant donné la complexité de la situation de la requérante, liée à différents problèmes relatifs entre autres à l’addiction de cette dernière à la drogue, il n’était pas facile de trouver un établissement spécialisé approprié à même d’assurer le suivi de la mineure.
75. Le Gouvernement affirme que, aussitôt le tribunal pour enfants prévenu, par les parents de la requérante, de l’exposition de celle-ci à des dangers, parmi lesquels le risque de tomber dans un réseau de prostitution de mineurs, une enquête pénale a été ouverte et les responsables des faits en cause ont été arrêtés en 2014.
Les autorités auraient donc pris toutes les mesures pour protéger la requérante et pour prévenir des mauvais traitements.
76. Quant à l’agression sexuelle subie par la requérante, le Gouvernement considère qu’elle ne pouvait pas être prévue par les autorités, et ce d’autant plus que, vivant avec ses proches au moment de la commission de cette infraction, la mineure n’aurait pas été exclusivement sous le contrôle de l’État.
77. Par conséquent, le Gouvernement estime que l’agression sexuelle subie par la requérante ne peut pas être considérée comme une conséquence du retard de l’administration dans l’exécution de la décision du tribunal pour enfants.
78. Il est d’avis que cette agression sexuelle était la conséquence d’un comportement imprévisible et que, de plus, les autorités ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour identifier les responsables et les renvoyer en jugement.
79. Le Gouvernement indique ensuite que l’octroi de la garde d’un enfant aux services sociaux n’est pas en soi une mesure de protection et qu’il doit être considéré comme une aide accordée à la famille, étant donné la nécessité d’obtenir le consentement du mineur avant de placer celui-ci dans un institut et de mettre en place une procédure thérapeutique de soutien. Il attire en particulier l’attention de la Cour sur la double finalité poursuivie par la mesure prévue par le décret royal no 1404 de 1934, converti en la loi no 835 de 1935 : cette mesure serait destinée, d’une part, à garantir le droit à l’éducation des enfants en difficulté et, d’autre part, à prévenir la délinquance juvénile.
80. Quant au grief tiré de l’article 8 de la Convention, le Gouvernement soutient que les autorités ont pris toutes les mesures nécessaires afin de protéger la mineure dès la prise de connaissance par elles des risques courus par cette dernière.
81. Il précise que les autorités ont entendu la requérante et ses parents plusieurs fois afin d’essayer de choisir la structure la plus apte à prendre en charge l’intéressée et que plusieurs des structures pressenties n’étaient pas en mesure d’héberger celle-ci.
82. Le Gouvernement estime que les autorités ont pris toutes les mesures nécessaires, puisqu’elles auraient immédiatement ouvert une enquête pour exploitation sexuelle et auraient condamné les responsables de cette infraction et identifié les auteurs de l’agression sexuelle subie par la requérante. Se référant à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire O’Keeffe c. Irlande ([GC], no 35810/09, §§ 191-192, CEDH 2014 (extraits)), il affirme que le grief tiré de l’article 8 de la Convention ne soulève aucune question distincte de celle posée sous l’angle de l’article 3 de la Convention.
C. Appréciation de la Cour
1. Applicabilité de l’article 3 de la Convention
83. Pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. (idem, § 86), étant entendu que la circonstance qu’un traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (voir, entre autres, V. c. Royaume-Uni [GC], no [24888/94](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2224888/94%22%5D%7D), § 71, CEDH 1999‑IX). Doit également être pris en compte le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telles une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle (comparer, par exemple, avec Selmouni, précité, § 104 ; voir aussi, notamment, Gäfgen, précité, § 88) et l’éventuelle situation de vulnérabilité dans laquelle pourrait se trouver la victime (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 160, CEDH 2016)
84. En l’espèce, la Cour rappelle qu’il n’est pas contesté, dans le cas d’espèce, que la requérante se trouvait dans une situation de vulnérabilité : elle estime, par conséquent, que la requérante peut être considérée comme relevant de la catégorie des « personnes vulnérables » qui ont droit à la protection de l’État (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil 1998‑VI). À cet égard, elle prend acte des violences que la requérante a subies, ayant été victime d’exploitation sexuelle au cours de la période allant de fin août à décembre 2013 et d’un viol en janvier 2014. Elle relève, en outre, que les violences infligées à l’intéressée, qui se sont traduites par des atteintes corporelles et des pressions psychologiques, sont suffisamment graves pour atteindre le degré de gravité nécessaire pour relever de l’article 3 de la Convention et que, dès lors, cette disposition est applicable en l’espèce.
2. Applicabilité de l’article 8 de la Convention
85. La Cour relève que l’applicabilité de l’article 8 de la Convention n’est pas contestée entre les parties. Elle estime qu’il ne fait aucun doute que les violences subies par la requérante, qui portaient atteinte au droit de celle-ci au respect de son intégrité physique (M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 110, 15 novembre 2011), ont été source de perturbations dans le déroulement de la vie quotidienne de l’intéressée et ont porté atteinte à sa vie privée. En outre, elle rappelle avoir déjà jugé que l’intégrité physique et morale d’un individu est englobée dans la notion de vie privée, laquelle s’étend aussi aux relations des individus entre eux. Il paraît d’ailleurs n’y avoir aucune raison de principe de considérer la notion de « vie privée » comme excluant les atteintes à l’intégrité physique (M.C., précité § 150).
86. Il s’ensuit que cette disposition est applicable aux circonstances de l’espèce.
3. Conclusion
87. Compte tenu de ce qui précède ainsi que de la nature et de la substance des griefs exprimés par la requérante en l’espèce, la Cour estime qu’il convient de les examiner sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention.
4. Sur la violation des articles 3 et 8 de la Convention
a) Principes applicables
88. La Cour rappelle d’emblée que l’interdiction des traitements inhumains et dégradants est une valeur fondamentale des sociétés démocratiques (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], no [25803/94](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2225803/94%22%5D%7D), § 95, CEDH 1999-V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no [22978/05](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2222978/05%22%5D%7D), § 87, CEDH 2010, El-Masri c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine [GC], no [39630/09](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2239630/09%22%5D%7D), § 195, CEDH 2012, et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos [10865/09](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2210865/09%22%5D%7D), [45886/07](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2245886/07%22%5D%7D) et [32431/08](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2232431/08%22%5D%7D), § 315, CEDH 2014 (extraits)). Il s’agit également d’une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur même de la Convention (Bouyid c. Belgique [GC], no [23380/09](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2223380/09%22%5D%7D), §§ 81 et 89-90, CEDH 2015). L’interdiction en question a un caractère absolu, car elle ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation, et même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, quel que soit le comportement de la personne concernée (voir, notamment, Géorgie c. Russie (I) [GC], no [13255/07](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2213255/07%22%5D%7D), § 192, CEDH 2014 (extraits), Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos [32541/08](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2232541/08%22%5D%7D) et [43441/08](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2243441/08%22%5D%7D), § 113, CEDH 2014 (extraits), et Bouyid, précité, § 81).
89. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, précité, § 22, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no [29392/95](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2229392/95%22%5D%7D), §§ 73-75, CEDH 2001-V, E. et autres c. Royaume-Uni, no [33218/96](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2233218/96%22%5D%7D), 26 novembre 2002, et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003‑XII). Ces mesures doivent fournir une protection effective notamment s’agissant des enfants, qui sont particulièrement vulnérables, face à diverses formes de violence, et inclure des mesures raisonnables visant à empêcher les mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance ainsi qu’une prévention efficace mettant les mineurs à l’abri de formes aussi graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (voir, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil 1998-VIII, et E. et autres c. Royaume-Uni, no [33218/96](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2233218/96%22%5D%7D), § 88, 26 novembre 2002, Z et autres, précité, § 73, et M.P. et autres, précité, § 108). Pareilles mesures doivent viser à garantir le respect de la dignité humaine et la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant (C.A.S. et C.S. c. Roumanie, no 26692/05, § 82, 20 mars 2012, et Pretty c. Royaume-Uni, no [2346/02](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%222346/02%22%5D%7D), § 65, CEDH 2002‑III).
90. Eu égard aux difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et aux choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, il faut toutefois interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Pour que l’on puisse parler d’une obligation positive, il doit être établi que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance à l’époque de l’existence d’un risque réel et immédiat pour un individu identifié de subir des mauvais traitements du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles sont restées en défaut de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, des mesures qui auraient raisonnablement pu être réputées de nature à éviter ce risque. Une autre considération pertinente est la nécessité de s’assurer que la police exerce son pouvoir de juguler et de prévenir la criminalité en respectant pleinement les voies légales et autres garanties qui limitent légitimement l’étendue de ses actes d’investigations criminelles et de traduction des délinquants en justice, y compris les garanties figurant à l’article 8 de la Convention (Đorđević c. Croatie, no [41526/10](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2241526/10%22%5D%7D), §§ 139, CEDH 2012 et les citations qui y sont contenues).
91. Pour ce qui est de la protection de l’intégrité physique et morale d’un individu face à autrui, la Cour a déjà dit que les obligations positives qui pèsent sur les autorités – dans certains cas en vertu de l’article 2 ou de l’article 3 de la Convention, et dans d’autres cas en vertu de l’article 8, considéré seul ou combiné avec l’article 3 de la Convention – peuvent comporter un devoir de mettre en place et d’appliquer en pratique un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers (voir, parmi d’autres, Osman c. Royaume‑Uni, 28 octobre 1998, §§ 128-130, Recueil 1998‑VIII, Bevacqua et S. c. Bulgarie, no [71127/01](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2271127/01%22%5D%7D), § 65, 12 juin 2008, Sandra Janković c. Croatie, no [38478/05](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2238478/05%22%5D%7D), § 45, 5 mars 2009, A c. Croatie, no [55164/08](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2255164/08%22%5D%7D), § 60, 14 octobre 2010, et Đorđević, précité, §§ 141-143,).
92. Cela étant, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de se substituer aux autorités nationales et d’effectuer à la place de celles-ci un choix parmi le large éventail de mesures propres à garantir le respect des obligations positives que l’article 3 de la Convention leur impose (idem, § 165). Par ailleurs, en vertu de l’article 19 de la Convention et du principe voulant que le but de celle-ci consiste à garantir des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs, la Cour doit veiller à ce que les États s’acquittent correctement de leur obligation de protéger les droits des personnes placées sous leur juridiction (Sandra Janković, précité, § 46, et Hajduová c. Slovaquie, no [2660/03](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%222660/03%22%5D%7D), § 47, 30 novembre 2010). La question de l’adéquation de la réponse des autorités peut soulever un problème au regard de la Convention (Bevacqua et S., précité, § 79).
93. L’obligation positive de protéger l’intégrité physique de l’individu s’étend aux questions concernant l’effectivité d’une enquête pénale, ce qui ne saurait être limité aux seuls cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’État (M.C., précité, § 151,).
94. Cet aspect de l’obligation positive ne requiert pas nécessairement une condamnation mais l’application effective des lois, notamment pénales, pour assurer la protection des droits garantis par l’article 3 de la Convention (M.G. c. Turquie, no 646/10, § 80, 22 mars 2016).
95. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans l’obligation d’enquêter. Les mécanismes de protection prévus en droit interne doivent fonctionner en pratique dans des délais raisonnables permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes qui sont soumises aux autorités (Opuz c. Turquie, no 33401/02, §§ 150-151, CEDH 2009). En effet, l’obligation de l’État au regard de l’article 3 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retard inutile.
b) Application à l’espèce des principes susmentionnés
96. Dans la présente affaire, il ne fait aucun doute que les violences subies par la requérante, rentrent dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention et constituent une ingérence dans le droit de celle-ci au respect de son intégrité physique, tel que garanti par l’article 8 de la Convention.
97. La Cour doit rechercher si la législation et son application en l’espèce, associée à l’inaction alléguée des services sociaux, ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention.
98. La question principale qui se pose en l’espèce est donc de savoir si les autorités ont pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir les violences auxquelles la requérante était exposées et à protéger son intégrité physique.
99. La Cour va rechercher tout d’abord si les autorités compétentes étaient ou auraient dû être au fait de la situation de vulnérabilité de la requérante.
100. À cet égard, la Cour constate qu’il ressort du dossier que, dès avril 2013, les autorités avaient connaissance de la conduite irrégulière de la mineure, qui avait été trouvée en possession d’alcool et de drogue, puisque le procureur près le tribunal pour enfants avait été alerté de cette situation.
101. Elle note aussi que, en mai et juin 2013, les parents de la mineure ont informé les autorités de la situation de détresse dans laquelle se trouvait leur fille, qui souffrait d’un trouble bipolaire ainsi que d’un trouble du déficit de l’attention et montrait également des signes d’une personnalité borderline et antisociale (voir paragraphe 8 ci-dessus). Ils ont également évoqué, pièces à l’appui, le risque que celle-ci ne tombât dans un réseau de prostitution.
102. Au vu de ces éléments, la Cour est convaincue que les autorités nationales étaient à connaissance de la situation de vulnérabilité de la mineure et du risque réel et immédiat qu’elle encourait. Elle va donc rechercher si ces mêmes autorités ont, eu égard aux circonstances de l’espèce, pris toutes les mesures raisonnables pour protéger la requérante, et ce dès que les risques courus par celle-ci ont été portés à leur connaissance.
103. La Cour relève ainsi que les autorités ont immédiatement déclenché une enquête pénale, mais qu’aucune mesure de protection n’a été prise à l’égard de la requérante, qui, à l’époque, était âgée de quinze ans. En effet, bien que le procureur ait, dès le 2 juillet 2013 (paragraphe 12 ci–dessus), demandé l’ouverture d’une procédure urgente ainsi que le placement de la mineure dans un établissement spécialisé et l’octroi de sa garde aux services sociaux, le tribunal pour enfants a mis plus de quatre mois pour prendre une décision.
104. La Cour note également qu’il ressort de la procédure pénale relative au réseau de prostitution que, pendant la période en cause, la mineure a été victime d’exploitation sexuelle (paragraphe 52 ci-dessus) : la requérante était donc amenée à se prostituer et une partie de ses gains étaient dus aux agissements des deux membres du réseau de prostitution.
105. La Cour observe que, à la suite de la décision du tribunal pour enfants de décembre 2013, les services sociaux ont mis plus de quatre mois pour mettre en œuvre le placement de la mineure, nonobstant des demandes faites en ce sens par les parents de cette dernière et deux demandes d’information urgentes formulées par le tribunal pour enfants (paragraphes 28 et 29 ci‑dessus).
106. La Cour note que, dans l’intervalle, la mineure a été victime d’un viol (paragraphe 25 ci-dessus), qu’une enquête pénale pour viol en réunion a été ouverte à ce sujet, que les auteurs présumés de l’infraction ont été identifiés et que la procédure est pendante devant le tribunal de Rome (voir paragraphe 54 ci-dessus).
107. La Cour estime que, en ce qui concerne l’évaluation du respect par l’État de ses obligations découlant des articles 3 et 8 de la Convention, un poids considérable doit être donné aux efforts déployés par les services sociaux et/ou de protection de l’enfance afin de prendre les mesures pour protéger le mineur (voir, mutatis mutandis. M.P. et autres, précité, § 116).
108. En l’espèce, la Cour observe qu’il a fallu quatre mois au tribunal pour enfants, à compter du jour où il a eu connaissance de la situation difficile et dangereuse dans laquelle se trouvait la requérante, (voir paragraphe 12 ci-dessus) pour adopter les mesures de protection prévues par la loi et demandées par le procureur, alors que les risques que la mineure fût victime d’exploitation sexuelle étaient connus, étant donné qu’une enquête pénale était en cours et que les parents de la mineure avaient informé les autorités.
109. La Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel, à défaut de consentement de la mineure, le placement, dans un établissement, tel que ordonné par le tribunal dans sa décision du 9 décembre 2013 (voir paragraphe 17 ci-dessus), n’était pas possible. À supposer même que tel était le cas, la Cour note a cet égard que, si la mineure avait refusé d’être placée en décembre 2013 (paragraphe 22 ci-dessus), elle a donné son consentement en janvier 2014 (paragraphe 23 ci-dessus), soit trois mois avant son placement dans le centre Karisma (paragraphe 35 ci-dessus). La Cour en conclut que l’absence, à un moment donné, de consentement ne dispensait pas, à elle seule, l’État de prendre rapidement des mesures de protection d’un mineur adéquates et suffisantes, et susceptibles d’assurer la conformité avec les obligations positives imposées par les articles 3 et 8 de la Convention.
Par ailleurs, eu égard au comportement des services sociaux qui ne se présentaient pas aux audiences (paragraphes 14 et 15 ci–dessus) et au temps qu’ils ont mis à choisir un établissement d’accueil – et ce malgré le caractère urgent de la demande formulée par la présidente du tribunal quant aux mesures prises en faveur de la mineure, qui se trouvait dans une situation difficile –, la Cour conclut à un manque d’implication réelle desdits services dans l’exécution de la décision du tribunal pour enfants.
110. Pour la Cour, il incombait aux instances nationales de tenir compte de la situation de vulnérabilité particulière, morale et physique, dans laquelle se trouvait la requérante et d’apprécier la situation en conséquence, en prenant des mesures de protection adéquates dans un bref délai. Cela n’a pas été le cas en l’espèce.
111. La Cour constate que, contrairement aux juridictions pénales qui ont agi rapidement, en réalité les autorités compétentes (tribunal pour enfants et services sociaux) n’ont adopté aucune mesure de protection dans un bref délai alors qu’elles savaient que la requérante était vulnérable, qu’une procédure pour exploitation sexuelle la concernant était encore pendante et qu’une enquête pour viol en réunion était en cours. Ce faisant, les autorités n’ont procédé à aucune appréciation des risques courus par la requérante.
112. Dans ces circonstances, la Cour considère que les autorités ne sauraient passer pour avoir fait preuve de la diligence requise. Dès lors, elle estime qu’elles n’ont pas pris, en temps utile, toutes les mesures raisonnables pour empêcher les exactions dont la requérante a été victime.
113. Partant, la Cour conclut à la violation des articles 3 et 8 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
114. La requérante allègue ne pas avoir disposé d’un recours en droit interne pour se plaindre des violations subies par elle. Elle invoque l’article 13 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
115. Le Gouvernement conteste cette thèse.
116. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue sous l’angle des articles 3 et 8 de la Convention (paragraphe 113 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné la question juridique principale posée par la présente espèce. Compte tenu de l’ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, elle juge qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les mêmes faits sur le terrain de l’article 13 de la Convention (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014 et les citations qui y sont contenues).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
117. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
118. La requérante réclame 150 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle dit avoir subi.
119. Le Gouvernement conteste cette demande.
120. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 30 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
121. Justificatifs à l’appui, la requérante demande également 4 152 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 19 153,65 EUR pour ceux engagés devant la Cour.
122. Le Gouvernement conteste la prétention formulée par la requérante, arguant que celle-ci n’a pas démontré avoir exposé les frais et dépens réclamés.
123. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale. En revanche, elle estime raisonnable la somme de 10 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
124. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation des articles 3 et 8 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er février 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Renata DegenerLinos-Alexandre Sicilianos
Greffière adjointePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.
L.A.S.
R.D.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK
1. Je suis d’accord avec mes collègues concernant le dispositif du jugement rendu dans la présente affaire, mais je souhaite néanmoins ajouter quelques nuances concernant la motivation.
2. La présente cause concerne une mineure âgée de 17 ans au moment de l’introduction de la requête. Le libellé de la motivation peut susciter des doutes concernant la recevabilité de la requête.
Normalement, les mineurs sont représentés par leurs parents, lesquels prennent les décisions concernant l’utilisation des voies légales pour faire valoir les droits de leurs enfants. Il appartient notamment aux parents de décider de l’introduction auprès de la Cour d’une requête concernant les droits de leurs enfants. Je note dans ce contexte que la requête introduite au nom de la requérante a été dûment signée par les deux parents. La requête est donc recevable. Je constate aussi que la requérante, après avoir atteint la majorité, a exprimé – de différentes façons – son souhait de poursuivre la procédure devant la Cour.
3. La tâche de protéger les enfants contre les exactions liées à l’usage de la drogue et à la prostitution revient en premier lieu aux parents, le rôle de l’État étant avant tout de renforcer l’autorité parentale et d’aider les parents à exercer celle-ci de façon efficace. La difficulté de la présente affaire est liée à l’incapacité des parents de protéger leur fille de la drogue et de la prostitution.
Dans la motivation du jugement, la Cour a exprimé l’opinion selon laquelle les autorités italiennes n’ont pas pris toutes les mesures raisonnables pour empêcher les exactions dont la requérante a été victime. En même temps, elle indique implicitement que la mesure adéquate était le placement de l’intéressée dans le centre Karisma. Cette solution n’est toutefois pas sans poser problème.
Il faut noter en premier lieu que, si les parents ont demandé aux autorités d’agir, ceux-ci semblent n’avoir accepté le placement de leur fille que le 3 avril 2014. De plus, il faut souligner que la mesure préconisée a conduit à limiter considérablement la liberté de la requérante et que l’intéressée s’y est opposée jusqu’en janvier 2014. La requête revient à reprocher aux autorités italiennes de ne pas avoir agi contre la volonté de la requérante en tant que mineure et de ne pas avoir limité la liberté personnelle de l’intéressée. Autrement dit, la requérante se plaint du fait que les autorités ont failli à la protéger non seulement face aux tiers, mais aussi contre elle-même. Il est indéniable que les parents et, le cas échéant, les autorités, peuvent et doivent protéger un mineur contre lui-même si son intérêt l’exige. Toutefois, il est difficile sinon impossible de soigner efficacement la toxicomanie sans obtenir la coopération du patient, même adolescent, et surtout sans gagner sa confiance. Les autorités italiennes ont donc été confrontées à une situation particulièrement difficile.
D’un autre côté, les autorités ont indéniablement failli à la première obligation dans cette affaire, qui était de conduire la procédure devant le tribunal pour enfants avec la célérité requise et de statuer dans cette affaire. Il ressort du dossier que les services compétents n’ont pas essayé d’apporter aux parents un conseil psychologique approprié et l’aide nécessaire avant de demander des restrictions à l’autorité parentale. De plus, il n’a pas été établi que les différents services ont développé les efforts requis pour essayer de convaincre la requérante de la nécessité d’un traitement contre la toxicomanie et de gagner sa confiance. Ces considérations sont suffisantes pour conclure à une violation de la Convention dans les circonstances de la présente affaire.