CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE HADZHIEVA c. BULGARIE
(Requête no 45285/12)
ARRÊT
STRASBOURG
1er février 2018
DÉFINITIF
02/07/2018
Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hadzhieva c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Erik Møse,
Nona Tsotsoria,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
Maiia Petrova Rousseva, juge ad hoc,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 décembre 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 45285/12) dirigée contre la République de Bulgarie et dont une ressortissante russe et turkmène, Mme Dzheren Annadurdievna Hadzhieva (« la requérante »), a saisi la Cour le 27 juin 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par M. K. Kanev, président du Comité Helsinki bulgare. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme M. Dimova, membre du ministère de la Justice.
3. Dans sa requête, Mme Hadzhieva alléguait notamment des violations des articles 8 et 13 de la Convention. Elle reprochait aux autorités de ne pas lui avoir prêté assistance après l’arrestation de ses parents en décembre 2002 et se plaignait de n’avoir disposé d’aucun recours effectif à cet égard.
4. Le 8 décembre 2014, ces griefs ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
5. M. Yonko Grozev, juge élu au titre de la Bulgarie, s’est déporté (article 28 § 3 du règlement). En conséquence, le président de la cinquième section a désigné Mme Maiia Rousseva pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6. Le 17 décembre 2014, le gouvernement russe a été informé de son droit d’intervenir dans la procédure en vertu des articles 36 § 1 de la Convention et 29 § 1 du règlement. Il a décidé de ne pas faire usage de ce droit.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. La requérante est née en 1988 et réside à Varna.
A. La genèse de l’affaire
8. Ainsi qu’il ressort des pièces du dossier, la requérante et ses parents quittèrent le Turkménistan pour s’installer en Bulgarie vers la fin de l’année 2001. Au cours de l’été 2002, la requérante obtint un permis de séjour provisoire. Avant le déménagement, le père de la requérante, ancien vice‑président de la Banque centrale du Turkménistan, avait adhéré à un mouvement politique opposé au régime en place. Il apparaît que cette activité politique de l’intéressé valut à certains membres de la famille d’être persécutés au Turkménistan et à la tante de la requérante d’être torturée et assassinée en prison en 2006.
9. À l’automne 2002, la requérante fut admise dans un établissement secondaire offrant un programme d’enseignement intensif des langues étrangères. Son père ouvrit sa propre entreprise de construction en Bulgarie.
10. Le 22 octobre 2002, les autorités turkmènes accusèrent les deux parents de la requérante de détournement de fonds publics aggravé, leur reprochant d’avoir détourné un total de 40 millions de dollars américains (USD) entre le 25 juillet et le 3 septembre 2002. Les soupçons dont les intéressés faisaient l’objet amenèrent le parquet turkmène à ordonner leur mise en détention et à demander leur extradition auprès des autorités bulgares.
B. L’arrestation et la détention des parents de la requérante
11. Les circonstances décrites ci-dessous ne font l’objet d’aucune controverse entre les parties.
12. Le 4 décembre 2002 vers 11 heures, alors que la requérante, âgée à l’époque de 14 ans, se trouvait seule au domicile familial, une dizaine d’agents de police investirent l’appartement. Ils informèrent la requérante qu’ils étaient venus arrêter ses parents. La requérante appela ses parents au téléphone. Il ressort des documents produits devant les juridictions internes qu’à ce moment-là les parents étaient en train de faire des courses en compagnie de leur avocat, qui les raccompagna chez eux. Le retour prit du temps à cause du trafic. Dans l’intervalle, les policiers interdirent à la requérante de circuler dans l’appartement et l’interrogèrent alors même qu’aucun travailleur social ou psychologue n’était présent et qu’ils avaient vu ses papiers d’identité, qui indiquaient son âge.
13. Les parents de la requérante furent arrêtés dès leur arrivée au domicile. Le compte rendu d’une audience tenue dans le cadre de la procédure interne en dommages et intérêts (paragraphes 27 à 41 ci-dessous) indique que le représentant juridique des parents était présent au moment de l’arrestation. Selon le compte rendu, il déclara que les policiers n’avaient pas autorisé les parents à prendre d’effets personnels dans l’appartement, mais qu’il croyait se rappeler qu’ils avaient permis à la requérante d’y prendre quelques objets personnels et de les leur remettre. Il indiqua qu’il ne savait pas où les policiers avaient emmené les parents de la requérante, mais qu’il pensait qu’ils avaient été conduits au bureau régional des enquêtes. Il précisa qu’il leur avait rendu visite le jour suivant, mais qu’il ne se souvenait pas de l’endroit exact. Il déclara également qu’afin d’organiser leur défense il avait au cours des jours suivants navigué entre les deux prisons où les parents de la requérante étaient respectivement détenus. Il se dit incapable de décrire l’état qui avait été celui de la requérante au moment de l’arrestation, expliquant que sa tâche alors était de défendre ses parents. Il indiqua qu’il ne savait pas ce qu’il était advenu de la requérante et qu’il ne l’avait plus vue après l’arrestation de ses parents.
14. Le 4 décembre 2002, la police adopta et mit en œuvre immédiatement une décision aux termes de laquelle les parents de la requérante devaient être placés en garde à vue pour une période de 24 heures. Les parents de la requérante attaquèrent la décision devant le tribunal régional de Varna, qui l’invalida le jour suivant pour vice de forme, relevant qu’elle ne mentionnait aucun fondement juridique pour la détention. Dès leur sortie de garde à vue, les parents de la requérante se virent notifier une décision du procureur ordonnant leur placement en détention pour une durée de 72 heures en lien avec la demande d’extradition (paragraphe 10 ci-dessus). Ils furent appréhendés sur-le-champ.
15. Le 6 décembre 2002, dans le cadre de deux audiences distinctes, le tribunal régional de Varna prolongea leur détention pour une période de 30 jours. Le père de la requérante fut conduit à la prison de Varna et sa mère à celle de Sliven.
16. Lors des audiences du 6 décembre 2002 et dans la suite de la procédure, les parents de la requérante furent représentés par l’avocat qui avait assisté à leur arrestation et était un voisin et ami de la famille.
17. Les parties sont en désaccord sur ce qui se passa à l’audience lorsque le juge chercha à savoir qui allait veiller sur la requérante. Selon cette dernière, lorsque le juge demanda à sa mère, par l’intermédiaire d’un interprète, s’il y avait quelqu’un pour s’occuper de son enfant, sa mère répondit en secouant la tête. En Bulgarie, on opine de la tête pour dire « non » et on secoue la tête pour dire « oui ». La requérante explique que le juge interpréta la réponse de sa mère comme un « oui » et consigna dans le compte rendu de l’audience : « Quelqu’un s’occupe de l’enfant ».
18. Le Gouvernement renvoie quant à lui au compte rendu de l’audience, selon lequel la mère de la requérante répondit qu’il y avait quelqu’un pour s’occuper de l’enfant. Il considère que ledit compte rendu fait foi de la réponse de la mère. Il en cite par ailleurs un passage, dans lequel la mère de la requérante s’adressait au tribunal en ces termes : « Je suis très surprise : j’ai un doctorat en sciences, je travaille comme professeur associé depuis dix ans, et pour je ne sais quelle raison on cherche à m’accuser de quelque chose qui s’est passé là-bas, alors que cela fait un an que je vis ici. Nous sommes venus ici pour que mes enfants puissent étudier à Varna, dans un pays démocratique, parce que le Turkménistan est une dictature : un régime fasciste a été mis en place. Il y a quelqu’un pour s’occuper de mon enfant. » D’après le compte rendu de l’audience, la déclaration de la mère fut précédée d’une intervention du procureur, qui précisa qu’il convenait de se conformer aux dispositions de l’article 152 § 6 du code de procédure pénale, de sorte que si la famille n’avait pas de proches ou d’amis disponibles pour s’occuper de l’enfant, il faudrait en informer la municipalité, qui procéderait alors à son placement dans une crèche, une garderie ou un internat (интернат).
C. La remise en liberté des parents de la requérante et la décision relative à la demande d’extradition
19. Saisie d’un recours par les parents de la requérante, la cour d’appel de Varna rendit le 17 décembre 2002 deux décisions distinctes levant les ordonnances de maintien en détention concernant les intéressés. Le même jour, ceux-ci furent libérés sous caution et regagnèrent leur domicile, où se trouvait la requérante.
20. La demande d’extradition vers le Turkménistan qui les visait fut en définitive rejetée par le tribunal régional de Varna le 22 mai 2003. Ils furent au cours de cette procédure représentés par le même avocat. N’ayant fait l’objet d’aucun recours, la décision de rejet devint définitive le 30 mai 2003. Le tribunal estima que les procédures pénales qui avaient été engagées contre les parents de la requérante étaient liées aux activités politiques du père et que si les autorités turkmènes avaient déposé une demande d’extradition, c’était dans le but de le persécuter et de le punir pour ses opinions politiques.
D. Situation de la requérante pendant la détention de ses parents
21. La requérante allègue que ses parents furent arrêtés si rapidement qu’ils n’eurent pas la possibilité de lui laisser de l’argent, ni de lui dire vers qui elle pouvait se tourner ou comment s’occuper d’elle-même. Les policiers ne lui auraient pas dit où ils emmenaient ses parents, ni pour combien de temps et pour quelle raison. Ils lui auraient dit qu’ils allaient soit les mettre en prison, soit les expulser vers le Turkménistan. Ces deux perspectives auraient causé de l’angoisse à la requérante, qui explique qu’elle avait entendu dire qu’au Turkménistan comme en Bulgarie les prisons étaient horribles. Elle aurait craint également que ses parents subissent en Bulgarie les mêmes traitements que ceux endurés par certains membres de sa famille au Turkménistan.
22. La requérante affirme que personne ne s’occupa d’elle après l’arrestation de ses parents. Elle aurait trouvé seulement 15 levs (environ 7 euros (EUR)) dans l’appartement ; ils lui auraient servi à acheter des tickets de bus pour se rendre à l’école et de la nourriture. Elle serait rapidement tombée à court d’argent et n’aurait plus rien eu à manger pendant les derniers jours d’absence de ses parents. Elle aurait eu des insomnies et, lorsqu’elle parvenait à s’endormir, des cauchemars. Elle expose qu’avant l’arrestation de ses parents, c’était sa mère qui la réveillait le matin.
23. Elle ajoute qu’elle redoutait en permanence d’être elle-même renvoyée au Turkménistan, expliquant que, pour s’être opposés au régime, ses proches y étaient en prison et ses grands-parents y avaient perdu leur domicile.
24. Elle se serait rendue plusieurs fois au poste de police pour les étrangers, à la recherche de ses parents. Elle aurait également tenté de téléphoner à des gens au Turkménistan pour leur demander leur aide. Ces deux démarches auraient été vaines.
25. Elle affirme qu’elle devait demander son chemin dans la rue pour se rendre à l’école, expliquant qu’avant d’être arrêté c’était son père qui l’y emmenait d’habitude. Elle aurait par ailleurs été mordue à la jambe par un chien errant pendant la détention de ses parents et n’aurait alors pas su que faire ni vers qui se tourner pour obtenir de l’aide. Craignant que la blessure se fût infectée, sa mère l’aurait emmenée à l’hôpital le 18 décembre 2002, soit le lendemain de sa libération.
26. Le Gouvernement plaide qu’il n’a pas été prouvé que la requérante ait été laissée seule, sans un adulte pour s’occuper d’elle, au cours de la période concernée. Il souligne le fait que tout au long de la procédure les parents de la requérante ont été représentés par le même avocat, qui était aussi leur voisin et ami. Il ajoute qu’interrogé dans le cadre de la procédure interne concernant l’affaire de la requérante sur les échanges qui avaient eu lieu à l’audience du 6 décembre 2002, l’intéressé répondit qu’il ne s’en souvenait pas (paragraphe 35 ci-dessous).
E. La demande en réparation de la requérante
1. La procédure engagée devant le tribunal régional de Varna
27. Le 7 mars 2006, avec l’accord de ses parents, la requérante saisit le tribunal régional de Varna d’une action en réparation fondée sur l’article 45 de la loi sur les contrats et les obligations. Au travers de cette action, qui était dirigée contre le bureau régional de Varna du ministère de l’Intérieur, contre le parquet, contre le ministère de la Justice et contre le Conseil judiciaire suprême, elle cherchait à faire établir la responsabilité des autorités auxquelles elle reprochait de l’avoir laissée seule, en violation de la loi sur la protection de l’enfance, pendant la détention de ses parents en décembre 2002.
28. Dans une décision du 27 mars 2006, le tribunal l’invita à préciser les moyens de sa demande, les actes spécifiques censés lui avoir causé un préjudice, le défendeur à l’action et le type de préjudice qu’elle estimait avoir subi. Elle répondit qu’elle demandait réparation aux autorités pour le dommage moral qu’elle estimait être résulté de la non-organisation de sa prise en charge et de sa protection pendant la détention de ses parents.
29. Le 10 avril 2006, le tribunal requalifia la demande de manière à la faire relever de l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats. Il invita par ailleurs la requérante à indiquer les noms des agents contre lesquels sa demande était dirigée et à apporter la preuve qu’elle avait payé les frais judiciaires, dont le montant d’environ 10 000 EUR correspondait à 4 % du montant total des dommages et intérêts réclamés. Le 9 mai 2006, la requérante révisa à la baisse le montant des dommages et intérêts demandés, versa la somme de 6 135 EUR correspondant aux frais tels que recalculés et communiqua d’autres pièces justificatives au tribunal.
30. Le 15 mai 2006, le tribunal régional de Varna mit un terme à la procédure, estimant que la requérante n’avait pas corrigé les irrégularités de sa demande auxquelles le tribunal lui avait demandé le 10 avril 2006 de porter remède.
2. Les procédures engagées devant la cour d’appel de Varna et la Cour suprême de cassation
31. La requérante saisit la cour d’appel de Varna le 25 mai 2006, indiquant que les défendeurs étaient les entités juridiques mentionnées dans sa demande du 7 mars 2006 telle que modifiée, lesquelles, expliquait-elle, avaient été représentées par différents individus à différents moments. La cour d’appel confirma la décision de la juridiction inférieure le 4 octobre 2006.
32. La requérante se pourvut en cassation, précisant que, face à l’impossibilité pour elle de connaître les noms des agents supposés être restés en défaut de s’occuper de sa prise en charge, sa plainte était dirigée contre les différentes institutions en tant que personnes morales. Elle décrivait également la situation qui avait été la sienne après le placement en détention de ses parents. Le 14 février 2007, la Cour suprême de cassation annula la décision de la juridiction inférieure, considérant qu’elle avait eu tort de demander à la requérante d’indiquer nominativement les défendeurs à l’action. Elle renvoya l’affaire pour réexamen devant la juridiction de première instance, à savoir le tribunal régional de Varna.
3. Nouvel examen par le tribunal régional de Varna
33. Le 25 octobre 2007, la requérante fournit au tribunal régional de Varna des précisions supplémentaires au sujet de sa plainte, décrivant notamment la situation dans laquelle elle s’était trouvée juste après l’arrestation de ses parents et le traumatisme psychique dont elle disait avoir souffert, et souffrir encore, en conséquence. Elle expliquait que, lors de l’audience du 6 décembre 2002, à l’issue de laquelle il avait ordonné le maintien en détention de ses parents, le juge avait mal interprété la réponse de sa mère à la question qu’il lui avait posée relativement à la garde de sa fille.
34. Un rapport psychologique et psychiatrique fut rédigé dans le cadre de la procédure en 2008. Il établissait que la requérante était déprimée et parfois agressive et en attribuait la cause au choc qu’elle avait subi avec la détention de ses parents et à l’incertitude que cette situation avait engendrée. Il indiquait que l’intéressée manifestait des signes cumulés de tension, de peur, d’inquiétude et un sentiment de déception et de colère envers les agents qui l’avaient abandonnée à son sort après l’arrestation de ses parents, qu’elle se désintéressait de tout ce qui concernait sa vie au quotidien ou son avenir et qu’elle s’était repliée sur elle-même depuis qu’elle avait perdu confiance en la justice. Deux autres rapports d’expertise médicale furent produits en 2008. Ils concluaient que la requérante souffrait d’un syndrome de stress post-traumatique vraisemblablement imputable à ce qu’elle avait vécu après l’arrestation de ses parents. Les médecins déclarèrent à l’audience que l’on ne pouvait guère s’attendre à une amélioration de son état et que son trouble allait sans doute devenir chronique. Un autre rapport médical commandé par le tribunal en 2009 confirma que la requérante souffrait de stress post-traumatique. Il établissait que la requérante, qui avant l’arrestation de ses parents était une enfant dynamique et en bonne santé, avait par la suite connu de fréquents épisodes dépressifs et été en proie à des accès d’auto-apitoiement et à des sentiments incontrôlables d’insécurité et de futilité de tout effort ou engagement.
35. L’avocat des parents de la requérante, qui avait assisté aux audiences consacrées à la question de leur détention en 2002, déclara sur l’honneur le 22 février 2008 qu’il ne savait pas ce qu’il était advenu de la requérante après l’arrestation de ses parents. Il se dit par ailleurs incapable de se remémorer quoi que ce fût au sujet de la question qui avait été posée lors de l’audience du 6 décembre 2002 de savoir si quelqu’un allait s’occuper de la requérante en l’absence de ses parents et de la réponse qui avait été donnée à cet égard. Le 24 octobre 2008, au cours de la même procédure, une enseignante qui avait la requérante pour élève témoigna qu’elle ne se souvenait pas que l’intéressée eût été absente ou fût arrivée affamée à l’école. Elle indiqua que l’adolescente ne s’était pas plainte de quoi que ce fût auprès d’elle à l’époque.
36. Le tribunal régional de Varna débouta la requérante de sa demande le 27 juillet 2009, considérant qu’il n’avait pas été prouvé qu’elle eût été laissée seule pendant la détention de ses parents en décembre 2002. Il constata en outre qu’au cours des trois jours qui avaient suivi l’audience du 6 décembre 2002, la mère de la requérante n’avait pas usé de la possibilité que la loi lui conférait de chercher à faire corriger le compte rendu de l’audience.
37. Le tribunal observa également que le 6 décembre 2002 il avait admis que la mère de la requérante avait répondu par l’affirmative à la question de savoir s’il y avait quelqu’un pour s’occuper de l’adolescente. Cette question avait été posée à l’intéressée par l’intermédiaire d’un interprète. Aussi le tribunal conclut-il qu’il n’incombait pas à la justice pénale d’agir d’une quelque autre façon pour protéger la requérante.
38. Le tribunal accepta par ailleurs pleinement les conclusions des rapports psychologiques concernant le trouble chronique de stress post-traumatique dont la requérante souffrait depuis les événements de décembre 2002. Il constata toutefois que le seul élément de preuve censé étayer l’allégation de la requérante selon laquelle elle avait été livrée à elle-même en décembre 2002 était le témoignage de ses parents, aucun autre élément n’ayant été produit à l’appui de cette assertion. Il conclut que dès lors que la mère avait déclaré lors de l’audience consacrée à la question de sa détention que quelqu’un s’occupait de sa fille, les conditions énoncées à l’article 152 du code de procédure pénale n’étaient à l’époque pas remplies et les institutions mises en cause dans le cadre des procédures pénales n’étaient pas tenues de prendre des mesures pour assurer la prise en charge de la requérante.
4. Nouveaux recours devant la cour d’appel de Varna puis devant la Cour suprême de cassation
39. La requérante saisit la cour d’appel de Varna d’un recours dans lequel elle contestait de nouveau les conclusions auxquelles la juridiction inférieure avait abouti lors de l’audience du 6 décembre 2002 relativement à la réponse de sa mère. Elle affirmait par ailleurs qu’immédiatement reconduite à la maison d’arrêt après l’audience, sa mère n’avait pas été en mesure de consulter le compte rendu de celle-ci. Elle soutenait que les autorités avaient l’obligation, dès le moment de l’arrestation, le 4 décembre 2002, et immédiatement après, de vérifier s’il y avait quelqu’un pour s’occuper d’elle, ajoutant qu’en tout état de cause elles n’auraient pas dû attendre deux jours avant de s’enquérir pour la première fois, à l’audience, de sa situation. Elle affirmait que son état de santé actuel était directement lié au choc et au stress qu’elle avait subis avec l’arrestation et l’absence de prise en charge. Elle paya environ 3 000 EUR de frais judiciaires.
40. La cour d’appel confirma la décision de la juridiction inférieure le 10 décembre 2010. Elle conclut que même si la requérante avait été laissée seule après l’arrestation, la responsabilité ne pouvait en être imputée à la police, aux autorités de poursuite ou au tribunal, puisque sa mère avait déclaré qu’il y avait quelqu’un pour s’occuper d’elle. Elle considéra par ailleurs que le syndrome de stress post-traumatique dont il avait été établi qu’elle souffrait pouvait être lié à d’autres facteurs, sans rapport direct avec l’arrestation de ses parents.
41. Saisie d’un pourvoi par la requérante, la Cour suprême de cassation refusa par un arrêt définitif du 18 janvier 2012 de l’examiner, estimant que rien ne justifiait d’y donner suite.
F. Autres éléments
42. La requérante obtint le statut de résident à titre humanitaire le 10 mars 2004 et celui de réfugié le 15 septembre 2007.
II. textes internationaux PERTINENTS
Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant de 1989
43. Adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, ce traité (ci-après la « Convention des Nations unies ») a force obligatoire en droit international pour les États contractants, dont font partie tous les États membres du Conseil de l’Europe. Son article 3 § 1 est ainsi libellé :
« Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. »
III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Devoirs des autorités en matière de protection de l’enfance
44. À l’époque des faits, l’article 4 de la loi sur la protection de l’enfance (ci-après « la loi ») prévoyait que la protection de l’enfance devait être assurée par les moyens suivants : 1) la fourniture d’une assistance, d’un soutien et de services dans l’environnement familial de l’enfant ; 2) le placement de l’enfant chez des parents ou des membres de la famille proche ; 3) le placement de l’enfant dans une famille d’accueil ; 4) le placement de l’enfant dans une institution spécialisée ; ou 5) la protection de la police. En vertu de l’article 6 de la loi dans sa version de l’époque, la protection de l’enfance relevait de l’Agence publique pour la protection de l’enfance et des bureaux d’assistance sociale.
45. Le paragraphe 2 de l’article 7 de la loi dans sa version en vigueur à l’époque des faits disposait que toute personne qui avait connaissance d’une situation appelant la mise en place d’une protection pour un enfant, que cette situation fût ou non parvenue à sa connaissance dans l’exercice de ses fonctions, était tenue d’en informer le bureau d’assistance sociale le plus proche.
46. L’article 152 du code de procédure pénal tel qu’il était en vigueur au moment des faits régissait la mise en garde à vue des suspects. Son paragraphe 6 énonçait que les enfants d’une personne détenue devaient être pris en charge par la municipalité dont ils dépendaient s’ils n’avaient pas de proches en mesure de s’occuper d’eux.
B. Demandes de dommages et intérêts
47. L’article 49 de la loi de 1951 sur les obligations et les contrats dispose que quiconque confie une mission à un tiers répond des dommages causés par ce dernier au cours de la réalisation de cette mission ou en lien avec elle. La responsabilité énoncée dans cette disposition – comme, d’ailleurs, dans toutes les dispositions qui régissent la responsabilité civile extracontractuelle – est fondée sur le caractère délictueux de l’acte reproché (реш. № 567 от 24 ноември 1997 г. по гр. д. № 775/1996 г., ВС, петчленен състав). En vertu de l’article 110 de la loi sur les obligations et les contrats, le délai de prescription pour engager une action en responsabilité est de cinq ans.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
48. La requérante reproche aux autorités de ne pas lui avoir porté assistance après l’arrestation de ses parents en décembre 2002, alors qu’elle était une enfant mineure et se trouvait livrée à elle-même. Affirmant que cela lui a causé un stress et une souffrance considérables, elle y voit une violation de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
49. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
50. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèse du Gouvernement
51. Le Gouvernement se dit non convaincu par les allégations de la requérante et maintient qu’il n’a pas été prouvé que l’intéressée ait été laissée seule pendant la détention de ses parents. Il soutient que dès lors que la mère de la requérante avait déclaré devant le tribunal qu’il y avait quelqu’un pour s’occuper de sa fille, ni les institutions ayant joué un rôle dans les phases préliminaires de la procédure pénale dirigée contre ses parents ni le tribunal n’étaient tenus d’examiner plus avant s’il était nécessaire de porter assistance à la requérante.
52. Le Gouvernement souligne que l’avocat des parents de la requérante était présent lors de l’audience du 6 décembre 2002 et qu’il déclara par la suite, dans le cadre de la procédure en dommages et intérêts intentée par la requérante, qu’il ne savait pas ce qu’il était advenu d’elle pendant la détention de ses parents. Cette déclaration aurait conduit à la conclusion que l’enfant avait été convenablement prise en charge pendant la détention de ses parents. Par ailleurs, une enseignante ayant la requérante parmi ses élèves aurait dit lors de la déposition faite par elle dans le cadre de la même procédure ne pas se souvenir que l’intéressée parût affamée, transie ou perturbée à l’école au cours de cette période.
53. Observant qu’au moment de l’arrestation des parents de la requérante cela faisait environ un an que la famille vivait en Bulgarie, le Gouvernement argue en outre qu’il était plausible que celle-ci disposât d’un cercle d’amis et de relations auquel les parents pouvaient avoir confié la garde de leur fille en leur absence s’ils avaient préféré éviter de recourir à l’assistance des autorités. Il expose de même que, lors de sa détention dans la prison de Sliven, la mère de la requérante aurait pu alerter les autorités sur la possibilité que sa fille se trouvât seule, ou demander que le compte rendu de l’audience fût rectifié.
2. Thèse de la requérante
54. La requérante affirme que lorsque la police arrêta ses parents, elle ne leur donna pas la possibilité de prendre des dispositions pour qu’elle ne restât pas seule. Elle expose que ses parents n’étaient pas au courant des accusations pénales qui les visaient au Turkménistan. Celles-ci auraient été fabriquées de toutes pièces, comme l’aurait démontré la procédure judiciaire subséquente engagée relativement à ces accusations. Selon la requérante, ses parents ne s’attendaient pas à être placés en détention et ne pouvaient savoir qu’ils resteraient treize jours sans la voir.
55. La requérante ajoute que ses parents avaient été séparés et placés dans des centres de détention différents, distants d’environ 200 km l’un de l’autre. Convaincue que lors de l’audience du 6 décembre 2006 elle avait informé le tribunal que personne n’était en mesure de s’occuper de sa fille, sa mère aurait ignoré qu’elle se trouvait seule.
56. La requérante soutient que les obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention entrent en jeu dès lors que les autorités sont alertées d’une situation d’enfant en danger. Dans son cas, ces obligations auraient trouvé à s’appliquer dès le moment où la police était entrée dans le domicile familial pour arrêter ses parents. La requérante explique que la police lui avait alors posé des questions, qu’elle avait vu ses papiers d’identité et que ceux-ci indiquaient clairement qu’elle était mineure. Elle ajoute que, lorsque ses parents furent arrêtés, il ne se trouvait dans l’appartement personne à qui il eût pu être demandé d’avertir les autorités compétentes afin qu’elles organisent sa prise en charge.
57. Elle plaide que, conduite directement de la salle d’audience à la prison de Sliven, où elle n’aurait pas eu accès au dossier, ni à l’assistance d’un avocat ou d’un interprète, sa mère n’aurait pas eu la possibilité de solliciter la rectification du compte rendu de l’audience. Résidente étrangère, entrée dans le pays moins d’un an plus tôt, sa mère aurait tout ignoré du fonctionnement du système de protection de l’enfance bulgare. Persuadée d’avoir indiqué au tribunal qu’il n’y avait personne pour s’occuper de sa fille, elle n’aurait de surcroît eu aucune raison de supposer que les instances compétentes ne s’étaient pas acquittées de leurs obligations.
3. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
58. La Cour a déclaré dans diverses affaires examinées sous l’angle de l’article 8 que le respect de la vie privée d’une personne couvre son intégrité physique et psychologique (voir Bevacqua et S. c. Bulgarie, no 71127/01, § 65, 12 juin 2008 et Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, § 83, CEDH 2006‑XI). Qui plus est, si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91). La Cour a également jugé que les effets cumulés de la non-adoption par les autorités nationales de mesures (notamment, mais pas seulement, de mesures judiciaires provisoires) propres à remédier à une situation préjudiciable aux requérants s’analysaient en un défaut d’assistance incompatible avec l’obligation positive de garantir le respect de la vie privée et familiale des intéressés qui découlait pour l’État de l’article 8 (Bevacqua et S., précité, § 84). La Cour a de même estimé, dans le cadre d’un grief présenté sur le terrain de l’article 3 de la Convention, que la non-prise en charge par les autorités nationales d’un requérant qui était âgé de douze ans lorsque ses parents avaient été arrêtés et maintenus en garde à vue dans un poste de police pendant plusieurs heures et le fait qu’elles ne lui eussent pas expliqué la situation avaient atteint le seuil de gravité de l’article 3 et s’analysaient en un traitement dégradant (voir Ioan Pop et autres c. Roumanie, no 52924/09, § 65, 6 décembre 2016).
59. Les obligations que l’article 8 de la Convention fait peser sur l’État en matière de protection des mineurs englobent le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant (voir, par exemple, dans un contexte de prise en charge d’enfants par les autorités publiques, Haase c. Allemagne, no 11057/02, § 80, CEDH 2004‑III (extraits)).
b) Application de ces principes en l’espèce
60. En l’espèce, la situation présentait manifestement des risques pour le bien-être de la requérante, puisqu’au moment de l’arrestation de ses parents celle-ci était âgée de quatorze ans.
61. La Cour constate que si les dispositions pertinentes du droit interne (paragraphes 44 à 46 ci-dessus) visaient effectivement à protéger les enfants, rien n’indique qu’elles aient été appliquées en l’espèce. En particulier, le Gouvernement n’a pas apporté la preuve qu’au moment de l’arrestation la police eût avisé les autorités compétentes que les parents de la requérante étaient emmenés en garde à vue et que leur fille était laissée sans surveillance. Ainsi qu’il ressort des observations présentées par le Gouvernement, ce n’est qu’au cours de l’audience qui eut lieu deux jours plus tard devant le tribunal qu’une autorité publique s’enquit pour la première fois de la situation de l’enfant.
62. Par conséquent, il incombait aux autorités, soit de donner aux parents de la requérante la possibilité de prendre, avant leur placement en garde à vue, des dispositions pour que quelqu’un veille sur leur fille, soit de s’enquérir d’office de la situation de l’enfant. Une fois clarifiée la situation quant au point de savoir qui allait s’occuper de l’enfant pendant l’absence de ses parents, les autorités étaient, le cas échéant, tenues, en application du droit national, de lui fournir l’assistance, le soutien et les services nécessaires, que ce fût à son domicile, dans une famille d’accueil ou dans une institution spécialisée. Il apparaît qu’en vertu des dispositions du droit bulgare, cette obligation prenait effet dès le départ des parents en garde à vue (paragraphes 45-46 ci-dessus). Le Gouvernement n’a fait état d’aucune démarche que les autorités compétentes auraient entreprise à cet égard avant l’audience du 6 décembre 2002, qui eut lieu deux jours après l’arrestation des parents de la requérante. La Cour estime donc que pour ce qui est de la période comprise entre l’arrestation des parents de la requérante et l’audience consacrée à la question de savoir s’il convenait ou non de prolonger leur détention, les autorités ont failli à l’obligation positive que leur faisait l’article 8 de la Convention d’agir de manière à ce que la requérante, enfant mineure s’étant retrouvée privée des bons soins de ses parents, fût protégée et prise en charge pendant l’absence de ces derniers.
63. Le Gouvernement ne prétend pas que les autorités aient vérifié la situation de la requérante au cours des jours suivants, c’est-à-dire entre le 6 décembre 2002, date de la première audience, et le 17 décembre 2002, date de l’audience d’appel et de la remise en liberté des parents de la requérante. La Cour estime qu’il ne lui appartient pas de dire ce que telle ou telle autorité aurait pu faire exactement, et à quel moment, pour éviter d’exposer la requérante à la souffrance que pouvait engendrer l’incertitude quant à son propre sort et à celui de ses parents une fois ceux-ci arrêtés. Elle relève toutefois que le Gouvernement ne plaide pas qu’à aucun moment une quelconque autorité compétente ait rendu visite à la requérante ou vérifié qu’elle ne se trouvait pas seule à la suite de l’arrestation de ses parents, expliqué à l’intéressée la situation de ses parents et la sienne propre, ou, eu égard à son âge, emmené l’enfant rendre visite à l’un ou à l’autre de ses parents, ou aux deux, en prison.
64. Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas prouvé s’être retrouvée seule et sans surveillance pendant toute l’absence de ses parents. Il estime que l’on peut raisonnablement supposer que les parents de la requérante avaient un cercle d’amis et de relations vers qui leur fille aurait pu se tourner pendant leur absence. Il ajoute que l’avocat des parents de la requérante était présent lors de l’audience consacrée à la question de savoir s’il convenait ou non de prolonger leur détention et que, dans le cadre de la procédure en dommages et intérêts subséquemment engagée par la requérante, il déclara qu’il ne savait pas ce qu’il était advenu de la fillette. De même, une enseignante aurait témoigné sous serment qu’elle ne se souvenait pas que la requérante parût affamée, transie ou perturbée à ce moment-là (paragraphe 35 ci-dessus). Le Gouvernement avance enfin que la mère de la requérante aurait pu alerter les autorités au sujet de la situation de sa fille lorsqu’elle se trouvait en détention et demander la rectification du passage du compte rendu d’audience relatif à la question de savoir s’il y avait quelqu’un pour s’occuper de la requérante.
65. La Cour observe ce qui suit. Les parents de la requérante étaient des gens cultivés qui provenaient d’une famille connue et qui pouvaient se prévaloir d’une expérience professionnelle de haut niveau. Ils avaient apparemment les moyens et ne manquaient pas de compétences, et ils étaient des parents attentionnés (paragraphes 8, 9, 18 et 25 ci-dessus). Ils furent représentés dans la procédure d’extradition par un avocat de leur choix. C’est ce dernier qui prit part à l’audience au cours de laquelle le juge posa la question de savoir s’il y avait quelqu’un pour s’occuper de la requérante en l’absence de ses parents (paragraphe 17 ci-dessus) ; il continua à représenter les parents de la requérante pendant toute la durée de leur détention et il était de surcroît un voisin de la famille (ibidem). Par ailleurs, au-delà du fait qu’elle déclara à l’audience qu’il y avait quelqu’un pour s’occuper de sa fille, la mère de la requérante ne souleva à aucun moment – que ce soit avant ou après cette audience, au moment de son arrestation ou plus tard, lorsqu’elle se trouvait en prison – auprès d’une quelconque autorité la question de la garde de sa fille pendant sa détention. Quant au père de la requérante, qui avait été arrêté au même moment que la mère et avec elle, il n’avisa pas davantage une quelconque autorité que sa fille se trouvait seule ou qu’il s’inquiétait de savoir qui veillait sur elle en son absence.
66. Dans ces circonstances, la Cour estime que les autorités compétentes n’avaient aucune raison de penser ou de soupçonner, après l’audience du 6 décembre 2002, que la requérante se trouvait seule et n’avait personne pour s’occuper d’elle pendant l’absence de ses parents. Aussi l’obligation que le droit bulgare faisait aux autorités de prendre en charge les enfants de personnes placées en détention si personne n’était en mesure de s’occuper d’eux n’avait-elle plus de pertinence après l’audience du 6 décembre 2002. Dès lors qu’aucune démarche ne fut entreprise par les parents ou en leur nom à l’époque des faits, la Cour estime que, dans la procédure en dommages et intérêts engagée ultérieurement par la requérante, les juridictions internes n’ont pas agi de manière inadéquate au regard de leurs obligations découlant de l’article 8 en prenant en considération le compte rendu de l’audience consacrée à la question de la détention de ses parents et en concluant que la police, le parquet et les tribunaux avaient pu à l’époque légitimement considérer qu’ils n’avaient pas besoin de s’enquérir plus avant de sa situation.
67. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure à l’existence d’une violation de l’article 8 de la Convention pour la période antérieure au 6 décembre 2002, et à l’absence de violation pour la période postérieure à cette date.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
68. Invoquant l’article 13 combiné avec l’article 8, la requérante se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours interne effectif pour faire valoir ses griefs. L’article 13 est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale(...) »
69. La requérante soutient que, dans la procédure en dommages et intérêts engagée par elle, les juridictions de premier comme de second degré ont complètement ignoré son moyen selon lequel, en ne cherchant pas à vérifier, au moment de l’arrestation de ses parents, s’il y avait quelqu’un qui pouvait prendre soin d’elle pendant l’absence de ceux-ci, les policiers avaient manqué à leur obligation réglementaire de protéger son bien-être physique et psychologique. Elle ajoute que son assertion selon laquelle le juge qui avait siégé à l’audience du 6 décembre était resté en défaut de vérifier si quelqu’un veillait sur l’enfant fut rejetée comme infondée sur la seule foi du compte rendu de ladite audience, qui indiquait que sa mère avait informé le tribunal qu’il y avait quelqu’un pour s’occuper de l’enfant.
70. Le Gouvernement considère que c’est à raison que, dans la procédure en dommages et intérêts, les tribunaux ont conclu que s’il était clairement établi que la requérante souffrait d’un syndrome de stress post-traumatique, il n’existait pas de lien de causalité entre l’action des autorités et l’état de santé de l’intéressée.
71. Observant que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus, la Cour estime qu’il doit lui aussi être déclaré recevable.
72. Eu égard à son constat de violation de l’article 8 à raison de la non-adoption par les autorités de mesures qui eussent permis d’assurer une protection effective de la requérante pendant les deux jours qui ont suivi l’arrestation de ses parents, elle considère qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a également eu violation de l’article 13 en l’espèce (voir, notamment, M.D. et autres c. Malte, no 64791/10, § 84, 17 juillet 2012 et Prezhdarovi c. Bulgarie, no 8429/05, § 56, 30 septembre 2014).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
73. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
74. La requérante réclame 50 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle estime avoir subi.
75. Le Gouvernement estime ce montant excessif et injustifié.
76. La Cour considère que l’incertitude dans laquelle la requérante, alors âgée de quatorze ans, se trouva plongée lorsqu’elle fut soudainement privée de la présence et de la protection de ses parents ainsi que pendant les deux jours qui suivirent leur arrestation a représenté pour elle une source d’angoisse et de souffrance. Aussi octroie-t-elle à l’intéressée 3 600 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
77. La requérante demande également 12 031,81 EUR pour les frais et dépens engagés par elle devant les juridictions internes et devant la Cour. Sur cette somme, 6 135 EUR correspondent aux frais judiciaires engagés dans la procédure en dommages et intérêts (paragraphe 29 ci-dessus) ; 160 EUR au coût des rapports d’expertise établis dans le cadre de cette même procédure ; 3 000 EUR aux frais judiciaires afférents au réexamen de sa demande de dommages et intérêts par la cour d’appel (paragraphe 39 ci‑dessus) ; 1 189 EUR aux honoraires de l’avocat qui l’a représentée dans ces procédures ; 107,81 EUR aux frais et dépens liés à la procédure devant la Cour de cassation et 1 440 EUR aux frais d’avocat engagés pour la procédure devant la Cour. La requérante a exprimé le souhait de voir verser sur le compte bancaire du Comité Helsinki bulgare la somme destinée à couvrir les frais de sa représentation dans la procédure devant la Cour.
78. Le Gouvernement estime injustifiée la demande de la requérante tendant au remboursement des frais de justice engagés par elle devant les juridictions nationales.
79. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Quant aux demandes de remboursement des frais et dépens liés aux procédures internes, la Cour ne peut les accueillir que si elles se rapportent aux violations constatées par elle. En l’occurrence, la procédure engagée par la requérante devant les juridictions internes aux fins de redressement du grief à l’origine du constat de violation auquel la Cour est parvenue en l’espèce a entraîné pour l’intéressée des frais et dépens s’élevant au total à 10 591,81 EUR. Cette somme couvre les éléments décrits au paragraphe 77 ci-dessus, à l’exception des frais d’avocat engagés pour la procédure suivie devant la Cour. La Cour ayant conclu à la violation de l’article 8 de la Convention pour une partie seulement de la période litigieuse, elle estime raisonnable de faire partiellement droit à cette demande et octroie à la requérante la somme de 4 000 EUR à ce titre.
80. En outre, la Cour alloue à la requérante 1 260 EUR pour les frais liés à sa représentation dans le cadre de la procédure suivie à Strasbourg et décide que cette somme doit être versée sur le compte bancaire du Comité Helsinki bulgare. Ce montant a été défini sur la base du taux horaire de 70 EUR qui a été appliqué pour le calcul des honoraires d’avocat dans des affaires récentes et de complexité similaire dirigées contre la Bulgarie (voir « Bulves » AD c. Bulgarie, no 3991/03, § 85, 22 janvier 2009 ; Mutishev et autres c. Bulgarie, no 18967/03, § 160, 3 décembre 2009 et Penchevi c. Bulgarie, no 77818/12, § 88, 10 février 2015).
C. Intérêts moratoires
81. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention pour la période antérieure au 6 décembre 2002 ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation pour la période postérieure à cette date ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;
5. Dit, par quatre voix contre trois,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :
i. 3 600 EUR (trois mille six cent euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
ii. 5 260 EUR (cinq mille deux cent soixante euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, dont 1 260 EUR (mille deux cent soixante euros) seront versés directement sur le compte bancaire du Comité Helsinki bulgare ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er février 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Møse, O’Leary et Rousseva.
A.N.
C.W.
Opinion dissidente commune AUX juges MØSE, O’LEARY et ROUSSEVA
1. La majorité de la chambre a constaté une violation de la Convention, jugeant que les autorités bulgares avaient manqué à leurs obligations positives découlant de l’article 8 en n’organisant pas la prise en charge de la requérante immédiatement après l’arrestation de ses parents et pendant les deux premiers jours de leur détention.
2. En estimant que la chambre aurait dû conclure à l’absence de violation de l’article 8 dans les circonstances particulières de l’espèce, nous n’ignorons pas ni n’entendons affaiblir la jurisprudence bien établie de la Cour quant à la nature et à la portée des obligations positives découlant pour les États de cet article et, en particulier, du devoir qu’ont les autorités de protéger l’intérêt supérieur des enfants mineurs (paragraphes 58 et 59 de l’arrêt).
3. Nous ne pensons toutefois pas que les faits de l’espèce, tels qu’ils ressortent clairement des décisions des juridictions nationales, étayent le constat de violation auquel la majorité a abouti.
4. Premièrement, en ce qui concerne les faits, il est incontesté que les parents de la requérante, qui était âgée de quatorze ans au moment de leur arrestation le 4 décembre 2002, furent appréhendés à leur domicile et maintenus en détention pendant deux jours, avant la tenue de deux audiences distinctes, le 6 décembre 2002, sur le point de savoir s’il convenait ou non de prolonger leur détention. Des questions relatives à la garde de la requérante furent soulevées ce jour-là, à l’initiative du parquet. Il y a litige entre les parties quant à ce que la mère de la requérante répondit au juge à cet égard. Le compte rendu de l’audience indique qu’elle répondit qu’il y avait quelqu’un pour s’occuper de l’enfant (paragraphes 17 et 18 de l’arrêt). Les parents n’ont jamais cherché à vérifier ce compte rendu ni à le faire rectifier par la suite (voir ci-dessous).
5. Il est également incontesté que lorsque les parents furent avertis, par un appel téléphonique de leur fille, que la police avait investi l’appartement afin de procéder à leur arrestation ceux-ci étaient accompagnés de leur avocat et qu’il fallut quelque temps au trio pour retourner au domicile familial. L’avocat, tout à la fois ami et voisin de la famille, était présent au moment de l’arrestation des parents et il resta en contact avec eux jusqu’à l’audience qui eut lieu deux jours plus tard. Lorsqu’ils comparurent, les parents de la requérante furent assistés par ce même avocat et par un interprète désigné par le parquet. Qui plus est, rien n’indique que les parents aient cherché pendant leur détention, que ce soit avant ou après l’audience décisive du 6 décembre 2002, à savoir si des mesures avaient été prises pour que leur fille ne restât pas sans surveillance ou à vérifier le compte rendu d’audience dans lequel les propos de la mère avaient été interprétés – erronément, suivant la requérante – comme une confirmation qu’il y avait quelqu’un pour s’occuper de l’enfant[1].
6. Deuxièmement, en ce qui concerne les décisions des juridictions internes, la requérante affirmait devant la Cour qu’elle s’était retrouvée seule, sans argent ni instructions concernant sa propre garde, pendant l’absence de ses parents. Le Gouvernement plaidait quant à lui qu’il n’avait pas été prouvé devant les juridictions nationales que la requérante eût été laissée seule, sans un adulte pour s’occuper d’elle, pendant cette période. Un rapport psychologique et psychiatrique et des rapports médicaux dont la production fut ordonnée dans le cadre des procédures internes attestent que la requérante souffrait d’un syndrome de stress post-traumatique, mais les juridictions nationales ne furent pas en mesure d’en établir la cause. L’avocat des parents de la requérante, qui avait assisté aux audiences relatives à la question de leur détention le 4 décembre 2002, déclara sous serment dans le cadre de ces procédures internes, en février 2008, qu’il ne savait pas ce qu’il était advenu de la requérante pendant la détention de ses parents et qu’il ne se souvenait d’aucun élément ou circonstance en rapport avec la question que le juge avait posée sur ce point à l’audience ou avec ce qu’avait été la réponse de la mère.
7. Le tribunal régional de Varna rejeta la plainte de la requérante le 27 juillet 2009, estimant qu’il n’avait pas été prouvé qu’elle se fût retrouvée seule pendant la détention de ses parents en décembre 2002. Le seul et unique élément de preuve que la requérante avait produit à l’appui de son affirmation était le témoignage de ses parents. Le tribunal jugea établi que la mère avait répondu par l’affirmative à la question du juge concernant le point de savoir s’il y avait quelqu’un pour s’occuper de la requérante. Il conclut donc que l’on ne pouvait reprocher à la justice pénale de ne pas avoir agi autrement pour protéger la requérante. Il constata enfin que la mère de la requérante n’avait jamais demandé à vérifier le compte rendu de l’audience ni usé de la possibilité que la loi lui conférait de chercher à le faire rectifier (paragraphes 36-38 de l’arrêt).
8. Le 10 décembre 2010, la cour d’appel de Varna confirma la décision de la juridiction inférieure, concluant que même si la requérante s’était retrouvée seule après l’arrestation, la responsabilité ne pouvait en être attribuée à la police, aux instances de poursuite ou au tribunal, dès lors que sa mère avait déclaré qu’« il y a[vait] quelqu’un pour s’occuper d’elle » (paragraphe 40 de l’arrêt). Saisie d’un pourvoi par la requérante, la Cour suprême de cassation refusa par un arrêt définitif du 18 janvier 2012 de l’examiner, estimant que rien ne justifiait d’y donner suite (paragraphe 41 de l’arrêt).
9. Dans l’ordre des questions juridiques soulevées par la présente espèce, il convient de déterminer, premièrement, si l’article 8 de la Convention fait peser sur les autorités nationales une obligation positive de protéger la situation d’un enfant pouvant se trouver en danger (spécialement lorsque ses parents sont placés en garde à vue) et, deuxièmement, si pareille obligation positive s’impose indépendamment de la question de savoir si la situation a été portée à l’attention des autorités et, le cas échéant, quand et comment elle l’a été, et, en particulier, indépendamment de la passivité dont les parents de l’enfant ou leur avocat ont pu faire preuve.
10. La première question, quant à l’existence d’une obligation positive envers les enfants exposés ou potentiellement exposés à un risque, appelle clairement, à nos yeux, une réponse affirmative[2].
11. En revanche, la seconde question – quand et dans quelles circonstances peut-on juger qu’un État est resté en défaut de s’acquitter d’une telle obligation positive – est peut-être plus complexe, comme l’illustrent les circonstances de l’espèce.
12. Comme l’indique l’arrêt de la chambre (paragraphes 44 à 46), le droit national comportait des dispositions destinées à protéger les enfants en danger, mais la majorité a estimé, sans autre considération, qu’une obligation de protection s’imposait dès le placement des parents en garde à vue (paragraphe 62), indépendamment des circonstances de l’arrestation, des personnes y ayant assisté et de la conduite que les parents avaient adoptée à ce moment-là et par la suite. Élément crucial en l’espèce, les parties divergeaient sur le point de savoir si, pendant la période considérée, la requérante relevait effectivement de la catégorie des enfants auxquels il fallait porter assistance, autrement dit, si elle n’avait effectivement personne pour veiller sur elle pendant l’absence de ses parents, auquel cas elle aurait dû bénéficier de la protection (automatique ou immédiate) des autorités. En dépit de longues procédures devant les instances nationales, il n’a pas été prouvé que la requérante ait effectivement été laissée seule et sans surveillance pendant la détention de ses parents. Certes, il n’existe aucune preuve que la police ait, au moment de l’arrestation des parents, alerté les autorités compétentes de la présence d’une enfant mineure. Mais rien n’indique non plus que les parents de la requérante aient signalé à la police, au moment de leur arrestation, que leur fille allait se retrouver seule, ni qu’ils aient soulevé la question de sa garde immédiatement après, ou demandé à leur avocat, qui avait assisté à l’arrestation et qu’ils avaient les moyens de joindre, de le faire pour eux. Nous relevons en particulier que selon le droit interne les éléments consignés dans un compte rendu d’audience ont force probante. Lorsque la mère de la requérante répondit à la question qui lui avait été posée à l’audience, elle bénéficiait d’une représentation légale et de l’aide d’un interprète. Qui plus est, il convient de noter qu’entre le 6 décembre 2002, date de la première audience, et le 17 décembre 2002, date de l’audience d’appel et de la remise en liberté des parents de la requérante, ni l’un ni l’autre n’indiquèrent à une quelconque autorité qu’il y avait peut-être un problème concernant la garde de leur fille ou qu’ils s’inquiétaient du sort qui était le sien en leur absence.
13. On peut considérer qu’une personne détenue se trouve, au moins dans une certaine mesure, dans une position vulnérable. Les parents de la requérante étaient toutefois des gens cultivés qui provenaient d’une famille connue et qui pouvaient se prévaloir d’une expérience professionnelle de haut niveau, ils avaient apparemment les moyens et ne manquaient pas de compétences et ils étaient des parents attentionnés (paragraphe 65 de l’arrêt). En outre, ils étaient représentés par un conseil qui se trouvait avec eux lorsqu’ils apprirent de leur fille qu’ils risquaient d’être arrêtés, ainsi qu’au moment de leur arrestation, et qui continua à les représenter pendant toute la durée de leur détention.
14. Dans ces circonstances, nous considérons qu’eu égard à cette passivité manifeste des parents et de leur représentant juridique concernant le sort réservé à la requérante, avant comme après l’arrestation de ses parents et leur mise en détention, les autorités compétentes n’avaient nulle raison de présumer que la requérante avait été laissée seule et que personne ne s’occupait d’elle pendant l’absence de ses parents. Les juridictions internes ont conclu que la requérante ne s’était pas acquittée de la charge de la preuve qui lui incombait relativement à ce qui s’était passé avant l’arrestation de ses parents et à ce qui s’était passé après. Estimant qu’il n’avait pas été établi que la requérante eût été laissée seule, elles ont conclu que, dans les circonstances, les autorités n’avaient pas failli aux obligations que leur imposait le droit interne.
15. Il convient également de relever que la majorité ne cite dans l’arrêt aucun précédent dont il ressortirait que les obligations positives découlant de l’article 8 ont, dans des circonstances similaires, été appliquées de la manière proposée en l’espèce. Ceux qui sont mentionnés dans le passage récapitulant les principes généraux (paragraphe 58 de l’arrêt) se distinguent nettement de la présente espèce[3]. Par exemple, il est fait référence à un arrêt récemment rendu par une autre chambre de la Cour – Ioan Pop c. Roumanie. Dans cette affaire, la Cour a conclu, à une majorité de six voix contre une, que le fait que les autorités compétentes n’eussent pas pris les mesures propres à assurer à un enfant de douze ans la surveillance d’un adulte pendant la garde à vue de ses parents, laquelle avait duré entre 9 et 12 heures, s’analysait en un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention[4]. Cela étant, même si l’on veut voir dans cet arrêt un précédent convaincant et contraignant, la présente affaire se distingue de l’affaire Ioan Pop à plusieurs égards. Dans cette dernière, l’enfant, âgé de douze ans au moment de l’arrestation de ses parents, avait assisté à cette occasion à des scènes d’une violence considérable, et notamment à la sédation forcée de son père. Le seuil de l’article 3 a été jugé atteint parce que les autorités compétentes n’avaient pris aucune mesure pour confier le troisième requérant à un adulte pendant que ses parents étaient au poste de police ou pour lui expliquer sa situation ou celle de ses parents. Qui plus est, alors que des versions divergentes de ce qu’il était advenu de l’enfant après l’arrestation de ses parents lui avaient été livrées par les parties, la Cour a conclu que les juridictions internes n’avaient pas examiné la plainte du requérant ni établi les faits pertinents. Forte de ces éléments et confrontée à des récits divergents, elle a jugé suffisamment établi que l’enfant avait été laissé seul pendant plusieurs heures, sans aucun adulte pour veiller sur lui, et elle a donc procédé à l’examen de la question de savoir si les autorités avaient manqué à des obligations positives découlant pour elles de l’article 3 de la Convention, pour finalement conclure à la violation de ce dernier[5]. En l’espèce, toutefois, comme nous l’avons souligné plus haut, il apparaît que la majorité a inversé la séquence du raisonnement en concluant à la violation de l’article 8 de la Convention à raison du non-respect par les autorités d’une obligation positive envers la requérante, alors que les juridictions internes avaient procédé à un examen attentif des faits allégués par la requérante et que la Cour elle-même avait rejeté la version livrée par l’intéressée de ce qui s’était passé entre le jour de l’arrestation et l’audience au tribunal.
16. Compte tenu des circonstances de l’espèce et du caractère minutieux et circonstancié de l’examen auquel les juridictions internes se sont livrées, nous ne pouvons nous rendre à la conclusion de la majorité selon laquelle les autorités nationales n’ont pas satisfait aux obligations positives qui auraient découlé pour elles de l’article 8 de la Convention. Si nous reconnaissons que la requérante a dû éprouver de la détresse au moment de l’arrestation de ses parents et par la suite, nous considérons qu’une cour internationale adhérant au principe de subsidiarité ne devrait pas remettre en question ou ignorer, de la manière que nous venons de décrire, les faits établis par les juridictions internes. Nous n’apercevons par ailleurs dans la jurisprudence de la Cour aucune base permettant de conclure à la violation de l’article 8 dans les circonstances de l’espèce.
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[1]. Il est à noter que, sur l’appel des parents de la requérante, les ordonnances de détention furent levées par deux décisions distinctes du 17 décembre 2002. Les parents de la requérante furent conséquemment libérés sous caution et regagnèrent leur domicile le même jour. La demande d’extradition vers le Turkménistan qui les visait fut rejetée le 22 mai 2003 dans le cadre d’une procédure devant le tribunal régional de Varna, où ils furent représentés par le même avocat.
[2]. Voir, par exemple, Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, 28 mai 2013 (où les autorités n’avaient pas pris les mesures qui s’imposaient pour protéger des fillettes qui avaient assisté à de violentes agressions de leur père contre leur mère et en avaient été traumatisées).
[3]. Une des illustrations proposées est l’affaire Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, CEDH 2006-XI (concernant la détention en Belgique d’une fillette de cinq ans qui était entrée illégalement dans le pays ; la Cour avait conclu, entre autres, à la violation des articles 3 et 8 de la Convention). Les circonstances de la présente espèce sont sensiblement différentes.
[4]. No 52920/09, 6 décembre 2016.
[5]. Ioan Pop, précité, §§ 31-34 et §§ 56-60. Voir, toutefois, l’opinion dissidente du juge Sajó, qui met en exergue, avec raison selon nous, le fait que, même dans cette affaire, l’arrêt de la chambre faisait peu de cas des faits qui avaient été établis par les juridictions internes.