CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE TOGRUL c. BULGARIE
(Requête no 20611/10)
ARRÊT
STRASBOURG
15 novembre 2018
DÉFINITIF
15/02/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Togrul c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Yonko Grozev,
André Potocki,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 octobre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20611/10) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant turc, M. Ismet Togrul (« le requérant »), a saisi la Cour le 1er avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me Y. Hristova, avocate exerçant à Harmanli. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme A. Panova, du ministère de la Justice.
3. Le 5 septembre 2017, les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus, conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
4. Le requérant étant de nationalité turque, le gouvernement turc a été invité, par une lettre du 13 septembre 2017, à présenter ses éventuelles observations écrites sur l’affaire en vertu de l’article 36 § 1 de la Convention. Il ne s’est pas prévalu de cette possibilité.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1963 et réside à Istanbul.
6. Le 8 octobre 2008, le requérant pénétra sur le territoire bulgare à bord d’un véhicule. À sa sortie du territoire bulgare, à la frontière turco-bulgare, le douanier bulgare lui demanda s’il avait quelque chose à déclarer. Le requérant répondit par l’affirmative et présenta au douanier la somme de 199 400 euros (EUR) en espèces. Il expliqua que l’argent provenait de la vente de son véhicule et de son compte bancaire, et il présenta des documents bancaires prouvant l’origine d’une partie de la somme.
7. Le même jour, le chef de la douane de Svilengrad établit un constat d’infraction administrative. Il fut reproché au requérant de ne pas avoir déclaré à la douane la somme de 199 400 EUR.
8. Toujours le même jour, la police de Svilengrad ouvrit des poursuites pénales contre le requérant pour les mêmes faits. Le dossier de l’enquête fut enregistré sous le numéro 435/08.
9. Dans le cadre de cette enquête, par un procès-verbal dressé ce jour-là, un policier enquêteur saisit comme preuve matérielle les 199 400 EUR ainsi que deux autres billets de banque (500 EUR et 100 EUR) d’une valeur totale de 600 EUR.
10. Le requérant remit, au même policier enquêteur, quarante-trois autres billets de banque, d’une valeur totale de 8 500 EUR. Cette mesure procédurale fut consignée dans un procès-verbal daté du même jour. Le document faisait référence aux articles 109, 110 et 159 du code de procédure pénale (CPP) – qui régissaient la remise volontaire de preuves matérielles aux autorités de poursuites pénales – et à l’enquête pénale no 435/08.
11. Le 26 janvier 2009, le parquet de district de Svilengrad mit fin aux poursuites pénales contre le requérant au motif que, en l’absence d’une faute intentionnelle de la part du prévenu, les faits en cause n’étaient pas constitutifs d’une infraction pénale. Le dossier fut transmis à la douane de Svilengrad afin de lui permettre de statuer sur la question de savoir si les faits étaient constitutifs d’une infraction administrative. L’ordonnance du parquet mentionnait que la procédure pénale contre le requérant concernait la somme de 208 500 EUR.
12. Par une décision du 12 février 2009, le chef de la douane de Svilengrad constata que le requérant n’avait pas accompli ses obligations déclaratives découlant de la législation interne en ce qui concernait la somme de 199 400 EUR. Il ordonna la confiscation de cette somme et imposa au requérant une amende de 3 000 levs bulgares (BGN) (soit environ 1 533,88 EUR).
13. Le requérant contesta cette décision devant le tribunal de district de Svilengrad.
14. Le 16 février 2009, l’avocate du requérant demanda au parquet de district de restituer à son client la somme de 9 100 EUR remise au policier au motif qu’elle ne faisait pas l’objet de la procédure administrative. Le 18 février 2009, le parquet de district décida de suspendre l’examen de cette demande jusqu’à l’entrée en vigueur de la décision de la douane de Svilengrad.
15. Le 6 mars 2009, l’avocate du requérant s’adressa au tribunal de district de Svilengrad, par l’intermédiaire du parquet de district, pour contester la décision du parquet du 18 février 2009, qu’elle considérait comme un refus de restituer la somme de 9 100 EUR à son client.
16. Le 25 mai 2009, statuant sur le recours formé par le requérant (paragraphes 12 et 13 ci-dessus), le tribunal de district de Svilengrad annula la décision du 12 février 2009 du chef de la douane de Svilengrad pour absence de comportement fautif de la part de l’intéressé. La douane de Svilengrad interjeta appel.
17. Par un arrêt définitif du 26 novembre 2009, le tribunal administratif de Haskovo infirma le jugement du tribunal de district et confirma la décision du chef de la douane de Svilengrad du 12 février 2009. Il estimait que le requérant avait omis par négligence de déclarer par écrit aux autorités douanières bulgares qu’il transportait la somme de 199 400 EUR en espèces.
18. Le 15 janvier 2010, l’avocate du requérant s’adressa au tribunal de district de Svilengrad pour se plaindre de l’absence de décision sur son recours du 6 mars 2009. Cette demande resta sans suite.
19. L’avocate du requérant demanda également la restitution de cette somme au chef de la douane de Svilengrad, qui, par une lettre du 25 février 2010, l’informa que l’argent avait été saisi par le policier enquêteur et qu’il ne se trouvait pas à la douane.
20. L’avocate du requérant introduisit un recours devant les tribunaux administratifs pour contester la réponse de la douane qu’elle qualifiait de refus de restituer la somme en question. Le 3 juin 2010, le tribunal administratif de Haskovo rejeta ce recours au motif que la lettre n’était pas un refus de restituer cette somme, mais qu’elle indiquait quel était l’organe compétent pour se prononcer sur cette question. Cette décision fut confirmée le 24 septembre 2010 par la Cour administrative suprême.
21. L’avocate du requérant demanda également la restitution de cette somme à la police de Svilengrad. Par une lettre du 27 février 2011, le policier enquêteur, qui avait saisi l’argent, l’informa que la somme ne pouvait lui être restituée qu’après le prononcé d’une décision à cet effet par un tribunal ou par l’autorité chargée de la procédure administrative.
22. L’avocate s’adressa alors au directeur régional de la police pour lui demander la restitution de l’argent en cause. Par une lettre du 2 juin 2011, celui-ci lui répondit que les procédures régissant la conservation et la restitution des preuves matérielles dans le cadre des poursuites pénales étaient régies par le CPP.
23. D’après une lettre du chef de la police de Svilengrad, datée du 1er novembre 2017, à cette date la somme de 9 100 EUR se trouvait toujours au commissariat de police de cette ville.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET EUROPÉENS PERTINENTS
24. En vertu de l’article 11, alinéas 3 et 4, de la loi sur les devises et de l’article 2, alinéas 2 et 4, de l’ordonnance ministérielle no 10 du 16 décembre 2003 sur l’application de cette loi, les étrangers qui introduisent sur le territoire du pays ou exportent du territoire du pays des sommes d’une valeur supérieure à 10 000 EUR doivent déclarer aux autorités douanières bulgares le montant et la provenance de l’argent.
25. En vertu de l’article 18 de la loi sur les devises, la méconnaissance des règles de l’article 11 de cette loi est sanctionnée par une amende administrative pouvant aller de 1 000 à 3 000 BGN. En vertu de l’article 20 de la même loi, l’objet de l’infraction est confisqué au profit de l’État.
26. En vertu de l’article 111, alinéa 1, du CPP, les preuves matérielles sont conservées jusqu’à la fin de la procédure pénale. Le procureur peut décider de les restituer à leurs propriétaires avant la fin de la procédure pénale (alinéa 2 du même article). Son refus de le faire est susceptible de recours devant le tribunal de première instance, lequel se prononce par une décision définitive (alinéa 3 du même article).
27. Les dispositions pertinentes en l’espèce du Règlement no 1889/05 du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005 relatif aux contrôles de l’argent liquide entrant ou sortant de la Communauté ont été citées dans l’arrêt Boljević c. Croatie (no 43492/11, § 20, 31 janvier 2017). Dans son arrêt Chmielewski (C-255/14, 16 juillet 2015), rendu sur une demande de décision préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a estimé qu’une amende dont le montant correspondait à soixante pourcent de la somme d’argent liquide non déclarée, lorsque cette somme était supérieure à 50 000 euros, n’apparaissait pas comme étant proportionnée (§ 30). Elle a noté à cet égard que la sanction prévue à l’article 9 du règlement no 1889/2005 visait non pas à sanctionner d’éventuelles activités frauduleuses ou illicites, mais uniquement une violation de l’obligation déclarative prévue à l’article 3 du règlement (§ 31). La Cour de justice a également observé que l’article 4, paragraphe 2, du règlement prévoyait la possibilité de retenir, par décision administrative, l’argent liquide non déclaré, notamment en vue de permettre aux autorités compétentes d’effectuer les contrôles et les vérifications nécessaires relatifs à la provenance de cet argent liquide, l’usage qu’il est prévu d’en faire et la destination de celui‑ci (§ 33).
EN DROIT
I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
28. Le requérant allègue que l’amende et la confiscation qu’il s’est vu infliger pour avoir enfreint la législation douanière, prises ensemble, étaient disproportionnées, et il reproche aux autorités de ne pas lui avoir restitué la somme de 9 100 EUR à l’issue des procédures administrative et pénale menées à son encontre. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est libellé comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
29. Le Gouvernement ne conteste pas la recevabilité du premier grief du requérant dénonçant le caractère disproportionné des sanctions. Concernant le deuxième grief de l’intéressé, lié à la non-restitution de la somme de 9 100 EUR, il excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique en particulier que le requérant ne s’est pas adressé au commissariat de police de Svilengrad pour demander la restitution de cette somme à l’issue des procédures pénale et administrative menées à son encontre. Il ajoute qu’il avait la possibilité d’introduire une action civile en répétition de l’indu, voire une action en indemnisation pour enrichissement injustifié contre le policier enquêteur, mais qu’il ne s’en est pas prévalu.
30. Le Gouvernement soulève également une exception tirée du non‑respect du délai de six mois, sans exposer davantage d’arguments à cet égard.
31. Le requérant indique qu’il s’est adressé à la police, au parquet, à la douane et aux tribunaux pour obtenir la restitution de la somme de 9 100 EUR saisie par le policier enquêteur. Il ajoute que certaines de ces demandes ont été rejetées et que d’autres n’ont pas été examinées. Il estime que, dans ce contexte, on ne pouvait pas exiger de lui qu’il intentât une nouvelle procédure civile pour obtenir la restitution de l’argent en question.
32. La Cour constate que la somme de 9 100 EUR a été saisie par la police en tant que preuve matérielle dans le cadre de la procédure pénale menée contre le requérant (paragraphes 9 et 10 ci-dessus), qu’elle n’a pas été transmise aux autorités douanières dans le cadre de la procédure administrative (paragraphe 19 ci-dessus) et qu’elle n’a pas fait l’objet de cette dernière procédure (paragraphes 12, 16 et 17 ci-dessus). Dès lors, il appartenait à la police et aux autorités de l’enquête pénale de se prononcer sur la restitution de cette somme. Le requérant s’est adressé à la police, au parquet de district et au tribunal de district à ce sujet, mais ses recours ont été rejetés, voire n’ont pas été examinés (paragraphes 14, 15, 18, 21 et 22 ci‑dessus).
33. Elle note que, selon le Gouvernement, le requérant aurait pu introduire une action civile en répétition de l’indu ou en indemnisation pour cause d’enrichissement injustifié contre le policier qui avait saisi la somme. Force est de constater qu’il s’agit de deux voies de recours qui ne relèvent pas de la procédure pénale et qui n’ont pas été spécialement prévues pour redresser une situation de rétention continue de preuves matérielles dans le cadre de poursuites pénales. Le Gouvernement n’a présenté aucune décision de justice dans laquelle ces deux voies de recours ont été employées avec succès dans une situation similaire à celle de l’espèce.
34. Compte tenu de ces circonstances, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement. Constatant que les deux griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1 ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Grief relatif aux sanctions administratives infligées au requérant
a) Arguments des parties
35. Le requérant expose que, à l’issue d’une procédure administrative, il a été sanctionné par une amende de 3 000 BGN et par la confiscation de la somme de 199 400 EUR pour non-accomplissement de ses obligations déclaratives à la douane bulgare. Il considère que cette sanction était beaucoup trop sévère dans son cas de figure, au motif qu’elle ne correspondait pas à la gravité de son omission. Il estime que cette situation s’analyse en une ingérence disproportionnée et injustifiée dans l’exercice de son droit au respect de ses biens, protégé par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
36. Le Gouvernement combat la thèse du requérant et soutient qu’il n’y a pas eu en l’occurrence violation de l’article 1 du Protocole no 1. S’il admet que les mesures contestées s’analysaient en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de ses biens, il indique qu’elles étaient prévues par la loi sur les devises et par l’ordonnance ministérielle no 10 sur l’application de cette loi, et que ces actes législatifs transposaient la législation européenne en la matière, en particulier les dispositions du Règlement no 1889/05 du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005 relatif aux contrôles de l’argent liquide entrant ou sortant de la Communauté. Il estime que les mesures en cause poursuivaient un but légitime et qu’elles servaient l’intérêt public. Il ajoute qu’elles étaient proportionnées à la gravité de l’infraction commise par le requérant, lequel aurait omis de déclarer une importante somme d’argent à la douane alors même que, selon le Gouvernement, il ne pouvait pas ignorer l’existence de cette obligation. Le Gouvernement en conclut que l’État n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont il disposerait sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1.
b) Appréciation de la Cour
37. La Cour rappelle que les principes relatifs à l’application et à l’interprétation de l’article 1 du Protocole no 1 dans des situations similaires à celles de l’espèce, ont été résumées dans les arrêts et décisions suivantes : Anheuser‑Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 62, CEDH 2007‑I ; J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 52, CEDH 2007‑III ; Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000‑I ; Gasus Dosier - und Fördertechnik GmbH c. Pays‑Bas, 23 février 1995, § 60, série A no 306‑B ; AGOSI c. Royaume‑Uni, 24 octobre 1986, §§ 51 et 52, série A no 108 ; Grifhorst c. France, no 28336/02, §§ 84‑86, 26 février 2009, et Gabrić c. Croatie, no 9702/04, § 33, 5 février 2009.
38. La Cour note que, en l’espèce, le requérant a été condamné au paiement d’une amende et à la confiscation de la somme qu’il n’avait pas déclarée à la douane. À la lumière de sa jurisprudence en la matière (paragraphe 37 ci-dessus), elle estime qu’il s’agit d’une ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens, que les mesures contestées relèvent de la réglementation de l’usage des biens et que cette situation entre dans le champ d’application du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1.
39. La Cour doit donc établir si cette ingérence était « prévue par la loi », si elle poursuivait un but légitime et si elle était proportionnée au but poursuivi (paragraphe 37 ci-dessus).
40. Elle observe, en premier lieu, que les deux sanctions appliquées au requérant étaient prévues par les articles 11, 18 et 20 de la loi sur les devises qui répriment l’infraction reprochée à l’intéressé, à savoir la non‑observation des règles relatives à la déclaration des sommes d’argent en espèces lors du passage à la frontière bulgare (paragraphes 24 et 25 ci‑dessus).
41. Elle constate ensuite que les mesures contestées visaient à contrôler l’importation et l’exportation d’espèces, ce qui s’analyse en un « but légitime » répondant à l’intérêt général, au sens du second paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1.
42. Il reste à établir si les autorités ont, dans la présente affaire, ménagé un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi. En d’autres termes, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les exigences de l’intérêt général et la protection des droits fondamentaux de l’individu, compte tenu de la marge d’appréciation reconnue à l’État en pareille matière (Grifhorst, précité, § 94). Pour cela, elle tiendra compte de la nature et de la gravité de l’infraction reprochée au requérant, du comportement de celui-ci et de la nature et de la sévérité des sanctions infligées (Grifhorst, précité, §§ 95-105, et Gabrić, précité, §§ 36‑39).
43. La Cour constate d’abord que le requérant a été sanctionné dans le cadre d’une procédure administrative pour ne pas avoir déclaré à la douane bulgare la somme de 199 400 EUR qu’il transportait. Il apparaît qu’il n’y avait aucun soupçon quant à la légalité de l’origine de cet argent : le requérant avait présenté des documents bancaires et donné des explications cohérentes à ce sujet (paragraphe 6 ci-dessus). Les poursuites pénales ouvertes à son encontre pour les mêmes faits ont été abandonnées et l’intéressé n’a été soupçonné d’aucune activité illégale par les autorités bulgares. Il en ressort que l’infraction pour laquelle le requérant a été sanctionné était le non-accomplissement d’une obligation déclarative à la douane.
44. Pour ce qui est du comportement du requérant, la Cour observe qu’il n’a pas cherché à dissimuler l’argent lorsqu’il a été interrogé par le douanier, qu’il a immédiatement présenté la somme en question et qu’il a fourni des documents et donné des explications quant à son origine (paragraphe 6 ci-dessus). Les autorités internes, qui avaient examiné les affaires pénale et administrative ouvertes à ce sujet, ont constaté que le requérant n’avait pas commis de faute intentionnelle, mais une infraction administrative par négligence (paragraphes 11 et 17 ci-dessus).
45. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, dans pareille situation, la sanction doit correspondre à la gravité du manquement constaté, à savoir le manquement à l’obligation de déclaration, et non pas à la gravité d’un manquement présumé non avéré, tel que le blanchiment d’argent ou la fraude fiscale (Ismayilov c. Russie, no 30352/03, § 38, 6 novembre 2008, et Grifhorst, précité, § 102). Dans la présente affaire, le requérant a été sanctionné par une amende de 3 000 BGN (soit environ 1 533,88 EUR), qui était le montant maximum prévu par la loi nationale sur les devises (paragraphe 25 ci-dessus). Il s’est également vu confisquer, conformément à la législation interne (paragraphe 25 in fine ci-dessus), la totalité de la somme non déclarée, à savoir 199 400 EUR. Force est de constater que la confiscation de cette somme avait un but purement punitif, puisqu’elle ne visait à compenser aucune perte qui aurait été subie par l’État et qui aurait résulté de l’infraction du requérant. Le Gouvernement n’a pas démontré de manière convaincante qu’il a été nécessaire de cumuler l’amende administrative avec la confiscation de cent pourcent de la somme non déclarée pour assurer l’effet dissuasif et punitif de la sanction administrative et pour prévenir d’autres infractions à l’obligation déclarative en question. À l’instar de ses conclusions dans les affaires relativement similaires (Gabrić, précité, § 39, Ismayilov, précité, § 38, et Boljević, précité, § 45), la Cour conclut que la confiscation de cent pourcent du montant non déclaré, infligée au requérant pour son manquement à l’obligation de déclarer l’argent, était disproportionnée et qu’elle lui a imposé un fardeau excessif.
46. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention de ce chef.
2. Grief relatif à la rétention de la somme de 9 100 EUR
a) Arguments des parties
47. Le requérant expose qu’il a remis aux autorités 9 100 EUR qui ont été conservés comme preuve matérielle dans le cadre des poursuites pénales engagées contre lui. Il précise que cette somme ne lui a pas été restituée à l’issue de la procédure pénale et que toutes ses tentatives subséquentes ont été rejetées par la police, le parquet ou les autorités administratives. Il estime que cette situation s’analyse en une violation de son droit au respect de ses biens.
48. Le Gouvernement combat la thèse du requérant, soutenant qu’il s’agissait d’une mesure prévue par la loi, poursuivant un but légitime et proportionnée. Il indique que la somme avait été saisie dans le cadre de la procédure pénale menée contre le requérant, qu’elle n’a pas fait l’objet de la procédure administrative subséquente, qu’elle se trouve toujours au commissariat de police de Svilengrad, que le requérant n’en a pas demandé la restitution à la police et qu’il n’a intenté contre le policier enquêteur ni une action civile en répétition de l’indu ni une action en indemnisation pour enrichissement injustifié.
b) Appréciation de la Cour
49. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 ne prohibe pas la saisie d’un bien à des fins d’administration de la preuve dans le cadre d’une procédure pénale. Toutefois, il s’agit d’une mesure qui restreint temporairement l’usage des biens et qui, dès lors, pour répondre aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1, doit être prévue par la législation interne, poursuivre un but légitime et être proportionnée au but poursuivi (Karamitrov et autres c. Bulgarie, no 53321/99, § 72, 10 janvier 2008, et Petyo Petkov c. Bulgarie, no 32130/03, § 102, 7 janvier 2010).
50. La Cour observe que l’argent en cause a été saisi en tant que preuve matérielle en vertu du CPP (paragraphes 9 et 10 ci-dessus) et que le requérant ne conteste ni la prévisibilité ni l’accessibilité des dispositions législatives en cause (paragraphe 47 ci-dessus). La Cour constate ainsi que les parties s’accordent pour dire que la première condition de la régularité de la mesure litigieuse est remplie et elle ne voit pas de raison d’aboutir à une conclusion différente. Elle estime que la mesure en cause visait le but légitime d’assurer le bon fonctionnement de la justice et qu’elle relevait donc de l’intérêt général.
51. Il reste donc à déterminer si les autorités ont ménagé en l’occurrence un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit du requérant d’utiliser son bien. Pour déterminer la proportionnalité de la mesure en cause, la Cour estime opportun de prendre en compte sa durée, sa nécessité au vu du déroulement des poursuites pénales, les conséquences de son application pour le requérant et les décisions prises par les autorités à ce sujet pendant et à l’issue du procès pénal (Petyo Petkov, précité, § 105).
52. La Cour constate que la somme de 9 100 EUR, saisie le 8 octobre 2008, n’avait toujours pas été restituée au requérant à la date du 1er novembre 2017 (paragraphes 9, 10 et 23 ci-dessus). Cette somme a donc été retenue par les autorités pendant plus de neuf ans.
53. La Cour accepte que la rétention de cette somme était justifiée jusqu’à la fin de la procédure pénale contre le requérant, à savoir le 26 janvier 2009 (paragraphe 11 ci-dessus). Au-delà de cette date, le requérant était poursuivi administrativement uniquement pour ne pas avoir déclaré la somme de 199 400 EUR. Le reste de l’argent saisi le 8 octobre 2008, à savoir les 9 100 EUR en question, a été retenu par les autorités sans aucun fondement.
54. La Cour relève que le requérant a saisi tant la police que le parquet de Svilengrad, lesquels n’ont pas fait suite à ses demandes de restitution de cette somme (paragraphes 14, 21 et 22 ci-dessus), et que le recours qu’il avait formé devant le tribunal de district de Svilengrad à cet égard n’a pas été examiné (paragraphes 15 et 18 ci-dessus). Pour ce qui est de l’argument du Gouvernement tiré de l’omission du requérant de saisir les tribunaux civils d’une action en répétition de l’indu ou d’une action en indemnisation pour enrichissement injustifié contre le policier enquêteur, la Cour réitère son constat selon lequel le Gouvernement n’a présenté aucune décision de justice dans laquelle les deux voies de recours en question auraient été exercées avec succès dans une situation similaire à celle de l’espèce (paragraphe 33 ci-dessus). La Cour ne saurait donc retenir cet argument contre le requérant.
55. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la rétention de la somme de 9 100 EUR appartenant au requérant n’était plus proportionnée au but légitime poursuivi à compter de la clôture de la procédure pénale menée à l’encontre de l’intéressé. Il y a donc eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention de ce chef.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
56. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
57. Le requérant réclame 208 500 EUR pour préjudice matériel et 30 000 EUR pour préjudice moral.
58. Le Gouvernement soutient que ces prétentions sont exorbitantes et totalement injustifiées.
59. La Cour a constaté que la somme de 199 400 EUR a été confisquée au requérant et que la somme de 9 100 EUR ne lui a pas été restituée, en violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Elle rappelle que les États disposent d’une marge d’appréciation pour déterminer le montant exact des sanctions à imposer dans pareilles circonstances en choisissant, par exemple, de fixer ce montant à un certain pourcentage de la somme non déclarée (Grifhorst, précité, §§ 83, 100, 101 et 103). Or, dans la présente affaire, la confiscation de la totalité de la somme non déclarée était exigée par le droit interne applicable (paragraphe 25 in fine ci-dessus). Par conséquent, la Cour ne peut qu’accorder l’équivalent de la somme confisquée (Gabrić, précité, § 48, et Boljević, précité, § 53). Pour ces motifs, elle estime qu’il y a lieu d’accorder au requérant 208 500 EUR au titre du préjudice matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
60. Concernant le dommage moral, dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que les deux constats de violation de l’article 1 du Protocole no 1 constituent une satisfaction équitable suffisante (Gabrić, précité, § 49, et Boljević, précité, § 54).
B. Frais et dépens
61. Le requérant n’ayant formulé aucune prétention pour les frais et dépens engagés, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
C. Intérêts moratoires
62. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention à raison de la confiscation de la somme de 199 400 EUR ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention à raison de la rétention de la somme de 9 100 EUR ;
4. Dit que les constats de violation constituent une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 208 500 EUR (deux cent huit mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 novembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente