DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SELAHATTİN DEMİRTAŞ c. TURQUIE (No 2)
(Requête no 14305/17)
ARRÊT
STRASBOURG
20 novembre 2018
CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 22/12/2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2),
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 octobre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14305/17) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Selahattin Demirtaş (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 février 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté principalement par Me M. Karaman, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier que sa détention provisoire avait emporté violation des articles 5, 10 et 18 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
4. Le 29 juin 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
6. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« le Commissaire aux droits de l’homme ») a exercé son droit de prendre part à la procédure et a présenté des observations écrites (article 36 § 3 de la Convention et article 44 § 2 du règlement de la Cour).
7. Des observations écrites ont également été adressées à la Cour par l’Union Interparlementaire (« l’UIP ») ainsi que par les organisations non gouvernementales ARTICLE 19 et Human Rights Watch, lesquelles ont agi conjointement (« les organisations non gouvernementales intervenantes »). Le président de la Section avait autorisé l’UIP et les organisations en question à intervenir en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 44 § 3 du règlement de la Cour.
8. Tant le Gouvernement que le requérant ont répondu aux observations des parties intervenantes.
9. La Cour note qu’il existe actuellement plusieurs requêtes pendantes devant elle concernant la mise en détention provisoire de députés. Selon sa nouvelle politique de priorisation, ayant pris effet le 22 mai 2017, les affaires relatives à la privation de liberté d’un requérant en conséquence directe de la violation alléguée de droits consacrés par la Convention, telles que celle en l’espèce, doivent être traitées en priorité. La Cour observe que, le 21 décembre 2017, la Cour constitutionnelle a rendu son arrêt relatif à la requête individuelle introduite par le requérant. La Cour estime également qu’il convient d’examiner la requête du requérant prioritairement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. Le requérant est né en 1973. Il est actuellement détenu à Edirne.
11. À l’époque des faits, le requérant était l’un des coprésidents du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti politique pro-kurde de gauche. Depuis 2007, il était député à la Grande Assemblée nationale de Turquie (« l’Assemblée nationale »). À l’issue du scrutin législatif du 1er novembre 2015, il fut réélu député à l’Assemblée nationale, en tant que membre du HDP et son mandat prit fin lors des élections parlementaires tenues le 24 juin 2018.
12. Lors de l’élection présidentielle du 10 août 2014, le requérant obtint 9,76 % des voix. Il s’est également porté candidat à l’élection présidentielle du 24 juin 2018 et il obtint 8,32 % des voix.
A. Les événements du 6-8 octobre 2014
13. En septembre et octobre 2014, des membres de l’organisation illégale armée Daech (État islamique en Irak et au Levant) lancèrent une offensive sur la ville syrienne de Kobané (Ayn al-Arab en arabe), laquelle se trouve à environ 15 kilomètres de la ville frontalière turque de Suruç. Des affrontements armés eurent lieu entre les forces de Daech et celles des Unités de protection du peuple (YPG), une organisation fondée en Syrie et considérée comme une organisation terroriste par la Turquie en raison des liens qu’elle entretiendrait avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée).
14. À partir du 2 octobre 2014, de nombreuses manifestations furent organisées en Turquie et plusieurs organisations non gouvernementales, locales et internationales publièrent des déclarations appelant à la solidarité internationale avec Kobané contre le siège de Daech.
15. Le 5 octobre 2014, un tweet fut publié sur un compte qui aurait été contrôlé par l’un des dirigeants du PKK. Ce tweet se lisait comme suit : « Nous appelons tous les jeunes, les femmes et toutes les personnes de sept à soixante-dix ans à prendre le parti de Kobané, à protéger notre honneur et notre dignité et à occuper les métropoles » (« Gençleri kadınları 7’den 70’e herkesi Kobane’ye sahip çıkmaya onurumuzu namusumuzu korumaya metropolleri işgal etmeye çağırıyoruz »).
16. Le 6 octobre 2014, les trois tweets suivants furent publiés sur le compte officiel du HDP, @HDPgenelmerkezi :
– « Appel urgent à notre peuple ! Appel urgent à notre peuple du comité exécutif du HDP qui est actuellement en session ! La situation à Kobané est extrêmement risquée. Nous appelons notre peuple à descendre dans la rue et à soutenir ceux qui sont descendus dans la rue pour protester contre les attaques de Daech et contre l’embargo du gouvernement de l’AKP sur Kobané » (« Halklarımıza acil çağrı! Şuanda toplantı halinde olan HDP MYK’dan halklarımıza acil çağrı! Kobané’de duruş son derece kritiktir. IŞİD saldırılarını ve AKP iktidarının Kobané’ye ambargo tutumunu protesto etmek üzere halklarımızı sokağa çıkmaya ve sokağa çıkmış olanlara destek vermeye çağırıyoruz »).
– « Nous appelons l’ensemble de notre peuple, de sept à soixante‑dix ans, à [descendre dans] la rue, à prendre [position dans] la rue et à agir contre la tentative de massacre à Kobané » (« Kobané’de yaşanan katliam girişimine karşı 7 den 70 e bütün halklarımızı sokağa, alan tutmaya ve harekete geçmeye çağırıyoruz »).
– « À partir de maintenant, Kobané, c’est partout. Nous appelons à une résistance permanente jusqu’à la fin du siège et de l’agression sauvage à Kobané » (« Bundan böyle her yer Kobane’dir. Kobane’deki kuşatma ve vahşi saldırganlık son bulana kadar süresiz direnişe çağırıyoruz »).
17. Le même jour, la déclaration suivante, émanant d’une organisation dénommée KCK (Koma Civakên Kurdistan – « Union des communautés kurdes »), identifiée comme étant la « branche urbaine » du PKK par la Cour de cassation, fut publiée sur le site Internet www.firatnews.com. Cette déclaration se lisait ainsi : « La vague de révolution commencée à Kobané doit s’étendre à l’ensemble du Kurdistan et, sur cette base, nous appelons à un soulèvement de la jeunesse kurde... Parmi notre peuple, ceux qui peuvent aller à Suruç doivent y aller immédiatement sans perdre une seconde et chaque centimètre du Kurdistan doit se lever pour Kobané ... Nous appelons notre peuple, [tout le monde] de sept à soixante-dix ans, à rendre la vie insupportable à Daech et à son collaborateur l’AKP, où qu’ils se trouvent, et à prendre position contre ces gangs [responsables] de massacres en développant la rébellion [Serhildan en kurde] au plus haut niveau » (« Kobani ile başlayan devrim dalgası tüm Kürdistan’a yayılmalı ve Bu temelde Kürt gençliğinin ayaklanması çağrısında bulunuyoruz... Bütün halkımız Suruç’a gidebilecekler hemen bir saniye zaman kaybetmeden gitmeli ve Kürdistan’ın her karış toprağı Kobanê için ayağa kalkmalıdır... Tüm halkımızı yediden yetmişe bulunduğu her yerde yaşamı IŞİD ve işbirlikçisi AKP’ye dar etmeye ve serhıldanı en üst düzeyde geliştirerek bu katliamcı çetelere karşı durmaya çağırıyoruz »).
18. Le 7 octobre 2014, la déclaration suivante du comité exécutif du KCK fut publiée sur le même site Internet : « Notre peuple doit perpétuer la résistance qu’il a lancée contre ce massacre affreux et insidieux, en la propageant partout et toujours. Notre peuple du Nord [dans la région du sud-est de la Turquie] ne doit donner aucune chance de survie aux gangs de Daech et à ceux qui les soutiennent. Toutes les rues doivent être tournées vers les rues de Kobané et la force et l’organisation de cette résistance historique et unique doivent être développées. À partir de maintenant, des millions de personnes doivent prendre les rues et une foule de gens doit se rendre à la frontière. Tous les Kurdes et toute personne honorable, amis et groupes sensibles [à notre cause] doivent agir. Il est temps de développer et d’amplifier l’action de résistance. Sur cette base, nous appelons notre peuple, tous les groupes sensibles [à notre cause] et nos amis à embrasser et à amplifier la résistance de Kobané et nous appelons tous les jeunes, en particulier la jeunesse kurde, à rejoindre les rangs de la liberté à Kobané et à intensifier la résistance » (« Halkımız bu çirkin ve sinsi katliam karşısında başlattığı mücadeleyi her yere, her zamana taşıyarak süreklileştirmelidir. Kuzey halkımız İŞİD çetelerine, uzantılarına ve destekçilerine hiçbir yerde yaşam şansı tanımamalıdır. Tüm sokaklar Kobani sokaklarına dönüştürülmeli, tarihin bu eşsiz direnişine denk bir direniş gücü ve örgütlülüğü geliştirilmelidir. Bu saatten itibaren milyonlar sokaklara akmalı, sınır insan seline dönüşmelidir. Her Kürt ve onurlu her insan, dostlar, duyarlı kesimler bu andan itibaren eyleme geçmelidir. An direniş eylemini geliştirme ve büyütme anıdır. Bu temelde tüm halkımızı, duyarlı kesimleri, dostlarımızı Kobani direnişini sahiplenerek büyümeye, başta Kürt gençleri olmak üzere tüm gençleri Kobani de özgürlük saflarına katılarak direnişi yükseltmeye çağırıyoruz »).
19. À partir du 6 octobre 2014, les manifestations devinrent violentes. Des affrontements eurent lieu entre différents groupes et les forces de sécurité intervinrent de manière musclée. À des dates non précisées, les gouverneurs locaux de certaines villes imposèrent des couvre-feux.
20. Dans deux déclarations faites respectivement les 7 et 9 octobre 2014, le requérant indiqua qu’il était opposé à l’usage de la violence dans les manifestations. Il déclara que son parti politique était prêt à coopérer avec le gouvernement mais qu’il incombait d’abord à ce dernier d’identifier les provocateurs à l’origine des violences.
21. Selon l’arrêt du 21 décembre 2017 de la Cour constitutionnelle (no 2016/25189) relatif au recours individuel du requérant, les 6 et 8 octobre 2014, les violences firent 50 morts et 772 blessés, dont 331 membres des forces de sécurité. 1 881 véhicules et 2 558 bâtiments, y compris des hôpitaux et des écoles, furent endommagés. Dans le cadre des enquêtes pénales menées par les parquets compétents, 4 291 personnes furent arrêtées et 1 105 personnes furent mises en détention provisoire (paragraphe 30 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle).
22. Le 9 octobre 2014, le requérant fit un discours à Diyarbakır dans les locaux du HDP. Les parties pertinentes en l’espèce de son discours se lisent ainsi : « Nous avons procédé aux appels en question [les tweets publiés sur le compte Twitter du HDP] parce que nous avions appris que l’organisation Daech était arrivée jusqu’à la frontière de Mürşitpınar. Les gens sont sortis dans les rues et il n’y a eu de violences nulle part. Nous n’avons pas dit de recourir à la violence. Nous avons fait un appel pour la lutte politique. Ce qui a accru la violence n’était ni l’appel du HDP, ni les manifestations du peuple. C’est la tâche de l’État de trouver ceux qui ont provoqué [les manifestations]. Il ne doit pas y avoir d’actes de violence. Il ne faut pas intervenir dans les manifestations [organisées] pour soutenir Kobané (...) » (« DAEŞ örgütünün Mürşitpınar sınır kapısına dayandığını öğrendiğimiz için bahsi geçen çağrıları yaptık, insanlar sokağa çıktı hiçbir yerde şiddet kullanılmadı. Şiddet kullanılsın demedik. Siyasi mücadele amaçlı bir çağrı yaptık. Şiddeti büyüten HDP’nin çağrısı değil, halkın gösterileri değil. Tahrik edenleri bulmak hükümetin görevidir. Şiddet eylemleri olmamalı. Kobane’yi sahiplenme eylemlerine müdahale edilmemeli (...) »).
23. Dans un entretien paru le 13 octobre 2014 dans le journal quotidien Evrensel, le requérant s’exprimait ainsi : « C’est directement lié à Kobané. Ce n’est pas à nous d’apaiser la colère. Nous n’avons pas une telle influence sur le peuple et cela n’est pas nécessaire. Nous pensons que les mesures pratiques que peut prendre le gouvernement pour repousser Daech hors de Kobané vont mettre un terme à cette colère. Bien sûr, je ne parle pas des actes de violence. Nous n’avons pas encouragé les actes de violence comme l’usage des armes, les incendies, les destructions [et] les usurpations. Nous ne [les] avons pas provoqués, nous ne [les] avons pas organisés. Mais nous avons lancé un appel pour que la colère du peuple devienne une protestation continue, de jour comme de nuit, partout, sur les places, dans les maisons, dans la rue, dans les voitures. Nous sommes toujours derrière cet appel » (« Doğrudan Kobaniyle bağlantılıdır. Öfkeyi yatıştırabilecek olan biz değiliz. Bizim halk üzerinde ne böyle bir gücümüz vardır ne de buna gerek vardır. Yani halk IŞİD’e karşı durmasın sempati duysun diye uğraşacak değiliz. Biz hükümetin atacağı pratik adımların IŞİD’in Kobani’den püskürtülmesiyle sonuçlanmasının bu öfkeyi durduracağını düşünüyoruz. Elbette ki bundan kastettiğim şiddet olayları değil. Biz silah kullanma, yakıp yıkma, yapmalama gibi şiddet eylemlerini teşvik etmedik, tahrik etmedik, örgütlemedik ama halkın öfkesinin alanlarda, meydanlarda, gece gündüz evinde, sokakta, arabasında elindeki bütün imkanlarla bir protestoya dönüşmesinin çağrısını yaptık. O çağrının da halen arkasındayız »).
B. La fin du « processus de résolution » et « les événements des tranchées »
24. À la fin de l’année 2012 et au mois de janvier 2013, un processus de paix connu sous le nom de « processus de résolution » avait été entamé afin de trouver une solution pacifique et permanente à la « question kurde ». Une série de réformes destinées à améliorer la protection des droits de l’homme fut réalisée. Une délégation composée de députés, dont le requérant, se rendit sur l’île de İmralı, où est incarcéré A. Öcalan, le chef du PKK, auteur en 2013 d’un appel visant à mettre fin à la lutte armée au sein de son organisation. Le 28 février 2015, cette délégation et le Vice-Premier ministre de l’époque présentèrent le « consensus de Dolmabahçe », une déclaration de réconciliation composée de dix points. Le Premier ministre de l’époque, M. Ahmet Davutoğlu, déclara que ce consensus signifiait la prise de mesures importantes en vue de l’arrêt des activités terroristes en Turquie. Néanmoins, peu de temps après cette annonce, le président de la République, M. Recep Tayyip Erdoğan, déclara qu’il était hors de question que le gouvernement parvînt à un accord avec une organisation terroriste.
25. Le 7 juin 2015, des élections législatives furent organisées. Le HDP obtint 13 % des voix et franchit le seuil nécessaire pour être représenté au sein de l’Assemblée nationale. L’AKP perdit sa majorité au parlement, pour la première fois depuis 2002.
26. Le 20 juillet 2015, une attaque terroriste qui aurait été commise par Daech eut lieu à Suruç, lors de laquelle 34 personnes furent tuées et plus de 100 personnes furent blessées.
27. Le 22 juillet 2015, lors d’une attaque terroriste, deux policiers furent assassinés à leur domicile à Ceylanpınar. Ces assassinats, qui auraient été commis par des membres du PKK, signifièrent de facto la fin du « processus de résolution ».
28. Au lendemain de cette attaque, les dirigeants du PKK appelèrent la population à s’armer et à développer des systèmes souterrains et des tunnels susceptibles d’être utilisés lors d’affrontements armés. Ils demandèrent par ailleurs la proclamation d’un système politique d’auto-gouvernance. En outre, ils annoncèrent que tous les fonctionnaires de la région seraient désormais considérés comme des complices de l’AKP et, par conséquent, qu’ils risquaient d’être pris pour cible.
29. Le 28 juillet 2015, le président de la République fit une déclaration à la presse dont les parties pertinentes en l’espèce se lisent ainsi : « Je n’approuve pas la dissolution des partis politiques. Cependant, je dis que les députés de ce parti [le HDP] doivent en payer le prix. Personnellement, individuellement » (« Ben parti kapatılması olayını doğru bulmuyorum. Fakat bu partinin yöneticilerinin bu işin bedelini ödemeleri gerekir diyorum. Fert fert, birey birey »).
30. Entre les 10 et 19 août 2015, l’auto-gouvernance fut proclamée dans dix-neuf villes différentes de Turquie, dont la grande majorité se trouvait au sud-est du pays.
31. Des membres du YDG-H (Mouvement révolutionnaire de la jeunesse patriotique), considéré comme la branche jeunesse du PKK, creusèrent des tranchées et établirent des barricades dans plusieurs villes de l’est et du sud-est de la Turquie, notamment à Cizre, à Silopi, à Sur, à İdil et à Nusaybin, afin d’empêcher l’entrée des forces de sécurité. Selon ces dernières, les membres du YDG-H avaient apporté un grand nombre d’armes et d’explosifs dans la région.
32. En août 2015, un certain nombre de couvre-feux furent imposés dans certaines villes du sud-est de la Turquie par les gouverneurs locaux. L’objectif déclaré des couvre-feux était de nettoyer les tranchées creusées par les membres des organisations terroristes et de les débarrasser des explosifs qui y avaient été enterrés, ainsi que de protéger les civils des violences. Les forces de sécurité menèrent des opérations dans les zones concernées par le couvre-feu, où ils utilisèrent des armes lourdes.
33. À la suite de la déclaration de couvre-feu à Sur, le 13 septembre 2015, le requérant fit une déclaration à la presse à Lice. Il s’exprima ainsi : « Notre peuple veut l’auto-gouvernance, ses propres assemblées et municipalités où des personnes élues plutôt que nommées seront compétentes. Notre peuple a le pouvoir de résister aux pressions et aux politiques de massacres partout. Nous avons le pouvoir de nous protéger contre toutes les attaques. Nous démontrons que nous ne sommes pas désespérés, nous résisterons ensemble, nous atteindrons le salut sans oublier notre mère patrie et notre histoire et en défendant nos droits » (« Halkımız atananların değil seçilmişlerin yetkili olduğu kendi meclisleri ile belediye ile kendini yönetmek istiyor. Halkımız her yerde baskı politikalarına katliam politikalarına karşı direnebilecek güçtedir. Bütün saldırılara karşı kendimizi koruyacak gücümüz var. Çaresiz olmadığımızı gösteriyoruz, birlikte direneceğiz, kendi ana vatanımızı da tarihimizi de unutmadan haklarımızı da savunarak hep birlikte kurtuluşa gideceğiz »).
34. À la suite de l’échec des négociations pour constituer un gouvernement de coalition, des élections anticipées eurent lieu le 1er novembre 2015, lors desquelles le HDP obtint 10 % des voix. L’AKP remporta les élections et reforma sa majorité au sein de l’Assemblée nationale.
35. Dans une déclaration à la presse faite le 18 décembre 2015, le requérant indiqua que : « Chaque lieu où vous menez des opérations [de sécurité] est empli d’un climat d’enthousiasme plutôt que de peur et de panique. Est-ce que vous savez pourquoi ? [Parce que] ces personnes sont tellement sûres qu’elles triompheront dès le premier jour. Elles défendent une cause honorable, fière et digne. Nous ne laisserons plus la cruauté et le fascisme gagner, cette résistance triomphera. Ceux qui essayent de la sous-estimer en l’appelant [résistance] des tranchées et trous doivent se tourner vers l’histoire. Il y a des dizaines de millions de personnes héroïques et courageuses qui résistent à ce coup. Tu mènes une guerre contre le peuple. Le peuple résiste et il va résister partout. La semaine prochaine, les 26 et 27 décembre, nous assisterons au congrès extraordinaire du Congrès de la société démocratique à Diyarbakır. Nous aurons des discussions intensives et nous prendrons des décisions importantes concernant les processus d’auto-gouvernance et d’autonomie et leur fonctionnement dans l’arène politique. Nous allons les mettre en œuvre » (« Bugün operasyon yaptığınız her yerde korku ve panik havası değil coşku havası hakim. Neden biliyor musunuz ? O insanlar daha ilk günden kazandıklarından o kadar eminler ki. Onurlu, şerefli, haysiyetki bir davanın savunucularıdır. Bir kez daha zulmün, faşizmin kazanmasına izin vermeyeceğiz, bu direniş kazanacaktır. Öyle hendek, çukur diye küçümsemeye çalışanlar da dönüp tarihe baksınlar. On milyonlarca kahraman, yiğit bu darbeye karşı direnen insan var. Sen halka karşı savaş açmışsın. Halk her yerde direnir, direnecektir. Önümüzdeki haftasonu 26-27 Aralık’ta Diyarbakır’da Demokratik Toplum Kongresi’nin olağanüstü kongresine bizler de katılacağız. Öz yönetimin, özerkliğin inşası ve içinin doldurulması sürecinn siyasi zeminde daha güçlü yönetilmesi için çok yoğun tartışmalar yapacağız, önemli kararlar alacağız. Bunların hepsini hayata geçireceğiz »).
36. Le 26 décembre 2015, le requérant participa au congrès extraordinaire du Congrès de la société démocratique (« DTK »). Il y prononça un discours dans lequel il défendait l’auto-gouvernance et la résistance. Il déclara également que des barricades et des tranchées avaient été créées pour contrer les plans de massacre des autorités à Ankara. La déclaration de clôture du DTK consistait notamment en un appel à la création de régions autonomes.
37. Le 29 décembre 2015, le président de la République déclara à la presse que les discours du requérant constituaient « une provocation et une trahison claires et nettes ».
38. Dans un discours prononcé le 26 mars 2016, le requérant distinguait la guerre, qu’il qualifiait d’illégitime, de la résistance, qui est selon lui une réponse légitime aux politiques fascistes du pouvoir politique accusant des millions de personnes d’être des terroristes.
C. La révision constitutionnelle relative à l’immunité parlementaire
39. Le 16 mars 2016, le président de la République fit un discours destiné aux maires de village et de quartier (muhtars) dans le complexe présidentiel. Les parties pertinentes en l’espèce de ce discours se lisent ainsi : « Nous devons immédiatement trancher la question de l’immunité. Le parlement doit rapidement faire un pas en avant. [On ne peut pas discuter de la question de savoir s’il s’agit de lever l’immunité d’]une personne ou deux ? Nous devons adopter un principe. Quel est le principe ? Ceux qui causent la mort de 52 personnes en faisant se répandre mes frères kurdes dans les rues se présenteront au parlement, ceux qui disent que le PKK, le PYD et le YPG sont derrière eux auront les mains propres, c’est ça ? Si le parlement ne fait pas le nécessaire, cette nation et l’histoire le tiendront pour responsable » (« Dokunulmazlıklar meselesini süratle neticelendirmeliyiz. Parlamento adımını süratle atmalıdır. Bir kişi mi olsun, iki kişi mi? Biz ortaya ilkeyi koymalıyız. Nedir bu ilke? Benim Kürt kardeşlerimi sokağa dökerek 52 kişinin ölümüne yol açan kişiler yargılanmayacak da parlamentoda boy gösterecek, arkasında PKK’nin, PYD’nin, YPG’nin olduğunu söyleyenler temiz olacak öyle mi? Parlamento gereğini yapmazsa, bu millet, tarih bu parlamentodan hesabını sorar »).
40. Le 20 mai 2016, l’Assemblée nationale adopta une modification constitutionnelle en ajoutant un article provisoire à la Constitution de 1982. Selon cette modification, l’immunité parlementaire était levée dans tous les cas de demandes de levée d’immunité transmises à l’Assemblée nationale avant la date d’adoption de la modification en question. Les parties pertinentes en l’espèce de la motivation de la modification constitutionnelle se lisent comme suit : « Alors que la Turquie mène la lutte contre le terrorisme la plus grande et la plus intense de son histoire, avant ou après avoir été élus, certains députés ont fait des discours soutenant moralement le terrorisme, apporté un soutien et une aide de facto au terrorisme et aux terroristes [et] ont appelé à la violence ; [ces actions] ont suscité l’indignation au sein de l’opinion publique. L’opinion publique en Turquie considère que les députés qui soutiennent le terrorisme et le[s] terroriste[s] et qui appellent à la violence abusent de leur immunité [parlementaire] et elle demande à la Grande Assemblée Nationale de Turquie de permettre que ceux qui mènent de telles activités soient jugés. Face à une telle demande, on ne peut pas concevoir que l’Assemblée reste silencieuse » (« Türkiye, tarihinin en büyük ve en kapsamlı, terörle mücadelesini yürütürken, bazı milletvekillerinin seçilmeden önce ya da seçildikten sonra yapmış oldukları teröre manevi ve moral destek manasındaki açıklamaları, bazı milletvekillerinin teröre ve teröristlere fiili manada destek ve yardımları, bazı milletvekillerinin ise şiddet çağrıları kamuoyunda büyük infial meydana getirmektedir. Türkiye kamuoyu milletvekillerinden, her şeyden önce, terörü ve teröristi destekleyen, şiddete çağrı yapan milletvekillerinin dokunulmazlığı istismar ettiğini düşünmekte, bu tür fiilleri olanların yargılanmasına Meclis tarafından izin verilmesini talep etmektedir. Böyle bir talep karşısında, Meclis’in sessiz kalması düşünülemez »).
41. La modification constitutionnelle concernait au total cent cinquante‑quatre députés de l’Assemblée nationale, dont cinquante‑neuf appartenaient au CHP (Parti républicain du peuple), cinquante-cinq au HDP, vingt-neuf à l’AKP et dix au MHP (Parti d’action nationaliste). Elle concernait également un député indépendant.
À des dates différentes, quatorze députés appartenant au HDP, dont le requérant, et un député appartenant au CHP furent placés en détention provisoire dans le cadre des enquêtes pénales menées à leur encontre.
42. À une date inconnue, soixante-dix députés saisirent la Cour constitutionnelle d’une action en annulation de la modification constitutionnelle. Ils soutenaient essentiellement que celle-ci devait être considérée comme une « décision parlementaire » prise en vertu de l’article 83 de la Constitution et levant leur immunité liée à leur statut de député. Selon eux, la Cour constitutionnelle devait contrôler la constitutionnalité de cette « décision » conformément à l’article 85 de la Constitution.
43. Dans son arrêt no 2016/117 rendu le 3 juin 2016, la Cour constitutionnelle rejeta à l’unanimité la demande d’examen de la modification constitutionnelle en tant que décision parlementaire sur la levée de l’immunité des parlementaires. La haute juridiction releva à cet égard qu’il s’agissait en l’espèce d’une modification constitutionnelle au sens formel du terme, laquelle ne pouvait pas être considérée comme une décision parlementaire levant l’immunité des intéressés. Elle nota aussi que le contrôle de la modification en question pouvait se faire conformément à la procédure décrite par l’article 148 de la Constitution. Or, selon cette procédure, seul le président de la République ou un cinquième des 550 membres de l’Assemblée nationale peuvent la saisir d’une action en annulation. Après avoir observé qu’en l’espèce cette condition n’avait pas été remplie, elle rejeta la requête des intéressés.
44. Le 8 juin 2016, la modification constitutionnelle fut publiée au Journal officiel et entra en vigueur à cette même date.
D. L’arrestation et la mise en détention provisoire du requérant
45. À des dates non précisées dans le dossier, au cours de ses mandats parlementaires, trente et un rapports d’enquête (fezleke) furent établis à l’encontre du requérant par les procureurs de la République compétents. Ceux-ci saisirent l’Assemblée nationale aux fins d’obtenir la levée de l’immunité parlementaire de l’intéressé dans le cadre des enquêtes pénales menées à son encontre. Une grande majorité de ces rapports concernaient des infractions liées au terrorisme.
46. À la suite de l’entrée en vigueur de la modification constitutionnelle relative à la levée de l’immunité parlementaire, le procureur de la République de Diyarbakır (« le procureur de la République ») décida de joindre toutes les enquêtes pénales menées à l’encontre du requérant sous le numéro de dossier 2016/24950.
47. Le 12 juillet 2016, le 15 juillet 2016, le 28 juillet 2016, le 12 août 2016, le 6 septembre 2016 et le 11 octobre 2016, les procureurs de la République compétents délivrèrent des convocations invitant le requérant à faire une déposition. Cependant, l’intéressé ne se présenta pas devant les autorités d’enquête. En effet, lors d’un discours prononcé en avril 2016 pendant la réunion de groupe parlementaire de son parti, le requérant avait indiqué qu’aucun député du HDP ne fournirait de déposition de sa propre volonté.
48. Le 9 septembre 2016, le juge de paix de Diyarbakır décida de restreindre le droit des avocats du requérant d’examiner le contenu du dossier d’enquête ou d’obtenir des copies des documents y figurant. À une date non précisée, le requérant forma une opposition contre cette décision, qui fut rejetée le 19 novembre 2016.
49. Le 3 novembre 2016, à la demande du procureur de la République, le juge de paix de Diyarbakır ordonna la perquisition du domicile du requérant.
50. Le 4 novembre 2016, le requérant fut arrêté à son domicile et placé en garde à vue. Les officiers de police de Diyarbakır menèrent une perquisition au domicile de l’intéressé.
51. Le même jour, le requérant, assisté de trois avocats, comparut devant le procureur de la République. Soutenant avoir été arrêté et placé en garde à vue en raison de ses activités politiques et sur ordre du président de la République, le requérant déclara à cette occasion qu’il ne répondrait pas aux questions relatives aux accusations portées à son encontre.
52. À la suite de cette comparution, le procureur de la République demanda au 2e juge de paix de Diyarbakır de placer le requérant en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste armée (article 314 § 1 du code pénal (CP)) et pour incitation à commettre une infraction (article 214 § 1 du CP).
53. Toujours le 4 novembre 2016, le requérant comparut devant le 2e juge de paix de Diyarbakır, qui l’interrogea sur les faits qui lui étaient reprochés et sur les accusations portées à son encontre. Le requérant réitéra les propos qu’il avait tenus devant le procureur de la République et il déclara qu’il ne répondrait à aucune question. Dans la motivation de sa décision, le 2e juge de paix de Diyarbakır constata d’abord que la modification constitutionnelle avait levé l’immunité parlementaire du requérant pour les infractions en cause. Ensuite, il considéra que, à l’occasion de l’intensification des conflits opposant Daech et le PYD en Syrie en octobre 2014, le PKK avait publié plusieurs appels invitant les gens à descendre dans la rue. Presque simultanément, trois tweets avaient été publiés au nom du comité exécutif du HDP, dont le requérant était membre et coprésident, appelant également les gens à sortir dans la rue. Le juge nota que, au cours des événements ayant eu lieu du 6 au 8 octobre 2014, les sympathisants du PKK avaient commis plusieurs infractions et avaient notamment causé la mort de 50 personnes, blessé 678 autres et endommagé 1 113 bâtiments. Selon lui, les tweets envoyés par le parti en question démontraient l’existence d’un fort soupçon pesant sur le requérant : celui-ci aurait commis l’infraction d’incitation à commettre une infraction en raison de sa fonction au sein du HDP. Ensuite, il indiqua que le requérant avait tenu plusieurs discours dans lesquels il avait qualifié certains actes des membres du PKK, notamment le creusement des tranchées et la présence de barricades dans les villes, de « résistance » et qu’il avait participé aux activités du Congrès de la société démocratique, une organisation qui mène ses activités, selon lui, conformément à la Convention du KCK. Il ajouta que plusieurs enquêtes pénales menées à l’encontre du requérant étaient pendantes devant le parquet pour des infractions liées au terrorisme, notamment pour :
– commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste sans être membre de cette dernière ;
– propagande pour le compte d’une organisation terroriste ;
– assistance à une organisation illégale ;
– incitation publique à la haine et à l’hostilité ;
– apologie du crime et de criminels ;
– participation à des réunions et à des défilés publics illégaux.
D’après le juge de paix, ces données étaient suffisantes pour démontrer l’existence de forts soupçons pesant sur le requérant selon lesquels l’intéressé avait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste. Le juge de paix indiqua ensuite que les infractions en cause figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP) – à savoir les infractions dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée. Par la suite, considérant la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions concernées, il estima que la mesure de détention provisoire était nécessaire et proportionnée et que les mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes.
54. Le 8 novembre 2016, le requérant forma un recours contre l’ordonnance de mise en détention provisoire prise à son encontre. Par une décision du 11 novembre 2016, le 3e juge de paix de Diyarbakır rejeta ce recours.
55. Le 1er décembre 2016, le juge de paix de Diyarbakır examina d’office et sur dossier la question du maintien en détention du requérant. Il ordonna le maintien en détention de l’intéressé eu égard à l’existence de raisons justifiant son maintien en détention ; à la nature des infractions en cause et au fait que celles-ci figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP ; à l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale au sens de l’article 5 de la Convention ; à l’existence de forts soupçons pesant sur le requérant au sens de l’article 19 de la Constitution et à l’existence des éléments de preuves concrets permettant de le soupçonner fortement d’avoir commis une infraction au sens de l’article 100 du CPP. Tenant compte de la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions en question, le juge de paix considéra que le maintien en détention provisoire du requérant était proportionné et que les mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes.
56. Le 11 janvier 2017, le procureur de la République déposa devant la cour d’assises de Diyarbakır un acte d’accusation contre le requérant long de 501 pages sans compter les annexes. Il reprochait à l’intéressé d’avoir fondé ou dirigé une organisation terroriste armée (article 314 § 1 du CP), d’avoir fait la propagande d’une organisation terroriste (quinze fois – article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme), d’avoir incité à commettre une infraction (article 214 § 1 du CP), d’avoir fait l’apologie du crime et de criminels (quatre fois - article 215 § 1 du CP), d’avoir incité le public à la haine et à l’hostilité (deux fois - article 216 § 1 du CP), d’avoir incité à désobéir à la loi (article 217§ 1 du CP), d’avoir organisé et participé à des réunions et défilés illégaux (trois fois – article 28 § 1 de la loi no 2911 relative aux réunions et défilés de manifestations (« la loi no 2911 »)), et de n’avoir pas obtempéré à l’avertissement des forces de sécurité relatif à la dispersion d’une manifestation illégale (article 32 § 1 de la loi no 2911). Il requit ainsi la condamnation du requérant à une peine d’emprisonnement comprise entre quarante-trois et cent quarante-deux ans.
57. Les accusations portées à l’encontre du requérant par le procureur de la République peuvent se résumer comme suit :
i) dans son discours du 27 octobre 2012 prononcé à Batman dans les locaux du Parti de la paix et de la démocratie (« le BDP », un parti politique de gauche pro-kurde), le requérant avait fait la propagande de l’organisation terroriste PKK en appelant la population à fermer les magasins et à ne pas envoyer les enfants à l’école en signe de protestation pour obtenir la libération du chef du PKK ;
ii) le 13 novembre 2012, deux manifestations pour protester contre les conditions de détention du chef du PKK furent organisées à Nusaybin et à Kızıltepe ; le requérant avait pris la parole à Kızıltepe et s’était exprimé ainsi : « Ils ont dit que vous ne pouviez pas accrocher l’affiche d’Öcalan. Ceux qui l’ont dit... Je parle clairement. Nous allons mettre la sculpture du président Apo. Le peuple kurde est désormais un peuple qui s’est levé. Avec son leader, avec son parti, avec ses élus, avec ses enfants, avec sa jeunesse, avec ses vieux, il est l’un des plus grands peuples du Moyen-Orient ». (« Demişler ki Öcalan posteri asamazsınız. Onu diyenlere açıkça sesleniyorum... Biz başkan Apo’nun heykelini dikeceğiz heykelini. Kürt halkı artık ayağa kalkmış bir halktır. Önderiyle, partisiyle, seçilmişiyle, çocuğuyla, genciyle, yaşlısıyla Ortadoğu’nun en büyük halklarından biridir »). Selon l’acte d’accusation, ces propos constituaient la propagande d’une organisation terroriste ;
iii) dans son discours du 21 avril 2013, prononcé à Diyarbakır dans les locaux du BDP, le requérant s’était exprimé en ces termes : « Le mouvement kurde considérait la guerre comme une guerre d’autodéfense légitime. Maintenant, si vous avez suffisamment d’expérience pour résister [et] pour prévaloir avec des méthodes non violentes, il n’est pas correct, moralement [et] politiquement, d’utiliser des armes. Aujourd’hui, ceux qui nous critiquent disent également que le peuple kurde n’existerait pas, au moins pour le Kurdistan de Turquie, sans le mouvement du PKK. On ne pourrait pas parler de l’existence des Kurdes au Kurdistan de Turquie. Sans le coup de 1984 [l’année des premières attaques du PKK], sans la guérilla, personne ne pourrait parler aujourd’hui de l’existence du peuple kurde, les Kurdes n’avaient pas d’autre choix. (...) Au moment de la première résistance à Şemdinli [et] à Eruh [les premières attaques terroristes du PKK, ayant eu lieu le 15 août 1984 dans les districts de Şemdinli à Hakkari et d’Eruh à Siirt], personne n’était au courant de ce qui se passait mais cette résistance a créé aujourd’hui [la] réalité du peuple [kurde]. Nous avons gagné notre identité » (« Kürt hareketi savaşı meşru müdafaa savaşı olarak ele aldı. Şimdi eğer elinizde silah dışında yöntemlerle güçle, mekanizmayla direnebilecek, başarabilecek yeteri kadar birikim varsa siz buna rağmen silahı kullanırsınız birincisi bu ahlaki olmaz ikincisi de siyasi olarak da doğru bir tercih olmaz. Kürt halkı evet bugün biz sadece söylemiyoruz, bizi eleştirenler de söylüyordu, PKK hareketi olmasaydı bugün Kürt halkı diye bir şey Türkiye Kürdistan’ı için en azından olmayacaktı. Türkiye Kürdistanı’nda Kürtlerin varlığından söz edilmeyecekti. 1984 hamlesi olmasaydı, gerilla savaşı olmasıydı, kimse bugün Kürt halkının varlığından söz edemezdi, çünkü Kürtlerin başka çaresi yoktu. (... )Şemdinli’de Eruh’ta ilk direniş sergilendiğinde kimse ne olduğunun farkında değildi ama o direniş bugün büyük bir halk gerçeği yarattı. Kimliğimizi kazandık »).
iv) à la suite des proclamations d’auto-gouvernance et des opérations menées par les forces de sécurité, le requérant avait déclaré plusieurs fois que les opérations en question étaient des massacres commis par les autorités nationales et il avait qualifié certains actes attribués à des membres du PKK d’actes de résistance ;
v) le requérant avait activement travaillé pour l’établissement du DTK, fondé selon le parquet en vue de diffuser les thèses du PKK auprès du grand public, et il avait prononcé des discours lors de réunions organisées par le DTK ;
vi) le requérant était le responsable de la branche politique de l’organisation illégale KCK ; le procureur de la République présenta notamment les éléments de preuve suivants à l’encontre du requérant :
– deux documents, intitulés « documento » et « ikram ark », découverts dans un disque dur saisi lors de la perquisition effectuée au domicile d’un dénommé A.D., condamné à une peine de dix-huit ans de réclusion criminelle pour avoir dirigé une organisation terroriste ; selon ces documents, le responsable du KCK en Turquie, S.O., avait donné l’instruction à plusieurs personnes, dont le requérant, d’aller rendre visite aux proches d’İ.E., une personne assassinée par le PKK par erreur ;
– les comptes rendus d’écoutes téléphoniques entre S.O. et K.Y., une personne condamnée à une peine de vingt et un ans de réclusion criminelle pour avoir dirigé une organisation terroriste, et entre K.Y. et le requérant ; selon ces comptes rendus, S.O. avait donné l’instruction à plusieurs personnes, dont le requérant, de participer à certaines réunions à l’étranger, notamment à Strasbourg ;
vii) le requérant avait provoqué les actes de violence ayant eu lieu entre le 6 et le 8 octobre 2014 par ses discours et déclarations, dont les parties pertinentes en l’espèce sont résumées aux paragraphes 22-23 ci-dessus.
58. Le 2 février 2017, la cour d’assises de Diyarbakır accepta l’acte d’accusation du procureur de la République. Le même jour, elle s’adressa au ministère de la Justice pour qu’il fasse le nécessaire afin de dépayser, pour des raisons de sécurité publique, le procès pénal à l’encontre du requérant. Toujours le même jour, elle ordonna le maintien en détention provisoire de l’intéressé.
59. Le 1er mars 2017, la cour d’assises de Diyarbakır examina d’office la question du maintien en détention du requérant. Eu égard au nombre et à la nature des accusations portées à l’encontre de l’intéressé et à l’existence d’éléments de preuves concrets permettant de le soupçonner fortement d’avoir commis une infraction, et considérant que sa défense n’avait pas encore été recueillie, qu’il avait refusé de se présenter devant les autorités d’enquête, que les infractions en question figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP et que les raisons permettant de le maintenir en détention n’avaient pas changé, elle ordonna son maintien en détention provisoire. Compte tenu de la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions en question, la cour d’assises de Diyarbakır estima que l’application de mesures alternatives à la détention provisoire serait insuffisante.
60. À une date non précisée, le requérant forma un nouveau recours contre la décision de maintien en détention provisoire prise à son encontre. Par une décision du 14 mars 2017, la cour d’assises de Diyarbakır rejeta ce recours en raison de la nature des infractions reprochées, de l’état des preuves, de la période passée par le requérant en détention, de l’existence de forts soupçons que l’intéressé eût commis les infractions en cause et du refus de ce dernier de se présenter devant les autorités d’enquête durant l’investigation.
61. Le 22 mars 2017, sur demande du ministère de la Justice, la Cour de cassation, jugeant qu’il y avait lieu de dépayser le procès pénal du requérant pour éviter des troubles à la sécurité publique, transféra l’affaire à la cour d’assises d’Ankara.
62. Le 6 avril 2017, la cour d’assises de Diyarbakır transmit le dossier à la cour d’assises d’Ankara.
63. Le 22 juin 2017, la 19e cour d’assises d’Ankara examina d’office et ordonna le maintien en détention de l’intéressé. Pour ce faire, elle tint compte tout d’abord de l’existence d’éléments de preuves concrets permettant de le soupçonner fortement d’avoir commis les infractions en cause et des limites supérieures et inférieures des peines prévues pour lesdites infractions. Ensuite, elle considéra que la protection de l’ordre public et la prévention d’une nouvelle infraction constituaient des motifs valables justifiant la détention provisoire en vertu de l’article 5 de la Convention et de la jurisprudence de la Cour. Compte tenu de la période de détention provisoire du requérant, elle estima également qu’il existait un risque de fuite et d’altération des preuves. Pour les mêmes raisons, elle conclut que l’application des mesures alternatives à la détention provisoire aurait été insuffisante.
64. Le 3 octobre 2017, soit cent trois jours après cette décision, la 19e cour d’assises d’Ankara examina de nouveau la question relative au maintien en détention provisoire du requérant. Eu égard au nombre et à la nature des infractions reprochées au requérant, à l’existence d’éléments de preuves concrets permettant de soupçonner fortement celui-ci d’avoir commis ces infractions et aux limites supérieures et inférieures des peines prévues pour les infractions reprochées, et observant que la défense de l’intéressé n’avait pas encore été recueillie, que celui-ci avait refusé de se présenter devant les autorités d’enquête et que les raisons permettant de le maintenir en détention n’avaient pas changé, elle ordonna le maintien en détention provisoire de l’intéressé. Elle nota également que, dans l’hypothèse d’une condamnation du requérant pour les infractions qui lui étaient reprochées, l’application des mesures alternatives à la détention provisoire serait insuffisante.
65. Le 7 décembre 2017, la 19e cour d’assises d’Ankara tint sa première audience dans l’affaire.
66. Durant le procès pénal, le requérant, soutenant avoir été mis en détention pour avoir exprimé ses opinions politiques, nia avoir commis une quelconque infraction pénale. Selon lui, sa mise et son maintien en détention provisoire n’étaient pas conformes à la loi. L’intéressé allégua en particulier que cette privation de liberté aurait eu pour but de faire taire les membres de l’opposition.
67. Durant l’enquête et le procès, le requérant forma plus de quinze recours contre son maintien en détention provisoire. Les juridictions nationales, notamment la 19e cour d’assises d’Ankara, continuèrent à ordonner son maintien en détention provisoire essentiellement pour les mêmes motifs que ceux mentionnés aux paragraphes 53, 55, 59, 60, 63 et 64 ci-dessus.
68. La procédure pénale est actuellement en cours devant la 19e cour d’assises d’Ankara.
E. Le premier recours individuel devant la Cour constitutionnelle
69. Le 17 novembre 2016, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Il dénonçait d’abord une violation de son droit à la liberté et à la sûreté et de son droit à mener des activités politiques. Il se plaignait à cet égard d’avoir été arrêté, placé en garde à vue et mis en détention provisoire en raison de ses discours politiques en tant que député et coprésident d’un parti politique. Il alléguait que les propos qu’il avait tenus devaient être examinés sous l’angle de son droit à la liberté d’expression. Il critiquait ensuite l’insuffisance des motifs donnés par les juridictions internes pour justifier son maintien en détention. En outre, il se plaignait aussi de l’impossibilité pour lui d’accéder au dossier d’enquête aux fins de contestation de sa mise en détention provisoire. Enfin, il soutenait que, en raison de son statut de député, son maintien en détention provisoire constituait une violation du droit aux élections libres.
70. Par une décision du 21 décembre 2017, la Cour constitutionnelle déclara la requête irrecevable (décision no 2016/25189).
71. S’agissant du grief tiré de la légalité de l’arrestation et de la garde à vue du requérant, elle estima que celui-ci était tenu d’introduire une action fondée sur l’article 141 § 1 a) du CPP, ce qu’il n’avait pas fait. De plus, elle nota que l’intéressé n’avait formé aucun recours contre son placement en garde à vue sur le fondement de l’article 91 § 5 du CPP. En conséquence, elle déclara ce grief irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours.
72. Quant au grief relatif à la légalité de la détention provisoire, le requérant soutenait que sa mise et son maintien en détention provisoire étaient contraires à la Constitution car il avait selon lui l’immunité parlementaire. La Cour constitutionnelle nota à cet égard qu’il n’existait aucune règle constitutionnelle interdisant la mise en détention provisoire d’un député si l’immunité parlementaire de celui-ci était levée. Elle releva que la modification constitutionnelle du 20 mai 2016 avait permis d’accéder aux demandes de levée d’immunité parlementaire du requérant qui avaient été transmises à l’Assemblée nationale avant la date de son adoption. Rappelant son arrêt no 2016/117 du 3 juin 2016, elle rejeta le grief du requérant selon lequel sa mise et son maintien en détention provisoire n’avaient aucune base légale.
73. Ensuite, la Cour constitutionnelle examina s’il existait en l’espèce une forte présomption de commission d’une infraction par le requérant. Elle nota que, dans une période où le conflit interne en Syrie menaçait la sécurité nationale de la Turquie, à la suite des affrontements armés à Kobané et en même temps que les appels du PKK, le HDP avait lancé un appel invitant les gens à descendre dans la rue. Elle indiqua que, à la suite de ces appels, des incidents graves et violents avaient eu lieu à partir du 6 octobre 2014. Selon elle, des dizaines de milliers de personnes avaient participé à ces incidents, de nombreuses personnes y avaient perdu la vie et beaucoup d’autres avaient été blessées. Elle nota que le requérant n’avait pas allégué que les appels en question avaient été faits contre son gré et que, au contraire, il avait déclaré être derrière ces appels. Eu égard au nombre de personnes décédées et blessées, elle estima qu’il était possible d’établir un lien de causalité entre les appels lancés par le comité exécutif du HDP, dont le coprésident était le requérant, et les actes de violence en question. Ensuite, en ce qui concernait « les événements des tranchées », compte tenu des propos du requérant, des lieux où il s’était exprimé et de sa qualité de coprésident du HDP, la Cour constitutionnelle jugea que la mise en détention provisoire de l’intéressé pour une infraction liée au terrorisme n’était pas dénuée de fondement. Ainsi, rappelant le contenu des discours prononcés par le requérant le 13 novembre 2012 et le 21 avril 2013 (paragraphe 57 ii) et iii) ci-dessus), elle indiqua qu’estimer que ces discours constituaient une indication de commission d’une infraction ne pouvait pas être considéré comme manifestement mal fondé. Enfin, eu égard au contenu des conversations entre les hauts responsables du PKK et le requérant, elle déclara qu’il était possible de considérer que le requérant avait agi conformément aux instructions des dirigeants d’une organisation terroriste. Par conséquent, elle estima que ces données étaient suffisantes pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission par le requérant d’une infraction.
74. Ensuite, la Cour constitutionnelle examina si les motifs justifiant la mise et le maintien en détention provisoire du requérant étaient présents en l’espèce. Elle examina tout d’abord la question de savoir si la mesure de détention provisoire poursuivait un but légitime. À cet égard, elle nota que, après avoir établi l’existence de forts soupçons quant à la commission par le requérant des infractions reprochées, le 2e juge de paix de Diyarbakır avait ordonné la mise en détention provisoire de l’intéressé au motif que ces infractions figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP et que les peines prévues par la loi étaient lourdes. Selon elle, la lourdeur d’une peine encourue était un élément à prendre en compte lors de l’appréciation du risque de fuite. De plus, la Cour constitutionnelle nota que le requérant avait refusé de se présenter devant les autorités d’enquête et qu’il avait déclaré qu’aucun député de son parti politique ne fournirait de déposition de sa propre volonté. À ses yeux, ces éléments suffisaient pour conclure qu’il y avait un risque de fuite.
75. La Cour constitutionnelle examina ensuite si la mise et le maintien en détention provisoire du requérant étaient proportionnés ou non au but poursuivi. Dans ce cadre, le requérant alléguait que sa privation de liberté l’avait empêché de mener des activités politiques. Se référant à plusieurs arrêts relatifs à la détention provisoire de députés rendus par la Cour constitutionnelle, il soutenait que sa mise en détention provisoire était disproportionnée au but visé en raison de son statut de député. Dans ce contexte, la Cour constitutionnelle indiqua d’abord que, contrairement à ce qu’alléguait la partie requérante, elle n’avait jamais rendu un arrêt selon lequel la mise en détention provisoire d’un député dont l’immunité avait été levée constituait per se une violation de la Constitution. Elle nota que, dans ses arrêts Kemal Aktaş et Selma Irmak (no 2014/85), Faysal Sarıyıldız (no 2014/9), İbrahim Ayhan (no 2013/9895) et Gülser Yıldırım (no 2013/9894), aucun examen de la légalité de la détention provisoire des intéressés n’avait été effectué dans la mesure où ceux-ci n’avaient pas soulevé un tel grief. Elle indiqua que, dans ses arrêts Mehmet Haberal (no 2012/849) et Mustafa Ali Balbay (no 2012/1272), elle avait déclaré les griefs tirés de la légalité de la détention provisoire subie par les intéressés irrecevables pour défaut manifeste de fondement. Elle rappela que, dans ces arrêts, elle avait examiné les griefs tirés du droit d’être élu et de mener des activités politiques en relation avec les griefs relatifs à la durée de la détention provisoire des intéressés. Dans ces arrêts, pour conclure à une violation du droit à la liberté et à la sûreté des députés, elle avait pris en compte l’intérêt public inhérent à l’exercice du droit d’être élu et de mener des activités politiques ensemble avec la durée de la détention subie par les intéressés (4 ans, 3 mois et 22 jours dans l’arrêt Mehmet Haberal (no 2012/849), 4 ans et 5 mois dans l’arrêt Mustafa Ali Balbay (no 2012/1272), 4 ans, 8 mois et 16 jours dans l’arrêt Kemal Aktaş et Selma Irmak (no 2014/85), 4 ans, 6 mois et 15 jours dans l’arrêt Faysal Sarıyıldız (no 2014/9), 3 ans, 2 mois et 26 jours dans l’arrêt İbrahim Ayhan (no 2013/9895), et 3 ans, 10 mois et 5 jours dans l’arrêt Gülser Yıldırım (no 2013/9894)). La Cour constitutionnelle releva en outre que, comme le requérant avait été mis en détention provisoire longtemps après la date de commission des infractions alléguées, il fallait examiner si, en l’occurrence, la mise et le maintien en détention provisoire de l’intéressé pouvaient être considérés comme nécessaires ou non. Dans ce contexte, elle rappela que, conformément à l’article 83 de la Constitution, le requérant ne pouvait pas être mis en détention provisoire tant qu’il jouissait de l’immunité parlementaire. Elle observa que, en l’espèce, les rapports d’enquête concernant le requérant avaient été envoyés aux procureurs de la République compétents après l’entrée en vigueur de la modification constitutionnelle introduisant une exception à l’immunité parlementaire de l’intéressé, et que celui-ci avait été placé en détention provisoire environ cinq mois après. Selon elle, il ressortait donc des pièces du dossier que les autorités d’enquête n’étaient pas restées inactives pendant cette période. Elle estima en outre qu’il n’était pas possible à parvenir à la conclusion que la mise et le maintien en détention provisoire du requérant étaient disproportionnés et arbitraires, eu égard notamment à la sévérité de la peine prévue pour les infractions reprochées. Pour ces raisons, elle déclara cette partie de la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
76. Le requérant, invoquant l’article 18 de la Convention, soutenait en outre qu’il avait été mis en détention provisoire dans un autre but que ceux prévus par l’article 5 de la Convention. Eu égard à sa conclusion relative à la légalité de la détention provisoire subie par le requérant, la Cour constitutionnelle estima qu’il n’était pas nécessaire d’examiner ce grief.
77. Concernant le grief du requérant tiré de l’impossibilité pour lui d’accéder au dossier d’enquête, la Cour constitutionnelle considéra que l’intéressé avait eu suffisamment de moyens pour préparer sa défense quant aux accusations portées à son encontre et pour contester sa mise en détention provisoire, eu égard au contenu des rapports d’enquête soumis à l’Assemblée nationale par les procureurs de la République. Elle releva que le requérant et ses représentants avaient eu librement accès à ces rapports. Ensuite, elle examina la demande du 4 novembre 2016 du procureur de la République relative au placement en détention provisoire du requérant pour appartenance à une organisation terroriste armée et pour incitation à commettre une infraction, ainsi que l’ordonnance de mise en détention provisoire du même jour. Selon elle, même si le requérant n’avait pas bénéficié d’un droit d’accès illimité aux éléments de preuve contenus dans le dossier entre le 9 septembre 2016 et le 2 février 2017, il avait eu une connaissance suffisante de la teneur des éléments de preuve ayant servi de base à son placement en détention et il avait ainsi eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs avancés pour justifier sa détention provisoire. Par conséquent, elle déclara ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
78. Enfin, en ce qui concerne les griefs tirés du droit à la liberté d’expression et du droit d’être élu et de mener des activités politiques, la Cour constitutionnelle, eu égard à sa conclusion quant au grief relatif à la légalité de la détention provisoire subie par le requérant, les déclara irrecevables pour défaut manifeste de fondement.
79. Dans son opinion dissidente, le juge minoritaire considérant les preuves contenus dans le dossier, jugea également qu’il existait en l’espèce une forte indication qu’une infraction avait été commise par le requérant. Cependant, se référant aux principes découlant de la jurisprudence de la Cour, notamment dans l’affaire Buzadji c. République de Moldova ([GC], no 23755/07, 5 juillet 2016), il estima que la détention subie par le requérant n’était pas proportionnée dans la mesure où il n’avait pas été démontré en l’occurrence qu’il existait des motifs pertinents et suffisants pour justifier cette détention. À cet égard, il considéra que les raisons pour lesquelles l’application d’une mesure alternative à la détention aurait été insuffisante n’avaient pas été justifiées par les autorités judiciaires. S’agissant ensuite du risque de fuite, il observa d’abord que les ordonnances relatives à la mise et au maintien en détention provisoire du requérant citaient deux raisons principales pour justifier ce risque, à savoir la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions en question et le fait que le requérant avait refusé de se présenter devant les autorités d’enquête. Or, selon lui, la lourdeur d’une peine ne pourrait pas justifier per se la détention provisoire d’une personne. Pareillement, il estima qu’il n’était pas possible à conclure que le refus du requérant de se présenter démontrait un tel risque dans la mesure où l’intéressé a continué à mener ses activités politiques sans démontrer une intention de s’enfuir. De plus, il nota qu’entre la date de l’entrée en vigueur de la modification de la Constitution levant l’immunité parlementaire du requérant et celle de sa mise en détention provisoire, le requérant était parti à l’étranger plus de dix fois et qu’il n’avait pas essayé de s’enfuir. Pour ces raisons, il estima qu’il y avait eu en l’espèce violation de l’article 19 de la Constitution. Rappelant ensuite que l’intéressé était député et co-président d’un parti politique qui avait obtenu plus de 5 millions de voix, il considéra que la détention provisoire de celui-ci en l’absence des raisons pertinentes et suffisantes constituait également une violation du droit d’être élu et de mener des activités politiques tel que protégé par l’article 67 de la Constitution.
F. Le deuxième recours individuel devant la Cour constitutionnelle
80. Le 20 avril 2018, l’Assemblée nationale décida d’avancer les élections présidentielles et législatives prévues en 2019 au 24 juin 2018. Le requérant se porta candidat à l’élection présidentielle.
81. Le 15 mai 2018, le requérant, avançant qu’il était candidat à l’élection présidentielle, forma un recours afin d’obtenir sa remise en liberté.
82. Le 21 mai 2018, la 19e cour d’assises d’Ankara, à la majorité, rejeta ce recours pour les motifs suivants :
– l’existence d’éléments de preuves permettant de soupçonner fortement le requérant d’avoir commis les infractions en cause ;
– le fait que les infractions en cause figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP ;
– la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions concernées ;
– le constat selon lequel des mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes ;
– le refus du requérant de se présenter devant les autorités d’enquête ;
– le fait que la défense du requérant n’avait pas encore été recueillie. Dans son opinion dissidente, le juge minoritaire, considérant que le requérant était candidat à l’élection présidentielle, estima qu’il fallait remettre l’intéressé en liberté provisoire conformément à l’article 67 de la Constitution et à l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
83. Le 22 mai 2018, le requérant forma opposition contre cette décision. Le 23 mai 2018, son opposition fut rejetée par la 20e cour d’assises d’Ankara.
84. Le 29 mai 2018, le requérant saisit de nouveau la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Il dénonçait une violation des articles 5 et 10 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
85. Il ressort du dossier que la procédure afférente à ce recours est toujours pendante devant la Cour constitutionnelle.
G. Autre développement
86. Le 7 septembre 2018, dans le cadre d’une autre procédure pénale, la cour d’assises d’Ankara, se fondant sur l’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, condamna le requérant à une peine de quatre ans et huit mois d’emprisonnement en raison d’un discours que celui‑ci avait tenu le 17 mars 2013 lors d’un meeting à Istanbul. Cette affaire est toujours pendante devant les juridictions nationales.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Les dispositions pertinentes de la Constitution
87. L’article 19 de la Constitution se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Chacun jouit de la liberté et de la sécurité individuelles.
(...)
Les personnes contre lesquelles existent de sérieuses présomptions de culpabilité ne peuvent être détenues qu’en vertu d’une décision du juge et en vue d’empêcher leur évasion ou la destruction ou l’altération des preuves ou encore dans d’autres cas prévus par la loi qui rendent également leur détention nécessaire. Il ne peut être procédé à aucune arrestation sans décision judiciaire sauf en cas de flagrant délit ou dans les cas où un retard serait préjudiciable ; les conditions en seront indiquées par la loi.
(...)
La personne arrêtée ou placée en détention est traduite devant un juge au plus tard dans les quarante-huit heures ou, en ce qui concerne les délits collectifs, dans les quatre jours, sous réserve de la période nécessaire pour la conduire devant le tribunal le plus proche de son lieu de détention. Nul ne peut être privé de liberté au-delà de ces délais sauf en cas de décision du juge. Ces délais peuvent être prolongés en cas d’état d’urgence, d’état de siège et de guerre.
(...)
Les personnes placées en détention ont le droit de demander à être jugées dans un délai raisonnable et à être mises en liberté pendant le cours de l’enquête ou des poursuites. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie en vue d’assurer la comparution de l’intéressé à l’audience pendant tout le cours du procès ou l’exécution de la condamnation.
Toute personne privée de sa liberté pour une raison quelconque a le droit d’introduire une requête devant une autorité judiciaire compétente afin d’obtenir une décision à bref délai sur sa situation et sa libération immédiate dans le cas où cette privation est illégale.
(...) »
88. Les passages pertinents en l’espèce de l’article 67 de la Constitution se lisent comme suit :
« Les citoyens ont le droit de voter, d’être élus, de se livrer à des activités politiques de façon indépendante ou au sein d’un parti politique et de participer aux référendums conformément aux règles prévues par la loi.
(...)
L’exercice de ces droits est réglementé par la loi.
(...) »
89. L’article 83 de la Constitution, consacré à l’immunité parlementaire, se lit comme suit :
« Les membres de la Grande Assemblée nationale de Turquie ne peuvent être tenus responsables ni des votes émis et des paroles prononcées par eux lors des travaux de l’Assemblée, ni des opinions qu’ils professent à l’Assemblée, ni de leur répétition ou diffusion en dehors de l’Assemblée, à moins que l’Assemblée n’en ait décidé autrement au cours d’une séance déterminée sur proposition du Bureau présidentiel.
Aucun député accusé d’avoir commis un délit avant ou après les élections ne peut être arrêté, interrogé, détenu ou jugé sans décision de l’Assemblée. Les cas de flagrant délit passibles d’une peine lourde et les cas prévus par l’article 14 de la Constitution, à condition que les poursuites y afférentes aient été introduites avant les élections, font exception à cette disposition. Toutefois, l’autorité compétente est tenue en ce cas d’informer la Grande Assemblée nationale de Turquie de la situation, sans délai et de manière directe.
L’exécution d’une condamnation pénale prononcée à l’encontre d’un membre de la Grande Assemblée nationale de Turquie avant ou après les élections est reportée jusqu’à ce qu’il perde la qualité de membre ; la prescription ne court pas pendant la durée du mandat.
En cas de réélection d’un membre, l’enquête et les poursuites dont il fait l’objet sont subordonnées à une nouvelle levée de son immunité par l’Assemblée.
Les groupes parlementaires des partis politiques à la Grande Assemblée nationale de Turquie ne peuvent pas débattre de l’immunité parlementaire ni prendre de décision à ce sujet. »
90. L’article 20 provisoire de la Constitution, tel qu’il a été adopté par l’Assemblée nationale le 20 mai 2016, se lit ainsi :
« À la date d’adoption de cet article par la Grande Assemblée nationale de Turquie, la disposition contenue dans la première phrase du deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution ne s’applique pas aux députés visés par des affaires liées à la levée de l’immunité et soumises par les autorités compétentes habilitées à enquêter ou à autoriser une enquête ou des poursuites, les parquets et les tribunaux, au ministère de la Justice, au Cabinet du Premier ministre, au Bureau de la Présidence de la Grande Assemblée nationale de Turquie et à la Présidence de la Commission Mixte composée des membres de la Commission constitutionnelle et de la Commission de justice.
Dans un délai de quinze jours à partir de l’entrée en vigueur de cet article, les dossiers qui se trouvent à la Présidence de la Commission Mixte composée des membres de la Commission constitutionnelle et de la Commission de justice, à la Présidence de la Grande Assemblée nationale de Turquie, au Cabinet du Premier ministre et au ministère de la Justice concernant la levée des immunités parlementaires devront être retournés à l’autorité compétente de sorte qu’elle fasse le nécessaire. »
B. Les dispositions pertinentes du Code pénal (CP)
91. L’article 214 § 1 du CP est ainsi libellé :
« Quiconque incite publiquement une autre personne à commettre une infraction sera condamné à une peine de six mois à cinq ans d’emprisonnement. »
92. L’article 215 § 1 du même code se lit comme suit :
« Quiconque fait publiquement l’éloge d’un crime commis ou d’une personne en raison du crime qu’elle a commis, dans le cas où, de ce fait, surgit un danger clair et imminent au regard de l’ordre public, est passible d’une peine allant jusqu’à deux ans d’emprisonnement. »
93. L’article 216 § 1 du CP dispose :
« Est passible d’un à trois ans d’emprisonnement quiconque, sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une classe sociale, à une race, à une religion, à une secte ou à une région, incite une partie de la population à la haine et à l’hostilité envers une autre partie de la population, si pareille incitation fait naître un risque manifeste et imminent pour la sécurité publique. »
94. L’article 217 § 1 du CP est ainsi libellé :
« Quiconque incite publiquement la population à désobéir aux lois sera condamné à une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement ou à une amende judiciaire, à condition que l’incitation soit susceptible de porter atteinte à l’ordre public. »
95. L’article 314 § 1 du CP se lit comme suit :
« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement. »
C. La loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme
96. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme énonce :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant ou en faisant l’apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l’utilisation de telles méthodes sera condamné à une peine d’emprisonnement d’un an à cinq ans. (...) »
D. Les dispositions de loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations
97. L’article 28 § 1 de la loi no 2911 relative au déroulement des réunions et manifestations est ainsi libellé :
« Ceux qui organisent et dirigent des manifestations illégales et ceux qui y participent seront sanctionnés d’une peine d’emprisonnement allant de un an et six mois à trois ans si, toutefois, les faits ne constituent pas une infraction sanctionnée par une peine plus lourde. »
98. L’article 32 § 1 de la même loi se lit comme suit :
« Ceux qui participent à une réunion ou manifestation illégale et ceux qui persistent à ne pas obtempérer aux ordres de dispersion émanant des forces de l’ordre seront condamnés à une peine d’emprisonnement de six mois à trois ans. Si cette infraction est commise par ceux qui organisent la réunion et la manifestation, la peine prévue par ce paragraphe sera augmentée de moitié. »
E. Les dispositions pertinentes du Code de procédure pénale (CPP)
99. L’article 91 alinéa 5 du CPP prévoit que la personne arrêtée, son représentant, son partenaire ou ses proches peuvent former un recours contre l’arrestation, le placement en garde à vue ou la prolongation du délai de garde à vue afin d’obtenir une remise en liberté. Ce recours doit être examiné au plus tard dans les vingt-quatre heures.
100. La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du CPP. D’après l’article 100 de ce code, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et lorsque son placement en détention est justifié par l’un des motifs énumérés dans cette disposition, à savoir : la fuite ou le risque de fuite du suspect, et le risque que celui-ci dissimule ou altère des preuves ou influence des témoins.
101. Pour certaines infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP, il existe une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention. Les parties pertinentes de l’article 100 § 3 du CPP se lisent comme suit :
« 3) S’il existe des faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions citées ci-dessous, on peut présumer l’existence d’un motif de détention :
a) pour les infractions suivantes prévues au code pénal no 5237 du 26 septembre 2004 :
(...)
11. crimes contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de ce système (articles 309, 310, 311, 313, 314, 315),
(...) »
102. L’article 101 du CPP dispose que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par un juge de paix à la demande du procureur de la République et au stade du procès par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les décisions concernant le placement et le maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition devant un autre juge de paix ou devant un autre tribunal. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.
103. Aux termes de l’article 108 du CPP, au cours de la phase d’instruction, un juge de paix doit examiner la question relative à la détention provisoire d’une personne à des intervalles réguliers ne pouvant excéder 30 jours. En même temps, le détenu peut également déposer une demande afin d’obtenir sa remise en liberté. Au stade du procès, la détention provisoire est examinée par le tribunal compétent à l’issue de chaque audience et en tout cas dans un délai ne pouvant excéder 30 jours.
104. L’article 141 § 1 a) du CPP est ainsi libellé :
« Peut demander réparation de ses préjudices (...) à l’État, toute personne (...) :
a. qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et circonstances non conformes aux lois ; »
105. L’article 142 § 1 du même code se lit comme suit :
« La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et dans tous les cas de figure dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »
106. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur les demandes d’indemnisation introduites en application de l’article 141 du CPP en raison de la durée excessive d’une détention provisoire (décisions du 16 juin 2015 E. 2014/21585 – K. 2015/10868 et E. 2014/6167 – K. 2015/10867).
F. Jurisprudence constitutionnelle
107. Par un arrêt du 4 décembre 2013 (no 2012/1272) relatif à la détention d’un député, la Cour constitutionnelle a examiné un grief tiré du droit d’être élu en relation avec un grief relatif à la durée de la détention provisoire. L’affaire concernait la détention provisoire de M. Balbay, qui a été élu député à l’Assemblée nationale à l’issue des élections législatives du 12 juin 2011. Alors que son recours était pendant devant la haute juridiction, M. Balbay avait été condamné le 5 août 2013 à une peine d’emprisonnement de seize ans. Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle a non seulement conclu à une violation du droit à la liberté, mais aussi à la violation du droit d’être élu en raison de la durée excessive de la détention provisoire subie par M. Balbay après son élection (4 ans et 5 mois au total dont plus de deux ans et un mois après son élection). Elle a considéré ce qui suit :
« 132. En l’espèce, l’instruction pénale a été engagée contre le requérant bien avant les élections législatives. Alors que le requérant était en détention provisoire, il a été élu député lors des élections législatives du 12 juin 2011. À cet égard, ni les poursuites pénales ni la détention provisoire du requérant ne constituaient un obstacle à son élection en tant que député (...). En raison du fait que le requérant n’a pas été mise en liberté provisoire après son élection, il n’a pas pu prêter serment ni exercer son mandat parlementaire. Il ne fait pas de doute que la détention en question, qui a rendu impossible l’exercice du mandat parlementaire, constituait une ingérence dans le droit [du requérant] d’être élu, car [la mesure litigieuse] faisait obstacle à toute activité politique et à [l’exercice de son mandat] en tant que député.
133. (...) les demandes de libération provisoire du requérant présentées après son élection ont été rejetées par les tribunaux compétents. [Il convient de rappeler que, dans son examen relatif à la compatibilité de la détention provisoire avec l’article 19 de la Constitution – disposition équivalant à l’article 5 de la Convention –], il a été décidé que les refus des demandes de libération provisoire du requérant après son élection n’ont pas ménagé un juste équilibre entre son droit d’être élu, d’une part, et l’intérêt de la société de maintenir la personne mise en examen en détention provisoire, d’autre part. Le maintien en détention provisoire du requérant de manière déraisonnable l’a empêché de participer à des activités législatives. Compte tenu de la durée de la détention provisoire subie par le requérant après son élection, l’on ne saurait conclure que cette atteinte sévère à l’exercice du droit de mener des activités politiques était proportionnée et conforme aux nécessités d’une société démocratique. ».
G. L’avis de la Commission Européenne pour la Démocratie par le Droit (« la Commission de Venise ») sur la suspension du deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution
108. Les 14 et 15 octobre 2016, lors de sa 108e session plénière, la Commission de Venise adopta son avis relatif à la modification constitutionnelle en vertu de laquelle le principe d’inviolabilité parlementaire ne s’applique pas aux affaires visant des parlementaires qui étaient pendantes à la date de l’adoption de la modification. Les parties pertinentes en l’espèce de cet avis se lisent comme suit :
« (...)
80. La modification constitutionnelle du 12 avril 2016 était une mesure ad hoc, ponctuelle et ad hominem visant 139 députés dans le cadre d’affaires déjà pendantes à l’Assemblée nationale. En sa qualité de pouvoir constituant, la Grande Assemblée nationale a préservé la pérennité du régime d’immunité tel qu’établi par les articles 83 et 85 de la Constitution, mais y a dérogé dans le cas d’affaires particulières concernant des individus indentifiables, tout en recourant à une formulation générale. Il s’agit là d’une utilisation abusive de la procédure de modification de la Constitution.
81. L’argument selon lequel le traitement au cas par cas des affaires visant ces députés aurait pris trop de temps et surchargé le programme de la Grande Assemblée nationale n’est pas convaincant. Au lieu de simplifier la procédure de levée d’immunité, on a maintenu un système complexe tout en y dérogeant concernant 139 députés. La forte charge de travail de la Grande Assemblée nationale ne justifie pas la distinction faite entre les affaires impliquant ces députés et toutes les autres affaires soumises avant et après l’adoption de la modification. Cette différence de traitement est contraire au principe d’égalité. De l’avis de la Commission, le système d’immunité parlementaire turc ne devrait pas être affaibli mais renforcé, notamment afin de garantir la liberté d’expression des membres du Parlement.
(...) »
H. Le mémorandum du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe suite à ses visites en Turquie en 2016
109. Le 15 février 2017, le Commissaire aux droits de l’homme publia un mémorandum relatif à la liberté d’expression et à la liberté des médias en Turquie. Les parties pertinentes de ce mémorandum sont ainsi libellées [uniquement en anglais] :
« Use of judicial harassment to restrict the parliamentary debate
59. While critical journalists are the most obvious victims of this situation (see below), many other sectors and groups were also directly targeted. A particularly disturbing manifestation of this situation is the lifting of the immunities of parliamentarians. In a move that the Venice Commission described as an ad hoc, “one shot” and “ad homines” measure, as well as a misuse of the constitutional amendment procedure, the majority in the Turkish Parliament lifted the immunities of 139 of its members who were subject to pending prosecution requests submitted to the Parliament. One of the most worrying aspects of this measure was the fact that the majority of impugned acts concerned statements made by these MPs, for example for insulting the President or other public officials, terrorist propaganda or incitement to hatred. The preamble of the constitutional amendment itself stated that its purpose was to address public indignation about, inter alia, “statements of certain deputies constituting emotional and moral support to terrorism”. As the Venice Commission highlighted, nearly all MPs of a particular opposition party, the HDP, were concerned by the measure. As a result of this measure, prosecutions are on-going against a large number of opposition MPs. Several members of HDP, including its co-Chairs, were arrested in November 2016. The Turkish authorities have stated that the reason of the arrests was the refusal of the MPs to comply with the order to personally appear before the prosecutor. However, even after having forcibly been made to give evidence, 11 MPs are still in prison and cannot carry out their parliamentary mandate at a crucial juncture.
60. The ECtHR made it very clear that “[w]hile freedom of expression is important for everybody, it is especially so for an elected representative of the people. He represents his electorate, draws attention to their preoccupations and defends their interests. Accordingly, interferences with the freedom of expression of an opposition member of parliament [...], call for the closest scrutiny on the part of the Court.” The Commissioner also recalls the ECtHR’s judgment concerning DTP, a precursor party of the HDP, which was unduly closed, mainly for statements of its members which were protected under Article 10. The Commissioner notes, in particular, that these statements were very similar to the statements which were used as justification for the lifting of the immunities in the present case.
61. The Commissioner draws the authorities’ attention particularly to the conclusion of the Court that the mere fact that there are parallels between the principles defended by the DTP and those of the PKK did not suffice to conclude that the party approved of the use of force in order to implement its policies. If a political group was considered to be supporting terrorism, merely by advocating those principles, that would reduce the possibility of dealing with related issues in the context of a democratic debate and would allow armed movements to monopolise support for the principles in question. In the current climate, the Commissioner considers that the lifting of the immunities of MPs and their subsequent arrest and detention not only disenfranchised millions of voters, but sent an extremely dangerous and chilling message to the entire Turkish population, and significantly reduced the scope of democratic debate, including on human rights. »
I. L’avis sur les modifications de la Constitution adoptées par la Grande Assemblée nationale le 21 janvier 2017 et soumises au référendum national le 16 avril 2017, adopté par la Commission de Venise
110. Les 9 et 11 mars 2017, lors de sa 110e session plénière, la Commission de Venise adopta son avis relatif au projet de loi portant révision de la Constitution de la Turquie, qui prévoyait le passage d’un système parlementaire à un système présidentiel. Les parties pertinentes en l’espèce de cet avis sont ainsi libellées :
« 21. Les débats, tout d’abord, ont eu lieu en l’absence d’un nombre significatif de députés de l’opposition. L’immunité parlementaire de plusieurs députés a en effet été levée en vertu des modifications adoptées le 20 mai 2016, publiées au journal officiel le 8 juin 2016 et entrées en vigueur le même jour. Le 4 novembre 2016, le président et huit autres députés du deuxième parti d’opposition par la taille, le HDP (Selahattin Demirtaş), ont été mis en détention préventive. Treize députés du HDP sont actuellement en détention, bien que la Commission de Venise ait recommandé de restaurer l’immunité parlementaire en Turquie. »
J. La décision adoptée par le Conseil directeur de l’Union interparlementaire (« UIP »)
111. Le 18 octobre 2017, lors de sa 201e session tenue à Saint-Pétersbourg, le Conseil directeur de l’UIP rendit sa décision concernant 56 députés du HDP, dont le requérant. Il indiquait notamment ce qui suit :
« (...)
5. rappelle ses préoccupations de longue date en ce qui concerne le respect de la liberté d’expression et d’association dans le cadre de la législation antiterroriste et l’infraction d’appartenance à une organisation criminelle et réitère ses recommandations antérieures aux autorités turques tendant à ce que celles-ci remédient sans tarder à ces problèmes de manière appropriée ; exhorte les autorités turques à fournir les renseignements demandés sur les faits précis et sur les éléments de preuves qui fondent les accusations portées et les condamnations prononcées contre les parlementaires concernés, y compris les extraits pertinents de toutes les décisions de justice ; souhaite également être tenu informé de tout fait nouveau concernant les procédures en cours, en particulier quand des verdicts sont prononcés ;
6. signale que les faits nouveaux récemment intervenus et l’absence de progrès dans le règlement de ce cas risquent de rendre plus crédibles les craintes que les procédures en cours ne visent à priver le Parti démocratique du peuple (HDP) d’une représentation effective au parlement, à affaiblir les partis d’opposition au parlement et dans le cadre plus vaste de la vie politique et, par conséquent, à museler les populations qu’ils représentent ; réaffirme ses craintes que la possibilité limitée pour les populations affectées d’être représentées au parlement ne contribue à détériorer encore la situation politique et en matière de sécurité qui prévaut dans le sud-est de la Turquie et n’affaiblisse aussi l’indépendance de l’institution parlementaire dans son ensemble ;
(...) »
K. Le Rapport 2017/2018 publié par Amnesty International – La situation des droits humains
112. Les parties concernant la Turquie pertinentes en l’espèce du rapport annuel 2017/2018 d’Amnesty International sur la situation des droits humains se lisent ainsi :
« Turquie 2017/2018
De nouvelles violations des droits humains ont été commises dans le contexte du maintien de l’état d’urgence. Les dissidents ont fait l’objet d’une répression sans merci visant en particulier les journalistes, les militants politiques et les défenseurs des droits humains. (...)
Contexte
(...)
Neuf députés du parti pro-kurde de gauche, le Parti démocratique des peuples (HDP), dont ses deux dirigeants, qui avaient été placés en détention en 2016, sont restés emprisonnés pendant toute l’année. Soixante maires élus du Parti démocratique des régions, déclinaison à l’échelle locale du HDP, qui représentaient des municipalités de l’est et du sud-est de la Turquie, à population majoritairement kurde, ont été eux aussi maintenus en détention. Les fonctionnaires non élus qui les remplaçaient sont restés en poste tout au long de l’année 2017. (...)
Liberté d’expression
Les représentants de la société civile, de même que la population en général, pratiquaient très largement l’autocensure, supprimant des messages publiés sur les réseaux sociaux et s’abstenant de faire des commentaires en public de crainte d’être licenciés ou poursuivis en justice et pour éviter la fermeture de leur organisation. Des milliers de personnes qui n’avaient fait qu’exercer pacifiquement leur droit à la liberté d’expression ont fait l’objet de poursuites judiciaires, notamment au titre de lois interdisant la diffamation et sur la base d’accusations en lien avec le terrorisme forgées de toutes pièces. Des cas de détention provisoire arbitraire, excessivement longue et infligée à titre punitif ont été régulièrement signalés. Des informations confidentielles concernant des enquêtes ont été souvent transmises à des médias liés au gouvernement et étalées à la une de journaux, et des porte-parole du gouvernement ont fait des déclarations préjudiciables concernant des affaires en cours d’instruction. Les journalistes et les militants politiques étaient toujours en butte à des actions en justice, et le nombre de poursuites engagées contre des défenseurs des droits humains s’est nettement accru. Les médias internationaux et leurs journalistes étaient également pris pour cible.
Les critiques visant le gouvernement ont largement disparu dans les médias de l’audiovisuel et dans la presse écrite, l’expression d’opinions dissidentes se cantonnant généralement aux médias en ligne. Le gouvernement a continué d’utiliser des ordonnances administratives contre lesquelles il n’existait pas de recours efficace ; il les utilisait régulièrement pour censurer des contenus sur Internet. (...) ».
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT
113. Le Gouvernement soulève trois exceptions d’irrecevabilité.
A. Sur l’exception tirée de l’article 35 § 2 b) de la Convention
114. Le Gouvernement soutient que le requérant a soumis ses griefs à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention, à savoir l’Union interparlementaire (UIP). Cette disposition énonce :
« (...) 2. La Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsque :
(...)
b) elle est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux. »
115. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il soutient que l’UIP ne peut pas être considérée comme une instance internationale d’enquête ou de règlement.
116. La Cour rappelle qu’il résulte de l’article 35 § 2 b) que la Convention, qui vise à éviter la pluralité de procédures internationales relatives aux mêmes affaires, exclut que la Cour puisse retenir une requête ayant déjà fait l’objet d’un examen de la part d’une instance internationale (Gürdeniz c. Turquie, (déc.), no 59715/10, § 37, 18 mars 2014). À cet égard, elle relève qu’une exception d’irrecevabilité tirée de cette disposition ne peut être accueillie qu’à la condition que la requête ait été déjà soumise « à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement » (Peraldi c. France ((déc.), no 2096/05, 7 avril 2009).
117. Dans ce contexte, la Cour rappelle la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme qui avait constaté que l’UIP était une organisation non gouvernementale réunissant des parlementaires du monde entier afin d’unir ses membres dans une action commune et de promouvoir la paix et la coopération internationale. La Commission avait estimé que le terme « autre instance » visait une procédure judiciaire ou quasi judiciaire analogue à celle qui est prévue par la Convention et que l’expression « instance internationale d’enquête ou de règlement » désignait des institutions et procédures créées par des États, ce qui exclut les entités non gouvernementales (Loukanov c. Bulgarie, no 21915/93, décision de la Commission du 12 janvier 1995, Décisions et rapports (DR) 80-B, p. 108).
118. En l’espèce, la Cour souscrit à la conclusion de la Commission selon laquelle l’UIP ne constitue pas « une autre instance internationale d’enquête ou de règlement » au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention.
119. Dès lors, il y a lieu de rejeter l’exception formulée par le Gouvernement au titre de cette disposition.
B. Sur l’exception tirée du non-épuisement du recours individuel devant la Cour constitutionnelle
120. Le Gouvernement, citant notamment les conclusions de la Cour dans ses décisions Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, 30 avril 2013) et Mercan c. Turquie ((déc.), no 56511/16, 8 novembre 2016), reproche au requérant de ne pas avoir exercé un recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
121. Le requérant soutient qu’il a épuisé toutes les voies de recours internes.
122. La Cour rappelle que l’obligation pour le requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Néanmoins, elle tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), Stanka Mirković et autres c. Monténégro, nos 33781/15 et 3 autres, § 48, 7 mars 2017, Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017, Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 107, 20 mars 2018, et Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 86, 20 mars 2018).
123. La Cour observe que le 17 novembre 2016, le requérant a introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, qui a rendu son arrêt sur le fond le 21 décembre 2017 (paragraphes 69-70 ci-dessus).
124. Par conséquent, la Cour rejette également cette exception soulevée par le Gouvernement.
C. Sur l’exception tirée du non-exercice du recours en indemnisation
125. S’agissant des griefs du requérant sous l’angle de l’article 5 de la Convention relatifs à la régularité de son arrestation et de son placement en garde à vue et à la légalité de sa mise en détention provisoire, le Gouvernement indique que l’intéressé avait à sa disposition le recours en indemnisation prévu par l’article 141 § 1 a) et d) du CPP. Il estime que le requérant pouvait, et aurait dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de la disposition susmentionnée.
126. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il soutient qu’une action en indemnisation ne présentait pas des perspectives raisonnables de succès quant à ses griefs. À cet égard, il argue en particulier qu’une telle action ne pouvait pas avoir pour résultat sa remise en liberté.
1. Sur l’arrestation et le placement en garde à vue du requérant
127. S’agissant d’abord du grief relatif à la régularité de l’arrestation et du placement en garde à vue du requérant, la Cour observe que le système juridique turc offre à un requérant deux voies de droit, à savoir un recours destiné à mettre fin à la privation de liberté litigieuse (article 91 § 5 du CPP) et une action en indemnisation contre l’État (article 141 § 1 a) du CPP) (Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 63, 23 mai 2017).
128. La Cour rappelle que, lorsqu’il existe un doute sur l’effectivité et les chances de succès d’un recours interne – comme le soutient le requérant – ledit recours doit être tenté (Voisine c. France, no 27362/95, décision de la Commission du 14 janvier 1998). Il s’agit là d’un point qui doit être soumis aux tribunaux (Roseiro Bento c. Portugal (déc.), no 29288/02, CEDH 2004-XII (extraits), Whiteside c. Royaume Uni, no 20357/92, décision de la Commission du 7 mars 1994, et Mustafa Avci, précité, § 65).
129. La Cour note à cet égard que la Cour constitutionnelle a rejeté les griefs du requérant tirés de l’irrégularité de son arrestation et de son placement en garde à vue au motif que toute personne se plaignant d’une telle violation pouvait introduire une action en réparation sur le fondement de l’article 141 du CPP. En outre, elle constata que le requérant n’avait formé aucun recours contre son placement en garde à vue sur le fondement de l’article 91 § 5 du CPP (paragraphe 71 ci-dessus).
130. À la lumière de cette conclusion de la Cour constitutionnelle et de sa jurisprudence dans l’affaire Mustafa Avci (précité, §§ 62-65), la Cour estime que, s’agissant de son grief tiré de l’irrégularité de l’arrestation et de son placement en garde à vue, le requérant était tenu de saisir les juridictions internes d’une demande fondée sur l’article 91 § 5 du CPP ou sur l’article 141 § 1 a) du même code, ce qu’il n’a pas fait. Elle accueille donc l’exception du Gouvernement et rejette le grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention, relatif à l’arrestation et au placement en garde à vue de l’intéressé, pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
131. La Cour souligne toutefois que cette conclusion ne préjuge en rien, le cas échéant, d’un éventuel réexamen de la question de l’effectivité du recours en question, et notamment de la capacité des juridictions nationales à établir, relativement à l’application de l’article 141 § 1 a) du CPP, une jurisprudence uniforme et compatible avec les exigences de la Convention (Korenjak c. Slovénie (déc.), no 463/03, § 73, 15 mai 2007, Mehmet Hasan Altan, précité, § 102).
2. Sur la mise et le maintien en détention provisoire
132. En ce qui concerne les griefs du requérant relatifs à sa mise et à son maintien en détention provisoire, la Cour rappelle qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté en cours doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Gavril Yossifov c. Bulgarie, no 74012/01, § 40, 6 novembre 2008, et Mustafa Avci, précité, § 60). Or elle constate que le recours prévu par l’article 141 du CPP n’est pas une voie de droit susceptible de pouvoir mettre fin à la détention provisoire du requérant (Mehmet Hasan Altan, précité, § 103, et Şahin Alpay, précité, § 82).
133. Partant, la Cour conclut que l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
134. Le requérant dénonce sa mise et son maintien en détention provisoire en ce qu’ils auraient été arbitraires, principalement pour deux raisons. En premier lieu, il se plaint que son placement en détention provisoire n’était pas conforme à la législation nationale dans la mesure où il était un membre de l’Assemblée nationale doté de l’immunité parlementaire. Il soutient ensuite qu’il n’existait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. Il dénonce à ces égards une violation de l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...) »
135. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la conformité de la détention provisoire à la législation nationale
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
136. Le Gouvernement soutient que la mise et le maintien en détention provisoire du requérant étaient en conformité avec la législation nationale.
b) Le requérant
137. Le requérant indique que, en tant que député, il bénéficie de l’immunité parlementaire en vertu de l’article 83 de la Constitution. Il avance que la modification constitutionnelle levant son immunité parlementaire était contraire aux principes de l’État de droit, de la sécurité juridique, de la proportionnalité et de la protection contre l’arbitraire. À ses yeux, une telle modification ne satisfait pas à l’exigence de la qualité de la loi. En conséquence, il soutient que sa mise et son maintien en détention provisoire ne peuvent pas être considérés comme conformes à la législation nationale.
c) Les tiers intervenants
i. Le Commissaire aux droits de l’homme
138. Le Commissaire aux droits de l’homme ne se prononce pas sur la question de savoir si la privation de liberté du requérant avait une base légale ou non. Se référant à l’avis de la Commission de Venise sur la suspension du deuxième paragraphe de l’article 83 de la Constitution, il déclare cependant que la levée de l’immunité parlementaire des députés contre lesquels des poursuites pénales avaient été engagées était un abus de la procédure de modification constitutionnelle.
ii. L’UIP
139. L’UIP ne précise pas si la mise et le maintien en détention provisoire du requérant avaient une base légale en droit interne. Elle déclare néanmoins que les droits fondamentaux des députés doivent être respectés à tout moment, que ceux-ci devraient pouvoir s’exprimer librement sans crainte de représailles et que l’immunité parlementaire est cruciale pour les protéger des accusations politiquement motivées. Elle rappelle que, conformément à l’article 83 de la Constitution, les parlementaires turcs jouissent de l’inviolabilité et de l’immunité parlementaires et que ceux-ci ne peuvent donc pas être détenus sans que leur immunité n’ait été levée.
140. Dans ce contexte, l’UIP critique la procédure de modification constitutionnelle levant l’immunité parlementaire de presque tous les députés du HDP. Selon elle, cette procédure a prévu une exception à la procédure ordinaire de levée de l’immunité et elle a autorisé une suspension générale de ce principe.
iii. Les organisations non gouvernementales intervenantes
141. Les organisations non gouvernementales intervenantes ne se prononcent pas sur l’absence alléguée de base légale à la détention provisoire du requérant. Elles critiquent cependant la modification constitutionnelle, notamment en faisant référence aux conclusions de la Commission de Venise (paragraphe 110 ci-dessus).
2. Appréciation de la Cour
142. Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 1 de la Convention que toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) mais aussi être « régulière » (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013). En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Ce terme impose, en premier lieu, que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire. La Cour doit par ailleurs s’assurer à cet égard que le droit interne est lui-même conforme à la Convention, y compris les principes généraux qui s’y trouvent contenus, de manière explicite ou implicite, notamment le principe de sécurité juridique (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 72, 9 juillet 2009, avec les références qui y sont citées).
143. La Cour relève que la « qualité de la loi » implique qu’une loi nationale autorisant une privation de liberté soit suffisamment accessible, précise et prévisible dans son application afin d’éviter tout danger d’arbitraire (Del Río Prada, précité, § 125). L’exigence de « légalité » prévue par la Convention nécessite donc que toute loi soit suffisamment précise pour permettre aux personnes – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 52, CEDH 2000‑III, M. c. Allemagne, no 19359/04, § 90, CEDH 2009, et Oshurko c. Ukraine, no 33108/05, § 98, 8 septembre 2011). Lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est essentiel que le droit interne définisse clairement les conditions de détention (Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 101, 23 février 2012).
144. Pour établir si le requérant a été détenu « régulièrement » au sens de l’article 5 § 1 et s’il a été privé de sa liberté « selon les voies légales », la Cour recherchera d’abord si la détention subie par lui était conforme au droit turc.
145. La Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties que le requérant a été mis en détention provisoire selon les termes des articles 100 et suivants du CPP, à la suite de la levée de son immunité parlementaire après la modification constitutionnelle. La question sur laquelle portent le débat et les thèses divergentes des parties en l’espèce est celle de savoir si la modification constitutionnelle levant l’immunité parlementaire dans le cas de toutes les demandes de levée d’immunité transmises à l’Assemblée nationale avant la date d’adoption de la modification en question pourrait être considérée comme satisfaisant à l’exigence de la « qualité de la loi ».
146. Dans ce contexte, la Cour observe que l’argument du requérant a été présenté devant la Cour constitutionnelle. Celle-ci a estimé que la Constitution n’interdisait pas la mise en détention d’un député dans la mesure où son immunité parlementaire était levée. Elle a noté que dans son arrêt no 2016/117 du 3 juin 2016, elle avait déjà jugé qu’il s’agissait en l’espèce d’une modification de la Constitution au sens formel du terme, qui avait levé l’immunité parlementaire des députés, dont celui du requérant, pour les demandes de levée d’immunité qui avaient été transmises à l’Assemblée nationale avant la date d’adoption de la modification. Dans ces conditions, elle a conclu qu’il n’était pas possible à dire que la détention provisoire du requérant n’avait aucune base légale ou était contraire à la Constitution.
147. La Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Cela étant, dès lors qu’au regard de l’article 5 § 1 l’inobservation du droit interne emporte violation de la Convention, la Cour peut et doit vérifier si le droit interne a bien été respecté (Mooren, précité, § 73).
148. La Cour estime que ni l’interprétation ni l’application du droit interne par la Cour constitutionnelle en l’espèce n’apparaissent arbitraires ou manifestement déraisonnables. Eu égard à ce qui précède, elle relève, à la lumière de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, que le requérant a été placé et maintenu en détention provisoire à la suite de la levée de son immunité parlementaire et selon les termes des articles 100 et suivants du CPP.
149. Certes, la Cour doit aussi se convaincre que la détention du requérant, au-delà de sa conformité au droit interne, n’était pas entachée d’arbitraire et, pour ce motif, contraire à la Convention. Elle relève à cet égard qu’aucune partie ne soutient que les dispositions des articles 100 et suivants du CPP n’étaient pas elles-mêmes conformes à la Convention, y compris aux principes énoncés ou impliqués par elle.
150. En conséquence, la Cour estime que cette partie de la requête doit être déclarée irrecevable pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
B. Sur l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
151. Le Gouvernement, se référant aux principes tirés de la jurisprudence de la Cour en la matière (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, série A no 28, Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, série A no 300‑A, Sakık et autres c. Turquie, 26 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009, et Balbay c. Turquie, (déc.), nos 666/11 et 73745/11, 3 mars 2015), déclare d’abord que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire lors d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et plus particulièrement contre le PKK et le KCK.
152. Il soutient que, eu égard aux éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête pénale menée en l’espèce et contenus dans le dossier, il était objectivement possible de parvenir à la conviction qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. Il ajoute que, compte tenu des éléments de preuve obtenus lors de l’enquête, une procédure pénale a été engagée à l’encontre du requérant, et que celle-ci est actuellement en cours devant les juridictions nationales.
b) Le requérant
153. Le requérant allègue avoir été mis en détention provisoire en raison de ses opinions politiques. Il soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de persuader un observateur objectif qu’il avait commis les infractions qui lui étaient reprochées.
c) Les tiers intervenants
i. Le Commissaire aux droits de l’homme
154. Le Commissaire aux droits de l’homme ne se prononce pas sur l’existence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction nécessitant son placement en détention provisoire. Il note que les autorités nationales ont indiqué que le refus des députés appartenant au HDP de comparaître personnellement devant les autorités d’enquête était la raison de leur privation de liberté initiale. Or il indique que, même après avoir été forcés à comparaître devant le parquet et devant un juge, un certain nombre de ces députés ont été mis et maintenus en détention provisoire.
ii. L’UIP
155. L’UIP déclare avoir reçu des informations détaillées relatives aux allégations selon lesquelles les preuves présentées à l’appui des accusations portées contre les députés détenus concernent des déclarations publiques, des rassemblements et d’autres activités politiques pacifiques organisés dans le cadre de leurs fonctions parlementaires. Cependant, elle indique qu’elle n’a pas encore tiré de conclusions quant à la question relative à l’existence de raisons plausibles de croire que ces personnes ont commis une infraction pénale.
iii. Les organisations non gouvernementales intervenantes
156. Les organisations non gouvernementales intervenantes indiquent que, depuis la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, 1 482 membres du HDP, dont plusieurs députés, ont été mis en détention provisoire. Elles soutiennent qu’une grande partie des intéressés ont été privés de leur liberté pour avoir fait des discours politiques. Insistant sur l’importance du débat public dans une société démocratique, elles critiquent l’usage des mesures résultant en la privation de liberté arbitraire des députés du HDP.
2. Appréciation de la Cour
a) Recevabilité
157. La Cour note que, dans le cadre de la présente affaire, la période à considérer a débuté le 4 novembre 2016 avec la mise en détention provisoire du requérant et que celui-ci se trouve toujours en détention provisoire. Elle rappelle qu’elle a examiné et rejeté les exceptions de non‑épuisement des voies de recours internes soulevées par le Gouvernement dans la mesure où elles concernent la détention provisoire du requérant (paragraphes 132-133 ci‑dessus).
158. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
b) Sur le fond
159. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit un droit de très grande importance dans « une société démocratique » au sens de la Convention, à savoir le droit fondamental à la liberté et à la sûreté (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004‑II).
160. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences de l’article 5 § 1 de la Convention. La liste des exceptions prévues à l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000‑IV), et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Assanidzé, précité, § 170, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, CEDH 2016 (extraits)).
161. La Cour rappelle ensuite que l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000‑IX, Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 108, CEDH 2000‑XI, et Poyraz c. Turquie (déc.), no 21235/11, § 53, 17 février 2015). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder la privation de liberté constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) précité. L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, O’Hara c. Royaume-Uni, no 37555/97, § 34, CEDH 2001‑X, Korkmaz et autres c. Turquie, no 35979/97, § 24, 21 mars 2006, Süleyman Erdem c. Turquie, no 49574/99, § 37, 19 septembre 2006, et Çiçek c. Turquie (déc.), no 72774/10, § 62, 3 mars 2015).
162. La Cour rappelle en outre que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray, précité, § 55, Balbay, précité, § 69, Metin c. Turquie (déc.), no 77479/11, § 57, 3 mars 2015, et Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016).
163. La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite du but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il n’appartient pas à la Cour, en principe, de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Ersöz c. Turquie (déc.), no 45746/11, § 50, 17 février 2015, et Mergen et autres c. Turquie, nos 44062/09 et 4 autres, § 48, 31 mai 2016).
164. La Cour relève que le requérant en l’occurrence soutient que sa privation de liberté n’a été justifié par des soupçons « plausibles » à aucun moment. À cet égard, il dénonce l’absence de tels soupçons lors de la phase initiale immédiatement postérieure à son arrestation, mais aussi au cours des périodes ultérieures lorsque son placement en détention provisoire a été autorisé et prolongé par les autorités judiciaires. Elle rappelle à cet égard que la persistance de raisons plausibles de soupçonner l’individu arrêté d’avoir commis une infraction est une condition essentielle à la légalité du maintien en détention de l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, Stögmüller c. Autriche, 10 novembre 1969, p. 40, § 4, série A nº 9, et McKay c. Royaume-Uni [GC], nº 543/03, § 44, CEDH 2006‑X). Ainsi, si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 90, 22 mai 2014).
165. En l’espèce, la Cour note que, au cours des mandats parlementaires du requérant, les procureurs de la République compétents ont soumis à l’Assemblée nationale trente et un rapports d’enquête concernant l’intéressé dans le cadre de la demande de levée de son immunité parlementaire. À la suite de la modification constitutionnelle, les enquêtes pénales déclenchées à l’encontre de l’intéressé ont été jointes dans un seul dossier d’enquête, laquelle a été menée par le procureur de la République de Diyarbakır. À la suite du refus du requérant de se présenter devant les autorités d’enquête, celui-ci a été arrêté et placé en garde à vue. Le 4 novembre 2016, le requérant a été mis en détention provisoire car il était soupçonné d’appartenance à une organisation terroriste armée et d’incitation à commettre une infraction (paragraphe 53 ci-dessus). Le 2e juge de paix de Diyarbakır a estimé que les tweets publiés au nom du comité exécutif du HDP, dont le requérant était membre et coprésident, appelant les gens à prendre les rues étaient en cohérence avec la politique et les appels du PKK. Considérant le bilan des événements ayant eu lieu entre le 6 et le 8 octobre, et en particulier le nombre de personnes décédées et blessées, le juge de paix a conclu à l’existence d’un fort soupçon quant à la commission par le requérant de l’infraction d’incitation à commettre une infraction. Par la suite, il a noté que le requérant avait qualifié certains actes commis par les membres du PKK, notamment le creusement des tranchées et la présence des barricades dans les villes, de « résistance ». Il a également noté que le requérant avait assisté aux activités du Congrès de la société démocratique. Considérant qu’il existait plusieurs enquêtes pénales pendantes à l’encontre de l’intéressé pour des crimes liés au terrorisme, le juge de paix a estimé qu’il y avait suffisamment de données démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission par le requérant de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste.
166. La Cour note de plus que, par un acte d’accusation du 11 janvier 2017, le procureur de la République a accusé le requérant d’avoir fondé ou dirigé une organisation terroriste armée, d’avoir fait la propagande d’une organisation terroriste, d’avoir incité à commettre une infraction, d’avoir fait l’apologie du crime et de criminels, d’avoir incité le public à la haine et à l’hostilité, d’avoir incité à désobéir à la loi, d’avoir organisé et participé à des réunions et défilés illégaux, et de n’avoir pas obtempéré à l’avertissement des forces de sécurité relatif à la dispersion d’une manifestation illégale. Par conséquent, il a requis la condamnation de l’intéressé à une peine d’emprisonnement allant de quarante-trois à cent quarante-deux ans.
167. La Cour observe en outre que la Cour constitutionnelle a examiné le grief du requérant tiré de l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Elle relève que la haute juridiction constitutionnelle a d’abord analysé les tweets publiés sur le compte du HDP et qu’elle a noté que, à l’époque des faits, la sécurité nationale de la Turquie était menacée par le conflit interne en Syrie. Selon la Cour, la Cour constitutionnelle a observé que ces tweets avaient été publiés après des affrontements armés à Kobané et en même temps que des appels du PKK, et elle a en outre relevé que de graves événements violents avaient eu lieu après la publication desdits tweets et que le requérant avait déclaré qu’il était derrière ces appels. La Cour note que, tenant compte du nombre des personnes décédées et blessées, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il était possible d’établir un lien de causalité entre les appels lancés par le comité exécutif du HDP, dont le coprésident était le requérant, et les actes de violence en cause. Elle relève que, par la suite, considérant les propos du requérant concernant les affrontements armés dans le contexte des « événements des tranchées », la Cour constitutionnelle a jugé que la mise en détention provisoire de l’intéressé pour une infraction liée au terrorisme n’était pas dénuée de fondement. Elle observe que, de plus, examinant les contenus des discours du 13 novembre 2012 et du 21 avril 2013 du requérant, la Cour constitutionnelle a considéré qu’ils constituaient une indication qu’une infraction avait été commise. La Cour constate en outre que, eu égard au contenu des conversations entre les hauts responsables du PKK et entre ces personnes et le requérant, la haute juridiction constitutionnelle a estimé qu’il était possible de conclure que le requérant agissait conformément aux instructions des dirigeants d’une organisation terroriste et que, en conséquence, elle a conclu que ces données étaient suffisantes pour démontrer l’existence de forts soupçons quant à la commission d’une infraction par le requérant.
168. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a été privé de sa liberté car il était soupçonné d’avoir commis plusieurs infractions, dont certaines liées au terrorisme. Dans ce contexte, elle note que le procureur de la République a allégué que le requérant avait notamment déclaré vouloir exposer la sculpture du leader d’une organisation terroriste (paragraphe 57 ci-dessus). De plus, elle observe que, d’après l’acte d’accusation, le requérant, dans son discours du 21 avril 2013 fait à Diyarbakır dans les locaux du BDP, considérait que le peuple kurde en Turquie devait son existence à la lutte armée menée par le PKK. À cet égard, il a été allégué que l’intéressé aurait qualifié les premières attaques terroristes du PKK de « coup de 1984 » et de « résistance de Şemdinli [et] d’Eruh » (paragraphe 57 ci-dessus). En outre, le procureur de la République a affirmé que le requérant était le responsable de la branche politique de l’organisation illégale KCK. À cet égard, la Cour note que des éléments de preuve tels que des comptes rendus de conversations entre les responsables du PKK et entre ces personnes et le requérant avaient été recueillis par le parquet avant l’arrestation du requérant, sur la foi de soupçons selon lesquels celui-ci avait commis l’infraction pénale reprochée (paragraphe 57 ci-dessus). Elle note aussi que, considérant le contenu de ces conversations, les autorités nationales, notamment les juges de première instance et la Cour constitutionnelle, ont considéré qu’il était possible de conclure que le requérant agissait conformément aux instructions des dirigeants d’une organisation terroriste.
169. La Cour observe qu’une grande partie des accusations portées contre le requérant concernent directement la liberté d’expression et les opinions politiques de l’intéressé. Cependant, dans le cadre de la présente requête, il n’appartient pas à la Cour de juger si le requérant est coupable ou non des infractions qui lui sont reprochées. Cette tâche revient aux juridictions nationales. En l’espèce, la Cour est appelée à examiner si la privation de liberté de l’intéressé était basée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Sur cette question, compte tenu des exigences de l’article 5 § 1 de la Convention quant au niveau de justification factuelle requis au stade des soupçons, la Cour estime que le dossier pénal contenait des renseignements propres à convaincre un observateur objectif que le requérant pouvait avoir accompli au moins une partie des infractions pour lesquelles il était poursuivi.
170. La Cour estime qu’il y a donc lieu de conclure que le requérant peut passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention (Murray, précité, § 63, Korkmaz et autres, précité, § 26, et Süleyman Erdem, précité, § 37).
171. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
172. Le requérant, dénonçant la durée de sa détention provisoire, se plaint que les décisions judiciaires concernant sa mise et son maintien en détention n’étaient motivées, selon lui, que par une simple citation des motifs de détention provisoire prévus par la loi, et qu’elles étaient libellées en des termes abstraits, répétitifs et stéréotypés. Il dénonce à cet égard une violation de l’article 5 § 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
173. Le Gouvernement conteste cette thèse.
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
174. Le Gouvernement soutient qu’il existait des motifs pertinents et suffisants pour ordonner la mise et le maintien en détention provisoire du requérant. Il allègue également que la durée de la détention provisoire subie par le requérant n’a pas enfreint l’article 5 § 3 de la Convention. Il estime dans ce contexte que la détention du requérant se justifie au regard de la complexité et de l’importance de l’affaire, de la nature des infractions reprochées, du fait que celles-ci seraient liées à la lutte contre la criminalité organisée, de la peine encourue ainsi que du risque de fuite de l’intéressé.
175. Sur ce dernier point, le Gouvernement indique que le requérant a déclaré pendant la réunion du groupe parlementaire de son parti qu’aucun député du HDP n’allait fournir de déposition de sa propre volonté. Dans ce contexte, il ajoute que le requérant a refusé de se présenter devant les autorités d’enquête malgré les convocations délivrées par les procureurs de la République compétents. Il avance de plus que certains députés du HDP ont depuis fui à l’étranger. À ses yeux, ces faits sont suffisants pour démontrer qu’il existait un risque de fuite.
b) Le requérant
176. Se référant aux principes tirés de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Buzadji, précité, le requérant soutient que le Gouvernement n’a pas pu démontrer l’existence de motifs pertinents et suffisants pour justifier sa mise et son maintien en détention provisoire.
177. Le requérant est plus particulièrement en désaccord avec le Gouvernement en ce qui concerne le risque de fuite allégué par ce dernier. Dans ce contexte, il soutient que son discours cité par le Gouvernement pour justifier sa détention provisoire doit être lu comme une protestation politique. Il indique avoir prononcé ce discours en avril 2016, soit bien avant la levée de son immunité parlementaire. Il ajoute que son défaut de comparution devant les autorités d’enquête ne peut pas démontrer l’existence d’un risque de fuite. Il argue que sa détention provisoire à la suite de son arrestation et de sa comparution devant le parquet n’était pas nécessaire car, selon lui, il ne risquait pas de s’enfuir ni d’altérer des preuves. Il soutient d’ailleurs qu’il était même impossible d’altérer les éléments de preuves car ceux-ci étaient à ses yeux essentiellement constitués de ses discours, dont le contenu se serait déjà trouvé dans le dossier d’enquête.
178. Le requérant déclare qu’il est impératif que les juges appelés à se prononcer sur la détention fournissent des motifs pour justifier cette privation de liberté. Or, selon lui, les motifs invoqués par les juges nationaux pour justifier sa détention provisoire ne peuvent pas être considérés comme des motifs acceptables. À cet égard, le requérant insiste sur le fait que la Cour a jugé dans plusieurs arrêts, notamment dans l’affaire Cahit Demirel c. Turquie (no 18623/03, 7 juillet 2009), que des motifs stéréotypés ne sauraient être considérés comme des motifs suffisants et pertinents. D’après lui, ce manque de justification est la conséquence d’un problème structurel dans le système juridique turc.
179. Enfin, le requérant, indiquant qu’il se trouve en détention provisoire depuis le 4 novembre 2016, se plaint de la durée de cette privation de liberté.
c) Les tiers intervenants
i. Le Commissaire aux droits de l’homme
180. Le Commissaire aux droits de l’homme note que la raison initiale avancée par les autorités turques pour justifier la mise en détention provisoire des députés du HDP était le refus de ces derniers de comparaître personnellement devant les autorités d’enquête. Il indique, même après avoir été forcés à comparaître devant le parquet, un certain nombre de députés, dont le requérant, ont été mis en détention. D’après lui, les motifs donnés par les juridictions nationales pour justifier la détention provisoire des députés ne sauraient passer pour « pertinents » et « suffisants ».
ii. L’UIP
181. L’UIP indique que, selon la jurisprudence de la Cour et celle de la Cour constitutionnelle, l’existence de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction ne suffit pas à justifier sa mise en détention provisoire. Elle soutient que celle-ci devrait également être justifiée par des motifs tels que le risque de fuite, d’altération des preuves, de pressions au cours de la procédure judiciaire et de commission d’une nouvelle infraction. Dans le cas de députés, elle note que les juridictions nationales doivent d’abord recourir aux mesures alternatives à la détention pour assurer la participation des intéressés à la procédure pénale.
iii. Les organisations non gouvernementales intervenantes
182. Les organisations non gouvernementales intervenantes ne se prononcent pas sur la question de savoir s’il existait des motifs pertinents et suffisants pour justifier la détention provisoire du requérant. Cependant, elles indiquent que, en droit turc, pour certains types de crimes, notamment les crimes liés au terrorisme, la mise en détention provisoire des accusés est obligatoire. Elles estiment qu’une telle règle est disproportionnée et compromet le respect des principes découlant de l’article 5 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Recevabilité
183 Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
b) Sur le fond
184. La Cour rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Toutefois, lorsque les autorités judiciaires nationales apprécient pour la première fois, « aussitôt » après l’arrestation, s’il y a lieu de mettre la personne arrêtée en détention provisoire, la persistance de raisons plausibles ne suffit plus et les autorités doivent aussi avancer d’autres motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 222, 28 novembre 2017, avec les références citées).
185. Selon la jurisprudence de la Cour, ces autres motifs incluent le risque de fuite, le risque de pression sur les témoins ou d’altération de preuves, le risque de collusion, le risque de récidive, le risque de trouble à l’ordre public, ou encore la nécessité en découlant de protéger la personne faisant l’objet de la mesure privative de liberté (Buzadji, précité, §§ 87-88 et 101-102, et les affaires qui y sont citées, et Merabishvili, précité, § 222). L’existence de ces risques doit être dûment établie et le raisonnement des autorités à cet égard ne saurait être abstrait, général ou stéréotypé (voir, entre autres, Letellier c. France, 26 juin 1991, § 51, série A no 207, Clooth c. Belgique, 12 décembre 1991, § 44, série A no 225, Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 63, CEDH 2003‑IX (extraits), Guiorgui Nikolaïchvili c. Géorgie, no 37048/04, §§ 73 et 76, 13 janvier 2009, et Merabishvili, précité, § 222).
186. En ce qui concerne le risque de fuite, la Cour a déjà conclu qu’il doit s’analyser en fonction d’un ensemble de données, notamment le caractère de l’intéressé, sa moralité, ses ressources, ses liens avec l’État qui le poursuit ainsi que ses contacts internationaux (W. c. Suisse, 26 janvier 1993, § 33, série A no 254‑A, Smirnova, précité, § 60, et Buzadji, précité, § 90). De plus, il résulte de la dernière phrase de l’article 5 § 3 de la Convention que, lorsque la détention n’est plus motivée que par la crainte de voir l’accusé se soustraire par la fuite à sa comparution devant la juridiction de jugement, la libération provisoire de l’accusé doit être ordonnée s’il est possible d’obtenir des garanties assurant cette comparution (Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 25, § 15, série A no 7, Letellier, précité, § 46, et, plus récemment, Luković c. Serbie, no 43808/07, § 54, 26 mars 2013).
187. Il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans une affaire donnée, la détention provisoire subie par un accusé n’excède pas une durée raisonnable. À cette fin, il leur faut, en tenant dûment compte du principe de la présomption d’innocence, examiner toutes les circonstances de nature à faire admettre ou à faire écarter l’existence d’une exigence d’intérêt public justifiant une dérogation à la règle fixée à l’article 5 de la Convention et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d’élargissement (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 70, 8 juillet 2014). C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans les décisions rendues par les autorités judiciaires nationales relativement à la détention provisoire du requérant, ainsi que sur celle des arguments avancés par celui-ci dans ses demandes de mise en liberté ou dans ses autres recours, que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (voir, entre autres, Wemhoff, précité, pp. 24-25, § 12, Neumeister c. Autriche, 27 juin 1968, p. 37, §§ 4-5, série A no 8, Letellier, précité, § 35, et Buzadji, précité, § 91).
188. En l’espèce, la Cour note d’emblée que le requérant a été mis en détention provisoire le 4 novembre 2016 et qu’il se trouve toujours privé de sa liberté. Elle constate ensuite que, durant l’enquête et le procès pénaux engagés à l’encontre du requérant, les juridictions nationales ont ordonné le placement et le maintien en détention provisoire de l’intéressé pour les motifs suivants :
– l’existence des éléments de preuves concrets permettant de soupçonner fortement le requérant d’avoir commis les infractions en cause ;
– le nombre et la nature des infractions en cause et le fait que celles-ci figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP ;
– la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions concernées ;
– le constat selon lequel des mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes ;
– le fait que le requérant avait refusé de se présenter devant les autorités d’enquête ;
– le fait que la défense du requérant n’avait pas encore été recueillie ;
– l’état des preuves ;
– la période passée en détention ;
– le risque de fuite et d’altération des preuves (paragraphes 53, 55, 59, 60, 63, 64 et 67 ci-dessus). La Cour va examiner chacun de ces motifs ci‑dessous.
189. S’agissant d’abord de l’existence des éléments de preuve concrets permettant de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction, la Cour admet, à la lumière de ses conclusions relatives à l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphes 159-171 ci-dessus), que les soupçons pesant sur le requérant peuvent expliquer son placement en détention provisoire. Néanmoins, elle rappelle qu’elle a déjà indiqué au paragraphe 184 ci-dessus que, bien que celle-ci soit une condition sine qua non de la régularité d’une détention, elle ne suffit pas à la justifier (Buzadji, précité, §§ 92-102). Dès lors, elle va rechercher s’il y avait en l’espèce d’autres motifs pertinents et suffisants pour justifier la détention provisoire du requérant.
190. La Cour observe que les juges qui se sont prononcés sur la détention du requérant se sont également fondés sur le fait qu’il s’agissait d’infractions visées à l’article 100 § 3 du CPP. En ce qui concerne les infractions dites « cataloguées », la Cour note que, aux termes de l’article 100 § 3 du CPP, pour certaines infractions, le droit turc prévoit une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention (risque de fuite ou risque d’altération des preuves et de pressions sur les témoins, les victimes et autres personnes). À cet égard, la Cour réaffirme que tout système de détention provisoire automatique est en soi incompatible avec l’article 5 § 3 de la Convention (Ilijkov c. Bulgarie, no 33977/96, § 84, 26 juillet 2001). Lorsque la loi prévoit une présomption concernant les motifs de détention provisoire, l’existence de faits concrets aboutissant à déroger à la règle du respect de la liberté individuelle doit néanmoins être démontrée de façon convaincante (Contrada c. Italie, 24 août 1998, §§ 58‑65, Recueil 1998-V). En outre, en droit turc, même lorsqu’il s’agit d’une infraction dite « cataloguée », les autorités judiciaires ont l’obligation d’envisager tout d’abord les mesures alternatives à la détention provisoire (Agit Demir c. Turquie, no 36475/10, § 39, 27 février 2018). À cet égard, la Cour rappelle avoir déjà conclu que l’existence d’une telle présomption légale ne procurait, dans le cadre du contrôle que la Cour doit exercer aux fins de l’article 5 § 3 de la Convention, aucun élément spécifique démontrant la nécessité du maintien en détention provisoire (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 62, 8 juillet 2014). En l’espèce, elle relève que le constat des juridictions nationales selon lequel des mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes était dépourvu d’une analyse de la situation personnelle du requérant. À ses yeux, les autorités judiciaires n’ont guère spécifié dans la motivation de leurs décisions les circonstances concrètes étayant l’existence de tel ou tel risques visés par cette disposition, ni précisé en quoi pareils risques étaient avérés et avaient persisté pendant une si longue période (Galip Doğru c. Turquie, no 36001/06, § 58, 28 avril 2015).
191. La Cour observe que les juridictions nationales ont maintenu le requérant en détention provisoire eu égard au nombre et à la nature des infractions en cause. De même, elle note que les juridictions nationales ont pris en compte la lourdeur des peines prévues par la loi pour ces infractions. La Cour prend note à cet égard des conclusions de la Cour constitutionnelle relatives à la lourdeur des peines encourues en l’espèce (paragraphe 74 ci‑dessus). À supposer même que la gravité des peines encourues et la nature des charges puissent justifier la mise en détention provisoire initiale du requérant, comme le soutient la Cour constitutionnelle, la Cour estime qu’en l’occurrence, elles ne peuvent, à elles seules, être le motif de la prolongation de la détention de l’intéressé, en particulier à un stade avancé de la procédure (voir, mutatis mutandis, Letellier, précité, § 51, Ilijkov, précité, §§ 80‑81, Kučera c. Slovaquie, no 48666/99, § 94, 17 juillet 2007, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 145, 22 mai 2012). Autrement dit, tout au long de la détention, les autorités judiciaires étaient tenues de démontrer de manière convaincante que le maintien en détention provisoire du requérant était toujours justifié.
192. La Cour observe en outre que les juridictions nationales se sont également appuyées sur la non‑comparution du requérant devant les autorités d’enquête pour justifier la prolongation de la privation de liberté de l’intéressé. Il ressort des observations du Gouvernement que celui-ci l’a interprétée comme un signe de l’existence d’un risque de fuite. La Cour relève également que la Cour constitutionnelle a conclu que le refus du requérant de se présenter devant les autorités d’enquête ainsi que sa déclaration selon laquelle aucun député de son parti politique n’allait fournir de déposition de sa propre volonté peuvent démontrer qu’il y avait un risque de fuite. Or, la Cour observe que le requérant a fait cette déclaration au mois d’avril 2016, avant l’adoption de la modification constitutionnelle. Elle relève qu’il est vrai que le requérant ne s’est pas présenté devant les autorités d’enquête pour faire sa déposition et elle note à cet égard qu’il est justifié que l’intéressé soit arrêté et placé en garde à vue en vue d’être traduit devant l’autorité judiciaire compétente. Cependant, elle estime que les autorités judiciaires n’ont pas expliqué en quoi la non-comparution du requérant, qui était, à l’époque des faits, également le coprésident du troisième plus grand parti politique représenté à l’Assemblée nationale, aurait laissé présager un risque de fuite. Dans ce contexte, la Cour donne un poids considérable aux conclusions du juge minoritaire de la Cour constitutionnelle, qui relève dans son opinion dissidente que le requérant est parti plusieurs fois à l’étranger et qu’il est toujours revenu au pays sans démontrer une intention de s’enfuir. La Cour relève aussi que depuis longtemps l’intéressé était au courant des enquêtes pénales menées à son encontre et de la gravité des infractions qui lui étaient reprochées et que, malgré cela, il ne s’était pas enfui.
193. S’agissant des autres motifs cités par les juges nationaux pour maintenir le requérant en détention provisoire, la Cour constate d’emblée que ceux-ci consistent en une énumération stéréotypée des motifs de portée générale comme l’état des preuves, la période passée en détention et le risque d’altération des preuves. Elle est particulièrement frappée par l’absence d’analyse approfondie concernant les arguments en faveur de la remise en liberté du requérant. À ses yeux, les décisions rédigées en des termes stéréotypés comme en l’espèce ne peuvent en aucun cas être considérées comme étant suffisantes pour justifier la mise et le maintien en détention provisoire d’une personne (Şık, précité, § 62).
194. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné à maintes reprises des cas similaires dans lesquels elle a conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Cahit Demirel, précité, §§ 21‑28, İbrahim Güler c. Turquie, no 1942/08, §§ 19-27, 15 octobre 2013, et Ali Rıza Kaplan c. Turquie, no 24597/08, §§ 19-23, 13 novembre 2014). En l’espèce, considérant les motifs donnés par les juridictions nationales, la Cour estime que les autorités judiciaires ont ordonné la prolongation de la détention du requérant pour des motifs qui ne sauraient être considérés comme « suffisants » pour justifier la durée de cette détention.
195. Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Kolomenskiy c. Russie, no 27297/07, § 88, 13 décembre 2016).
196. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION EN RAISON D’UNE IMPOSSIBILITÉ D’ACCÉDER AU DOSSIER D’ENQUÊTE
197. Le requérant indique que l’impossibilité qui lui aurait été faite d’accéder au dossier d’enquête l’a empêché de contester effectivement la décision ayant ordonné son placement en détention provisoire. Il dénonce à cet égard une violation de l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :
« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
198. Le Gouvernement soutient que le requérant pouvait contester son maintien en détention provisoire par la voie de l’opposition. Il indique à cet égard que, après avoir été mis en détention provisoire, le requérant n’a pas eu accès au dossier d’enquête pendant environ trois mois. Il estime en outre que, compte tenu du contenu des rapports d’enquête présentés à l’Assemblée nationale et des questions posées devant la police, le parquet et le juge de paix, l’intéressé et ses avocats avaient une connaissance suffisante de la teneur des éléments de preuve ayant servi de base au placement en détention en question et qu’ils ont ainsi eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs présentés pour justifier la détention provisoire.
199. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement. Il soutient qu’il n’était pas nécessaire d’imposer une telle restriction.
200. Le Commissaire aux droits de l’homme indique que la restriction d’accès au dossier d’enquête a eu un effet négatif sur la procédure d’examen de la détention provisoire. Les autres parties intervenantes ne se prononcent pas sur ce grief.
201. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » – au sens de l’article 5 § 1 de la Convention – de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 précité ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles exigées par l’article 6 de la Convention pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005‑XII) – il faut qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001‑III). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir la partie poursuivante et la personne détenue (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999‑II). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit informée du dépôt d’observations et qu’elle jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001‑I). Pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 de la Convention offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A). En particulier, l’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, parmi d’autres, Lamy c. Belgique, 30 mars 1989, § 29, série A no 151, Nikolova, précité, § 58, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001-I, Lietzow, précité, § 44, Mooren, précité, § 124, Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 41, 17 juillet 2012, Ovsjannikov c. Estonie, no 1346/12, §§ 72-78, 20 février 2014, et Mustafa Avci, précité, § 90).
202. La Cour relève que, le 9 septembre 2016, le juge de paix de Diyarbakır a décidé de limiter le droit des avocats du requérant d’examiner le contenu du dossier d’enquête ou d’obtenir des copies des documents y figurant. Elle note que l’opposition formée par le requérant contre cette décision a été rejetée le 19 novembre 2016 (paragraphe 48 ci-dessus). Elle observe aussi que le requérant et ses avocats n’ont pas pu accéder au dossier d’enquête avant le 2 février 2017, date de l’acceptation de l’acte d’accusation par la cour d’assises de Diyarbakır.
203. La Cour reconnaît que les pièces du dossier auxquelles le requérant affirme n’avoir pas eu accès revêtaient une importance essentielle dans la contestation de la légalité de la détention de l’intéressé. Elle constate toutefois, à l’instar de la Cour constitutionnelle (paragraphe 77 ci-dessus), que le requérant et ses représentants avaient librement accès aux rapports d’enquête soumis à l’Assemblée nationale. De plus, elle observe, eu égard au contenu et à la nature de la demande du 4 novembre 2016 du procureur de la République de Diyarbakır et de la décision du même jour rendue par le 2ème juge de paix relative au placement en détention provisoire, même si le requérant n’a pas bénéficié d’un droit illimité d’accès aux éléments de preuve, qu’il a eu une connaissance suffisante de la teneur des éléments de preuve ayant servi de base à son placement en détention et qu’il a eu ainsi la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs présentés pour justifier sa détention provisoire (Ceviz , précité, §§ 41‑44, et Mehmet Hasan Altan, précité, § 149).
204. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION EN RAISON DE L’ABSENCE DE CONTRÔLE JURIDICTIONNEL À BREF DÉLAI DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
205. Le requérant soutient que la procédure menée devant la Cour constitutionnelle, par laquelle il a cherché à contester la légalité de sa détention provisoire, n’a pas été conforme aux exigences de la Convention en ce que la Cour constitutionnelle n’a pas respecté l’exigence de « bref délai ». Il dénonce à cet égard une violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
206. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.
A. Les arguments des parties
1. Le Gouvernement
207. Le Gouvernement déclare que le droit turc contient des garanties juridiques adéquates permettant aux personnes mises en détention de contester effectivement leur privation de liberté. Dans ce contexte, il indique que les personnes mises en détention provisoire peuvent solliciter leur remise en liberté à tout moment de l’instruction ou du procès et que les décisions de rejet opposées à leurs demandes faites en ce sens sont susceptibles d’opposition. Il ajoute que la question du maintien en détention d’un détenu est examinée d’office à des intervalles réguliers ne pouvant excéder trente jours. Dans ce contexte, le Gouvernement expose que la Cour constitutionnelle ne doit pas être considérée comme un tribunal d’appel sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention.
208. Ensuite, se fondant sur les statistiques relatives à la charge de travail de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement indique qu’en 2012 1 342 requêtes ont été introduites devant celle-ci, qu’en 2013 ce nombre s’est élevé à 9 897, et qu’en 2014 et en 2015 il y a eu respectivement 20 578 et 20 376 saisines de la haute juridiction. Il ajoute que, depuis la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, il y a eu une augmentation drastique du nombre de recours formés devant la Cour constitutionnelle. Il indique que 105 119 requêtes ont été introduites devant cette dernière entre le 15 juillet 2016 et le 10 novembre 2017. Eu égard à la charge de travail, exceptionnelle à ses yeux, de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement considère qu’il n’est pas possible de conclure que la haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai ».
2. Le requérant
209. Le requérant réitère son assertion selon laquelle la Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée « à bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention.
3. Les tiers intervenants
210. Le Commissaire aux droits de l’homme estime que la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle en ce qui concerne les requêtes introduites par les députés placés en détention est déraisonnablement long. Les autres parties intervenantes ne se prononcent pas sur ce grief.
B. L’appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
211. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 5 § 4 de la Convention s’applique aux procédures devant les juridictions constitutionnelles nationales (Smatana c. République tchèque, no 18642/04, §§ 119-124, 27 septembre 2007, Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, §§ 71‑77, 6 décembre 2011, Mehmet Hasan Altan, précité, § 159, et Şahin Alpay, précité, § 131). Aussi, eu égard à la compétence de la Cour constitutionnelle turque (voir à ce sujet, à titre d’exemple, Koçintar c. Turquie (déc.), no 77429/12, §§ 30-46, 1er juillet 2014), la Cour conclut-elle que cette disposition s’applique également aux procédures devant cette juridiction.
212. Constatant en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
213. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-163) et Şahin Alpay (précité, §§ 133-135).
214. Elle rappelle aussi que, dans ces affaires, elle avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait de plus relevé que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours (paragraphe 103 ci-dessus). Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prenne plus de temps. Cependant, dans l’affaire Mehmet Hasan Altan précitée, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours et, dans l’affaire Şahin Alpay précitée, seize mois et trois jours. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours passés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifique de ces affaires, la Cour avait jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
215. La Cour estime que ces conclusions valent aussi dans le cadre de la présente requête. La Cour souligne à cet égard que la requête introduite par le requérant devant la Cour constitutionnelle était complexe étant donné qu’elle était une des premières affaires types qui soulevaient des questions compliquées concernant la mise en détention provisoire d’un député à la suite de la levée de son immunité parlementaire. De plus, la Cour estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence en juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165 et Şahin Alpay, précité, § 137). En l’espèce, elle observe que le requérant a saisi la Cour constitutionnelle d’un recours individuel le 17 novembre 2016 et que cette juridiction a rendu son arrêt final le 21 décembre 2017. Elle note que la période à prendre en considération a donc duré treize mois et quatre jours.
216. À la lumière de ce qui précède, bien que le délai de treize mois et quatre jours passé devant la Cour constitutionnelle ne puisse pas être considéré comme « bref » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifique de l’affaire, la Cour considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
217. Le requérant se plaint de ce que sa détention provisoire constitue une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »
218. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Les arguments des parties
1. Le Gouvernement
219. Le Gouvernement soutient que le grief du requérant tiré de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention doit être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione materiae. Il indique que le droit de voter, d’être élu et de se livrer à des activités politiques garanti par l’article 67 de la Constitution a une portée plus large que le droit à des élections libres consacré à l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Il déclare à cet égard que, contrairement à la Constitution, le Protocole no 1 à la Convention n’oblige pas explicitement les États à reconnaître le droit de s’engager dans des activités politiques. En outre, il expose que le requérant n’a pas perdu son statut de député en raison de sa mise en détention provisoire.
220. En ce qui concerne le bien-fondé du grief, le Gouvernement déclare que les droits découlant de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ne sont pas absolus et que les États contractants jouissent d’une large marge d’appréciation dans ce domaine. Il indique que, à la suite de la modification constitutionnelle, le dossier relatif aux enquêtes pénales menées à l’encontre du requérant a été transmis au parquet compétent et que la procédure s’est poursuivie conformément au principe de l’État de droit. Il ajoute que le fait que le requérant était un député a été pris en considération dans le raisonnement des ordonnances relatives à sa mise et à son maintien en détention. Il indique à cet égard que les juges nationaux ont estimé que les mesures alternatives à la détention semblaient être insuffisantes. Il ajoute que, après avoir pris note de la lourdeur des peines prévues par la loi pour les infractions reprochées et pris en compte le droit du requérant de mener ses activités politiques, ils ont estimé que la détention provisoire était nécessaire et proportionnée au but poursuivi.
2. Le requérant
221. Le requérant soutient que l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement sous l’angle de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention doit être rejetée. Selon lui, se rallier à l’interprétation restrictive du Gouvernement, selon laquelle ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, serait contraire aux principes d’interprétation que la Cour a développé dans sa jurisprudence, notamment depuis l’arrêt Wemhoff c. Allemagne (no 2122/64, 27 juin 1968). À cet égard, le requérant allègue que ce qui est protégé par le droit à des élections libres n’est pas seulement le droit d’être élu député. À son avis, cette disposition couvre également le droit d’exercer des activités politiques en tant que député. Le requérant déclare ne pas avoir eu la possibilité de participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa détention. En conséquence, il dénonce une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
3. Les tiers intervenants
a) Le Commissaire aux droits de l’homme
222. Le Commissaire aux droits de l’homme souligne le rôle important joué par les députés dans les systèmes démocratiques. Il estime que la détention provisoire de députés de l’opposition a eu un fort impact négatif sur le droit aux élections libres protégé par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
b) L’UIP
223. L’UIP déclare qu’il a été impossible pour le requérant de se consacrer utilement à ses responsabilités parlementaires en raison de sa détention provisoire.
c) Les organisations non gouvernementales intervenantes
224. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent que la détention provisoire des députés de l’opposition pour avoir exprimé leurs opinions critiques constitue une atteinte injustifiée à l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
B. L’appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
225. En ce qui concerne l’exception d’irrecevabilité tirée de l’incompatibilité ratione materiae du grief relatif au droit aux élections libres, la Cour estime qu’elle soulève des questions étroitement liées à l’examen du bien-fondé du grief formulé par le requérant. Dès lors, la Cour va analyser ce point dans le cadre de son examen sur le fond du grief.
226. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
a) Principes généraux
227. La Cour rappelle que la démocratie représente un élément fondamental de « l’ordre public européen » et que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 141, 17 mai 2016, et Uspaskich c. Lituanie, no 14737/08, § 87, 20 décembre 2016). Elle rappelle également avoir indiqué, dans les arrêts Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique (2 mars 1987, § 47, série A no 113) et Lingens c. Autriche (8 juillet 1986, §§ 41 et 42, série A no 103), que des élections libres et la liberté d’expression, notamment la liberté du débat politique, constituent l’assise de tout régime démocratique (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 154, CEDH 2010). La Convention établit ainsi un lien étroit entre le caractère véritablement démocratique d’un régime politique et le fonctionnement efficace du parlement. Il est donc incontestable que le fonctionnement efficace du parlement est une valeur essentielle à une société démocratique (Karácsony, précité, § 141).
228. Dans le cadre des affaires relatives à la liberté d’expression, la Cour a jugé notamment que « précieuse pour chacun, la liberté d’expression l’est tout particulièrement pour un élu du peuple ; il représente ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Partant, des ingérences dans la liberté d’expression d’un parlementaire de l’opposition (...) commandent à la Cour de se livrer à un contrôle des plus stricts » (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236).
229. La Cour réaffirme que l’objet et le but de la Convention appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences non pas théoriques ou illusoires, mais concrètes et effectives (voir, par exemple, Grosaru c. Roumanie, no 78039/01, § 47, CEDH 2010, avec les références qui y sont citées). Or les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, droits inhérents à la notion de régime véritablement démocratique, ne seraient qu’illusoires si un élu du peuple ou ses électeurs pouvaient à tout moment en être arbitrairement privés (Lykourezos c. Grèce, no 33554/03, § 56, CEDH 2006-VIII). En outre, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 3 du Protocole no 1 garantit le droit de tout individu de se porter candidat aux élections et, une fois élu, d’exercer son mandat (Sadak et autres c. Turquie (no 2), nos 25144/94 et 8 autres, § 33, CEDH 2002‑IV, Ilıcak c. Turquie, no 15394/02, § 30, 5 avril 2007, Sılay c. Turquie, no 8691/02, § 27, 5 avril 2007, Kavakçı c. Turquie, no 71907/01, § 41, 5 avril 2007, Sobacı c. Turquie, no 26733/02, § 27, 29 novembre 2007, et Riza et autres c. Bulgarie, nos 48555/10 et 48377/10, § 141, 13 octobre 2015).
230. La Cour rappelle ensuite que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ne sont pas absolus (Etxeberria et autres c. Espagne, nos 35579/03 et 3 autres, § 48, 30 juin 2009). Il y a place pour des « limitations implicites », et les États contractants disposent d’une ample marge d’appréciation en la matière (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, Podkolzina c. Lettonie, no [46726/99](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2246726/99%22%5D%7D), § 33, CEDH 2002-II, Sadak et autres, précité, § 31, et Kavakçı, précité, § 40). Il appartient cependant à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que les conditions auxquelles sont subordonnés les droits de vote ou de se porter candidat à des élections ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52).
231. S’agissant de la mise et du maintien en détention provisoire d’un député ou d’un candidat aux élections parlementaires, la Cour observe que la Convention n’interdit pas l’application d’une telle mesure per se et qu’elle ne constitue pas automatiquement une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, même lorsqu’il s’agit d’une détention provisoire jugée contraire à l’article 5 § 3 de la Convention. Pour déterminer si une privation de liberté était une mesure proportionnée aux fins de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour doit prendre en compte plusieurs éléments. Dans ce contexte, elle estime tout d’abord que, en cas de mise en détention provisoire d’un parlementaire, ou d’un candidat, afin de s’acquitter de leur obligation positive en vertu de l’article 3 du Protocole no 1, les États membres doivent établir une voie de recours, qui doit constituer une garantie contre l’arbitraire, et par laquelle un requérant peut contester efficacement sa privation de liberté et avoir une évaluation sur son grief tiré de cette disposition. Dans ce contexte, il est impératif pour les juridictions nationales de démontrer qu’elles ont mis en balance les intérêts de la personne concernée et de la société protégés par l’article 3 du Protocole no 1 et les intérêts du bon déroulement de la justice pour ordonner la mise et/ou le maintien en détention provisoire (voir, mutatis mutandis, Uspaskich, précité, § 94). Ensuite, la Cour doit tenir compte de la durée de la privation de liberté en question, ainsi que des conséquences de celle-ci.
b) Application de ces principes
232. À titre préliminaire, la Cour observe que la présente requête est la première affaire dans laquelle elle doit examiner un grief tiré de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention relatif aux conséquences du maintien en détention provisoire d’un parlementaire élu sur l’exercice de son mandat parlementaire. Cependant, elle considère qu’il s’agit là d’une problématique tout aussi cruciale, qui influe directement sur l’exercice réel du mandat parlementaire.
233. Il convient donc de rechercher, conformément à sa jurisprudence en la matière (Paksas c. Lituanie [GC], no 34932/04, § 97, CEDH 2011 (extraits)), s’il y a eu une ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits au titre de l’article 3 du Protocole no 1, précisant qu’une telle ingérence est constitutive d’une violation sauf si elle satisfait aux exigences de légalité, poursuit un but légitime et est proportionnée.
234. À cet égard, la Cour estime qu’elle ne peut pas souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel le grief du requérant tiré de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention mérite d’être rejeté pour incompatibilité ratione materiae. Le droit aux élections libre ne se limite pas à la simple possibilité de participer aux élections législatives. Comme rappelé au paragraphe 229 ci-dessus, une fois élue, la personne concernée a également le droit d’exercer son mandat. Par ailleurs, elle souligne que la Cour constitutionnelle turque a considéré qu’une mesure de détention d’un député, rendant impossible l’exercice du mandat parlementaire, avait constitué une ingérence dans le droit d’être élu (paragraphe 107 ci-dessus). La Cour partage cette approche.
235. En l’espèce, la Cour observe que, à l’issue du scrutin législatif du 1er novembre 2015, le requérant a été réélu député à l’Assemblée nationale et que son mandat a pris fin lors des élections parlementaires du 24 juin 2018. Cependant, elle note que, le 4 novembre 2016, au cours de son mandat parlementaire, l’intéressé a été placé en détention provisoire à la suite de la levée de son immunité. La Cour rappelle qu’elle a déjà indiqué ci-dessus au paragraphe 231 que la Convention n’interdisait pas l’application d’une mesure de détention provisoire d’un député per se et qu’une telle mesure ne constitue pas automatiquement une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Eu égard toutefois aux circonstances particulières de l’affaire, notamment à la longueur de la détention provisoire subie par le requérant et aux répercussions que cette détention peut avoir sur le droit de l’intéressé protégé par l’article 3 du Protocole no 1, la Cour estime en l’espèce devoir poursuivre son examen du grief tiré de l’article 3 du Protocole no 1. C’est seulement ainsi, en effet, qu’elle pourra connaître de la substance de l’allégation du requérant selon laquelle il n’a pas eu la possibilité de participer aux activités de l’Assemblée nationale en raison de sa détention.
236. La Cour relève d’emblée que, étant donné que le requérant a été placé en détention provisoire le 4 novembre 2016, il n’a pas eu la possibilité de participer aux activités du corps législatif jusqu’à la fin de son mandat parlementaire intervenue le 24 juin 2018, soit pendant un an, sept mois et vingt jours. En effet, cette privation de liberté a rendu impossible tout exercice du mandat parlementaire et peut être considérée, dans les circonstances de la présente affaire, comme une ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits au titre de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
237. Quant au respect du principe de légalité de l’ingérence, eu égard à sa conclusion au regard de la conformité de la détention provisoire à la législation nationale (paragraphe 148 ci-dessus), la Cour peut accepter que l’ingérence satisfaisait aux exigences de légalité.
Pour ce qui est du but poursuivi, elle rappelle que, l’article 3 du Protocole no 1 ne contenant pas une liste de « buts légitimes » susceptibles de justifier des restrictions à l’exercice des droits qu’il garantit ni ne renvoyant à ceux qui sont énumérés dans les articles 8 à 11 de la Convention, les États contractants sont libres de se fonder sur un but qui n’est pas mentionné par ces dernières dispositions, sous réserve de sa compatibilité avec le principe de la prééminence du droit et les objectifs généraux de la Convention (voir, notamment, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 115, CEDH 2006‑IV). Elle observe cependant que les parties n’ont pas présenté d’observations spécifiques sur ce point et, compte tenu de ses conclusions au regard de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphes 159 et 171 ci-dessus), elle partira du principe que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime, à savoir les exigences de l’ordre public, l’ingérence litigieuse étant en effet la conséquence de la détention du requérant, dont le but est de garantir le bon déroulement de la procédure pénale engagée à son encontre.
238. Se penchant sur la question de la proportionnalité, la Cour accorde du poids au fait que le requérant a été placé en détention au cours de l’exercice de son mandat parlementaire. Cependant, elle constate que, dans le cadre de leur exercice de mise en balance, ni les juges appelés à se prononcer sur la prolongation de la détention provisoire du requérant, ni ceux qui ont rejeté les recours de l’intéressé pour obtenir sa remise en liberté et ni la Cour constitutionnelle ne semblent avoir pris suffisamment en compte le fait que l’intéressé était non seulement un député, mais aussi l’un des leaders de l’opposition politique dans le pays, dont l’exercice du mandat parlementaire nécessitait un niveau élevé de protection. Ils n’ont pas non plus démontré qu’il existait des motifs impérieux pour justifier le maintien en détention provisoire de l’intéressé pendant si longtemps. À cet égard, elle rappelle également avoir constaté une violation de l’article 5 § 3 de la Convention en raison du maintien en détention provisoire du requérant par les autorités judiciaires pour des motifs qui ne sauraient passer pour « suffisants » pour justifier une durée de plus de vingt-trois mois de détention (paragraphe 194 ci-dessus).
239. De surcroît, la Cour rappelle avoir toujours souligné que la détention est une mesure provisoire – comme son intitulé même l’indique – dont la durée doit être aussi courte que possible. Elle a aussi noté que la privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 143, CEDH 2012). Ces considérations valent a fortiori pour la détention d’un député. En effet, elle observe que, dans une démocratie, le parlement ou les organes comparables sont des tribunes indispensables au débat politique dont l’exercice du mandat parlementaire fait partie (voir, mutatis mutandis, Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 59, CEDH 2003-I). Pendant l’exercice de son mandat, un député représente ses électeurs, attire l’attention sur leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Or, comme le juge minoritaire de la Cour constitutionnelle l’a justement souligné dans son opinion dissidente (paragraphe 79 ci-dessus), les raisons pour lesquelles l’application d’une mesure alternative à la détention aurait été insuffisante dans le cas concret du requérant n’avaient pas été justifiées par les autorités judiciaires. Il ne ressort pas du dossier que ces dernières ont réellement envisagé l’application de mesures alternatives à la détention provisoire, pourtant prévues par le droit interne. Certes, elles ont considéré systématiquement que de telles mesures avaient été insuffisantes, mais elles n’ont toutefois fourni aucun raisonnement concret et individualisé. Or, tout au long de sa détention, le requérant a été privé de toute possibilité de se consacrer à ses responsabilités parlementaires.
240. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut que, même si le requérant a pu garder son statut parlementaire tout au long de son mandat et par conséquent, il a pu recevoir son salaire de député, l’impossibilité pour lui de participer aux activités de l’Assemblée nationale, en raison de sa détention provisoire, constitue une atteinte injustifiée à la libre expression de l’opinion du peuple et au droit du requérant d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire. Dès lors, elle rejette l’exception que le Gouvernement tire de l’incompatibilité ratione materiae et conclut que la mesure litigieuse, dans les circonstances de l’espèce, était incompatible avec la substance même du droit d’être élu et d’exercer son mandat parlementaire, reconnu au requérant par l’article 3 du Protocole no 1, et qu’elle a porté atteinte au pouvoir souverain de l’électorat qui l’a élu député.
241. Il s’ensuit que l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention a été violé.
VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 5 § 3
242. Se basant sur les mêmes faits et invoquant l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5, le requérant se plaint d’avoir été placé en détention pour avoir exprimé des opinions critiques à l’égard du pouvoir politique. Il allègue à cet égard que le but de sa détention provisoire était de le faire taire.
243. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il indique que l’article 18 de la Convention n’a pas un rôle indépendant et qu’il ne faut l’appliquer que conjointement à d’autres dispositions de la Convention. Selon lui, pour autant qu’il n’y ait de violation de l’une des dispositions de la Convention, il n’y a pas non plus lieu d’examiner séparément le grief du requérant tiré de l’article 18 de la Convention. Dans ce contexte, il allègue que le grief du requérant mérite d’être examiné uniquement sous l’angle de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.
244. La Cour observe que, en l’occurrence, le requérant soutient que sa détention provisoire poursuivait un but inavoué. Elle relève que le grief tiré de l’article 18 représente un aspect fondamental de la présente affaire, lequel n’a pas été examiné sous l’angle de l’article 5 et de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention. Elle estime donc que ce grief se prête donc à un examen sous l’angle de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 § 3. L’article 18 de la Convention est ainsi libellé :
« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »
A. Les arguments des parties
1. Le Gouvernement
245. Le Gouvernement indique que le système de protection des droits et libertés fondamentaux garanti par la Convention repose sur une présomption de bonne foi des autorités des Hautes Parties contractantes. Il déclare qu’il incombe au requérant de démontrer de manière convaincante que le véritable but des autorités n’était pas celui qu’elles proclamaient. Il considère à cet égard qu’un simple soupçon ne suffit pas pour démontrer la violation de cette disposition.
246. Le Gouvernement argue que la procédure pénale engagée à l’encontre du requérant est menée par des autorités judiciaires indépendantes. D’après lui, l’intéressé n’a présenté aucun élément de preuve selon lequel la détention provisoire litigieuse aurait eu une intention cachée. De plus, il soutient que le requérant n’a pas pu prouver ses allégations.
247. Le Gouvernement indique que la Cour avait conclu à la violation de l’article 18 de la Convention quand elle avait jugé que les ordonnances relatives au placement en détention provisoire des intéressés visaient explicitement un autre but. Pour cette raison, il soutient que, en l’absence de document susceptible de prouver l’allégation du requérant, la privation de liberté litigieuse doit être le résultat de l’application arbitraire des dispositions législatives. Dès lors, il invite la Cour à rejeter ce grief.
2. Le requérant
248. Le requérant réitère son allégation selon laquelle sa mise et son maintien en détention provisoire poursuivaient une intention cachée, à savoir l’élimination de l’opposition politique et la restriction du débat politique. Il indique tout d’abord que la répression gouvernementale s’est intensifiée à la suite du succès de son parti politique aux élections du 7 juin 2015. Il expose que, lors de ces élections, l’AKP, qui gouvernait le pays depuis 2002, avait perdu sa majorité au sein de l’Assemblée nationale et cela surtout grâce au succès du HDP, qui avait obtenu 13 % des voix et franchi pour la première fois le seuil nécessaire pour être représenté au parlement. Il ajoute que, à la suite de l’échec des négociations pour constituer un gouvernement de coalition, des élections anticipées ont été tenues le 1er novembre 2015, lors desquelles le HDP a obtenu 10 % des voix. Le requérant indique que ces deux élections étaient critiques car l’AKP n’avait pas pu obtenir la majorité suffisante pour modifier la Constitution afin de pouvoir passer à un système présidentiel, comme l’aurait voulu le président de la République. Il estime qu’il existait une intention cachée derrière son placement en détention provisoire, à savoir la facilitation du passage à un système présidentiel.
249. Le requérant indique que le Commissaire aux droits de l’homme a conclu dans son mémorandum relatif à la liberté d’expression et à la liberté des médias que le harcèlement judiciaire accru dirigé en particulier contre des opposants politiques du gouvernement, dont lui-même et d’autres députés de son parti politique, sous l’effet de mesures gouvernementales, a constitué une grave atteinte à la démocratie en Turquie. À cet égard, il expose que, de juillet 2015 à janvier 2018, 3 282 personnes liées au HDP, dont 135 coprésidents des branches locales, 15 députés et 750 dirigeants locaux de ce parti, ont été arrêtées dans le cadre d’opérations policières menées contre les personnes liées au HDP. Il déclare que le harcèlement judiciaire s’est intensifié à la suite de la fin du « processus de résolution ». Selon lui, la vraie raison de sa privation de liberté était la fermeté de ses critiques envers les politiques du gouvernement et du président de la République. À cet égard, il estime que la répression exercée à l’encontre des membres de son parti politique est devenue plus visible notamment à la suite de sa déclaration selon laquelle il ne soutiendrait jamais un système présidentiel dans lequel M. Recep Tayyip Erdoğan serait président. Il indique également que de nombreuses réformes importantes, comme l’adoption d’un système constitutionnel présidentiel à la place du système parlementaire, ont été réalisées lorsque lui-même, le coprésident du deuxième plus grand parti de l’opposition représenté au sein de l’Assemblée nationale, se trouvait en détention provisoire pour des propos à caractère politique qu’il avait tenus. D’après lui, sa privation de liberté visait aussi à l’empêcher de mener ses activités politiques pour qu’il ne fasse pas campagne contre le nouveau système constitutionnel.
250. En ce qui concerne la question de la preuve pour établir l’existence d’un but non-conventionnel au sens de l’article 18 de la Convention, le requérant, se référant à l’arrêt Merabishvili c. Géorgie précité, estime que la Cour ne doit pas chercher des preuves directes ni suivre des règles et critères spéciaux lorsqu’elle examine des griefs tirés de l’article 18 de la Convention. Selon lui, elle ne peut pas appliquer le principe affirmanti incumbit probatio de manière rigide dans les affaires relatives à cette disposition. Il indique à cet égard qu’il convient de prendre en considération les difficultés auxquelles les requérants font face afin de prouver leurs allégations. Il estime qu’il n’a pas l’obligation de présenter un document qui prouverait l’existence de son grief tiré de l’article 18 de la Convention dans la mesure où, selon lui, la charge de la preuve dans la procédure devant la Cour, qui étudie l’ensemble des éléments en sa possession, ne pèse pas sur l’une ou l’autre partie.
251. Le requérant déclare que sa privation de liberté répond à une pluralité de buts. Selon lui, le succès de son parti politique dans les élections l’avait transformé en cible du pouvoir politique. Par la suite, le président de la République ainsi que les responsables de l’AKP auraient fait des déclarations l’accusant d’infractions liées au terrorisme en raison de ses discours politiques. Le requérant indique que, à la suite de ces déclarations, son immunité parlementaire a été levée par une modification constitutionnelle, autrement dit par une mesure ad hoc et ad hominem.
252. Il expose que, entre 2007 et le 24 décembre 2015, le nombre total des rapports d’enquêtes dirigées contre les députés du HDP était de 182. Selon lui, ce nombre avait augmenté à la suite du discours du président de la République demandant la levée de l’immunité parlementaire et atteignait 510 dossiers au 20 mai 2016, le jour de l’adoption de la modification constitutionnelle. Le requérant indique que le fait que le nombre des dossiers pénaux accumulés en 8 ans a presque triplé en seulement 6 mois démontre que ces rapports d’enquête avaient été préparés sur instruction du président de la République. À ses yeux, accepter le contraire reviendrait à affirmer que les députés du HDP avaient subitement commencé à commettre des crimes. À cet égard, il soutient que les autorités judiciaires chargées de son affaire ne sont pas indépendantes.
3. Les tiers intervenants
a) Le Commissaire aux droits de l’homme
253. Le Commissaire aux droits de l’homme indique que le maintien du droit à la liberté d’expression est actuellement d’autant plus difficile à cause de l’érosion marquée de l’indépendance et de l’impartialité du pouvoir judiciaire en Turquie. À cet égard, il signale que de nombreuses actions pénales restreignent d’une manière indue la liberté d’expression et le droit à la liberté et à la sécurité non seulement des députés mais aussi des maires, des universitaires, des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme qui critiquent la politique officielle, notamment sur la situation dans le sud-est de la Turquie. Selon lui, les lois et les procédures pénales sont actuellement utilisées pour faire taire les voix dissidentes.
b) L’UIP
254. L’UIP ne se prononce pas sur ce point.
c) Les organisations non gouvernementales intervenantes
255. Les organisations non gouvernementales intervenantes déclarent qu’il y aura une violation de l’article 18 de la Convention lorsqu’un requérant prouvera que le but réel des autorités n’était pas le même que celui proclamé. D’après elles, une telle violation sera notamment constatée en cas : d’existence d’une législation de plus en plus dure et restrictive ; de déclarations des autorités de haut rang et des médias d’État laissant entendre qu’il existe une intention cachée ; et de l’existence d’un modèle où les individus sont ciblés dans des termes similaires. Elles allèguent que, à la suite de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, le Gouvernement a abusé des préoccupations légitimes pour redoubler la répression déjà importante qu’il exerçait dans le domaine des droits de l’homme, notamment en plaçant les voix dissidentes en détention provisoire. Selon elles, cette situation constitue une violation de l’article 18 de la Convention.
B. L’appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
256. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
257. La Cour note que les principes généraux concernant l’interprétation et l’application de l’article 18 de la Convention ont récemment été exposés par la Grande Chambre dans son arrêt Merabishvili (précité):
« 287. Comme l’article 14, l’article 18 de la Convention n’a pas d’existence indépendante (voir, au sujet de l’article 14, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 32, série A no 31, Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, § 43, série A no 70, Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 29, série A no 87, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 71, série A no 94, Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000‑IV, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 124, CEDH 2012 (extraits)) ; il ne peut être appliqué que combiné avec un article de la Convention ou de ses Protocoles qui énonce l’un des droits et libertés que les Hautes Parties contractantes se sont engagées à reconnaître aux personnes relevant de leur juridiction ou qui définit les conditions dans lesquelles il peut être dérogé à ces droits et libertés (Kamma, p. 9, Goussinski, § 73, Cebotari, § 49, Khodorkovskiy, § 254, OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos, § 663, Lutsenko, § 105, Tymoshenko, § 294, Ilgar Mammadov, § 137, Rasul Jafarov, § 153, et Tchankotadze, § 113, tous précités et exprimant la même idée que l’article 18 « n’a pas un rôle indépendant »). Cette règle découle, d’une part, du libellé de l’article 18, qui complète celui de dispositions telles que la deuxième phrase de l’article 5 § 1 et les deuxièmes paragraphes des articles 8 à 11, qui autorisent des restrictions aux droits et libertés que ces articles consacrent, et, d’autre part, de sa place dans la Convention, à la fin du titre I, qui contient les articles qui énoncent ces droits et libertés ou définissent les conditions dans lesquelles il peut y être dérogé.
288. L’article 18 n’est toutefois pas seulement destiné à préciser la portée des clauses de restriction. Il interdit aussi expressément aux Hautes Parties contractantes de restreindre les droits et libertés consacrés par la Convention dans des buts autres que ceux prévus par la Convention elle‑même. Dans cette mesure, il possède une portée autonome (voir, mutatis mutandis, au sujet de l’article 14, Rasmussen, § 29, Abdulaziz, Cabales et Balkandali, § 71, Thlimennos, § 40, et Konstantin Markin, § 124, tous précités). Par conséquent, comme l’article 14, il peut être violé sans pour autant qu’il y ait violation de l’article avec lequel il s’applique de manière combinée (voir, sur ce point, Kamma, p. 9, Goussinski, § 73, et Cebotari, § 49, tous précités).
289. Enfin, consciente, comme elle l’a déjà relevé, d’un manque de cohérence dans l’utilisation des mots « indépendant » et « autonome » dans ces contextes, la Cour profite de l’occasion qui s’offre à elle dans la présente affaire pour aligner les termes utilisés dans le cadre de l’article 18 sur ceux employés dans le contexte de l’article 14, à l’instar de ce qui vient d’être fait ci-dessus.
290. Il découle également du libellé de l’article 18 qu’il ne peut y avoir violation que si le droit ou la liberté en question peuvent faire l’objet de restrictions autorisées par la Convention (Kamma, p. 10, Goussinski, § 73, Cebotari, § 49, et OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos, § 663, tous précités).
291. Le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non-conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire (voir, mutatis mutandis, au sujet de l’article 14 de la Convention, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 30, série A no 32, Dudgeon c. Royaume‑Uni, 22 octobre 1981, § 67, série A no 45, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, § 89, CEDH 1999‑III, Aziz c. Chypre, no 69949/01, § 35, CEDH 2004‑V, Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 53, CEDH 2005‑XII, et Oršuš et autres c. Croatie [GC], no 15766/03, § 144, CEDH 2010). »
258. La Grande Chambre a également constaté qu’un droit ou une liberté fait parfois l’objet d’une restriction seulement dans un but non‑conventionnel. Toutefois, il est aussi bien possible qu’une restriction soit apportée à la fois dans un but non‑conventionnel et dans un but prévu par la Convention, c’est-à-dire qu’elle poursuive une pluralité de buts (Merabishvili, précité, § 292). Dans cette condition, une restriction peut être compatible avec la disposition normative de la Convention qui l’autorise dès lors qu’elle poursuit un des buts énoncés par cette disposition et, en même temps, être contraire à l’article 18 au motif qu’elle vise principalement un autre but qui n’est pas prévu par la Convention, autrement dit au motif que cet autre but est prédominant. À l’inverse, si le but prévu par la Convention est le but principal, la restriction ne méconnaît pas l’article 18 même si elle poursuit également un autre but (ibidem, § 305). La question de savoir quel but est prédominant dans une affaire donnée dépend de l’ensemble des circonstances de la cause. Dans son appréciation à cet égard, la Cour prendra en considération la nature et le degré de répréhensibilité du but non-conventionnel censé avoir été poursuivi, ainsi que la durée et les effets de ce but allégué. Elle gardera aussi à l’esprit que la Convention est destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique régie par le principe de la primauté du droit (ibidem, § 307). En cas de situation continue, la Cour ne saurait exclure que cette appréciation varie avec le temps (ibidem, § 308).
259. En l’espèce, la Cour a déjà constaté que le requérant pouvait passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 170 ci-dessus). Autrement dit, elle a déjà conclu que la privation de liberté de l’intéressé poursuivait un but prévu à l’article 5 § 1 c) de la Convention. Dès lors, comme dans l’affaire Merabishvili (précité, § 318), même s’il est établi que la restriction du droit du requérant à la liberté poursuivait également un but non prévu par l’article 5 § 1 c), il ne sera conclu à la violation de l’article 18 que si cet autre but était le but prédominant. Pour ce faire, la Cour va examiner s’il existait une intention cachée derrière la détention provisoire du requérant et si les éléments qui lui ont été présentés sont suffisants pour identifier ce but comme étant le but prédominant.
260. La Cour observe d’emblée que le requérant tire principalement grief de ce qu’il aurait été spécifiquement ciblé en raison de son opposition au gouvernement au pouvoir en Turquie et qu’il soutient que son maintien en détention provisoire avait pour but de le faire taire. Elle rappelle que le simple fait que des poursuites pénales ont été engagées contre des personnalités politiques ou que celles-ci ont été placées en détention provisoire, même pendant une campagne électorale ou un référendum, ne démontre pas automatiquement que le but poursuivi était de restreindre le débat politique (Merabishvili, précité, § 323). En effet, aux yeux de la Cour, l’article 18 de la Convention ne peut être violé qu’à partir du franchissement d’un seuil considérablement élevé.
261. Compte tenu du grief du requérant, la Cour est appelé à examiner, à la lumière des principes découlant de son arrêt dans l’affaire Merabishvili (précité, §§ 287-291 et §§ 309-315), si les décisions des autorités nationales relatives au maintien en détention provisoire de l’intéressé, en violation de l’article 5 § 3 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention (voir les paragraphes 196 et 241 ci-dessus), avaient pour but prédominant d’éloigner le requérant de la scène politique en Turquie.
262. À cet égard, la Cour commence par rappeler que dans son arrêt Merabishvili (précité, §§ 316-317), elle avait explicitement précisé sa position en ce qui concerne le critère de preuve et la nature des éléments de preuve qui seraient pertinents pour l’examen des griefs dont elle est saisie sous l’angle de l’article 18 de la Convention. Elle a estimé qu’il n’y avait « aucune raison de se limiter aux preuves directes », comme le soutient le Gouvernement dans la présente affaire. En fait, elle a clairement indiqué dans ledit arrêt qu’elle pouvait se fonder sur des éléments circonstanciels par lesquels on entend « des informations sur les faits principaux, des faits contextuels ou une succession d’événements » qui pourraient permettre « de tirer des conclusions à propos des faits principaux ». De plus, elle a souligné que « les rapports et déclarations d’observateurs internationaux, d’organisations non gouvernementales ou de médias » étaient fréquemment « pris en considération, notamment pour faire la lumière sur les faits, ou pour corroborer les constats effectués par la Cour » (ibidem, § 317).
263. Sur cette base, comme elle a conclu au paragraphe 169 ci-dessus, la Cour commence par insister sur le fait que la plupart des accusations portées contre le requérant, à l’appui desquelles il a été mis en détention provisoire, laquelle a été par la suite prolongée à plusieurs reprises en violation de la Convention, concernent directement son activité politique expressive en tant que leader d’un parti d’opposition sur la scène politique turque. Par conséquent, un examen adéquat du grief du requérant ne peut être dissocié du contexte politique et social général dans lequel les faits de la cause ont eu lieu et de la succession d’événements tels qu’ils ressortent des pièces du dossier. De plus, comme l’exige l’arrêt Merabishvili (ibidem, § 314), la Cour est appelée à vérifier si, en appliquant une telle analyse contextuelle, une preuve suffisante démontrant un but prédominant constituant la base des décisions de prolonger de manière réitérée la détention provisoire du requérant peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants.
264. Dans ce contexte, la Cour observe, à la lumière du mémorandum du Commissaire aux droits de l’homme (paragraphe 109 ci-dessus), des avis rendus par la Commission de Venise sur les modifications de la Constitution (paragraphes 108 et 110 ci-dessus), du rapport publié par Amnesty International (paragraphe 112 ci-dessus) ainsi que des observations des tiers intervenants que, eu égard à la position du requérant sur la scène politique turque, au climat politique tendu en Turquie depuis 2014 et aux discours tenus par les adversaires politiques du requérant, notamment ceux du président de la République, il est naturel qu’un observateur objectif puisse soupçonner que le prolongement de la détention provisoire du requérant, l’un des leaders de l’opposition politique, avait une motivation politique bien que les infractions reprochées n’étaient pas explicitement à caractère politique. De plus, la Cour observe que les rapports et avis d’observateurs internationaux soulignent également que plusieurs dirigeants appartenant au parti politique du requérant, y compris les députés et les maires élus, ont été placés en détention provisoire notamment à cause de leurs discours politiques. À cet égard, la Cour note qu’à la suite de la levée de l’immunité parlementaire de cent cinquante-quatre députés, dont cinquante-cinq appartenant au HDP, quinze députés de l’opposition, dont quatorze appartenant au parti politique en question, ont été mis en détention provisoire (paragraphe 41 ci-dessus). En effet, la Cour prend note des constats des tiers intervenants, notamment celui du Commissaire aux droits de l’homme qui signale que la législation nationale est utilisée de plus en plus pour étouffer les voix dissidentes. La Cour estime donc que les décisions relatives à la prolongation de la détention provisoire de l’intéressé suivent une certaine constante.
265. De plus, la Cour relève que le requérant, ainsi que d’autres députés appartenant à son parti politique, ont été maintenus en détention provisoire à un moment où l’opinion publique en Turquie était en train de débattre de ce qui était probablement la plus grande révision constitutionnelle depuis la proclamation de la République en 1923. Dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 18 de la Convention, la Cour a déjà conclu qu’elle attachait un poids considérable au contexte politique dans le pays, même si celui-ci ne constitue pas une preuve suffisante per se (Merabishvili, précité, § 322). Elle estime que, eu égard aux débats politiques au cours de la période de détention provisoire du requérant, notamment celui qui concernait le changement du système constitutionnel, il est difficile de nier que la privation de liberté du requérant, l’un des leaders de l’opposition, a eu un effet négatif sur la campagne du « non » à la proposition du projet de loi portant révision de la Constitution en vue de passer à un système présidentiel.
266. En outre, la Cour note que l’Assemblée nationale a décidé d’avancer les élections présidentielles et législatives prévues pour 2019 au 24 juin 2018, soit environ un an et demi avant l’échéance normale. S’agissant de l’élection présidentielle, elle observe que six candidats se sont présentés, dont le requérant qui était incarcéré.
267. Ces points permettent à la Cour de conclure que, bien que le requérant ait été placé en détention provisoire sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, il convient de conclure que le but du maintien en détention provisoire de l’intéressé revêtait également un caractère politique.
268. Il reste à déterminer si le caractère politique de cette détention peut passer pour être le but prédominant de la restriction apportée au droit à la liberté du requérant.
269. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que le passage de l’arrêt Merabishvili dans lequel la Cour dit que, dans une situation continue, le but prédominant peut varier avec le temps (§ 308) revêt une importance particulière. Il peut très bien apparaître que le but prédominant des mesures prises contre le requérant ait effectivement changé au cours de la période considérée. Ce qui pouvait éventuellement sembler être un but ou une finalité légitime au départ peut se révéler moins plausible avec le temps.
270. En l’occurrence, la Cour note qu’il existait plusieurs enquêtes pénales diligentées à l’encontre du requérant depuis des années mais qu’aucune mesure significative n’avait été prise avant la fin du « processus de résolution » pour engager une procédure destinée à lever l’immunité parlementaire du requérant. À cet égard, la Cour observe que, bien qu’elle n’ait pas commencé à la suite des discours du président de la République, l’enquête menée à l’encontre du requérant a été au moins accélérée à la suite desdits discours et de la déclaration selon laquelle les « députés de ce parti [le HDP] [devraient en] payer le prix » (paragraphe 29 ci-dessus). Le 16 mars 2016, le président de la République a accusé les députés du HDP, dont le requérant, d’avoir causé la mort de 52 personnes.
271. Ainsi, bien que la Cour ne puisse pas souscrire à l’argument du requérant selon lequel tout l’appareil juridique de l’État défendeur a été, dès le départ, utilisé de manière abusive et que les autorités judiciaires n’ont cessé d’agir de mauvaise foi et au mépris flagrant de la Convention (voir, mutatis mutandis, Năstase c. Roumanie (déc.), no 80563/12, § 109, 18 novembre 2014), il ressort des rapports et avis d’observateurs internationaux, en particulier des observations du Commissaire aux droits de l’homme, que le climat politique tendu en Turquie au cours des dernières années a créé un environnement capable d’influencer certaines décisions des juridictions nationales, en particulier pendant l’état d’urgence. Dans ce contexte, des éléments concordants découlant du contexte confirment la thèse selon laquelle les autorités judiciaires ont réagi sévèrement face au comportement du requérant, eu égard à sa position en tant qu’un des leaders de l’opposition, et face à celui d’autres députés et maires élus appartenant au HDP, ainsi que, plus généralement face aux voix dissidentes. À cet égard, la Cour note que le Gouvernement ne développe aucun moyen sérieux susceptible de la convaincre que ces allégations peuvent être non fondées.
272. En outre, la Cour rappelle que, afin de pouvoir déterminer quel but est prédominant dans une affaire donnée, en gardant à l’esprit que la Convention est destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique régie par le principe de la primauté du droit, elle doit également prendre en considération, entre autres, la nature et le degré de répréhensibilité du but non-conventionnel censé avoir été poursuivi (Merabishvili, précité, § 307). À cet égard, la Cour observe que le requérant ne se voit pas uniquement victime d’une violation à titre individuel. Il soutient qu’il a été maintenu en détention provisoire principalement en raison de sa position en tant qu’un des leaders de l’opposition politique. La Cour estime que, dans une telle hypothèse, ce qui est mis en danger ne saurait être considéré uniquement comme les droits et libertés du requérant en tant qu’un individu mais le système démocratique lui-même. Aux yeux de la Cour, un tel but non-conventionnel présenterait une gravité incontestable pour la démocratie.
273. Eu égard à ce qui précède, et considérant notamment le fait que les autorités nationales ont ordonné le maintien en détention du requérant à plusieurs reprises pour des motifs insuffisants qui ne consistent qu’en une énumération stéréotypée des motifs de détention énoncés par la loi, la Cour considère qu’il est établi au-delà de tout doute raisonnable que les prolongations de la privation de liberté de l’intéressé, notamment pendant deux campagnes critiques, à savoir le référendum et l’élection présidentielle, poursuivaient un but inavoué prédominant, à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique (voir, mutatis mutandis, Mehmet Hasan Altan, précité, § 210 et Şahin Alpay, précité, § 180).
274. Par conséquent, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec son article 5 § 3.
VIII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
275. Eu égard à l’ensemble des conclusions auxquelles elle est parvenue ci-dessus, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément ni sur la recevabilité ni sur le bien-fondé du grief tiré de l’article 10 de la Convention (Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, § 170, 17 mars 2016).
IX. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION
276. En sus des violations alléguées, le requérant se plaint pour la première fois dans ses observations formulées en réponse à celles du Gouvernement d’une violation de l’article 34 de la Convention. Il indique que, en août 2017 et janvier 2018, son avocat Me R. Yalçındağ Baydemir a été convoqué au parquet de Diyarbakır où des questions lui auraient été posées dans le cadre d’une enquête pénale différente. Il indique également qu’une enquête pénale a été engagée contre Me M. Karaman pour des propos qu’il aurait tenus lors d’une audience avec un autre député détenu. Il ajoute que Me R. Demir a été arrêté parce qu’il aurait introduit une requête devant la Cour constitutionnelle et devant la Cour concernant l’assassinat de l’ancien président du barreau de Diyarbakır, Me T. Elçi. Il soutient que les enquêtes menées à l’encontre de ses avocats ont eu un effet intimidant sur eux. L’article 34 de la Convention est ainsi libellé :
« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »
277. Le Gouvernement conteste ces arguments.
278. La Cour observe que rien n’indique que les enquêtes menées en l’espèce à l’encontre des avocats du requérant ont été destinées à pousser le requérant à retirer ou à modifier sa requête ou à le gêner de toute autre manière dans l’exercice effectif de son droit de recours individuel, ni qu’elles ont eu un tel effet. Il ressort même de la formulation du grief que ces enquêtes n’ont aucun lien avec la requête de l’intéressé. Les autorités de l’État défendeur ne peuvent donc passer pour avoir entravé l’exercice par le requérant de son droit de recours individuel. Dès lors, la Cour estime que l’État défendeur n’a pas manqué aux obligations qui lui incombaient au titre de l’article 34 de la Convention.
X. SUR L’ARTICLE 46 DE LA CONVENTION
279. Les passages pertinents de l’article 46 de la Convention se lisent ainsi :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.
(...) »
280. En vertu de l’article 46 de la Convention, les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer dans la mesure du possible les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (voir, parmi beaucoup d’autres, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004 I, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 487, CEDH 2004-VII, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 85, CEDH 2009, Assanidzé, précité, § 198, et Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, § 172, 22 avril 2010, et Del Río Prada, précité, § 137).
281. En outre, il résulte de la Convention, et notamment de son article 1, qu’en ratifiant la Convention les États contractants s’engagent à faire en sorte que leur droit interne soit compatible avec celle-ci. Par conséquent, il appartient à l’État défendeur d’éliminer, dans son ordre juridique interne, tout obstacle éventuel à un redressement adéquat de la situation du requérant (Maestri, précité, § 47, et Assanidzé, précité, § 199). En ce qui concerne les mesures à adopter par l’État défendeur, sous le contrôle du Comité des Ministres, pour mettre un terme aux violations constatées, la Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général il appartient au premier chef à l’État en cause de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (voir, entre autres, Fatullayev, précité, § 173, et la jurisprudence qui y est citée).
282. Cela dit, lorsque la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier, la Cour peut décider d’indiquer une seule mesure individuelle, comme elle l’a fait dans les affaires Assanidzé (précitée, §§ 202-203), Ilaşcu et autres (précitée, § 490), Alexanian c. Russie (no 46468/06, §§ 239-240, 22 décembre 2008), Fatullayev (précitée, §§ 176-177), Del Río Prada (précitée, §§ 138-139) et Şahin Alpay (précitée, §§ 194-195). À la lumière de cette jurisprudence, elle considère que la continuation de la détention provisoire du requérant en l’espèce va entraîner une prolongation de la violation des articles 5 § 3 et 18 de la Convention et un manquement aux obligations qui découlent pour les États défendeurs de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt de la Cour.
283. Dans ces conditions, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire, aux motifs sur lesquels s’est fondé le constat de violation et au besoin urgent de mettre fin à la violation des articles 5 § 3 et 18 de la Convention, la Cour estime qu’il incombe à l’État défendeur d’assurer la cessation de la détention provisoire du requérant, ordonnée dans le cadre des procédures pénales ayant été l’objet de la présente espèce, dans les plus brefs délais, à moins que de nouveaux motifs ou de nouveaux éléments justifiant le maintien en détention provisoire ne soient présentés.
XI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
284. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
285. Le requérant réclame 59 614,04 livres turques (TRY - environ 11 350 euros (EUR)) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi, ce qui correspond selon lui au coût des billets d’avion que sa femme (29 567,48 TRY), ses deux filles (11 356,52 TRY et 10 324,52 TRY respectivement), ses parents (1 793,82 TRY et 1 783,92 TRY respectivement) et sa sœur (4 787,78 TRY) ont dû payer pour venir lui rendre visite à la prison d’Edirne. À l’appui de sa demande, il fournit les factures relatives aux billets d’avion. Il sollicite en outre 250 000 EUR au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
286. Le Gouvernement considère ces sommes excessives et incompatibles avec la jurisprudence de la Cour.
287. La Cour observe qu’il n’existe aucun lien direct entre les violations constatées et le dommage matériel allégué. Elle rejette en conséquence cette partie de la demande.
288. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour est d’avis que la violation de la Convention a causé au requérant un dommage certain et considérable. Partant, statuant en équité, elle décide qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 10 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
289. Le requérant demande également 213 783,40 TRY (environ 40 000 EUR) pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés devant la Cour. À l’appui de sa demande, il fournit un contrat signé avec ses deux avocats, Me M. Karaman et Me A. Demirtaş Gökalp. Il évalue le temps de travail de ses représentants sur cette affaire à cent vingt heures, et indique que le tarif horaire de ces derniers est de 440 TRY. Il indique également que deux de ces avocats, qui habitent à Diyarbakır, ont dû venir à Edirne vingt‑quatre fois pour préparer sa défense. À cet égard, il demande d’abord le remboursement des frais liés aux billets d’avion et d’hébergement, qui s’élèvent à 5 730,83 TRY pour Me M. Karaman et à 15 832,20 TRY pour Me A. Demirtaş Gökalp. Enfin, il ajoute que ses avocats ont travaillé douze heures pour chaque visite.
290. Le Gouvernement estime que le montant réclamé est excessif.
291. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 15 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
292. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Joint au fond, à l’unanimité, l’exception préliminaire concernant le grief tiré de l’article 3 du Protocole no 1 et la rejette ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 5 §§ 1 (l’absence de raison plausible), 3 et 4 (l’absence de contrôle juridictionnelle à bref délai devant la Cour constitutionnelle) et de l’article 18 de la Convention, ainsi que de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Déclare, à la majorité, irrecevable le grief tiré de l’article 5 § 1 relatif à la régularité de l’arrestation et la garde à vue ;
4. Déclare, à la majorité, irrecevable le grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention relatif à la conformité de la détention provisoire à la législation nationale ;
5. Déclare, à l’unanimité, irrecevable le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention relatif à l’impossibilité d’accéder au dossier d’enquête ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention (l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction) ;
7. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
8. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention en raison de l’absence alléguée de contrôle juridictionnel à bref délai devant la Cour constitutionnelle ;
9. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ;
10. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec son article 5 § 3 ;
11. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité ni le bien-fondé du grief tiré de l’article 10 de la Convention ;
12. Dit, à l’unanimité, que l’État n’a pas failli à ses obligations découlant de l’article 34 de la Convention ;
13. Dit, à l’unanimité, qu’il incombe à l’État défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à la détention provisoire du requérant ;
14. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
15. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 novembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la Juge Karakaş.
R.S.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE LA JUGE KARAKAŞ
1. Je suis d’accord avec les conclusions du présent arrêt pour autant qu’elles concernent les griefs tirés par le requérant de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 et des articles 10 et 34 de la Convention ainsi que de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.
2. Toutefois, je ne peux souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu violation de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5 § 3. Eu égard à l’ensemble des conclusions auxquelles la Cour est parvenue sous l’angle de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention et de l’article 3 du Protocole no 1, il n’était pas nécessaire, à mon sens, d’examiner le grief tiré de l’article 18, qui est basé sur les mêmes faits. D’ailleurs, la Cour a statué dans ce sens dans deux arrêts qu’elle a récemment rendus contre la Turquie (Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 216, 20 mars 2018, et Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 186, 20 mars 2018).
3. Cela dit, dans la mesure où la majorité a conclu qu’il fallait examiner ce grief tel qu’il a été présenté par la partie requérante, j’estime, à la lumière de l’approche retenue par la Cour dans l’interprétation de l’article 18 de la Convention dans son arrêt Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, 28 novembre 2017), qu’il n’y a pas eu violation de l’article 18 de la Convention pour les motifs qui suivent.
4. En effet, comme la majorité l’a souligné, il ne peut être conclu à la violation de l’article 18 de la Convention qu’au-delà d’un seuil considérablement élevé (paragraphe 260 de l’arrêt). Dans les circonstances de l’espèce, la Cour a constaté que le requérant pouvait passer pour avoir été privé de sa liberté sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 170). La détention provisoire du requérant poursuivait donc un but prévu par cette disposition.
5. Dans le contexte de la présente affaire, on pourrait tenir compte de l’activité politique du requérant et se livrer à une analyse contextuelle. Néanmoins, il ressort de la jurisprudence de la Cour que le rôle d’un homme politique, même lorsqu’il s’agit d’un rôle de premier plan, ne peut pas être considéré comme une garantie d’immunité (voir, mutatis mutandis, Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, § 258, 31 mai 2011). Le simple fait que des poursuites pénales ont été engagées contre des personnalités politiques ou que celles-ci ont été placées en détention provisoire, y compris pendant une campagne électorale, ne saurait signifier automatiquement que ces mesures poursuivaient le but de restreindre le débat politique (Merabishvili, précité, § 323).
6. En l’espèce, je relève que la partie requérante n’a présenté aucun élément de preuve concret susceptible de convaincre de l’existence d’« intentions cachées » des autorités judiciaires. Même si le requérant pouvait avoir des soupçons quant à l’intérêt réel des autorités nationales à son maintien en détention provisoire, je pense qu’en l’absence de preuves concrètes, ces soupçons ne sauraient suffire juridiquement pour permettre d’affirmer que les autorités judiciaires ont ordonné le maintien en détention provisoire de l’intéressé de manière abusive et au mépris flagrant de la Convention (voir, mutatis mutandis, Năstase c. Roumanie (déc.), no 80563/12, § 109, 18 novembre 2014, et Tchankotadze c. Géorgie, no 15256/05, § 114, 21 juin 2016).
7. Il en va de même en ce qui concerne les déclarations faites par le Président de la République relativement à l’enquête pénale menée à l’encontre du requérant. Selon moi, ces déclarations ne pourraient passer pour démontrer adéquatement que les décisions des autorités judiciaires visaient un but non conventionnel, cadrant avec l’agenda des autorités gouvernementales, uniquement dans l’hypothèse d’un constat par la Cour que le système de justice turc n’est pas suffisamment indépendant du pouvoir exécutif (comparer avec Merabishvili, précité, § 324). En l’absence d’une telle conclusion (paragraphe 271), j’estime que la majorité aurait dû éviter de se livrer à des spéculations, comme elle l’a fait notamment en affirmant que le maintien en détention provisoire du requérant avait eu un effet négatif sur la campagne du « non » à la proposition du projet de loi portant révision de la Constitution en vue de passer à un système présidentiel ou que le climat politique au cours des dernières années avait créé un environnement capable d’influencer certaines décisions des juridictions nationales.
8. Dans les circonstances de la présente affaire, je ne vois donc aucun élément donnant à penser que les autorités judiciaires auraient commis un détournement de pouvoir en prolongeant la privation de liberté de l’intéressé dans un but autre que celui pour lequel elle a été conçue. Partant, je considère qu’il n’a pas été établi, au-delà de tout doute raisonnable, que la détention provisoire du requérant avait principalement pour but d’étouffer le pluralisme ou de limiter le libre jeu du débat politique.