TROISIÈME SECTION
AFFAIRE NURMIYEVA c. RUSSIE
(Requête no 57273/13)
ARRÊT
STRASBOURG
27 novembre 2018
DÉFINITIF
06/05/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Nurmiyeva c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Vincent A. De Gaetano, président,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking,
María Elósegui, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 novembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 57273/13) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Larisa Vitalyevna Nurmiyeva (« la requérante »), a saisi la Cour le 30 août 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me A. Gryaznov, juriste à Chadrinsk. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. A. Fedorov, chef du bureau du représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par son représentant actuel, M. M. Galperine.
3. La requérante alléguait en particulier que le refus opposé par la justice à sa demande d’octroi d’une indemnisation pour les frais de reconstruction de son parking était contraire à l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
4. Le 3 mai 2017, le grief concernant l’examen judiciaire de cette demande a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1970 et réside à Chadrinsk (région de Kourgan).
A. Les activités de la requérante
6. La requérante est une entrepreneuse individuelle. En 2005, elle commença la construction d’un parking sur un terrain en location qu’elle acheta par la suite.
7. En 2007, la requérante fit inscrire le parking, dont le plateau était pavé avec des dalles de béton, dans le registre unifié d’État des biens urbains (Единый государственный реестр объектов градостроительной деятельности) sous la dénomination d’« ouvrage – toit sur fondation en béton avec plateau en béton » (сооружение . навес на бетонном фундаменте с бетонной площадкой) et se vit délivrer un certificat technique (технический паспорт) de l’ouvrage.
B. L’enquête pénale pour vol de dalles
8. Le 20 septembre 2007, une enquête pénale contre X fut ouverte pour vol de dalles appartenant à la société Tsentr. La requérante fut interrogée comme témoin. Le 16 novembre 2007, un enquêteur inspecta le parking de la requérante et qualifia de preuves matérielles certaines dalles pavant celui‑ci.
9. Le 22 mai 2009, un enquêteur ordonna le retrait de soixante dalles du parking de la requérante, en tant que preuves matérielles, ainsi que leur remise, pour conservation, à la société Tsentr. Le même jour, les employés de cette société retirèrent ces dalles.
10. Le 10 mars 2010, la décision de retrait des dalles fut annulée comme étant contraire à la loi, au motif que l’enquêteur n’avait pas vérifié l’affirmation de la requérante selon laquelle ces dalles n’avaient aucun lien avec l’affaire pénale.
11. Le 6 septembre 2010, l’enquête fut classée sans suite en raison de l’absence de faits constitutifs du délit. La requérante se vit informer qu’elle pouvait saisir la justice d’une demande de restitution des dalles « illicitement retirées ».
12. La société Tsentr ayant entretemps revendu les dalles en question, la requérante ne put en obtenir la restitution.
13. Le 10 juillet 2017, l’enquête pénale pour vol fut rouverte.
C. L’action en indemnisation introduite par la requérante
14. La requérante saisit la justice d’une demande d’indemnisation dirigée contre le ministère de l’Intérieur. Elle sollicitait une somme correspondant aux frais de la reconstruction du parking. À l’appui de sa demande, elle fournissait un devis estimatif comprenant le coût de la main‑d’œuvre pour le retrait des quelques dalles restantes, le chargement et déchargement de dalles de remplacement, et le repavage, ainsi que le prix des dalles et du sable.
15. Le 30 mai 2012, le tribunal de commerce de la région de Kourgan accueillit partiellement l’action de l’intéressée, en se référant à l’article 15 du code civil (voir la partie « Le droit et la pratique internes pertinents »). Le tribunal considéra que l’illicéité des actes des fonctionnaires (неправомерность действий сотрудников органов внутренних дел) avait été démontrée et que l’État était responsable de la perte des dalles. Le tribunal ordonna le paiement à la requérante d’une somme correspondant au prix moyen de soixante dalles usées, et il rejeta la demande pour le surplus au motif que la requérante n’avait pas fait usage de son droit de demander une expertise pour déterminer la valeur réelle des dalles litigieuses. Il considéra par ailleurs que « les parties n’ [avaient] pas fourni de preuves des frais réels liés à la livraison des biens ».
16. Quant à la demande d’indemnisation pour le coût des travaux de reconstruction du parking, le tribunal la rejeta. Il se prononça comme suit :
« La demanderesse sollicite (...) une réparation du préjudice – coût des travaux de reconstruction de l’installation inachevée (объект незавершенного строительства) – le parking (...)
En vertu de l’article 130 § 1 du code civil, les installations inachevées sont des biens immobiliers.
Par conséquent, afin de déterminer le statut de l’installation litigieuse (bien meuble ou immeuble), il est nécessaire de déterminer s’il existe sur le terrain un bien immobilier autonome (...), il est aussi nécessaire de déterminer si le propriétaire du terrain (la demanderesse) a entrepris des démarches de création du parking en tant que bien immobilier distinct du terrain (...)
À la différence des bâtiments, le plateau (твердое покрытие) ne contient pas d’éléments qui peuvent être détruits lors du déplacement du bien. (...) les dalles ne perdent pas leurs qualités fonctionnelles lors de leur déplacement.
(...) le pavage par des dalles (покрытие из бетонных плит) en tant que tel ne peut pas être considéré comme un bien immobilier. (...)
L’objet en question n’est pas pourvu des caractéristiques nécessaires de bien immobilier. (...) L’activité commerciale de gestion de parking peut être menée sur un autre terrain. (...)
Le droit de propriété sur l’installation litigieuse n’est pas enregistré. Ainsi, cette installation ne peut pas faire l’objet de transactions. (...)
Vu ce qui précède, le tribunal n’accepte pas comme preuve du préjudice subi le devis estimatif (...) »
17. La requérante fit appel du jugement du tribunal de commerce. Elle reprochait en particulier à ce dernier de ne pas lui avoir octroyé une indemnisation pour le coût des travaux de reconstruction. Elle arguait que, indépendamment de la qualification de bien meuble ou immeuble de son parking, il s’agissait d’un objet distinct d’un simple entassement de dalles, qu’elle avait engagé des frais pour sa construction, et que le préjudice direct causé par le retrait des dalles en 2009 dépassait la valeur des dalles prises isolément.
18. Le 12 août 2012, la 18e cour d’appel de commerce de la circonscription de l’Oural confirma le jugement en appel. Elle estima que le coût des travaux de reconstruction ne pouvait pas faire l’objet d’une indemnisation car « le bien litigieux [avait été] à bon droit qualifié par le tribunal de bien meuble (matériaux de construction) et non pas de bien immobilier inachevé ». Par ailleurs, la cour d’appel de commerce cita l’article 10 de la directive conjointe des plénums de la Cour suprême de Russie et de la Cour supérieure de commerce de Russie, relative au droit à l’indemnisation pour le préjudice (voir la partie « Le droit et la pratique internes pertinents »).
19. Le 13 décembre 2012 et le 18 mars 2013, respectivement, la cour fédérale de commerce de la circonscription de l’Oural et la Cour supérieure de commerce de Russie rejetèrent le pourvoi en cassation et le pourvoi en révision interjetés contre le jugement et l’arrêt d’appel respectivement.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20. Selon l’article 15 du code civil, la personne ayant subi une violation de ses droits peut exiger une réparation intégrale du préjudice (убытки) causé. La notion de préjudice englobe les frais que la personne a engagés ou devra engager afin de faire réparer la violation, la perte ou l’endommagement des biens, ainsi que le manque à gagner. Selon l’article 1064 du code civil, le dommage causé à la personne ou aux biens doit être réparé intégralement.
21. Selon l’article 10 de la directive conjointe no 6/8 adoptée le 1er juillet 1996 par les plénums de la Cour suprême de Russie et de la Cour supérieure de commerce de Russie, dans sa rédaction en vigueur jusqu’au 23 juin 2015, les juridictions statuant sur les actions en réparation du dommage causé par les violations des droits des justiciables devaient inclure dans le dommage direct non seulement les frais réellement causés par la violation, mais aussi les frais que le demandeur devrait engager afin de faire réparer la violation. Ces frais devaient être justifiés par des preuves (par exemple, un devis estimatif).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
22. La requérante se plaint du refus opposé par la justice à sa demande d’indemnisation relative aux frais de la reconstruction de son parking. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (...) »
A. Sur la recevabilité
23. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les observations des parties
a) Le Gouvernement
24. Se référant à des dispositions du droit russe, le Gouvernement allègue que le plateau en béton litigieux n’était pas un bien immobilier, mais consistait en une « amélioration » de la surface du terrain.
25. Par ailleurs, le Gouvernement expose que les juridictions internes ont rejeté la demande de la requérante non pas uniquement pour défaut de qualification immobilière du parking, mais aussi en raison d’un manquement de l’intéressée à prouver le coût des travaux de reconstruction de celui-ci. Il se réfère à la directive conjointe des plénums de la Cour suprême et de la Cour supérieure de commerce à cet égard (paragraphe 21 ci-dessus). Selon le Gouvernement, la demande de la requérante aurait pu être accueillie si l’intéressée avait démontré le coût de ces travaux, par exemple, par le biais de l’établissement d’une expertise déterminant le coût de la main-d’œuvre pour la reconstruction.
26. Enfin, le Gouvernement indique que la Cour n’est pas une juridiction de quatrième instance et qu’elle n’est pas compétente pour remettre en cause les conclusions des tribunaux internes quant à l’interprétation du droit interne et à l’appréciation des preuves.
b) La requérante
27. Selon la requérante, le parking inachevé constituait son « bien », au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et son démontage s’analyse en une privation de son bien.
28. La requérante estime que, en refusant de qualifier le parking de « bien immobilier », les juridictions ont privé celui-ci de toute existence. À ses yeux, la qualification de bien meuble ou immeuble, de même que l’enregistrement du parking dans le registre unifié des droits immobiliers, n’avait aucune incidence sur son droit au remboursement des frais de reconstruction de ce bien.
29. Quant au remboursement du seul coût des dalles, la requérante considère qu’il ne permet pas de réparer complètement le dommage subi et qu’il laisse peser sur elle une charge disproportionnée incompatible avec l’article 1 du Protocole no 1.
30. En outre, la requérante fait observer une incohérence entre les observations du Gouvernement et les conclusions des juridictions internes au sujet du préjudice subi. À cet égard, elle expose que, si le Gouvernement argue que les tribunaux ont rejeté sa demande d’indemnisation du fait de l’absence de preuves relatives aux frais des travaux de repavage, en réalité, le seul motif avancé par les juridictions internes était l’absence de la qualification de bien immeuble du parking. Elle indique que, dans le cadre de son litige, la question concernant une éventuelle expertise relative au coût de la reconstruction n’a jamais été discutée. Elle précise que le devis estimatif prouvant ce coût a été rejeté par les tribunaux uniquement au motif que le parking n’était pas considéré comme un immeuble.
2. L’appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’un « bien » et de l’ingérence
31. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il conteste se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « bien » a une portée autonome qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne, et elle englobe les biens meubles, les biens immeubles, ainsi que certains autres droits et intérêts constituant des actifs. Bien que l’article 1 du Protocole no 1 ne vaille que pour les biens actuels et ne crée aucun droit d’en acquérir, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de cette disposition (voir, parmi beaucoup d’autres, Anheuser‑Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 65, CEDH 2007-I). Une espérance légitime est plus concrète qu’un simple espoir et doit avoir une base suffisante en droit interne. Elle doit se fonder sur une disposition législative ou sur un acte juridique concernant l’intérêt patrimonial en question, et, en principe, un requérant ne peut passer pour jouir d’une créance suffisamment certaine s’analysant en une « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 45-52, CEDH 2004‑IX, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149 in fine, 20 mars 2018).
32. En l’espèce, la Cour relève que le Gouvernement n’a pas répondu à la question de savoir si le parking constituait pour la requérante un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, mais qu’il s’est contenté d’alléguer que ce parking n’était pas un immeuble au sens du droit russe. Elle note également que les juridictions internes n’ont ni remis en cause l’existence même du parking en tant qu’objet (certes, meuble) ou installation (paragraphes 16 et 18 ci-dessus), ni dénié la qualité de propriétaire de celui-ci à la requérante. La Cour considère ainsi que le parking inachevé était le « bien » de l’intéressée.
33. La Cour observe en outre que le parking a été endommagé, certaines de ses composantes ayant été retirées. Ainsi, se pose la question de savoir si, en l’espèce, la requérante avait une « espérance légitime » de recevoir une indemnisation intégrale pour le préjudice subi, au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
34. À cet égard, la Cour relève que les dispositions légales internes, telles qu’interprétées par les hautes juridictions rendaient la requérante titulaire d’un droit à la réparation intégrale du préjudice réel, et que les juridictions commerciales amenées à statuer dans le litige engagé par l’intéressée ont confirmé l’existence de ce droit (paragraphes 15, 18, 20 et 21 ci-dessus). La Cour observe de surcroît que le Gouvernement n’a indiqué aucune disposition interne interdisant d’allouer les frais de reconstruction à l’égard des biens meubles. Dans ces circonstances, la Cour estime que la requérante avait une « espérance légitime », fondée sur la loi interne, de se voir indemniser pour tout le préjudice subi du fait du retrait des dalles, y compris pour les frais de reconstruction du parking (voir aussi, mutatis mutandis, Weissman et autres c. Roumanie, no 63945/00, § 63, CEDH 2006‑VII (extraits)).
35. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que l’article 1 du Protocole no 1 s’applique en l’espèce et que l’ingérence est constituée par le rejet de la demande de la requérante d’indemnisation pour le préjudice causé, et plus particulièrement pour les frais de reconstruction du parking.
b) Sur la compatibilité de la mesure avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention
36. La Cour rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, toute mesure doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté.
37. En l’occurrence, la Cour observe que les parties n’ont pas soumis d’observations quant à la « légalité » de la mesure et à l’existence d’un but d’utilité publique. Elle estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur ces questions, puisque, en tout état de cause, la mesure n’a pas respecté le juste équilibre exigé (Novikov c. Russie, no 35989/02, § 44, 18 juin 2009).
38. La Cour rappelle qu’elle dispose d’une compétence limitée pour vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué, et qu’il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, qui sont mieux placés pour apprécier les preuves et pour qualifier un bien de meuble ou d’immeuble, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste (voir, parmi beaucoup d’autres, Kushoglu c. Bulgarie, no 48191/99, § 50, 10 mai 2007).
39. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour rappelle avoir déjà constaté que le droit de la requérante de se faire indemniser pour l’intégralité du dommage résultant du retrait des dalles jugé « illicite » a été consacré par le droit interne et confirmé par les juridictions commerciales (paragraphe 34 ci-dessus). En effet, le tribunal de commerce a accueilli l’action en responsabilité de l’État intentée par la requérante du fait de la perte des dalles pavant le parking, et il a rejeté sa demande relative aux frais de livraison de dalles de remplacement au motif que l’intéressée n’avait pas démontré la réalité de ces frais (paragraphe 15 ci-dessus). Ce faisant, le tribunal a encore une fois confirmé le droit de la requérante à une indemnisation, y compris pour les frais de livraison des dalles de remplacement occasionnés par le retrait des anciennes dalles.
40. La Cour note que, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, le tribunal de commerce a néanmoins rejeté en bloc la demande de la requérante relative aux frais de reconstruction du parking, refusant ainsi d’accepter le devis estimatif en tant que preuve de ces frais, au seul motif que le parking n’était pas un bien immobilier, et que cela a été confirmé par la 18e cour de commerce d’appel (paragraphes 16 et 18 ci-dessus).
De l’avis de la Cour, en statuant ainsi, les juridictions commerciales sont parvenues à deux conclusions contradictoires. D’un côté, elles ont confirmé le droit de la requérante à une indemnisation intégrale pour le préjudice subi du fait du retrait des dalles de son parking, sous condition de présentation des preuves du préjudice. D’un autre côté, elles lui ont dénié ensuite ce même droit, ayant considéré que le seul préjudice causé à des immeubles pouvait être réparé, et, de ce fait, elles n’ont pas permis à la requérante de prouver la réalité des frais relatifs à la reconstruction de son bien. La Cour estime que ce raisonnement des juridictions internes a été pour le moins incohérent, sinon manifestement contradictoire.
41. Dans ces circonstances, la Cour conclut que le refus des juridictions commerciales d’ordonner une indemnisation de la requérante pour les frais de reconstruction du parking causés par un acte « illicite » des autorités a fait peser sur l’intéressée une charge excessive rompant le juste équilibre entre les intérêts de l’individu et ceux de la société.
Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
42. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. Les thèses des parties
43. La requérante réclame 1 459 020 roubles (RUB) pour le coût des travaux de reconstruction du parking. Elle réclame également 52 970 euros (EUR) pour le manque à gagner qu’elle dit avoir subi du fait d’une impossibilité d’exploiter son bien. Cette somme est constituée en additionnant les montants des loyers mensuels qui auraient pu être perçus pour une mise en location du terrain de la requérante. Afin de justifier les montants des loyers, la requérante fournit un « certificat », selon lequel une société qui loue un autre terrain à Chadrinsk indique payer les loyers similaires par mètre carré. Enfin, la requérante demande 10 000 EUR pour le préjudice moral qu’elle estime avoir subi.
44. Le Gouvernement considère que le préjudice matériel direct a déjà été réparé au niveau interne, de sorte que plus aucune somme ne devrait être allouée à ce titre, et que la demande formulée pour manque à gagner est non étayée et sans lien avec l’objet de la présente affaire. Quant à la demande au titre du dommage moral, le Gouvernement considère la somme réclamée excessive et contraire à la pratique de la Cour en la matière.
2. L’appréciation de la Cour
45. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée. La Cour rappelle également que, conformément aux principes dégagés par sa jurisprudence constante, la forme et le montant de la satisfaction équitable tendant à la réparation d’un préjudice matériel diffèrent selon les cas et dépendent directement de la nature de la violation constatée.
46. En l’espèce, le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention découle d’un raisonnement contradictoire des juridictions internes, qui n’ont pas permis à la requérante de présenter les preuves de la réalité de son préjudice uniquement au motif que le bien endommagé n’avait pas le statut de bien immobilier. La Cour estime qu’elle ne peut pas spéculer sur l’issue du litige engagé par la requérante si les juridictions internes n’avaient pas suivi ce raisonnement contradictoire.
47. La Cour considère que, dans ces circonstances, les juridictions internes sont mieux placées pour apprécier le montant du préjudice matériel, sur la base des preuves soumises par les parties : en effet, la Cour ne saurait se substituer aux tribunaux internes pour se prononcer sur le bien-fondé de l’action, et elle n’a pas non plus pour tâche principale d’évaluer le préjudice subi.
Compte tenu du fait que les arrêts de la Cour sont contraignants pour la Russie et que, en vertu de l’article 392 du code de procédure civile, le constat de violation de la Convention ou de ses Protocoles par la Cour constitue un fondement pour le réexamen de l’affaire concernée à la lumière des conclusions de la Cour, et vu que la présente affaire opposait la requérante aux autorités publiques et non pas à une partie privée dont les intérêts légitimes propres seraient à protéger (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 57, CEDH 2015 ; comparer avec Almeida Santos c. Portugal (satisfaction équitable), no 50812/06, §§ 11-12, 27 juillet 2010), la Cour est d’avis qu’un tel réexamen constitue en l’occurrence le moyen le plus approprié pour remédier à la violation constatée (Denisova et Moiseyeva c. Russie (satisfaction équitable), no 16903/03, § 14, 14 juin 2011, et Vulakh et autres c. Russie, no 33468/03, § 54, 10 janvier 2012). Vu ce qui précède, la Cour n’octroie aucune somme à la requérante pour le préjudice matériel (voir aussi, mutatis mutandis, Paulet c. Royaume-Uni, no 6219/08, § 73, 13 mai 2014).
48. S’agissant de la demande formulée au titre du manque à gagner causé par l’impossibilité de louer son terrain, la Cour note que la requérante apporte comme preuve les loyers obtenus par une société tierce sur un autre terrain situé à Chadrinsk (paragraphe 43 ci-dessus). Or un manque à gagner est une perte de chance présentant un caractère de probabilité raisonnable, tandis que, en l’espèce, rien ne prouve que la requérante ait jamais eu des demandes pour la mise en location de son terrain ou qu’elle ait tenté de l’exploiter autrement. Ainsi, la Cour rejette cette demande.
49. Par ailleurs, la Cour considère que la requérante a subi un certain préjudice moral du fait de la violation constatée. La Cour décide de lui allouer 5 000 EUR au titre du préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
B. Frais et dépens
50. S’agissant des frais et dépens engagés devant les juridictions internes, la requérante demande 22 355 RUB en remboursement des taxes judiciaires, 6 500 RUB pour l’établissement de deux devis relatifs au coût des travaux de reconstruction et au prix des dalles, ainsi que 60 000 RUB pour les honoraires de son représentant. S’agissant des frais engagés devant la Cour, la requérante demande 5 044 RUB pour les frais postaux, 900 RUB pour les frais de photocopies, 3 000 RUB pour la réalisation d’un nouveau devis estimatif, ainsi que 50 000 RUB pour les honoraires de son représentant.
51. Le Gouvernement estime que ces sommes sont excessives, non étayées et incompatibles avec la jurisprudence de la Cour.
52. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).
53. En l’occurrence, la Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 du fait d’un raisonnement incohérent des juridictions internes. La Cour ne peut pas spéculer sur l’issue du litige, et elle ne peut donc pas non plus spéculer sur le montant des taxes judiciaires que la requérante aurait pu se faire rembourser ni sur la question de savoir si le devis estimatif prouvant le coût des travaux de reconstruction aurait été accepté par les juridictions s’il n’y avait pas eu de violation (voir aussi, mutatis mutandis, Cherednichenko et autres c. Russie, nos 35082/13 et 4 autres, § 92, 7 novembre 2017). S’agissant des frais pour la réalisation du devis relatif au prix des dalles et du nouveau devis estimatif, la Cour ne voit aucun lien entre ces devis et la violation constatée. En outre, s’agissant des frais de photocopies, la Cour considère que la demande n’est pas étayée. Elle rejette par conséquent ces demandes.
54. La Cour relève en revanche que les honoraires du représentant de la requérante sont justifiés par les conventions d’honoraires et par les quittances produites, et que les frais postaux sont aussi dûment documentés. La Cour alloue à la requérante l’intégralité des sommes demandées y afférentes, soit un montant de 1 650 EUR.
C. Intérêts moratoires
55. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 1 650 EUR (mille six cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 novembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsVincent A. De Gaetano
GreffierPrésident