DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE NİHAT SOYLU c. TURQUIE
(Requête no 48532/11)
ARRÊT
STRASBOURG
11 décembre 2018
DÉFINITIF
11/03/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Nihat Soylu c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 novembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48532/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Nihat Soylu (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 avril 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me F. Algan, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait que les procédures diligentées à l’encontre des personnes qu’il tenait pour responsables du décès de son fils avaient manqué d’effectivité.
4. Le 7 février 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1953 et réside à Istanbul.
A. L’enchaînement des événements ayant abouti au décès du fils du requérant
6. Le 22 juin 1999, un poteau de but non fixé au sol chuta sur le fils du requérant dans l’enceinte de son école primaire. L’enfant fut alors conduit dans un dispensaire où un médecin, M.T., lui fit prendre un antidouleur et le renvoya chez lui après l’avoir gardé en observation pendant quelques heures.
7. Le requérant n’aurait pas été informé de l’accident.
8. Vers 22 heures, constatant que son fils était mal en point, le requérant l’emmena à l’hôpital public Atatürk de Sinop où le médecin Y.A. effectua un certain nombre d’examens à l’issue desquels elle estima que l’état général du patient était bon. Elle décida néanmoins de demander une consultation de chirurgie générale. Elle fit part de la situation au médecin spécialiste de garde, K.C., qui lui demanda d’appeler S.Y., le chirurgien de garde. Y.A. contacta ledit chirurgien par téléphone en lui demandant de se rendre à l’hôpital pour examiner le fils du requérant. S.Y. lui aurait répondu qu’il n’était pas nécessaire qu’il se déplace et qu’il convenait de renouveler les examens et de garder le patient en observation jusqu’au lendemain.
9. Le 23 juin 1999 à 8 heures, Y.A. appela à nouveau S.Y. et lui demanda de venir à l’hôpital.
10. Ce dernier arriva à 8 h 30 et procéda à l’examen du patient. Il diagnostiqua une perforation des organes internes et décida de l’opérer.
11. D’après les médecins, le requérant avait déclaré qu’il était affilié à l’Organisme de sécurité sociale (SKK) et qu’il était préférable d’opérer son fils dans un établissement relevant du système de couverture de cet organisme pour éviter les problèmes liés au paiement des frais d’hospitalisation. S.Y. aurait alors décidé de rediriger le patient vers l’hôpital SSK de Sinop.
12. À 9 h 30, le fils du requérant fut admis aux services des urgences de cet établissement où il fut examiné par un chirurgien qui décida de le transférer d’urgence en ambulance et en compagnie d’une infirmière vers l’hôpital SSK de Samsun.
13. Après avoir été examiné dans ce troisième établissement, le patient fut transféré à l’hôpital universitaire Ondokuz Mayıs de Samsun où il fut opéré en urgence à 16 heures.
14. Il décéda le lendemain.
B. Les procédures engagées par le requérant
1. La procédure pénale
15. Le 30 juin 1999, le requérant déposa une plainte auprès du parquet de Sinop à l’encontre du médecin du dispensaire, des médecins de l’hôpital public Atatürk de Sinop et du médecin de l’hôpital SSK de Sinop pour homicide involontaire.
16. Après une enquête interne, les administrations compétentes autorisèrent le déclenchement de poursuites pénales à l’encontre de leurs agents dont la responsabilité pouvait être engagée.
17. Ces décisions d’autorisation de poursuites pénales firent l’objet de recours devant les juridictions administratives, dont le Conseil d’État. Lesdits recours furent néanmoins rejetés.
18. En conséquence, les intéressés furent mis en accusation devant le tribunal correctionnel de Sinop.
19. Le 24 décembre 2002, le tribunal correctionnel de Sinop demanda une expertise au Conseil supérieur de la santé.
20. Celui-ci rendit son rapport le 16 janvier 2004. Les seize experts consultés, dont dix professeurs d’université, estimèrent que :
– la responsabilité de M.T., le médecin du dispensaire, était engagée à hauteur de 1/8 dès lors qu’il s’était montré négligent dans l’examen du patient et n’avait pas demandé de consultation de chirurgie générale ;
– la responsabilité de S.Y., le chirurgien de garde de l’hôpital Atatürk, était engagée à hauteur de 8/8 ;
– la responsabilité de K.C., le médecin spécialiste de garde de l’hôpital Atatürk, qui n’avait pas personnellement vu le patient et avait demandé à ce que la situation fût gérée par téléphone, était engagée à hauteur de 2/8 ;
– la responsabilité du chirurgien de l’hôpital SSK de Sinop qui avait décidé de transférer le patient vers l’hôpital SSK de Samsun était engagée à hauteur de 8/8.
21. Le 1er mars 2007, le tribunal correctionnel de Sinop décida de rayer l’affaire du rôle au motif que l’action publique était prescrite.
2. La procédure civile
22. Le 9 mars 2000, le requérant et son épouse introduisirent une action en réparation devant le tribunal de grande instance de Sinop (« le TGI ») à l’encontre du ministère de la Santé, du ministère de l’Éducation nationale, de la directrice et du professeur d’éducation sportive de l’école primaire de leur fils, du médecin du dispensaire, du médecin de l’hôpital public Atatürk de Sinop et du médecin de l’hôpital SSK de Sinop. Ils réclamaient une indemnité de 4 000 000 000 livres turques (TRL) pour préjudice moral ainsi que 500 000 000 TRL (250 000 000 TRL chacun) pour préjudice matériel, le tout assorti d’intérêts moratoires à compter de la date du décès de leur enfant. Ils demandaient par ailleurs une somme de 500 000 000 TRL destinée à rembourser les frais d’hospitalisation, de transport et d’inhumation.
23. L’administration défenderesse soutint que le contentieux relevait de la compétence des juridictions administratives. Le TGI décida d’attendre l’issue de la procédure pénale pour statuer sur l’action engagée par le requérant et son épouse.
24. Le 22 juin 2004, l’avocat du requérant introduisit une demande de réévaluation du montant de l’indemnité matérielle (« ıslah talebi »). Il réclamait une somme de 15 250 000 000 TRL assortie d’intérêts moratoires.
25. Le 11 juin 2008, l’institut de médecine légale rendit un rapport d’expertise sur réquisition du TGI.
26. Les experts ayant établi ce rapport estimaient que le médecin du dispensaire, M.T., s’était montré négligent en décidant de garder le patient en observation plutôt que de l’envoyer à l’hôpital. Ils considéraient que le chirurgien de l’hôpital Atatürk de Sinop, S.Y., avait commis une faute en prenant la décision de transférer le patient, qui se trouvait alors en état d’urgence, vers un autre hôpital au lieu de l’opérer. Ils indiquaient par ailleurs qu’ils avaient demandé au tribunal correctionnel de Sinop les éléments nécessaires à l’examen de la responsabilité du chirurgien de l’hôpital SSK de Samsun mais qu’ils ne les avaient pas obtenus.
27. Le 22 mai 2009, un rapport d’expertise estima que le préjudice matériel causé au requérant s’élevait à 15 821 livres turques (TRY)[1] et que l’épouse du requérant, décédée le 2 août 2003, n’avait souffert d’aucun préjudice.
28. Le 1er juin 2010, un second rapport d’expertise évalua le préjudice causé au requérant à 15 250 TRY et indiqua qu’aucune indemnisation ne pouvait être accordée à son épouse décédée.
29. Le 28 septembre 2010, le TGI se déclara compétent et il décida d’accorder une compensation morale de 2 000 TRY au requérant et à son épouse ainsi qu’une compensation matérielle de 15 250 TRY, assorties d’intérêts moratoires calculés depuis la date du décès de leur fils.
30. Le 2 juillet 2012, la Cour de cassation cassa ce jugement au motif que le contentieux relevait de la compétence des juridictions administratives. Le 24 décembre 2012, elle rejeta la demande en rectification d’arrêt soumise par le requérant.
31. Le 8 mars 2013, le TGI décida de se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation et rejeta l’action du requérant.
32. Le 5 juin 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant.
3. Les procédures disciplinaires
33. Le 20 février 2000, à l’issue d’une enquête interne, le directeur départemental adjoint de l’éducation nationale infligea un avertissement à S.Y.A., la directrice de l’école primaire, au motif que celle-ci n’avait pas pris les mesures nécessaires à la fixation du poteau de but qui était tombé sur le fils du requérant.
34. Le 22 février 2000, le directeur départemental adjoint de l’éducation nationale sanctionna également R.K., le professeur d’éducation physique de l’établissement.
35. Le 7 mars 2000, le directeur départemental décida de lever la sanction disciplinaire qu’il avait infligée à S.Y.A.
36. Le 11 janvier 2001, à l’issue d’une enquête interne au sein du ministère de la Santé, la direction départementale de ce dernier infligea un blâme à K.C., le médecin spécialiste de garde de l’hôpital Atatürk, au motif que celui-ci n’avait pas examiné personnellement le fils du requérant et qu’il n’avait pas non plus contacté lui-même le chirurgien de garde.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
37. L’article 53 du code des obligations (CO) en vigueur à l’époque des faits se lisait ainsi :
Des relations entre le droit pénal et le droit civil
Le jugement pénal ne lie pas le juge civil en ce qui concerne l’appréciation de la faute et la fixation du dommage.
38. L’interprétation de ce texte faite par les juridictions turques se trouve résumée notamment dans un arrêt de l’Assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation du 9 avril 2014 (E. 2013/4-1008 K. 2014/490). Les passages pertinents en l’espèce de cet arrêt se lisent comme suit :
Compte tenu de cette disposition explicite [l’article 53 CO], il ne fait aucun doute que le juge civil n’est pas lié par un acquittement prononcé par le juge pénal, ni par les principes régissant la faute et l’appréciation de son degré, le montant du dommage, la capacité pénale de l’auteur et l’imputabilité de la faute. Toutefois, il convient de préciser d’emblée que, en vertu de la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation et de la doctrine, le juge civil est entièrement lié par les faits matériels constatés par le juge pénal et particulièrement par la question de « l’illicéité de l’acte ».
En d’autres termes, le jugement pénal constatant les faits matériels et l’existence d’un comportement incriminé constitue une preuve définitive au regard des parties (Cour de cassation, Assemblée des chambres civiles, 10.1.975, 1971/406 E., 1975/1 K. ; Cour de cassation, Assemblée des chambres civiles, 23.1.1985, 1983/10‑372 E., 1985/21 K. ; Cour de cassation, Assemblée des chambres civiles, 27.4.2011, 2011/17-50 E., 2011/231 K.).
Conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation et à ce qui est généralement admis par la doctrine, les constatations factuelles des jugements des juridictions répressives lient le juge civil. Lorsque l’existence ou l’absence d’un fait matériel a fait l’objet d’un jugement pénal passé en force de chose jugée, cette question ne peut plus être discutée devant un tribunal civil (Cour de cassation, Assemblée des chambres civiles, 11.10.1989, 1989/11-373 E., 472 K. ; Cour de cassation, Assemblée des chambres civiles, 27.4.2011, 2011/17-50 E., 2011/231 K.).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
A. Sur l’objet du litige
39. Le requérant se plaint de l’ineffectivité des voies de recours internes. Il déplore que les juridictions nationales n’aient pas reconnu que le décès de son fils était dû à une série de négligences : tout d’abord, les autorités ne l’auraient pas informé de l’accident et auraient laissé son fils rentrer normalement chez lui à la fin des cours ; le lendemain, l’opération qui devait être pratiquée d’urgence n’aurait pas eu lieu et son fils aurait été transféré d’un hôpital à un autre ; le traitement aurait débuté tardivement et n’aurait donc pas été prodigué correctement.
40. À ces égards, le requérant se plaint que la procédure pénale diligentée contre les responsables de l’accident et de la prise en charge de son fils n’a produit aucun résultat puisqu’elle n’aurait pas été menée à son terme dans un délai raisonnable et qu’elle se serait soldée par la prescription de l’action publique.
41. Il se plaint également de la durée, qu’il juge excessive, de la procédure d’indemnisation dirigée contre les responsables du décès de son fils. Il reproche au TGI d’avoir constamment reporté les audiences. D’après lui, même si le TGI lui a finalement octroyé des indemnités, leur valeur se serait dépréciée avec l’écoulement du temps de sorte que les sommes accordées auraient perdu leur capacité à réparer le préjudice subi.
42. Le requérant n’invoque explicitement aucune disposition particulière de la Convention.
43. Le Gouvernement considère que les griefs du requérant relatifs à la durée des procédures civile et pénale relèvent exclusivement de l’article 6 de la Convention et non de l’article 2. Selon lui, aucune des formulations employées dans le formulaire de requête ne peut être interprétée comme un grief tiré de l’article 2 de la Convention.
44. Le requérant rétorque que ses griefs relèvent des articles 2, 6 et même de l’article 13 de la Convention.
45. La Cour rappelle qu’un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
46. En l’espèce, la Cour relève que le requérant se plaint en substance de l’ineffectivité des voies de recours par lesquelles il a cherché à faire établir les responsabilités dans le décès de son fils et à obtenir une indemnisation appropriée. Elle estime que cette doléance entre dans le champ d’application de l’article 2 de la Convention pris sous son volet procédural. Par conséquent, elle limitera son examen à la violation alléguée de cette disposition.
47. L’article 2 de la Convention, dans sa partie pertinente en l’espèce, se lit ainsi :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »
B. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
48. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité.
49. Tout d’abord, il avance que, en cas de décès non intentionnel, c’est la voie de recours civile qui doit être privilégiée. Dès lors, selon lui, la question de la durée de la procédure pénale ne doit pas être examinée. Par ailleurs, le Gouvernement estime que ce grief est de toute façon irrecevable puisque le requérant n’aurait pas saisi la Cour dans un délai de six mois à compter du 2 avril 2007, date de la décision judiciaire mettant fin à ladite procédure.
50. Enfin, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il estime que le requérant aurait dû introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il indique que la loi instaurant le recours susmentionné est entrée en vigueur le 23 septembre 2012 et que, à cette date, la procédure civile était toujours pendante.
51. En réponse à la première exception du Gouvernement, le requérant soutient que l’effectivité des voies de recours doit être appréciée dans son ensemble et que chaque recours ne doit pas être examiné de façon distincte.
52. Quant à la seconde exception, il objecte que le recours mentionné par le Gouvernement n’existait pas à la date à laquelle il avait introduit sa requête. En outre, il argue que les faits qu’il dénonce sont antérieurs au 23 septembre 2012, date de l’instauration du recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur le respect de la règle des six mois
53. La Cour observe que le requérant a exercé les voies de droit principales que lui offrait le système juridique turc afin d’obtenir une réparation effective concernant son grief tiré de la Convention. Il n’a pas notamment été démontré qu’il était évident, lorsque l’intéressé a engagé une action en indemnisation – ce qui était prima facie l’action la plus appropriée dans les circonstances de la cause – que pareille procédure était vouée à l’échec dès le départ devant les juridictions judiciaires, de sorte qu’il ne fallait pas la prendre en compte pour le calcul du délai de six mois (voir, par exemple, Rezgui c. France (déc.), no 49859/99, CEDH 2000-XI, et Moussaïeva et autres c. Russie (déc.), no 74239/01, 1er juin 2006, et). En effet, à l’issue d’une longue procédure, le tribunal de grande instance a dans un premier temps donné gain de cause au requérant (paragraphe 29 ci-dessus) mais la Cour de cassation a, dans un second temps, estimé que c’est la juridiction administrative qui était compétente pour statuer sur l’affaire (paragraphe 30 ci-dessus).
54. Dans les circonstances de l’espèce, il y a donc lieu de prendre en compte l’ensemble des procédures et d’examiner si celles-ci ont satisfait aux obligations procédurales posées par l’article 2 de la Convention (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 127-139, 19 décembre 2017).
55. En conséquence, la Cour rejette l’exception de non-respect de la règle des six mois soulevée par le Gouvernement.
b) L’épuisement des voies de recours internes
56. La Cour rappelle que le respect de la condition d’épuisement des voies de recours internes s’apprécie en règle générale à la date d’introduction de la requête devant elle (Valada Matos das Neves c. Portugal, no 73798/13, § 102, 29 octobre 2015) et note que, en l’espèce, la requête a été introduite le 27 avril 2011, c’est-à-dire avant le 23 septembre 2012, date de l’instauration du recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
57. La Cour ne distingue en l’occurrence aucune circonstance justifiant qu’elle adopte une autre approche.
58. En outre, elle rappelle avoir déjà rejeté une exception similaire dans une affaire où, comme en l’espèce, la procédure était encore pendante devant les juridictions nationales à la date d’instauration du recours susmentionné (Öztünç c. Turquie, no 14777/08, §§ 50-61, 9 février 2016).
59. Par conséquent, elle rejette également cette exception du Gouvernement.
60. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
C. Sur le fond
1. Thèses des parties
61. Le requérant se plaint de l’ineffectivité des procédures qu’il a intentées pour faire la lumière sur le décès de son fils et pour contraindre les personnes qu’il tenait pour responsables à rendre des comptes, et ce en raison principalement de la durée de ces procédures, selon lui excessive.
62. Le Gouvernement se dit conscient de la jurisprudence de la Cour en la matière et présente les arguments suivants :
– le nombre de personnes inculpées dans le cadre de la procédure pénale était important et les intéressés, usant des voies de recours dont ils disposaient, ont contraint le tribunal administratif et le Conseil d’État à statuer sur l’autorisation des poursuites, ce qui a eu pour effet d’allonger la procédure pénale ;
– les suspects étant des médecins, la législation en vigueur à l’époque des faits nécessitait la saisine du Conseil supérieur de la santé et l’établissement d’un rapport par cet organisme, et les oppositions formées contre ce rapport ont nécessité la rédaction d’autres rapports ;
– deux procédures disciplinaires ont été engagées et plusieurs personnes se sont vu infliger des sanctions.
2. Appréciation de la Cour
63. Pour les principes généraux relatifs à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention dans le domaine de la santé, la Cour se réfère à son arrêt Lopes de Sousa Fernandes (précité, §§ 214-221).
64. En l’espèce, elle note que le requérant a fait usage de plusieurs voies de droit prévues en droit interne. La question est donc de savoir si, dans les circonstances concrètes de la cause, compte tenu de l’importance fondamentale que revêt le droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention et du poids particulier qu’attache la Cour à l’obligation procédurale découlant de cette disposition, l’ordre juridique turc dans son ensemble a permis de traiter l’affaire en cause comme il convient (Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 107, 18 décembre 2012).
65. S’agissant de la procédure pénale, la Cour relève que celle-ci n’a pas permis d’établir les responsabilités dans le décès du fils du requérant puisqu’elle s’est soldée par la prescription de l’action publique. Cette procédure ne peut donc pas passer pour avoir été effective.
66. En ce qui concerne la procédure civile, la Cour observe que le décès du fils du requérant est survenu le 23 juin 1999 et que la procédure d’indemnisation a été engagée devant les juridictions civiles le 9 mars 2000, laquelle s’est soldée par une décision considérant que le litige ne relevait pas de la compétence des juridictions judiciaires le 5 juin 2013, soit plus de treize ans plus tard. Elle estime que le fait qu’une procédure engagée aux fins de faire la lumière sur des accusations de négligence ait duré aussi longtemps en droit interne est difficilement conciliable avec les exigences de l’article 2 de la Convention. Elle considère que de telles lenteurs sont de nature à prolonger une incertitude éprouvante non seulement pour la partie demanderesse mais aussi pour les professionnels de la santé concernés. Selon elle, il appartient à l’État d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention et notamment à celles consacrées par les obligations découlant de l’article 2.
67. Quant aux procédures disciplinaires, la Cour relève que seules deux personnes, K.C., le médecin spécialiste de garde de l’hôpital Atatürk, et R.K., le professeur d’éducation physique de l’école primaire, se sont finalement vu infliger des sanctions (respectivement un avertissement et un blâme) alors même que les rapports d’expertises et le TGI avaient retenu la responsabilité d’un plus grand nombre de personnes (paragraphes 20 et 26 ci-dessus).
68. En outre, la Cour observe que le requérant ne semble pas avoir été associé à cette procédure, que les sanctions infligées demeuraient modestes et qu’elles ne prenaient pas en compte la dimension attentatoire à la vie des faits reprochés.
69. Par conséquent, la Cour estime que ces procédures disciplinaires ne peuvent donc passer pour effectives au sens de l’article 2 de la Convention étant donné, d’une part, qu’elles n’ont pas permis d’établir l’ensemble des responsabilités et, d’autre part, que les sanctions auxquelles elles ont abouti ne sont pas à elles seules suffisantes pour constituer une réparation adéquate.
70. Enfin, la Cour observe que, à l’issue de la procédure civile, le requérant disposait également, en vertu de la décision d’incompétence des juridictions judiciaires, de la possibilité d’intenter un recours en indemnisation devant les tribunaux administratifs, ce qu’il n’a pas fait. Néanmoins, il convient de relever que les tribunaux civils n’ont pas conclu à leur absence de compétence dans un délai raisonnable. En effet, ceux-ci sont parvenus à cette conclusion plus de treize ans après l’introduction de l’instance. Le TGI s’est d’abord estimé compétent, malgré l’exception soulevée par l’administration, et a donné gain de cause au requérant en première instance au bout de dix ans de procédure, après avoir décidé d’attendre l’issue de la procédure pénale. Eu égard à ces éléments, il serait déraisonnable de reprocher au requérant de ne pas avoir poursuivi la procédure en engageant une action devant les tribunaux administratifs.
71. Aussi la Cour considère-t-elle que, face à un grief défendable dans le cadre duquel le requérant alléguait qu’une négligence médicale était la cause du décès de son fils, le système national dans son ensemble n’a pas apporté une réponse adéquate et suffisamment prompte conformément à l’obligation que l’article 2 de la Convention faisait peser sur l’État. Partant, il y a eu violation du volet procédural de cette disposition.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
72. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
73. Le requérant réclame 73 160 livres turques pour préjudice matériel. Il indique que cette somme correspond à la somme qui lui a été allouée par le TGI dans son jugement du 28 septembre 2010, soit 15 250 TRY, assortie d’intérêts au taux légal à compter du 23 juin 1999. Il demande en outre 5 000 TRY pour les frais d’hospitalisation et d’inhumation de son fils.
74. Il sollicite 43 750 euros (EUR) pour préjudice moral.
75. S’agissant des frais et dépens, le requérant demande 13 320 TRY pour les frais d’avocats (3 320 TRY pour la représentation devant les juridictions nationales et 10 000 TRY pour la représentation devant la Cour) ainsi que 2 000 TRY pour les autres frais de procédure. Il présente à ce titre une convention passée avec l’avocat qui le représente devant la Cour et qui prévoit le paiement d’une somme de 10 000 TRY. Il indique en outre avoir été condamné à payer 2 000 TRY aux avocats de la partie adverse à l’issue de la procédure devant le TGI.
76. Le Gouvernement conteste l’ensemble de ces prétentions. Il indique que, le 16 août 2013, le requérant a engagé une procédure devant la commission d’indemnisation pour durée excessive de la procédure et qu’il a réclamé la somme de 10 320 TRY. Il ajoute que cette procédure est pendante devant cette instance.
77. La Cour a déjà estimé que si après avoir épuisé en vain les voies de recours internes avant de se plaindre devant les organes de la Convention d’une violation de ses droits, la victime devait les épuiser une seconde fois pour pouvoir obtenir de la Cour une satisfaction équitable, la longueur totale de la procédure instituée par la Convention se révélerait peu compatible avec l’idée d’une protection efficace des droits de l’homme. Pareille exigence conduirait à une situation inconciliable avec le but et l’objet de la Convention (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 98, CEDH 1999‑III).
Eu égard à ses conclusions sur le respect de l’article 2 et à la circonstance que les faits litigieux se sont produits il y a déjà plus de dix-neuf ans, la Cour estime qu’il y a lieu pour elle de statuer sur la demande de satisfaction équitable présentée par le requérant.
78. La Cour considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation constatée et le préjudice matériel allégué. Elle rejette en conséquence cette partie de la demande.
79. Elle estime en revanche que le requérant a subi un préjudice moral certain et lui alloue la somme de 10 000 EUR.
80. Quant aux frais et dépens, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i) 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 décembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident
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[1]. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.