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13/12/2018 | CEDH | N°001-188263

CEDH | CEDH, AFFAIRE CASA DI CURA VALLE FIORITA S.R.L. c. ITALIE, 2018, 001-188263


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE CASA DI CURA VALLE FIORITA S.R.L. c. ITALIE

(Requête no 67944/13)

ARRÊT

STRASBOURG

13 décembre 2018

DÉFINITIF

13/03/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l. c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Ksenija Turković,
Gui

do Raimondi,
Krzysztof Wojtyczek,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Apr...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE CASA DI CURA VALLE FIORITA S.R.L. c. ITALIE

(Requête no 67944/13)

ARRÊT

STRASBOURG

13 décembre 2018

DÉFINITIF

13/03/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l. c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Ksenija Turković,
Guido Raimondi,
Krzysztof Wojtyczek,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski, juges,
et de Abel Campos, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 novembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 67944/13) dirigée contre la République italienne et dont une société de droit italien, la Casa di Cura Valle Fiorita S.r.l. (« la requérante »), a saisi la Cour le 21 octobre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me N. Paoletti, avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora.

3. Devant la Cour, la requérante se plaignait de l’impossibilité de reprendre possession de son immeuble occupé sans titre par des tiers.

4. Le 4 janvier 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est une société à responsabilité limitée de droit italien qui a son siège à Rome.

6. Elle est propriétaire d’un immeuble de 8 000 m2 environ qui est sis à Rome et qui, entre 1971 et 2011, fut affecté à l’usage d’une clinique en vertu de conventions successives conclues avec l’hôpital public San Filippo Neri.

7. La dernière convention avec l’hôpital prit fin le 16 novembre 2011. L’immeuble resta dès lors inoccupé, à l’exception d’un appartement habité par une tierce personne sur la base d’un contrat de commodat.

8. Le 6 décembre 2012, une centaine de personnes s’introduisirent par la force dans l’immeuble de la requérante et s’approprièrent les lieux. Le même jour, la requérante déposa une première plainte devant le procureur de la République. Elle dénonçait une atteinte à son droit de propriété et demandait l’évacuation des lieux.

9. Entre le 7 décembre 2012 et le 1er juillet 2013, la requérante réitéra sa plainte à onze reprises, y joignant différents documents à l’appui de ses allégations. Le 12 juin 2013, elle sollicita également la saisie provisoire de l’immeuble.

10. Par une décision du 9 août 2013, le juge des investigations préliminaires de Rome fit droit à la demande du parquet en ce sens et ordonna que l’immeuble fût saisi à titre provisoire. Il releva qu’il ressortait des investigations diligentées à la suite de la plainte déposée par la requérante que le bien était occupé par 150 personnes environ et que la gestion de l’occupation, qui se serait inscrite dans l’action du mouvement citoyen de défense du droit au logement (movimento lotta per la casa), était organisée et régie par un groupe restreint d’individus qui agissaient à but lucratif. Le juge ajouta qu’il ressortait par ailleurs de l’enquête que les occupants avaient commencé à modifier les lieux aussitôt après l’occupation par la mise en place entre autres de grillages visant à limiter l’accès à l’immeuble. Dès lors, le juge considéra que le délit d’occupation abusive d’immeuble, puni par l’article 633 du code pénal, était envisageable en l’espèce et que la poursuite de l’occupation entraînait un risque de dégradation du bien et de préjudice important pour la partie lésée.

11. Le procureur confia à la Division des enquêtes générales et des opérations spéciales de la Police (Digos) la tâche de faire exécuter ladite décision. La Digos délégua ensuite cette tâche au Comité pour l’ordre et la sécurité publique (CPOSP), encadré par le préfet.

12. Le 18 septembre 2014, la Digos présenta au procureur de la République un rapport concernant la situation de l’immeuble de la requérante. Elle indiquait dans ce rapport que, au cours des années antérieures, de nombreuses occupations abusives d’immeubles, organisées par différents mouvements de défense du droit au logement et impliquant souvent des centaines de personnes, avaient eu lieu dans le département de Rome. Elle arguait que, compte tenu de cette situation, il était crucial de planifier soigneusement les expulsions des occupants afin de préserver l’ordre public et de garantir l’assistance nécessaire aux personnes vulnérables impliquées. Elle précisait que, concernant en particulier l’immeuble de la requérante, la question de l’expulsion avait été abordée en septembre 2013, mais qu’il avait été décidé de renoncer à cette solution compte tenu notamment de la situation financière de la municipalité de Rome, laquelle n’aurait pas permis de reloger les occupants après leur expulsion.

13. Le 23 septembre 2013, la requérante demanda au parquet de Rome de l’autoriser à accéder aux données des personnes impliquées dans l’occupation abusive de son immeuble, afin qu’elle pût intenter une action judiciaire à leur encontre. Ladite demande fut rejetée le 8 octobre 2013 par le parquet.

14. Le 3 mars 2015, la requérante intima à l’administration d’exécuter la décision du 9 août 2013. Celle-ci n’ayant pas donné suite à la demande, la requérante saisit le tribunal administratif du Latium le 21 mai 2015 en se plaignant du silence de l’administration.

15. Le préfet de Rome répondit par une note du 17 juin 2015. Il y indiquait que la situation du bien de la requérante était similaire à celle d’une centaine d’autres immeubles occupés sans titre dans la ville de Rome. Il estimait que, pour ce qui était des procédures d’expulsion, il était nécessaire d’obtenir au préalable de la part de la municipalité des garanties de relogement des personnes évacuées. Selon le préfet, en l’absence de telles garanties, il lui était impossible, au vu des prérogatives qui étaient les siennes, de procéder aux expulsions. Le préfet ajoutait que, quant à l’emploi de la force publique, la loi ne l’autorisait que dans le cas d’expulsions de locataires ordonnées par un tribunal.

16. Entre-temps, le 15 septembre 2014, la requérante s’était vu notifier par le tribunal de Rome une injonction de payer 30 000 euros environ au titre de la consommation d’énergie électrique relative aux années 2013 et 2014. Elle forma opposition contre cette injonction devant le tribunal de Rome. L’issue de cette procédure n’est pas connue.

17. D’après une note de la municipalité de Rome datée du 9 août 2013, la requérante continue d’être redevable vis-à-vis de la municipalité de l’impôt foncier sur l’immeuble occupé, dans la mesure où elle est propriétaire du bien et titulaire du droit de possession sur celui-ci.

18. Il ressort du dossier que, par une note du 30 mars 2016, le préfet a invité la municipalité de Rome à trouver des solutions de relogement pour les occupants afin de permettre la libération de l’immeuble.

19. La procédure engagée à la suite de la plainte déposée par la requérante le 6 décembre 2012 est toujours pendante au stade des investigations préliminaires.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

20. Le décret no 14 du 20 février 2017 contient des normes en matière de sécurité urbaine. Son article 11 concerne en particulier les occupations abusives d’immeubles. Le premier alinéa confère au préfet le pouvoir de faire exécuter les décisions judiciaires relatives aux occupations abusives, y compris en recourant à la force publique, et de déterminer les modalités des expulsions en veillant à garantir l’ordre public et les intérêts des personnes vulnérables impliquées. En cas d’annulation par l’autorité judiciaire des décisions prises par le préfet aux termes du premier alinéa, l’administration a l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour garantir la cessation de l’occupation abusive. Un dédommagement pour le propriétaire du bien est prévu en cas de dol ou de faute grave du préfet.

EN DROIT

I. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

21. La requérante se plaint de la non-exécution de la décision du juge des investigations préliminaires du 9 août 2013 ayant ordonné la saisie et – par suite – l’évacuation de son immeuble. Elle invoque son droit à une protection judiciaire effective garantie par l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

22. La requérante allègue ensuite que l’impossibilité prolongée qui lui serait faite de rentrer en possession de son immeuble occupé sans titre par des tiers constitue une violation de son droit au respect de ses biens tel que prévu par l’article 1 du Protocole no 1. Cette disposition est ainsi libellée :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

23. Le Gouvernement indique que la requérante n’a pas fait valoir devant le juge civil son droit au respect de sa propriété et que, de plus, elle n’a pas démontré son intention d’utiliser son immeuble après la cessation des relations contractuelles avec l’hôpital San Filippo Neri.

24. Le Gouvernement observe aussi que la requérante a attendu deux ans avant d’introduire, le 25 mai 2015, un recours devant le tribunal administratif pour se plaindre de l’inaction de l’administration. Il en déduit que, avant de saisir la Cour, elle ne s’est pas pleinement et correctement prévalue des voies de recours mises à sa disposition par le droit interne.

25. Enfin, le Gouvernement fait référence au décret-loi no 14 du 20 février 2017 et à la protection juridictionnelle offerte aux propriétaires des biens occupés.

26. La requérante réfute les arguments du Gouvernement. Elle soutient tout d’abord avoir fait valoir sans tarder ses droits de propriété sur l’immeuble dans la mesure où elle aurait porté plainte contre l’occupation abusive de son bien le jour même des faits, à savoir le 6 décembre 2012. Elle indique ensuite que, en mai 2015, elle a été contrainte de saisir le tribunal administratif régional compte tenu de l’inaction de l’administration en dépit de ses nombreuses sollicitations visant à obtenir l’exécution de la saisie provisoire de l’immeuble, ordonnée en août 2013 par le juge des investigations préliminaires de Rome.

27. La requérante répète que le droit interne ne lui a pas offert de recours effectif susceptible de lui permettre de faire valoir ses droits. Elle en veut pour preuve que ce n’est que le 30 mars 2016, soit plus de trois ans après le début de l’occupation des lieux, que les autorités auraient recherché activement des solutions de relogement permettant de procéder à l’évacuation de l’immeuble. Quant au remède civil, la requérante estime que, compte tenu des circonstances, un recours de ce type dirigé contre les occupants n’aurait eu aucune chance d’aboutir. En effet, elle précise que l’identité des occupants n’a jamais été établie par les autorités et qu’elle ne voit pas comment un huissier de justice nommé par le juge civil aurait pu entrer en contact avec les individus concernés alors que les autorités n’ont pas réussi à faire exécuter la saisie bien qu’en en ayant été chargées par le juge pénal.

28. Par ailleurs, la requérante indique que les opérations de clôture de l’activité de la clinique et le démantèlement des installations médicales étaient encore en cours à la date du début de l’occupation de l’immeuble. Elle estime que, dès lors, l’argument du Gouvernement selon lequel elle n’avait pas l’intention d’utiliser le bien n’est pas pertinent.

29. Enfin, la requérante expose que le décret no 14 de 2017, entré en vigueur postérieurement à l’introduction de sa requête, ne fait que limiter encore plus les droits des propriétaires des immeubles occupés dans la mesure où il conférerait les pleins pouvoirs au préfet pour lui permettre de veiller à la sauvegarde des droits des occupants et où il ne prévoirait de réparation pour les propriétaires qu’en cas de dol ou de faute grave du préfet.

30. La Cour considère tout d’abord que les arguments du Gouvernement soulèvent en substance une exception de non-épuisement des voies de recours internes et qu’il y a dès lors lieu d’examiner la question de la recevabilité de la requête.

31. Elle rappelle ensuite que l’obligation d’épuiser les voies de recours internes, prévue par l’article 35 § 1 de la Convention, concerne les voies de recours qui sont accessibles au requérant et qui peuvent porter remède à la situation dont celui-ci se plaint. Ces voies de recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’accessibilité et l’effectivité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies. De surcroît, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999-III).

32. Pour se prononcer sur la question de savoir si la requérante a, dans les circonstances particulières de l’espèce, satisfait à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes, il convient de déterminer quel est l’acte des autorités de l’État mis en cause qui fait grief à l’intéressée. La Cour observe à cet égard que la requérante se plaint du refus des autorités compétentes de donner exécution à la saisie provisoire de son immeuble, ordonnée le 9 août 2013 par le juge des investigations préliminaires, et de faire ainsi évacuer les lieux, la saisie de l’immeuble ayant été ordonnée dans le but de préserver son droit de propriété en tant que partie lésée dans la procédure et de lui permettre de rentrer en possession de son bien (paragraphe 10 ci-dessus).

33. La Cour remarque tout d’abord que le Gouvernement n’a pas indiqué quel type de recours devant le juge civil aurait pu aboutir directement à une telle exécution et à l’évacuation des lieux. Elle observe par ailleurs que la tentative par laquelle la requérante a essayé d’identifier les occupants dans le but de les assigner en justice n’a pas abouti en raison du refus des autorités de communiquer les données les concernant (paragraphe 13 ci‑dessus). La Cour rappelle au passage qu’un recours indemnitaire ne serait pas de nature à compenser l’inaction des autorités vis-à-vis de l’occupation de la propriété de la requérante (voir, mutatis mutandis, Matheus c. France, no 62740/00, § 71, 31 mars 2005, et Sud Est Réalisations c. France, no 6722/05, § 59, 2 décembre 2010).

34. Quoi qu’il en soit, dans la mesure où la requérante se plaint d’une atteinte à son droit de propriété, la Cour note que la plainte déposée par elle le jour du début de l’occupation de l’immeuble, qui a été réitérée à plusieurs reprises par la suite et qui a donné lieu à la mesure de saisie provisoire de l’immeuble, visait précisément à la reconnaissance du droit de propriété de la requérante et à l’évacuation des lieux.

35. Par ailleurs, la Cour note que ce sont les autorités qui sont tenues de prêter leur concours à l’exécution de la décision du juge des investigations préliminaires pour que la requérante puisse obtenir la libération de son immeuble. Dès lors, l’obligation d’agir pèse sur les autorités et non pas sur la requérante. Exiger de l’intéressée l’accomplissement d’autres démarches dont les résultats ne pourraient être qu’identiques, compte tenu de ce que les occupants résident illégalement dans l’immeuble sans avoir été ni identifiés ni interpellés, ne correspondrait pas à l’exigence de l’article 35 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Matheus c. France (déc.) no 62740/00, 18 mai 2004, et Barret et Sirjean c. France (déc.), no 13829/03, 3 juillet 2007).

36. Pour ces mêmes raisons, la Cour considère qu’on ne saurait reprocher à la requérante de ne pas avoir saisi plus tôt le tribunal administratif pour se plaindre de l’inaction des autorités vis-à-vis de l’ordre du juge des investigations préliminaires. D’autant plus que ce dernier remède, engagé par la requérante le 25 mai 2015, a été en l’occurrence dépourvu de toute effectivité dans la mesure où le tribunal administratif n’y a pas donné suite et où l’intéressée n’a toujours pas recouvré la jouissance de son droit de propriété. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un recours doit exister avec un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi lui manquent l’accessibilité et l’effectivité requises par la Convention (Sakık et autres c. Turquie, 26 novembre 1997, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 45, série A no 112, et Veysel Şahin c. Turquie, no 4631/05, § 21, 27 septembre 2011).

37. Enfin, quant aux dispositions du décret no 14 de 2017 auxquelles le Gouvernement fait référence dans ses observations, celui-ci n’a pas indiqué dans quelle mesure elles offriraient à la requérante une protection effective et concrète de ses droits conventionnels.

38. Partant, l’exception du Gouvernement concernant le non-épuisement des voies de recours internes ne saurait être retenue.

39. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

40. La requérante dénonce l’inaction des autorités vis-à-vis de l’occupation abusive de son immeuble malgré l’ordre donné en sa faveur par le juge des investigations préliminaires. Elle indique que la situation perdure malgré les nombreuses sollicitations et démarches qu’elle aurait entreprises pour obtenir l’exécution dudit ordre et l’évacuation de son bien, ce qui prouve à ses yeux l’absence de protection de ses droits dans le système national.

41. La requérante expose encore que l’occupation de son immeuble constitue un motif de fierté pour le « mouvement pour le droit au logement », qui organiserait régulièrement, dans l’enceinte de sa propriété, des fêtes et des manifestations publiques en faveur de la lutte pour le logement sans jamais être inquiété par les autorités. Elle estime inacceptable que les occupants sans titre utilisent son immeuble en toute impunité depuis plus de cinq ans tandis qu’elle-même resterait redevable des frais de consommation d’eau et d’électricité.

42. Le Gouvernement ne conteste pas que l’immeuble de la requérante est occupé sans titre par des tiers. Il réplique cependant que les autorités compétentes, à savoir le préfet et le CPSOP, sont déterminées à donner exécution à la décision du 9 août 2013 pour garantir le droit de propriété de la requérante, mais également pour assurer le respect des droits fondamentaux des occupants et de l’exigence de sauvegarde de l’ordre public. Ainsi, le Gouvernement soutient que l’exécution de la saisie provisoire de l’immeuble a été simplement suspendue compte tenu de la complexité de la situation et des différents intérêts en jeu.

43. Il précise que la requérante a d’ailleurs été personnellement informée par les autorités des circonstances afférentes à l’exécution de la saisie de son immeuble, notamment par la lettre du 17 juin 2015 (paragraphe 15 ci‑dessus).

44. Le Gouvernement affirme également que la situation de la requérante est considérée comme une priorité par les autorités. Il en veut pour preuve que, le 30 mars 2016, elles ont officiellement invité la municipalité de Rome à accomplir les démarches nécessaires afin de trouver des solutions de relogement pour les occupants de l’immeuble.

45. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu d’atteinte à la propriété de la requérante et que, bien au contraire, la mesure de saisie décidée en sa faveur par l’autorité judiciaire constitue la preuve d’une reconnaissance du droit de celle-ci au respect de sa propriété.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la violation de l’article 6 § 1 de la Convention

46. La Cour a récemment résumé les principes de sa jurisprudence en matière de droit d’accès à un tribunal dans l’arrêt Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie ([GC], no 76943/11, §§ 84-90, 29 novembre 2016). Aussi, la Cour rappelle que le droit à l’exécution d’une décision de justice est un des aspects du droit d’accès à un tribunal. Comme la Cour l’a déjà affirmé, le droit à un tribunal serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire restât inopérante au détriment d’une partie. En effet, on ne comprendrait pas que l’article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu’il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires ; si cet article devait passer pour concerner exclusivement l’accès au juge et le déroulement de l’instance, cela risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les États contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention. L’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (voir, entre autres, Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil 1997-II).

47. Par ailleurs, la Cour rappelle que, si l’on peut admettre que les États interviennent dans une procédure d’exécution d’une décision de justice, pareille intervention ne peut avoir comme conséquence d’empêcher, d’invalider ou encore de retarder de manière excessive l’exécution, et encore moins de remettre en question le fond de cette décision (Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, §§ 63 et 66, CEDH 1999‑V). Un sursis à l’exécution d’une décision de justice pendant le temps strictement nécessaire pour trouver une solution satisfaisante aux problèmes d’ordre public peut se justifier dans des circonstances exceptionnelles (ibidem, § 69).

48. Il appartient à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent. La Cour a pour tâche d’examiner si en l’espèce les mesures adoptées par les autorités nationales ont été adéquates et suffisantes (voir, mutatis mutandis, Ignaccolo-Zenide c. Roumanie [GC], no 31679/96, § 108, CEDH 2000-I).

49. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que la décision du juge des investigations préliminaires de Rome du 9 août 2013 portait sur un droit de caractère civil de la requérante, à savoir la protection de son droit de propriété. Par ailleurs, ladite décision de saisie revêtait de par sa nature même un caractère d’urgence, dans la mesure où elle était destinée à empêcher la poursuite d’une infraction dans le but de préserver l’intégrité du bien de la partie lésée (paragraphe 10 ci-dessus). En outre, il n’est pas contesté que la décision litigieuse avait un caractère définitif et exécutoire.

50. Or force est de constater que la saisie de l’immeuble demeure aujourd’hui encore non exécutée en dépit des nombreuses démarches accomplies régulièrement par la requérante pour obtenir l’exécution de cette décision. De plus, la Cour observe qu’aucune tentative d’exécution n’a été effectuée par les autorités depuis que le juge a ordonné la saisie en question.

51. Certes, le Gouvernement a justifié le retard pris dans l’exécution par des raisons liées à l’ordre public et par des motivations d’ordre social. La Cour observe à cet égard que les motifs avancés par les autorités pour justifier l’inexécution de la saisie concernent principalement l’absence de solutions de relogement des occupants en raison notamment de difficultés financières de la municipalité (paragraphe 18 ci-dessus), les raisons liées au risque de troubles à l’ordre public n’ayant été évoquées que de manière générale et non circonstanciée. Néanmoins, la Cour est prête à admettre que les autorités internes ont pu avoir également le souci de pallier le risque sérieux de troubles à l’ordre public lié à l’expulsion de plusieurs dizaines de personnes, et ce d’autant que l’occupation de l’immeuble s’inscrivait dans le cadre d’une action militante à fort impact médiatique.

52. Toutefois, force est de constater que le Gouvernement n’a donné aucune information quant aux démarches qui auraient été accomplies par l’administration pour trouver des solutions de relogement depuis le début de l’occupation ou, du moins, depuis la note officielle envoyée par le préfet le 30 mars 2016. Par ailleurs, rien dans le dossier n’évoque une quelconque disposition qui aurait été prise en ce sens (voir, a contrario, Société Cofinco c. France (déc.), no 23516/08, 12 octobre 2010).

53. Dès lors, si la Cour reconnaît que les motivations d’ordre social et les craintes relatives au risque de troubles à l’ordre public pouvaient justifier en l’espèce des difficultés d’exécution et un retard dans la libération des lieux, elle estime toutefois injustifiée l’inaction totale et prolongée des autorités italiennes en l’espèce. Par ailleurs, il convient de rappeler qu’un manque de ressources ne saurait constituer en soi une justification acceptable pour l’inexécution d’une décision de justice (voir, mutatis mutandis, Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 35, CEDH 2002-III, et Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 90, CEDH 2006-V), non plus que l’absence de logements de substitution (Prodan c. Moldova, no 49806/99, § 53, CEDH 2004‑III (extraits)).

54. La Cour est d’avis que, en s’abstenant, pendant plus de cinq années, de prendre toute mesure nécessaire pour se conformer à une décision judiciaire définitive et exécutoire, les autorités nationales ont privé, en l’occurrence, les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile et qu’elles ont porté atteinte à l’État de droit, fondé sur la prééminence du droit et la sécurité des rapports juridiques. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

b) Sur la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

55. La Cour considère en l’espèce que, à l’instar de ce qu’elle a constaté dans l’arrêt Matheus (précité) et à la différence de ce qu’elle a conclu dans l’arrêt Immobiliare Saffi (précité, § 46), le refus des autorités de procéder à l’évacuation de l’immeuble de la requérante ne s’analyse pas en une mesure de réglementation de l’usage des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Dans la présente affaire, et bien que la question du relogement des occupants ait été prise en compte, le refus de procéder à l’expulsion de ces occupants ne découle pas directement de l’application d’une loi relevant d’une politique sociale et économique dans le domaine, par exemple, du logement ou de l’accompagnement social de locataires en difficulté, mais d’un refus des autorités compétentes, dans des circonstances particulières, et pendant plusieurs années, de procéder à l’évacuation de la propriété de la requérante. Selon la Cour, le défaut d’exécution de la décision du juge des investigations préliminaires du 9 août 2013 doit dès lors être examiné à la lumière de la norme générale contenue dans la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1, qui énonce le droit au respect de la propriété (voir, mutatis mutandis, Matheus, arrêt précité, § 68).

56. La Cour rappelle en outre que l’exercice réel et efficace du droit que l’article 1 du Protocole no 1 garantit ne saurait dépendre uniquement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence et qu’il peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par ce dernier de ses biens (Öneryildiz c. Turquie [GC], no 48939/99, § 134, CEDH 2004-XII).

57. Par ailleurs, combinée avec la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, la prééminence du droit, qui est l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique et qui est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention, justifie la sanction d’un État ayant refusé d’exécuter ou de faire exécuter une décision de justice (Matheus, arrêt précité, § 70).

58. En l’espèce, la Cour réitère que, pendant plus de cinq ans, les autorités sont restées inactives face à la décision par laquelle le juge des investigations préliminaires avait ordonné l’évacuation de l’immeuble de la requérante.

La Cour vient de reconnaître que des raisons d’ordre social et des nécessités d’ordre public, qu’elle ne sous-estime pas, auraient pu en l’espèce justifier un retard d’exécution. Cependant, elle ne peut considérer comme acceptable la durée de l’inexécution en l’espèce, qui perdure encore à ce jour, associée à l’absence totale d’informations concernant les démarches entreprises ou envisagées par les autorités pour mettre un terme à la situation. Par ailleurs, la Cour ne perd pas de vue que la requérante est toujours redevable, en attendant, des frais de consommation énergétique des occupants de l’immeuble.

59. Compte tenu des intérêts individuels de la requérante, les autorités auraient dû, après un laps de temps raisonnable consacré à la recherche d’une solution satisfaisante, prendre les mesures nécessaires au respect de la décision de justice.

60. Pour des raisons similaires à celles exposées au regard de l’allégation de violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour considère, eu égard à ce qui précède, qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

61. La requérante dénonce également une violation de l’article 13 de la Convention. Elle se plaint de ne pas avoir disposé en droit interne d’un recours effectif susceptible de lui permettre de faire exécuter la décision ordonnant l’évacuation de son immeuble. Elle réitère les motifs qu’elle avait avancés sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention quant au droit d’accès à un tribunal.

62. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné sous l’angle de l’article 6 § 1 et doit donc aussi être déclaré recevable. Compte tenu des conclusions auxquelles elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 54 ci-dessus), la Cour estime cependant que le grief tiré de l’article 13 ne soulève pas de question distincte.

63. En conséquence, elle conclut qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

64. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

65. La requérante réclame 9 517 500 euros (EUR) pour préjudice matériel. Elle indique que cette somme correspond aux loyers qu’elle aurait perçus, à savoir 2 115 000 EUR par an, s’ils lui avaient été versés depuis le début de l’occupation litigieuse. Elle demande également 100 000 EUR pour dommage moral.

66. Le Gouvernement estime qu’aucune somme ne devrait être allouée à la requérante au titre de la satisfaction équitable compte tenu notamment de la possibilité qui serait celle de l’intéressée d’obtenir un dédommagement au niveau national.

67. La Cour observe que la base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans le constat de violation de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention à raison de la non-exécution d’une décision de justice ordonnant l’évacuation de l’immeuble de la requérante.

68. La requérante demande à titre de dommage matériel le montant des loyers qu’elle aurait pu obtenir si elle avait eu la possession de son immeuble. La Cour estime que si la requérante a incontestablement et nécessairement subi un préjudice matériel en raison de l’inaction prolongée des autorités vis-à-vis de l’occupation abusive, l’on ne saurait néanmoins spéculer sur ce qu’auraient été les revenus locatifs que la requérante aurait pu percevoir en exploitant son immeuble, qui n’était d’ailleurs pas loué au moment des faits. Le rapport d’expertise diligenté à la demande de l’intéressée ne permet pas davantage à la Cour de calculer avec précision le préjudice subi de ce chef.

La Cour note enfin, avec le Gouvernement, que la requérante pourra obtenir un dédommagement devant les instances nationales, mieux placées pour apprécier le préjudice matériel souffert par l’intéressée en raison de l’occupation.

69. En outre, pour ce qui est des coûts auxquels la requérante aurait été exposée, à savoir le paiement des frais de consommation énergétique des occupants et des impôts sur la propriété, la Cour observe que ceux-ci n’ont été ni chiffrés ni réclamés par l’intéressée dans ses demandes de satisfaction équitable.

70. Dans ces conditions, il ne sera pas fait droit à la demande de la requérante au titre de préjudice matériel (Barret et Sirjean, précitée, § 54).

71. En revanche, la Cour estime que la requérante a subi un préjudice moral certain que les constats de violation ne sauraient compenser. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle accorde à l’intéressée la somme de 20 000 EUR.

B. Intérêts moratoires

72. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 décembre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposLinos-Alexandre Sicilianos
GreffierPrésident


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