DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BASA c. TURQUIE
(Requêtes nos 18740/05 et 19507/05)
ARRÊT
STRASBOURG
15 janvier 2019
DÉFINITIF
15/04/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Basa c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 décembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 18740/05 et 19507/05) dirigées contre la République de Turquie et dont plusieurs ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour les 13 et 20 mai 2005 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La liste des requérants, leurs dates de naissance ainsi que leur lieux de résidence figurent en annexe.
3. Ils ont été représentés par Me Mehmet Avni Kirişçioğlu, avocat à Ankara.
4. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
5. Les requérants alléguaient en particulier une violation de leur droit au respect de leurs biens.
6. Les requêtes ont été communiquées au Gouvernement respectivement le 1er septembre 2011 et le 3 avril 2012.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Le cadastrage de la sous-préfecture de Pazar et les actions en contestation
7. En 1980, l’administration procéda au cadastrage des biens se trouvant à Pazar, une sous-préfecture du département de Rize.
8. À l’issue de ces travaux, la commission cadastrale enregistra plusieurs parcelles comme étant la propriété des de cujus des requérants :
Pazar-Hemşin :
– parcelle no 8 – îlot no 6,
– parcelle no 1 – îlot no 19,
– parcelle no 18 – îlot no 19,
– parcelle no 1 – îlot no 20;
Kirazlık-Gaba :
– parcelle no 7 – îlot no 162,
– parcelle no 43 – îlot no 162.
9. Ces parcelles se situaient à l’est et à l’ouest du cours de la rivière Hemşin, tel que celui-ci était établi au moment des travaux de cadastrage. Ce cours avait changé en 1946 à la suite de phénomènes naturels (voir paragraphe 16 ci-dessous).
10. Pour enregistrer ces biens comme propriété des requérants, la commission cadastrale se fonda essentiellement sur un titre de propriété originaire datant de l’an 1303 de l’ère hégirienne (« le titre de 1303 »), correspondant aux années 1886-1887, et sur plusieurs titres découlant de celui-ci (dont, notamment, un titre de mai 1338 (de l’ère hégirienne), ligne 11, vol. 19, page 176, un titre de septembre 1965, ligne 53, vol. 79, page 62 et un titre de novembre 1967, ligne 19, vol. 82, page 49). Les services du cadastre estimèrent que les limites indiquées sur le titre originaire – parmi lesquelles la mer noire au nord, un bras de la rivière Hemşin à l’ouest et un autre bras du même cours d’eau à l’est – correspondaient aux limites des diverses parcelles susmentionnées.
11. À diverses dates, le Trésor et la mairie de Pazar firent opposition à ces conclusions au motif que d’une part le titre de 1303 couvrait notamment le lit de la rivière Hemşin, lequel ne pouvait faire l’objet d’une propriété privée, et d’autre part qu’il indiquait une superficie de 5 décarres (environ 5 000 m²), alors que les terrains en question avaient au total une superficie beaucoup plus étendue.
12. La commission cadastrale rejeta les oppositions après avoir procédé à une nouvelle visite des lieux. Elle fit valoir que les arguments du Trésor avaient déjà été examinés et rejetés au cours des travaux de cadastrage, et qu’il était établi que le titre de 1303 dont les de cujus des requérants étaient titulaires couvrait l’ensemble des parcelles enregistrées en leur nom. En ce qui concernait plus particulièrement l’argument selon lequel la superficie des terrains enregistrés au profit des consorts Basa était supérieure à celle mentionnée dans le titre de 1303 (5 décarres), la commission ajouta que, dans un jugement du 24 juin 1947, le tribunal d’instance de Pazar, à l’occasion d’une action en partage, avait établi que la superficie correspondant au titre de 1303 (telle qu’elle découlait des limites indiquées) était de plus de 55 225 m² (voir paragraphe 26 ci-dessous). Ce jugement, qui était devenu définitif après un recours en cassation, mais qui n’avait pas été retranscrit au registre foncier, constituait selon elle une preuve documentaire.
B. La procédure judiciaire
13. A diverses dates, le Trésor saisit le tribunal du cadastre de Pazar (« le tribunal ») d’actions en annulation des conclusions cadastrales concernant les parcelles litigieuses. Ses contestations portaient principalement sur les parcelles appartenant aux de cujus des requérants. L’administration soutenait que les biens en question étaient situés dans le lit majeur d’une rivière et que, par conséquent, elles ne pouvaient appartenir à des particuliers.
14. Dans un premier temps, une partie des actions furent jointes dans la procédure no 1988/8, alors qu’une autre partie le fut sous la procédure no 1988/10. Par la suite la première procédure fut jointe à la seconde.
15. Au cours de la procédure, le tribunal procéda à plusieurs visites des lieux en présence notamment des parties, entendit des témoins et fit réaliser plusieurs expertises.
16. D’après les experts locaux entendus par le tribunal, les parcelles en litige correspondaient au terrain visé par le titre de 1303 et appartenaient aux de cujus des requérants, lesquels les auraient cultivées jusqu’en 1946, année où de grandes inondations se seraient produites. La rivière Hemşin aurait alors changé son cours et les parcelles en question seraient restées immergées pendant un certain temps. Puis, en 1979, la direction générale des eaux (« DSI ») aurait fait ériger des digues pour maîtriser le cours d’eau et le maintenir dans son lit actuel. Ces points furent confirmés par des experts techniques.
17. Dans un rapport du 29 novembre 1989, une expertise scientifique confirma les dires des experts locaux. Ledit rapport se fondait notamment sur des cartes militaires datant de 1927, de 1959 et de 1985 qui faisaient apparaître le cours de la rivière à ces dates.
18. D’autres experts relevèrent également qu’une partie du terrain (4 960 m2 de la parcelle no 1 – îlot no 19, et 10 950 m2 de la parcelle no 7 – îlot no 162) avait été expropriée par la mairie de Pazar.
19. Dans son rapport faisant suite à la visite, un expert en géologie déclara que les parcelles en question se trouvaient dans le lit majeur de la rivière Hemşin.
20. Les experts établirent également des plans du cours actuel de la rivière Hemşin et de son cours en 1927 et en 1959.
21. Un rapport d’expertise établi par un cartographe dans le cadre d’une autre procédure en 1971, indiquant que le cours le plus ancien de la rivière était celui indiqué sur la carte militaire de 1927, fut également versé au dossier.
22. Un rapport d’expertise réalisé par un ingénieur en géologie et datant du 15 décembre 1989, confirma que le cours de la rivière avait changé à plusieurs reprises. Lors des grandes inondations de 1946, les terres cultivées et les bâtiments présents sur les parcelles litigieuses avaient subi des dégâts importants. Par la suite, le cours de la rivière avait été maîtrisé grâce aux digues de protection érigées par la DSI. L’expert indiqua par ailleurs que des alluvions étaient présentes dans l’ensemble de la vallée où coulait la rivière. Il en déduit que l’ensemble des parcelles litigieuses se trouvaient dans le lit majeur de ce cours d’eau.
23. Les requérants contestèrent ce rapport, considérant qu’il était insuffisamment motivé et dénué de caractère scientifique.
24. Un second rapport d’expertise géologique, dont la date précise n’est pas connue, confirma, dans ses conclusions, que les inondations de 1946 avaient conduit à de grands changements dans le delta du cours d’eau. Selon les experts, les examens réalisés sur place et les données sédimentologiques permettaient de conclure que les parcelles litigieuses se composaient d’un éventail d’alluvions formé il y a « au moins 100-150 ans ».
25. Devant le tribunal, les de cujus des requérants soutinrent être propriétaires de ces parcelles.
26. Outre le titre de 1303, et les autres titres qui en découlaient, ils versèrent au dossier différents documents, dont :
– un jugement du tribunal d’instance de Pazar du 24 juin 1947, rendu dans le cadre d’une action en partage initiée en 1942 et précisant qu’il était établi de manière définitive (kesin olarak) que la superficie du terrain visé par le titre de 1303 était non pas de 5 décarres mais de 51 291 m2 – bien que le chiffre de 55 225 m² avait été initialement avancé par une première expertise, le tribunal avait en définitive retenu une superficie de 51 291 m² ;
– des quittances de paiement de taxes relatives aux parcelles litigieuses ;
– un jugement du tribunal de grande instance de Pazar (« le TGI ») du 20 octobre 1977 rendu dans le cadre d’un litige relatif à une action pétitoire ; dans sa décision, le TGI avait donné gain de cause aux consorts Basa en se fondant principalement sur le titre de 1303;
– des contrats de droit privé par lesquels les consorts Basa avaient mis en location les parcelles litigieuses ;
– un jugement du TGI daté du 22 septembre 1979, relatif à la délimitation de la partie ouest du terrain visé par le titre de 1303 et indiquant que la superficie de cette partie du terrain était de 5 620 m2.
27. Par ailleurs, les intéressés firent valoir qu’ils avaient été considérés comme propriétaires du bien lors des expropriations de certaines parties du terrain. Le dossier indique l’existence de deux expropriations réalisées avant le cadastrage : une expropriation de 2 040 m² par la direction générale des routes en 1955 et une expropriation de 170 m² par la mairie de Pazar en 1966. Les éléments du dossier suggèrent l’existence d’une autre expropriation réalisée en janvier 1986 mais ne permettent pas de déterminer le destinataire de l’indemnité, ni la surface expropriée.
28. Enfin, les requérants précisèrent que, même en supposant que les parcelles se trouvent dans le lit d’une rivière, cette situation n’était pas de nature à empêcher l’acquisition par prescription, dès lors qu’il était établi qu’ils avaient cultivés les terrains en cause. Ils s’appuyèrent à cet égard sur un arrêt de l’Assemblée générale de la Cour de cassation du 26 juin 1973.
29. Par un jugement du 14 février 2000, le tribunal débouta l’administration et confirma les conclusions de la commission cadastrale.
30. À la lumière des déclarations des témoins, des rapports des experts locaux et des experts techniques qui avaient appliqué au terrain les limites décrites dans le titre de propriété, des jugements et de l’ensemble des autres pièces versées au dossier, le tribunal observa que les limites des parcelles litigieuses correspondaient à celles du bien décrit dans le titre de 1303 détenu par les consorts Basa. Il jugea que, si le fait que ledit bien était désormais traversé par un cours d’eau et une route avait nécessité de le diviser en plusieurs parties, la totalité des parcelles litigieuses ne formait en réalité qu’un seul et même ensemble appartenant aux consorts Basa.
31. Le tribunal nota que ces terrains avaient été cultivés jusqu’en 1940 par les de cujus des requérants. De 1940 à 1946, ils avaient été utilisés comme pâturages. Après les graves inondations de 1946, le cours de la rivière s’était élargi. Par la suite, des digues avaient été érigées pour maîtriser ce cours d’eau et en prévenir les débordements.
32. Le tribunal releva en outre qu’il apparaissait que les consorts Basa avaient mis une partie de ces terres en location, qu’ils avaient perçu une indemnité lors de l’expropriation d’une partie du bien, et que leurs titres, et notamment le titre originaire de 1303, avaient été pris en compte par les tribunaux au cours de diverses procédures entre personnes privées pour leur reconnaître la propriété de certaines parcelles. Il en déduisit que les requérants exerçait une possession sur les terrains en cause.
33. En ce qui concerne l’argument de l’administration demanderesse selon lequel il y avait une contradiction entre la superficie mentionnée sur le titre et celle qui découlait des limites indiquées sur le même document, le tribunal estima que c’étaient les limites décrites sur le titre qui devaient prévaloir. A cet égard, il rappela les conclusions du jugement du tribunal d’instance de Pazar du 24 juin 1947 - qui devait être considéré comme un certificat (tevsif belgesi) - selon lesquelles la superficie du bien des de cujus des requérants serait de 55 225m². Il s’agissait là de constatations judiciaires qui n’avaient pas été « retranscrites au registre foncier » (tapuya itirazı yapılmamış).
34. Par un arrêt du 12 juillet 2000, statuant sur pourvoi de l’administration, la Cour de cassation infirma la solution retenue par la juridiction de première instance.
35. Selon la haute juridiction, il ressortait des éléments du dossier que la rivière de Hemşin, dont le delta était constitué de deux bras, modifiait souvent son cours et n’avait pas de lit fixe. Elle nota que, d’après le rapport d’expertise géologique de 1989, « la quasi-totalité » de la superficie des parcelles litigieuses se trouvait dans le lit (majeur) de cette rivière. À la suite des inondations de 1946, celle-ci avait changé de trajectoire pour suivre son cours actuel. Par la suite, la DSI avait fait ériger des digues pour maîtriser le cours d’eau.
36. La Cour de cassation estima que, compte tenu de ces éléments, le titre de propriété dont les défendeurs au litige se prévalaient portait sur un bien dont les limites (celles constituées par la rivière Hemşin) n’étaient pas fixes. Elle rappela que, lorsqu’un terrain n’avait pas de limites fixes, c’est la superficie mentionnée sur le titre et non celle découlant des limites décrites sur celui-ci qui devait prévaloir (voir paragraphe 51 ci-dessous). Si les requérants avaient fait corriger la superficie du titre (jugement du tribunal d’instance du 24 juin 1947), ce changement n’était pas opposable au Trésor, qui n’avait pas été partie à la procédure.
37. S’agissant des revendications fondées sur la possession, la haute juridiction précisa que les parcelles litigieuses ne pouvaient faire l’objet d’une acquisition par prescription dès lors que celles-ci se trouvaient dans le lit d’une rivière.
38. Partant, seule la superficie de 5 décarres indiquée sur le titre originaire de 1303 devait être inscrite au nom des défendeurs. De cette superficie, devait être déduite la surface qui avait été cédée aux autorités par les requérants pour la construction d’une route. En conclusion, la surface dont la propriété devait revenir aux requérants était de 2 555 m2. Le terrain correspondant devait être déterminé en partant de la limite stable indiquée par le titre de 1303. Le reste des parcelles devait être enregistré comme propriété du Trésor.
39. Après la reprise de la procédure devant le tribunal, les requérants contestèrent l’approche de la haute juridiction et firent valoir, notamment, qu’il était établi que les limites décrites dans leur titre couvraient l’ensemble des parcelles litigieuses, et que la circonstance que la rivière ait changé son cours n’était pas un élément de nature à anéantir leurs droits. Ils citèrent à l’appui de cet argument un arrêt de la Cour de cassation du 30 janvier 1987 (7ème chambre civile – 1986/7444 E. 1987/1007 K.) qui, selon eux, abondait en leur sens. En outre, ils précisèrent que si des alluvions étaient présentes sur les terrains en cause, le rapport d’expertise indiquait que celles-ci s’étaient formées il y a 100 à 150 ans.
40. Le 3 avril 2003, le tribunal se conforma à l’arrêt de la Cour de cassation et décida que :
– les conclusions de la commission cadastrale étaient annulées ;
– la parcelle no 43 – îlot no 162 (11 912 m2) devait être inscrite sur le registre foncier au nom de la Direction générale des routes ;
– la parcelle no 1 – îlot no 19 (17 945 m2) devait être inscrite sur le registre foncier au nom de la mairie de Pazar (4 960 m2) et au nom du Trésor (12 985 m2) ;
– la parcelle no 7 – îlot no 162 (10 950 m2) devait être inscrite sur le registre foncier au nom de la mairie de Pazar ;
– la parcelle no 18 – îlot no 19 (11 622 m2) devait être inscrite sur le registre foncier au nom du Trésor ;
– la parcelle no 1 – îlot no 20 (4 016 m2) devait être inscrite sur le registre foncier au nom du Trésor ;
– la parcelle no 8, îlot no 6 (2 555 m2) devait être inscrite sur le registre foncier au nom de la famille Basa.
41. Le 11 mai 2004, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des défendeurs.
42. Le 27 octobre 2004, elle rejeta également leur recours en rectification d’arrêt.
43. Ce dernier arrêt fut enregistré au greffe du tribunal le 6 décembre 2004, puis notifié le 20 décembre 2004.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le registre foncier
44. Chaque bien enregistré au grand livre du registre foncier (tapu kütüğü) dispose de son feuillet propre, qui comporte notamment l’état descriptif, l’identité du propriétaire, les gages, les annotations et mentions ainsi que les servitudes.
45. Aux termes de l’article 7 du nouveau code civil (NCC), qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2002 :
« Les registres publics et les titres authentiques font foi des faits qu’ils constatent et dont il n’a pas été prouvé qu’ils étaient inexacts. La preuve de l’inexactitude de ces faits n’est soumise à aucune forme particulière (...) »
46. L’article 1023 du NCC, qui reprend une disposition préexistante, crée une fiction d’exactitude du registre foncier dans les termes suivants :
« Celui qui acquiert la propriété ou d’autres droits réels en se fondant de bonne foi sur une inscription du registre foncier est maintenu dans son acquisition. »
B. Les dispositions pertinentes de la loi sur le cadastre
47. En application de l’article 13 de la loi no 3402 du 21 juin 1987 relative au cadastre (« la loi sur le cadastre »), lors des travaux de cadastrage, les biens disposant d’un titre et sur lequel une possession est exercée par le titulaire de ce titre (ou ses ayants droit) sont enregistrés comme propriété de celui-ci.
48. La délimitation, au cours du cadastrage, des terrains disposant d’un titre préexistant est régie par l’article 20 de la loi susmentionnée. Celui-ci prévoit plusieurs cas de figure en cas de contrariété entre les limites décrites sur le titre et la superficie indiquée sur celui-ci.
49. Lorsque le titre repose sur une carte, un plan ou un croquis et qu’il est possible d’appliquer ces documents graphiques au terrain, les limites découlant desdits documents prévalent sur les autres indications, dont la superficie (alinéa A).
50. Lorsque le titre ne repose pas sur ce type de document graphique, les limites décrites par le titre prévalent lorsqu’il est possible de les appliquer au terrain et que la parcelle ainsi délimitée est sous la possession du titulaire du titre (alinéa B).
51. La première phrase de l’alinéa C dispose, quant à lui, que lorsque le titre ne repose pas sur des documents graphiques et que les limites sont « instables et susceptibles de permettre un élargissement » du terrain (değişebilir ve genişletilmeye elverişli), c’est la superficie indiquée sur le titre qui doit prévaloir. La seconde phrase du même alinéa précise toutefois que si le bien, compte tenu « des mentions du titre, de sa structure physique et de son emplacement, couvre un endroit déterminé» (kayıtları, fizik yapıları ve konumları itibariyle belli bir yeri kapsıyorsa), ce sont les limites de cet endroit qui doivent prévaloir.
C. L’acquisition de la propriété
52. L’article 705 du NCC, qui reprend les termes de l’article 639 de l’ancien code civil (« ACC ») dispose :
« B. L’acquisition de la propriété
I. L’inscription au registre
L’inscription au registre foncier est nécessaire pour l’acquisition de la propriété foncière.
Celui qui acquiert un immeuble par occupation, succession, expropriation, exécution forcée ou jugement en devient toutefois propriétaire avant l’inscription, mais il n’en peut disposer dans le registre foncier qu’après que cette formalité a été remplie. »
53. Aux termes de l’article 713 alinéa 1 NCC, qui reprend l’article 639 alinéa 1 ACC :
« B. L’acquisition de la propriété
(...)
II. Modes d’acquisition
(...)
Toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier peut introduire une action en justice en vue d’obtenir [l’enregistrement de] ce bien comme étant sa propriété dans ce registre. »
54. L’alinéa 5 in fine de cette même disposition prévoit que :
« La propriété est acquise au moment où les conditions prévues au premier alinéa sont réunies. »
D. L’expropriation des biens non-immatriculés au registre foncier
55. L’article 19 de la loi no 2942 relative à l’expropriation dispose que lorsque l’administration souhaite exproprier un bien non-immatriculé au registre foncier, elle doit avant tout vérifier que ce bien n’est pas un bien public au sens de l’article 16 du cadastre, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un bien dédiée à l’usage commun du public (tel qu’un pâturage par exemple) et relevant de ce fait de la propriété de l’Etat.
56. S’il s’avère que ce bien non-immatriculé ne relève pas de l’article 16 susmentionné, l’administration expropriante doit déterminer si quelqu’un exerce une possession sur ledit bien. Si cette personne revendique la propriété par prescription, l’administration doit, après un certain nombre de recherches, établir un procès-verbal qui devra, d’une part, contenir notamment l’identité du possesseur, la date du début de la possession et la durée de celle-ci ainsi que les reçus fiscaux, et d’autre part, préciser si les conditions de la prescription acquisitive sont remplies.
57. Ce n’est qu’après avoir accompli ces diligences que l’administration peut passer à la phase judiciaire de l’expropriation.
58. Le tribunal de grande instance saisi par l’administration peut ordonner le transfert de propriété et le paiement de l’indemnité au possesseur s’il considère que les conditions de la prescription acquisitive telles qu’énoncées dans le code civil ont été réunies par l’intéressé à la date de l’expropriation.
E. Les glissements de terrains et la formation de nouvelles terres
59. L’article 708 du CC se lit comme suit :
« 3. Formation de nouvelles terres
Les terres utilisables qui se forment dans les régions sans maître par alluvions, remblais, glissements de terrain, changements de cours ou de niveau des eaux publiques, ou d’autre manière encore, appartiennent à l’Etat.
L’Etat peut attribuer ces terres aux propriétaires des fonds contigus.
Celui qui prouve que des parties de son immeuble en ont été détachées a le droit de les reprendre dans un délai d’un an à partir du moment où il a connaissance du détachement et dans tous les cas avant l’écoulement d’un délai de dix ans. »
60. L’article 709 du CC dispose que « les glissements de terrain ne modifient pas les limites des immeubles ».
61. L’article 710 du CC indique quant à lui que « le principe selon lequel les glissements de terrain ne modifient pas les limites des immeubles ne s’applique pas aux territoires en mouvement permanent désignés comme tels par les autorités compétentes.
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES AFFAIRES
62. La Cour constate que les deux requêtes sont similaires quant aux faits, aux principaux griefs et aux problèmes de fond qu’elles soulèvent. En conséquence, elle juge approprié de les joindre, en vertu de l’article 42 § 1 de son règlement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
63. Les requérants allèguent que l’inscription des parcelles litigieuses au nom du Trésor constitue une violation de leur droit au respect de leurs biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.»
64. Le Gouvernement combat cette thèse.
A. Thèse des parties
65. Le Gouvernement ne conteste pas que le titre de 1303, qu’il indique correspondre à l’année 1887, confère aux consorts Basa la propriété d’un bien. Il conteste toutefois la superficie de ce bien.
66. Il allègue que, si les requérants ont estimé que l’étendue de leur droit de propriété aurait dû être déterminée selon les limites indiquées par le titre de 1303, les juridictions nationales n’ont finalement pris en compte que la superficie de 5 000 m² mentionnée dans ce titre.
67. Il précise que le différend réside dans la contradiction que présente le registre foncier. En effet, le Gouvernement indique que la superficie calculée selon les limites indiquées par le titre de 1303 était de 51 291 m² alors que le même titre faisait état d’une superficie de 5 000 m². Il expose que de telles contradictions peuvent apparaître dans les titres de propriété anciens qui ne reposent pas sur des cartes ou des plans. Il ajoute que, en application de la loi sur le cadastre, ces contradictions sont réglées de la manière suivante.
68. Lorsque les limites indiquées par le titre sont fixes, celles-ci prévalent sur la superficie mentionnée par le document.
69. Par contre, lorsque les limites sont susceptibles de changer, c’est la superficie mentionnée par le titre qui prévaut.
70. Le titre des requérants relèverait de ce second cas de figure. En effet, le Gouvernement indique que le bien des requérants, tel que décrit par le titre, était délimité à l’ouest par la rivière Hemşin. Or, selon lui, cette limite ne pouvait être considérée comme fixe puisqu’il avait été établi que la rivière avait changé son cours à plusieurs reprises.
71. Le Gouvernement souligne que le cours exact de la rivière à la date à laquelle le titre a été établi, soit 1887, n’est pas connu et ne pouvait l’être avec certitude.
72. Selon lui, l’éventuelle prise en compte du cours de cette rivière pour calculer l’étendue de la propriété des requérants aurait nécessairement conduit à une erreur, ce qui expliquerait que la Cour de cassation n’ait pas pris en compte cette limite pour déterminer la superficie du bien.
73. Le Gouvernement précise en outre que si le cours de la rivière Hemşin en 1927 a pu être déterminé, rien n’indique que ce cours d’eau ne suivait pas une autre trajectoire à l’époque où le titre originaire des requérants a été établi, c’est-à-dire en 1887.
74. En ce qui concerne les jugements présentés à l’appui de leurs prétentions par les requérants, le Gouvernement avance que les décisions judiciaires rendues en matière civile n’ont pas d’effet erga omnes. Arguant que le Trésor ou, d’une manière plus générale, l’administration, n’a pas été partie aux procédures dont se prévalent les requérants, les décisions judiciaires rendues à l’issue de celles-ci ne lui seraient pas opposables.
75. Le Gouvernement considère que, en tout état de cause, ces décisions ne sont pas de nature à prouver l’étendue du droit de propriété des requérants, pas plus que les autres documents présentés, tels que les contrats de location ou les quittances de paiement de taxes.
76. Il estime par ailleurs que l’indemnité d’expropriation versée aux requérants ne prouve pas non plus que les intéressés ont été considérés comme propriétaires du terrain exproprié, étant donné que le droit de l’expropriation prévoit, selon lui, l’indemnisation non pas du seul propriétaire mais aussi du possesseur.
77. Le Gouvernement se réfère en outre à deux décisions concernant le contentieux du cadastre : Köse c. Turquie ((déc.), no 1272/04, 8 janvier 2008, CEDH) et Mümtaz Şerefli et autres c. Turquie ((déc.), no 1533/03, 2 octobre 2007), dont il estime que les circonstances sont similaires à celle du cas d’espèce. Il indique en outre qu’il n’appartient pas à la Cour de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, ou de substituer sa propre appréciation des éléments de fait ou des lois applicables à celles des juridictions nationales. Il est d’avis que les juridictions nationales ont apprécié souverainement toutes les preuves qui leur ont été soumises et décidé que l’étendue du droit de propriété des requérants devait correspondre non pas aux limites décrites mais à la superficie mentionnée dans le titre de 1303. Il soutient que ces décisions ne sont pas entachées d’arbitraire.
78. En conclusion, le Gouvernement invite la Cour à déclarer le grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
79. Les requérants considèrent que l’ensemble des parcelles litigieuses constitue leur bien. Ils indiquent que les experts entendus au cours de la procédure interne ont unanimement déclaré, à l’instar de la commission cadastrale, que leurs titres correspondaient aux biens litigieux. Ils ajoutent que les autorités ont également reconnu leur droit de propriété sur les biens en question lors de l’expropriation d’une partie de ces terrains. Enfin, ils arguent que le tribunal d’instance de Pazar a reconnu, dans son jugement du 24 juin 1947, que la superficie du terrain était de 51 291m².
B. Appréciation de la Cour
1. Les principes généraux
80. La Cour rappelle qu’un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, c), CEDH 2004‑IX, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 142, 20 mars 2018). La notion de « biens » a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des valeurs patrimoniales et donc des « biens » aux fins de cette disposition (Centro Europa 7 s.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 171, CEDH 2012). Si l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Kopecký, précité, § 35, a)), la notion de « biens » peut recouvrir tant des biens actuels que des créances suffisamment établies pour être considérées comme des valeurs patrimoniales (Kopecký, précité, § 42, et Radomilja et autres, précité, § 142).
81. La Cour rappelle ensuite qu’un titre de propriété régulièrement enregistré peut constituer, en vertu du droit interne applicable, la preuve de l’existence d’un droit de propriété sur le bien en cause (voir, en ce qui concerne le droit turc, Riemer et autres c. Turquie, no 18257/04, § 36, 10 mars 2009, Doğancan c. Turquie (déc.), no 17934/10, § 22, 15 octobre 2013, et Dönmez et autres c. Turquie (déc.), no 19258/07, § 71, 30 janvier 2018).
82. Lorsque l’intérêt patrimonial concerné est de l’ordre de la créance, il ne peut être considéré comme une valeur patrimoniale protégée par l’article 1 du Protocole no 1 que lorsqu’il a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence constante des tribunaux internes, c’est-à-dire lorsque la créance est suffisamment établie pour être exigible (Kopecký, précité, §§ 49 et 52, Centro Europa 7 s.r.l. et Di Stefano, précité, § 173, et Radomilja et autres, précité, § 142). À cet égard, des créances en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » de les voir se concrétiser, c’est-à-dire d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété, peuvent constituer des valeurs patrimoniales (voir, entre autres, Malhous c. République tchèque (déc.) [GC], no 33071/96, CEDH 2000-XII, Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 69, CEDH 2002‑VII, et Kopecký, précité, § 35, c)). Toutefois, une espérance légitime n’a pas d’existence indépendante : elle doit être rattachée à un intérêt patrimonial pour lequel il existe une base juridique suffisante en droit national (Kopecký, précité, §§ 45-53, et Radomilja et autres, précité, § 143). En outre, un requérant ne peut en principe passer pour jouir d’une créance suffisamment certaine s’analysant en une valeur patrimoniale aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (voir, par exemple, Kopecký, précité, § 50, et Centro Europa 7 s.r.l. et Di Stefano c. Italie, précité, § 173 ; comparer Radomilja et autres, précité, § 149).
2. Application en l’espèce des principes généraux
83. La Cour observe que les revendications de propriété des requérants reposaient principalement sur leur titre de propriété datant de 1887.
84. Un tel titre immatriculé au registre foncier constitue en droit turc la preuve incontestable d’un droit de propriété.
85. Toutefois, si les limites décrites sur celui-ci couvraient un ensemble d’environ 51 291 m², la superficie mentionnée n’était que de 5 décarres (environ 5 000 m²).
86. La question qui se pose dès lors est de déterminer l’entendue du terrain que le titre couvrait.
87. Or, la Cour observe que cette question, liée à la valeur des titres immatriculés, relève du droit national, lequel, en l’occurrence l’article 20 de la loi sur le cadastre, régit ce type de contradiction en indiquant les situations dans lesquelles c’est la superficie mentionnée sur le titre qui doit être retenue et celles dans lesquelles c’est la superficie découlant des limites qui doit prévaloir.
88. Interprétant et appliquant le droit turc, les juridictions nationales ont estimés que le titre des requérants ne concernait qu’un bien de 5 décarres, étant donné que les limites décrites dans ledit titre n’étaient pas stables et ne pouvaient dès lors être retenues pour fixer la superficie du bien.
89. Il y avait certes eu une controverse en droit interne sur la question de savoir si c’étaient les limites ou bien la superficie indiquées par le titre qui devaient prévaloir. Si le TGI a initialement tranché la question en faveur des requérants, son jugement a été cassé et les juridictions ont finalement estimé que le titre des requérants correspondait à un bien de 5 décarres. Or, on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký, précité, § 50).
90. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes dans l’interprétation de la loi nationale ; c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Tejedor García c. Espagne du 16 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII).
91. Elle ne relève rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans l’appréciation de la Cour de cassation. À cet égard, elle ne perd pas de vue que les experts avaient pu identifier le cours de la rivière, et donc les limites du bien, en 1927, c’est-à-dire avant les inondations de 1946. Elle relève toutefois, comme l’invite d’ailleurs à la faire le Gouvernement, que le titre avait été établi en 1887 et que rien ne permettait de déterminer le cours du fleuve à cette époque et donc d’identifier les limites du terrain. Dès lors, l’approche consistant à privilégier la superficie, qui avait été mentionnée au moment de l’établissement du titre, est loin d’être déraisonnable.
92. En ce qui concerne le jugement du tribunal d’instance de 1947 qui considère que la superficie du bien des requérants étaient de 51 291 m², la Cour de cassation a estimé que celui-ci ne liait pas le Trésor. La Cour observe que ce jugement du tribunal a été rendu dans le cadre d’une action en partage à laquelle le Trésor n’a pas participé et que les requérants ne fournissent aucun argument permettant d’affirmer que ledit jugement était opposable au Trésor.
93. Il en va de même des autres jugements présentés par les intéressés.
94. Quant à la circonstance que les requérants aient perçu une indemnité pour l’expropriation d’une partie du terrain litigieux, la Cour estime que celle-ci ne pouvait avoir pour conséquence de modifier la superficie couverte par le titre, ni de contraindre les juridictions nationales à fixer la superficie du bien d’une manière autre que celle qui était prévue par la loi. Elle pouvait tout au plus signifier qu’au moment de l’expropriation les requérants avaient été reconnus propriétaires ou possesseurs des parcelles expropriées.
95. La Cour relève qu’outre le titre, les requérants fondent également leur revendications de propriété sur la prescription acquisitive. À cet égard, les intéressés semblent s’être appuyés sur l’article 639 de l’ACC (actuellement l’article 713 du NCC), en vertu duquel toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier, peut demander l’inscription au registre foncier de ce bien comme étant sa propriété (paragraphe 53 ci‑dessus). De ce point de vue, la « possession » pour laquelle les requérants demandent la protection de l’article 1 du Protocole no 1 était de la nature d’une créance plutôt que d’un bien actuel (voir, mutatis mutandis, Majcan c. Croatie (déc.), no 45366/14, § 26, 18 septembre 2018).
96. Les tribunaux ont conclu que, même si les requérants pouvaient faire valoir qu’ils exerçaient une possession de longue date sur le bien litigieux, le droit turc excluait la possibilité d’acquérir par prescription les terrains constituant le lit d’une rivière (paragraphe 37 ci-dessus).
97. Là encore, la Cour rappelle qu’elle dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué; il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, sauf si les décisions de ces derniers sont entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste.
98. Or, la Cour n’aperçoit rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans l’appréciation des juridictions nationales. Rien ne lui permet donc de s’écarter des conclusions desdites juridictions qui ont rejeté les arguments des intéressés et jugé que ces derniers ne pouvaient se prévaloir de la prescription acquisitive.
99. La Cour rappelle que dans plusieurs affaires où les prétentions des requérants se fondaient également sur les règles de la prescription acquisitive, elle a estimé qu’en l’absence de base légale suffisante en droit interne, aucune espérance légitime de pouvoir continuer à jouir du « bien » et d’en devenir propriétaire n’avait pu juridiquement naître dans le chef des requérants (Sarısoy et autres c. Turquie, no 21303/07, §§ 26 à 36, 14 octobre 2014). Elle n’aperçoit aucune raison pour parvenir à une conclusion différente dans la présente affaire.
100. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que le « bien » des requérants, au sens de la Convention, n’était pas de 51 291 m² comme ils le soutiennent, mais de 5 décarres, surface indiquée sur leur titre.
101. Les requérants ne pouvant se prévaloir d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, pour la partie des terrains litigieux excédant les 5 décarres mentionnées sur leur titre, les garanties de cette disposition ne trouvent pas à s’appliquer dans ce contexte.
102. Il est vrai que les requérants n’ont pas obtenu la totalité de cette surface mais seulement 2 555 m² en raison de la déduction d’une surface que les intéressés avaient cédée aux autorités pour la construction d’une route (voir paragraphe 38 ci-dessus). Toutefois, ces derniers n’ont jamais fait grief de cette déduction opérée par les juridictions nationales au titre de la construction d’une route.
103. Il s’ensuit que le grief tiré du droit au respect des biens est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3, et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
104. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent de la durée de la procédure, qu’ils qualifient d’excessive. En outre, ils considèrent que la solution retenue par les juridictions nationales est déraisonnable et arbitraire. Ils leur reprochent de ne pas avoir pris en compte un certain nombre d’éléments probatoires, et ce sans énoncer de motivation.
105. Le Gouvernement conteste ses arguments.
106. Par ailleurs, il soulève, seulement pour la requête no 19507/05, une exception d’irrecevabilité tirée du non-exercice du recours en indemnisation instauré par la loi no 6384.
A. Sur la durée de la procédure
1. En ce qui concerne la requête no 19507/05
107. La Cour rappelle, à l’instar du Gouvernement, qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Elle rappelle également que, par la suite, dans sa décision Turgut et autres c. Turquie ((déc.), no 4860/09, 26 mars 2013), elle a déclaré irrecevable une requête relative à une affaire où la commission d’indemnisation n’avait pas été saisie, pour non-épuisement des voies de recours internes. Pour ce faire, elle a considéré, notamment, que le recours nouvellement institué était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement pour les griefs relatifs à la durée de la procédure.
108. Eu égard à l’exception préliminaire du Gouvernement concernant le défaut allégué des requérants de faire usage du recours instauré par la loi no 6384, la Cour réitère la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Turgut et autres (décision précitée).
109. Elle conclut dès lors que le grief doit être rejeté pour non‑épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. En ce qui concerne la requête no 18740/05
110. La Cour rappelle que, dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan (précité, § 77), elle a notamment précisé qu’elle pourra poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des requêtes de ce type déjà communiquées au Gouvernement. Elle note qu’en l’espèce le Gouvernement n’a pas soulevé d’exception relativement à ce nouveau recours. À la lumière de ce qui précède, la Cour décide de poursuivre l’examen de la présente requête (Ergezen c. Turquie, no 73359/10, § 63, 8 avril 2014).
111. Elle constate que le grief ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité que la Cour puisse soulevé d’office et qu’il n’est pas manifestement mal fondé. Partant, elle le déclare recevable.
112. Sur le fond, elle relève que la procédure a débuté le 5 juillet 1984 et qu’elle s’est achevée le 24 octobre 2004. A partir du 28 janvier 1987, date de la prise d’effet de la reconnaissance du droit de recours individuel par la Turquie, celle-ci a duré plus de 17 années.
113. Compte tenu des circonstances de l’espèce et de sa jurisprudence en la matière (voir par exemple Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII ou Ümmühan Kaplan c. Turquie, no 24240/07, §§ 45 à 50, 20 mars 2012), la Cour estime que durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».
114. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.
B. Sur les autres griefs
115. Si tant est que les autres griefs soulèvent des questions distinctes de celles déjà examinées, la Cour, compte tenu des éléments en sa possession et dans la mesure où elle compétente pour statuer sur les allégations formulées, n’aperçoit aucune apparence de violation de la Convention et de ses Protocoles additionnels.
116. Dès lors, elle déclare le surplus des griefs irrecevable.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
117. Le requérant réclame 320 220 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi. Cette somme couvre selon lui la valeur du bien, qu’il estime à 85 000 000 EUR, et le manque à gagner dû à la privation du bien.
118. Il demande également 250 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il réclame en outre 756 116 EUR pour les frais de procédure et soumet plusieurs reçus dont le total ne correspond pas à ce montant ni ne s’en approche. S’agissant des honoraires d’avocat, le requérant présente un contrat stipulant qu’une avance de 10 000 EUR ainsi qu’une somme de 6 490 000 EUR à la fin de la procédure doivent être versées à leur représentant légal.
119. Le Gouvernement considère que ces montants ne correspondent pas à la réalité et invite la Cour à rejeter l’ensemble des demandes.
120. La Cour estime que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans la durée excessive de la procédure. Dès lors, la Cour rejette la demande au titre du préjudice matériel. Elle estime toutefois, que le requérant a subi un préjudice moral auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour lui alloue donc la somme de 13 000 EUR.
121. En ce qui concerne les frais et dépens, prenant en compte les documents présentés et sa jurisprudence en la matière, la Cour alloue 1 500 EUR tous chefs de préjudice confondus.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à l’unanimité, recevable le grief tiré de la durée de la procédure dans la requête no 18740/05 ;
3. Déclare, à la majorité, irrecevables les griefs tirés du droit au respect des biens ;
4. Déclare, à l’unanimité, irrecevable le surplus des griefs ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation du droit à un procès dans un délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention ;
6. Dit, par 5 voix contre 2,
a) que l’État défendeur doit verser à Hasan Sancak Basa, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 13 000 EUR (treize mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, tous chefs de préjudice confondus ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette, par 5 voix contre 2, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 janvier 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident
ANNEXE
Liste des requérants
No
|
No de requête
|
Date d’introduction de la requête
|
Requérant
Date de naissance
Lieu de résidence
---|---|---|---
1.
|
18740/05
|
13/05/2005
|
Hasan Sancak BASA
12/01/1969
Istanbul
2.
|
19507/05
|
20/05/2005
|
Ferah BASA
10/05/1942
Rize
Sönmez BASA
23/06/1967
Ankara
Uğur İstiklal BASA
06/05/1972
Istanbul
Osman Barış BASA
27/09/1974
Ankara
Süleyman Hasan BASA
03/09/1968
Ankara
İbrahim Ramazan BASA
27/09/1974
Ankara
Asiye Berat BASA
27/10/1969
Ankara