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15/01/2019 | CEDH | N°001-189160

CEDH | CEDH, AFFAIRE ÖNEY c. TURQUIE, 2019, 001-189160


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖNEY c. TURQUIE

(Requête no 49092/12)

ARRÊT

STRASBOURG

15 janvier 2019

DÉFINITIF

15/04/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Öney c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco

,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 décembre 2018,

Rend l’arrêt q...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ÖNEY c. TURQUIE

(Requête no 49092/12)

ARRÊT

STRASBOURG

15 janvier 2019

DÉFINITIF

15/04/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Öney c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 décembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 49092/12) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Ali Osman Öney et Mme Hanife Öney (« les requérants »), ont saisi la Cour le 9 mai 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me Y.A. Kabacaoğlu, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants alléguaient en particulier que les voies de recours dont ils disposaient en droit interne pour se plaindre d’une atteinte au droit à la vie de leur fille n’avaient pas été effectives.

4. Le 17 octobre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1952 et en 1954, et résident à Istanbul.

6. Ils sont les parents de Emine Öney, née en 1982.

7. Cette dernière souffrait régulièrement d’infections des amygdales et était suivie à l’hôpital Küçükköy Duygu (« l’hôpital »), un établissement privé situé à Gaziosmanpaşa (Istanbul).

8. Les médecins diagnostiquèrent une amygdalite chronique et décidèrent d’opérer la jeune femme.

9. L’intéressée se rendit à l’hôpital en compagnie de ses parents, le 9 mai 2002, et y subit une amygdalectomie (ablation chirurgicale des amygdales palatines).

10. Immédiatement après l’opération, après avoir repris conscience, la patiente fut prise de douleurs et subit un arrêt cardio-pulmonaire avant d’être réanimée par l’équipe médicale.

11. Le 10 mai 2002, elle fut transférée inconsciente à l’unité de soins intensifs de l’hôpital universitaire Çapa d’Istanbul. Les médecins de cet établissement auraient indiqué aux requérants qu’un excès de substance anesthésique administrée avant l’opération avait provoqué un arrêt cardiaque et que leur fille souffrait d’une lésion cérébrale.

12. Après avoir été hospitalisée dans plusieurs établissements, la fille des requérants décéda le 24 septembre 2002.

13. Plusieurs actions furent intentées à la suite de ce décès.

A. La procédure pénale

14. Un examen post mortem fut réalisé le lendemain du décès de la fille des requérants sous le contrôle d’un procureur. À son issue, il fut décidé d’envoyer le corps et l’ensemble des documents médicaux à l’institut de médecine légale.

15. Dans son rapport du 17 décembre 2003, après avoir passé en revue l’ensemble des données cliniques et les résultats de l’autopsie, la première chambre de l’institut de médecine légale conclut que le décès était dû à des complications entraînées par une encéphalopathie hypoxique (manque d’oxygène dans le cerveau) dont la cause n’avait pu être identifiée.

16. Le dossier fut ensuite transmis à la troisième chambre de l’institut de médecine légale afin de déterminer les éventuelles responsabilités des médecins.

17. Dans leur rapport daté du 24 mars 2004, les experts indiquèrent que l’opération avait été réalisée de manière conforme aux règles de l’art. Ils relevaient que, d’après les documents médicaux, l’anesthésiste avait procédé aux contrôles et préparatifs nécessaires et avait administré une dose normale de produit anesthésiant. Ils ajoutaient qu’il n’existait aucun élément permettant de déterminer la cause de l’encéphalopathie et que, par conséquent, ils n’étaient pas en mesure de se prononcer sur l’existence d’une éventuelle faute de la part des médecins.

18. Le 10 mai 2004, les médecins B.Y. et Ç.B. furent mis en accusation pour négligences et omissions ayant causé la mort.

19. Le 7 octobre 2004, le tribunal correctionnel de Gaziosmanpaşa accepta la constitution de partie intervenante du père de la défunte.

20. Le 18 mai 2005, le tribunal correctionnel demanda au Conseil supérieur de la santé de procéder à une expertise en vue de déterminer l’existence éventuelle d’une négligence ou d’une faute commise par les médecins.

21. Dans son rapport daté du 7 septembre 2007, le Conseil supérieur de la santé conclut que l’intervention du chirurgien B.Y. avait été réalisée dans les règles de l’art et qu’aucune faute ou négligence ne lui était attribuable. Il estimait cependant que le suivi postopératoire effectué par la médecin Ç.B. présentait des insuffisances et que la responsabilité de cette dernière devait être engagée à hauteur de 4/8e. Il précisait que, si la faute commise par l’intéressée n’était pas à l’origine de la mort, elle avait néanmoins provoqué un handicap irréversible chez la fille des requérants.

22. Par un jugement du 20 octobre 2008, le tribunal correctionnel relaxa B.Y. des charges qui pesaient contre lui et reconnut Ç.B. coupable de négligence dans l’exercice de son art. Il prononça à l’encontre de cette dernière une peine d’un an d’emprisonnement, qu’il commua en une amende de 1 800 livres turques (TRY), assortie d’un sursis, compte tenu de l’absence d’antécédents judiciaires de la prévenue.

23. Le 3 novembre 2011, la Cour de cassation cassa le jugement et constata la prescription de l’action pénale.

24. L’arrêt de la Cour de cassation fut communiqué au greffe du tribunal correctionnel le 1er décembre 2011.

B. La procédure civile

25. En parallèle à la procédure pénale, les requérants engagèrent le 20 novembre 2002 une action en responsabilité civile devant le tribunal de grande instance de Gaziosmanpaşa (« le TGI ») à l’encontre des deux médecins susmentionnés et de l’hôpital.

26. Au cours des nombreuses audiences tenues par le TGI, il fut régulièrement décidé, à la demande des parties, d’attendre l’issue de la procédure pénale.

27. Les parties ne se présentèrent pas à l’audience du 16 novembre 2006. L’avocat des requérants avait informé le TGI qu’il ne pourrait participer à l’audience pour des raisons de santé et avait transmis son justificatif d’absence par télécopie. L’avocat de la partie adverse avait lui aussi transmis un justificatif d’absence.

28. Le TGI rejeta lesdits justificatifs au motif qu’ils avaient été transmis par télécopie et qu’ils ne comportaient pas de timbre fiscal permettant la communication d’une nouvelle date d’audience. En conséquence, il rendit une ordonnance de suspension de la procédure sur le fondement de l’article 409 du code de procédure civile (CPC) (paragraphe 41 ci-dessous).

29. Une demande de reprise de la procédure fut soumise au TGI. Le 20 novembre 2006, celui-ci fit droit à cette demande et informa les parties de la date de la prochaine audience.

30. À l’audience du 25 janvier 2007, les parties demandèrent que l’audience suivante fût fixée à une date éloignée dans l’attente de l’issue de la procédure pénale. Le TGI accepta cette demande.

31. À l’audience suivante, tenue le 25 juin 2008, il fut à nouveau décidé d’attendre l’issue des poursuites pénales.

32. Le 11 février 2009, le TGI constata que l’un des défendeurs avait été condamné au pénal mais décida, avec l’accord des parties, d’attendre que le jugement du tribunal correctionnel devînt définitif.

33. Le juge titulaire étant en congé, l’audience du 23 juillet 2009 fut tenue par un magistrat d’un autre tribunal.

34. Le jour de l’audience, l’avocat des requérants téléphona au greffe du TGI pour l’informer qu’il était bloqué dans un embouteillage et qu’il aurait un quart d’heure de retard. Après avoir attendu un moment, le juge constata l’absence du représentant des demandeurs. L’avocat de la partie adverse ayant déclaré ne pas vouloir la poursuite de la procédure, le juge décida de suspendre celle-ci.

35. Les requérants demandèrent au TGI de revenir sur sa décision de suspension de la procédure.

36. Lors de l’audience du 27 octobre 2009, tenue par le juge titulaire, leur représentant présenta des documents détaillant ses communications téléphoniques du 23 juillet 2009 pour démontrer qu’il avait effectivement appelé le greffe. Les membres du greffe furent ensuite entendus.

37. La greffière indiqua qu’elle ne se souvenait pas d’avoir été appelée. La greffière d’audience, qui avait rédigé le procès-verbal de l’audience du 23 juillet 2009, déclara que le juge remplaçant avait été informé de l’appel de l’avocat des requérants, qu’il avait ouvert l’audience après l’écoulement d’une dizaine de minutes et constaté l’absence du représentant des demandeurs, puis qu’il avait aussitôt clôturé l’audience, et que c’était au moment où il s’était apprêté à quitter la salle que le représentant des requérants était arrivé.

38. L’huissier d’audience fit une déclaration similaire.

39. À l’issue de l’audience, le TGI décida de ne pas revenir sur la décision de suspension au motif que « les conditions [n’étaient] pas réunies ». Constatant que la procédure avait été suspendue à plus de deux reprises, il déclara l’action non introduite en application de l’article 409 § 1 du CPC.

40. Cette décision fut confirmée par la Cour de cassation dans un arrêt du 28 juin 2010.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

41. En vertu de l’article 409 du CPC en vigueur à l’époque des faits, lorsqu’une partie ne se présentait pas à l’audience sans avoir fourni un justificatif d’absence et que l’autre partie indiquait ne pas souhaiter la poursuite de la procédure, le tribunal décidait de suspendre celle-ci.

42. Les parties disposaient d’un délai maximum de trois mois pour demander la reprise de la procédure. Au-delà de ce délai, le tribunal considérait l’action comme non introduite et prononçait la radiation de l’affaire.

43. Lorsque la procédure avait été suspendue plus de deux fois, l’action était considérée comme non introduite.

44. S’agissant des modalités de transmission au tribunal des justificatifs d’absence, les requérants ont présenté un arrêt de la 9e chambre civile de la Cour de cassation en date du 1er février 2007, dans lequel la haute juridiction avait considéré comme valide un justificatif d’absence de l’avocat adressé par télécopie. Dans cette affaire, où le justificatif accompagné d’un timbre fiscal était parvenu au tribunal après l’heure fixée pour l’audience, les juges avaient également tenu compte de la circonstance que l’avocat en question n’avait pas abusé de la pratique des justificatifs d’absence.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

45. Les requérants se plaignent d’une ineffectivité des voies de recours internes et d’une durée excessive de la procédure. Ils invoquent l’article 6 de la Convention.

46. Le Gouvernement conteste cette thèse.

47. Rappelant qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour juge approprié d’examiner les griefs des requérants sous l’angle du seul article 2 de la Convention, pris sous son volet procédural, dont les dispositions pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. ... »

A. Sur la recevabilité

1. Sur le respect de la règle des six mois

48. La Cour constate que l’État défendeur n’a pas soulevé d’exception fondée sur la règle des six mois. Toutefois, cette règle étant d’ordre public, la Cour a compétence pour l’appliquer d’office (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012).

49. Dans des affaires de négligence médicale, la Cour rappelle avoir considéré que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention, qui impose de mettre en place un système judiciaire effectif, est respectée si le système juridique ouvre aux victimes un recours civil, soit seul soit combiné avec un recours pénal, qui permette d’établir la responsabilité des médecins concernés et d’obtenir les réparations civiles appropriées. Elle a aussi admis que des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I, et Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004‑VIII). Dès lors, dans ce type d’affaires, la Cour, eu égard aux caractéristiques propres au système juridique de l’État défendeur, a exigé des requérants qu’ils aient exercé les voies de droit qui leur auraient permis d’obtenir que leurs griefs soient dûment examinés, et ce en vertu de la présomption réfragable selon laquelle chacune de ces procédures, notamment celle permettant d’obtenir une réparation civile, est en principe apte à satisfaire à l’obligation de mettre en place un système judiciaire effectif qui incombe à l’État au titre de l’article 2 de la Convention (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 137, 19 décembre 2017).

50. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont exercé toutes les voies de droit que leur offrait le système juridique turc. De l’avis de la Cour, aucune des procédures engagées par les intéressés ne peut être considérée comme ayant été adressée de manière inopportune ou abusive à une instance ou une institution n’ayant pas le pouvoir ou la compétence nécessaires pour accorder une réparation effective concernant le grief tiré de la Convention.

51. Partant, la Cour considère que la requête, qui a été introduite le 9 mai 2012, c’est‑à‑dire dans les six mois à compter de la décision définitive interne, à savoir le 1er décembre 2011, date de la mise à disposition de l’arrêt de la Cour de cassation (paragraphe 24 ci-dessus), n’est pas frappée de tardiveté (voir, dans le même sens, Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 139).

2. Sur les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement

52. Le Gouvernement estime que les requérants se sont eux-mêmes privés de la possibilité d’obtenir un redressement de leur grief au motif qu’ils n’ont pas poursuivi de manière correcte l’action civile qu’ils avaient intentée et qui, selon lui, constituait la voie à privilégier en l’espèce.

53. En ce qui concerne l’action pénale, le Gouvernement indique que la requérante Hanife Öney ne s’est pas portée partie intervenante.

54. En conséquence, le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

55. Les requérants contestent les exceptions ainsi soulevées par le Gouvernement.

56. La Cour relève que les exceptions présentées au titre du non‑épuisement des voies de recours se confondent en réalité avec la substance du grief énoncé par les requérants sur le terrain de l’article 2 de la Convention, et elle décide de les joindre au fond. Par ailleurs, constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

57. Les requérants soutiennent ne pas avoir bénéficié d’une voie de recours effective pour se plaindre d’une atteinte au droit à la vie de leur fille. Ils critiquent la durée de la procédure pénale, qu’ils qualifient d’excessive, et déplorent que cette procédure se soit soldée par la prescription de l’action publique.

58. Le Gouvernement indique que, en vertu de la jurisprudence de la Cour, lorsque l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de l’article 2 de la Convention de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Il ajoute que, dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée – tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt –, et que des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées. À cet égard, il cite notamment l’arrêt Calvelli et Ciglio c. Italie, (précité, § 51).

59. Le Gouvernement dit qu’en l’espèce le décès en cause ne résultait pas d’un homicide volontaire, et il estime que, en vertu de la jurisprudence susmentionnée, l’existence d’un recours indemnitaire, telle l’action en responsabilité civile engagée par les requérants, était de nature à satisfaire aux obligations de l’article 2 de la Convention.

60. Il soutient que le fait que cette action n’a pas été menée à son terme est dû à un comportement négligent des requérants, puisque ceux-ci n’auraient pas correctement poursuivi la procédure.

61. Le Gouvernement se dit conscient de l’incidence que la prescription de l’action publique peut avoir sur l’effectivité de l’enquête, mais réaffirme que la voie à privilégier en l’espèce était le recours civil dès lors que le décès ne résultait pas d’un homicide volontaire. Il précise en outre que la prescription de l’action publique ne constituait nullement un obstacle à l’action civile.

62. Les requérants rétorquent que la prescription de l’action publique constitue une atteinte à leurs droits. Selon eux, la circonstance que l’action en indemnisation a été considérée comme non introduite n’a aucune incidence sur cette atteinte.

63. Sur ce point, les requérants estiment que la suspension de la procédure décidée à l’audience du 16 novembre 2006 était infondée. Ils reprochent ainsi au TGI d’avoir rejeté le justificatif d’absence de leur avocat, qui aurait été malade, au motif que ce document avait été adressé par télécopie, alors même que la jurisprudence de la Cour de cassation admettrait la validité des envois de justificatifs d’absence par ce moyen. Quant à la suspension de la procédure en date du 23 juillet 2009, ils indiquent que le TGI avait été prévenu du retard de leur avocat, qui aurait été dû à un embouteillage, que le juge et le représentant de la partie adverse étaient encore présents dans la salle d’audience lors de l’arrivée de leur avocat et que rien n’empêchait la tenue de l’audience.

2. Appréciation de la Cour

64. Pour les principes généraux relatifs à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention dans le domaine de la santé, la Cour se réfère à l’arrêt Lopes de Sousa Fernandes (précité, §§ 214-221).

65. En l’espèce, la Cour observe que la fille des requérants est décédée des suites d’une pathologie cérébrale qui s’est manifestée après l’ablation de ses amygdales et que les requérants tiennent l’équipe médicale ayant procédé à l’opération pour responsable de ce décès.

66. La Cour constate qu’il n’y a pas de controverse entre les parties ni sur la question de savoir si l’État a fait ce qu’il fallait pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé, ni, d’une manière générale, sur l’existence d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie des malades.

67. Elle note en effet que la contestation porte sur la capacité du système judiciaire à vérifier le respect de leurs obligations par les membres de l’équipe médicale et à en sanctionner l’éventuelle méconnaissance. Autrement dit, la question est donc de savoir si, dans les circonstances concrètes de la cause, compte tenu de l’importance fondamentale que revêt le droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention et du poids particulier qu’attache la Cour à l’obligation procédurale découlant de cette disposition, l’ordre juridique turc dans son ensemble a permis de traiter l’affaire en cause comme il convient (Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 86, 17 janvier 2008, Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 107, 18 décembre 2012, et Arskaya c. Ukraine, no 45076/05, § 66, 5 décembre 2013).

68. Dès lors, la tâche de la Cour consiste à contrôler l’effectivité des recours dont les requérants ont disposé et à vérifier que les procédures engagées ont permis aux intéressés de faire réellement examiner leurs allégations et de faire sanctionner toute négligence qui aurait éventuellement été constatée.

69. À cet égard, la Cour relève que les requérants ont eu recours, pour faire valoir leurs droits, à deux procédures, l’une pénale et l’autre civile, qu’elle examinera séparément.

a) Sur l’effectivité du recours civil

70. La Cour observe que la procédure civile s’est achevée par une décision ayant considéré l’action comme non introduite au motif que ladite procédure avait été suspendue plus de deux fois.

71. Elle estime que, si le droit d’exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant les règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à la substance du droit de recours et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par la loi. En effet, les limitations procédurales ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit de recours s’en trouve atteint dans sa substance même. Ces limitations ne se concilient avec la Convention que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. En effet, le droit de recours se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir la substance de son litige tranchée par la juridiction compétente (voir, mutatis mutandis, Henrioud c. France, no 21444/11, § 58, 5 novembre 2015, et Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 47, 24 avril 2008 – affaires concernant le droit d’accès à un tribunal).

72. En l’espèce, la Cour doit donc vérifier que les ordonnances de suspension de la procédure et la décision subséquente par laquelle l’action civile a été considérée comme non introduite ont été proportionnées et qu’elles n’ont pas constitué un excès de formalisme.

73. À cet égard, la Cour observe que deux ordonnances de suspension de la procédure sont mentionnées dans le dossier.

74. En ce qui concerne la première ordonnance, la Cour note qu’elle a été prise à l’issue de l’audience du 16 novembre 2006 (paragraphes 27 et 28 ci-dessus), à laquelle ni l’avocat du requérant ni celui de la partie adverse n’ont pu assister. Elle relève que le représentant des requérants avait transmis son justificatif d’absence par télécopie en indiquant que son état de santé ne lui permettait pas de participer à l’audience et que ce justificatif d’absence, qui était parvenu avant l’audience, n’a pas été accepté par le TGI au motif qu’il avait été envoyé par télécopie et non déposé physiquement au greffe avec un timbre fiscal.

75. S’il peut être parfaitement légitime d’exiger des parties à une procédure qui ont transmis au tribunal des documents ou informations par le biais de technologies modernes de déposer par la suite les mêmes documents de manière physique, et de conditionner la validité de la transmission au dépôt physique ultérieur, la Cour perçoit mal, en l’espèce, l’intérêt que peut avoir, pour une bonne administration de la justice, le fait de refuser un justificatif d’absence et de suspendre la procédure au seul motif que celui-ci a été transmis par télécopie et non déposé au greffe avant l’audience. En effet, il est pour le moins difficile pour un avocat qui, le jour de l’audience, se trouve souffrant au point de ne pouvoir participer aux débats de transmettre son justificatif en se déplaçant au greffe du tribunal. Les mêmes considérations valent pour l’absence de timbre fiscal, dans la mesure où celui-ci aurait pu être déposé plus tard.

76. En ce qui concerne la deuxième ordonnance, rendue à l’issue de l’audience du 23 juillet 2009, la Cour constate que le juge a considéré comme une absence non justifiée le retard de l’avocat des intéressés et qu’il a par conséquent décidé de suspendre la procédure. Cette ordonnance a conduit ipso facto à l’adoption, lors de l’audience suivante, tenue le 27 octobre 2009, d’une décision ayant considéré l’action civile comme non introduite.

77. Or la Cour observe tout d’abord que le TGI avait été informé par téléphone du retard de l’avocat en raison d’un embouteillage (paragraphe 34 ci-dessus). Elle note que le juge, la greffière d’audience et l’avocat de la partie adverse étaient présents dans la salle d’audience lors de l’arrivée du représentant des requérants (paragraphes 37 et 38 ci-dessus) et que, dès lors, rien n’empêchait plus la tenue de l’audience.

78. La Cour relève ensuite que l’audience en question devait être consacrée à la mise en état de l’affaire et ne présentait a priori pas d’importance particulière. En effet, au cours des audiences précédentes, et notamment lors de celle du 11 février 2009, il avait été décidé d’attendre que le jugement du tribunal correctionnel devînt définitif. Tel n’étant toujours pas le cas, il était dès lors très probable que l’audience se limitât au constat que le volet pénal de l’affaire n’était pas encore clos et que le TGI décidât d’attendre sa clôture définitive. Cette probabilité était d’autant plus forte que, le juge titulaire étant absent ce jour-là, l’audience était tenue par un magistrat d’un autre tribunal.

79. La Cour admet volontiers que la nécessité de prendre des mesures en vue de contraindre les avocats à être ponctuels et à ne pas retarder indûment les audiences participe de la bonne administration de la justice. Néanmoins, eu égard à ce qui précède, elle estime qu’en l’espèce l’intérêt que présentait la décision de suspendre la procédure était assurément limité.

80. Elle relève en revanche que l’enjeu que cette suspension présentait pour les requérants était crucial.

81. En effet, elle note que l’ordonnance de suspension de la procédure en question a conduit de manière quasi automatique à la décision subséquente de considérer l’action civile comme non introduite et a ainsi privé les requérants de la possibilité de faire examiner le fond de leur grief relatif à la responsabilité des médecins dans le décès de leur fille et d’obtenir, le cas échéant, une réparation.

82. En outre, la Cour observe que les requérants ont demandé au TGI de revenir sur sa décision de suspension de la procédure du 23 juillet 2009. Or, même si elle a été examinée par ce dernier, qui a également entendu des témoins, cette demande a été rejetée au moyen d’une motivation laconique (paragraphe 39 ci-dessus) qui ne permet nullement de dire si le juge a dûment procédé à un examen de proportionnalité.

83. Eu égard à l’intérêt restreint que les limitations litigieuses présentaient en l’espèce pour une bonne administration de la justice et compte tenu des conséquences particulièrement lourdes qu’elles ont eues pour les requérants, la Cour estime que la manière dont les juridictions nationales ont appliqué les règles procédurales n’a pas préservé un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Dès lors, la voie de recours offerte par l’action en responsabilité civile n’a pas permis aux requérants de faire examiner la responsabilité des médecins dans le décès de leur fille ni de faire sanctionner les éventuelles négligences qui auraient pu être constatées.

b) Sur l’effectivité du recours pénal

84. La Cour observe que, en sus du recours civil, une action pénale a été dirigée contre les médecins et que l’un des requérants y a participé.

85. Elle note que, dans un premier temps, la procédure s’est soldée par la condamnation de la médecin chargée du suivi postopératoire – le tribunal correctionnel ayant conclu, eu égard au rapport d’expertise du Conseil supérieur de la santé, à la responsabilité de celle-ci et donc prononcé une sanction pénale à son encontre –, mais qu’elle a finalement débouché sur une décision de constat de la prescription de l’action publique, et ce plus de neuf ans après les faits litigieux.

86. Il incombe dès lors à la Cour d’examiner si cette procédure menée par les autorités a répondu aux exigences de promptitude, d’effectivité et de diligence raisonnable découlant de l’article 2 de la Convention.

87. À cet égard, la Cour observe qu’au moins deux périodes caractérisées par des lenteurs importantes ont affecté ladite procédure. Tout d’abord, il s’est écoulé plus de vingt-sept mois entre la demande d’expertise (le 18 mai 2005) et la remise du rapport (le 7 septembre 2007). Il s’agit là d’un délai particulièrement long pour une expertise sur pièces et pour lequel aucune explication n’a été fournie. Ensuite, la Cour de cassation a mis plus de trois ans pour se prononcer sur le pourvoi dirigé contre le jugement de condamnation.

88. S’il peut arriver que des obstacles ou des difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009). En l’occurrence, la Cour ne peut que constater que la durée de la procédure litigieuse n’a aucunement satisfait à l’exigence d’un examen prompt et sans retard inutile de l’affaire (voir, pour une conclusion similaire, Mehmet Şentürk et Bekir Şentürk c. Turquie, no 13423/09, § 101, CEDH 2013 et, mutatis mutandis, Eryiğit c. Turquie, no 18356/11, § 51, 10 avril 2018). Elle relève en outre qu’elle a également eu pour conséquence de rallonger la durée de la procédure civile, étant donné que les audiences ont été reportées à de nombreuses reprises dans l’attente de l’issue de la procédure pénale.

89. La Cour estime que pareilles lenteurs sont de nature à prolonger une incertitude éprouvante non seulement pour la partie demanderesse mais aussi pour les professionnels de la santé concernés (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 236).

90. Il s’ensuit que cette procédure ne peut, elle non plus, passer pour avoir été effective au sens de l’article 2 de la Convention.

c) Conclusion

91. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que les requérants n’ont pas bénéficié d’un système judiciaire efficace permettant d’établir la cause du décès de leur fille et d’obtenir l’application de sanctions appropriées à l’égard des éventuels responsables.

92. En ce qui concerne l’exception du Gouvernement relative au non‑exercice de la voie de recours civile, la Cour renvoie à sa conclusion selon laquelle la décision ayant considéré l’action comme non introduite était disproportionnée et relevait d’un formalisme excessif.

93. Quant à l’exception relative à l’absence de participation de l’un des requérants à la procédure pénale, elle observe que la constitution de partie intervenante de l’un seulement des intéressés était en soi suffisante. En effet, si cette procédure avait pu mener à l’établissement des faits et au châtiment des éventuels responsables, le redressement ainsi offert aurait profité aux deux requérants, dont le grief est strictement identique (voir Bilbija et Blažević c. Croatie, no 62870/13, § 94, 12 janvier 2016 et, mutatis mutandis, Sultan Dölek et autres c. Turquie, no 34902/10, §§ 43-45, 28 avril 2015, et Özpolat et autres c. Turquie, no 23551/10, §§ 50-52, 27 octobre 2015). L’exercice de cette voie par l’un d’eux seulement était dès lors suffisant. Au demeurant, cette voie s’étant finalement révélée ineffective, il n’y a pas lieu de reprocher à la requérante de ne pas y avoir participé aux côtés de son époux.

94. Par conséquent, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement et conclut à la violation de l’article 2 de la Convention pris sous son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

95. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

96. Les requérants réclament 47 000 euros (EUR) pour le préjudice matériel qu’ils disent avoir subi et 100 000 EUR pour le préjudice moral qu’ils estiment avoir subi.

97. Le Gouvernement considère que les autorités ne sont pas responsables du préjudice matériel allégué par les requérants, et il invite la Cour à rejeter cette partie de la demande. En ce qui concerne le préjudice moral, le Gouvernement estime que le montant demandé est excessif et qu’il ne correspond pas aux sommes octroyées par la Cour dans des affaires similaires. Il indique en outre que les requérants n’ont pas présenté de demande chiffrée et justifiée au titre des frais et dépens.

98. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette la demande y afférente. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants 20 000 EUR au titre du préjudice moral. Par ailleurs, elle relève que les requérants n’ont pas formulé de demande pour les frais et dépens et elle estime qu’il n’est pas nécessaire de leur octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond les exceptions préliminaires de non-épuisement des voies de recours internes soulevées par le Gouvernement et les rejette ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 janvier 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-189160
Date de la décision : 15/01/2019
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Vie) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : ÖNEY
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KABACAOGLU Y.A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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