DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KANAL c. TURQUIE
(Requête no 55303/12)
ARRÊT
STRASBOURG
15 janvier 2019
DÉFINITIF
15/04/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kanal c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 décembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 55303/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Halil Kanal (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 mai 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me R. Mercan, avocat à Antalya. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier une violation de l’article 8 de la Convention du fait d’une intervention chirurgicale qui avait eu des conséquences préjudiciables pour son intégrité physique.
4. Le 15 mars 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Par une lettre du 3 mai 2017, le greffe a été informé du décès du requérant, survenu le 22 juin 2014. Les héritiers de ce dernier, Mmes Güzide Kanal et Serpil Kurultay Kanal et MM. Osman Kanal et Oğuzhan Kanal, ont fait part de leur décision de poursuivre la procédure devant la Cour et d’être représentés par le même avocat que leur auteur. Le 4 décembre 2018, la Cour a accueilli la demande (paragraphe 23 ci-dessous). Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera d’appeler M. Halil Kanal le « requérant » bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à ses héritiers (Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 1, CEDH 1999-VI, et Çakar c. Turquie, no 42741/98, § 2, 23 octobre 2003).
EN FAIT
6. Le requérant est né en 1938 et résidait, à l’époque des faits, à Antalya.
7. Le 26 mai 2003, il subit une prostatectomie totale (dite aussi prostatectomie radicale) à l’hôpital universitaire Akdeniz pour traiter le cancer de la prostate qu’il présentait.
8. Lors de l’opération, le canal de l’urètre subit un traumatisme. Le chirurgien mit alors en place une sonde urinaire. Cependant, la sonde sortit de son emplacement plusieurs fois après l’opération, causant une fibrose post-opératoire et une infection urinaire. Une dérivation urinaire rectale fut par la suite proposée au requérant. Celui-ci refusa de subir cette intervention chirurgicale à l’hôpital universitaire Akdeniz.
9. Le 27 octobre 2003, l’intéressé fut opéré à l’hôpital Cerrahpaşa, où une dérivation urinaire rectale fut finalement pratiquée.
10. À la suite d’un dépôt de plainte par le requérant pour erreur médicale contre le chirurgien de l’hôpital universitaire Akdeniz, le décanat de la faculté de médecine d’Akdeniz mena une enquête administrative, sollicitant l’avis de plusieurs spécialistes.
11. Le 12 octobre 2004, le chef du service d’urologie de l’hôpital universitaire Hacettepe rendit son avis. Il concluait son rapport en ces termes :
« Le chirurgien T.E. n’a commis aucune faute médicale. La situation dénoncée est une complication de la chirurgie de prostatectomie totale. »
12. Un professeur en urologie du service d’urologie de l’hôpital universitaire Marmara estima que le chirurgien mis en cause n’avait commis aucune négligence médicale et qu’il s’agissait d’une complication.
13. Selon un autre spécialiste, professeur en urologie du service d’urologie de l’hôpital universitaire Istanbul, ce qui s’était passé était, pour le chirurgien, le résultat de la malchance.
14. Entre-temps, le 4 janvier 2004, le requérant avait introduit devant le tribunal administratif d’Antalya une action en responsabilité civile contre l’hôpital universitaire Akdeniz tendant à son indemnisation pour le préjudice subi.
15. Il présenta par la suite, à l’appui de sa demande, un rapport d’expertise d’une fondation médicolégale établi le 27 août 2004 par un médecin légiste, qui concluait que les complications dénoncées étaient dues à une erreur médicale commise par le chirurgien lors de l’opération de prostatectomie.
16. Le 7 novembre 2006, le tribunal ordonna une expertise médicale auprès de l’institut médicolégal avant de statuer sur le fond de l’affaire.
17. Le 20 décembre 2006, l’institut médicolégal tint sa réunion, à laquelle il convia un médecin légiste spécialisé en urologie, pour avis.
18. À l’issue de sa réunion, l’institut médicolégal rendit son rapport d’expertise médicale. Les experts observaient que le chirurgien T.E. de l’hôpital universitaire Akdeniz avait sectionné le canal de l’urètre du patient lors de l’opération de prostatectomie totale, qu’il avait immédiatement pris les mesures nécessaires pendant l’opération et que cette situation relevait d’une complication chirurgicale que l’on pouvait observer dans ce type d’opération. Les experts ajoutaient que la sonde urinaire n’avait pas été correctement mise en place par le chirurgien T.E., ce qui avait causé une fibrose post-opératoire dans la région opérée et un rétrécissement de l’urètre, réparé par la suite. Ils estimaient que cette situation était également due à une complication liée à la prostatectomie radicale. Ils notaient enfin que le patient était resté longtemps à l’hôpital, qu’il avait par conséquent été obligé de suivre un traitement antibiotique et que le médicament qu’il avait pris avait des effets indésirables tels que la perte auditive. Les experts concluaient leur rapport en indiquant que les actes médicaux effectués à l’hôpital universitaire Akdeniz étaient conformes aux règles médicales.
19. Par un jugement du 15 mars 2007, le tribunal débouta le requérant de sa demande. Il estima, eu égard au rapport d’expertise du 20 décembre 2006, qu’aucune faute ou négligence n’avait été commise par l’administration défenderesse.
20. Le requérant forma un pourvoi en cassation contre ce jugement. Il contestait le rapport d’expertise sur lequel la juridiction de première instance s’était fondée. Selon lui, le rapport d’expertise de l’institut médicolégal était insuffisant et ne répondait pas notamment à la question de savoir si une faute avait été commise par le chirurgien lors de l’opération de prostatectomie totale. Pour le requérant, il ne suffisait pas de conclure qu’il s’agissait simplement d’une complication chirurgicale, mais il fallait répondre précisément à la question de savoir s’il y avait eu ou non une faute de service de l’administration pendant et après l’opération subie par lui. À cet égard, de l’avis du requérant, le rapport de l’institut médicolégal ne contenait pas d’éléments concrets et objectifs concernant la situation en cause et ne pouvait pas permettre de trancher le litige. L’intéressé estimait que la probabilité de la survenue d’un risque lié à l’opération ne dispensait pas le chirurgien d’exercer son art avec diligence. Or, selon lui, le rapport était dénué d’explications et de motivations à ce sujet et il ne témoignait d’aucun contrôle exercé sur ce point. Par conséquent, d’après le requérant, le tribunal aurait dû requérir une contre‑expertise au lieu de se contenter d’un seul rapport d’expertise pour statuer sur l’affaire.
21. Le 20 mai 2010, le Conseil d’État rejeta le pourvoi en cassation formé par le requérant.
22. Le 23 novembre 2011, la haute juridiction rejeta également le recours en rectification introduit par le requérant.
EN DROIT
I. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
23. La Cour note que le requérant est décédé le 22 juin 2014 et que ses héritiers ont exprimé leur souhait de poursuivre l’instance. Elle reconnaît à Mmes Güzide Kanal et Serpil Kurultay Kanal et MM. Osman Kanal et Oğuzhan Kanal qualité pour se substituer au requérant dans la présente instance.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
24. Le requérant allègue que l’erreur commise selon lui par le personnel médical lors de son opération de prostatectomie est à l’origine des séquelles présentées par lui, et il se plaint que son intégrité physique n’ait pas été protégée, étant obligé d’uriner par la voie anale à la suite de cette opération. En outre, il soutient ne pas avoir disposé d’un recours effectif pour faire valoir ses droits, la procédure en indemnisation devant les juridictions administratives n’ayant à ses dires pas été effective. Il invoque les articles 2, 6 et 8 de la Convention.
25. Le Gouvernement conteste cette thèse.
26. La Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
27. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’il lui faut examiner les faits dont se plaint le requérant sous le seul angle de l’article 8 de la Convention, dans le champ duquel entrent notamment les questions liées à l’intégrité morale et physique des individus (voir, parmi beaucoup d’autres, Trocellier c. France (déc.), no 75725/01, 5 octobre 2006) et dont les dispositions se lisent comme suit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
28. Le Gouvernement estime que la requête est manifestement mal fondée.
29. La Cour considère que la requête pose des questions de fait et de droit qui nécessitent un examen au fond de l’affaire. Dès lors, la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Constatant par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
30. Le requérant tient le personnel médical de l’hôpital universitaire Akdeniz pour responsable des séquelles présentées par lui à la suite de l’opération de prostatectomie. À l’appui de son allégation, il soumet à la Cour un rapport d’expertise médicale émanant d’un organisme privé, qui concluait que l’intervention en question n’avait pas été effectuée dans les règles de l’art de la médecine, que le suivi post-opératoire avait été insuffisant et qu’il avait subi une incapacité de travail de 100 %. Le requérant allègue en outre ne pas avoir disposé de voies de recours effectives permettant de déterminer les responsabilités. À cet égard, il dénonce notamment le rapport d’expertise de l’institut médicolégal, en ce qu’il se serait contenté de rappeler l’existence d’un risque de complication dans ce type d’opération sans examiner, dans le cas concret soumis à l’avis des experts, la question relative à l’existence, ou non, d’une négligence commise par le chirurgien l’ayant opéré, et il reproche aux juridictions administratives de s’être fondées uniquement sur ce rapport. Il allègue également n’avoir pas pu obtenir un examen prompt et effectif de sa cause. Il réclame la reconnaissance et la réparation de la négligence médicale dont il estime avoir été victime.
31. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il déclare que les rapports médicaux et les décisions des juridictions nationales ont exclu toute faute médicale ou négligence dans la survenance du préjudice. Il affirme que le médecin mis en cause n’a pas manqué à son devoir de diligence. Selon le Gouvernement, le diagnostic, l’indication et le traitement suivis étaient en conformité avec les règles médicales. Toujours selon lui, le patient a été informé des risques de l’opération et celle-ci a été effectuée par un chirurgien qualifié. Le Gouvernement ajoute que la complication est un évènement imprévisible et qu’en cas de survenance d’un tel risque un médecin diligent ne peut être tenu pour responsable des conséquences indésirables en découlant. Il précise que, dans les circonstances de l’espèce, le médecin mis en cause s’est rendu compte de la complication survenue lors de l’opération et qu’il a pris les mesures nécessaires. Le Gouvernement évoque aussi l’enquête, minutieuse selon lui, menée en droit interne, et il soutient que l’effectivité et la durée de la procédure devant les tribunaux administratifs, et notamment devant la juridiction administrative de première instance, ne prêtent le flanc à aucune critique.
32. La Cour rappelle que, bien que le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, il est bien établi que les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives sous l’angle de l’article 2 de la Convention, une obligation positive sous l’angle de son article 8 consistant, d’une part, à mettre en place une réglementation imposant aux hôpitaux publics et privés d’adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure apte à leur procurer, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et les références qui y figurent).
33. Elle rappelle également que les obligations découlant de l’article 8 coïncident largement avec celles de l’article 2 de la Convention (Brincat et autres c. Malte, nos 60908/11 et 4 autres, § 102, 24 juillet 2014, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, § 63, 17 mars 2016, et, pour les principes généraux, Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 185-196, 19 décembre 2017).
34. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a subi une intervention chirurgicale pour soigner son cancer de la prostate et que cette opération a entraîné des séquelles lourdes. Le requérant soutient que le personnel médical est responsable du handicap subi par lui et que les autorités judiciaires ont été inefficaces dans l’établissement des responsabilités.
35. La Cour rappelle que dans le contexte d’allégations de négligence médicale, les obligations positives matérielles des États en matière de traitement médical sont limitées au devoir de poser des règles, c’est-à-dire de mettre en place un cadre réglementaire effectif obligeant les établissements hospitaliers, qu’ils soient publics ou privés, à adopter les mesures appropriées pour protéger la vie des patients (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 186).
36. Même lorsque la négligence médicale a été établie, la Cour ne conclut normalement à la violation du volet matériel des articles 2 et 8 de la Convention que si le cadre réglementaire applicable ne protégeait pas dûment la vie ou l’intégrité physique du patient. Dès lors qu’un État contractant a pris les dispositions nécessaires pour assurer un haut niveau de compétence chez les professionnels de la santé et pour garantir la protection de la vie et de l’intégrité physique des patients, on ne peut admettre que des questions telles qu’une erreur de jugement de la part d’un professionnel de la santé ou une mauvaise coordination entre des professionnels de la santé dans le cadre du traitement d’un patient en particulier suffisent en elles‑mêmes à obliger un État contractant à rendre des comptes en vertu de l’obligation positive de protéger le droit à la vie et à l’intégrité physique mise à sa charge par les articles 2 et 8 de la Convention (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V, et Sevim Güngör c. Turquie (déc.), no 75173/01, 14 avril 2009).
37. La Cour note que, dans les circonstances de la cause, il n’y a pas de controverse entre les parties quant à l’existence d’un cadre législatif et réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient privés ou publics, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie et de l’intégrité physique des malades. La contestation porte sur l’erreur prétendument commise par un médecin pendant une opération chirurgicale et les conséquences préjudiciables en ayant résulté pour le patient, ainsi que sur la capacité du système judiciaire à vérifier le respect par l’équipe médicale de ses obligations professionnelles et à en sanctionner l’éventuelle méconnaissance.
38. Dès lors, la tâche de la Cour consiste seulement à contrôler l’effectivité du recours dont le requérant a usé et à déterminer ainsi si le système judiciaire a assuré la mise en œuvre adéquate du cadre législatif et réglementaire conçu pour protéger le droit à l’intégrité physique des patients. Cela implique de vérifier que ledit recours a réellement permis au requérant de faire examiner ses allégations et de faire sanctionner toute méconnaissance de la réglementation par le personnel médical qui aurait éventuellement été constatée.
39. La Cour observe que, à l’issue de la procédure administrative, les tribunaux ont rejeté la demande d’indemnisation du requérant après avoir obtenu un rapport d’expertise concluant à l’absence de faute du médecin mis en cause.
40. À cet égard, la Cour note que le requérant conteste la pertinence et le caractère suffisant de ce rapport. Or il ne lui appartient pas de remettre en cause les conclusions des expertises en se livrant à des conjectures, à partir des renseignements médicaux dont elle dispose, sur leur caractère correct d’un point de vue scientifique (Tysiąc c. Pologne, no 410/03, § 119, CEDH 2007‑I, et Yardımcı c. Turquie, no 25266/05, § 59, 5 janvier 2010). Elle estime que l’obligation d’appréciation, par les tribunaux, de rapports d’experts médicaux dans des affaires de négligence médicale alléguée ne peut aller jusqu’à imposer des charges inutiles ou disproportionnées à l’État dans l’exécution de ses obligations positives découlant de l’article 8. L’intensité de l’évaluation à laquelle les tribunaux doivent se livrer doit être appréciée au cas par cas, en tenant compte de la nature de la question médicale concernée, de sa complexité et, en particulier, de la question de savoir si le demandeur, alléguant une faute dans le chef des professionnels de la santé, était en mesure de formuler des allégations concrètes et spécifiques de négligence qui nécessitaient une réponse d’experts médicaux chargés de fournir un rapport.
41. La Cour rappelle néanmoins qu’elle a déjà jugé qu’une procédure était ineffective au regard des obligations procédurales lorsque la décision à laquelle elle aboutissait était fondée sur des rapports d’expertise éludant ou n’abordant pas de manière satisfaisante la question centrale que les experts devaient trancher et lorsque les arguments, sinon décisifs, du moins principaux des requérants ne recevaient pas de réponse spécifique et explicite (Altuğ et autres c. Turquie, no 32086/07, §§ 77-86, 30 juin 2015, où les rapports médicaux insistaient sur l’existence d’un risque mortel en cas d’injection de pénicilline et concluaient à l’absence de faute des médecins sans chercher à déterminer si ceux-ci avaient satisfait à leurs obligations professionnelles).
42. En l’espèce, la Cour note que le dossier comporte plusieurs rapports d’expertises médicales qui ont apporté une réponse spécifique et explicite à la question posée par les juridictions nationales (paragraphes 11, 12, 13 et 18 ci-dessus). Les experts ont d’abord observé que le requérant a subi une prostatectomie totale pour traiter le cancer de la prostate dont il souffrait. Ils ont ensuite relevé que le chirurgien a malencontreusement sectionné le canal de l’urètre de l’intéressé lors de cette intervention, qu’il a immédiatement pris les mesures nécessaires pendant l’opération et que cette situation relevait d’une complication chirurgicale que l’on pouvait observer dans ce type d’opération. Ils ont enfin conclu à une absence de faute et donc de responsabilité du médecin mis en cause.
43. La décision à laquelle les tribunaux internes ont abouti était donc fondée sur des rapports d’expertises qui abordaient de manière satisfaisante la question centrale que les experts devaient trancher. Dès lors, la Cour estime que la procédure menée en droit interne ne peut être considérée comme ineffective sur ce point.
44. En revanche, la Cour rappelle que l’obligation procédurale imposée par la Convention en matière de soins impose également que la procédure soit menée à terme dans un délai raisonnable (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 196, 9 avril 2009). À cet égard, la Cour souligne que, outre la question du respect des droits découlant des articles de la Convention dans une affaire donnée, des considérations plus générales appellent également un prompt examen des affaires concernant une négligence médicale survenue en milieu hospitalier. La connaissance des faits et des erreurs éventuellement commises dans l’administration de soins médicaux est essentielle pour permettre aux établissements concernés et au personnel médical de remédier aux défaillances potentielles et de prévenir des erreurs similaires. Le prompt examen de telles affaires est donc important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé (Oyal c. Turquie, no 4864/05, § 76, 23 mars 2010).
45. En l’espèce, la Cour relève que la procédure en indemnisation devant les juridictions administratives a connu une durée excessive que ni le comportement du requérant ni la complexité de l’affaire ne suffisent à expliquer, les tribunaux nationaux ayant mis plus de sept ans et dix mois pour statuer sur la demande du requérant. Une telle durée ne répond assurément pas à l’exigence du délai raisonnable. À cet égard, la Cour estime que pareille lenteur est de nature à prolonger une incertitude éprouvante non seulement pour la partie demanderesse mais aussi pour les professionnels de la santé concernés (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 236).
46. Dès lors, la Cour considère que les autorités n’ont pas apporté une réponse judiciaire suffisamment prompte respectant les exigences inhérentes à la protection du droit à l’intégrité physique du requérant.
47. Il y a donc eu violation du volet procédural de l’article 8 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
49. Au titre du préjudice matériel et du préjudice moral qu’il dit avoir subis, le requérant réclame 50 000 livres turques (TRY) et 150 000 TRY respectivement. En complément de ces sommes, ses héritiers réclament un montant total de 90 000 euros (EUR) pour dommages matériel et moral. Ils demandent également 13 000 EUR pour les frais et dépens. À titre de justificatifs, ils présentent une note d’honoraires d’un montant de 10 000 TRY (soit environ 2 130 EUR) et une facture de frais de traduction d’un montant de 2 360 TRY (soit environ 500 EUR).
50. Le Gouvernement conteste les prétentions relatives au préjudice matériel et aux frais et dépens. En ce qui concerne le préjudice moral, il déclare laisser à la Cour le soin de fixer le montant de l’indemnité à allouer en cas de constat de violation.
51. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette la demande y afférente. En revanche, elle considère que le requérant a subi un préjudice moral certain et elle estime raisonnable d’accorder à ses ayants droit la somme de 7 500 EUR conjointement à ce titre. Quant aux frais et dépens, compte tenu de sa jurisprudence et des justificatifs présentés, elle alloue aux héritiers du requérant 2 500 EUR conjointement à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit que les héritiers de M. Halil Kanal, Mmes Güzide Kanal et Serpil Kurultay Kanal et MM. Osman Kanal et Oğuzhan Kanal, ont qualité pour se substituer à lui en l’espèce ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux héritiers du requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :
i. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 janvier 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident