CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE X ET AUTRES c. BULGARIE
(Requête no 22457/16)
ARRÊT
STRASBOURG
17 janvier 2019
Renvoi devant la Grande Chambre
24/06/2019
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire X et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Yonko Grozev,
André Potocki,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 décembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22457/16) dirigée contre la République de Bulgarie et dont cinq ressortissants italiens ont saisi la Cour le 16 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la section a accédé à la demande de non‑divulgation de leur identité formulée par les requérants (article 47 § 4 du règlement).
2. Les requérants, un couple et leurs trois enfants mineurs, ont été représentés par Me F. Mauceri, avocat à Catane. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme R. Nikolova, du ministère de la Justice.
3. Les requérants dénonçaient les abus sexuels dont auraient été victimes les trois requérants mineurs alors qu’ils séjournaient dans un orphelinat en Bulgarie et l’absence d’enquête efficace à cet égard. Le 5 septembre 2016, les griefs relatifs aux allégations d’abus sur la personne des trois requérants mineurs et à l’absence d’enquête efficace à cet égard ont été communiqués au Gouvernement. La requête a été déclarée irrecevable pour autant qu’elle concernait les griefs formulés par les parents en leur nom propre, conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour. Dès lors, seuls les trois requérants mineurs seront désignés comme « les requérants » dans le présent arrêt.
4. Le gouvernement italien, auquel l’affaire a également été communiquée en vertu des articles 36 § 1 de la Convention et de l’article 44 du règlement de la Cour compte tenu de la nationalité des requérants, n’a pas souhaité intervenir dans la procédure.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants, une fratrie composée d’un garçon et de deux filles, sont nés en Bulgarie et résidaient dans un centre pour enfants privés de soins parentaux situé dans le village de Strahilovo (« l’orphelinat »). X (« le premier requérant ») est né en 2000, Y (« la deuxième requérante ») est née en 2002 et Z (« la troisième requérante ») – en 2003. En juin 2012, alors âgés respectivement de 12, 10 et 9 ans, ils furent adoptés par un couple d’Italiens et s’installèrent en Italie.
A. Les signalements effectués par les parents adoptifs des requérants
6. En octobre 2012, après une dispute avec son frère, la troisième requérante se plaignit de l’attitude de celui-ci, l’accusant d’attouchements à caractère sexuel à son égard. Alertés par cette plainte et par le comportement de la troisième requérante, qui s’était mise à mordre sa mère, à s’enfermer dans la salle de bain et à pousser des cris, les parents adoptifs firent examiner les enfants par deux psychologues spécialisées dans les cas d’abus sur mineurs, exerçant dans un centre de thérapie relationnelle.
7. Le rapport rédigé par les psychologues ne contient pas de transcription in extenso des propos des requérants mais représente en fait un compte rendu incluant également les commentaires des psychologues. Selon ce rapport, les psychologues s’entretinrent, dans le courant du mois d’octobre 2012, avec les parents puis avec les enfants. Les entretiens avec les requérants, qualifiés de « sessions thérapeutiques » furent effectués selon les méthodes préconisées pour les enfants victimes d’abus et furent enregistrés. Le premier requérant fut reçu le premier. Les trois enfants ne parlaient pas encore très bien italien à l’époque. Pour cette raison, à la demande du premier requérant, son père adoptif assista à l’entretien de celui-ci et aida à expliquer ses propos.
8. Lors de cet entretien, le premier requérant déclara que l’un des garçons de l’orphelinat, D., s’introduisait la nuit dans le dortoir des plus petits, procédait à des attouchements sur certains d’entre eux, en obligeant les autres à regarder, et donnait des coups. Dans son récit, le premier requérant ne désignait pas nommément les enfants impliqués, à l’exception de D. et de la sœur de celui-ci. Il décrivait les actes en cause avec peu de mots, dont il ressort que D. procédait à des attouchements sur les parties intimes de certains enfants et mettait son sexe dans leur bouche. Le premier requérant indiquait qu’il avait fait part de ces évènements à la directrice de l’orphelinat, E., qui l’aurait assuré qu’elle appellerait la police si cela se reproduisait.
9. La deuxième et la troisième requérante furent entendues ensemble. La partie du rapport concernant la deuxième requérante indique : « Y semble avoir vécu tout cela comme un jeu et n’a pas donné de connotation négative aux évènements : “j’ai vu M. et B. faire le sexe et je l’ai fait avec [mon frère]”. En revanche, les deux sœurs apparaissent préoccupées pour [leur frère], qui a été victime de violences à plusieurs reprises : “plus de coups pour X, pas beaucoup pour moi” ». Le rapport ne mentionne pas qui aurait été l’auteur de ces coups. Devant les psychologues, la troisième requérante évoqua une autre situation dans laquelle les enfants de l’orphelinat auraient été emmenés dans une « discothèque », où ils auraient dansé et dans laquelle des hommes seraient ensuite venus et auraient « joué » avec eux. La troisième requérante aurait été la seule à se débattre : « j’ai crié fort et je lui ai donné des coups ».
10. Au cours de l’entretien, les requérants purent désigner les zones corporelles en cause sur des poupées que leur présentèrent les psychologues.
11. D’autres entretiens avec les enfants eurent lieu en novembre et en décembre 2012. À cette occasion, le 5 novembre 2012, le premier requérant déclara que, dans la « discothèque », des hommes se livraient à des jeux sexuels avec les enfants de l’orphelinat et les filmaient.
12. Un suivi régulier des enfants fut mis en place. Il ressort du rapport des psychologues que par la suite les requérants ne voulaient plus parler de ces événements et qu’ils déclaraient « en avoir marre de la Bulgarie ».
13. Le 16 novembre 2012, le père adoptif des requérants adressa un courrier électronique à l’Agence nationale pour la protection de l’enfance (ANPE) en Bulgarie, indiquant qu’il souhaitait dénoncer des faits d’abus survenus dans un orphelinat. Dans un courrier rédigé en bulgare, l’ANPE répondit que des informations complémentaires étaient nécessaires pour que l’agence puisse effectuer un contrôle, notamment le nom de l’établissement en cause et les noms bulgares des enfants. Le père répondit en indiquant qu’il ne pouvait comprendre le courrier. Aucune suite ne fut donnée à cet échange de part et d’autre.
14. Le 22 novembre 2012, les parents adoptifs des requérants alertèrent l’association italienne qui les avait assistés dans le processus d’adoption puis la Commission italienne pour l’adoption internationale. Dans la lettre adressée à cette dernière, ils exposèrent les faits mentionnés dans le rapport des psychologues, ainsi qu’un certain nombre d’autres éléments qui leur auraient été rapportés par les requérants. Ils indiquèrent notamment les prénoms de sept hommes et quatre femmes, dont un certain N., qui auraient été désignés par les requérants comme étant les auteurs des abus. Certaines de ces personnes auraient fait partie du personnel de l’orphelinat et d’autres auraient été extérieurs à celui-ci. Les parents adoptifs des requérants alléguèrent que les enfants de l’orphelinat auraient été emmenés par groupes « en vacances » dans un village, où ils auraient fréquenté quotidiennement un endroit qu’ils appelaient « discothèque » et où ils auraient subi des attouchements et des violences de la part d’hommes extérieurs à l’orphelinat. Le premier requérant aurait été contraint d’assister au viol de ses sœurs. Par la suite, les enfants, laissés sans surveillance la nuit à l’orphelinat, auraient reproduit avec les plus petits les comportements dont ils auraient eux-mêmes été victimes.
15. Le 21 décembre 2012, les parents adoptifs des requérants déposèrent une plainte auprès de la police italienne.
16. Ils contactèrent par ailleurs un journaliste d’investigation. Au début du mois de janvier 2013, l’hebdomadaire L’Espresso publia un article intitulé « Bulgarie, dans la tanière des pédophiles » qui faisait état des allégations des parents des requérants, sans toutefois citer leurs noms. L’article exposait que des dizaines d’enfants de l’orphelinat dans lequel les requérants avaient été placés en Bulgarie avaient été soumis à des abus sexuels systématiques de la part de membres du personnel et de personnes extérieures, notamment dans une discothèque située dans un village de vacances. Il décrivait un réseau organisé, des actes de pédophilie et de violence, notamment des menaces avec des armes, de la part d’hommes masqués et mentionnait que des scènes avaient été filmées par caméra. Il indiquait que les enfants les plus jeunes avaient été victimes de l’un des plus âgés, qui se serait rendu dans leurs dortoirs, et que le premier requérant avait dénoncé ces agissements à la directrice de l’orphelinat, qui n’aurait rien fait. L’auteur de l’article indiquait qu’il s’était rendu en Bulgarie en décembre 2012 et qu’il avait visité les endroits décrits par les requérants, qui correspondaient selon lui à leur récit. Il mentionnait qu’il avait contacté de manière informelle un policier et qu’il lui avait transmis les informations fournies par les parents des requérants. Cependant, il indiquait que ce policier lui avait par la suite dit que sa hiérarchie lui aurait interdit de s’occuper de l’affaire.
17. Le 15 janvier 2013, le procureur italien qui avait été saisi de l’affaire transmit les éléments en sa possession à l’ambassade de Bulgarie à Rome, estimant que les autorités bulgares étaient compétentes pour enquêter sur les faits en question.
18. Le 22 février 2013, le journaliste de L’Espresso fit une déposition devant le procureur italien.
B. Les premières mesures d’enquête en Bulgarie
19. Ayant eu écho de l’article paru dans la presse italienne, notamment par la diffusion de l’information à la radio bulgare, l’ANPE ordonna une inspection de l’orphelinat les 14 et 15 janvier 2013. La direction régionale du contrôle des droits de l’enfant de Ruse fut chargée de cette inspection. Les inspecteurs eurent un entretien avec le maire de la commune de Strahilovo, la directrice de l’orphelinat, le médecin traitant, l’assistante sociale, la psychologue, l’infirmière et les autres membres du personnel en service au moment de leur inspection. Les treize enfants présents, âgés de 8 à 13 ans, furent entendus. Un questionnaire anonyme fut soumis au personnel et aux enfants pour les questionner sur d’éventuels cas de violences, la qualité de vie à l’orphelinat et les relations entre les enfants et les membres du personnel.
20. Selon le compte-rendu établi par les inspecteurs en date du 21 janvier 2013, les enfants de l’orphelinat n’étaient jamais laissés sans surveillance, l’accès de personnes extérieures était contrôlé et les extérieurs de l’établissement étaient équipés de caméras de surveillance dont les enregistrements étaient visionnés régulièrement. Le compte-rendu mentionnait que les enfants étaient répartis dans les dortoirs par âge et, pour les plus grands, par sexe, et que la disposition des dortoirs ne permettait pas qu’ils passent d’un dortoir à l’autre sans être vus par le personnel de garde. Les questionnaires soumis aux enfants ne faisaient pas état de violences ni d’abus sexuels mais seulement de disputes et parfois de coups de la part d’autres enfants, lesquels auraient été repris par le personnel à ce sujet. Selon la psychologue, qui avait effectué le suivi des requérants lors de leur séjour à l’orphelinat, ceux-ci n’avaient jamais parlé de maltraitance ni d’abus sexuels et n’en n’avaient pas montré de signes.
21. L’ANPE mandata une équipe de psychologues à l’orphelinat du 18 au 24 janvier 2013. Cette équipe ne constata rien d’alarmant non plus.
22. Sur la base de ce rapport, l’ANPE conclut à l’absence d’éléments indiquant que les enfants de l’orphelinat avaient été soumis aux traitements dénoncés dans L’Espresso. Compte tenu de la gravité des faits dénoncés, l’agence transmit toutefois le dossier au parquet de district et au parquet régional de Veliko Tarnovo.
23. Le 28 janvier 2013, le parquet de district de Veliko Tarnovo ouvrit une enquête préliminaire (преписка) concernant le signalement. Estimant que le signalement ne contenait pas d’éléments révélant la commission d’une infraction pénale, le parquet demanda à l’ANPE si elle disposait d’autres éléments. L’ANPE confirma que le contrôle effectué ne laissait pas penser que des abus avaient été commis.
24. Par une ordonnance du 18 novembre 2013, le parquet décida qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites pénales et classa l’affaire sans suite.
C. La deuxième enquête menée en Bulgarie
25. Alors que la première procédure était pendante, le 18 février 2013, une deuxième enquête fut ouverte par le parquet régional de Veliko Tarnovo à la suite d’un nouveau signalement du directeur de l’ANPE. L’ANPE avait été saisie, le 8 janvier 2013, par le signalement d’une association italienne, SOS Telefono Azzuro. Le rapport établi par cette association citait des noms et des caractéristiques des personnes qui auraient été impliquées dans les abus commis à l’encontre des enfants de l’orphelinat et était accompagné des rapports des psychologues italiens ayant entendu les requérants. Le dossier fut transmis au parquet de district de Veliko Tarnovo qui ouvrit une enquête préliminaire le 22 février 2013. Une enquête fut réalisée à l’orphelinat les 25 et 26 février 2013 par la police, les services communaux et les services régionaux de santé, de protection sociale et de protection de l’enfance.
26. Les enquêteurs consultèrent la documentation disponible à l’orphelinat, notamment les dossiers médicaux des enfants, et eurent un entretien avec des membres du personnel (la directrice, la psychologue, deux éducatrices, une garde d’enfants, le chauffeur, le gardien, le chauffagiste), un photographe et un électricien qui intervenaient occasionnellement dans l’établissement, et quatre enfants, âgés de 11 à 13 ans. Le 6 mars 2013, un rapport de police décrivant le fonctionnement de l’établissement ainsi que les activités et les soins fournis aux 53 enfants qui y étaient placés à l’époque fut établi. Le rapport indiquait que lors des visites médicales régulières effectuées par le médecin traitant, extérieur à l’établissement, aucune trace de violences physiques ou sexuelles n’avait été constatée sur les enfants. Il mentionnait qu’une boîte à réclamations était accessible aux enfants ainsi qu’un téléphone sur lequel était inscrit le numéro d’urgence national pour les enfants en danger ; aucun signalement correspondant aux faits décrits par les requérants n’aurait été effectué par ce biais.
27. Le rapport constatait que seuls trois membres du personnel étaient des hommes – le chauffeur, le gardien et le chauffagiste – et qu’ils ne pouvaient accéder aux dortoirs sans être accompagnés par la directrice de l’orphelinat ou par un membre féminin du personnel.
28. Le rapport constatait également que l’établissement faisait l’objet d’un contrôle régulier de la part du service de protection de l’enfance de la commune et qu’un policier y effectuait des visites hebdomadaires. Il exposait que la sécurité de l’établissement, notamment concernant l’entrée de personnes extérieures, était assurée, et qu’aucun incident relatif à des atteintes sexuelles sur les enfants n’avait été signalé, ni au cours des entretiens avec le personnel menés lors de l’enquête ni pendant les années précédentes.
29. Le rapport faisait par ailleurs état d’enquêtes effectuées par le parquet ou la police au sujet d’incidents survenus à l’orphelinat depuis 2002, notamment un cas de maltraitance de la part d’une employée, par la suite licenciée, et un cas d’absorption accidentelle de médicaments par des enfants. Il indiquait qu’aucun signalement relatif à des abus sexuels n’avait été enregistré.
30. Selon un deuxième rapport de police établi le 5 juin 2013, la police interrogea en outre la directrice de l’orphelinat, la psychologue, l’assistante sociale, le photographe, l’électricien qui était intervenu dans l’établissement et dont le diminutif du prénom était N. (voir le paragraphe 14 ci-dessus). Un enfant de l’orphelinat, B., qui était visé dans les documents transmis par les autorités italiennes, fut également interrogé avec l’assistance de la psychologue de l’orphelinat. Le rapport constatait que les faits évoqués par les requérants n’étaient pas corroborés par les éléments recueillis et relevait notamment que, contrairement à ce qui avait été dit par les requérants, la directrice de l’orphelinat ne s’appelait pas E., qu’aucun fait d’abus sexuels ne lui avait été rapporté par les requérants et que les enfants n’avaient pas été emmenés dans une « discothèque ». Il indiquait que la seule occasion lors de laquelle ceux-ci avaient pu danser était une fête organisée lors du séjour annuel en classe verte organisé par une association, à laquelle les enfants étaient accompagnés par les éducatrices de l’orphelinat, la seule personne extérieure présente étant un disc-jockey invité pour la soirée. Selon ce rapport, la psychologue avait indiqué que la troisième requérante ne présentait pas les symptômes évoqués, à savoir pousser des cris pendant son bain, lorsqu’elle était à l’orphelinat, et que le premier requérant et la deuxième requérante avaient tendance à manipuler les autres, notamment les adultes. Il ressort des témoignages recueillis que D. et sa sœur (voir le paragraphe 8 ci-dessus) avaient été adopté par des parents italiens à la fin de l’été 2011. D. était alors âgé de 12 ans.
31. Le rapport établi par l’ANPE à l’occasion des visites effectuées à l’orphelinat constatait que la réglementation pertinente était dans l’ensemble respectée dans cet établissement et qu’aucun élément ne permettait de suspecter des abus sexuels. Le rapport formulait plusieurs recommandations, notamment en vue d’améliorer les programmes d’activités proposées aux enfants.
32. À l’issue de l’enquête préliminaire, par une ordonnance du 28 juin 2013, le parquet de district refusa l’ouverture de poursuites pénales et classa l’affaire sans suite. Selon cette ordonnance, les allégations faites par les parents des requérants n’avaient pas été confirmées, les membres masculins du personnel de l’orphelinat ou l’électricien N., qui ne serait intervenu qu’occasionnellement dans l’établissement, n’avaient pas accès aux enfants sans la présence d’une éducatrice femme, et les enfants n’avaient pas pu rencontrer des hommes lors de sorties extérieures sans la présence du personnel féminin de l’établissement. Le parquet concluait que les éléments rassemblés en l’espèce ne permettaient pas de conclure qu’une infraction pénale avait été commise.
D. La suite de l’affaire en Italie
33. Le 8 avril 2013, le premier requérant et la deuxième requérante furent entendus par le procureur près le tribunal pour mineurs, en présence d’une psychologue. Le procès-verbal de cet entretien n’a cependant pas été produit devant la Cour. Le 24 juin 2013, le procureur transmit les éléments rassemblés au tribunal pour mineurs.
34. Le tribunal pour mineurs désigna un expert spécialisé en neuropsychiatrie pédiatrique afin qu’il évaluât la crédibilité des témoignages des requérants. Selon l’estimation réalisée par cet expert sur la base des rapports écrits et des enregistrements des auditions des requérants, les allégations de ceux-ci apparaissaient comme étant suffisamment crédibles.
35. Le 29 juin 2013, le procureur près le tribunal des mineurs proposa au tribunal d’ordonner un contrôle du suivi psychologique des requérants et de considérer qu’il n’y avait pas lieu de les interroger de nouveau, comme le demandaient les autorités bulgares.
36. Par une décision du 13 mai 2014, le tribunal des mineurs considéra qu’il n’y avait pas lieu d’ordonner une mesure de protection à l’égard des requérants, ni de contrôle de leur suivi psychologique, et estima que les capacités des parents adoptifs pour prendre soin et éduquer les enfants n’étaient pas remises en cause. Il nota cependant que le comportement des parents adoptifs avait été inadéquat, dans la mesure où ils auraient dû immédiatement saisir le tribunal pour mineurs ou une autre autorité compétente plutôt que d’avoir recours à un journaliste. Il considéra par ailleurs qu’il n’était pas dans l’intérêt des enfants de les soumettre à une nouvelle audition par la justice.
E. La troisième enquête ouverte en Bulgarie
37. Le 22 janvier 2014, le ministère de la Justice italien adressa une lettre officielle aux autorités bulgares, leur transmettant les éléments recueillis par le parquet italien et leur demandant d’ouvrir une enquête sur les faits allégués. Le 14 mars 2014, le parquet auprès de la Cour suprême de cassation transmit au parquet régional de Veliko Tarnovo une traduction des documents italiens, qui les transmit à son tour au parquet de district de Veliko Tarnovo. Une enquête préliminaire fut ouverte le 4 avril 2014 par le parquet de district. Le 15 avril 2015, celui-ci constata que trois procédures avaient été ouvertes concernant les mêmes faits et transmit les dossiers au parquet régional en proposant que les dossiers fussent joints et que les ordonnances rendues fussent annulées.
38. Par une ordonnance du 5 juin 2014, le parquet régional de Veliko Tarnovo ordonna la jonction des trois procédures et annula l’ordonnance du 28 juin 2013 au motif que celle-ci avait été rendue alors que la première procédure était pendante. L’ordonnance de classement sans suite du 18 novembre 2013 resta ainsi en vigueur.
39. En décembre 2014 puis en janvier 2015, un représentant de l’ambassade d’Italie à Sofia s’enquit officiellement du cours de l’enquête. Le 23 janvier 2015, les autorités bulgares informèrent l’ambassade d’Italie à Sofia que l’enquête pénale avait été clôturée par l’ordonnance du 18 novembre 2013. Une copie de l’ordonnance leur fut transmise le 28 janvier 2015.
40. Le 19 janvier 2015, le ministère italien de la Justice demanda à son homologue bulgare de l’informer des résultats de la procédure pénale. Il en fut informé par une lettre du 11 mars 2015.
41. Le 11 décembre 2015, le père adoptif des requérants s’adressa au ministère de la Justice italien pour demander l’accès à tous les éléments du dossier. Le 1er février 2016, en réponse à cette demande, les autorités italiennes transmirent aux parents adoptifs des enfants les décisions rendues par le parquet bulgare, traduites en italien, notamment l’ordonnance du parquet de district de Veliko Tarnovo du 18 novembre 2013. L’ordonnance indiquait qu’elle était susceptible d’un recours devant le parquet régional.
42. Le 7 juin 2016, le ministère de la Justice italien transmit à son homologue bulgare des éléments complémentaires concernant l’affaire, notamment une lettre des parents adoptifs des requérants dans laquelle ceux‑ci contestaient l’enquête menée et l’indépendance du parquet de district de Veliko Tarnovo.
43. Ces documents furent transmis au parquet de district de Veliko Tarnovo le 1er août 2016. Le 2 août 2016, le procureur responsable du dossier se déporta compte tenu de la remise en cause du traitement de l’affaire par les parents des requérants. Un autre procureur fut chargé du dossier. Considérant que la lettre des parents adoptifs des requérants devait être traitée comme un recours contre l’ordonnance du parquet de district du 18 novembre 2013, il transmit le dossier au parquet régional.
44. Par une ordonnance du 30 septembre 2016, le parquet régional confirma l’ordonnance de classement sans suite du 18 novembre 2013. Il constata que cette ordonnance était basée sur une inspection réalisée par l’ANPE qui n’avait pas constaté de dysfonctionnements dans l’orphelinat ni d’atteinte aux droits des enfants et que le procureur en avait conclu que les éléments exposés dans l’article de l’hebdomadaire italien n’étaient pas corroborés.
45. Le procureur responsable du dossier fit les constatations suivantes. À l’occasion de la deuxième procédure, ouverte à la suite du signalement de l’association SOS Telefono Azzuro, une enquête avait été effectuée par la police et différents services compétents. Dans ce cadre, les membres du personnel de l’orphelinat suivants avaient été entendus : la directrice, la psychologue, deux éducatrices, le chauffeur, le chauffagiste, le gardien et une garde d’enfant. Des personnes extérieures qui seraient intervenues dans l’orphelinat, à savoir un photographe et un électricien, avaient également été entendues à cette occasion. Les enquêteurs de la police avaient ensuite procédé à d’autres entretiens, avec la directrice, la psychologue, l’assistante sociale et un enfant, ainsi qu’avec l’électricien, le photographe et l’employé de la municipalité chargé de l’informatique qui seraient intervenus dans l’orphelinat. Il ressortait des résultats de l’enquête que les enfants étaient surveillés la nuit et qu’ils n’avaient pas de contacts avec des personnes extérieures sans être accompagnés par une garde d’enfant ou par une éducatrice du centre. Les enfants se rendaient une fois par an, en été, en colonie de vacances à Lyaskovets, où ils auraient aussi été accompagnés de membres du personnel éducatif et où une fête aurait été habituellement organisée à la fin du séjour, à laquelle la seule personne extérieure aurait été un disc-jockey.
46. Le procureur nota que seuls trois hommes travaillaient à l’orphelinat mais que ceux-ci n’avaient pas accès aux salles des enfants, que le photographe extérieur intervenait uniquement pour photographier ou filmer pour les besoins des dossiers d’adoption ou au cours de fêtes ou de cérémonies, qu’aucun employé ne s’appelait N., la seule personne portant ce nom étant un électricien qui était intervenu occasionnellement pour réparer les équipements de la cuisine, et qu’il n’y avait jamais eu de directrice appelée E.
47. Ainsi, selon lui, rien dans les éléments recueillis n’indiquait que des infractions avaient été commises à l’encontre des trois requérants.
48. Le procureur constata par ailleurs que les documents envoyés ultérieurement par les autorités italiennes confirmaient les éléments contenus dans ceux qui avaient déjà été envoyés et n’apportaient pas de nouveaux éléments. Il en conclut qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites pénales et confirma l’ordonnance de classement sans suite du 18 novembre 2013.
49. Le 17 novembre 2016, cette décision fut confirmée par le parquet d’appel de Veliko Tarnovo dans le cadre d’un contrôle d’office.
50. Le 27 janvier 2017, une procureure du parquet auprès de la Cour suprême de cassation effectua un contrôle d’office de l’ordonnance du parquet d’appel. Elle constata que l’enquête réalisée paraissait complète et ne révélait pas que les requérants avaient fait l’objet de mauvais traitements à l’orphelinat. Elle nota que les allégations des requérants avaient varié entre leurs premières déclarations devant les psychologues et leur interrogatoire par le procureur du tribunal pour enfants italien et que les circonstances dans lesquelles ils auraient été témoins d’actes à caractère sexuel n’étaient pas claires. Elle considéra qu’il était probable que les requérants avaient été témoins d’attouchements sexuels entre d’autres enfants, qu’ils avaient répété de tels actes entre eux et que, face à la désapprobation de la part de leurs parents adoptifs eu égard à un tel comportement, et dans un désir de ne pas contrarier ces derniers, ils avaient raconté une histoire dans laquelle ils disaient avoir été victimes d’abus.
F. Autres informations pertinentes
51. Outre les inspections réalisées à l’orphelinat à la suite des allégations des requérants, un autre contrôle fut effectué par les services de protection de l’enfance en juin 2013, à la suite d’un signalement effectué par une association, le Comité Helsinki bulgare, concernant la qualité des activités éducatives, la présence d’enfants d’un âge supérieur à celui prévu par la réglementation, ainsi que la présence non réglementaire du chauffagiste dans les salles réservées aux enfants. Le rapport établi par ces services constatait notamment que le chauffagiste ne s’était pas rendu dans les salles des enfants sans être accompagné par un autre membre du personnel. En revanche, selon le rapport, la directrice de l’orphelinat avait constaté que des propos inappropriés avaient pu être tenus devant les enfants par une employée concernant des relations entre adultes, et elle avait réprimandé l’employée responsable.
52. Une enquête pénale fut par ailleurs ouverte en 2013 par le parquet de district de Veliko Tarnovo à la suite d’un signalement effectué par la direction de l’aide sociale d’une ville de la région concernant les plaintes de trois enfants, M., S. et Y., qui avaient déclaré que, lors de leur séjour à l’orphelinat en 2011-2012, ils avaient reçu des coups de bâton de la part d’une garde d’enfant. Le parquet ordonna la réalisation d’un contrôle par la police et le service de protection de l’enfance de Svishtov. Un autre contrôle fut réalisé sur décision du maire par les services sociaux de Strahilovo concernant le même signalement. Par une ordonnance du 19 juin 2013, le parquet de district classa l’affaire sans suite, constatant l’absence d’éléments suffisants pour considérer que les enfants avaient été maltraités par des membres du personnel. Il ressort de cette ordonnance que la jeune M. s’était plainte auparavant d’atteintes sexuelles dans son milieu familial et qu’elle en avait fait part aux autres enfants de l’orphelinat.
53. L’orphelinat fut fermé en juillet 2015, dans le cadre d’une politique de désinstitutionnalisation visant à placer un maximum d’enfants dans un cadre familial.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le code de procédure pénale
54. Au terme des articles 207 à 211 du code de procédure pénale de 2006, une procédure pénale est engagée lorsque les autorités sont en présence d’un motif légal (законен повод) et d’éléments suffisants (достатъчно данни) indiquant qu’une infraction pénale a été commise. Le motif légal peut être un signalement (съобщение) adressé au procureur ou à un autre organe compétent selon lequel une infraction a été commise, une publication dans la presse, les déclarations faites par l’auteur d’une infraction ou la perception directe par les autorités de poursuite d’une infraction.
55. En vertu de l’article 213 de ce code, lorsqu’il refuse d’engager des poursuites pénales, le procureur en informe la victime de l’infraction ou ses héritiers, la personne morale lésée et l’auteur du signalement. Ces personnes peuvent introduire un recours contre la décision de classement sans suite devant le procureur de rang supérieur, qui est compétent pour ordonner l’ouverture d’une procédure pénale. Le procureur de rang supérieur peut également contrôler la décision de classement sans suite d’office.
B. La loi sur la protection de l’enfance
56. Aux termes de l’article 17, alinéa 1, de la loi sur la protection de l’enfance, le président de l’ANPE est compétent, parmi d’autres attributions, pour contrôler le respect des droits des enfants par les écoles, les établissements de soins ou les pourvoyeurs de services sociaux tels que les orphelinats. En cas de non-respect de ces droits ou des normes applicables, il est compétent pour donner des instructions obligatoires en vue de remédier aux dysfonctionnements constatés.
57. En vertu de l’article 20 de la loi, le service municipal d’aide sociale est l’organe chargé de la protection de l’enfance au niveau de la commune.
EN DROIT
I. SUR L’ÉTENDUE DE L’AFFAIRE
58. La Cour relève que la requête a été introduite par les parents adoptifs des trois requérants mineurs au nom de ces derniers mais aussi en leur nom propre. Le 5 septembre 2016, la présidente de la section a décidé de porter à la connaissance du Gouvernement défendeur les griefs des trois requérants mineurs relatifs aux abus sexuels dont ils s’estimaient victimes et au caractère inefficace de l’enquête menée à ce sujet. La présidente de la section, siégeant en qualité de juge unique (article 54 § 3 du règlement de la Cour), a par ailleurs décidé de déclarer les autres griefs soulevés dans la requête, à savoir ceux formulés par les parents en leur nom propre, irrecevables. En vertu de l’article 54 § 3 du règlement, cette décision est définitive. Dès lors, la Cour ne tiendra pas compte des arguments développés dans les observations des parties pour autant que ceux-ci portent sur les griefs déclarés irrecevables.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 et 8 DE LA CONVENTION
59. Les requérants allèguent qu’ils ont été victimes d’abus sexuels lors de leur séjour à l’orphelinat et que les autorités bulgares ont manqué à leur obligation positive de les protéger contre de tels traitements ainsi qu’à l’obligation de mener une enquête effective relative à leurs allégations. Ils invoquent les articles 3, 6, 8 et 13 de la Convention. La Cour considère qu’il convient d’examiner les griefs ainsi soulevés sous l’angle des seuls articles 3 et 8 de la Convention, qui se lisent ainsi en leur partie pertinente en l’espèce :
Article 3
1. « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 8
2. « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...). »
A. Sur la recevabilité
1. Sur l’abus allégué du droit de recours individuel
60. Le Gouvernement demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable pour abus du droit de recours. Il soutient, d’une part, que les représentants légaux des requérants ont sciemment présenté des faits imaginaires, qui ne seraient corroborés par aucun élément tel que des certificats médicaux, et, d’autre part, qu’ils ont utilisé un langage irrespectueux et offensant envers les autorités bulgares et les personnes physiques qu’ils accusent.
61. Les requérants n’ont pas fait de commentaires sur cette question.
62. Selon la jurisprudence de la Cour, une requête est abusive si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés en vue de la tromper (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014). En l’espèce, indépendamment de la question de savoir si les accusations d’abus sexuels sur les requérants sont fondées, rien ne permet à la Cour de conclure que leurs représentants ont sciemment présenté des faits qu’ils savaient inexacts.
63. Une requête peut également être considérée comme abusive lorsque le requérant utilise dans ses communications avec la Cour des expressions particulièrement vexatoires, outrageantes, menaçantes ou provocatrices – que ce soit à l’encontre du gouvernement défendeur, de son agent, des autorités de l’État défendeur, de la Cour elle-même, de ses juges, de son greffe ou des agents de ce dernier (Řehák c. République tchèque (déc.), no 67208/01, 18 mai 2004). Le rejet d’une requête pour abus du droit de recours est cependant une mesure exceptionnelle, et le requérant doit avoir excédé les limites d’une critique normale, civique et légitime (Di Salvo c. Italie (déc.), no 16098/05, 11 janvier 2007). En l’espèce, la Cour relève que, dans leurs observations, les représentants légaux des requérants accusent et traitent de « pédophiles » des personnes physiques identifiées et reprochent aux autorités bulgares, notamment aux agents du Gouvernement, de couvrir des actes criminels. Elle constate que, certes, le langage utilisé dans les observations des requérants est irrespectueux mais, compte tenu du contexte de la présente affaire et du fait qu’elle concerne les droits d’enfants mineurs qui n’ont pas la responsabilité des propos utilisés par leurs représentants, elle considère que ces propos n’ont pas dépassé des limites justifiant le rejet de la requête pour ce motif.
64. Eu égard à ce qui précède, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement tirée de l’abus du droit de recours individuel.
2. Sur le respect du délai de six mois
65. Le Gouvernement soutient par ailleurs que la requête est tardive. Il expose que l’ordonnance du parquet de district du 18 novembre 2013, refusant l’ouverture d’une procédure pénale, a été transmise par les autorités bulgares aux autorités italiennes le 23 janvier 2015. Or la requête a été introduite plus d’un an après, le 16 avril 2016, sans que les requérants n’aient établi que la décision leur avait été communiquée par les autorités italiennes avec un retard aussi important.
66. Les requérants répliquent que les autorités bulgares ne les ont jamais dûment informés des développements de l’enquête ni des décisions prises.
67. La Cour constate que l’ordonnance du 18 novembre 2013 n’a pas été formellement signifiée aux parents des requérants par les autorités bulgares. Il ressort des éléments au dossier que le ministère de la Justice italien leur a transmis une copie de ce document, accompagnée d’une traduction en italien, le 1er février 2016, et rien n’indique que les intéressés auraient eu connaissance de cette décision avant cette date. La requête a été introduite dans un délai de six mois suivant cette transmission. La Cour observe au surplus que, après l’introduction de la présente requête, l’ordonnance du 18 novembre 2013 a fait l’objet d’un contrôle de la part des instances supérieures du parquet, qui ont rendu plusieurs nouvelles décisions au courant de l’année 2016.
68. Il convient dès lors de rejeter l’exception du Gouvernement tirée du non-respect du délai de six mois.
3. Conclusion sur la recevabilité
69. La Cour constate par ailleurs que les griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
70. Les requérants soutiennent qu’ils ont été victimes d’abus sexuels lors de leur séjour à l’orphelinat, alors qu’ils étaient sous la responsabilité des autorités bulgares. Ils allèguent que leurs récits ont été jugés crédibles par les psychologues assurant leur suivi en Italie, par le procureur et par le tribunal pour mineurs italiens. Ils indiquent que le premier requérant avait rapporté les faits à la directrice de l’orphelinat, qui n’aurait toutefois rien entrepris pour faire cesser les agissements dénoncés. Ils arguent que d’autres enfants, dont une jeune fille prénommée M., s’étaient plaints d’abus similaires, ce dont la directrice aurait nécessairement été au courant. Ils soutiennent également qu’ils ont été en contact téléphonique avec d’autres parents italiens ayant adopté des enfants de cet orphelinat, notamment les parents de D., et que ces enfants présentaient également des symptômes propres aux victimes d’abus.
71. Selon les requérants, l’orphelinat n’avait rien de l’institution modèle décrite dans les rapports et les observations du Gouvernement. Les intéressés soutiennent notamment que les enfants n’étaient pas surveillés en permanence, que des ouvriers hommes avaient accès aux enfants et que des pensionnaires ayant dépassé l’âge réglementaire pour ce type d’établissement y séjournaient.
72. Les requérants soutiennent par ailleurs que, à la suite des révélations faites après leur adoption, les autorités compétentes de l’État défendeur n’ont pas mené une enquête efficace, capable de faire la lumière sur les faits et d’engager la responsabilité des personnes impliquées.
73. Ils allèguent tout d’abord que les autorités bulgares ont manqué de diligence dans la conduite de l’enquête et qu’elles n’ont pas tenu leurs parents informés des résultats de celle-ci avant janvier 2015, lorsqu’une demande officielle aurait été faite par les autorités italiennes.
74. Ils estiment par ailleurs que l’enquête a été bâclée, le parquet étant arrivé très rapidement à la conclusion qu’il n’y avait pas eu d’infraction, sur la base des seules conclusions de l’ANPE. Or, selon eux, cette institution ne pouvait être considérée comme suffisamment indépendante puisque le constat d’un problème aurait remis en cause son propre travail. Les requérants soutiennent que l’inspection effectuée par l’ANPE a eu pour effet de prévenir les personnes responsables qu’une enquête était en cours et de compromettre les résultats de celle-ci. Ils estiment que l’enquête aurait dû être effectuée de manière discrète, en ayant recours à des mesures telles que des écoutes, des agents infiltrés et des perquisitions, et en séparant les enfants de la directrice et des employés impliqués.
75. Les requérants arguent que le but des autorités bulgares était de prouver qu’il n’y avait pas de réseau de pédophilie. Ils indiquent que des plaintes similaires formulées par d’autres enfants, notamment par la jeune M. mentionnée ci-dessus, ont également fait l’objet d’une procédure pénale et n’ont pas été reliées à l’enquête les concernant (voir le paragraphe 52 ci‑dessus).
b) Le Gouvernement
76. En ce qui concerne les allégations selon lesquelles les requérants auraient été soumis à des violences physiques et sexuelles à l’orphelinat, le Gouvernement déclare que l’enquête effectuée par les autorités bulgares n’a mis à jour aucun indice selon lequel de tels agissements auraient réellement eu lieu, que ce soit à l’égard des requérants ou d’autres enfants de l’orphelinat. Il indique que ces allégations se fondent uniquement sur les déclarations des requérants, déclarations qui sont selon lui à prendre avec précaution compte tenu de l’âge des intéressés et de la possibilité que celles‑ci aient été faites sous l’influence de personnes adultes. Il ajoute qu’aucun certificat médical corroborant les allégations de viol des requérants n’a été présenté.
77. Le Gouvernement soutient que les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des enfants avaient été prises à l’orphelinat. Il expose que le règlement intérieur prévoyait un contrôle de l’accès des personnes extérieures à l’établissement et que les sorties des enfants devaient se faire avec une accompagnatrice de l’établissement. Il indique que le personnel avait la responsabilité de procéder à un signalement au maire ou à la police en cas de faits de violences, que les enfants avaient à leur disposition un téléphone et le numéro national d’urgence pour les enfants en danger et qu’ils avaient accès à la psychologue de l’établissement.
78. Le Gouvernement estime que, si les allégations de violences très graves formulées par les requérants étaient vraies, le médecin traitant, qui était extérieur à l’établissement, aurait forcément remarqué des traces de cette violence lors des examens de contrôle.
79. En ce qui concerne les obligations procédurales pouvant découler des articles 3 et 8 de la Convention, le Gouvernement soutient que les autorités bulgares compétentes ont agi rapidement après avoir été informées des faits allégués et ont entrepris diverses mesures d’investigation. Il estime que l’enquête menée était indépendante, objective et complète. Il indique en particulier que le fait que l’ANPE ait effectué un contrôle à l’orphelinat ne remet pas en cause le caractère effectif de l’enquête car cette agence est selon lui précisément une autorité de contrôle, chargée de veiller au respect des droits des enfants placés dans des institutions et compétente pour entreprendre des mesures de protection à leur égard.
80. Le Gouvernement déclare que les mesures de contrôle et d’investigation réalisées n’ont pas permis de confirmer les dires des requérants mais qu’elles ont permis de constater l’inexactitude de certaines de leurs allégations concernant l’identité des personnes mises en cause. Il indique que, en l’absence d’indices corroborant les faits allégués, le parquet a décidé de classer l’affaire, sans que cette circonstance ne remette en cause le caractère effectif et complet de l’enquête effectuée.
81. Concernant l’information fournie aux requérants, le Gouvernement soutient que les procédures en Bulgarie n’ont pas été ouvertes à la demande des parents adoptifs des requérants et que ceux-ci n’avaient dès lors pas à être formellement informés des décisions du parquet. Il ajoute que les autorités bulgares ont tenu les autorités italiennes informées de l’enquête à chaque fois qu’une telle information a été sollicitée.
2. Appréciation de la Cour
a) Applicabilité de l’article 3 et de l’article 8 de la Convention
82. La Cour rappelle qu’un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, A. c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, § 20, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI). En l’espèce, les requérants, de par leur jeune âge et leur situation d’enfants privés de soins parentaux et placés dans une institution, étaient dans une situation de particulière vulnérabilité. Dans ce contexte, les abus sexuels et les violences qu’ils allèguent avoir subis, à les supposer établis, sont suffisamment graves pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.
83. La Cour rappelle par ailleurs que la notion de « vie privée » visée à l’article 8 de la Convention recouvre l’intégrité physique et morale d’une personne (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 22, série A no 91, M.P. et autres c. Bulgarie, no 22457/08, § 110, 15 novembre 2011, et V.C. c. Italie, no 54227/14, § 85, 1er février 2018). Dès lors, les abus dénoncés par les requérants tombent également sous le coup de la protection de l’article 8 de la Convention.
b) Principes généraux applicables
84. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3 de la Convention, l’obligation imposée par l’article 1 aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, précité, § 22, et M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003‑XII). Par ailleurs, les obligations positives inhérentes au droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention peuvent impliquer l’adoption de mesures même dans la sphère des relations des individus entre eux (M.C. c. Bulgarie, précité, § 150, et V.C. c. Italie, précité, § 91).
85. Les enfants et autres personnes vulnérables, en particulier, ont droit à la protection de l’État, sous la forme d’une prévention efficace, les mettant à l’abri de formes graves d’atteinte à l’intégrité de la personne (A. c. Royaume-Uni, précité, § 22, Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V, et M.C. c. Bulgarie, précité, § 150).
86. Les obligations positives, découlant des articles 3 et 8 de la Convention, de protéger l’intégrité physique et morale d’une personne commandent en particulier la mise en place d’un cadre législatif permettant de mettre les individus suffisamment à l’abri d’atteintes à cette intégrité, notamment, pour les cas les plus graves, par l’adoption de dispositions en matière pénale et leur application effective en pratique (M.C. c. Bulgarie, précité, §§ 150-153, et S.Z. c. Bulgarie, no 29263/12, § 43, 3 mars 2015).
87. Ces obligations positives peuvent parfois exiger que les autorités prennent des mesures raisonnables d’ordre pratique visant à empêcher des mauvais traitements dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance ainsi qu’une prévention efficace mettant notamment les enfants à l’abri de formes graves d’atteinte à l’intégrité de leur personne (Z et autres c. Royaume-Uni, précité, § 73, M.P. et autres c. Bulgarie, précité, § 108, et V.C. c. Italie, précité, § 89). Il faut toutefois interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Pour que celle-ci entre en jeu, il doit être établi que les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance de l’existence d’un risque réel et immédiat pour un individu identifié de subir des mauvais traitements du fait des actes criminels d’un tiers et qu’elles sont restées en défaut de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, des mesures qui auraient raisonnablement pu être réputées de nature à éviter ce risque (Đorđević c. Croatie, no 41526/10, § 139, CEDH 2012, et V.C. c. Italie, précité, § 90).
88. L’article 3 de la Convention impose en outre, lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à cette disposition, le devoir pour les autorités nationales de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition des responsables et ce quelle que soit la qualité des personnes mises en cause (M.C. c. Bulgarie, précité, § 153, S.Z. c. Bulgarie, précité, § 44, et B.V. c. Belgique, no 61030/08, § 56, 2 mai 2017). La Cour a par ailleurs considéré que les obligations positives incombant à l’État en vertu de l’article 8 de la Convention de protéger l’intégrité physique des individus s’étendent aux questions touchant à l’effectivité d’une enquête pénale (M.C. c. Bulgarie, précité, § 153).
89. L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat. Cette exigence n’impose dès lors pas que toute procédure pénale doive se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée, mais les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes graves à l’intégrité physique et morale des personnes.
90. D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, les personnes et les institutions qui en sont chargées doivent être indépendantes des personnes qu’elle vise (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 118, CEDH 2015).
91. L’enquête menée doit être suffisamment approfondie. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits en question (M.C. c. Bulgarie, précité, § 151, S.Z. c. Bulgarie, précité, § 45, et B.V. c. Belgique, précité, § 60). Toute déficience sérieuse de l’enquête, affaiblissant sa capacité à établir les responsabilités, risque de ne pas répondre aux exigences de la Convention. Cela étant, la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête ; elle ne saurait se substituer aux autorités internes dans l’appréciation des faits de la cause ni statuer sur la responsabilité pénale de l’agresseur présumé (M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 113, 27 septembre 2011, et B.V. c. Belgique, précité, § 61).
92. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte. À cet égard, la Cour a considéré que la prompte ouverture d’une enquête et la conduite diligente de celle-ci sont essentielles (S.Z. c. Bulgarie, précité, § 47, et V.C. c. Italie, précité, § 95).
93. Enfin, la victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (Bouyid, précité, § 122, et B.V. c. Belgique, précité, § 59).
c) Application en l’espèce
94. La Cour observe d’emblée que les requérants ne remettent pas en cause le cadre juridique de protection mis en place par le droit interne. Ils dénoncent en revanche l’incapacité des autorités bulgares à prévenir les abus dont ils soutiennent avoir été victimes ainsi que le caractère inefficace à leurs yeux de l’enquête menée à la suite de leurs allégations.
i. Sur le caractère efficace de l’enquête menée
95. La Cour relève qu’une première enquête dans les locaux de l’orphelinat a été ordonnée par l’ANPE, autorité administrative spécialisée dans la protection de l’enfance, dès que celle-ci a eu connaissance par les médias bulgares de l’article paru dans L’Espresso en janvier 2013. Elle constate que l’ANPE a rapidement informé le parquet des révélations faites par l’hebdomadaire italien et des résultats des contrôles qu’elle avait effectués.
96. La Cour relève que, à la suite du deuxième signalement transmis au parquet par l’ANPE en février 2013, une enquête de police a été réalisée ainsi qu’un nouveau contrôle des services chargés de la protection de l’enfance. Elle note que les deux procédures ouvertes ont été clôturées respectivement en novembre et en juin 2013 par des décisions de non-lieu, le parquet de district ayant considéré qu’aucun élément recueilli ne permettait de conclure que des infractions avaient été commises.
97. Elle constate que, en janvier 2014, lorsque les autorités bulgares ont été saisies de manière officielle par le ministère de la Justice italien, le parquet régional de Veliko Tarnovo, constatant que plusieurs procédures avaient été ouvertes, a ordonné leur jonction le 4 juin 2014. Les nouvelles pièces et le recours du père adoptif des requérants transmis en juin 2016 ont été examinés par le parquet régional qui a confirmé l’ordonnance de non‑lieu le 30 septembre 2016. Dans les mois qui ont suivi, l’ordonnance de non-lieu a été confirmée par les autorités supérieures du parquet dans le cadre d’un contrôle d’office.
98. La Cour estime que, dans ces circonstances, force est de constater que les autorités bulgares compétentes ont agi avec promptitude et diligence dès qu’elles ont eu connaissance des faits allégués alors même qu’elles n’avaient pas été formellement saisies d’une plainte par les requérants. Elles ont également pleinement coopéré avec les autorités italiennes en les tenant informées des résultats de l’enquête et en prenant en compte les nouvelles pièces transmises par celles-ci. Certes, des délais de plusieurs mois sont parfois intervenus dans la communication avec le ministère italien de la Justice (paragraphes 39-41 ci-dessus) mais ces délais ne paraissent pas excessifs dans un contexte de coopération intergouvernementale et il ne semble pas qu’ils aient compromis le cours de l’enquête, qui était déjà achevée à ce moment-là.
99. En ce qui concerne l’absence alléguée d’indépendance et d’objectivité de l’ANPE, la Cour constate que cette agence est une autorité administrative spécialisée dans la protection de l’enfance et qu’il entre dans les attributions de celle-ci d’effectuer des contrôles dans les institutions accueillant des enfants (paragraphe 56 ci-dessus). Elle estime que, contrairement à ce que laissent entendre les requérants, ni l’agence ni ses employés n’étaient mis en cause dans l’affaire de manière à douter de leur indépendance ou de leur objectivité.
100. S’agissant du caractère complet et approfondi de l’enquête, la Cour relève que les autorités bulgares compétentes, à savoir les services de protection de l’enfance et ceux de la police, se sont rendues sur place et ont réalisé un certain nombre d’actes d’enquête. Ceux-ci ont effectué un contrôle des dossiers, notamment médicaux, des enfants de l’orphelinat, et ont interrogé le personnel de l’établissement, les enfants et d’autres personnes concernées, telles que le maire et les personnes visées dans les déclarations des requérants. Les enfants présents dans l’établissement ont été questionnés par le biais d’un questionnaire anonyme, comportant à la fois des questions sur leur vie à l’orphelinat et sur d’éventuels abus et l’un des enfants, qui avait été cité dans les déclarations des requérants, a été interrogé par un policier avec l’assistance de la psychologue.
101. Dans la mesure où les requérants soutiennent que les autorités auraient dû commencer par réaliser des mesures d’investigation plus discrètes, par le biais d’écoutes ou d’agents infiltrés, et qu’en n’agissant pas ainsi elles auraient compromis l’efficacité de l’enquête, la Cour constate que ce sont les parents des requérants eux-mêmes qui ont rendu l’affaire publique. Ainsi, avant même que les autorités bulgares ne soient saisies des faits, le journaliste qu’ils avaient contacté était entré en contact avec des personnes impliquées et l’article publié dans la presse italienne avait été repris par les médias bulgares.
102. Les requérants soutiennent par ailleurs que d’autres actes d’enquête auraient dû être réalisés, tels que des perquisitions et des saisies. La Cour rappelle à cet égard qu’elle n’est pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête (paragraphe 91 ci-dessus). Par ailleurs, il n’apparaît pas que les représentants des requérants aient demandé la réalisation d’actes d’enquête complémentaires, notamment dans leur recours contre l’ordonnance de classement sans suite.
103. La Cour constate que sur la base des éléments recueillis, les autorités du parquet ont considéré que les allégations des requérants n’avaient pas été confirmées. Elle rappelle qu’il ne lui appartient pas de tirer ses propres conclusions des éléments rassemblés par les autorités internes et de se substituer à celles-ci pour évaluer notamment la crédibilité des dépositions des différents témoins (M.P. et autres c. Bulgarie, précité, § 112). Elle note qu’en l’espèce le parquet était face à deux versions contradictoires – celle des parents des requérants d’une part et celle du personnel de l’orphelinat et des autres personnes interrogées dans le cadre de l’enquête, parmi lesquelles les enfants résidant à l’orphelinat, d’autre part. Même si l’authenticité des témoignages des requérants, que les psychologues et le parquet italiens ont considéré comme crédibles, ne saurait être remise en cause, force est de constater que ces témoignages, qui étaient les seuls éléments de preuve directs dont disposaient les autorités bulgares, ne sont pas circonstanciées et contiennent peu de détails factuels, notamment compte tenu du jeune âge des intéressés et de leur faible connaissance de l’italien à l’époque où leurs propos ont été recueillis (paragraphes 7-11 ci-dessus). La Cour relève en outre que les autorités bulgares n’ont pas été en mesure d’interroger les requérants (paragraphe 36 ci-dessus). Par ailleurs, aucun certificat médical ne venait corroborer les allégations de violences à leur égard. Dans ces circonstances, les conclusions des autorités bulgares selon lesquelles les mesures d’enquêtes effectuées n’avaient pas révélé d’indices suffisants établissant que des abus avaient été commis n’apparaissent pas comme arbitraires ou déraisonnables.
104. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour considère que l’affaire de l’espèce ne révèle pas de défaillances blâmables ou l’absence de volonté de la part des autorités compétentes de faire la lumière sur les faits ou d’identifier et poursuivre les personnes éventuellement responsables (Szula c. Royaume-Uni (déc.), no 18727/06, 4 janvier 2007, et M.P. et autres c. Bulgarie, précité, § 113).
105. Les requérants reprochent enfin aux autorités bulgares de ne pas avoir suffisamment tenu leurs représentants légaux informés du cours de l’enquête. À cet égard, la Cour relève que les premières enquêtes de l’ANPE et du parquet ont été réalisées à la suite des informations parues dans les médias, sans que les parents des requérants n’aient porté plainte ou se soient manifestés d’une autre manière auprès des autorités chargées de l’enquête, ce qui explique qu’ils n’aient pas été informés des décisions rendues. Elle note que, en ce qui concerne la troisième enquête, qui avait été ouverte à la demande des autorités italiennes en janvier 2014, ces autorités ont été informées des résultats de l’enquête. La Cour constate que cette information a été transmise avec plusieurs mois de retard et seulement après une nouvelle demande de renseignement par les autorités italiennes en janvier 2015. Cependant, elle estime que cette circonstance ne permet pas de considérer que les parents des requérants aient été privés de la possibilité de prendre part à l’enquête. Elle note que ceux-ci avaient en effet, en vertu du droit interne, la possibilité d’interjeter appel de l’ordonnance de classement sans suite. Leur lettre, transmise par le ministère de la Justice italien, a d’ailleurs été considérée comme un recours et a été dûment examinée par le parquet supérieur (paragraphes 43-49 ci-dessus).
106. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour ne saurait conclure que les autorités bulgares ont méconnu leur obligation procédurale de mener une enquête efficace sur les allégations des requérants. Partant, il n’y a pas eu violation des articles 3 et 8 de la Convention sur ce point.
ii. Sur l’obligation de prendre des mesures de protection à l’égard des requérants
107. En ce qui concerne les allégations des requérants selon lesquelles les autorités bulgares ont failli à les protéger des abus dont ils disent avoir fait l’objet alors qu’ils étaient sous leur responsabilité, la Cour relève qu’il ressort des rapports rédigés par les services compétents ayant effectué des contrôles à l’orphelinat de Strahilovo qu’un certain nombre de mesures générales destinées à assurer la sécurité des enfants qui y résidaient avaient été prises. Ces rapports constatent notamment que l’accès de personnes extérieures à orphelinat était contrôlé, que les personnes extérieures ou les employés de sexe masculin n’avaient accès aux salles réservées aux enfants que lorsque cela était nécessaire et en présence d’un membre féminin du personnel, que les enfants étaient régulièrement suivis par un médecin traitant extérieur et par la psychologue de l’établissement et qu’ils avaient accès à un téléphone et à un numéro d’urgence destiné aux enfants en danger.
108. Par ailleurs, en ce qui concerne l’obligation des autorités de prendre des mesures pour empêcher des mauvais traitements dans un cas spécifique, la Cour observe que les investigations menées en l’espèce n’ont pas révélé que la directrice ou quiconque parmi les employés de l’orphelinat étaient au courant des abus allégués par les requérants. Elle note que, concernant l’allégation selon laquelle le premier requérant avait prévenu la directrice mais que celle-ci n’aurait rien entrepris, l’enquête a permis d’établir que, contrairement aux déclarations des requérants, la directrice de l’établissement ne s’appelait pas E. et qu’une autre employée qui portait se prénom démentait avoir été informée de faits de cette nature. Elle constate que les dossiers des enfants et les dépositions du médecin traitant et de la psychologue de l’établissement n’avaient pas non plus révélé des indices allant dans ce sens. Eu égard aux constats opérés par les enquêteurs, la Cour n’est pas en position de tirer une conclusion différente sur ce point. Elle relève par ailleurs qu’il ressort des documents produits au dossier que, contrairement à ce que soutiennent les requérants, l’enquête pénale ouverte à la suite de plaintes d’autres enfants de l’orphelinat, notamment de M., ne portaient pas sur des faits similaires à ceux dénoncés par les intéressés (paragraphe 52 ci-dessus). Quant à la situation d’autres enfant adoptés en Italie (paragraphe 70 ci-dessus, in fine), à la supposer avérée, rien n’indique que les autorités bulgares avaient connaissance de faits d’abus sur d’autres enfants à l’époque des faits.
109. Dans ces circonstances, tout en rappelant l’obligation qui incombe aux États de protéger les personnes vulnérables placées sous leur autorité exclusive contre des mauvais traitements (paragraphes 85-87 ci-dessus), compte tenu des éléments dont elle dispose en l’espèce, la Cour estime qu’il n’est pas établi que les autorités bulgares ont failli à leur obligation de prendre des mesures préventives afin de protéger les requérants d’un risque de subir des mauvais traitements dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance.
110. Partant, il n’y a pas eu violation des articles 3 et 8 de la Convention sous cet aspect également.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le restant de la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation des articles 3 et 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 janvier 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente