DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CUMHURİYETÇİ EĞİTİM VE KÜLTÜR MERKEZİ VAKFI c. TURQUIE
(Requête no 32093/10)
ARRÊT
(Révision)
STRASBOURG
19 février 2019
DÉFINITIF
19/05/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cumhuriyetçi Eğitim Ve Kültür Merkezi Vakfı c. Turquie, (demande en révision de l’arrêt du 20 juin 2017),
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 janvier 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32093/10) dirigée contre la République de Turquie et dont une fondation de droit turc, Cumhuriyetçi Eğitim Ve Kültür Merkezi Vakfı (« la requérante »), a saisi la Cour le 7 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Par un arrêt du 2 décembre 2014 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé qu’il y avait eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9 dans la mesure où, en droit turc, le régime d’octroi de dispense du paiement des factures d’électricité pour les lieux de culte opérait une discrimination fondée sur la religion. Elle a réservé partiellement la question de l’application de l’article 41 de la Convention pour autant qu’elle concernait le centre de Yenibosna.
3. Par un arrêt du 20 juin 2017, la Cour a décidé, premièrement, qu’il y avait lieu d’adopter des mesures générales au niveau national pour éliminer la discrimination résultant du régime de dispense en question et, deuxièmement, d’allouer à la requérante la somme de 44 400 euros (EUR) pour dommage matériel et 10 000 EUR pour dommage moral.
4. Se fondant sur l’article 80 du règlement de la Cour, le 5 octobre 2017, le Gouvernement a déposé une demande tendant à obtenir la révision de l’arrêt prononcé le 20 juin 2017.
5. Le 16 janvier 2018, la Cour a examiné la demande en révision et a décidé d’accorder au représentant de la requérante un délai de trois semaines pour présenter d’éventuelles observations. La requérante n’a pas soumis d’observations.
EN DROIT
SUR LA DEMANDE EN RÉVISION
6. Le Gouvernement sollicite la révision de l’arrêt du 20 juin 2017 et demande, à titre principal, que la somme de 44 400 EUR allouée au titre du dommage matériel soit révisée à la baisse et ne soit plus que de 23 300 EUR. À l’appui de cette demande, il présente une lettre de la direction de l’entreprise privée chargée de la distribution d’électricité. À titre subsidiaire, il demande : i) soit qu’aucune somme à ce titre ne soit accordée, au motif que la fondation n’a jamais payé de factures d’électricité, ii) soit que le paragraphe 21 de l’arrêt soit reformulé de sorte que la fondation ne soit pas exonérée d’un éventuel paiement des factures d’électricité en question, à la suite du paiement du dommage matériel par le Gouvernement.
7. La Cour rappelle que, selon l’article 44 de la Convention, ses arrêts sont définitifs et que, dans la mesure où elle remet en question ce caractère définitif, la procédure en révision, non prévue par la Convention mais instaurée par le règlement de la Cour, revêt un caractère exceptionnel : d’où l’exigence d’un examen strict de la recevabilité de toute demande en révision d’un arrêt de la Cour dans le cadre d’une telle procédure (Pardo c. France (révision – recevabilité), 10 juillet 1996, § 21, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, Gustafsson c. Suède (révision – bien-fondé), 30 juillet 1998, § 25, Recueil 1998‑V, Stoicescu c. Roumanie (révision), no 31551/96, § 33, 21 septembre 2004, et Irlande c. Royaume-Uni (révision), no 5310/71, §§ 78-79 et 120-122, 20 mars 2018).
8. La Cour doit donc déterminer s’il y a lieu de réviser l’arrêt prononcé le 20 juin 2017 par application de l’article 80 de son règlement qui, en ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :
« En cas de découverte d’un fait qui, par sa nature, aurait pu exercer une influence décisive sur l’issue d’une affaire déjà tranchée et qui, à l’époque de l’arrêt, était inconnu de la Cour et ne pouvait raisonnablement être connu d’une partie, cette dernière peut (...) saisir la Cour d’une demande en révision de l’arrêt dont il s’agit. (...) »
9. Il y a donc lieu d’établir en l’espèce si ces conditions sont remplies (Pennino c. Italie (révision), no 43892/04, § 11, 8 juillet 2014, et Petroiu et autres c. Roumanie (révision), no 30105/05, §§ 11 et suiv., 14 juin 2016).
10. La Cour observe d’emblée que la présente affaire concerne les effets du régime d’octroi de dispense du paiement des factures d’électricité pour les lieux de culte. Dans son arrêt au principal, elle a notamment conclu que le régime d’octroi de dispense du paiement des factures d’électricité conférée aux lieux de culte opérait une discrimination sur la base de la religion. La Cour note également que le fait que les factures d’électricité demeuraient impayées n’était pas un élément inconnu lors de l’adoption de l’arrêt sur la satisfaction équitable (paragraphe 14 de l’arrêt au principal).
11. Par ailleurs, dans le calcul du dommage matériel, la Cour a précisé que « dans les circonstances de la présente affaire, le préjudice de la requérante ne se prête pas à un calcul précis des sommes nécessaires à sa réparation, eu égard notamment à l’impossibilité de déterminer les frais d’électricité réels engagés pour le cemevi en question, qui fait partie d’un centre composé de nombreux locaux qui ne sont pas directement voués à l’exercice d’un culte » (paragraphe 17 de l’arrêt sur la satisfaction équitable). Par conséquent, pour fixer en équité le montant de la réparation à accorder au titre de la satisfaction équitable, elle a estimé opportun de prendre en considération les éléments du dossier présentés par les parties, à savoir les factures d’électricité relatives au compteur no 5415074 pour la période du 5 janvier 2007 au 19 décembre 2007 et les critères du rapport d’expertise dressé le 18 avril 2016 dans le cadre d’une autre procédure relative au recouvrement des frais d’électricité d’un cemevi géré par la requérante (selon ce rapport, les coûts d’électricité du lieu où les cérémonies de cem étaient effectuées représentaient 20 % des frais d’électricité) (paragraphes 18 et 19 de l’arrêt sur la satisfaction équitable). Elle a ainsi décidé d’allouer à la requérante la somme de 44 400 Euros pour dommage matériel.
12. Cependant, la Cour relève que la lettre de la direction de l’entreprise privée chargée de la distribution d’électricité fournie par le Gouvernement après le prononcé de son arrêt du 20 juin 2017 couvre effectivement la période pertinente, à savoir la période allant de juin 2007 à septembre 2017, date à laquelle l’arrêt sur la satisfaction équitable a été prononcé (paragraphe 21 de l’arrêt sur la satisfaction équitable). Il ressort de cette lettre que le total des factures impayées s’élevait à 476 149,70 TRY (environ 116 000 EUR). À cet égard, la Cour rappelle avoir dit dans son arrêt sur la satisfaction équitable qu’elle accordait un certain poids au fait que les coûts d’éclairage du lieu où se pratiquaient les cérémonies du cem représentaient 20 % de l’ensemble des frais d’électricité. Par conséquent, elle donne de l’importance à l’argument du Gouvernement selon lequel la Cour aurait dû allouer 23 200 EUR au titre de dommage matériel, somme correspondant à 20 % des factures impayées, sans perdre de vue que, comme l’a indiqué dans son arrêt sur la satisfaction équitable (paragraphe 17 de l’arrêt), les circonstances de la cause ne se prêtaient pas à une évaluation précise du dommage matériel, eu égard notamment à l’impossibilité de déterminer les frais d’électricité réels engagés pour le cemevi en question.
13. En revanche, la Cour observe que, en l’espèce, le montant réel des factures d’électricité émises jusqu’à la date du dépôt de ses observations sur la satisfaction équitable était un fait qui pouvait raisonnablement être connu du Gouvernement avant le prononcé de l’arrêt sur la satisfaction équitable.
14. En effet, suite à l’adoption de l’arrêt sur le fond, la Cour a invité le Gouvernement et la requérante à lui soumettre par écrit, dans les six mois, leurs observations sur la satisfaction équitable. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations (paragraphes 4 et 5 de l’arrêt sur la satisfaction équitable). Au lieu de soumettre des factures d’électricité actuelles pertinentes, le Gouvernement s’est contenté de produire des factures d’électricité relatives au compteur no 5415074 pour la période du 5 janvier 2007 au 19 décembre 2007, sur la base desquelles la Cour a procédé à son propre calcul (paragraphes 11 et 19 de l’arrêt sur la satisfaction équitable). Il convient à cet égard de préciser qu’en Turquie, la distribution de l’électricité est considérée comme un service public, même si son exploitation est confiée à une société privée, à savoir Boğaziçi Elektrik Dağıtım A.Ş. Genel Müdürlüğü (« la BEDAŞ ») dans le cadre d’une concession de service public. Il ne fait pas de doute que le gouvernement défendeur avait la possibilité de se renseigner auprès de la société BEDAŞ pour obtenir toute information nécessaire ou encore de demander à cette société de lui faire connaître tout élément pertinent relatif aux frais réels d’électricité du cemevi en question (voir mutatis mutandis, Pennino, précité, § 17). Pour la Cour, même si sa méthode de calcul du dommage matériel ne pouvait pas être connue à l’avance, compte tenu des difficultés expliquées ci-dessus (paragraphe 11), il n’en demeure pas moins que les parties ont l’obligation de porter à la connaissance de la Cour tout fait ou élément pertinents permettant d’évaluer le préjudice matériel dans une affaire donnée.
15. Enfin, la Cour estime nécessaire de souligner à nouveau que, à la suite du paiement du dommage matériel par l’État défendeur, la requérante, si elle n’a pas encore effectué le paiement des factures d’électricité pertinentes, devra verser la somme de 44 400 EUR à la société créancière, à savoir la BEDAŞ, en vue du paiement des frais d’électricité du cemevi en question pour la période allant de juin 2007 à septembre 2017. En effet, l’idée sous-jacente de l’octroi d’un dédommagement matériel était que la requérante, qui était débitrice vis-à-vis d’une société privée de distribution d’électricité, devrait s’acquitter de ses dettes à la suite du paiement du dommage matériel.
16. Dans ces circonstances, la Cour juge que les faits sur lesquels la demande en révision se fonde pouvaient raisonnablement être connus du Gouvernement avant le prononcé de l’arrêt sur la satisfaction équitable (voir, mutatis mutandis, Pennino, précité (révision), § 20). Il s’ensuit que la demande en révision du Gouvernement doit être rejetée.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
Décide, par six voix contre une, de rejeter la demande en révision de l’arrêt du 20 juin 2017.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 février 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Paul Lemmens.
R.S.
S.H.N.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS
1. À mon regret, je ne peux pas suivre la majorité dans sa décision de rejeter la demande en révision.
En bref, j’estime qu’elle a considéré à tort que la demande du Gouvernement ne constituait qu’une demande en révision, alors qu’il s’agissait en partie d’une demande en interprétation. Le résultat aurait dû être, à mon avis, que si la demande en révision pouvait être rejetée, la demande en interprétation appelait en revanche une réponse de la part de la Cour.
2. Il est vrai que, selon les termes de sa demande, le Gouvernement sollicitait la « révision » de l’arrêt du 20 juin 2017. En premier lieu, il demandait que le montant alloué soit réduit de 44 400 EUR à 23 300 EUR. En second lieu, il demandait une « reformulation » de l’arrêt, eu égard au fait que la fondation requérante n’avait pas payé de factures d’électricité depuis le 29 juin 2007 : à titre principal, il demandait qu’aucun montant ne soit octroyé à la requérante à titre de dommage matériel ; à titre subsidiaire, il demandait que le paragraphe 21 de l’arrêt du 20 juin 2017 soit clarifié par l’ajout d’une phrase selon laquelle la requérante ne serait pas exonérée du paiement des factures d’électricité, y compris les frais d’éclairage, pour la période couverte par cet arrêt, c’est-à-dire du 29 juin 2007 au 20 septembre 2017 (voir le paragraphe 6 du présent arrêt).
3. Dans la mesure où le Gouvernement sollicite des modifications de l’arrêt du 20 juin 2017 (réduction du montant de 44 400 EUR à 23 300 EUR, suppression de tout montant octroyé au titre du dommage matériel), sa demande constitue une véritable demande en révision. Je suis d’accord avec la majorité en ce qu’elle considère que cette partie de la demande doit être rejetée au motif qu’elle n’est pas fondée sur un fait qui ne pouvait être raisonnablement connu du Gouvernement à l’époque de l’arrêt à réviser (article 80 du règlement de la Cour, voir les paragraphes 13 à 16 du présent arrêt).
4. Mais le Gouvernement sollicite également que le paragraphe 21 de l’arrêt du 20 juin 2017 soit clarifié, et il suggère que cette clarification prenne la forme de l’ajout d’une phrase. Même s’il sollicite cette clarification dans le cadre d’une demande en révision, il me semble que cette partie de sa demande est en réalité une demande en interprétation de l’arrêt.
En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par la qualification que les parties donnent à leurs demandes. Elle peut, sans modifier la nature d’une demande, la qualifier différemment (voir à titre de comparaison, en ce qui concerne la qualification des griefs invoqués par un requérant, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). Contrairement à la majorité, qui s’en tient à la qualification donnée (erronément) par le Gouvernement à cette partie de sa demande, j’estime que la Cour aurait dû l’examiner en la considérant comme une demande en interprétation Les demandes en interprétation sont régies par l’article 79 du règlement de la Cour. En l’espèce, je ne vois dans cet article aucun obstacle à ce que la Cour prenne la demande en considération et y apporte une réponse.
5. Curieusement, alors qu’elle rejette la demande, la majorité donne en fait une interprétation du paragraphe 21 de l’arrêt du 20 juin 2017.
En effet, elle « estime nécessaire de souligner », par une sorte d’obiter dictum, « que, à la suite du paiement du dommage matériel par l’État défendeur, la requérante, si elle n’a pas encore effectué le paiement des factures d’électricité pertinentes, devra verser la somme de 44 400 EUR à la société créancière, à savoir la BEDAŞ, en vue du paiement des frais d’électricité du cemevi en question pour la période allant de juin 2007 à septembre 2017 » (paragraphe 15 du présent arrêt, italiques ajoutés ; voir également le paragraphe 10 du présent arrêt, dernière phrase).
Cela revient, en fait, à clarifier le paragraphe 21 de l’arrêt du 20 juin 2017 dans le sens souhaité par le Gouvernement. L’État défendeur est tenu de payer à la requérante la somme de 44 400 EUR ; toutefois, celle-ci « devra » utiliser cette somme pour payer les factures d’électricité, étant entendu que cela ne couvrira qu’une partie du montant total des factures (environ 116 000 EUR, voir le paragraphe 12 du présent arrêt).
Je me demande pourquoi la majorité n’a pas délivré un message clair aux parties dans un point du dispositif, afin d’éviter, autant que possible, de nouveaux problèmes au stade de l’exécution de l’arrêt du 21 juin 2017. Le message est maintenant ambigu, étant donné qu’il donne raison au Gouvernement, mais dans un arrêt qui, selon les termes de son dispositif, rejette la demande du Gouvernement.