DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE UZAN ET AUTRES c. TURQUIE
(Requêtes nos 19620/05, 41487/05, 17613/08 et 19316/08)
ARRÊT
(Fond)
STRASBOURG
5 mars 2019
DÉFINITIF
24/06/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Uzan et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 février 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent quatre requêtes (nos 19620/05, 41487/05, 17613/08 et 19316/08) dirigées contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet État, Mlle Jasmin Paris Uzan et M. Renç Emre Uzan (requête no 19620/05), Mme Ayla Uzan-Ashaboğlu (requête no 41487/05), Mme Nimet Hülya Talu (requête no 17613/08) et Mme Bilge Doğru (requête no 19316/08) (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La requête no 19620/05 a été introduite le 24 mai 2005, la requête no 17613/08 le 16 novembre 2005, la requête no 17613/08 le 4 avril 2008 et la requête no 19316/08 le 15 avril 2008.
2. Les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan ont été représentés par Me H.-H. Kühne, avocat à Trier, la requérante Ayla Uzan‑Ashaboğlu par Me D. Bollecker, avocat à Strasbourg, la requérante Nimet Hülya Talu par Me M.R. Kadıoğlu, avocat à Istanbul, et la requérante Bilge Doğru par Me A. Papakçı, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants alléguaient en particulier que la décision des autorités nationales de refuser la levée des mesures conservatoires imposées sur leurs biens, prise en dépit de l’absence de condamnation pénale prononcée à leur encontre et d’engagement de leur responsabilité civile, portait atteinte à leur droit de propriété.
4. Le 21 octobre 2009, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan sont nés respectivement en 2003 et en 1999, et résident à Istanbul. La requérante Ayla Uzan Ashaboğlu est née en 1971 et réside à San Francisco. La requérante Nimet Hülya Talu est née en 1948 et réside à Istanbul. La requérante Bilge Doğru est née en 1952 et réside également à Istanbul.
A. La genèse de l’affaire
6. La banque Türkiye İmar Bankası T.A.Ş. (« İmarbank »), implantée à Istanbul, était contrôlée depuis 1984 par le groupe Uzan. Cet établissement, qui s’était différencié par une campagne promettant le plus haut taux d’intérêt pour les opérations bancaires, avait essuyé une perte de plusieurs milliards d’euros (EUR) et n’était plus en mesure d’assurer ses activités.
7. Le 4 juillet 2003, l’Agence de réglementation et de supervision des banques (« l’ARSB ») annonça que, aux fins de garantie de la sécurité et de la stabilité du système financier turc, İmarbank s’était vu retirer sa licence bancaire, qui lui permettait d’effectuer des opérations bancaires et de recevoir des dépôts, par l’arrêté no 1085 du 3 juillet 2003, pris en application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389 sur les banques, et ne pouvait donc plus continuer à se livrer à de telles activités, au motif qu’elle ne s’était pas acquittée de ses obligations ni n’avait pris les mesures préventives requises dans le délai imparti. Elle précisa que l’administration et le contrôle de ladite banque avaient été transférés au Fonds de garantie des dépôts d’épargne (Tasarruf Mevduatı Sigorta Fonu, « le FADE »), en application de l’article 16 § 1 de la loi no 4389.
8. Le même jour, afin de protéger les droits des créanciers, de minorer les pertes éventuelles et de prévenir tout acte frauduleux, la première chambre du tribunal de commerce d’Ankara ordonna des mesures conservatoires sur les droits de propriété et les droits de créance des anciens administrateurs de İmarbank en application de la même loi (dossier no 2003/827). Ces mesures conservatoires furent exécutées par le 3e bureau d’exécution d’Ankara (dossiers nos 2003/267 1 et 2003/2672).
Toujours le même jour, les requérantes Nimet Hülya Talu et Bilge Doğru, qui occupaient des postes de contrôleur de gestion (murakıp) au sein de İmarbank, furent démises de leurs fonctions par l’arrêté no 1085.
9. Le 14 août 2003, la 2e chambre du tribunal de police de Şişli émit une ordonnance de mesures conservatoires à l’encontre de plusieurs personnes.
10. À différentes dates, le tribunal de police de Şişli rendit plusieurs ordonnances de mesures conservatoires, en application de l’article provisoire 2 de la loi no 4969, à l’égard des personnes visées au paragraphe 2 de cette disposition.
11. Les mesures conservatoires ainsi décidées consistaient en la suspension des droits et des créances – y compris les droits sur le contenu des coffres-forts détenus auprès des banques, des sociétés financières non bancaires et d’autres personnes morales –, en la déchéance totale ou partielle du droit à la jouissance de la propriété et d’autres droits et créances réels, en la saisie de biens, titres, espèces et autres avoirs, et en leur remise à une autorité de paiement, ainsi qu’en l’imposition de mesures supplémentaires sur les droits et créances. Elles visaient le président et les membres du conseil d’administration de İmarbank, le président et les membres du comité de crédit, le directeur général, les directeurs généraux adjoints, les directeurs de succursales, les autres employés de la banque dont la signature engageait celle-ci et qui, directement ou indirectement, individuellement ou conjointement, en assuraient la gestion et le contrôle, ainsi que les conjoints et enfants des personnes susmentionnées.
Conformément à l’article provisoire 2 § 2 de la loi no 4969, ces mesures s’appliquaient aussi aux individus agissant au nom et pour le compte des personnes susmentionnées ou à ceux ayant acquis des fonds, des biens ou des droits au nom et pour le compte de ces mêmes personnes.
Lesdites mesures étaient circonscrites à la différence entre le montant des dépôts d’épargne assurés qui avait été déclaré par İmarbank aux autorités compétentes et le montant effectif des dépôts d’épargne.
12. À la suite du transfert de la gestion et du contrôle de İmarbank au FADE, plusieurs plaintes pénales furent déposées contre les administrateurs et les actionnaires majoritaires de la banque. Vingt-cinq enquêtes pénales furent ouvertes pour des faits constitutifs d’infractions visées par l’ancienne loi no 4389, la nouvelle loi bancaire no 5411 et le code pénal.
13. Le 3 décembre 2003, une procédure pénale principale fut diligentée devant la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul (dossier no 2004/1) contre les administrateurs et les actionnaires majoritaires de İmarbank du chef de création d’une organisation en vue de commettre des infractions (détournement de fonds et fraude) en violation de l’article 223 de la loi no 4389.
14. Le 24 décembre 2003, dans le cadre de son mandat légal, le FADE décida de poursuivre le recouvrement des créances détenues par le Trésor public sur İmarbank (paragraphe 24 ci-dessous), en application de la loi no 6183 sur les procédures de recouvrement des créances publiques. Le montant des créances publiques fut évalué à 7 552 995 710,63 livres turques (TRY) (7 552 995 710 632 930 anciennes livres turques (TRL), soit environ 4 284 172 000 EUR à l’époque des faits).
15. Par la suite, en application des articles 14, 15 et 16 de la loi no 4389 et des dispositions de la loi no 6183, des poursuites judiciaires furent engagées contre plusieurs personnes physiques et morales en vue du recouvrement desdites créances publiques. Dans ce contexte, le 7 janvier 2004, le FADE demanda au procureur de la République de Şişli d’engager des poursuites pénales pour détournement de fonds et complicité de détournement de fonds à l’encontre des personnes morales et physiques, dont les requérants, à propos desquelles une ordonnance de mesures conservatoires avait été émise par le tribunal de police de Şişli en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969.
16. Le 21 janvier 2004, le procureur de la République de Şişli rendit une décision de non-lieu pour manque de preuves. Il nota, en se référant à un rapport d’audit du 22 septembre 2003, ce qui suit : les infractions et leurs auteurs avaient été concrètement identifiés ; ledit rapport, établi à la suite de la réalisation d’une enquête d’audit technique, ne comportait aucune conclusion démontrant la participation des personnes visées par les mesures conservatoires au détournement allégué ; il n’avait été aucunement question d’une quelconque responsabilité pénale de ces personnes ; il n’était pas possible de considérer comme « accusées » les personnes physiques et morales qui avaient fait l’objet d’ordonnances prononcées sur le fondement de l’article provisoire 2 § 2 de la loi no 4969, qui était entrée en vigueur après la date de commission de l’infraction et avait pour but de réparer les préjudices occasionnés ; ces personnes ne pouvaient être accusées sur la seule base de leurs fonctions ; et, en tout état de cause, il n’y avait pas la moindre accusation concernant la participation de ces personnes au détournement de fonds.
Le procureur releva par ailleurs que, en dehors de l’incrimination contenue dans l’acte d’accusation initial, le dossier ne comportait aucun élément de preuve susceptible de permettre l’ouverture d’une procédure pénale à l’encontre des personnes visées par les ordonnances de mesures conservatoires.
Il considéra enfin que les poursuites pouvaient uniquement être engagées contre les personnes énumérées dans l’addendum annexé à la décision de non‑lieu (parmi lesquelles figuraient K.U., Y.U, H.U, les dirigeants du groupe Uzan et de İmarbank), lequel ne contenait pas les noms des requérants.
17. Le 10 mai 2004, la cour d’assises de Beyoglu rejeta l’opposition faite par le FADE contre la décision de non-lieu du 21 janvier 2004.
18. Par ailleurs, à la suite du déclenchement de l’affaire pénale principale, les dossiers relatifs aux ordonnances de mesures conservatoires émises par le tribunal de police de Şişli furent joints au dossier principal (no 2004/1) devant la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul.
19. La cour d’assises d’Istanbul ordonna la détention provisoire par défaut des dirigeants de İmarbank, K.U., Y.U. et H.U., qui étaient en fuite et n’avaient pas comparu devant le tribunal de première instance. En outre, Interpol émit un avis de recherche (bulletin rouge) à l’encontre de ceux-ci.
20. Le 8 juin 2005, la 2e chambre du tribunal de commerce d’Istanbul prononça la faillite de İmarbank en application de l’article 16 § 1 de la loi no 4389 (dossier no 2004/132).
21. Le 21 février 2006, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul rendit son arrêt concernant les accusations portées contre vingt-trois des personnes mises en cause. Cependant, en raison de l’absence des dirigeants K.U., Y.U. et H.U., l’affaire dirigée contre ceux-ci fut disjointe et fit l’objet d’un réenregistrement dans le dossier no 2006/17 devant la même juridiction.
Le même jour, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul décida également : le maintien des mesures conservatoires imposées aux personnes ayant été acquittées jusqu’à ce que son arrêt devînt définitif ; le maintien des mesures conservatoires imposées aux personnes ayant été condamnées jusqu’à ce que son arrêt devînt définitif et que les créances du FADE fussent recouvrées ; et, s’agissant du dossier no 2006/17, le maintien des mesures conservatoires en vigueur et leur traitement dans le cadre de ce dossier puisqu’il n’avait pas encore été statué au fond.
22. Le 26 janvier 2007, la 7e chambre de la Cour de cassation confirma l’arrêt du 21 février 2006, qui devint définitif.
23. Plusieurs autres procédures pénales et administratives furent par ailleurs déclenchées contre diverses personnes physiques et morales, dont les requérants.
24. Dans ce contexte, en application de la législation bancaire, le FADE procéda au paiement des sommes dues au titre des dépôts assurés aux épargnants. Ainsi, la différence entre le montant de l’épargne assurée déclaré par İmarbank et le montant effectif des dépôts d’épargne devint créance publique.
B. Les procédures pénales dirigées à l’encontre des requérants
1. Mlle Jasmin Paris Uzan et M. Renç Emre Uzan
25. Les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan sont les enfants de l’un des dirigeants de İmarbank, C.C. Uzan, l’un des accusés dans le cadre de la procédure pénale principale.
26. Le 14 août 2003, la 2e chambre du tribunal de police de Şişli émit une ordonnance de mesures conservatoires à l’encontre du père des requérants susmentionnés, en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969. Elle décida d’examiner ultérieurement la question de savoir s’il y avait lieu d’imposer ou non des mesures conservatoires à l’égard des conjoints et des enfants des dirigeants de la banque (dossier en référé no 2003/426).
27. Le 11 septembre 2003, pour faire suite à la décision du 14 août 2003, le même tribunal rendit une ordonnance de mesures conservatoires à l’encontre du requérant Renç Emre Uzan, en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969 (dossier en référé no 2003/484).
28. Le 3 novembre 2003, toujours dans le même contexte, il rendit une ordonnance de mesures conservatoires, à l’encontre de la requérante Jasmin Paris Uzan, également en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969 (dossier en référé no 2003/484).
29. Le 21 janvier 2004, le procureur de la République de Şişli rendit une décision de non-lieu à l’égard de tous les requérants (paragraphe 16 ci‑dessus). Le 5 février 2004, le FADE forma opposition contre la décision de non-lieu. Le 10 mai 2004, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta le recours du FADE et confirma la décision de non-lieu.
30. À une date non précisée, bénéficiant de l’ordonnance de non-lieu rendue en leur faveur le 21 janvier 2004 (paragraphes 16 et 17 ci-dessus), les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan introduisirent devant le tribunal de police de Şişli une demande de levée des mesures conservatoires imposées sur leurs biens.
31. Le 3 septembre 2004, le tribunal rendit une décision d’incompétence ratione materiae en faveur de la 8e chambre de la cour d’assises au motif que celle-ci était désignée comme unique instance compétente pour juger des infractions bancaires relatives à İmarbank. Le tribunal précisa que la cour d’assises aurait dû examiner la demande des requérants concernés dans le cadre des poursuites pénales diligentés à l’encontre des dirigeants de İmarbank, parmi lesquels se trouvait le père desdits requérants.
32. Le 28 janvier 2005, se prévalant de l’ordonnance de non-lieu du 21 janvier 2004 rendue en leur faveur, les requérants susmentionnés demandèrent à la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul de lever les mesures conservatoires imposées sur leurs biens.
33. Lors de l’audience du 16 février 2005, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul se prononça, dans le cadre du dossier no 2004/1, sur la situation desdits requérants, à qui elle conféra « une qualité autre que celle de parties au procès » (dava dışı)[1]. Tout en évoquant dans son arrêt l’irresponsabilité pénale de ces requérants et en observant que ceux-ci pouvaient être tenus civilement responsables, la cour d’assises refusa de lever les mesures conservatoires. À l’appui de sa décision, elle releva que les intéressés jouissaient de l’aptitude à avoir des droits et des obligations. Elle nota ainsi que, même s’il leur était impossible d’avoir un revenu et de travailler en raison de leur jeune âge, ils pourraient acquérir certains droits par le biais de l’héritage et des donations, et que, par conséquent, en application de la loi no 4389, il serait possible d’ordonner des mesures conservatoires sur les biens qu’ils pourraient acquérir ou avaient déjà acquis, et de maintenir des mesures déjà ordonnées.
34. Les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan formèrent un recours devant la première chambre de la cour d’assises. Par un arrêt du 24 février 2005, celle-ci confirma l’arrêt attaqué.
35. Le 5 mai 2015, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul décida de lever les mesures conservatoires à partir de cette date. Elle indiqua par ailleurs que la question pourrait être réexaminée à l’avenir au cas où le FADE alléguerait des transferts frauduleux de fonds vers lesdits requérants.
2. Mme Ayla Uzan Ashaboğlu
36. Le 14 août 2003, la 2e chambre du tribunal de police de Şişli émit une ordonnance de mesures conservatoires à l’encontre du père de la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu, Y. U., membre et administrateur adjoint du conseil d’administration de İmarbank et directeur exécutif de celle-ci, l’un des accusés dans le cadre de la procédure pénale principale, en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969. Elle décida d’examiner ultérieurement la question de savoir s’il y avait lieu d’imposer ou non des mesures conservatoires à l’égard des conjoints et des enfants des dirigeants de la banque (dossier en référé no 2003/426).
37. Le 11 septembre 2003, pour faire suite à la décision du 14 août 2003, le même tribunal rendit une ordonnance de mesures conservatoires à l’encontre de la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu, en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969 (dossier en référé no 2003/484).
Sur la base de cette décision, à différentes dates non précisées, des mesures conservatoires furent ordonnées sur les biens de la requérante susmentionnée.
De même, le coffre-fort de l’intéressée, qui contenait 30 000 dollars américains (USD), 6 milliards TRL (environ 3 870 EUR), 50 pièces d’or (d’une valeur de 5 618 500 000 TRL à l’époque des faits (environ 3 620 EUR)) et 759 actions de Kepez T.A.O. de différents types (d’une valeur totale de 6 451 200 000 TRL (environ 4 160 EUR) à l’époque des faits), fut soumis, le 26 février 2004, à une saisie.
38. Le 21 janvier 2004, le procureur de la République de Şişli rendit une décision de non-lieu à l’égard de tous les requérants (paragraphe 16 ci‑dessus). Le 5 février 2004, le FADE forma opposition contre la décision de non-lieu. Le 10 mai 2004, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta le recours du FADE et confirma la décision de non-lieu.
39. Le 24 novembre 2016, le Gouvernement a informé la Cour que les mesures conservatoires ordonnées par la 2e chambre du tribunal de police de Şişli à l’encontre de la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu étaient toujours en vigueur.
3. Mme Nimet Hülya Talu
40. Le 14 août 2003, la 2e chambre du tribunal de police de Şişli, saisie par le FADE, ordonna des mesures conservatoires sur les biens de la requérante Nimet Hülya Talu, en raison du fait qu’elle avait occupé le poste de contrôleur de gestion de la banque (murakıp) au sein de İmarbank.
41. À des dates non précisées, des mesures conservatoires furent ordonnées sur le salaire de cette dernière, sur sa voiture, ainsi que sur sa maison.
42. Le 7 janvier 2004, le FADE déposa une plainte pénale pour détournement de fonds contre les personnes dont les biens avaient fait l’objet d’une mesure conservatoire.
43. Le 21 janvier 2004, le procureur de la République de Şişli rendit une décision de non-lieu à l’égard de tous les requérants (paragraphe 16 ci‑dessus). Le 5 février 2004, le FADE forma opposition contre la décision de non‑lieu. Le 10 mai 2004, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta le recours du FADE et confirma la décision de non-lieu.
44. Le 11 mai 2004, à la demande de la requérante Nimet Hülya Talu, à qui elle conféra « une qualité autre que celle de partie au procès », la cour d’assises d’Istanbul ordonna, dans le cadre du dossier no 2004/1, une levée partielle des mesures conservatoires sur le seul salaire de ladite requérante.
45. Dans sa décision, elle fixa la fraction de salaire mensuel insaisissable, laissée à la disposition de cette requérante, à 1 000 TRL (soit environ 550 EUR à l’époque des faits). Elle refusa pour le reste de lever les mesures conservatoires imposées aux autres biens de l’intéressée.
46. Le 23 juin 2004, se prévalant de la décision de non-lieu du 21 janvier 2004, la requérante susmentionnée demanda à la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul la levée totale des mesures conservatoires imposées sur l’ensemble de ses biens.
47. À l’audience du 1er juillet 2004, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul rejeta sa demande (dossier no 2004/1).
48. Le 21 juin 2005, la requérante Nimet Hülya Talu demanda à la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul la levée des mesures conservatoires imposées sur ses épargnes (tasarruf teşvik nemaları) ainsi que sur ses salaires et indemnités dus au titre de la période où elle avait travaillé en tant que directrice de l’institut des sciences sociales de la faculté d’économie de l’université d’Istanbul.
49. Le 28 juin 2005, lors de l’audience tenue ce jour-là, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul ordonna la levée des mesures sur une partie de ses épargnes de ladite requérante, rejetant ainsi le reste de la demande formulée par celle-ci (dossier no 2004/1).
50. Le 21 février 2006, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul rendit son arrêt dans le dossier no 2004/1 et décida de disjoindre le dossier concernant les dirigeants fugitifs de İmarbank, attribuant à celui-ci un nouveau numéro de dossier (no 2006/17). Elle ordonna ainsi le maintien des mesures conservatoires imposées aux personnes non parties au procès jusqu’à ce que l’affaire concernant les dirigeants de la banque (dossier no 2006/17) fût tranchée.
51. Les 12 et 13 décembre 2006, la requérante Nimet Hülya Talu fit l’objet de deux nouvelles actions pénales (nos 2006/99 et 2006/100), devant la cour d’assises, pour gestion d’opérations bancaires frauduleuse et non‑communication des documents et renseignements requis par les autorités judiciaires.
52. Les 5 et 20 juin 2007, l’intéressée réitéra la demande de levée des mesures conservatoires imposées sur ses biens, en se référant à l’état d’avancement de l’enquête.
53. Le 23 juillet 2007, lors de son examen de la cause des dirigeants fugitifs de İmarbank (dossier no 2006/17), la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul refusa de lever les mesures conservatoires sur les biens de la requérante en question, à qui elle conféra de nouveau « une qualité autre que celle de partie au procès ». Ladite requérante forma un recours devant la première chambre de la cour d’assises contre le maintien des mesures conservatoires sur ses biens.
54. Le 2 octobre 2007, la première chambre de la cour d’assises d’Istanbul rejeta ce recours. Son arrêt fut notifié à l’intéressée le 18 octobre 2007.
55. Par un arrêt rendu le 13 mars 2008, la cour d’assises acquitta la requérante Nimet Hülya Talu des chefs de gestion d’opérations bancaires frauduleuse et de non‑communication des documents et renseignements requis par les autorités judiciaires (no 2006/99).
56. Le 20 août 2009, cette requérante demanda à nouveau la levée de toutes les mesures conservatoires imposées sur ses biens, dont le reste de ses épargnes, et, subsidiairement, la levée partielle des mesures imposées sur son salaire avec fixation de la fraction de salaire mensuel insaisissable à 2 500 TRL (environ 1 170 EUR).
57. À l’audience du 1er octobre 2009, la 8e chambre de la cour d’assises leva partiellement les mesures conservatoires sur le salaire de l’intéressée en fixant la fraction de salaire mensuel insaisissable à 1 500 TRY (environ 690 EUR), et elle invita le FADE à lui faire part de ses observations pour le restant de la demande.
58. Le 16 avril 2013, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul décida la levée des mesures conservatoires ordonnées sur les biens de la requérante susmentionnée eu égard à l’acquittement de cette dernière dans le cadre du dossier no 2006/99.
59. Dans sa lettre du 6 octobre 2016, le représentant de la requérante Nimet Hülya Talu a informé la Cour que, après la levée des mesures conservatoires, sa cliente avait reçu la somme de 275 000 TRY (environ 80 465 EUR), non assortie d’intérêts, au titre des arriérés de salaire sur les dix dernières années.
4. Mme Bilge Doğru
60. Le 14 août 2003, la 2e chambre du tribunal de police de Şişli, saisie par le FADE, ordonna des mesures conservatoires sur les biens de la requérante Bilge Doğru, en raison du fait qu’elle avait occupé le poste de contrôleur de gestion de la banque (murakıp) au sein de İmarbank. En conséquence, à différentes dates, les comptes détenus par cette dernière auprès des établissements T.C. Ziraat Bankası, Denizbank A.S., Finansbank A.S. et Türkiye Halk Bankası furent saisis.
61. Le 4 septembre 2003, pour faire suite à la décision du 14 août 2003, le même tribunal rendit une ordonnance de mesures conservatoires à l’encontre de cette requérante, en application de l’article 2 provisoire de la loi no 4969 (dossier en référé no 2003/484).
62. À des dates non précisées, des mesures conservatoires furent ordonnées sur les comptes bancaires de l’intéressée, sur sa voiture ainsi que sur son bien immobilier sis à Bozcaada (Istanbul).
63. Le 7 janvier 2004, le FADE déposa une plainte pénale pour détournement de fonds contre les personnes dont les biens avaient fait l’objet d’une mesure conservatoire.
64. Le 21 janvier 2004, le procureur de la République de Şişli rendit une décision de non-lieu à l’égard de tous les requérants (paragraphe 16 ci‑dessus). Le 5 février 2004, le FADE forma opposition contre la décision de non-lieu. Le 10 mai 2004, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta le recours du FADE et confirma la décision de non-lieu.
65. Le 11 mai 2004, la cour d’assises d’Istanbul se prononça, dans le cadre du dossier no 2004/1, sur la situation de cette requérante, à qui elle conféra « une qualité autre que celle de partie au procès », par une décision de refus de levée des mesures conservatoires sur les biens de l’intéressée.
66. Le 3 décembre 2004, cette dernière demanda à la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul la levée des mesures conservatoires imposées sur ses biens.
67. Le 22 décembre 2004, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul ordonna la levée des mesures conservatoires sur les épargnes de l’intéressée, sur les sommes dues à celle-ci au titre du remboursement de la TVA (vergi iadesi), ainsi que sur son salaire en fixant la fraction de salaire mensuel insaisissable à 1 000 TRL (soit environ 540 EUR à l’époque des faits). S’agissant des mesures conservatoires imposées sur la voiture de la requérante en question, elle décida d’autoriser celle-ci à la soumettre au contrôle technique sous condition de l’établissement, par les autorités compétentes, d’une attestation certifiant que le véhicule était immatriculé à son nom. Elle refusa pour le reste de lever les mesures conservatoires imposées aux autres biens (dossier no 2004/1).
68. Le 18 janvier 2005, la requérante Bilge Doğru réitéra sa demande de levée totale des mesures conservatoires sur l’ensemble de ses biens.
69. Le 16 février 2005, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul réitéra sa décision quant à une levée partielle sur le salaire dans la limite de 1 000 TRL (environ 590 EUR) et sur les sommes dues au titre du remboursement de la TVA. Elle indiqua qu’elle reconsidérerait la question des sommes dues au titre du remboursement des frais médicaux après le versement au dossier, par ladite requérante, des documents nécessaires. Elle refusa de faire droit à la demande pour le reste.
En ce qui concernait la demande, formulée par l’intéressée, de motivation de sa décision de maintien des mesures conservatoires, elle exposa que les décisions précédentes étaient motivées et qu’il n’était pas possible de motiver a posteriori des décisions précédemment rendues ; elle rejeta par conséquent cette demande.
70. Le 8 mars 2005, la requérante susmentionnée demanda à la cour d’assises l’autorisation de soumettre sa voiture au contrôle technique ainsi que la levée des mesures conservatoires imposées sur sa pension de retraite.
71. À l’audience du 16 mars 2005, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul accueillit favorablement ces demandes.
72. Le 21 février 2006, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul rendit son arrêt dans le dossier no 2004/1 et décida de disjoindre le dossier concernant les dirigeants fugitifs de İmarbank, attribuant à celui-ci un nouveau numéro de dossier (no 2006/17). Elle ordonna ainsi le maintien des mesures conservatoires imposées aux personnes non parties au procès jusqu’à ce que l’affaire concernant les dirigeants de la banque (no 2006/17) fût tranchée.
S’agissant de la demande de levée des mesures imposées à la requérante Bilge Dogru, elle autorisa celle-ci à percevoir les sommes dues au titre du remboursement des frais médicaux et rejeta la demande pour le reste.
Le 26 janvier 2007, la Cour de cassation confirma cet arrêt. Les mesures conservatoires imposées aux biens de la requérante susmentionnée furent ainsi maintenues, alors que celles touchant le patrimoine des personnes ayant été acquittées furent levées le jour du prononcé de cette décision.
73. Entre-temps, les 12 et 13 décembre 2006, ladite requérante avait fait l’objet de deux nouvelles actions pénales (nos 2006/99 et 2006/100), devant la cour d’assises, pour gestion d’opérations bancaires frauduleuse et non‑communication des documents et renseignements requis par les autorités judiciaires.
74. Les 5 et 20 juin 2007, l’intéressée réitéra la demande de levée des mesures conservatoires imposées sur ses biens, en se référant à l’état d’avancement de l’enquête.
75. Le 23 juillet 2007, lors de son examen de la cause des dirigeants fugitifs de İmarbank (dossier no 2006/17), la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul refusa de lever les mesures conservatoires sur les biens de la requérante en question, à qui elle conféra de nouveau « une qualité autre que celle de partie au procès ». Ladite requérante forma un recours devant la première chambre de la cour d’assises contre le maintien des mesures conservatoires sur ses biens.
76. Le 2 octobre 2007, la première chambre de la cour d’assises d’Istanbul rejeta ce recours. Son arrêt fut notifié à l’intéressée le 18 octobre 2007.
77. Par un arrêt rendu le 8 juillet 2008, la cour d’assises acquitta la requérante Bilge Doğru des chefs de gestion d’opérations bancaires frauduleuse et de non‑communication des documents et renseignements requis par les autorités judiciaires (no 2006/100).
78. Le 4 novembre 2013, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul décida la levée des mesures conservatoires ordonnées sur certains des biens et les avoirs de l’intéressée, ne suivant pas en cela l’avis émis par le FADE.
79. Devant la Cour, le représentant de la requérante Bilge Doğru a produit, joint à une lettre du 8 avril 2015, un document de la sous-préfecture de Bozcaada daté du 6 avril 2015, selon lequel la saisie imposée sur le bien immobilier de sa cliente.
80. Dans sa lettre adressée à la Cour le 6 octobre 2016, le représentant de la requérante susmentionnée a allégué que la situation demeurait inchangée et que sa cliente pâtissait d’une incertitude à ce sujet. Il a versé au dossier un document daté du 15 avril 2016, produit par l’établissement Turkiye Halk Bankası A.Ş., selon lequel le compte no 143-01016631 de sa cliente, ayant à son actif 65 825,25 TRY (environ 19 300 EUR), faisait toujours l’objet d’une saisie, réalisée par le 33e bureau d’exécution d’Istanbul (dossier no 2013/26698 E).
C. Les procédures administratives dirigées à l’encontre des requérants
1. Mlle Jasmin Paris Uzan et M. Renç Emre Uzan
a) Mlle Jasmin Paris Uzan
81. Le 1er mars 2004 et le 11 octobre 2004, en application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389 et des dispositions de la loi no 6183, le FADE envoya à la requérante Jasmin Paris Uzan, respectivement, une lettre d’invitation à payer et un ordre de paiement, en vue du recouvrement des créances détenues par le Trésor public sur İmarbank. Le montant total au paiement duquel dont l’intéressée était tenue solidairement responsable s’élevait à 7 552 995 710,63 TRL (soit environ de 4 602 678 000 000 EUR à l’époque des faits).
82. À une date non précisée, ladite requérante saisit le tribunal administratif d’Istanbul d’une demande d’annulation de la décision du FADE du 24 décembre 2003 (paragraphe 14 ci-dessus), ainsi que de la lettre d’invitation à payer du 1er mars 2004 et de l’ordre de paiement du 11 octobre 2004.
83. Le 29 novembre 2005, la 3e chambre du tribunal administratif d’Istanbul rejeta la demande d’annulation de la décision du FADE du 24 décembre 2003 et de la lettre d’invitation à payer du 1er mars 2004.
84. La requérante susmentionnée se pourvut en cassation contre le jugement du tribunal administratif.
85. Le 18 avril 2007, la 13e chambre du Conseil d’État cassa le jugement attaqué.
86. Le 18 octobre 2007, la 3e chambre du tribunal administratif d’Istanbul rejeta à nouveau la demande de ladite requérante. À une date non précisée, la 13e chambre du Conseil d’État cassa la décision du tribunal administratif du 18 octobre 2007.
87. Entre-temps, le 13 mars 2008, sur pourvoi en cassation formé par la requérante concernée à une date non précisée, la 13e chambre du Conseil d’État avait ordonné le sursis à exécution de la lettre d’invitation à payer du 1er mars 2004.
88. Le 24 octobre 2010, la 3e chambre du tribunal administratif d’Istanbul accueillit favorablement la demande de l’intéressée et annula la lettre d’invitation à payer.
89. Le FADE se pourvut en cassation.
90. Le 30 avril 2014, la 13e chambre du Conseil d’État rejeta le pourvoi en cassation. Le 4 décembre 2014, le Conseil d’État rejeta le recours en rectification formulé par le FADE.
b) M. Renç Emre Uzan
91. Le 18 février 2004 et le 29 mars 2004, en application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389 et des dispositions de la loi no 6183, le FADE envoya au requérant Renç Emre Uzan, respectivement, une lettre d’invitation à payer et un ordre de paiement en vue du recouvrement des créances détenues par le Trésor public sur İmarbank. Le montant total du paiement dont le requérant était tenu solidairement responsable s’élevait à 7 552 995 710,63 TRL (soit environ 4 340 802 000 EUR à l’époque des faits).
92. À une date non précisée, le requérant saisit le tribunal administratif d’Istanbul d’une demande d’annulation de la décision du FADE du 24 décembre 2003, ainsi que de la lettre d’invitation à payer du 18 février 2004 et de l’ordre de paiement du 29 mars 2004.
93. Le 29 novembre 2005, la 3e chambre du tribunal administratif d’Istanbul rejeta la demande d’annulation de la décision du FADE du 24 décembre 2003 et de la lettre d’invitation à payer du 18 février 2004.
94. Le 18 avril 2007, le requérant se pourvut en cassation.
95. Le 29 septembre 2007, la 13e chambre du Conseil d’État cassa le jugement attaqué.
96. L’affaire fut renvoyée devant la 3e chambre du tribunal administratif d’Istanbul, qui, le 3 octobre 2007, rejeta à nouveau la demande du requérant.
97. Le 19 mars 2008, sur pourvoi en cassation formé par le requérant à une date non précisée, la 13e chambre du Conseil d’État ordonna le sursis à exécution de la lettre d’invitation à payer du 18 février 2004.
98. Le 24 septembre 2009, le Conseil d’État confirma le jugement de la 3e chambre du tribunal administratif d’Istanbul en sa partie concernant la décision du FADE du 24 décembre 2003. La haute juridiction cassa, en revanche, la partie du jugement concernant la lettre d’invitation à payer du 18 février 2004. À ses yeux, il était en effet illégal de considérer le requérant comme responsable de l’ensemble des créances publiques en raison du seul fait qu’il était l’enfant d’un associé majoritaire, sans déterminer comment et dans quelle mesure les ressources de la banque avaient pu lui être transférées.
99. Le 20 janvier 2010, la 3e chambre du tribunal administratif d’Istanbul se conforma à l’arrêt du Conseil d’État et annula la lettre d’invitation à payer du 18 février 2004.
100. Le 25 mai 2010, la 13e chambre du Conseil d’État rejeta la demande du FADE de suspendre l’exécution du jugement du 20 janvier 2010.
101. Entre-temps, le 29 novembre 2005, la 3e chambre du tribunal administratif d’Istanbul avait rejeté la demande d’annulation de l’ordre de paiement du 29 mars 2004.
102. À une date non précisée, le requérant se pourvut en cassation.
103. Le 1er novembre 2006, la 13e chambre du Conseil d’État annula le jugement du 29 novembre 2005. À l’appui de sa décision, elle reprit la même motivation que celle retenue dans l’arrêt du 24 septembre 2009, à savoir qu’il était illégal de considérer le requérant comme responsable solidaire de l’ensemble des créances publiques en raison du seul fait qu’il était l’enfant d’un associé majoritaire, sans déterminer comment et dans quelle mesure les ressources de la banque avaient pu lui être transférées.
104. Le 15 mai 2007, la 3e chambre du tribunal administratif d’Istanbul se conforma à l’arrêt du Conseil d’État et annula l’ordre de paiement du 29 mars 2004.
105. À une date non précisée, le FADE se pourvut en cassation contre le jugement du 15 mai 2007. Il demanda en outre le sursis à exécution de ce jugement.
106. Le 15 octobre 2007, la 13e chambre du Conseil d’État rejeta la demande de sursis à exécution du jugement.
107. Le 3 février 2010, le Conseil d’État confirma ledit jugement.
108. Le 14 octobre 2010, la 13e chambre du Conseil d’État rejeta la demande en rectification faite par le FADE, ainsi que la demande de sursis à exécution également introduite par cette entité.
109. Selon les informations fournies par le Gouvernement, aucune saisie n’a été effectuée sur les biens des requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan dans le cadre des procédures judiciaires engagées en application de la loi no 6183, et, en outre, le 10 août 2006, l’interdiction de quitter le pays imposée à ces deux requérants a été levée.
2. Mme Ayla Uzan Ashaboğlu
110. Le 27 janvier 2004 et le 29 mars 2004, en application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389 et des dispositions de la loi no 6183, le FADE envoya à la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu, respectivement, une lettre d’invitation à payer et un ordre de paiement en vue du recouvrement des créances détenues par le Trésor public sur İmarbank. Le montant total du paiement dont ladite requérante était tenue solidairement responsable s’élevait à 7 552 995 710,63 TRL (soit environ 4 600 374 000 EUR à l’époque des faits).
111. À une date non précisée, l’intéressée saisit le tribunal administratif d’Istanbul d’une demande d’annulation de la décision du FADE du 24 décembre 2003, ainsi que de la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004 et de l’ordre de paiement du 29 mars 2004.
112. Les 4 avril, 5 avril et 1er juin 2005, le tribunal administratif rejeta les demandes de sursis à exécution faites par le FADE.
113. Le 21 juillet 2006, la 2e chambre du tribunal administratif d’Istanbul rejeta les demandes en annulation relatives à la décision du FADE du 24 décembre 2003 et à la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004.
114. La requérante susmentionnée se pourvut en cassation contre ce jugement.
115. Le 8 octobre 2007, la 13e chambre du Conseil d’État confirma le jugement du 21 juillet 2006 en sa partie concernant la décision du FADE du 24 décembre 2003. La haute juridiction cassa, en revanche, la partie du jugement concernant la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004. À ses yeux, il était en effet illégal de considérer la requérante en question comme responsable de l’ensemble des créances publiques en raison du seul fait qu’elle était l’enfant d’un associé majoritaire, sans déterminer comment et dans quelle mesure les ressources de la banque avaient pu lui être transférées.
116. Le 27 mars 2008, la 2e chambre du tribunal administratif d’Istanbul annula la lettre d’invitation à payer en se fondant sur les motifs indiqués dans l’arrêt du Conseil d’État.
117. À une date non précisée, le FADE se pourvut en cassation. Le 12 mai 2010, la 13e chambre du Conseil d’État confirma l’arrêt du tribunal administratif.
118. Le 16 mai 2011, la même chambre du Conseil d’État rejeta le recours en rectification formé par le FADE.
119. Dans l’intervalle, par un jugement du 30 avril 2007, la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul avait rejeté la demande d’annulation de l’ordre de paiement du 29 mars 2004.
120. La requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu se pourvut en cassation contre ce jugement.
121. Le 23 novembre 2007, la 13e chambre du Conseil d’État décida le sursis à exécution de l’ordre de paiement du 29 mars 2004.
122. Le 9 décembre 2009, la même chambre du Conseil d’État cassa le jugement du 30 avril 2007 du tribunal administratif d’Istanbul.
123. Le 24 mars 2010, la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul annula l’ordre de paiement du 29 mars 2004.
124. Le FADE se pourvut en cassation.
125. Le 16 novembre 2011, la 13e chambre du Conseil d’État confirma l’arrêt du tribunal administratif.
126. Le 27 juin 2013, la même chambre du Conseil d’État rejeta le recours en rectification introduit par le FADE.
3. Mme Nimet Hülya Talu
127. Le 27 janvier 2004 et le 23 mars 2004, en application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389 et des dispositions de la loi no 6183, le FADE envoya à la requérante Nimet Hülya Talu, respectivement, une lettre d’invitation à payer et un ordre de paiement en vue du recouvrement des créances détenues par le Trésor public sur İmarbank. Le montant total du paiement dont ladite requérante était tenue solidairement responsable s’élevait à 7 552 995 710,63 TRL (soit environ 4 600 374 000 EUR à l’époque des faits).
128. À une date non précisée, l’intéressée saisit le tribunal administratif d’Istanbul d’une demande d’annulation de la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004 et de l’ordre de paiement du 29 mars 2004.
129. Le 29 juin 2007, la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul rejeta la demande d’annulation de la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004.
130. La requérante susmentionnée se pourvut en cassation contre ce jugement.
131. Dans un premier temps, le 15 février 2008, la 13e chambre du Conseil d’État ordonna le sursis à exécution de la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004.
132. Dans un deuxième temps, le 9 décembre 2009, la haute juridiction cassa le jugement du 29 juin 2007. À ses yeux, il était en effet illégal de considérer la requérante en question comme responsable de l’ensemble des créances publiques en raison du seul fait que sa signature pouvait lier la banque, sans déterminer comment et dans quelle mesure les ressources de celle-ci avaient pu lui être transférées.
133. Le 16 mars 2010, réexaminant l’affaire sur renvoi du Conseil d’État, la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul rejeta à nouveau la demande de ladite requérante.
134. Le 16 décembre 2010, la 13e chambre du Conseil d’État cassa à nouveau le jugement du tribunal administratif.
135. Le 20 avril 2011, la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul se conforma à l’arrêt du Conseil d’État et annula la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004.
136. À une date non précisée, le FADE se pourvut en cassation.
137. Le 30 janvier 2015, la 13e chambre du Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif.
138. Le 9 juin 2015, la même chambre du Conseil d’État rejeta le recours en rectification formé par le FADE.
139. Dans l’intervalle, par un jugement du 4 octobre 2007, la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul avait rejeté la demande d’annulation de l’ordre de paiement du 23 mars 2004.
140. La requérante Nimet Hülya Talu se pourvut en cassation contre ce jugement.
141. Le 12 mars 2008, la 13e chambre du Conseil d’État ordonna le sursis à exécution de cet ordre de paiement.
142. Le 9 décembre 2009, la 13e chambre du Conseil d’État cassa le jugement du 4 octobre 2007.
4. Mme Bilge Doğru
143. Le 27 janvier 2004 et le 23 mars 2004, en application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389 et des dispositions de la loi no 6183, le FADE envoya à la requérante Bilge Doğru, respectivement, une lettre d’invitation à payer et un ordre de paiement en vue du recouvrement des créances détenues par le Trésor public sur İmarbank. Le montant total du paiement dont ladite requérante était tenue solidairement responsable s’élevait à 7 552 995 710,63 TRL (soit environ 4 600 374 000 EUR à l’époque des faits).
144. À une date non précisée, l’intéressée saisit le tribunal administratif d’Istanbul d’une demande d’annulation de la décision du FADE du 24 décembre 2003, ainsi que de la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004 et de l’ordre de paiement du 23 mars 2004. Elle demanda également l’annulation de l’ordonnance de mesures provisoires sur ses biens, établie le 2 janvier 2004.
145. Le 20 décembre 2006, la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul rejeta la demande d’annulation de la décision du FADE du 24 décembre 2003 et de la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004.
146. La requérante susmentionnée se pourvut en cassation.
147. Le 8 octobre 2007, la 13e chambre du Conseil d’État confirma le jugement du 20 décembre 2006 en sa partie concernant la décision du FADE du 24 décembre 2003. La haute juridiction cassa, en revanche, la partie du jugement concernant la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004. À ses yeux, il était en effet illégal de considérer la requérante en question comme responsable de l’ensemble des créances publiques en raison du seul fait qu’elle était l’enfant d’un associé majoritaire, sans déterminer comment et dans quelle mesure les ressources de la banque avaient pu lui être transférées.
148. Le 6 mai 2008, réexaminant l’affaire sur renvoi du Conseil d’État, la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul rejeta à nouveau la demande de l’intéressée.
149. Cette dernière se pourvut à nouveau en cassation.
150. Le 17 décembre 2009, l’assemblée des chambres administratives réunies du Conseil d’État, reprenant les motifs de l’arrêt de la 13e chambre du Conseil d’État du 8 octobre 2007, cassa le jugement du 6 mai 2008 rendu par la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul.
151. Le 16 décembre 2010, le recours en rectification formé par le FADE fut rejeté.
152. Le 29 avril 2011, la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul accueillit favorablement la demande de la requérante Bilge Doğru et annula la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004 ainsi que l’ordonnance de mesures provisoires en date du 2 janvier 2004.
153. Le 30 janvier 2015, la 13e chambre du Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif sur le fond. Elle cassa le jugement en ce qui concernait les frais de la procédure.
154. Le 24 mai 2016, la même chambre du Conseil d’État rejeta le recours en rectification formé par le FADE.
155. Dans l’intervalle, le 26 décembre 2006, la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul avait rejeté la demande d’annulation de l’ordre de paiement du 23 mars 2004.
156. La requérante susmentionnée se pourvut en cassation contre la décision du tribunal administratif.
157. Le 23 août 2007, la 3e chambre du Conseil d’État, après avoir demandé et reçu les observations du FADE à ce sujet, ordonna le sursis à exécution de l’ordre de paiement.
158. Le 17 décembre 2009, l’assemblée des chambres administratives réunies du Conseil d’État infirma à nouveau le jugement de la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul et précisa que ladite requérante ne pouvait être tenue pour responsable du préjudice subi par le FADE.
159. Le 29 avril 2011, la 6e chambre du tribunal administratif d’Istanbul rendit sa décision, par laquelle elle jugea que la responsabilité de l’intéressée ne pouvait être engagée en ce qui concerne l’ordre du paiement.
160. Le 14 septembre 2011, le même tribunal annula l’ordre de paiement émis par le FADE à l’encontre de la requérante.
161. Le 30 janvier 2015, la 13e chambre du Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif.
162. Le 24 mai 2016, le recours en rectification formé par le FADE fut rejeté.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
163. Le régime établi par l’article 14 de la loi no 4389 sur les banques (« la loi no 4389 »), dans sa version en vigueur à l’époque des faits et postérieure aux modifications apportées par la loi no 5020 du 26 décembre 2003, prévoyait une série de mesures en direction des établissements en difficulté, l’autorité de droit public régulatrice de ce secteur étant l’Agence de réglementation et de supervision des banques (« l’ARSB »). Pour exercer ses prérogatives, celle-ci se fondait sur les informations financières et les rapports qui lui étaient adressés par des auditeurs assermentés. Si la banque visée présentait un déficit d’une importance telle qu’aucune mesure préventive ne pouvait y remédier, l’ARSB prononçait le transfert de l’administration et du contrôle de la banque au FADE (article 14 § 3), une autre entité de droit public, chargée en vertu de l’article 15 de la loi no 4389 du redressement des banques en difficulté.
Pour plus de détails sur l’article 14 de la loi no 4389, il convient de se référer à l’arrêt Yaşar Holding A.Ş. c. Turquie (fond) (no 48642/07, § 47, 4 avril 2017).
164. L’article provisoire 2 de la loi no 4969 du 31 juillet 2003, qui permet de saisir les biens des dirigeants d’une banque, se lit ainsi en sa partie pertinente en l’espèce :
« (...) Le FADE peut demander aux juridictions nationales (...) d’imposer le gel des avoirs des membres du conseil d’administration et du comité de crédit de la banque, du directeur général, des directeurs généraux adjoints, des responsables aptes à représenter la banque par leur signature, des directeurs d’agences, des associés qui détiennent la direction et le contrôle de la banque (...), en cas de fausse déclaration concernant le montant des fonds déposés à la banque couverts par l’assurance sur les dépôts d’épargne (...) Le tribunal compétent peut décider de limiter partiellement ou totalement les droits de disposition de ces personnes et aussi ceux de leurs époux (ses) et enfants concernant tous les droits faisant partie de leur patrimoine, y compris les droits sur les biens immobiliers, les créances et le contenu des coffres‑forts loués à la banque en leur nom.
(...) ces mesures sont aussi applicables aux personnes qui agissent au nom et pour le compte des personnes énumérées ci-dessus.
(...) La mesure conservatoire ordonnée par le juge du tribunal de police devient caduque lorsque le FADE n’introduit pas une plainte au pénal contre l’intéressé dans un délai d’un an à partir de la date à laquelle la gestion et le contrôle de la banque lui ont été transférés. Dans le cas où le FADE introduit une plainte, la mesure conservatoire reste en vigueur jusqu’à ce qu’une décision de non-lieu soit prononcée ou un jugement définitif rendu à l’issue de l’action pénale. »
165. L’article 27 de la loi no 5020 du 26 décembre 2003 est venu compléter cette disposition et a rajouté un article additionnel no 1 à la loi no 4389. Il prévoit le même principe en énumérant une à une les types de valeurs faisant partie du patrimoine qui sont susceptibles de faire l’objet d’une mesure conservatoire.
166. Le FADE peut ainsi demander au tribunal compétent l’imposition de mesures conservatoires sur tous les biens des responsables de la direction et du contrôle d’une banque et de ses associés lorsqu’il est constaté que ceux-ci abusent des fonds propres de l’établissement de manière telle que le bon fonctionnement de ce dernier et les intérêts des tiers se trouvent mis en péril.
167. Le 19 octobre 2005, la loi no 4389 a été remplacée par la nouvelle loi no 5411 sur les banques, qui prévoit un régime comparable à celui décrit ci-dessus. Dans le contexte de la présente affaire, il convient de rappeler que, selon l’article 135 de cette dernière loi, les mesures conservatoires restent en vigueur (à la condition qu’une plainte pénale ait été introduite ou une procédure de recouvrement de créances déclenchée) jusqu’à ce que les créances du FADE soient entièrement recouvrées.
168. L’article 135 de la loi no 5411 se lit ainsi en sa partie pertinente en l’espèce :
« Lorsque la déclaration faite par la banque aux autorités compétentes concernant le montant des dépôts couverts par l’assurance (des comptes d’épargne) [témoigne d’une différence entre ce montant et le] montant réel constaté par le FADE, les avoirs des membres du conseil d’administration et du comité de crédit de la banque, du directeur général, des directeurs généraux adjoints, des responsables aptes à représenter la banque par leur signature, des directeurs d’agences, des associés qui détiennent la direction et le contrôle de la banque (...) peuvent être saisis (...) à la demande du FADE.
(...) les mesures conservatoires restent en vigueur jusqu’à ce que toutes les créances du FADE soient entièrement recouvrées. Le tribunal décide que (...) les responsables [des pertes financières s’acquittent des sommes dues] directement auprès du FADE. Dans ce cas, les mesures conservatoires sont maintenues jusqu’à ce que la créance du FADE soit recouvrée sur les biens soumis aux mesures conservatoires.
Les dispositions de la présente loi seront appliquées aux personnes qui, par leurs actes (même commis avant l’entrée en vigueur de la présente loi), ont créé une situation qui oblige le FADE à procéder à un paiement dans le cadre du présent article, [et seront aussi appliquées] à leurs époux (ses) et enfants sur tout type de biens appartenant à ceux-ci. »
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
169. Compte tenu de la similitude des requêtes quant aux faits et à la question de fond qu’elles posent, la Cour décide de joindre celles-ci et de les examiner dans un seul et même arrêt.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
170. Invoquant les articles 6 § 1, 6 § 2, 7 et 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, les requérants dénoncent essentiellement une violation de leur droit de propriété en raison du maintien des mesures conservatoires sur leurs biens et du refus des autorités de lever ces dernières. Ils se plaignent par ailleurs d’une illégalité des mesures conservatoires en cause et d’une violation du principe de présomption d’innocence, tel que garanti par la Convention. Ils critiquent également les mesures litigieuses en ce qu’elles seraient discriminatoires.
La Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants en vertu de la Convention et de ses Protocoles, et elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner les griefs sous l’angle du seul article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
171. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants.
A. Sur la recevabilité
172. En premier lieu, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes dans le chef de la requérante Ayla Uzan‑Ashaboğlu : il reproche à cette dernière de ne pas avoir contesté l’ordonnance de mesures conservatoires sur ses biens alors qu’elle en aurait eu la possibilité. Il soutient que la situation de cette requérante se distingue de celle des autres requérants en ce que rien dans les documents versés au dossier n’indique, selon lui, que l’intéressée ait contesté les mesures provisoires imposées sur ses biens. À ce sujet, il indique que ladite requérante n’est pas mentionnée dans la décision d’incompétence du 3 septembre 2004 parmi les personnes ayant demandé la levée des mesures provisoires. Il dit aussi qu’elle n’apparaît pas non plus dans les procès‑verbaux de l’affaire pénale principale en tant que personne ayant contesté lesdites mesures.
173. La requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu conteste cette thèse. Elle soutient d’abord qu’elle n’a pas pu contester l’ordonnance de mesures conservatoires du 11 septembre 2003, car celle-ci ne lui aurait jamais été notifiée. Elle ajoute que, en tout état de cause, même si elle avait pu le faire, une telle contestation n’aurait eu, comme dans le cas des autres requérants, aucune chance de succès. Selon elle, il incombe au Gouvernement de prouver que le requérant visé par l’exception de non-épuisement des voies de recours internes n’a pas fait usage d’un recours qui était à la fois effectif et disponible au moment pertinent.
Par ailleurs, la requérante susmentionnée argue qu’elle n’était pas partie à l’affaire pénale principale, qu’elle n’a été informée d’aucune action ou décision la concernant dirigée contre sa personne ou contre ses biens avant février 2004, et que, par conséquent, elle n’aurait pas pu demander à la cour d’assises la levée de ces mesures.
Elle expose, en outre, qu’elle a non seulement marqué son opposition à l’exécution des saisies et demandé l’annulation du titre de créance émis par le FADE, puis celle de l’ordre de paiement, mais qu’elle a aussi contesté la procédure d’enchères, déclenchée par une ordonnance de mesures conservatoires, et la vente de sa propriété.
Elle indique que, selon la jurisprudence de la Cour, elle ne serait tenue d’utiliser qu’un seul recours en cas d’existence de plusieurs recours potentiellement effectifs.
Elle dit enfin que, la décision de non-lieu du 21 janvier 2004 étant devenue définitive, il ne peut plus, selon les dispositions de la loi no 4389 (telle que modifiée par la loi no 5020 du 26 décembre 2003), être fait application de l’ordonnance de mesures conservatoires prise à son encontre. Elle précise à cet égard que cette loi prévoit clairement que les mesures provisoires ordonnées par le tribunal de police deviennent caduques en cas de non-ouverture d’une enquête pénale dans l’année suivant le retrait d’une licence bancaire. Elle ajoute que, en revanche, en cas de déclenchement d’une enquête pénale et d’engagement subséquent d’une action pénale, les ordonnances de mesures conservatoires ne sont valables que jusqu’à la délivrance d’une décision de non-lieu ou jusqu’à l’adoption d’une décision définitive dans l’enquête pénale. Elle dit que, en l’espèce, aucune plainte pénale n’a jamais été déposée contre elle et que la décision de non‑lieu est devenue définitive étant donné le rejet, le 10 mai 2004, du recours du FADE.
174. Prenant note des arguments des parties sur la question de la contestation de l’ordonnance litigieuse devant le tribunal pénal, la Cour considère que, quand bien même elle n’aurait pas utilisé la voie pénale, la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu peut passer pour avoir épuisé les voies de recours internes puisqu’elle a saisi les juridictions administratives d’une demande d’annulation de la décision du FADE du 24 décembre 2003, ainsi que de la lettre d’invitation à payer du 27 janvier 2004 et de l’ordre de paiement du 29 mars 2004. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle applique la règle de l’épuisement des voies de recours internes en tenant dûment compte du contexte et en faisant montre d’une certaine souplesse, sans formalisme excessif. Elle réaffirme que, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, §§ 39-43, CEDH 2009, Hüseyin Kaplan c. Turquie, no 24508/09, § 30, 1er octobre 2013, et Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 84, CEDH 2008). En l’occurrence, elle note que les juridictions administratives saisies, qui poursuivaient pratiquement le même but que les tribunaux pénaux dans ce contexte, ont amplement examiné la question de la responsabilité de ladite requérante et rendu plusieurs décisions à ce sujet.
175. En deuxième lieu, le Gouvernement reproche aux requérantes Nimet Hülya Talu et Bilge Dogru, qui ont saisi la Cour respectivement le 4 avril 2008 et le 15 avril 2008, de ne pas avoir introduit leurs requêtes dans un délai de six mois à compter des dates des dernières décisions internes. Il indique, à ce sujet, que la date de l’ordonnance de mesures conservatoires est le 14 août 2003, que celle du maintien des mesures par le tribunal de police d’Istanbul est le 21 février 2006, et que celle de la décision finale rendue dans le cadre de la procédure pénale devant la cour d’assises d’Istanbul est le 2 octobre 2007.
Il reproche aussi à la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu de ne pas avoir respecté la règle des six mois.
176. Les requérantes en question contestent cette thèse.
177. La requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu soutient que, malgré les dernières décisions rendues en sa faveur, elle n’a pas retrouvé le contrôle de ses biens et n’a reçu aucune compensation pour les pertes subies par elle. Ainsi, les violations de la Convention dénoncées par elle devant la Cour subsisteraient. Ses biens seraient toujours sous le contrôle du FADE sur la base de l’ordonnance du 11 septembre 2003.
178. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes et dans un délai de six mois à compter de la date de la décision interne définitive. Elle rappelle également que, lorsque la violation alléguée consiste en une situation continue, le délai de six mois ne commence à courir qu’à la date à laquelle cette situation continue a pris fin (Hüseyin Kaplan, précité, § 31, Marinakos c. Grèce (déc.), no 49282/99, 29 mars 2000, Malama c. Grèce, no 43622/98, 1er mars 2001, Paar c. Hongrie (déc.), no 40867/98, 20 septembre 2001, Skowronski c. Pologne (déc.), no 37609/97, 19 mars 2002, et Ülke c. Turquie (déc.), no 39437/98, 1er juin 2004). La notion de « situation continue » désigne un état de choses résultant d’actions continues accomplies par l’État ou en son nom, dont un requérant est victime. Tant qu’une telle situation perdure, la règle des six mois ne trouve pas à s’appliquer (Iordache c. Roumanie, no 6817/02, §§ 49 et 50, 14 octobre 2008).
179. En l’espèce, il suffit à la Cour de noter que les requérantes concernées ont introduit leurs requêtes à des dates où les procédures internes étaient toujours pendantes et les mesures conservatoires imposées sur leurs biens maintenues, quoique partiellement pour certaines.
180. Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement.
181. Constatant par ailleurs que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
182. D’après les requérants Renç Emre Uzan et Jasmin Paris Uzan, le succès social et la réussite économique de leur famille et le fait que leur père était finalement apparu comme un des leaders de l’opposition en Turquie sont à l’origine d’attaques dirigées contre leur famille.
Les requérants susmentionnés soutiennent qu’en l’occurrence ils sont titulaires d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Selon eux, en effet, même s’ils sont mineurs, ils sont nécessairement en mesure d’acquérir par eux‑mêmes des biens à l’avenir et peuvent également acquérir des droits, des créances et des biens par d’autres moyens, et ce sans qu’un membre de leur famille ne soit impliqué et sans qu’aucun lien avec les infractions alléguées ne soit relevé.
Lesdits requérants avancent les arguments suivants : les lois nos 4969 et 5020 ont été créées sur mesure pour l’affaire İmarbank ; n’étant pas parties à l’affaire pénale principale ayant vu les mesures conservatoires prises à leur encontre être prononcées, ils n’ont pas eu et n’ont toujours pas la possibilité de contester ces mesures, imposées par la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul le 16 février 2005 ; cette situation pourrait perdurer éternellement en raison de la décision des autorités turques de disjoindre et de suspendre l’affaire concernant K.U., Y.U. et H.U. au motif de l’absence de ceux-ci aux audiences ; les ordonnances contestées imposées sur leurs biens couvrent tout leur patrimoine actuel – même si rien ne leur appartenait à l’époque de l’application de ces mesures, étant donné leur âge – et futur ; même si l’on peut supposer que les mesures en cause pourront un jour être levées, de nouvelles mesures pourraient être imposées sur la base des lois nos 4969 et 5020 tant que l’une des procédures menées dans le cadre de l’affaire İmarbank restera ouverte ; n’étant pas parties à l’affaire pénale principale ayant vu les mesures conservatoires litigieuses être prononcées, ils peuvent toujours se voir délivrer, par le FADE, une nouvelle lettre d’invitation à payer sur la base des ordonnances, encore en vigueur, émises sur le fondement des lois nos 4969 et 5020.
Ces deux requérants indiquent qu’ils étaient deux jeunes enfants à l’époque des faits à l’origine de l’application des lois et qu’ils n’avaient aucun moyen d’intervenir dans ces faits. Ils estiment par conséquent que la question relative à l’accessibilité, la précision et la prévisibilité des lois en question – au demeurant discutables à leurs yeux – importe peu. Ils disent n’avoir aucune responsabilité ni aucune emprise sur les infractions reprochées à leurs proches.
Concernant l’assertion du Gouvernement selon laquelle aucune saisie n’a été effectuée sur leurs biens, ils soutiennent que cette allégation est équivoque, au motif qu’ils ne possèdent pas encore d’actifs et qu’aucun bien leur appartenant ne peut de toute évidence être saisi. Ils ajoutent que cette assertion ne signifie pas que les autorités n’auraient pas l’intention de saisir leurs biens. À cet égard, ils arguent ce qui suit : les autorités turques ont dressé un inventaire de tous les biens existant dans la maison où ils vivaient, y compris ceux dont ils disposaient à titre strictement personnel, à savoir, entre autres, leurs lits, vêtements, jouets, ordinateurs, livres et vélos ; leurs biens personnels seront donc certainement concernés par les ordonnances de mesures provisoires ; ces ordonnances permettront très certainement la saisie de leurs biens dès qu’ils pourront en acquérir.
Les requérants Renç Emre Uzan et Jasmin Paris Uzan indiquent que le premier avait à peine 4 ans et que la seconde n’était même pas née au moment de la promulgation de la loi no 4969 par le Parlement turc, le 31 juillet 2003, et de son entrée en vigueur, le 12 août 2003, et que, en dépit de cette circonstance, le FADE a imposé des mesures conservatoires sur leurs biens, a porté plainte contre eux et a également émis des lettres d’invitation à payer pour un montant, exorbitant selon eux, de 7,5 milliards TRY (soit environ 4 milliards EUR à l’époque des faits). À leurs dires, c’est ainsi que, pour traiter d’un cas particulier, un article de loi spécifique a été adopté, des mesures conservatoires ont été prises et des poursuites ont été engagées contre des personnes au seul motif qu’elles étaient les enfants d’un individu visé par des poursuites.
Ils exposent que cette pratique est connue sous le vocable allemand de Sippenhaft, qu’elle crée l’obligation pour les membres d’une même famille de payer une dette présumée contractée par l’un d’entre eux en raison de la commission d’une infraction, la seule condition étant d’être parent ou conjoint de celui-ci, et qu’il n’y a pas d’exigence relative à la participation possible de ce parent ou de ce conjoint à l’infraction ni de nécessité d’établir un lien entre les biens saisis et l’infraction présumée.
Ils déclarent n’avoir aucune possibilité de contester les mesures conservatoires au motif que de telles mesures peuvent être prises automatiquement, uniquement en raison de l’existence de liens familiaux. Selon eux, la personne visée par une mesure conservatoire ne peut en réalité pas contester cette dernière, car sa seule défense consisterait à se prévaloir d’une absence de relation parentale ou conjugale. Dans de telles circonstances, aucun recours effectif ne serait disponible pour dénoncer la mesure en question.
En ce qui concerne la proportionnalité des mesures, les requérants susmentionnés admettent que l’adoption de mesures de précaution sur les biens des personnes présumées être les auteurs d’une infraction peut être une solution appropriée pour empêcher les transferts frauduleux. Ils estiment toutefois que les juridictions turques imposent et maintiennent des mesures disproportionnées contre les enfants de ces personnes et qu’elles ont agi de la sorte dans leur cas. Sur ce dernier point, ils indiquent qu’eux‑mêmes se retrouvent lourdement endettés pour une période indéterminée et que, étant âgés de 19 et 15 ans, ils grandissent sans aucune perspective de posséder des biens ni même d’en profiter. En ce qui concerne la situation actuelle, ils ajoutent qu’ils sont dès à présent conscients qu’ils ne pourront jamais faire leur vie en Turquie.
Ils soutiennent que l’ingérence des mesures litigieuses dans leur droit au respect de leurs biens était disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi, et qu’elle a donc emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
183. S’agissant des requérantes Nimet Hülya Talu et Bilge Doğru, elles se plaignent de l’imposition et du maintien des mesures conservatoires sur leurs biens ainsi que de la durée, excessive à leurs yeux, de l’application de celles-ci, et elles estiment avoir fait l’objet d’une discrimination.
Elles indiquent que les tribunaux nationaux leur ont conféré « une qualité autre que celle de parties au procès » et qu’ils ont systématiquement refusé de lever les mesures conservatoires sur leurs biens.
Dès lors, n’étant pas parties au procès pénal, elles seraient dans l’impossibilité de défendre leur cause devant les tribunaux nationaux et de se pourvoir en cassation.
Ces requérantes indiquent aussi que d’autres personnes ayant été jugées et acquittées par les tribunaux ont vu les mesures conservatoires imposées sur leurs biens être levées, mais qu’elles-mêmes, bien que bénéficiaires d’une décision de non-lieu rendue au tout début de la procédure, n’ont pas pu obtenir la levée des mesures conservatoires litigieuses.
Elles ajoutent que les tribunaux administratifs et civils ont jugé qu’elles ne pouvaient être tenues pour responsables du préjudice causé au FADE.
184. Quant à la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu, elle indique que, au cours des dernières années, elle a été confrontée à de grandes difficultés à l’occasion de sa contestation devant les juridictions nationales des mesures conservatoires prises à son encontre et à l’encontre de ses biens, mais qu’elle a finalement obtenu des jugements et des ordonnances de sursis en sa faveur dans le cadre de recours portés devant le Conseil d’État. Cependant, les autorités compétentes auraient, à ce jour, ignoré toutes ces décisions, et elles auraient mis en vente ses biens. À cet égard, l’intéressée dit qu’elle a ainsi introduit une requête devant la Cour, déjà en 2004, par précaution, pour se plaindre de violations de divers articles de la Convention relativement à la privation de propriété et à la discrimination en raison de l’existence de liens familiaux.
Ladite requérante allègue que les saisies contestées ont été décidées par les juridictions nationales en application d’une loi qui permettrait une privation de propriété au seul motif de l’existence d’un lien familial, sans exiger de condition relativement à l’objet de la mesure, et qui enfreindrait donc les dispositions de la Convention. Elle soutient aussi que la loi en question, ayant servi de fondement aux décisions l’ayant privée de ses biens, a été votée sur mesure six mois après le transfert de la gestion et du contrôle de İmarbank au FADE.
Elle estime qu’il n’y a pas lieu de comparer sa situation à celle des requérants des affaires citées par le Gouvernement (entre autres Arcuri c. Italie (déc.), no 52024/99, CEDH 2001‑VII, et Yildirim c. Italie ((déc.), no 38602/02, CEDH 2003-IV) aux motifs qu’elle n’a aucunement été impliquée dans les infractions reprochées, que ses propriétés n’ont jamais été liées à l’affaire İmarbank, qu’elle n’a jamais pu participer aux faits incriminés et qu’elle a en tout état de cause bénéficié d’une décision de non‑lieu.
Elle fait part des arguments suivants : aussi accessible, précise et prévisible que fût le texte de loi applicable, elle n’avait aucun moyen de s’immiscer dans les faits incriminés ; elle est totalement étrangère à l’affaire İmarbank ; elle a été innocentée de toute complicité dans l’infraction présumée de détournement de fonds ; elle vit aux États-Unis depuis vingt ans, elle s’est mariée, a travaillé, a eu des enfants et a fait sa vie là-bas, et elle n’a eu aucune responsabilité ni aucune emprise concernant les infractions reprochées à son père.
En ce qui concerne l’application dans le temps des mesures conservatoires sur ses biens, elle informe la Cour que son terrain a été saisi, puis vendu aux enchères, en dépit de sa tentative, infructueuse, de contester la mise aux enchères, et que son véhicule fait toujours l’objet d’une saisie, de même que sa résidence, tous ses biens mobiliers et le coffre-fort de son mari.
Elle dit aussi que la 13e chambre du Conseil d’État a rendu des décisions en sa faveur, mais qu’elle n’a pourtant jamais été avisée de la levée des mesures sur ses biens. Elle n’aurait reçu aucune compensation pour les pertes subies par elle.
La requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu expose également que, dans sa décision de non-lieu du 21 janvier 2004, le procureur de la République de Şişli a indiqué ce qui suit : les infractions alléguées, dénoncées dans la plainte déposée par le FADE et relevées au cours de l’enquête d’audit, ainsi que leurs auteurs avaient été concrètement identifiés ; les personnes physiques et morales mises en cause avaient fait l’objet de mesures conservatoires prononcées sur la base d’allégations de détournement de fonds ; le rapport d’audit, établi à la suite de la réalisation d’une enquête d’audit technique, ne comportait aucune conclusion démontrant la participation des personnes visées par les mesures conservatoires au détournement allégué ; les ordonnances de mesures conservatoires prononcées à l’encontre de ces personnes physiques et morales avaient été émises sur le fondement de l’article provisoire 2 § 2 de la loi no 4969, entrée en vigueur après la date de commission des infractions alléguées ; ces personnes ne pouvaient être accusées sur la seule base de leurs fonctions ; en outre, dans ce rapport d’audit technique, il n’y avait pas la moindre accusation concernant la participation de ces personnes au détournement de fonds ; en dehors de l’incrimination contenue dans l’acte d’accusation initial, le dossier ne comportait aucune preuve pouvant justifier l’ouverture d’une procédure pénale contre les personnes visées par les ordonnances de mesures conservatoires ; enfin, les poursuites pénales pouvaient être engagées contre les seules personnes énumérées dans l’addendum annexé à la décision de non‑lieu, à l’exclusion des personnes dont les noms n’apparaissaient pas sur la liste, parmi lesquelles l’intéressée.
S’agissant des arguments du Gouvernement selon lesquels les mesures conservatoires avaient pour seul but de permettre un contrôle de l’usage des biens, ladite requérante réplique que cela n’est pas le cas pour elle, car non seulement elle aurait perdu tout contrôle sur ses biens mobiliers, mais encore son terrain aurait été vendu aux enchères en février 2006. Ni elle ni son représentant n’auraient été informés de cette vente aux enchères, réalisée en dépit de la décision du Conseil d’État de suspendre l’exécution de l’ordre de paiement établi à son encontre.
En ce qui concerne l’allégation du Gouvernement selon laquelle il ne s’agissait que de mesures conservatoires et préventives, elle objecte que, bien que bénéficiant d’une décision de non-lieu, elle a vu ses biens être vendus.
b) Le Gouvernement
185. Dans ses observations sur le fond, le Gouvernement a d’abord présenté sa version des faits et ses arguments, en se référant à la jurisprudence de la Cour. Il s’est exprimé comme suit.
– La Convention ne garantit pas le droit d’acquérir des biens. Un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que pour autant que les décisions attaquées se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. L’article 1 du Protocole no 1 s’applique uniquement aux biens existants. Ainsi, les seuls revenus futurs pouvant être considérés comme des « biens » sont ceux ayant déjà été gagnés ou faisant l’objet d’une créance certaine. Selon la jurisprudence de la Cour, une personne qui se plaint d’une atteinte à son droit de propriété au titre de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention doit démontrer qu’un tel droit existe.
– Les ordonnances de mesures conservatoires en cause, qui – d’après le gouvernement défendeur – n’ont pas privé les requérants de leurs biens mais les ont seulement empêchés de les utiliser, avaient pour finalité de permettre un contrôle de l’utilisation des biens des intéressés ; c’est donc la règle énoncée au second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 qui est applicable en l’espèce.
– Le FADE a agi dans le respect de son mandat légal et n’avait pas l’intention de priver les requérants de leurs biens. En outre, il a agi conformément aux exigences de la Convention des Nations unies contre la corruption, qui – selon le gouvernement défendeur – aborde les actes d’enrichissement illicite et d’abus de fonctions au regard de la notion de corruption et traite des infractions de blanchiment du produit des actes illégaux, de dissimulation et d’entrave à la justice en rapport avec la corruption.
– Les ordonnances de mesures conservatoires en cause avaient une base légale en droit national.
Les juridictions internes ont en effet imposé et maintenu les ordonnances de mesures conservatoires sur les biens des requérants, en se fondant sur l’article 2 provisoire de la loi no 4969 et l’article additionnel 1 de l’ancienne loi no 4389. La législation nationale pertinente était accessible, précise et prévisible. Compte tenu des circonstances particulières de l’affaire İmarbank et de l’ensemble des moyens des requérants, ceux-ci pouvaient et devaient connaître le droit interne et obtenir des conseils détaillés sur ses exigences.
De plus, selon l’article provisoire 2 de la loi no 4969 et l’article additionnel 1 § 3 de l’ancienne loi no 4389, il est possible d’ordonner des mesures conservatoires à l’encontre des proches des personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions à la législation bancaire, ainsi qu’à l’encontre des individus agissant au nom et pour le compte de ces personnes ou de ceux ayant acquis des fonds, des biens ou des droits au nom et pour le compte de celles-ci, et ce afin d’empêcher les transferts frauduleux des droits, des créances et des biens.
En outre, d’après l’article additionnel 1 de l’ancienne loi no 4389, telle que modifiée par la loi no 5020 du 26 décembre 2003, en cas de déclenchement d’une action pénale, les mesures conservatoires continuent à produire leurs effets jusqu’à l’acquisition du caractère définitif du jugement du tribunal et jusqu’au recouvrement des créances du FADE au moyen de la conversion en espèces des droits et biens des personnes responsables des pertes financières soumis aux mesures conservatoires.
– Les mesures conservatoires en cause ont été imposées et maintenues pour minorer les éventuelles pertes, ainsi que pour prévenir les agissements visant à la réduction des montants des droits dus à l’État et aux particuliers, tels les transferts frauduleux d’actifs et les opérations fictives sur des biens et des créances ; elles poursuivaient donc un but légitime. Elles doivent être considérées comme des mesures préventives qui – aux dires du gouvernement défendeur – ont été prises dans l’intérêt général et sont destinées à garantir que les biens acquis par des activités illicites ne procurent pas d’avantages aux requérants ou à une organisation criminelle au détriment de la communauté.
– Selon la jurisprudence de la Cour, la confiscation a un but légitime de prévention de la criminalité et les États jouissent d’une large marge d’appréciation quant au choix des moyens d’exécution et quant à la détermination de la justification des conséquences de l’exécution par rapport à l’intérêt général.
– La compétence de la Cour pour vérifier le respect de la législation nationale est limitée et il n’appartient pas à celle-ci de se substituer aux juridictions internes. Il revient principalement aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, de résoudre les problèmes d’interprétation de la législation nationale. Toutefois, cela n’empêche pas la Cour de vérifier la compatibilité des décisions des juridictions internes avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1.
Le Gouvernement a ensuite fait part des arguments suivants au sujet de la situation des requérants.
– En ce qui concerne les requérants Renç Emre Uzan et Jasmin Paris Uzan, le tribunal de première instance a constaté que ceux-ci n’étaient pas pénalement responsables en raison de leur âge, mais qu’ils pouvaient être tenus civilement responsables et avaient la capacité d’acquérir des droits. Cette juridiction a ainsi considéré que, même en n’étant pas en âge de travailler et de gagner un revenu, ces requérants pouvaient par conséquent acquérir des droits par des moyens légaux, tels l’héritage et les donations, et que, dans ces circonstances, en application de l’ancienne loi no 4389, il était possible d’imposer et de maintenir les mesures conservatoires sur les droits acquis ou susceptibles d’être acquis par eux autrement que par l’exercice d’une activité et le gain d’un revenu.
– S’agissant de la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu, elle avait des liens avec les accusés dans le cadre de l’affaire pénale principale, notamment Y.U., et il y avait donc des motifs raisonnables de croire que ces personnes auraient pu frauduleusement lui transférer leurs droits, créances et biens.
– Quant aux requérantes Nimet Hulya Talu et Bilge Dogru, elles étaient contrôleuses de gestion de la banque, d’où le maintien des mesures conservatoires imposées sur leurs biens. Il existait en effet des motifs raisonnables de croire qu’elles agissaient au nom et pour le compte des accusés dans le cadre de l’affaire pénale principale et pouvaient avoir acquis des fonds, des biens ou des droits au nom et pour le compte de ceux-ci.
186. Le Gouvernement soutient aussi que, en application de l’article 135 de la loi no 5411, les mesures conservatoires litigieuses doivent rester en vigueur jusqu’à ce que toutes les actions pénales et civiles intentées à l’encontre des requérants soient terminées et que les décisions rendues soient définitives.
187. Il précise que le dossier principal concernant l’affaire İmarbank est celui qui est toujours pendant devant la 8e cour d’assises d’Istanbul et que la procédure continue à l’encontre de certains dirigeants de İmarbank. Il ajoute que la non-comparution de certains accusés devant le tribunal a empêché les juridictions de trancher l’affaire définitivement. Selon lui, la levée des mesures conservatoires mettrait en péril la possibilité de recouvrement des créances publiques.
Le Gouvernement indique que les créances publiques en question n’ont pas encore été recouvrées et que les procédures engagées contre les requérants à l’initiative du FADE sur le fondement de la loi no 6183 se poursuivent. En l’espèce, la durée de l’affaire pénale principale n’aurait pas été prolongée inutilement. Aucune négligence ne pourrait être imputée aux autorités judiciaires étant donné l’incidence sur la durée du procès pénal de la complexité de celui-ci, du nombre d’accusés et des difficultés rencontrées dans le recueil des preuves. Il conviendrait également de tenir compte du retard généré dans l’aboutissement de la procédure pénale par la non‑comparution aux audiences de K.U., Y.U. et H.U., malgré la délivrance de mandats d’arrêt contre ceux-ci.
Le Gouvernement indique en outre que les juridictions nationales ont dû établir les faits et, pour ce faire, évaluer objectivement les éléments factuels présentés par les parties, et que rien dans le dossier n’indique qu’elles ont apprécié les preuves de manière arbitraire.
Il soutient que les requérants ont disposé de tous les moyens pratiques et légaux (à savoir l’article 125 de la Constitution et les dispositions de la loi no 2577 sur les procédures administratives) pour contester devant les tribunaux internes les mesures conservatoires imposées sur leurs biens.
Cela étant, il estime que compte tenu de la large marge d’appréciation qui serait accordée aux États dans le cadre de leur contrôle de la conformité de l’usage des biens à l’intérêt général, notamment dans le contexte d’une politique criminelle destinée à lutter contre les infractions particulièrement graves, l’ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens n’était pas disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi.
188. Aussi le Gouvernement invite-t-il la Cour à conclure, à la lumière de ce qui précède, que l’ingérence dans les biens des intéressés était entourée de garanties suffisantes contre l’arbitraire et était donc légale au sens de l’article 1 du Protocole no 1, qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition et que les griefs des requérants doivent par conséquent être rejetés comme étant manifestement mal fondés.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’un bien et sur la nature de l’ingérence
189. En premier lieu, en ce qui concerne l’existence d’un bien, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en mettant en vigueur les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, et Sargsyan c. Azerbaïdjan [GC], no 40167/06, § 217, CEDH 2015).
190. La Cour rappelle également que la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits de propriété » et donc des « biens » aux fins de cette disposition (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 211, CEDH 2015).
191. La Cour réaffirme en outre que, bien que l’article 1 du Protocole no 1 ne vaille que pour des « biens actuels » et ne crée aucun droit d’en acquérir (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 82, CEDH 2011), dans certaines circonstances des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété, peuvent également bénéficier de la protection de cette disposition (voir, parmi beaucoup d’autres, Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 50, CEDH 2013 (extraits), et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 142-143, 20 mars 2018).
192. À ce sujet, elle redit qu’une espérance légitime doit être plus concrète qu’un simple espoir et se fonder sur une disposition juridique ou un acte juridique tel qu’une décision judiciaire. L’espoir de voir renaître un droit patrimonial éteint depuis longtemps ne peut être considéré comme un « bien », pas plus qu’une créance conditionnelle devenue caduque par la non‑réalisation d’une condition (Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, §§ 69 et 73, CEDH 2002-VII). De plus, on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 50, CEDH 2004‑IX). En revanche, un intérêt patrimonial reconnu par le droit interne – même s’il est révocable dans certaines circonstances – peut s’analyser en un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Beyeler, précité, § 105).
193. En l’espèce, pour ce qui est des requérantes Ayla Uzan‑Ashaboğlu, Nimet Hülya Talu et Bilge Doğru, compte tenu des faits et décisions de justice exposés ci-dessus, la Cour considère, à la différence du Gouvernement, qui s’est exprimé sur ce point de manière générale sans rentrer dans les détails, que les salaires, les avoirs et les biens mobiliers et immobiliers sur lesquels les tribunaux internes ont ordonné des mesures conservatoires s’analysent en des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
Pour ce qui est des requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan , à l’instar des juridictions internes et du Gouvernement, la Cour observe, d’une part, que ces deux requérants, qui étaient mineurs à l’époque des faits, n’avaient pas de biens actuels au sens de l’article 1 du Protocole 1 à la Convention et, d’autre part, qu’ils avaient l’espérance légitime d’en avoir pour le reste de leur vie. Eu égard au constat des juridictions internes selon lequel ils jouissaient de l’aptitude à avoir des droits et des obligations et qu’ils pourraient acquérir certains droits par le biais de l’héritage et des donations (paragraphe 33 ci-dessus), repris par le Gouvernement (paragraphe 185 ci-dessus), et eu égard au caractère automatique, généralisé et inflexible des mesures conservatoires et à leur durée incertaine, la Cour conclut que, bien que mineurs, les requérants susmentionnés pouvaient nourrir une « espérance légitime » relevant de la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
194. En deuxième lieu, en ce qui concerne la nature de l’ingérence, la Cour rappelle que la rétention des biens saisis par les autorités judiciaires dans le cadre d’une procédure pénale doit être examinée sous l’angle du droit pour l’État de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Smirnov c. Russie, no 71362/01, § 54, CEDH 2007‑VII, Borjonov c. Russie, no 18274/04, § 57, 22 janvier 2009, et Adamczyk c. Pologne (déc.), no 28551/04, 7 novembre 2006). Elle constate qu’en l’espèce les mesures conservatoires prises contre les requérants avaient en principe pour but non pas de priver ces derniers de leurs biens, mais seulement de les empêcher temporairement d’en user, dans l’attente de l’issue de la procédure pénale ainsi que du recouvrement des sommes réclamées par le FADE.
La Cour note également que selon Mme Ayla Uzan les autorités compétentes auraient mis en vente aux enchères ses biens, mais estime qu’une éventuelle privation de propriété dans ce contexte ne change à rien à la nature de l’ingérence qui doit toujours être examinée sous l’angle du droit pour l’État de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, au sens du second paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (Frizen c. Russie, no 58254/00, § 31, 24 mars 2005, Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie, no 75909/01, § 129, 20 janvier 2009, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie (fond) [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 290, 28 juin 2018).
195. La Cour doit à présent rechercher si l’ingérence se justifie sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. À cet égard, il convient de redire que, pour être compatible avec cette disposition, une ingérence doit remplir trois conditions : elle doit « mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens », être conforme « à l’intérêt général » et respecter un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté.
b) Sur le respect du principe de légalité
196. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 94 et 95, 25 octobre 2012). Il en découle que la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de légalité et n’était pas arbitraire » (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, § 80, 8 décembre 2005, avec les références qui y sont citées).
197. La Cour rappelle aussi que le principe de la légalité présuppose également l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Ex-Roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 79, CEDH CEDH 2000-XII, Beyeler, précité, §§ 109 et 110, et Fener Rum Patrikliği c. Turquie, no 14340/05, § 70, 8 juillet 2008). Quant à la portée de la notion de « prévisibilité », elle dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine que celui-ci couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, mutatis mutandis, Sud Fondi srl et autres c. Italie, no 75909/01, § 109, 20 janvier 2009, et Yaşar Holding A.Ş., précité, § 92, 4 avril 2017).
198. En l’espèce, la Cour relève que les mesures conservatoires ont été ordonnées et maintenues sur le fondement de l’article 2 provisoire de la loi no 4969 du 31 juillet 2003, de l’article additionnel 1 de l’ancienne loi no 4389, telle que modifiée par la loi no 5020 du 26 décembre 2003, et de l’article 135 de la loi no 5411 du 19 octobre 2005. Elle rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer in abstracto sur la compatibilité de ces dispositions avec la Convention, mais d’apprécier in concreto l’incidence de l’application de ces lois sur le droit des requérants au respect de leurs biens, au sens de l’article 1 du Protocole no 1.La Cour rappelle que le pouvoir qu’elle a de contrôler le respect du droit interne est limité. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il incombe d’interpréter et d’appliquer le droit interne, même dans les domaines où la Convention s’en « approprie » les normes : par la force des choses, lesdites autorités sont spécialement qualifiées pour trancher les questions surgissant à cet égard (Zagrebačka banka d.d. c. Croatie, no 39544/05, § 263, 12 décembre 2013). C’est d’autant plus vrai lorsque sont en cause, comme en l’espèce, de difficiles questions d’interprétation du droit national (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007 I). Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, la tâche de la Cour se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (ibidem, §§ 83 et 86). C’est pour cette raison que la Cour a jugé que, en principe, un requérant ne peut passer pour jouir d’une créance suffisamment certaine s’analysant en une « valeur patrimoniale » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que la question du respect par lui des prescriptions légales appelle une décision de justice (voir, par exemple, Kopecký, précité, §§ 50 et 58, et Milašinović c. Croatie (déc.), no 26659/08, 1er juillet 2010, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018, S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 148, 22 octobre 2018, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018).
199. Dans la présente affaire, la Cour note que la loi no 4969 du 31 juillet 2003, qui, en son article 2 provisoire, a servi de fondement à l’ordonnance de mesures conservatoires et les autres lois applicables en l’espèce, qui ont servi à motiver le maintien de ces mesures, sont entrées en vigueur après la date de transfert de la gestion et du contrôle de İmarbank. Cela dit, une éventuelle application de l’article additionnel 1 de l’ancienne loi no 4389, telle que modifiée par la loi no 5020 du 26 décembre 2003, et de l’article 135 de la loi no 5411 du 19 octobre 2005 au cas des requérants n’aurait pas constitué per se une violation de l’article 1 du Protocole no 1, car cette dernière disposition n’interdit pas, en tant que telle, l’application rétroactive d’une loi en matière civile (voir, mutatis mutandis, M.A. et autres c. Finlande (déc.), no 27793/95, 10 juin 2003, et Di Belmonte c. Italie (no 2) (déc.), no 72665/01, 3 juin 2004).
200. En l’occurrence, aux yeux de la Cour, se posent plutôt la question de savoir si les lois qui ont servi de fondement aux mesures conservatoires étaient suffisamment accessibles, précises et prévisibles, et celle de savoir si les requérants, qui ont tous bénéficié d’une décision de non-lieu le 21 janvier 2004 – soit quelques mois après le déclenchement de l’affaire – et qui n’ont jamais été condamnés par les juridictions internes dans le cadre de cette affaire, pouvaient ou devaient s’attendre à une application automatique de ces mesures tout au long de la procédure. Il convient ainsi de déterminer, à la lumière de l’article 135 de la loi no 5411 – selon lequel les tribunaux internes doivent désigner les responsables des pertes financières, qui seront alors tenus de rembourser au FADE les sommes que ce dernier a dû verser aux clients de la banque dans le cadre de l’assurance sur les dépôts d’épargne –, si et dans quelle mesure, après l’adoption de la décision de non-lieu (pour tous les requérants) et celle des décisions d’acquittement (pour les requérantes Nimet Hülya Talu et Bilge Doğru), les requérants pouvaient être tenues responsables du préjudice matériel subi par le FADE. La Cour est d’avis qu’une réponse affirmative ne semble pas être évidente.
201. En tout état de cause, la Cour note qu’il était loisible aux tribunaux, en vertu des lois en question, de décider le maintien des mesures conservatoires tant que toutes les sommes réclamées par le FADE n’avaient pas été recouvrées, et ce dans un contexte marqué par une incertitude quant à l’issue de la procédure pénale visant les responsables présumés des pertes financières étant donné l’absence de ces personnes. Pour les raisons énoncées ci-après, elle ne juge pas nécessaire d’examiner plus avant le point de savoir si un pouvoir discrétionnaire aussi vaste réponde au critère de légalité.
c) Sur le but légitime de l’ingérence
202. La Cour note qu’il n’est pas controversé entre les parties que les mesures litigieuses répondaient à un intérêt général, qui était d’empêcher l’usage de biens susceptibles d’avoir été acquis avec des fonds provenant d’activités criminelles. La question qui se pose est celle de savoir si, dans les circonstances concrètes de l’affaire, l’application des lois en question et la durée excessive et incertaine des mesures conservatoires ont imposé aux requérants des charges excessives.
d) Sur la proportionnalité de l’ingérence
203. Quant à la proportionnalité des mesures en cause, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige pour toute ingérence un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 83-95, CEDH 2005-VI). Ce juste équilibre est rompu si la personne concernée doit supporter une charge excessive et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52, Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09, 52851/08, 53727/08, 54486/08 et 56001/08, § 57, 31 mai 2011, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie (fond) [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 300, 28 juin 2018).
204. En l’espèce, la Cour dit tout d’abord reconnaître l’importance et la complexité de l’affaire İmarbank pour les autorités financières, administratives et judiciaires turques, ainsi que la nécessité de prendre des mesures afin de protéger les droits d’un large nombre d’individus affectés par la situation, de minorer les pertes éventuelles et de prévenir tout acte frauduleux, de recouvrer les fonds publics et de trouver les responsables présumés des pertes financières. Destinées à empêcher les transferts frauduleux de fonds publics, les mesures conservatoires peuvent constituer une arme efficace et nécessaire pour combattre des actes frauduleux dans le milieu financier (voir, mutatis mutandis, Raimondo c. Italie, 22 février 1994, § 30, série A no 281‑A, et Arcuri c. Italie (déc.), no 52024/99, CEDH 2001‑VII). Dans ce contexte, la Cour constate que l’imposition des mesures provisoires par la 2e chambre du tribunal de police de Şişli, le 14 août 2003, ne va pas en soi à l’encontre du principe de proportionnalité. Elle constate en même temps que les mesures conservatoires et les saisies des biens appartenant aux requérants, que ces derniers soient parties ou non aux procédures, sont, par nature, des mesures sévères et restrictives. Pareilles mesures et saisies sont susceptibles d’affecter les droits d’un propriétaire à un point tel que son activité principale, voire ses conditions de vie, peuvent être compromises (voir, mutatis mutandis, JGK Statyba Ltd et Guselnikovas c. Lituanie, no 3330/12, § 129, 5 novembre 2013, Markass Car Hire Ltd c. Chypre, no 51591/99, § 39, 2 juillet 2002, et Vendittelli c. Italie, 18 juillet 1994, § 35, série A no 293‑A).
205. La Cour admet que l’ordonnance de mesures provisoires, en tant que telle, peut être justifiée par « l’intérêt général » si elle vise à prévenir les actes frauduleux afin de garantir la satisfaction du créancier. Toutefois, compte tenu du caractère restrictif des mesures préventives, il faut mettre fin à ces dernières dès lors qu’elles se révèlent ne plus être nécessaires (voir, mutatis mutandis, Raimondo, précité, § 36, et Vendittelli, précité, § 40) : en effet, plus les mesures provisoires restent en vigueur, plus l’impact sur la jouissance paisible du bien par le propriétaire est important (JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 130).
206. En l’occurrence, la Cour constate que le problème de la proportionnalité des mesures provisoires se pose plutôt à partir de la date à laquelle les requérants ont bénéficié de la décision de non-lieu du 21 janvier 2004.
207. Elle estime qu’en l’espèce la violation alléguée du droit de propriété des requérants est étroitement liée, entre autres, à la durée de la procédure et en est une conséquence indirecte (voir, mutatis mutandis, Kunić c. Croatie, no 22344/02, § 67, 11 janvier 2007, et JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 131). Il y a lieu de souligner que les mesures conservatoires litigieuses sont restées en vigueur au moins près de dix ans dans le cas de chacun des requérants.
208. Plus précisément, dans le cas des requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan, la Cour remarque que les mesures conservatoires ont été levées le 5 mai 2015.
209. En ce qui concerne la requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu, la Cour note que le Gouvernement et l’intéressée s’accordent pour dire que les mesures prises à encontre de celle-ci sont toujours en vigueur.
210. Elle note que, pour la requérante Nimet Hülya Talu, ces mesures ont été levées le 16 avril 2013, alors que celle-ci a été acquittée 13 mars 2008, par la cour d’assises, des chefs de gestion d’opérations bancaires frauduleuse et de non‑communication des documents et renseignements requis par les autorités judiciaires.
211. Enfin, s’agissant de la requérante Bilge Doğru, il convient d’observer que, alors que le Gouvernement a informé la Cour de la levée, le 4 novembre 2013, des mesures conservatoires imposées à ladite requérante, le représentant de cette dernière a fourni des documents démontrant que les mesures visant le patrimoine de sa cliente – pourtant acquittée le 8 juillet 2008, par la cour d’assises, des chefs de gestion d’opérations bancaires frauduleuse et de non‑communication des documents et renseignements requis par les autorités judiciaires – étaient maintenues, du moins partiellement.
212. En évaluant la gravité de la charge imposée aux requérants, la Cour juge également pertinents les éléments suivants.
– La durée de la validité des restrictions en cause, qui se sont poursuivies sur plus de douze ans pour les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan, sur près de dix ans pour la requérante Nimet Hülya Talu, et sur plus de quinze ans pour les requérantes Bilge Doğru et Ayla Uzan‑Ashaboğlu (voir, par exemple, les affaires Sporrong et Lönnroth, précité, § 72, et JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 143, où les restrictions à la pleine jouissance du droit de propriété ont duré respectivement douze ans et plus de dix ans ; voir aussi Zelenchuk et Tsytsyura c. Ukraine, nos 846/16 et 1075/16, § 144, 22 mai 2018).
– L’étendue des restrictions en question, en ce qu’elles privent les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan de la possibilité d’acquérir toutes sortes de biens, et en ce qu’elles empêchent la requérante Nimet Hülya Talu de disposer de son salaire de professeur à l’université et de son véhicule, la requérante Bilge Doğru de ses économies et également de sa voiture, et la requérante Ayla Uzan‑Ashaboğlu de son domicile et aussi de son véhicule.
– Le caractère automatique, généralisé et inflexible des restrictions en cause, qui ne font pas l’objet d’un contrôle régulier individuel (comparer, mutatis mutandis, avec Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 54, CEDH 1999‑V, § 54, où la Cour a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 en partie car aucun tribunal n’était compétent pour statuer sur les conséquences pouvant découler du retard dans l’exécution des ordonnances d’expulsion dans l’affaire d’un propriétaire donné, Spadea et Scalabrino c. Italie, no 12868/87, §§ 37-40, 28 septembre 1995, et P. Plaisier BV et autres c. Pays-Bas (déc.), nos 46184/16, 47789/16 et 19958/17, § 91, 14 novembre 2017, où une évaluation individualisée de la gravité de la charge imposée à la requérante par les juridictions nationales n’a pas été exclue). À cet égard, il convient de constater que les requérants de la présente espèce n’ont jamais été condamnés par les juridictions internes dans le cadre de l’affaire pénale, et que les ordres de paiement émis à leur encontre ont été annulés par les tribunaux compétents. Ces derniers ont ainsi établi que les intéressés ne pouvaient être tenus pour responsables du préjudice matériel subi par le FADE.
– L’absence, dans le dossier, d’éléments qui laisseraient à penser que les requérants pouvaient avoir été impliqués dans une quelconque fraude. À cet égard, il importe de relever que les intéressés ont tous bénéficié d’une décision de non-lieu le 21 janvier 2004, approuvée par la cour d’assises de Beyoğlu le 10 mai 2004, et qu’ils n’étaient pas visés par la procédure pénale principale. Pour autant, les autorités internes n’ont envisagé de mesures alternatives que très tardivement, voire jamais. Dans le cas des requérantes Nimet Hülya Talu et Bilge Doğru, il y a lieu de noter que celles‑ci ont bénéficié de décisions d’acquittement, le 13 mars 2008 et le 8 juillet 2008 respectivement, mais qu’une partie importante des mesures imposées sur leurs biens a continué à être en vigueur – et ce alors qu’aucune autre procédure pénale dirigée contre les intéressées n’était pendante –, et que les arriérés de salaire sur dix ans de la première de ces requérantes n’ont été versés qu’en 2013. De même, en ce qui concerne la requérante Ayla Uzan‑Ashaboğlu, il ne ressort pas du dossier que cette dernière, qui a pourtant bénéficié de décisions de justice rendues en sa faveur, s’est vu appliquer une quelconque mesure alternative.
Toujours est‑il qu’aucun élément du dossier n’indique que le recouvrement des créances publiques, dont le montant s’élevait à plus de 4 milliards EUR, méritait une meilleure protection que les biens des requérants (voir, mutatis mutandis, JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 120, et Lachikhina c. Russie, no 38783/07, § 63, 10 octobre 2017).
213. Par ailleurs, la Cour constate que l’attribution par la cour d’assises d’Istanbul à certains des requérants d’« une qualité autre que celle de parties au procès » a empêché et empêche toujours les intéressés de participer à la procédure pénale principale, à laquelle est pourtant attaché le sort de leurs droits. Or ni les juridictions internes, dans leurs décisions, ni le Gouvernement, dans ses observations, n’ont expliqué quel était le fondement de l’octroi de cette qualité auxdits requérants.
214. En outre, la Cour estime qu’il convient de ne pas négliger l’importance des obligations procédurales au titre de l’article 1 du Protocole no 1. Ainsi, elle a maintes fois relevé que, nonobstant le silence de l’article 1 du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002‑VII, Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 134, CEDH 2005‑XII (extraits), Anheuser-Busch Inc., précité, § 83, J.A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni [GC], no 44302/02, § 57, CEDH 2007‑III, Zafranas c. Grèce, no 4056/08, § 36, 4 octobre 2011, et Giavi c. Grèce, no 25816/09, § 44, 3 octobre 2013 ; voir également, mutatis mutandis, Al‑Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 123, 20 juin 2002, et Grande Stevens et autres c. Italie, nos 18640/10 et 4 autres, § 188, 4 mars 2014). Une ingérence dans les droits prévus par l’article 1 du Protocole no 1 ne peut ainsi avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes, qui permette de discuter des aspects présentant de l’importance pour l’issue de la cause. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (voir, parmi d’autres, AGOSI c. Royaume-Uni, no 9118/80, § 55, 24 octobre 1986, Hentrich c. France, § 49, 22 septembre 1994, série A no 296‑A, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002‑IV, Gáll c. Hongrie, no 49570/11, § 63, 25 juin 2013, Sociedad Anónima del Ucieza c. Espagne, no 38963/08, § 74, 4 novembre 2014, et G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, § 302).
215. Dans la présente affaire, la Cour estime que l’imposition et le maintien automatique des mesures conservatoires sur les biens des requérants en application des lois susmentionnées, justifiés, dans le cas des uns, par le seul fait de l’existence d’un lien de parenté avec les dirigeants de la banque et, dans le cas des autres, par le seul fait de l’exercice, à un moment donné, de responsabilités au sein de la banque – et ce en dépit du prononcé de décisions de non-lieu et d’acquittement pour tous les chefs d’accusation –, s’accordent mal avec ces principes puisqu’ils ne permettent pas au juge d’évaluer quels sont les instruments les plus adaptés aux circonstances spécifiques de l’espèce ni, plus généralement, d’effectuer une mise en balance entre le but légitime sous-jacent et les droits des intéressés touchés par ladite sanction. De plus, les requérants n’ayant pas été parties à la procédure pénale principale, ils n’ont bénéficié d’aucune des garanties procédurales visées au paragraphe précédent (voir, mutatis mutandis, G.I.E.M. S.R.L. et autres, précité, § 303).
216. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que les autorités turques n’ont pas ménagé un « juste équilibre » entre les impératifs de l’intérêt général et les exigences de la protection des droits des requérants au respect de leurs biens. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
217. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
1. La position des requérants
218. Les requérants présentent les demandes suivantes au titre des préjudices matériel et moral qu’ils estiment avoir subis.
a) Mlle Jasmin Paris Uzan et M. Renç Emre Uzan
219. Les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan ne formulent aucune demande pour dommage matériel.
220. Ils sollicitent 10 000 euros (EUR) chacun pour dommage moral, en raison de la souffrance que l’affaire İmarbank leur aurait causée.
b) Mme Ayla Uzan-Ashaboğlu
221. La requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu réclame la restitution de sa propriété (d’une superficie de 16 954 m²) saisie à l’occasion de cette affaire, et, subsidiairement, en cas d’impossibilité de procéder à cette restitution, la somme de 4 570 000 EUR (soit 6 millions de dollars américains (USD) à l’époque de la demande) pour dommage matériel. À l’appui de sa demande, elle verse au dossier un rapport d’estimation de la valeur de son bien immobilier, ainsi qu’une copie de sa déclaration de taxe foncière de l’année 1998, dans laquelle la valeur a été déclarée à 260 milliards d’anciennes livres turques (TRL) (environ 1 250 000 USD à l’époque de la demande).
222. Elle demande également 2 285 000 EUR (soit 3 millions USD à l’époque de la demande) pour dommage moral.
c) Mme Nimet Hülya Talu
223. Dans ses demandes formulées le 26 juillet 2010, la requérante Nimet Hülya Talu réclamait un montant de 1 530 047,24 EUR pour dommage matériel en raison du préjudice que les mesures conservatoires ordonnées sur son salaire, sa voiture, sa maison sise à Çekmeköy (Istanbul) et son appartement sis à Kınalıada (Istanbul) lui auraient causé. Elle demandait également une indemnité mensuelle de 3 000 EUR à partir du 1er août 2010, toujours au titre du préjudice matériel.
224. Dans sa lettre du 7 avril 2015, l’intéressée a informé la Cour que les mesures avaient été levées sur son salaire, tout en précisant que le reste des mesures était maintenu.
225. Dans sa lettre du 6 octobre 2016, elle a avisé la Cour que, après la levée des mesures conservatoires, elle avait reçu la somme de 275 000 TRY (environ 80 465 EUR), non assortie d’intérêts, au titre des arriérés de salaire sur les dix dernières années. Elle n’a toutefois pas mis à jour sa demande de dédommagement du préjudice matériel.
d) Mme Bilge Doğru
226. La requérante Bilge Doğru sollicite plusieurs sommes au titre du préjudice matériel. Les montants qu’elle revendique sont ventilés comme suit :
- 132 000 TRY (environ 67 690 EUR à l’époque de la demande) pour manque à gagner, cette somme étant calculée sur la base de deux cents heures de travail, à un tarif horaire de 660 TRY, que ladite requérante aurait consacrées aux procès ouverts à son encontre ;
- 500 000 TRY (environ 256 410 EUR à l’époque de la demande) également pour manque à gagner, qui correspondraient à une somme mensuelle de 5 000 TRY (environ 2 565 EUR à l’époque de la demande) depuis le début des procédures ;
- 36 560 TRY (environ 18 750 EUR à l’époque de la demande) pour les honoraires d’avocat acquittés par l’intéressée en raison des procédures diligentées contre elle.
227. Cette requérante réclame également 500 000 TRY (environ 256 410 EUR à l’époque de la demande) au titre du préjudice moral.
2. La position du Gouvernement
228. Le Gouvernement conteste l’ensemble des demandes formulées par les requérants. Il invite la Cour à rejeter ces prétentions.
B. Frais et dépens
229. Certains des requérants demandent également des montants pour les frais et dépens engagés devant la Cour.
230. Les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan réclament 40 800 EUR. À titre de justificatifs, ils soumettent un tableau détaillé du travail accompli ainsi que des reçus pour les montants versés.
231. La requérante Ayla Uzan-Ashaboğlu demande 113 725 EUR. À titre de justificatifs, elle soumet un tableau détaillé du travail accompli ainsi que des reçus pour les montants des paiements effectués.
232. La requérante Nimet Hülya Talu ne formule aucune demande pour les frais et dépens.
233. La requérante Bilge Doğru demande 12 750 TRY (environ 6 540 EUR à l’époque de la demande) pour les frais et dépens engagés devant la Cour et 15 % du montant qui pourrait être alloué par celle‑ci, tous chefs de dommage confondus, pour les honoraires d’avocat. Elle soumet à titre de justificatif le barème tarifaire du barreau d’Istanbul.
234. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
235. Eu égard aux circonstances de la cause, la Cour estime que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état. Par conséquent, il y a lieu de la réserver en entier et de fixer la procédure ultérieure, en tenant compte de l’éventualité que l’État défendeur et les requérants parviennent à un accord sur ce point (article 75 § 1 du règlement de la Cour).
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables dans le chef de Mme Ayla Uzan-Ashaboğlu (requête no 41487/05), Mme Nimet Hülya Talu (requête no 17613/08) et Mme Bilge Doğru ;
3. Déclare, à la majorité, la requête recevable dans le chef de Mlle Jasmin Paris Uzan et M. Renç Emre Uzan (requête no 19620/05) ;
4. Dit , à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention le chef de Mme Ayla Uzan-Ashaboğlu (requête no 41487/05), Mme Nimet Hülya Talu (requête no 17613/08) et Mme Bilge Doğru ;
5. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention dans le chef de Mlle Jasmin Paris Uzan et M. Renç Emre Uzan (requête no 19620/05) ;
6. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état et, en conséquence,
a) la réserve ;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans le délai de six mois à compter de la date de notification du présent arrêt, leurs observations sur cette question et, notamment, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 mars 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.
R.S.
H.B.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DU JUGE LEMMENS
1. J’ai voté avec la majorité en faveur du constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention dans le chef de la plupart des requérants. À mon regret, toutefois, je ne trouve pas suffisamment d’arguments dans l’arrêt pour étendre cette conclusion aux requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan.
2. Ces deux requérants étaient âgés d’environ quatre ans et un an au moment où des mesures conservatoires furent ordonnées à leur égard (paragraphes 27 et 28 de l’arrêt). En rejetant leurs recours contre ces mesures, la cour d’assises d’Istanbul considéra notamment qu’ils « jouissaient de l’aptitude à avoir des droits et des obligations », et qu’« ils pourraient acquérir certains droits par le biais de l’héritage et des donations » ; elle estima par conséquent que des mesures conservatoires pouvaient être ordonnées « sur les biens qu’ils pourraient acquérir ou avaient déjà acquis » (paragraphe 33 de l’arrêt).
Les mesures ont été levées à une date où ces requérants étaient âgés de seize ans et douze ans (paragraphe 35 de l’arrêt).
Sur la base des éléments pris en compte par la cour d’assises, la majorité considère que ces deux requérants « pouvaient nourrir une « espérance légitime » relevant de la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 » (paragraphe 193 de l’arrêt).
3. L’article 1 du Protocole no 1 ne vaut que pour des biens actuels et ne crée aucun droit d’en acquérir (paragraphe 191 de l’arrêt).
Certes, des créances peuvent sous certaines conditions être considérées comme des « biens » au sens de l’article 1 (ibidem). Il en est ainsi lorsque l’intérêt patrimonial concerné a une base suffisante en droit interne, par exemple lorsqu’il est confirmé par une jurisprudence bien établie des tribunaux (voir, notamment, Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 52, CEDH 2004‑IX, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 66, CEDH 2005‑IX, Draon c. France [GC], no 1513/03, § 68, 6 octobre 2005, Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 129, CEDH 2005‑X, et Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 94, CEDH 2007‑II), ce qui revient à dire que la créance est suffisamment établie pour être exigible (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 59, série A no 301‑B, Polacek et Polackova c. République tchèque (déc.) [GC], no 38645/97, § 67, 10 juillet 2002, Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.) [GC], no 39794/98, § 74, CEDH 2002‑VII, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 142, 20 mars 2018). Dans ces cas, il s’agit de créances en vertu desquelles l’intéressé peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (paragraphe 191 de l’arrêt).
Récemment, la Cour a rappelé qu’ « une espérance légitime n’a pas d’existence indépendante » et qu’ « elle doit être rattachée à un intérêt patrimonial pour lequel il existe une base juridique suffisante en droit national » (Radomilja et autres, précité, § 143 ; voir également Bikić c. Croatie, no 50101/12, § 46, 29 mai 2018, Arzhiyeva et Tsadayev c. Russie, nos 66590/10 et 3773/11, § 43, 13 novembre 2018, et Basa c. Turquie, nos 18740/05 et 19507/05, § 82, 15 janvier 2019, non encore définitif).
La situation décrite ci-dessus est à comparer avec celle où le requérant n’a qu’un « espoir » de voir reconnaître un droit de propriété qu’il est dans l’impossibilité d’exercer effectivement : un tel espoir ne peut pas être considéré comme un « bien » (Kopecký, précité, § 35, Von Maltzan et autres c. Allemagne (déc.) [GC], nos 71916/01 et 2 autres, § 74, CEDH 2005‑V, et Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 64, CEDH 2007‑I).
4. En l’espèce, la majorité admet que les requérants Jasmin Paris Uzan et Renç Emre Uzan ne disposaient pas de biens actuels pendant la période pendant laquelle les mesures conservatoires étaient en vigueur (paragraphe 193 de l’arrêt). Elle se limite à constater, à l’instar des juridictions nationales, que ces requérants « pourraient acquérir certains droits par le biais de l’héritage et des donations » (ibidem). De là suit la conclusion, indiquée ci-dessus, que ces requérants « pouvaient nourrir une « espérance légitime » relevant de la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 » (ibidem).
À mon avis, faute de prouver qu’ils disposaient déjà, pendant la période considérée, de créances (auxquelles une espérance légitime pouvait éventuellement s’attacher), les requérants n’ont pas établi qu’ils disposaient de « biens » jouissant de la protection de l’article 1 du Protocole no 1. Leurs prétentions s’analysent plutôt comme un « espoir » d’obtenir un jour des biens.
Dans ces circonstances, j’estime que leur grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, et donc qu’il n’y a pas eu violation de l’article précité.
* * *
[1]. Ce statut ne semble pas prévu en droit de la procédure pénale turc. La personne qui se voit conférer la qualité de dava dışı est de facto concernée par les conséquences du procès, mais, n’étant pas partie, elle ne peut introduire aucun type de recours.