CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE QUILICHINI c. FRANCE
(Requête no 38299/15)
ARRÊT
STRASBOURG
14 mars 2019
DÉFINITIF
14/06/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Quilichini c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Yonko Grozev,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Síofra O’Leary,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 février 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38299/15) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État, Mme Séverine Quilichini (« la requérante »), a saisi la Cour le 31 juillet 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me P. Spinosi, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
3. La requérante, enfant dont le père était au temps de sa conception engagé dans les liens d’un mariage (couramment désigné à l’époque de sa naissance par l’expression enfant « adultérin »), allègue avoir subi, dans le cadre de la succession de ce dernier, une discrimination fondée sur la naissance contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
4. Le 13 juin 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1964 et réside à Paris.
6. Au temps de sa conception, son père, G.Q., était engagé dans les liens d’un mariage et de cette union étaient nés deux enfants, M.Q. et F.Q. La requérante fut reconnue par son père le 9 février 1972.
7. Par un testament olographe daté du 7 août 1989, G.Q. lui légua un appartement situé à Marseille en plus de ses droits dans la succession.
8. G.Q. décéda le 26 septembre 1990, laissant pour lui succéder ses deux enfants légitimes, M.Q. et F.Q., ainsi que la requérante.
9. Par un acte notarié du 13 mai 1992, il fut procédé entre les héritiers au partage de la succession de G.Q. Celle-ci fut répartie en application des règles posées par l’article 760 du code civil alors en vigueur selon lequel l’enfant « adultérin » ne recevra que « la moitié de la part à laquelle il aurait eu droit si tous les enfants du défunt, y compris lui-même, eussent été légitimes ». Les droits des enfants légitimes furent ainsi fixés à 5/12e chacun et ceux de la requérante à 2/12e.
10. Selon les clauses de l’acte du 13 mai 1992, les copartageants avaient notamment exposé que la requérante se verrait attribuer un appartement à Marseille même si le testament laissé par leur père à ce sujet n’avait pas d’effet juridique en vertu de l’article 908 du code civil. Le demi-frère et la demi-sœur précisaient à cet égard qu’ils « reconnaissaient l’expression de la volonté de leur père dont le respect constitue une obligation naturelle ». Ils avaient également indiqué ce qui suit :
« [la requérante] conservera en outre ses droits indivis sur les terrains se trouvant en Corse et pouvant dépendre de la succession du défunt à l’exception de la propriété ci‑dessus désignée attribuée à ses frères et sœur. Ces droits sont définitivement fixés à 2/12èmes en application de l’article 760 du code civil dans sa rédaction actuelle et quelle que soit l’évolution législative future. »
Malgré l’attribution de l’appartement de Marseille à la requérante, il résulte de l’acte du 13 mai 1992 que sa part de la succession est demeurée inférieure à celles perçues par ses frère et sœur.
11. Après le constat d’une violation de la Convention à son égard dans l’affaire Mazurek c. France, no 34406/97, CEDH 2000‑II), la France modifia, par la loi no 2001-1135 du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants « adultérins » et modernisant diverses dispositions de droit successoral (ci-après la loi de 2001) sa législation et supprima les discriminations successorales applicables aux enfants « adultérins ».
12. Par un acte notarié du 22 août 2005, il fut procédé au partage d’un terrain d’une contenance de quatre-vingts ares situé en Corse entre les héritiers du grand-père paternel de la requérante décédé en 1966. Parmi les héritiers, figuraient la requérante, son demi-frère et sa demi-sœur, venant en représentation de leur père décédé. Les droits des héritiers furent une nouvelle fois fixés « en application de l’article 760 du code civil », soit pour la requérante à la moitié de la part à laquelle elle aurait eu droit si elle avait été un enfant légitime.
13. Le 30 juin 2008, la requérante fit assigner le notaire ainsi que ses demi-frère et demi-sœur devant le tribunal de grande instance (TGI) d’Ajaccio, sur le fondement de l’article 887 du code civil (paragraphe 21 ci‑dessous), afin de faire constater l’erreur de droit dont était entaché l’acte du 22 août 2005 en visant les dispositions de l’article 760 du code civil (paragraphe 9 ci-dessus), « contrairement à la loi d’ordre public [la loi de 2001] et à la Convention ». Elle demanda la rectification de l’acte afin de se voir attribuer les mêmes droits que ses demi-frère et sœur.
14. Par un jugement du 14 février 2011, le tribunal de grande instance d’Ajaccio fit droit à la demande de la requérante :
« (...) c’est à bon droit que [la requérante] excipe de la non validité de la clause incluse dans l’acte notarié de 1992 emportant renonciation à une loi d’ordre public avant la naissance de ses droits issus de [la loi de 2001].
Le partage de 1992 (...) ne comportait qu’un partage partiel. [La loi de 2001], d’application immédiate, a pour conséquent vocation à s’appliquer dans le partage des droits indivis [de G.Q.] intervenu en 2005 (...) »
15. Le demi-frère et la demi-sœur de la requérante firent appel du jugement. Dans ses conclusions devant la cour d’appel, la requérante fit valoir que l’acte de 2005 était entaché d’une erreur de droit au regard de la loi de 2001 et de la jurisprudence de la Cour. Elle invoqua la faute du notaire, lui reprochant un simple copié-collé entre le partage de 1992 et celui concerné par l’acte de 2005, au mépris de son devoir de conseil et des nouvelles dispositions de la loi de 2001.
16. Par un arrêt du 11 septembre 2013, la cour d’appel de Bastia infirma le jugement. Elle retint que l’acte de partage du 13 mai 1992 avait définitivement réglé la succession du père de la requérante, y compris le terrain en Corse visé par l’acte du 22 août 2005, et, ainsi, les droits de chacun des héritiers. Elle exclut en conséquence l’application des dispositions transitoires de la loi de 2001 à la succession litigieuse. Ces dernières prévoient, sous réserve des accords amiables déjà intervenus et des décisions judiciaires irrévocables, que les dispositions relatives aux nouveaux droits successoraux des enfants « adultérins » sont applicables aux successions ouvertes et non encore partagées avant le 4 décembre 2001 (paragraphe 20 ci-dessous). Elle conclut ainsi :
« [L’acte du 13 mai 1992] (...) concerne aussi le partage des droits indivis [de G.Q.] détenus sur diverses parcelles situées en Corse qui sont actuellement en litige et prévoit expressément que ceux-ci sont fixés à 2/12e en application de l’article 760 du code civil et quelle que soit l’évolution législative future.
Contrairement à ce que soutient [la requérante], les principes posés par la Convention européenne des droits de l’homme ne sont pas de nature à remettre en cause un acte clair intervenu plusieurs années avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle invoquée. »
17. La requérante forma un pourvoi en cassation. Dans son moyen unique de cassation, elle fit valoir, qu’en la déboutant de sa demande, la cour d’appel avait, premièrement, violé les dispositions transitoires de la loi de 2001 ainsi que les articles 1 du Protocole no 1 et 14 de la Convention ; deuxièmement, dénaturé les termes clairs et précis des actes notariés, l’acte de partage du 13 mai 1992 ne concernant pas le partage opéré en 2005 ; troisièmement, violé l’article 6 du code civil en ce que la renonciation anticipée au bénéfice d’une loi impérative n’est pas valable et, quatrièmement, privé sa décision de base légale au regard des articles de la Convention faute d’avoir recherché si le souci d’assurer la stabilité des règlements successoraux achevés pouvait justifier une discrimination successorale fondée sur la naissance hors mariage et si celle-ci avait encore une justification objective et raisonnable. La requérante se référa à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Fabris c. France ([GC], no 16574/08, CEDH 2013 (extraits)).
18. L’avocat général devant la Cour de cassation prit un avis tendant à la cassation de la décision attaquée, en particulier parce que les juges du fond n’avaient pas caractérisé l’absence de disproportion manifeste entre l’objectif poursuivi par l’application des dispositions transitoires de la loi de 2001 et l’atteinte portée aux intérêts de la requérante.
19. Par un arrêt du 4 mars 2015, la Cour de cassation rejeta le pourvoi :
« (...) Attendu que, la cour d’appel ayant retenu que tant la succession [du père de la requérante] que les droits indivis de celui-ci dans un bien situé à Pianottoli Caldarello avaient été partagés entre tous les héritiers par un acte authentique du 13 mai 1992, sa décision se trouve, par ces seuls motifs, légalement justifiée ; que le moyen est inopérant. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
20. La Cour renvoie à la partie pertinente de l’arrêt Fabris (§§ 27 à 33) et rappelle, pour les besoins de la présente affaire, ce qui suit. Adoptée à la suite de l’arrêt Mazurek c. France (no 34406/97, CEDH 2000‑II), la loi de 2001 consacre l’égalité successorale entre les enfants, légitimes, naturels simples ou « adultérins ». Selon ses dispositions transitoires, son entrée en vigueur est différée au 1er juillet 2002. Toutefois, s’agissant de l’abrogation des dispositions relatives aux droits des enfants « adultérins », le législateur a décidé, par exception, une règle d’entrée en vigueur immédiate à la date de la publication de la loi au Journal officiel soit le 4 décembre 2001. L’article 25-II dispose ainsi que :
« La présente loi sera applicable aux successions ouvertes à compter [du 1er juillet 2002], sous les exceptions suivantes : (...)
2o Sous réserve des accords amiables déjà intervenus et des décisions judiciaires irrévocables, seront applicables aux successions ouvertes à la date de publication de la présente loi au Journal officiel de la République française et n’ayant pas donné lieu à partage avant cette date :
. les dispositions relatives aux nouveaux droits successoraux des enfants naturels dont le père ou la mère était, au temps de la conception, engagé dans les liens du mariage ; (...) »
21. Les actions en nullité du partage sont prévues par les articles 887 et suivants du code civil. L’article 887 est ainsi libellé :
« Le partage peut être annulé pour cause de violence ou de dol.
Il peut aussi être annulé pour cause d’erreur, si celle-ci a porté sur l’existence ou la quotité des droits des copartageants ou sur la propriété des biens compris dans la masse partageable.
S’il apparaît que les conséquences de la violence, du dol ou de l’erreur peuvent être réparées autrement que par l’annulation du partage, le tribunal peut, à la demande de l’une des parties, ordonner un partage complémentaire ou rectificatif. »
22. L’action en nullité du partage est soumise à un délai de cinq ans qui court à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer (article 2224 du code civil).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
23. Se référant à l’arrêt Fabris, la requérante soutient que la différence de traitement entre elle et les autres héritiers est disproportionnée, s’agissant du partage du bien réalisé en 2005, soit après la modification de la loi française consacrant l’égalité successorale entre tous les enfants. Elle allègue une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, lesquels se lisent respectivement ainsi :
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) la naissance (...) »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Les observations des parties
1. Le Gouvernement
24. Le Gouvernement soutient que la requête est irrecevable pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention. Il considère que les droits de la requérante sur la succession de G.Q. ont été définitivement fixés par l’acte notarié de 1992, qui visait notamment le bien indivis ayant fait l’objet de l’acte notarié de 2005. Ce dernier se borne à appliquer les modalités du partage de la succession définitivement fixées au préalable et auxquelles la requérante a consenti. Ainsi, selon le Gouvernement, à la différence de l’affaire Fabris, la succession en l’espèce a été définitivement fixée avant le prononcé de l’arrêt Mazurek et, par conséquent, avant la loi de 2001. Le Gouvernement considère que la situation de la requérante se présente en des termes très similaires de ceux de la décision E.S. c. France (no 49714/06, 10 février 2009) dans laquelle la Cour a considéré que « l’on ne saurait exiger que l’institution judiciaire annule un partage librement accepté au vu d’un arrêt de la Cour intervenu après ledit partage ». Il note que la requérante précise elle-même qu’elle ne vise pas le partage effectué en 1992 dès lors que la Cour refuse de revenir sur une succession définitivement partagée.
25. À titre subsidiaire, et pour les raisons qui viennent d’être exposées, le Gouvernement soutient que la différence de traitement subie par la requérante a une justification objective et raisonnable car elle est proportionnée au but légitime visé, à savoir la préservation de la sécurité juridique. Il soutient que les droits du demi-frère et de la demi-sœur de la requérante sur la succession étaient insusceptibles d’être remis en cause, compte tenu de leur fixation définitive en 1992 et de l’accord amiable auquel étaient parvenus les héritiers de G.Q. à cette date. Le Gouvernement souligne que, par cet accord, la requérante a pu bénéficier de droits plus élargis que ses stricts droits légaux tout en renonçant à tout droit supplémentaire dans la succession à l’exception de ses droits légaux sur le terrain litigieux.
26. Le Gouvernement réitère que les circonstances de la présence affaire sont différentes de celles examinées par la Cour dans l’arrêt Fabris. Dans cette affaire, le partage avait été opéré suivant la volonté du seul défunt par acte de donation-partage avant son décès et l’enfant « adultérin » disposait de la possibilité de le contester par une action en réduction qu’il a engagée et qui était pendante au moment de l’adoption de la loi de 2001. En l’espèce, le partage amiable intervenu en 1992 et auquel a consenti la requérante ne pouvait pas permettre de « relativiser l’attente des autres héritiers » de G.Q. « de se voir reconnaitre des droits incontestés sur la succession » (Fabris, § 69) car cette transaction avait justement pour but d’éviter toute contestation sur les droits des partageants.
27. Enfin, le Gouvernement ne partage pas l’avis de la requérante selon lequel la Cour de cassation n’a pas répondu au moyen tiré de la méconnaissance des dispositions de la Convention. Il indique à cet égard que ce dernier a bien été analysé par les juges d’appel et que la Cour de cassation a, par la suite, retenu qu’il devait être écarté comme inopérant, ces juges ayant à raison considéré que la succession avait été définitivement réglée par l’acte du 13 mai 1992.
2. La requérante
28. La requérante fait remarquer à titre liminaire que l’argumentation du Gouvernement repose sur un seul et unique argument au stade de la recevabilité et du bien-fondé de la violation de la Convention alléguée. Elle souligne également à ce titre que le Gouvernement ne conteste pas les principes jurisprudentiels développés par la Cour concernant le caractère absolument injustifié des discriminations successorales subies par les enfants « adultérins » depuis les arrêts Mazurek et Fabris précités et constamment appliqués (Mitzinger c. Allemagne, no 29762/10, 9 février 2017).
29. La requérante souligne qu’à la différence de l’intéressée dans l’affaire E.S. citée par le Gouvernement, elle n’entend pas remettre en cause la partie de la succession déjà liquidée après le partage successoral de 1992 mais seulement les conditions discriminatoires du partage opéré en 2005. Ce dernier a fait l’objet d’un acte juridique parfaitement distinct de l’acte initial de partage et portait sur un bien non encore partagé, objet de la contestation judiciaire au cœur du grief présenté devant la Cour.
30. Elle allègue que l’accord transactionnel auquel elle a consenti en 1992 ne réglait pas définitivement la succession de son père, en particulier concernant les droits de cujus sur le terrain litigieux. L’acte de partage de 1992 fixait, tout au plus, pour l’avenir, les règles de répartition des biens n’ayant pas encore été définitivement partagés. Du point de vue de la jurisprudence de la Cour, une telle différence est fondamentale. Si l’impératif de « stabilité de règlements successoraux achevés » et « liquidés » s’impose pour éviter des difficultés qui troublent le principe de sécurité juridique, tel n’est pas le cas, selon elle, d’un bien non encore partagé effectivement qui ne peut avoir cristallisé de « droits acquis » (Fabris, § 66). Le principe de sécurité juridique ne saurait donc justifier que les règles de répartition décidées initialement commandent irrémédiablement les partages effectifs futurs, en particulier lorsque ces partages ont lieu plusieurs années voire décennies après et que cet écoulement du temps a permis de faire apparaître le caractère foncièrement discriminatoire des règles issues du passé.
31. La requérante souligne qu’une telle conclusion s’impose même lorsque les règles de répartition passées sont issues d’un accord transactionnel amiable. Il serait paradoxal d’autoriser les accords privés – véritable loi des parties – à produire des effets discriminatoires alors que le législateur a lui-même été contraint d’abroger les règles qui emportent de tels effets. La requérante réfute la suggestion du Gouvernement selon laquelle elle aurait renoncé à son droit de ne pas subir une discrimination en 1992. Elle indique qu’elle ne disposait d’aucune alternative à cette époque‑là.
32. La requérante considère que les principes dégagés par la Cour dans l’affaire Fabris s’appliquent mutatis mutandis à sa situation :
- ses demi-frère et sœur ne pouvaient raisonnablement s’attendre en 2005 à bénéficier avec certitude des règles discriminatoires fixées en 1992, compte tenu de la jurisprudence de la Cour et de la modification de la législation française ;
- ils avaient par ailleurs parfaitement connaissance de son existence et du caractère déjà inégalitaire du partage en 1992 ;
- les règles de répartition fixées en 1992 ne pouvaient s’appliquer au partage d’un bien qui n’a effectivement été réalisé et concrétisé qu’en 2005 avant d’être ensuite contesté par voie judiciaire.
33. Selon la requérante, la violation de la Convention est d’autant plus caractérisée que les juridictions nationales ont manqué à leurs obligations de juges de droit commun de la Convention en termes de motivation.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
34. Au vu de l’arrêt Fabris précité, et pour les raisons exposées ci‑dessous (paragraphes 39 et 40 ci-dessous), la Cour considère que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. La Cour la déclare donc recevable.
2. Sur le fond
35. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. Au regard de cette disposition, une distinction est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (Fabris, précité, § 56, Mazurek, précité, §§ 46 et 48).
36. La Cour rappelle également que dans l’affaire Fabris, qui concernait un partage successoral réalisé avant l’adoption de la loi de 2001 et dont le requérant avait été exclu en raison de son statut d’enfant « adultérin », elle a considéré que la différence de traitement subie, qui résultait des dispositions transitoires de cette loi, poursuivait le but légitime de la protection des droits acquis des autres héritiers. En revanche, elle a estimé que cette différence de traitement n’était pas proportionnée au principe de sécurité juridique pour les raisons suivantes. Premièrement, le demi-frère et la demi‑sœur du requérant savaient que ce dernier disposait d’une voie de recours susceptible de remettre en cause l’étendue des droits de chacun des héritiers (§ 68). Deuxièmement, l’action introduite par le requérant était pendante lors du prononcé de l’arrêt Mazurek et relativisait l’attente des autres héritiers de se voir reconnaître des droits incontestés sur la succession (§ 69). Troisièmement, le lien de filiation du requérant avec leur mère étant reconnu, les héritiers légitimes n’en ignoraient pas l’existence (§ 68). La Cour a déduit de ces éléments que la protection de ces derniers devait s’effacer devant l’impératif de l’égalité de traitement entre enfants nés hors mariage et issus du mariage.
37. En l’espèce, la Cour considère, d’une part, que les intérêts patrimoniaux de la requérante, écartée d’une partie de la succession de son père par l’effet du caractère adultérin de sa filiation, entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1, ce qui suffit à rendre l’article 14 de la Convention applicable, et d’autre part, que la différence de traitement ainsi subie par l’intéressée a pour seul motif sa naissance hors mariage (mutatis mutandis, Fabris, précité, §§ 53 à 55 et 61 à 63). Elle observe que les parties ne contestent pas ces points. La Cour admet par ailleurs, avec le Gouvernement, que la protection des droits acquis par les héritiers peut servir les intérêts de la sécurité juridique, valeur sous-jacente à la Convention. La stabilité du règlement successoral décidé à l’amiable en l’espèce, prépondérant aux yeux du législateur et du juge saisi, constitue un but légitime susceptible de justifier la différence de traitement dénoncée (idem, § 65). Il reste à la Cour à vérifier si celle-ci est proportionnée au but poursuivi.
38. À l’instar de l’affaire Fabris, la Cour observe en l’espèce que la cour d’appel, suivie par la Cour de cassation, a indiqué que les dispositions transitoires de la loi de 2001 commandaient de refuser à la requérante le bénéfice des nouveaux droits successoraux des enfants « adultérins ». Les juridictions nationales ont procédé de la sorte à une application stricte des dispositions transitoires de la loi de 2001 au regard de la répartition amiable de la succession à laquelle la requérante avait consenti par l’acte notarié de 1992, y compris sur le terrain en Corse détenu par G.Q. dans la succession de son père.
39. Cela étant, la Cour note à titre liminaire que l’objet du grief de la requérante porte sur le partage du terrain situé en Corse, « actuellement en litige » selon la cour d’appel de Bastia (paragraphe 16 ci-dessus). Ce partage n’a pu être concrètement mis en œuvre qu’après que l’acte notarié du 22 août 2005 eut, au préalable, procédé au partage de l’indivision entre les héritiers du grand-père de la requérante. Cette opération a alors été réalisée par un acte juridique distinct de l’acte notarié du 13 mai 1992, intervenu après le prononcé de l’arrêt Mazurek et après la publication de la loi de 2001. Cet acte de partage a au surplus été contesté, dans le délai légal de recours, devant les juridictions nationales et la procédure s’est terminée en 2015. La Cour considère qu’au regard de l’appréciation du grief, l’ensemble de ces circonstances doivent être prises en compte, même si la cour d’appel et la Cour de cassation ont estimé qu’au regard du droit interne, les droits indivis du père de la requérante dans un bien situé en Corse avaient été partagés entre tous les héritiers par l’acte authentique du 13 mai 1992.
40. En effet, la Cour retient que si le partage de la succession décidé en 1992 pouvait, à cette date, ne pas apparaître comme étant en flagrante contradiction avec l’interdiction de discrimination énoncée à l’article 14 de la Convention, tel n’était pas le cas en revanche du recours à cette répartition discriminatoire des droits, en 2005, pour attribuer à la requérante une part du bien en cause très inférieure à celle allouée à ses demi-frère et sœur. À cette date en effet (voir le rappel de la jurisprudence érigeant l’interdiction de discrimination fondée sur le caractère naturel du lien de parenté en norme de protection de l’ordre public européen dans l’arrêt Fabris, § 57), seules de très fortes raisons pouvaient amener à estimer compatible avec la Convention une distinction fondée sur la naissance hors mariage (Fabris, § 59 et les affaires qui y sont citées).
41. Par ailleurs, la Cour relève, en premier lieu, que si la requérante a consenti à un partage inégalitaire en 1992, qu’elle a réitéré en 2005 en signant l’acte de partage du terrain litigieux, elle disposait de la possibilité d’exercer un recours en nullité de ce dernier, à l’instar de tout copartageant qui estimerait son consentement au partage vicié à raison d’une erreur sur la quotité des droits (paragraphe 21 ci-dessus). Elle a alors introduit une action et demandé la rectification de l’acte de partage de 2005, en assignant en particulier le notaire devant le tribunal, arguant de la faute qu’il avait commise en faisant prévaloir, au mépris de son devoir de conseil, la convention transactionnelle sur les dispositions nouvelles de la loi de 2001. La Cour n’est pas convaincue au regard des circonstances de l’espèce que la requérante a librement consenti à un partage inégalitaire ou renoncé à des droits équivalents à ceux des héritiers légitimes sur le terrain litigieux.
42. La Cour observe en second lieu que les héritiers légitimes connaissaient parfaitement l’existence de la requérante, qui avait été reconnue par leur père en 1972 et qui avait été partie à l’acte de partage de la succession de celui-ci, en 1992. Ils ne pouvaient exclure qu’elle saisisse l’occasion d’un nouvel acte nécessaire pour concrétiser celui de 1992, plusieurs années après la loi de 2001 et alors que la jurisprudence européenne avait montré une tendance claire vers la suppression de toute discrimination des enfants nés hors mariage s’agissant de leurs droits héréditaires, pour remettre en cause la quotité des droits de chacun. La Cour estime que le recours en rectification de l’acte de 2005 exercé par la requérante sept ans après la loi de 2001 et rejeté, en 2015, deux ans après l’arrêt Fabris qui déclarait incompatible avec la Convention la vocation successorale d’un enfant « adultérin » déterminée par l’application des dispositions transitoires de cette loi, pèse lourd dans l’examen de la proportionnalité de la différence de traitement. Contrairement au Gouvernement, la Cour estime que les héritiers légitimes savaient ou se doutaient que leur vocation successorale, telle qu’elle avait été préalablement définie et acceptée sur le terrain litigieux en 1992, pourrait être partiellement remise en cause du fait des éléments précités.
43. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour considère que le but légitime de la protection des droits successoraux des demi-frère et sœur de la requérante n’était pas d’un poids tel qu’il dût l’emporter sur la prétention de la requérante d’obtenir une part égale dans le partage du terrain.
44. La Cour observe, enfin, comme dans l’affaire Fabris, que la Cour de cassation n’a pas répondu, à tout le moins explicitement, au moyen tiré de la Convention et a exclu, de ce fait, la possibilité qu’elle avait de prévenir, le cas échéant, une violation semblable à celles qu’elle avait déjà constatées. Une motivation plus développée aurait permis à la Cour de mieux prendre en considération le raisonnement de la Cour de cassation.
45. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’existait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but légitime poursuivi. La différence de traitement dont la requérante a fait l’objet n’avait donc pas de justification objective et raisonnable. Partant, il y a une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
46. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
47. La requérante demande 25 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel correspondant selon elle à la différence entre la somme qui lui a été allouée et celle qui lui serait revenue si un partage par moitié avait été effectué. Bien que la valeur du terrain ait été fixée à 68 602 EUR dans l’acte de 2005, elle considère qu’il a une valeur potentielle de 150 000 EUR compte tenu de sa situation avec vue sur mer surplombant le golfe de Figari et de la forte pression foncière dans la région. Elle indique que la parcelle jouxtant le terrain litigieux est désormais constructible et que ce dernier est proche de deux zones urbanisables, de sorte qu’il y a de fortes chances qu’il devienne constructible par décision des autorités locales. Si l’acte de partage n’avait pas été entaché de discrimination à son détriment, elle aurait bénéficié, à égalité avec sa demi-sœur et son demi-frère de 4/12 de la parcelle soit 50 000 EUR. En vertu de l’acte litigieux, elle n’a obtenu que 2/12e soit 25 000 EUR. Elle sollicite donc la différence entre ces deux sommes soit 25 000 EUR. La requérante réclame également 10 000 EUR au titre du préjudice moral. Elle souligne que la discrimination a heurté frontalement l’ordre public européen et que son combat judiciaire a troublé sa vie personnelle et professionnelle.
48. Le Gouvernement considère que la valeur du bien à prendre en considération est celle fixée par l’acte du 22 août 2005, soit 68 602 EUR, et non celle suggérée par la requérante, purement hypothétique. Ainsi, si la requérante avait obtenu les mêmes droits que les héritiers légitimes, soit 4/12e, elle aurait perçu 22 867 EUR ; dès lors qu’elle n’a perçu que 11 433 EUR, soit 2/12, il y a lieu de fixer à 11 434 EUR le préjudice matériel subi. S’agissant du préjudice moral, le Gouvernement estime que la requérante n’en apporte aucune preuve et qu’un constat de violation fournirait en soi une satisfaction équitable suffisante.
49. La Cour admet que la requérante a subi un dommage matériel. Elle relève cependant que l’évaluation qu’elle fait du terrain est purement hypothétique dès lors qu’il n’est pas constructible à ce jour. La Cour estime en conséquence que le montant du préjudice matériel doit correspondre à la différence entre ce qu’elle a effectivement reçu et la part qui lui serait revenue dans la succession de son père si elle avait été la fille « légitime » de celui-ci. En conséquence, elle dit qu’il y a lieu d’allouer à la requérante la somme de 11 434 EUR. La Cour estime par ailleurs que la discrimination subie par la requérante a causé un préjudice moral certain justifiant l’octroi d’une indemnité. Elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 3 000 EUR au titre du préjudice moral (Mazurek, précité, § 59, Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 68, 22 décembre 2004).
B. Frais et dépens
50. La requérante demande 41 172,16 EUR pour les frais d’avocat devant les juridictions du fond, 241,80 EUR pour les frais d’huissier et 10 421,37 EUR au titre des remboursements des frais de justice exposés par les parties adverses. Elle réclame également 5 040 EUR pour les frais exposés pour la procédure devant la Cour de cassation et 6 000 EUR pour ceux engagés pour la procédure devant la Cour.
51. Le Gouvernement estime que le montant réclamé au titre des frais d’avocat est disproportionné par rapport à ce qui est généralement attribué par la Cour. Il conteste quelques factures versées par la requérante au motif qu’elles ne sont pas détaillées. Il propose de fixer une somme de 5 000 EUR à ce titre. Pour le reste, il estime que les frais de justice réclamés ne sont pas des frais et dépens acquittés dans le but d’effacer les conséquences de la violation et donne son accord pour que la somme de 241,80 EUR réclamée au titre des frais d’huissier soit allouée. Le Gouvernement considère que le versement d’une somme de 5 241,80 EUR serait suffisant.
52. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder à la requérante la somme de 34 500 EUR pour la procédure devant les juridictions internes et devant elle.
C. Intérêts moratoires
53. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1er du Protocole no1 ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 11 434 EUR (onze mille quatre cent trente-quatre euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii. 34 500 EUR (trente-quatre mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 mars 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente