PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE O.S.A. ET AUTRES c. GRÈCE
(Requête no 39065/16)
ARRÊT
STRASBOURG
21 mars 2019
DÉFINITIF
21/06/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire O.S.A. et autres c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Krzysztof Wojtyczek,
Armen Harutyunyan,
Tim Eicke,
Jovan Ilievski,
Gilberto Felici, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 février 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39065/16) dirigée contre la République hellénique et dont quatre ressortissants afghans, M. O.S.A. (« le premier requérant »), M. M.A.A., (« le deuxième requérant »), M. A.M. (« le troisième requérant ») et M. A.A.S. (« le quatrième requérant »), ont saisi la Cour le 5 juillet 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La chambre a décidé de ne pas divulguer l’identité des requérants (article 47 § 4 du règlement de la Cour).
2. Les requérants ont été représentés par Me I.-J. Tegebauer, avocat à Trèves (Allemagne). Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. K. Georgiadis, assesseur au Conseil juridique de l’État, et Mme Z. Hadjipavlou, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.
3. Les requérants alléguaient une violation des articles 3 et 5 §§ 1, 2 et 4 de la Convention.
4. Le 3 mars 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1967, en 1990, en 1982 et en 1968.
A. L’arrestation et le placement des requérants dans le centre Vial et la procédure de demande d’asile
6. Le 20 mars 2016, la « Déclaration UE-Turquie », a commencé à produire ses effets. Elle prévoit, sous certaines conditions, le renvoi des migrants en situation irrégulière de la Grèce vers la Turquie.
7. Le 21 mars 2016, les quatre requérants arrivèrent sur l’île de Chios avec leurs familles respectives. Ils furent arrêtés et placés dans le hotspot Vial (centre d’accueil, d’identification et d’enregistrement des migrants installé dans une usine désaffectée connue sous son acronyme VIAL – « le centre Vial »).
8. Par quatre décisions du 21 mars 2016, le directeur de la police de Chios ordonna la détention des requérants. D’après le Gouvernement, le même jour, les intéressés ont reçu une brochure informative, rédigée dans une langue compréhensible par eux, sur les motifs de leur détention et sur leurs droits.
9. Le 24 mars 2016, le directeur de la police de Chios rendit quatre décisions ordonnant l’expulsion des requérants ainsi que le prolongement de leur détention jusqu’à leur expulsion pour une période ne pouvant pas dépasser six mois au motif qu’ils risquaient de fuir. Ces décisions, qui étaient rédigées en grec et qui mentionnaient que les requérants pouvaient introduire un recours devant le directeur général de la police du nord de la mer Égée ou formuler des objections quant à leur détention devant le tribunal administratif de Mytilène, furent notifiées aux intéressés le même jour.
10. Le 4 avril 2016, les requérants exprimèrent devant les policiers présents dans le centre Vial leur volonté de demander l’asile.
11. Le 22 avril 2016 et le 7 mai 2016 (respectivement pour le deuxième requérant, et pour les premier, troisième et quatrième requérants), le directeur général de la police du nord de la mer Égée prit quatre décisions suspendant l’expulsion des requérants jusqu’à la fin de la procédure d’examen de leurs demandes d’asile. Les décisions mentionnaient que des mesures de restriction de leur liberté de mouvement étaient imposées aux intéressés, et notamment l’obligation de ne pas quitter l’île de Chios et de séjourner dans le centre Vial. Elles mentionnaient en outre que tout changement d’adresse devait être déclaré à la police. Ces décisions furent notifiées aux requérants le 16 mai 2016. D’après le Gouvernement, ces décisions imposaient aux requérants non pas de séjourner dans le centre Vial, mais uniquement de ne pas quitter l’île de Chios.
12. À différentes dates, à savoir le 23 juin 2016 (pour le quatrième requérant), le 2 août 2016 (pour le deuxième requérant), le 7 septembre 2016 (pour le premier requérant) et le 12 septembre 2016 (pour le troisième requérant), l’équipe indépendante chargée des demandes d’asile de Chios délivra à chacun des requérants un récépissé d’enregistrement provisoire de sa demande d’asile. Il ressort du dossier qu’à partir de cette date, la limitation géographique imposée jusque-là à chacun des intéressés a été levée.
13. Dans le cadre de la procédure d’asile, les requérants étaient conviés à se présenter devant les autorités compétentes pour l’enregistrement définitif de leurs demandes d’asile à des dates ultérieures, à savoir le 9 août 2016 (pour le quatrième requérant), le 18 janvier 2017 (pour le deuxième requérant), le 16 mars 2017 (pour le premier requérant) et le 20 mars 2017 (pour le troisième requérant).
14. Le troisième et le quatrième requérant ne s’étant pas présentés devant les autorités compétentes à la date de leur convocation pour ledit enregistrement, leurs demandes d’asile furent archivées.
15. Le quatrième requérant déposa une nouvelle demande d’enregistrement de sa demande d’asile le 5 septembre 2016. Il ne se présenta toutefois pas devant les autorités compétentes à la date de sa deuxième convocation, le 26 janvier 2017, et sa demande fut de nouveau archivée.
B. Les conditions de détention dans le centre Vial selon les requérants
16. S’agissant de leurs conditions de détention dans le centre Vial, les requérants exposent les informations suivantes.
Ce centre a été ouvert en 2015 pour servir à l’enregistrement des réfugiés arrivant sur les îles grecques. Il était alors géré par des organisations humanitaires et par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, qui se seraient retirés le 20 mars 2016, date de la signature de la « Déclaration UETurquie » sur les réfugiés en provenance de Turquie.
17. Les conditions de détention dans le centre Vial étaient mauvaises. La nourriture était d’une faible qualité nutritionnelle et elle était servie en quantité insuffisante. Le menu quotidien typique se composait d’un petit‑déjeuner constitué d’une part de cake ou d’un croissant et de jus d’orange, d’un déjeuner de pommes de terre bouillies ou de pâtes avec du pain et d’un dîner de pommes de terre bouillies ou de riz avec du pain. Aux dires d’un dentiste de Chios qui soignait les réfugiés, ceux-ci montraient des signes de scorbut en raison d’un manque de vitamine C. Il y avait des vers dans la nourriture et il n’y avait eu aucune amélioration à ce sujet malgré des promesses faites en ce sens.
18. Le 28 juillet 2016, des réfugiés ont manifesté pour protester contre la nourriture fournie dans le centre et ont refusé les rations distribuées. Le 6 août 2016, lors d’une manifestation organisée pour le même motif, un jet de pierres a blessé un policier. Les autorités ont alors arrêté la distribution des repas. Le 7 août 2016, les réfugiés ont signalé aux organisations humanitaires que seuls de l’eau et du pain étaient distribués. La distribution de nourriture a repris le 9 août 2016.
19. En outre, un état de surpopulation régnait dans le centre : ledit centre, d’une capacité de 1 100 personnes, en accueillait 1 251 personnes au 21 mars 2016, 2 514 personnes au 13 juin 2016 et 2 598 personnes au 30 juin 2016. Les toilettes étaient sales et pendant la moitié de la journée il n’y avait pas d’eau courante.
20. Les soins médicaux fournis étaient rudimentaires et un médecin était présent au centre uniquement deux fois par semaine pendant cinq heures.
21. À l’appui de leurs allégations sur les conditions de vie dans le centre Vial, les requérants fournissent notamment un rapport de Human Rights Watch, intitulé « Greece : Asylum Seekers Locked up », du 14 avril 2016, un rapport d’Amnesty International, intitulé « Greece : Refugees detained in dire conditions amid rush to implement EU-Turkey deal », du 7 avril 2016, ainsi qu’un article du quotidien britannique The Independent, intitulé « The Chios Hilton : inside the refugee camp that makes prison look like a five star hotel », du 22 avril 2016. Ils fournissent également le rapport du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du 26 septembre 2017, établi à la suite des visites de ce dernier en Grèce du 13 au 18 avril 2016 et du 19 au 25 juillet 2016.
C. Les conditions de détention dans le centre Vial selon le Gouvernement
22. Le Gouvernement fournit quant à lui les informations suivantes concernant les conditions de détention dans le centre Vial.
D’une superficie de 33 851,30 m², le centre Vial est situé à 1,5 km du village le plus proche et à 7 km de la ville de Chios. Il est relié à la ville par un bus circulant toutes les quarante minutes. Il est composé d’un bâtiment central (l’ancienne usine VIAL) abritant les bureaux de différents services (service d’accueil et d’identification, police, service d’asile, etc.) et de deux zones d’accueil des étrangers. Ces zones comprennent 143 conteneurs (50 en zone A, 71 en zone B et 22 dans l’enceinte du bâtiment central). Les conteneurs sont tous équipés d’une climatisation, de lits, de matelas et de couvertures, et certains d’une salle de bain. Huit conteneurs servent de salles de bain communes. Il y a un terrain de football à côté du centre. Une société privée de nettoyage est chargée par contrat du ramassage des ordures et du nettoyage des lieux.
23. L’alimentation des occupants du centre Vial est assurée par une société privée de restauration. Chaque personne reçoit 1,5 litre d’eau minérale par jour.
24. Le centre dispose d’un dispensaire, et des soins médicaux et psychologiques sont fournis.
25. La capacité d’accueil du centre entre le 20 mars et le 21 avril 2016 était de 1 200 personnes. Pendant cette période, le centre a accueilli entre 960 et 1 156 personnes. Au 13 juin 2016, 1 169 personnes y séjournaient, et aux 30 juin et 4 juillet 2016 1 070 personnes y étaient hébergées.
À l’arrivée des requérants dans le centre Vial, celui-ci était une structure ouverte – ce que les intéressés réfutent.
Actuellement, ledit centre fonctionne toujours comme une structure ouverte, plusieurs personnes se déplaçant ainsi entre celui-ci et le camp de Souda, également situé sur l’île de Chios. De cette situation découle la variabilité du nombre des occupants du centre Vial.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS, ET LES CONSTATS DE DIFFÉRENTES ORGANISATIONS ET INSTANCES CONCERNANT LE CENTRE VIAL
26. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits dans l’arrêt J.R. et autres c. Grèce (no 22696/16, §§ 29-42, 25 janvier 2018). De même, les constats de différentes organisations et instances concernant le centre Vial sont exposés dans cet arrêt (idem, §§ 43-62).
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE SOULEVÉE PAR LE GOUVERNEMENT TIRÉE DU NON-ÉPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES
A. Arguments du Gouvernement
27. En premier lieu, le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes puisqu’ils n’auraient, d’une part, pas formulé d’objections contre leur détention sur le fondement de l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005 et, d’autre part, pas introduit de recours en annulation contre les décisions d’expulsion prises à leur encontre, qui, selon lui, sont la base légale de leur détention.
28. Le Gouvernement se prévaut à cet égard de la jurisprudence de la Cour dans certaines affaires concernant la Grèce dans lesquelles la Cour aurait conclu à l’effectivité du recours prévu à l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005 pour contester tant la légalité de la détention que les conditions de celle-ci. Il indique que ce recours est aussi valable dans le cadre d’une prolongation de la restriction de la liberté de mouvement prévue à l’article 14 § 4 de la loi no 4375/2016. Il produit six décisions du tribunal administratif de Lesbos pour démontrer que les objections prévues à l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005 font l’objet d’un examen immédiat.
29. Le Gouvernement allègue en outre que les requérants ont reçu, dès leur arrivée, une brochure les informant de leurs droits et des recours disponibles. Il ajoute que l’organisation non gouvernementale (ONG) Metadrasi, présente dans le centre Vial avec plusieurs avocats, offrait une assistance juridique gratuite aux réfugiés et que le barreau de Chios comptait plus de cent avocats susceptibles d’être sollicités par les requérants.
30. En deuxième lieu, le Gouvernement reproche aux requérants de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes en ce qu’ils n’auraient pas introduit d’action sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, combiné, d’une part, avec les articles 3 et 5 de la Convention et, d’autre part, avec les dispositions applicables aux centres d’accueil, d’identification et d’enregistrement des migrants (notamment les articles 13 § 3 de la loi no 3907/2011 et l’article 14 § 4 de la loi no 4375/2016). Or, aux dires du Gouvernement, cette action était un recours effectif et disponible et elle était susceptible d’offrir aux requérants un redressement pour le dommage prétendument subi en raison de leurs conditions de détention et de la légalité de celle-ci. À cet égard, le Gouvernement indique que le centre Vial a ouvert ses portes le 21 avril 2016, et, par conséquent, il estime que les requérants n’étaient plus détenus à la date d’introduction de la requête, le 5 juillet 2016. Dès lors, selon le Gouvernement, en saisissant la Cour, les requérants ne visaient plus à l’amélioration de leurs conditions de détention et leur requête avait uniquement un caractère compensatoire.
B. Arguments des requérants
31. Les requérants rétorquent qu’ils n’ont pas reçu la brochure d’information mentionnée par le Gouvernement et que, en tout état de cause, ils ne parlent que le farsi, et non pas l’anglais, langue de rédaction de ladite brochure. Ils estiment que, de plus, cette brochure est incomplète et trompeuse au motif que, selon ses chapitres 2 et 3, elle est destinée à informer des personnes détenues dans des commissariats de police. En outre, ils soutiennent qu’elle ne donne pas suffisamment d’informations sur la juridiction à saisir pour formuler des objections ni sur les possibilités d’assistance qui seraient offertes localement et dont pourraient bénéficier des réfugiés comme eux.
32. Ils plaident que les décisions du 24 mars 2016, comportant l’indication de leur droit d’émettre des objections contre leur détention devant le tribunal administratif, ne leur ont été notifiées qu’en grec. Ils ajoutent que l’assistance juridique était généralement indisponible et que les intéressés n’étaient pas informés de leurs droits.
33. Les requérants arguent par ailleurs que la production par le Gouvernement de six décisions judiciaires relatives à des objections formulées par des réfugiés ne signifie pas qu’un recours leur était facilement accessible. Ils estiment que six décisions seulement pour une population de 8 000 détenus sur les îles de Lesbos et de Chios ne sont pas suffisantes pour démontrer que ce recours est facile à exercer ; ils ajoutent que, si cela était le cas, des centaines de personnes l’auraient exercé. En ce qui concerne l’action sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, les requérants considèrent qu’il ne s’agit pas d’un recours effectif à exercer et susceptible d’offrir un redressement approprié, et ils ajoutent qu’ils n’ont pas reçu d’informations sur la possibilité de faire usage de ce recours.
C. Appréciation de la Cour
34. En ce qui concerne la première branche de l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement, relative à la possibilité de former, d’une part, des objections quant à la détention sur le fondement de l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005 et, d’autre part, un recours en annulation contre la décision d’expulsion, la Cour note qu’elle se confond en réalité avec la substance du grief énoncé par les requérants sur le terrain de l’article 5 § 4 de la Convention, et elle décide de la joindre au fond.
35. Quant à la deuxième branche de l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement, relative à la possibilité d’introduire une action en dommages-intérêts sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, la Cour rappelle qu’elle a déjà constaté qu’un tel recours ne présentait pas une chance raisonnable de succès et n’offrait pas aux personnes détenues dans des centres de rétention un redressement approprié (A.F. c. Grèce, no 53709/11, § 62, 13 juin 2013). Elle rappelle aussi avoir déjà conclu que, nonobstant le fait qu’un requérant n’a pas fait usage de la voie suggérée par le gouvernement défendeur, en l’état actuel de la jurisprudence nationale, le grief de l’intéressé ne saurait être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes (De los Santos et de la Cruz c. Grèce, nos [2134/12](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%222134/12%22%5D%7D) et [2161/12](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%222161/12%22%5D%7D), § 37, 26 juin 2014, § 37). Le Gouvernement n’a, en l’espèce, présenté aucun élément de nature à renverser cette conclusion. La Cour rejette donc l’exception du Gouvernement sur ce point.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
36. Invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, les requérants se plaignent d’une impossibilité d’obtenir une décision judiciaire sur la légalité de leur détention. Cette disposition est ainsi libellée :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
A. Sur la recevabilité
1. Sur l’applicabilité de l’article 5 de la Convention
a) Arguments du Gouvernement
37. Le Gouvernement soutient que le séjour des requérants dans le centre Vial ne constituait ni une détention ni une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention. Il indique que les personnes séjournant dans ce type de centre sont soumises à certaines restrictions pour une durée maximale de vingt-cinq jours aux fins de la procédure d’identification et d’enregistrement. Or, selon lui, les intéressés n’ont pas été détenus : ils auraient circulé librement dans le centre ; ils auraient eu accès aux soins médicaux, à la nourriture et aux conseils juridiques ; et leurs unités familiales respectives auraient été respectées. Le Gouvernement ajoute que le centre Vial a toujours fonctionné comme une structure ouverte et que les intéressés pouvaient y entrer et en sortir à leur guise.
b) Arguments des requérants
38. Les requérants indiquent que, d’après tous les médias et ONG, du 20 mars 2016 – date à partir de laquelle la « Déclaration UE‑Turquie » a commencé à produire ses effets – au 21 avril 2016, le centre Vial était une structure fermée. Ils déclarent que, par ailleurs, dans son communiqué de presse du 20 avril 2016, le CPT a indiqué que sa visite en Grèce du 13 au 18 avril 2016 avait pour objectif d’examiner la situation des ressortissants étrangers privés de liberté dans les centres d’accueil et d’identification récemment créés.
39. Les requérants admettent que le centre Vial a ouvert ses portes le 21 avril 2016. Ils arguent cependant que, par ses décisions du 24 mars 2016, le directeur de la police de Chios a ordonné leur détention jusqu’à leur expulsion. Ils ajoutent que, par ses décisions du 22 avril et du 7 mai 2016, le directeur général de la police du nord de la mer Égée leur a imposé une restriction à leur liberté, les obligeant à ne pas quitter l’île de Chios et à séjourner dans le centre Vial.
c) Appréciation de la Cour
40. La Cour rappelle que l’article 5 de la Convention, en proclamant le « droit à la liberté », vise la liberté physique de la personne et qu’il a pour but d’assurer que nul n’en soit dépouillé de manière arbitraire. En revanche, cette disposition ne concerne pas, en principe, les simples restrictions à la liberté de circuler qui, elles, relèvent de l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 de la Convention, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme la nature, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III).
41. Assurément, le maintien de réfugiés dans les centres d’accueil, d’identification et d’enregistrement constitue une restriction à la liberté, mais cette restriction ne saurait être assimilée en tous points à celle subie dans les centres de rétention par les étrangers qui sont en attente d’expulsion ou de reconduite à la frontière. Assorti de garanties adéquates pour les personnes qui en font l’objet, un tel maintien en détention n’est acceptable que pour permettre aux États d’identifier les migrants fraîchement arrivés, de les enregistrer et de prendre leurs empreintes digitales (voir, mutatis mutandis, idem, § 43).
42. En l’espèce, la Cour note que, par les décisions du 21 mars 2016, le directeur de la police de Chios a ordonné la détention des requérants. Le 24 mars 2016, le même directeur a émis quatre décisions ordonnant l’expulsion des requérants ainsi que le prolongement de leur détention jusqu’à leur expulsion pour une période ne pouvant pas dépasser six mois, au motif qu’ils risquaient de fuir. La Cour constate donc que, à cette date, les requérants étaient détenus pour une période pouvant atteindre six mois, en application de l’article 76 de la loi précitée relatif à la détention d’étrangers faisant l’objet d’une procédure d’expulsion administrative.
43. La Cour note en outre que, à partir du 21 avril 2016, le centre Vial ayant été transformé en centre semi-ouvert, les requérants avaient la possibilité de quitter les lieux en journée pour ensuite y revenir pour la nuit. Elle constate donc que, si du 21 mars au 21 avril 2016 les requérants se trouvaient « en détention », à partir de cette dernière date ils ne faisaient l’objet que d’une simple restriction de mouvement (voir, J.R. et autres, précité, § 86).
44. La Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, le maintien des requérants dans le centre Vial du 21 mars au 21 avril 2016 équivalait à une privation de liberté. Elle accueille donc l’exception du Gouvernement pour la période postérieure au 21 avril 2016 et la rejette pour celle antérieure à cette date.
2. Conclusion
45. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
46. Le Gouvernement réitère pour l’essentiel ses arguments exposés au sujet de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, notamment en ce qui concerne la formulation d’objections quant à la détention (paragraphes 27-30 ci-dessus). Il ajoute que l’article 76 de la loi no 3386/2005 a été modifié par la loi no 3900/2010, entrée en vigueur le 1er janvier 2011, et que depuis cette dernière date le juge administratif a expressément le pouvoir de contrôler la légalité de la détention des personnes placées sous écrou en vue de leur expulsion.
47. Il plaide en outre que les requérants ont été informés des raisons de leur détention. Il déclare que le personnel du service d’accueil et d’identification ainsi que le bureau du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés sont tenus d’informer les nouveaux arrivants dans les hotspots de leurs droits et obligations et de leur indiquer comment accéder à la procédure d’asile.
48. Le Gouvernement ajoute que les requérants avaient la possibilité d’avoir accès à une assistance juridique. Il argue que les décisions du 24 mars 2016 ordonnant la détention des requérants mentionnaient la possibilité d’émettre des objections quant à la détention et que les intéressés en ont reçu notification le jour même de leur adoption.
49. En ce qui concerne les principes généraux régissant l’application de l’article 5 § 4 de la Convention dans des affaires soulevant des questions similaires à celles posées par la présente, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière (voir, notamment, Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 61, CEDH 2001‑II, S.D. c. Grèce, no 53541/07, 11 juin 2009, et Herman et Serazadishvili c. Grèce, no 26418/11 et 45884/11, § 71, 24 avril 2014).
50. En l’espèce, la Cour note, tout d’abord, que, s’agissant des objections qu’un étranger peut former à l’encontre de la décision ordonnant sa détention en vue de son expulsion, le quatrième paragraphe de l’article 76 de la loi no 3386/2005 prévoyait, jusqu’au 1er janvier 2011, que le juge compétent pouvait examiner la décision relative à la détention uniquement sur le terrain du risque de fuite ou de danger pour l’ordre public. Depuis l’entrée en vigueur de la loi no 3900/2010, soit depuis le 1er janvier 2011, cette disposition, qui a été modifiée par ce texte, prévoit que le juge compétent « se prononce aussi sur la légalité de la détention ou de sa prolongation ». Il ressort de cette nouvelle formulation que le juge compétent peut dorénavant examiner la légalité du renvoi ainsi que les questions afférentes aux conditions matérielles de la détention de la personne en voie d’expulsion, puisque la loi pertinente prévoit maintenant explicitement l’examen de la légalité de la détention.
51. La Cour rappelle avoir déjà considéré, dans plusieurs affaires contre la Grèce, que la modification de l’article 76 de la loi no 3386/2005 et l’existence d’une jurisprudence récente des tribunaux internes qui, dans certains cas, examinent de manière approfondie la légalité de la détention d’étrangers en voie d’expulsion et ordonnent, le cas échéant, leur mise en liberté, vont dans le sens du renforcement des garanties dont doivent bénéficier les détenus étrangers en voie d’expulsion (voir, parmi d’autres, R.T. c. Grèce, no 5124/11, § 98, 11 février 2016, et A.Y. c. Grèce, no 58399/11, §§ 94-96, 5 novembre 2015). Il s’ensuit qu’en principe le droit interne prévoit un recours à travers duquel la mise en détention en vue de l’expulsion peut être contestée de manière effective.
52. Toutefois, la Cour doit aussi se pencher sur les circonstances particulières de la présente affaire pour évaluer l’effectivité et l’accessibilité dans la pratique du recours précité. En effet, la question qui se pose en l’espèce est de savoir si les requérants auraient pu introduire sans entraves un recours fondé sur l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005, et ce dès le 24 mars 2016, date de l’adoption des décisions ordonnant leur expulsion et la prolongation de leur détention.
53. La Cour note à cet égard, en premier lieu, que les requérants, des ressortissants afghans, ne comprenaient que le farsi. Or ces décisions, qui indiquaient la possibilité d’introduire des recours, étaient rédigées en grec. En outre, à supposer même qu’ils eussent reçu la brochure d’information mentionnée par le Gouvernement, il n’est pas certain que les requérants, n’étant assistés par aucun avocat dans le centre Vial, avaient suffisamment de connaissances juridiques pour comprendre le contenu de ladite brochure, et notamment tout ce qui avait trait aux différentes possibilités de recours qui leur étaient offertes par le droit interne pertinent en l’espèce. La Cour note en deuxième lieu que la brochure se réfère de manière générale à un tribunal administratif sans préciser lequel : sur ce point, force est de constater qu’il n’y a pas de tribunal administratif sur l’île de Chios, où les requérants étaient détenus, et qu’il y en a un seulement sur l’île de Lesbos.
54. La Cour rappelle à cet égard que, dans l’arrêt J.R. et autres (précité, §§ 121-124), elle a conclu à la violation de l’article 5 § 2 de la Convention en raison notamment de la circonstance que, à l’époque des faits, les informations contenues dans la brochure en question ne pouvaient s’analyser en une information dans un langage simple et accessible pour les requérants, sur les raisons juridiques et factuelles de leur privation de liberté, à même de permettre à ceux-ci d’en discuter la légalité devant un tribunal en vertu de l’article 5 § 4 de la Convention.
55. La Cour observe que les difficultés pour les personnes détenues dans le centre Vial de formuler des objections contre leur privation de liberté ont également été relevées par le Représentant spécial du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe sur les migrations et les réfugiés, qui a fait état de l’absence de tribunal administratif sur l’île de Chios (paragraphe 26 ci‑dessus).
56. La Cour constate en troisième lieu que les requérants n’ont pas été représentés par un avocat d’une ONG présente au sein du centre. Elle relève que le Gouvernement ne donne aucune précision sur les modalités d’octroi de l’assistance juridique et, surtout, qu’il ne précise pas si le nombre d’avocats et les moyens financiers des ONG étaient suffisants pour couvrir les besoins de l’ensemble de la population du centre Vial, qui, à l’époque de la détention des requérants, était de plus d’un millier de personnes. À cet égard, elle note que le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés a constaté que, du 20 mars au 19 avril 2016, il n’y avait pas eu d’assistance judiciaire gratuite dans les points d’entrée sur le territoire grec des demandeurs d’asile, qu’une assistance judiciaire limitée et une représentation gratuite étaient fournies par quelques ONG, mais que celles‑ci étaient insuffisantes pour couvrir tous les besoins. Quant au Conseil hellénique pour les réfugiés, il a constaté la présence de deux avocats, fin mars 2016, l’un travaillant pour l’ONG Metadrasi et l’autre pour l’ONG Praksis. Selon lui, ces avocats assistaient surtout les mineurs non accompagnés. L’accès limité à des conseils juridiques a aussi été relevé par Human Rights Watch dans son rapport établi à la suite de sa visite des 7 et 8 avril 2016 (paragraphe 26 ci-dessus).
57. Partant, à supposer même que les recours précités eussent été effectifs, la Cour ne voit pas comment les intéressés auraient pu les exercer. Elle considère que, dans les circonstances de l’espèce, les requérants n’avaient pas accès aux recours en cause.
58. Par conséquent, la Cour rejette la première branche de l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes et conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention sur ce point.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 2 DE LA CONVENTION
59. Invoquant l’article 5 § 2 de la Convention, les requérants se plaignent de n’avoir reçu aucune information sur les raisons de leur détention, ni dans leur langue maternelle ni dans une autre langue.
60. Eu égard au constat relatif à l’article 5 § 4 (paragraphe 58 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de la disposition invoquée (voir, entre autres, Rahimi c. Grèce, no 8687/08, § 121, 5 avril 2011).
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
61. Les requérants se plaignent d’un caractère arbitraire de leur détention au regard notamment des critères de la jurisprudence Saadi c. Royaume-Uni ([GC], no 13229/03, § 74, CEDH 2003). Ils dénoncent une violation de l’article 5 § 1 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulière d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »
62. En ce qui concerne l’exception du non-épuisement des voies des recours internes soulevée par le Gouvernement, la Cour renvoie à ses considérations concernant l’article 5 § 4 de la Convention (paragraphes 49‑58 ci-dessus), également applicables s’agissant de l’article 5 § 1 de la Convention, et la rejette.
63. Les requérants indiquent qu’ils étaient détenus depuis le 21 mars 2016, initialement en application des décisions du 21 mars 2016 ordonnant leur détention et par la suite en application de celles du 24 mars 2016 la prolongeant. Ils admettent qu’ils étaient libres de quitter le centre Vial à partir du 21 avril 2016, date à laquelle celui-ci est devenu une structure ouverte. Les requérants ajoutent que ni les décisions du 21 mars 2016 ordonnant leur détention ni celles du 24 mars 2016 la prolongeant n’avaient de base légale en droit interne. Ils arguent que le risque de fuite invoqué par les autorités de police n’était pas réel, que l’article 76 § 3 de la loi no 3386/2005 n’est pas conforme au principe de la certitude juridique et que la procédure d’expulsion au sens de l’arrêt Chahal c. Royaume-Uni (15 novembre 1996, § 113, Recueil 1996-V) a pris fin le 4 avril 2016, date de leur demande d’asile.
64. Le Gouvernement réplique qu’au 21 mars 2016, date à laquelle la détention des requérants a débuté, la législation interne en la matière, à savoir les dispositions de la loi no 3907/2011, prévoyait de manière claire la détention des étrangers entrant irrégulièrement dans le territoire. Il indique aussi que le 3 avril 2016 la loi no 4375/2016 est entrée en vigueur, réglementant l’accueil, l’identification et l’enregistrement des migrants, ainsi que la restriction de leur liberté pour une période de vingt-cinq jours à ces fins. Le Gouvernement ajoute que la loi no 3386/2005, prévoyant la détention des étrangers aux fins de leur expulsion, a pour finalité d’empêcher les intéressés de demeurer illégalement sur le territoire grec et d’assurer leur expulsion éventuelle. Il indique par ailleurs que la détention des requérants a été ordonnée dans le cadre de la mise en œuvre de la « Déclaration UE‑Turquie » du 18 mars 2016. Le Gouvernement estime en outre que c’est de bonne foi que les autorités compétentes ont décidé la « détention » des requérants, que cette mesure était nécessaire pour le but poursuivi, qu’elle n’a pas été d’une durée excessive et qu’elle n’a pas eu lieu dans de mauvaises conditions. Il indique que l’introduction par les requérants d’une demande d’asile, le 4 avril 2016, n’est pas susceptible de changer la situation, car, selon lui, si une demande suspend l’exécution de la mesure d’expulsion, elle ne suspend pas pour autant celle de la détention.
65. En ce qui concerne les principes généraux d’application de l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière (voir, en dernier lieu, Chahal, précité, § 73, Saadi, précité, § 64, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 91, 15 décembre 2016).
66. La Cour rappelle qu’elle s’est déjà penchée sur la légalité de la détention des demandeurs d’asile dans le centre Vial, dans l’arrêt J.R. et autres (précité, §§ 108-116) et qu’elle a conclu que la détention des intéressés n’était pas arbitraire et que l’on ne saurait considérer qu’elle n’était pas « régulière » au sens de l’article 5 § 1 f) de la Convention. Dans cette affaire, les requérants ont été détenus pour une période d’un mois, à savoir du 21 mars au 21 avril 2016. La Cour a considéré que la privation de liberté des requérants était fondée sur l’article 76 de la loi no 3386/2005, qu’elle visait d’abord à garantir la possibilité de procéder à leur expulsion et que les requérants avaient été libérés un mois et dix jours après avoir exprimé leur souhait de demander l’asile et un mois après leur enregistrement.
67. En l’occurrence, la Cour estime que ces considérations sont également pertinentes et ne voit aucune raison de s’écarter dans la présente affaire de ses conclusions précédentes. Elle relève que les requérants ont été détenus pour une période d’un mois, à savoir du 21 mars au 21 avril 2016, dans les mêmes circonstances que les requérants dans l’affaire J.R. et autres, précité, et qu’ils ont été libérés un mois au plus tard après avoir exprimé leur souhait de demander l’asile (paragraphes 10 et 11 ci‑dessus).
68. Dans ces conditions, la Cour conclut que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
69. Les requérants se plaignent de leurs conditions de détention dans le centre Vial. Ils dénoncent à cet égard une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
70. La Cour renvoie à ses considérations concernant l’article 5 § 4 de la Convention (paragraphes ci-dessus), également applicables s’agissant de l’article 3, et rejette l’exception du Gouvernement.
71. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
72. Les requérants renvoient à leur version des conditions de vie dans le centre Vial. Plus précisément, ils indiquent que, à leur arrivée à Chios, le 21 mars 2016, le centre Vial hébergeait 1 251 personnes, soit environ 10 % de plus que sa capacité officielle de 1 100 personnes. Ils ajoutent que, le 1er mai 2016, le centre Vial hébergeait un nombre de personnes équivalent au double de cette capacité et que, le 18 septembre 2016, ce nombre était de 3 591, selon les informations fournies par le Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés.
73. Le Gouvernement renvoie à sa version des conditions de vie dans le centre Vial. Il indique que ce centre ne faisait pas face à un état de surpopulation. Il ajoute que les données statistiques fournies par lui sont corroborées par le rapport du CPT du 26 septembre 2017, établi à la suite des visites de ce dernier en Grèce du 13 au 18 avril 2016 et du 19 au 25 juillet 2016, et que les données présentées par les requérants concernent le nombre d’arrivants sur l’île de Chios et non pas le nombre de personnes séjournant dans le centre Vial.
74. Il soutient que la durée du séjour des requérants dans le centre Vial ne peut pas être déterminée car ce dernier aurait fonctionné comme une structure ouverte déjà depuis l’arrivée des requérants et car aucune restriction de sortie n’aurait été imposée aux intéressés.
75. Le Gouvernement indique en outre que, à l’époque des faits, la Grèce faisait face à « une crise migratoire et humanitaire sans précédent» en raison des flux de réfugiés. Il ajoute qu’il faut aussi tenir compte du caractère de structure ouverte du centre Vial et de la possibilité offerte aux requérants d’aller et venir à l’intérieur et à l’extérieur de celui-ci. Il indique enfin qu’en tout état de cause, après l’adoption des décisions suspendant leur expulsion (paragraphe 11 ci-dessus), les requérants sont restés dans le centre de leur propre gré.
2. Appréciation de la Cour
76. En ce qui concerne les principes généraux concernant l’application de l’article 3 de la Convention dans des affaires soulevant des questions similaires à celles posées par la présente et relatives, notamment, aux conditions de privation de liberté d’immigrés potentiels et de demandeurs d’asile dans des centres d’accueil ou de rétention, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière (voir, en particulier, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 223-234, CEDH 2011, Tarakhel c. Suisse ([GC], no 29217/12, §§ 93-122, CEDH 2014, S.D. c. Grèce, précité, §§ 49‑54, Tabesh c. Grèce, no 8256/07, §§ 3844, 26 novembre 2009, Rahimi, précité, §§ 63-86, 5 avril 2011, et, en dernier lieu, Khlaifia et autres, précité, §§ 158-177).
77. La Cour rappelle que, dans l’affaire J.R. et autres, précitée, elle a déjà examiné les conditions de détention dans le centre Vial et conclu à la non-violation de l’article 3 pour la même période de détention que celle de l’espèce.
78. La Cour constate aussi que si plusieurs ONG ont visité les lieux (paragraphe 26 ci-dessus) et ont confirmé dans leurs rapports certaines des allégations des requérants sur l’état général du centre Vial, le CPT, qui s’est rendu à deux reprises en 2016 dans les hotspots des îles de la mer Égée, n’était pas particulièrement critique par rapport aux conditions régnant dans le centre Vial. Ses critiques se concentraient surtout sur des problèmes liés aux soins médicaux dispensés à l’intérieur du centre et à l’hôpital de Chios, au manque d’informations adéquates sur les droits des détenus et demandeurs d’asile et à l’absence d’assistance juridique, ainsi que sur la mauvaise qualité de l’eau potable et de la nourriture distribuée. Or il ressort du dossier que ces problèmes n’étaient pas de nature à affecter outre mesure les requérants sur le plan de l’article 3 de la Convention. Par ailleurs, ni le CPT ni les ONG ni les parties ne fournissent d’informations sur la surpopulation alléguée dans le centre, y compris sur le nombre de mètres carrés disponibles dans les conteneurs en général ou dans le conteneur occupé par les requérants.
79. La Cour relève en outre que, à l’instar de l’affaire J.R. et autres, la présente espèce se caractérise par la brièveté de la détention des requérants dans les conditions dénoncées par ces derniers : si les intéressés ont été placés dans le centre Vial le 21 mars 2016, ils ont pu dès le 21 avril 2016 le quitter en journée et y revenir la nuit, ledit centre étant devenu une structure semi‑ouverte à partir de cette date.
80. Aussi, les requérants ayant été réellement détenus pendant une période de trente jours, la Cour estime-t-elle que le seuil de gravité requis pour que leur détention soit qualifiée de traitement inhumain ou dégradant n’a pas été atteint.
81. Partant, elle juge qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention.
VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
82. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
83. Les requérants réclament chacun 5 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi en raison des violations alléguées des articles 3 et 5 §§ 1, 2 et 4 de la Convention.
84. Le Gouvernement estime que les prétentions des requérants sont excessives et infondées. Il indique à cet égard que le centre Vial a fonctionné en tant que structure ouverte à compter du 21 avril 2016 – ce qui est admis par les requérants eux-mêmes. Il considère qu’un éventuel constat de violation constituerait en soi une satisfaction suffisante.
85. La Cour rappelle qu’elle a conclu en l’espèce à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention. Statuant en équité, elle octroie à chacun des requérants 650 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
86. Les requérants réclament également 5 355 EUR pour les frais et dépens qu’ils disent avoir engagés devant la Cour. Ils précisent que cette somme correspond à trente heures de travail (au taux horaire de 150 EUR) pour la rédaction de la requête et des observations ainsi que pour la recherche de jurisprudence, et ils demandent à ce qu’elle soit directement versée sur le compte bancaire indiqué par leur représentant.
87. Le Gouvernement estime que le montant réclamé est excessif et qu’il ne découle d’aucun accord conclu entre les requérants et leur représentant concernant le calcul des honoraires de ce dernier.
88. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu de sa jurisprudence, ainsi que du fait qu’elle a conclu à la violation s’agissant d’un seul des griefs soulevés, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants la somme de 1 000 EUR pour la procédure devant elle. Elle accueille aussi la demande des intéressés concernant le versement direct de cette somme sur le compte bancaire de leur représentant.
C. Intérêts moratoires
89. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Rejette la deuxième branche de l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement ;
2. Joint au fond la première branche de l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement ;
3. Déclare la requête irrecevable quant au grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention et recevable pour le surplus ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention et, par conséquent, rejette l’exception préliminaire du Gouvernement jointe au fond ;
5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 5 § 2 de la Convention ;
6. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;
7. Dit
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 650 EUR (six cent cinquante euros), à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 1 000 EUR (mille euros), conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de leur représentant ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 mars 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Renata DegenerKsenija Turković
Greffière adjointePrésidente