DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE FONDATION MİHR c. TURQUIE
(Requête no 10814/07)
ARRÊT
STRASBOURG
7 mai 2019
DÉFINITIF
07/10/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Fondation Mihr c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 avril 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10814/07) dirigée contre la République de Turquie et dont la fondation MİHR (Medeniyet, İrfan, Hayır, Refah Vakfı ; fondation de civilisation, de connaissance, de bienfaisance et de prospérité) (« la fondation requérante »), a saisi la Cour le 26 février 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me G. Çulhaoğlu, avocate à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. La fondation requérante alléguait en particulier avoir été victime d’une violation de l’article 11 de la Convention en raison du constat de sa désagrégation opéré par les juridictions civiles. Se basant sur les mêmes faits, elle se plaignait aussi d’une violation des articles 6, 9, 10, 14 et 17 de la Convention.
4. Le 12 février 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
1. La genèse et la dissolution de la fondation requérante et les procédures y afférentes
6. Par décision du 26 juin 1989, le tribunal de grande instance d’Ankara répondit favorablement à la demande d’enregistrement de la fondation requérante au registre des fondations de Turquie en vertu de l’ancien article 74 du code civil.
7. L’article 5 de la section 2 des statuts de la fondation requérante soumis au tribunal énonçait les buts de celle-ci, qui étaient notamment les suivants :
« – Apporter aux personnes dans le besoin, membres ou non de la fondation, des aides fournies par les membres de la fondation ou par des tiers ;
– dans les domaines de l’islam, des technologies modernes, de la physique nucléaire, de la chimie, des énergies, de l’économie, des finances, des études d’affaires (rationalisation, productivité et rentabilité) et d’autres domaines des sciences techniques, sociales et islamiques :
• mener des recherches ;
• faire des publications, organiser des conférences et des séminaires ou y participer dans le but de promouvoir les sciences susmentionnées ;
• organiser des cours, fonder des universités ou des facultés ou rejoindre les universités existantes ;
– fournir des services de conseil dans les domaines susmentionnés ;
– créer et gérer des entreprises dans les domaines agricole, industriel et commercial, ou participer [à celles-ci], dans le but d’assurer la solidarité financière de ses membres et de contribuer au développement économique du pays ;
– aider ses membres au moyen d’allocations de naissance ou de décès, de déménagement des victimes d’accidents ou de catastrophes naturelles, ou pour tout autre motif ;
– accorder des prêts à ses membres pour des mariages, l’éducation des enfants ou d’autres besoins indispensables. »
8. Selon la fondation requérante, plusieurs préfectures, dont celles de Bursa et de Denizli, refusèrent en juin 1996 et en octobre 1999 respectivement d’autoriser des rassemblements prévus par l’intéressée pour risque d’atteinte à l’ordre public, relevant que le président de la fondation participerait à ces réunions par téléconférence pour se présenter comme le dernier prophète de Dieu et demander allégeance à son autorité. Par ailleurs, l’Institut des recherches scientifiques de Turquie refusa de fournir une aide financière pour la distribution de certains livres rédigés par les fondateurs de la fondation requérante au motif que ces publications n’avaient pas été élaborées selon des méthodes scientifiques. Le dossier ne contient aucun élément montrant que ces mesures ont été confirmées ou annulées à l’issue des contentieux administratifs subséquents.
9. Le 1er mai 2002, la Direction générale des fondations intenta une action devant le tribunal de grande instance (civil) d’Ankara visant à faire constater la dissolution de la fondation requérante pour incapacité financière à remplir sa mission et sollicitant le transfert, le cas échéant, du restant de ses actifs à une autre fondation poursuivant des objectifs similaires.
10. Elle fournit, à l’appui de sa demande, le rapport d’une inspection relative aux activités et à la situation financière de la fondation requérante. Ce rapport indiquait notamment que les ressources financières de la fondation requérante étaient insuffisantes pour mener à bien ses activités et que celles-ci avaient d’ailleurs été grandement réduites, que la fondation ne pouvait plus publier son bulletin faute de moyens et qu’elle avait dû évacuer les locaux de son siège social faute de pouvoir payer ses loyers. Le rapport notait que les deux seuls biens immobiliers de la fondation requérante lui rapportaient de très faibles revenus, de très loin insuffisants pour assurer son fonctionnement.
11. Le 26 février 2002 et le 12 septembre 2002, la fondation requérante contesta la demande de dissolution formulée à son encontre. Elle exposa qu’elle possédait deux biens immobiliers et réfuta l’allégation de la Direction générale des fondations selon laquelle elle n’avait pas les moyens de financer ses activités. Tout en reconnaissant avoir eu quelques difficultés financières, la fondation requérante rappela que la loi permettait à une fondation de modifier et de reformuler les objectifs énoncés dans ses statuts afin de les rendre compatibles avec sa situation financière du moment. Elle soutint que la mesure prononcée contre elle résultait d’un processus engagé le 28 février 1997 par le Conseil de sécurité nationale (couramment qualifié de « coup d’État postmoderne ») pendant lequel un certain nombre de ses dirigeants avaient été poursuivis au pénal pour appartenance à une organisation terroriste en raison de leur lien avec elle. Elle déclara aussi que la période au cours de laquelle ses activités avaient diminué coïncidait avec la période de la crise économique ayant débuté en Turquie en 2001.
12. Le tribunal de grande instance d’Ankara ordonna plusieurs expertises sur la situation financière de la fondation requérante à la demande des parties. Certains rapports d’expertise indiquaient que les revenus de la fondation étaient suffisants pour couvrir ses dépenses courantes et que celle-ci disposait d’un certain patrimoine, tandis que d’autres concluaient que la fondation n’était plus en mesure d’atteindre ses objectifs sociaux en raison de l’insuffisance de ses revenus.
13. Par un jugement du 25 octobre 2005, le tribunal de grande instance d’Ankara constata la dissolution de la fondation requérante et ordonna la transmission du reste de ses actifs financiers à une autre fondation poursuivant des objectifs similaires, conformément à l’article 116, paragraphe 1, du code civil. Le tribunal, après avoir pris note des constats exposés dans le rapport d’inspection de la Direction générale des fondations, observa aussi qu’il ressortait des rapports d’expertise que la fondation ne disposait pas de patrimoine en dehors de deux biens immobiliers dont les loyers, très modestes, étaient son unique revenu, que les dons qu’elle recevait étaient négligeables et que les bilans financiers des périodes antérieure et postérieure au déclenchement de la présente procédure ne faisaient état d’aucun revenu significatif. Le tribunal considéra que, même si certains rapports d’expertise concluaient qu’il n’y avait pas lieu de constater la dissolution de la fondation requérante au motif que celle-ci disposait d’un certain patrimoine, il ressortait clairement du dossier que les biens actuels de la fondation n’étaient aucunement suffisants pour financer la réalisation de ses objectifs. Il estima aussi que, même si certains témoins avaient déclaré que quelques activités rémunératrices de la fondation, telles que la publication de son bulletin et l’émission de sa radio, avaient été considérées comme illégales et empêchées à la suite des décisions du 28 février 1997, il était reconnu par les gestionnaires de la fondation que ces activités avaient été réduites principalement pour des raisons économiques. Le tribunal rappela aussi qu’il incombait à la fondation requérante d’organiser ses activités conformément à la loi.
14. Le 8 mars 2006, la fondation requérante se pourvut en cassation. Elle contestait les constats de la juridiction de première instance et arguait qu’elle disposait des ressources et des moyens financiers suffisants pour réaliser ses objectifs et que ses difficultés à organiser des activités ou à faire des publications résultaient de la réaction de l’exécutif sous la pression des militaires.
15. Par un arrêt du 18 juillet 2006, la Cour de cassation confirma le jugement du tribunal de première instance.
16. Par un arrêt du 1er décembre 2006, elle rejeta la demande de rectification de l’arrêt du 18 juillet 2006. L’arrêt final du 1er décembre 2006 fut notifié à la fondation requérante le 10 janvier 2007.
2. La procédure pénale engagée à l’encontre des responsables de la fondation requérante
17. En novembre 2000 et en novembre 2002 respectivement, le parquet de Malatya et le parquet d’İzmir engagèrent des poursuites pénales en vertu de la loi no 3713 sur la lutte antiterroriste à l’encontre de 21 personnes ayant participé aux activités de la fondation requérante, pour appartenance à une organisation présumée terroriste. Il était reproché à ces personnes d’avoir agi sous les ordres d’İskender Evrenosoğlu, qui se présentait comme étant le dirigeant de la fondation et le nouveau messie, pour mener des activités exploitant les croyances et convictions religieuses et les cultes suivis dans la société et visant à rassembler le plus grand nombre de croyants sous la bannière dudit messie, dans le but de détruire la structure existante de l’État et de remplacer celui-ci par un État islamique. Dans l’acte d’accusation, la fondation requérante était définie comme faisant partie intégrante d’une organisation enfreignant gravement l’ordre public.
18. Par un arrêt du 2 avril 2001, la cour de sûreté de l’État de Malatya et, par un arrêt du 5 août 2005, la cour de sûreté de l’État d’İzmir acquittèrent les accusés, membres de la fondation requérante, des chefs d’accusation d’appartenance à une organisation terroriste. Les deux juridictions constatèrent, sur la base des renseignements fournis par la Direction générale de la sûreté, qu’aucune activité armée ou violente n’avait été perpétrée par les membres de la fondation requérante au sens de la loi no 3713 sur la lutte antiterroriste, sans porter préjudice à la question de savoir si la fondation requérante menait des activités contraires à ses propres statuts et au code civil.
3. Le refus de rétablissement de la fondation requérante
19. Le 6 novembre 2013, les fondateurs de la fondation requérante saisirent le tribunal de grande instance d’Ankara d’une demande de réenregistrement de leur fondation sur le fondement de la loi no 6495, promulguée le 2 août 2013 et modifiant la loi no 5737 sur les fondations.
20. Par un arrêt du 13 janvier 2014, le tribunal de grande instance d’Ankara rejeta la demande de réenregistrement de la fondation requérante, notant que celle-ci avait fait l’objet d’un constat de dissolution en raison de l’insuffisance de ses moyens financiers pour réaliser ses objectifs et que la loi no 6495 autorisait uniquement le rétablissement des fondations dont la dissolution avait été ordonnée pour avoir poursuivi des buts contraires à la loi.
21. Les recours de la fondation requérante devant les juridictions civiles furent définitivement rejetés par la Cour de cassation par un arrêt du 16 novembre 2017.
22. Le 17 janvier 2018, la fondation requérante saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, contestant le refus de son rétablissement et de la restitution de ses biens. L’examen de ce recours est toujours pendant devant la Cour constitutionnelle.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
23. Pour un aperçu historique des fondations (vakıflar) dans le système juridique de l’empire ottoman et, en 1923, de la République de Turquie, la Cour se réfère à l’arrêt Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie (no 34478/97, §§ 23-30, 9 janvier 2007 (extraits)).
24. En droit turc, une fondation est une affectation de biens, de droits ou de ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif. Une personne morale est créée à cette fin et les statuts de la fondation doivent être approuvés dès lors que ces biens, droits ou ressources sont gérés directement par la fondation (articles 101-117 du code civil).
25. Les dispositions concernant le minimum de biens à affecter aux fondations et l’inspection par l’administration de la gestion de ces biens par les fondations sont destinées à assurer que les fondations jouent leur rôle consistant à développer la cohésion sociale. Dans ce contexte, les fondations peuvent être exonérées du paiement de l’impôt si elles ont des objectifs d’utilité publique ou de réalisation d’une œuvre d’intérêt général au nom et à la place de l’État.
26. Selon l’article 116 § 1 du code civil, si l’objectif d’une fondation devient impossible à réaliser et s’il n’est pas possible de le modifier, la fondation est dissoute de plein droit et supprimée du registre par décision de justice. La pratique constante des juridictions civiles, supervisée par la Cour de cassation, consiste à constater la dissolution des fondations n’arrivant plus à fonctionner conformément à leurs objectifs en raison de leurs difficultés financières, nonobstant le domaine d’intérêt de ces fondations.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
27. Invoquant les articles 9, 10, 11, 14 et 17 de la Convention, la fondation requérante se plaint principalement du constat par les juridictions civiles de sa dissolution pour incapacité financière à réaliser ses objectifs. La Cour décide d’examiner la requête sous l’angle du seul article 11 de la Convention, qui est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (...)
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la sûreté publique, à la défense de l’ordre (...) ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »
28. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
29. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes en ce que la fondation requérante n’a pas clairement invoqué devant les juridictions internes les dispositions de l’article 11 de la Convention.
30. La Cour estime que la fondation requérante, en formulant ses arguments contre l’arrêt du 25 octobre 2005 constatant sa dissolution et en soutenant qu’elle était capable de mener ses activités en tant que fondation, a valablement soulevé ses griefs en substance devant les juridictions nationales et a fourni à celles-ci l’occasion de remédier à la violation alléguée (voir, entre autres, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 144, CEDH 2010).
Elle rejette donc l’exception de non-épuisement des voies de recours internes présentée par le Gouvernement.
31. La Cour constate en outre que le litige concernant le refus d’appliquer à la fondation requérante les dispositions de la loi no 6495, promulguée le 2 août 2013 et modifiant la loi no 5737 (les refus de son rétablissement et de la restitution de ses biens ayant été transférés aux autres fondations à la suite du constat de sa dissolution) est toujours en cours et qu’un recours individuel portant sur ce litige est pendant devant la Cour constitutionnelle. Dans ces circonstances, la Cour considère que la fondation requérante ne peut se prétendre victime devant elle que dans la mesure où elle se plaint de ne pas avoir pu mener des activités en tant que fondation depuis janvier 2007.
32. Il s’ensuit que les griefs tirés du refus d’appliquer à la fondation requérante les dispositions de la loi no 6495 doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
33. Par ailleurs, constatant que les griefs tirés du fait que la fondation requérante n’avait pu mener des activités en tant que fondation depuis janvier 2007 ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
34. La fondation requérante soutient que les juridictions nationales, lorsqu’elles ont ordonné sa dissolution pour incapacité à réaliser ses objectifs, ont en réalité agi dans le cadre d’une campagne visant à neutraliser toute organisation non gouvernementale non conforme au modèle de société préconisé par les militaires intervenus auprès du pouvoir politique le 28 février 1997 (mémorandum des forces armées demandant au parti politique Refah de quitter la coalition au gouvernement). Elle allègue dans ce contexte que, malgré les conclusions de certains rapports d’expertise selon lesquelles sa situation financière ne nécessitait pas sa dissolution, les juridictions l’ont tout de même ordonnée. En outre, selon elle, les juridictions devant lesquelles son affaire a été portée n’ont pas non plus tenu compte des pressions exercées à l’époque sur elle par l’administration, pressions qui auraient entraîné la limitation de ses activités d’organisation de rassemblements et de distribution à une échelle plus large, nationale, des livres rédigés par ses fondateurs.
35. Le Gouvernement expose le rôle particulier des fondations en droit turc : elles sont selon lui créées par l’affectation irrévocable de biens, droits ou ressources économique à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général. Le Gouvernement indique que les fondations ont rempli tout au long de l’histoire et remplissent encore aujourd’hui un rôle important de solidarité entre différentes fractions de la société et que, de ce fait, elles font assurément partie intégrante de l’ordre public. Il ajoute que les dispositions concernant le minimum de biens à affecter aux fondations et l’inspection par l’administration de la gestion de ces biens par les fondations sont destinées à assurer la crédibilité et l’efficacité des fondations afin de leur permettre de jouer pleinement leur rôle consistant à développer la cohésion sociale. Or, selon lui, la fondation requérante ne disposait plus des revenus nécessaires à la réalisation de ses objectifs prévus de manière très vaste par ses statuts et elle ne menait pas non plus d’activité pouvant être considérée comme définie par ses statuts.
36. La Cour accepte, pour les besoins de son examen, que le constat de dissolution de la fondation requérante par les juridictions civiles s’analyse en une ingérence dans la liberté d’association de celle-ci, nonobstant le fait que les tribunaux n’ont fait que constater que la fondation n’arrivait plus à fonctionner conformément aux objectifs fixés par ses statuts. La question de savoir si un tel constat est nécessaire dans une société démocratique sera examinée, le cas échéant, dans les paragraphes suivants.
37. La Cour accepte, à l’instar du Gouvernement, que les mesures litigieuses étaient prescrites par la loi, notamment par l’article 116 § 1 du code civil régissant le constat de dissolution d’une fondation.
38. Elle considère qu’il n’est pas suffisamment démontré par la fondation requérante que le constat de dissolution de celle-ci a été motivé par des raisons autres que celles exposées dans leurs décisions par les autorités judiciaires. Elle admet que le constat litigieux poursuivait au moins deux des buts légitimes énumérés à l’article 11 de la Convention : la défense de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui.
39. Quant à la nécessité de cette mesure dans une société démocratique, la Cour rappelle que la possibilité pour les citoyens de créer une personne morale, dotée d’un patrimoine à son service dans le cas d’une fondation, afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association énoncé à l’article 11 de la Convention (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV).
40. Par ailleurs, sous l’angle de l’article 11 de la Convention, les États disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation. Dans certains cas de non-respect par une association des formalités juridiques raisonnables dont elle doit s’acquitter quant à sa création, son fonctionnement et son organigramme, la marge d’appréciation des États peut comprendre le droit de porter atteinte – sous réserve que celle-ci reste proportionnée – à la liberté d’association (Tebieti Mühafize Cemiyyeti et Israfilov c. Azerbaïdjan, no 37083/03, § 72, CEDH 2009). Les États doivent cependant user de ce droit d’une manière qui se concilie avec leurs obligations au titre de la Convention et leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour. En outre, les exceptions prévues à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 de la Convention les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle répondait à un besoin social impérieux et était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 94-96, CEDH 2004‑I, et Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12, §§ 78-80, CEDH 2014 (extraits)).
41. En l’espèce, la Cour observe en premier lieu que la fondation MİHR n’a pas été dissoute en raison de ses statuts ou d’activités contraires à ses statuts, mais qu’elle a été déclarée dissoute faute de moyens financiers nécessaires pour mener des activités afin de réaliser ses objectifs. Elle note que les juridictions civiles nationales ont constaté que la fondation requérante ne faisait plus rien pour atteindre ses objectifs, puisqu’elle ne disposait pas de patrimoine en dehors de deux biens immobiliers dont les loyers très modestes étaient son unique revenu, que les dons qu’elle recevait étaient négligeables, que les bilans financiers relevant des périodes antérieure et postérieure au déclenchement de la procédure de constat de dissolution n’indiquaient aucun revenu significatif et que ses activités de publication ou d’émission de radio avaient été restreintes principalement pour des raisons économiques. La Cour observe aussi que l’absence d’autorisation pour quelques réunions que voulait organiser la fondation requérante et lors desquelles les participants auraient été appelés à adhérer aux préceptes du président de la fondation n’a pas eu de répercussions déterminantes sur la situation financière de l’intéressée. Il en va de même pour le rejet de l’Institut des recherches scientifiques de Turquie de fournir un soutien financier pour la distribution de certains livres au motif que ces publications n’avaient pas été élaborées selon des méthodes scientifiques.
42. La Cour observe aussi que les objectifs de la fondation requérante, prévus d’une façon substantielle par ses statuts (recherche, conseil et publications dans le domaine des principales sciences naturelles ou sociales, établissement d’universités ou de facultés dans le but de réaliser ces recherches, activités économiques et commerciales, différentes aides sociales, etc.) correspondent à des objectifs d’utilité publique et d’intérêt général. Elle estime, à l’instar du Gouvernement et à la lumière du rôle assumé par des fondations en droit et en pratique turcs pour assurer la cohésion sociale, que le fait d’exiger de la fondation requérante qu’elle remplisse des critères financiers minimums provenait du besoin de préserver l’efficacité et la crédibilité du système des fondations d’utilité publique en Turquie.
43. Dans ces circonstances, la Cour considère, sans préjudice à la question du rétablissement de la fondation requérante (question encore pendante devant les juridictions nationales), que les raisons invoquées par les juridictions nationales pour constater que la fondation requérante avait été dissoute pour difficultés financières étaient « pertinentes et suffisantes », que cette mesure répondait à un besoin social impérieux, était proportionnée au buts légitimes poursuivis et, dès lors, était nécessaire dans une société démocratique.
44. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
45. Invoquant l’article 6 de la Convention et se fondant sur les mêmes faits, la fondation requérante se plaint aussi de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable dans la procédure aboutissant à sa dissolution dans la mesure où les juridictions n’auraient pas suivi les constats de certains rapports d’expertise lui donnant raison.
46. La Cour constate que le tribunal de grande instance d’Ankara intervenu en l’espèce a attentivement examiné, conformément aux exigences du contradictoire, les conclusions des expertises préparées à la demande des parties, y inclus celle de la fondation requérante, et les a pris en compte dans son appréciation des éléments de preuve exposé dans son jugement suffisamment motivé. Eu égard à tous les éléments dont elle dispose, la Cour conclut que le choix des experts et l’appréciation de leurs rapports ne font apparaître aucune absence d’équité dans la conduite de la procédure interne.
47. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle doit être rejetée comme étant irrecevable, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés du fait que la fondation requérante n’avait pu mener des activités en tant que fondation depuis janvier 2007 (qualifiés comme relevant de l’article 11 de la Convention) et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 mai 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident