CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE HALABI c. FRANCE
(Requête no 66554/14)
ARRÊT
STRASBOURG
16 mai 2019
DÉFINITIF
16/08/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Halabi c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Yonko Grozev,
André Potocki,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 avril 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 66554/14) dirigée contre la République française et dont un ressortissant britannique, M. Simon Halabi (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 septembre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me E. Piwnica, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue que la visite effectuée par les agents de l’urbanisme le 19 mars 2009 a violé son droit au respect de son domicile tel que prévu par l’article 8 de la Convention.
4. Le 7 avril 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Le gouvernement britannique n’a pas usé de son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention).
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1958 et réside à Londres.
7. La société Immofra est une société anonyme constituée le 14 novembre 1989 à Luxembourg. Le 29 novembre 1989, cette société a fait l’acquisition d’un corps d’immeuble dénommé « château des Bois Murés », dépendant de l’ensemble immobilier dénommé « château des Bois Murés », d’une surface de 339 430 m2, situé au 124 boulevard Emmanuel Rouquier à Grasse, en France. Cette société, immatriculée au registre du commerce et des sociétés du Luxembourg a pour seule raison sociale la détention de cet ensemble immobilier. Elle a été constituée entre la société Continental Business Agency, dont le siège est à Guernesey, et le gérant de celle-ci. Elle a été administrée par M. M. C. S., puis par Mme B. P. C., qui a déclaré demeurer aux Émirats Arabes Unis, puis en Syrie, puis sur l’île Maurice. Selon le requérant, qui se présente comme occupant de cet ensemble immobilier, ces sociétés constituent un moyen de gérer son patrimoine familial.
8. Le 24 mars 2006, la société Immofra a déposé une demande de permis de construire pour la construction d’une maison individuelle de 300 m2 de surface, située 11 chemin de la Tourache à Grasse, comprenant un rez-de-chaussée de 175,99 m2 et un premier étage de 123,74 m2, avec une hauteur maximale de la construction par rapport au sol naturel de 8 mètres.
9. Par arrêté du 10 juillet 2006, le maire de la commune de Grasse a délivré à la société Immofra le permis de construire sollicité.
10. Le 2 juin 2006, la société Immofra a déposé une déclaration de travaux pour la construction d’une piscine et d’un local technique.
11. Par décision du 8 août 2006, le maire de la commune de Grasse ne s’est pas opposé aux travaux déclarés par la société Immofra.
12. Le 29 septembre 2006, la société Immofra a déposé une demande de permis de construire pour la construction d’une serre, d’une surface de 92 m2, et d’un escalier extérieur.
13. Par arrêté du 29 novembre 2006, le maire de la commune de Grasse a délivré à la société Immofra le permis de construire sollicité.
14. Le 19 mars 2009, deux agents habilités du service de l’urbanisme de la ville de Grasse procédèrent à une visite dans l’ensemble immobilier dénommé « château des Bois Murés » situé 124 boulevard Emmanuel Rouquier (paragraphe 7 ci‑dessus) appartenant à la société Immofra, sur le fondement de l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme afin d’y contrôler les travaux réalisés. Les agents dressèrent un procès-verbal constatant des constructions qui ne respectaient pas le permis de construire délivré, ainsi que la déclaration de travaux, à savoir :
. la construction d’une salle de gymnastique, comportant douches, salle de massage, sauna, hammam, d’une surface de 150 m2, en lieu et place d’une serre et d’un escalier extérieur autorisés par le permis de construire accordé le 29 novembre 2006 ;
-la construction, d’une part, de deux logements, comportant chacun une chambre, un séjour, une cuisine, une salle de bains, d’une surface de 129 m2, d’autre part, d’une salle de 53,46 m2, d’une cuisine de 12 m2 et d’un local à usage de douches et de toilettes de 14 m2, à l’emplacement prévu pour le local technique autorisé par la décision du 8 août 2006.
15. Des photos furent annexées à ce procès-verbal, représentant notamment, attenante au corps immobilier principal, la salle de gymnastique équipée d’appareils de fitness et musculation, d’une table de massage, d’une douche et de lavabos en marbre, de meubles (table en marbre, tabouret...), d’objets du quotidien (produits d’hygiène, serviettes de bain) comme d’objets de décoration (statue, fontaine intérieure, lustre, vase, rideaux...). D’autres photos, représentaient des pièces encore en travaux et inoccupées, construites à l’emplacement prévu pour le local technique.
16. Ces opérations se déroulèrent sans l’accord préalable du propriétaire ou de l’occupant des lieux et en leur absence. Selon le Gouvernement, les agents assermentés pénétrèrent dans les lieux par les portes d’accès aux bâtiments qui étaient ouvertes et le personnel de l’entreprise de travaux présent sur les lieux ne s’opposa pas à leur entrée.
17. Au vu de ce procès-verbal de constat, une enquête préliminaire fut diligentée.
18. Le 9 décembre 2010, un nouveau procès-verbal de constat d’infraction fut dressé par un agent assermenté de la direction départementale des territoires et de la mer des Alpes-Maritimes à l’encontre, notamment du requérant considéré comme « occupant des lieux ». À l’occasion de cette nouvelle visite, son avocat, Me D., donna son accord écrit au nom du requérant, pour l’accès aux seules parties de la propriété concernées par le procès-verbal d’infraction du 19 mars 2009. Le procès-verbal constata un obstacle au droit de visite des autres constructions sur le terrain situé 124 boulevard Emmanuel Rouquier ainsi que d’autres motifs de non-respect des autorisations délivrées. Cette visite s’effectua en présence de Me D., de deux agents de la police nationale, d’un architecte expert auprès de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, du responsable de propriété, M. G., et d’un autre agent de la direction départementale des territoires et de la mer. D’autres photos furent annexées à ce procès-verbal, représentant, notamment, une vue du ciel de l’ensemble de la propriété (permettant de distinguer plusieurs bâtiments, un parc, un terrain de tennis), un héliport, une piscine, une salle de sport, une coupole italienne.
19. Le 8 février 2011, une information judiciaire fut ouverte tant à l’encontre de la société Immofra qu’à l’encontre du requérant.
20. Le 31 janvier 2013, le requérant, occupant des lieux, fut mis en examen par le juge d’instruction, des chefs notamment de construction sans permis de construire, exécution irrégulière de travaux soumis à déclaration préalable, coupe ou abattage d’arbres irrégulier, et obstacle au droit de visite des constructions par les autorités habilitées. Lors de son interrogatoire, il déclara notamment qu’ayant obtenu le permis de construire d’une maison individuelle de 300 m2, il ne voyait pas en quoi les constructions étaient irrégulières. Il précisa que la coupole italienne au-dessus de l’escalier avait été édifiée en mémoire de son fils décédé et qu’il était prêt à l’installer ailleurs si elle était trop haute. Il expliqua que le local technique, prévu pour être installé sous la piscine, était beaucoup trop grand et le permis de construire de 300 m2 n’étant pas utilisé, il avait pensé possible de le « convertir » en deux logements de 129 m2. Il indiqua que tout le patrimoine familial était au nom de sociétés et qu’il pensait s’être entouré de professionnels pour gérer ses affaires dans les règles. Il se déclara prêt à régulariser, assurant que les irrégularités étaient non intentionnelles de sa part.
21. Le 8 juillet 2013, le requérant déposa une requête en annulation devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, visant notamment l’article 8 de la Convention, aux fins de voir annuler le procès‑verbal d’infraction du 19 mars 2009, ainsi que l’entière procédure.
22. Par un arrêt du 10 octobre 2013, la chambre de l’instruction rejeta la requête en nullité du requérant. Elle considéra que, le permis de construire et la déclaration de travaux ne prévoyant qu’une serre, un escalier et un local technique, les agents habilités du service de l’urbanisme n’étaient pas censés pénétrer dans des logements ni une salle de gymnastique. Elle observa qu’aucun occupant n’avait revendiqué les lieux comme étant son domicile au moment de cette visite et que le requérant lui-même n’était ni propriétaire des lieux, ni locataire. Elle releva qu’il avait élu domicile au cabinet de son avocat tout en se disant domicilié à Londres et que le seul propriétaire connu était une société de droit luxembourgeois. Elle considéra que les agents de l’urbanisme avaient agi sur le fondement de l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme et que cette disposition les autorisait à agir ainsi sans porter atteinte au respect de la vie privée et familiale du requérant ni contrevenir aux dispositions de l’article 76 du code de procédure pénale.
23. Le requérant forma un pourvoi en cassation. Dans le cadre de ce pourvoi, il présenta une question prioritaire de constitutionnalité, en vue de contester la conformité à la Constitution de l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme.
24. Par un arrêt en date du 18 mars 2014, la Cour de cassation jugea qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer la question au Conseil constitutionnel. Elle considéra que l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme n’autorisait aucune mesure coercitive de nature à porter atteinte à l’inviolabilité du domicile ou à la liberté individuelle de l’occupant des lieux. Elle précisa que ce dernier n’encourait de sanctions pénales que dans le cas où il faisait obstacle au contrôle et que ces sanctions ne pouvaient être prononcées que par le juge judiciaire, également compétent pour apprécier la légalité de la visite.
25. Le 1er avril 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi, jugeant que l’administration n’avait « exercé aucune coercition ».
26. Le 26 janvier 2017, le tribunal correctionnel de Grasse déclara le requérant coupable du délit d’entrave au droit de visite, pour l’obstacle dont il s’était rendu coupable à l’occasion de la deuxième visite du 9 décembre 2010 (paragraphe 18 ci-dessus). Le tribunal sanctionna également le requérant pour l’exécution de travaux non autorisés par un permis de construire et l’exécution irrégulière de travaux soumis à une déclaration préalable, faits constatés lors de la visite litigieuse du 19 mars 2009 et de celle du 9 décembre 2010 avec l’accord écrit de l’avocat du requérant (paragraphes 14 et 18 ci-dessus). Il fut condamné au paiement d’une amende de cinq mille euros (EUR). À titre de peine complémentaire, le tribunal ordonna la mise en conformité des lieux ou des ouvrages dans un délai de six mois sous astreinte de cinquante EUR par jour de retard. La société Immofra fut condamnée à la même peine.
27. À la suite d’une autre visite des lieux, réalisée depuis l’extérieur de la propriété, les agents de la commune de Grasse dressèrent, le 15 décembre 2016, à l’encontre de la société Immofra, propriétaire du terrain, un nouveau procès-verbal d’infraction pour la construction d’une clôture d’environ 4,80 m de hauteur, en violation de plusieurs dispositions du plan local d’urbanisme.
28. Le 16 juin 2016, la société Immofra déposa une demande de permis de construire pour la régularisation des travaux de construction de la salle de gymnastique. À défaut de production dans les délais requis des pièces complémentaires sollicitées par le service instructeur, cette demande fut tacitement rejetée. Le 7 décembre 2016, la société Immofra déposa une nouvelle demande de permis de construire aux fins de régularisation des mêmes travaux. Par arrêté du 9 mai 2017, le maire de la commune de Grasse délivra à la société Immofra le permis de construire sollicité.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Dispositions pertinentes du code de l’urbanisme
29. Les dispositions pertinentes du code de l’urbanisme, dans leur rédaction en vigueur au moment des faits, se lisent comme suit :
Article L. 461-1
« Le préfet et l’autorité compétente mentionnée aux articles [L. 422-1 ](https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006074075&idArticle=LEGIARTI000006815714&dateTexte=&categorieLien=cid)à [L. 422-3](https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006074075&idArticle=LEGIARTI000006815846&dateTexte=&categorieLien=cid) ou ses délégués, ainsi que les fonctionnaires et les agents commissionnés à cet effet par le ministre chargé de l’urbanisme et assermentés, peuvent visiter les constructions en cours, procéder aux vérifications qu’ils jugent utiles et se faire communiquer tous documents techniques se rapportant à la réalisation des bâtiments, en particulier ceux relatifs à l’accessibilité aux personnes handicapées quel que soit le type de handicap. Ce droit de visite et de communication peut aussi être exercé après l’achèvement des travaux pendant trois ans. »
Article L. 480-1
« Les infractions aux dispositions des titres Ier, II, III, IV et VI du présent livre sont constatées par tous officiers ou agents de police judiciaire ainsi que par tous les fonctionnaires et agents de l’État et des collectivités publiques commissionnés à cet effet par le maire ou le ministre chargé de l’urbanisme suivant l’autorité dont ils relèvent et assermentés. Les procès-verbaux dressés par ces agents font foi jusqu’à preuve du contraire. (...)
Lorsque l’autorité administrative et, au cas où il est compétent pour délivrer les autorisations, le maire ou le président de l’établissement public de coopération intercommunale compétent ont connaissance d’une infraction de la nature de celles que prévoient les articles L. 160-1 et L. 480-4, ils sont tenus d’en faire dresser procès-verbal.
Copie du procès-verbal constatant une infraction est transmise sans délai au ministère public. (...) »
Article L. 480-12
« Sans préjudice de l’application, le cas échéant, des peines plus fortes prévues aux articles [433-7 et 433-8 du code pénal](https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006070719&idArticle=LEGIARTI000006418558&dateTexte=&categorieLien=cid), quiconque aura mis obstacle à l’exercice du droit de visite prévu à l’article [L. 461-1](https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006074075&idArticle=LEGIARTI000006816018&dateTexte=&categorieLien=cid) sera puni d’une amende de 3 750 euros.
En outre un emprisonnement de un mois pourra être prononcé. »
B. Dispositions pertinentes du code pénal
30. Les dispositions pertinentes du code de pénal, dans leur rédaction en vigueur au moment des faits, se lisent comme suit :
Article 432-8
« Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, agissant dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou de sa mission, de s’introduire ou de tenter de s’introduire dans le domicile d’autrui contre le gré de celui-ci hors les cas prévus par la loi est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. »
C. Jurisprudence
31. Outre la présente affaire, la chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré, à plusieurs reprises, qu’il n’y avait pas lieu de transmettre les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) relatives à l’article L. 461 -1 du code de l’urbanisme (Cass. crim., 12 juin 2012, no 12‑90.024, et Cass. crim., 7 janvier 2014, no13-90.029). La Cour de cassation était saisie du grief selon lequel ces dispositions porteraient atteinte au droit au respect de l’inviolabilité du domicile garanti par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et méconnaîtraient l’article 66 de la Constitution selon lequel l’autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle. Elle a considéré qu’il n’y avait pas lieu de transmettre cette question au Conseil constitutionnel au motif que :
« la disposition critiquée n’autorise aucune mesure coercitive de nature à porter atteinte à l’inviolabilité du domicile ou à la liberté individuelle de l’occupant des lieux, qui n’encourt de sanctions pénales que dans le cas où il fait obstacle au contrôle, lesdites sanctions ne pouvant être prononcées que par le juge judiciaire, également compétent pour apprécier la légalité de la visite. »
32. En revanche, la Cour de cassation a accepté de transmettre une QPC portant sur l’article L. 480-12 du code de l’urbanisme (qui institue un délit d’obstacle au droit de visite - paragraphe 29 ci-dessus), dans son application combinée avec l’article L. 461-1 du même code. Dans son arrêt du 10 février 2015, la chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré que la question présentait un caractère sérieux au regard des principes de respect de l’inviolabilité du domicile et de la liberté individuelle, dès lors que l’article L. 480-12 du code de l’urbanisme n’assortit pas le contrôle qu’il prévoit de garanties particulières, notamment lorsque la visite s’effectue dans un domicile (Cass. crim., 10 février 2015, no 14-84.940).
33. Le 9 avril 2015, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions légales en cause étaient conformes à la Constitution (décision no 2015-464 QPC). Dans cette décision, il rappelle que la liberté proclamée par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 implique le droit au respect de la vie privée et, en particulier, de l’inviolabilité du domicile. Puis, il considère qu’eu égard au caractère spécifique et limité du droit de visite, l’incrimination prévue par l’article L. 480-12 du code de l’urbanisme n’est pas de nature à porter atteinte à l’inviolabilité du domicile.
34. À la suite de cette décision, dans la même affaire, la Cour de cassation a jugé que l’article L. 480-12 du code de l’urbanisme n’était pas incompatible avec les dispositions de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors que les sanctions pénales qu’il prévoit, qui visent à garantir l’effectivité des contrôles en matière d’urbanisme, ne pouvaient être prononcées que par le juge judiciaire, également compétent pour apprécier la légalité de la visite, laquelle était conditionnée par l’absence de toute coercition lorsque le contrôle porte sur un domicile (Cass. crim., 1er septembre 2015, no 14-84.940).
D. Réponses ministérielles
35. Le ministre des Transports, de l’Équipement, du Tourisme et de la Mer a répondu dans les termes suivants à une question parlementaire (réponse ministérielle à la question écrite no 19439, Sénat, JO du 2 février 2006, p. 309) :
« Outre les officiers et agents de police judiciaire, l’article L. 480-1 du code de l’urbanisme prévoit que certains fonctionnaires et agents de l’État et des collectivités publiques, commissionnés à cet effet et assermentés, sont habilités à dresser procès-verbal des infractions qu’ils constatent. Si les officiers et agents de police judiciaire sont tenus de suivre les règles de procédure pénale, dont ils tirent une compétence générale, les fonctionnaires et agents de l’État et des collectivités publiques, commissionnés et assermentés, ne sauraient exercer leurs attributions de police judiciaire que dans les strictes limites des pouvoirs accordés par le code de l’urbanisme, qui limite ceux-ci à la seule constatation des faits. Dans l’hypothèse la plus simple et la plus fréquente, les constatations des infractions au code de l’urbanisme sur les constructions ou travaux visibles de l’extérieur sont effectuées depuis la voie publique et ne nécessitent donc pas l’accord d’une quelconque personne. Dans le cas contraire, sachant que la jurisprudence fait une appréciation extensive de la notion de domicile, lors des constations effectuées à l’intérieur d’une propriété, l’agent verbalisateur doit préalablement rechercher l’accord manuscrit de l’occupant ou recueillir son accord verbal et le consigner dans le procès-verbal. En cas de refus d’accès à la propriété, l’agent doit consigner le refus opposé par l’occupant dans le procès-verbal et transmettre celui-ci au ministère public, qui peut ordonner une enquête préliminaire, voire saisir le juge d’instruction en vue d’ordonner une visite domiciliaire sur commission rogatoire délivrée aux officiers de police judiciaire. »
36. La même réponse avaient été apportée les 30 janvier 1989 et 31 janvier 2006 aux questions similaires posées par des parlementaires (réponse ministérielle à la question écrite no 8680, Assemblée nationale, JO du 30 janvier 1989, p. 422, et réponse ministérielle à la question écrite no 74381, Assemblée nationale, JO du 31 janvier 2006, p. 1094).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
37. Le requérant allègue que la visite effectuée par les agents de l’urbanisme le 19 mars 2009 a porté atteinte à son droit au respect de son domicile tel que prévu par l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
38. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
39. Le Gouvernement considère que la requête est irrecevable ratione materiae. Il estime que l’article 8 de la Convention est inapplicable en l’espèce, les locaux visités ne pouvant être qualifiés de domicile du requérant. Il fait valoir que la notion de domicile exige l’existence de liens suffisants et continus avec un lieu déterminé et que la Cour, dans sa jurisprudence (Buckley c. Royaume-Uni, 25 septembre 1996, §§ 52-54, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Winterstein et autres c. France, no 27013/07, § 141, 17 octobre 2013, et Demades c. Turquie, no 16219/90, §§ 31-34, 31 juillet 2003), prend en compte la durée et les modalités d’occupation des lieux. Il rappelle que cette propriété appartient à la société Immofra et que le requérant, qui vit à Londres, n’a pas fourni la moindre précision sur les liens qu’il entretient avec les lieux visités. Le Gouvernement considère que le requérant ne démontre nullement avoir tissé des liens émotionnels assez forts avec cette propriété pour qu’elle soit regardée comme son domicile, même en qualité de résidence secondaire. En tout état de cause, il estime que la visite litigieuse n’a pas porté sur la maison elle-même, mais uniquement sur deux dépendances, en l’espèce une salle de gymnastique et deux logements dont il n’est pas établi qu’ils étaient meublés, ni même qu’ils aient eu vocation à accueillir le requérant et sa famille.
40. Le requérant indique qu’il est un homme d’affaires et un promoteur immobilier britannique résidant à Londres. Il affirme que la propriété visitée constitue sa résidence secondaire avec laquelle il entretient des liens forts, puisqu’il y passe ses vacances en famille et qu’il l’a spécialement équipée pour y recevoir ses amis et ses relations d’affaires dans le cadre de séjours prolongés. Se référant aux photographies versées au débat par le Gouvernement, il rappelle que la propriété comporte un château, un parc, une piscine, un terrain de tennis, un héliport, une salle de musculation. Il précise qu’un sauna et un hammam ont également été aménagés. Il considère que ces éléments attestent incontestablement que la propriété est spécialement et luxueusement équipée pour qu’il puisse y recevoir ses amis et ses relations d’affaires.
41. La Cour rappelle que la notion de « domicile » figurant à l’article 8 de la Convention est un concept autonome, qui ne dépend pas des qualifications du droit interne, mais est défini en fonction des circonstances factuelles, notamment par l’existence de liens suffisants et continus avec un lieu déterminé (Prokopovitch c. Russie, no 58255/00, § 36, CEDH 2004‑XI (extraits)). La notion de « domicile » se prête à une interprétation extensive et peut s’appliquer à une résidence de vacances (Demades c. Turquie, no 16219/90, §§ 31-34, 31 juillet 2003, et Fägerskiöld c. Suède, no 37664/04, 26 février 2008). Dans l’affaire Demades, elle a considéré qu’il pouvait se révéler malaisé d’établir des distinctions précises, une personne pouvant répartir son temps entre deux résidences ou être très fortement attachée à un autre logement que sa résidence principale et le considérer comme son domicile. Ainsi, une résidence secondaire entièrement meublée et équipée, utilisée notamment comme résidence de vacances, peut être considérée comme un « domicile » au sens large de l’article 8 (§§ 31-34). Au contraire, la Cour a considéré qu’une buanderie, qui n’était pas la propriété exclusive du requérant, qui ne servait qu’à un usage occasionnel et où il n’habitait pas, n’était pas un « domicile », au sens de la Convention (Chelu c. Roumanie, no 40274/04, § 45, 12 janvier 2010). De même, un bâtiment non-habité et vide ou en cours de construction pourrait ne pas être qualifié de « domicile ».
42. En l’espèce, la Cour constate qu’il n’est pas contesté que cette propriété appartient à la société Immofra. Elle relève cependant que, devant le juge d’instruction, le requérant a expliqué que tout le patrimoine familial était au nom de sociétés. De plus, il soutient qu’en tant qu’homme d’affaires résidant à Londres, cette propriété constitue pour lui une résidence secondaire pour ses vacances en famille et pour recevoir ses relations d’affaires dans le cadre de séjours prolongés.
43. La Cour observe que les autorités nationales l’ont d’ailleurs effectivement considéré comme l’occupant de ce domicile, puisque c’est à ce titre que le procès-verbal du 9 décembre 2010 a été dressé à son encontre, qu’il a été mis en examen, puis qu’il a été condamné pénalement par la juridiction nationale (paragraphes 18, 20, 26 ci-dessus). Par ailleurs, la coupole italienne au‑dessus de l’escalier, édifiée en mémoire de son fils décédé, atteste de liens émotionnels forts entre le requérant et ce domicile (paragraphe 20 ci‑dessus). Enfin, la Cour constate le caractère incontestablement résidentiel des locaux visités indissociables de l’ensemble immobilier dénommé « château des Bois Murés » dont il constituait une annexe. Elle observe que si certaines pièces étaient encore en travaux et non meublées, les photos (paragraphe 15 ci-dessus) attestent que la visite litigieuse s’est également déroulée dans des pièces qui n’étaient plus en travaux. Elles étaient meublées, décorées et équipées. Par ailleurs, des objets du quotidien tels que produits d’hygiène et serviettes de bain se trouvaient déjà dans ces pièces. En y pénétrant, les agents de l’urbanisme sont entrés dans un espace physiquement déterminé où pouvait se développer la vie privée et familiale du requérant. Partant, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, la propriété ayant fait l’objet de la visite litigieuse doit être qualifiée de «domicile» du requérant au sens de l’article 8 de la Convention.
44. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
45. Le requérant fait valoir que l’inviolabilité du domicile implique que les agents assermentés de la commune ne pouvaient pénétrer dans la propriété qu’après avoir préalablement recueilli son consentement. Il estime que l’argumentation selon laquelle les portes d’accès aux bâtiments étaient ouvertes ou que ces agents se sont bornés à prendre des photographies pour l’essentiel depuis l’extérieur des locaux ou à l’intérieur de locaux vides ne peut justifier une telle ingérence.
46. Le requérant ne conteste pas que l’ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuit un but légitime. Il considère en revanche qu’elle ne constitue pas une mesure nécessaire dans une société démocratique. Il estime que la recherche des auteurs d’infraction en matière d’urbanisme ne justifie pas le recours aux visites inopinées et sans consentement préalable, dès lors qu’il n’existe aucun risque de voir la construction litigieuse disparaître « fortuitement ». Or, ni l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme ni aucune disposition ne font obligation aux agents assermentés de recueillir préalablement à une visite le consentement des occupants. Il relève que si les recommandations formulées par les réponses ministérielles quant à la recherche d’un accord préalable ne sont pas respectées, l’occupant des lieux ne dispose d’aucun recours effectif. Il considère que la faculté de saisir la chambre de l’instruction d’une requête en annulation des procès-verbaux constatant l’infraction est dépourvue de tout effet utile, compte tenu de la décision du Conseil constitutionnel du 9 avril 2015, ce dernier ayant écarté le grief tiré de l’inviolabilité du domicile « eu égard au caractère spécifique et limité du droit de visite » (paragraphe 33 ci‑dessus).
47. Le requérant conclut donc que l’absence d’encadrement juridique des visites domiciliaires visées à l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme, conjuguée à l’absence de recours effectif, traduisent une nette disproportion entre les moyens mis en œuvre pour constater une infraction en matière d’urbanisme et la nécessaire protection de l’inviolabilité du domicile.
b) Le Gouvernement
48. Le Gouvernement considère que la visite litigieuse ne constitue pas une ingérence dans la mesure où aucune forme de contrainte n’a été exercée et qu’elle n’a nullement empêché le requérant de jouir des lieux en toute tranquillité. Ainsi, il indique que les agents assermentés de la commune sont entrés librement dans les lieux grâce aux portes d’accès du bâtiment restées ouvertes et que ces agents se sont contentés de prendre des photographies pour l’essentiel depuis l’extérieur des locaux ou à l’intérieur de locaux vides.
49. En tout état de cause, le Gouvernement fait valoir que la mesure contestée était prévue par la loi, en l’espèce l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme. Il estime que cette base légale répond aux critères d’accessibilité et de prévisibilité et satisfait la condition de compatibilité avec la prééminence du droit. En effet, les visites prévues par l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme ont un champ bien délimité et ne sauraient être assimilées à des perquisitions. Les agents habilités à les réaliser ne disposent d’aucun pouvoir de contrainte et ne peuvent prendre aucune mesure coercitive de type saisie de documents.
50. Le Gouvernement établit une différence entre les constructions en cours qui ne sauraient être qualifiées de domicile et celles qui sont achevées depuis moins de trois ans. Il fait valoir qu’il ressort de la lecture a contrario de la jurisprudence de la Cour de cassation et des réponses ministérielles à des questions de parlementaires que le consentement préalable du propriétaire ou de l’occupant d’une construction achevée est en principe recueilli, même si l’article L. 461-1 ne le prévoit pas. Il rappelle que la simple manifestation d’un refus du propriétaire ou de l’occupant fait automatiquement obstacle à la visite, les agents s’exposant alors à la sanction pénale prévue par l’article 432-8 du code pénal (paragraphe 30 ci‑dessus).
51. Le Gouvernement relève également que la jurisprudence de la Cour n’impose pas que toute visite domiciliaire soit précédée d’une autorisation judiciaire, mais veille en revanche à ce qu’un contrôle judiciaire a posteriori efficace soit disponible (Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, §§ 220 et 222, CEDH 2013 (extraits)). Il soutient qu’en l’espèce, des voies de recours juridictionnelles a posteriori effectives sont disponibles.
52. Le Gouvernement fait valoir que l’ingérence prévue par l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme poursuit les objectifs de « prévention des infractions pénales » et de « protection des droits et libertés d’autrui », lesquelles constituent des buts légitimes au sens de l’article 8.
53. Il considère, que si la Cour jugeait que la visite du 19 mars 2009 constituait une ingérence, celle-ci serait en tout état de cause justifiée et nécessaire dans une société démocratique. Il rappelle que la visite s’est avérée justifiée au regard des constatations de non-respect des règles de l’urbanisme, qu’elle n’a eu aucune conséquence sur la vie privée et familiale du requérant, ainsi que sur la jouissance des locaux et qu’enfin la sanction était limitée et n’a pas empêché la société Immofra d’obtenir un permis de construire de régularisation.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence dans le domicile
54. La Cour rappelle que le domicile est normalement le lieu, l’espace physiquement déterminé où se développe la vie privée et familiale. L’individu a droit au respect de son domicile, conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme le droit à la jouissance, en toute tranquillité, de cet espace (Giacomelli c. Italie, no 59909/00, § 76, CEDH 2006‑XII, et Fédération nationale des associations et syndicats de sportifs (FNASS) et autres c. France, nos 48151/11 et 77769/13, § 154, 18 janvier 2018). À ce titre, il est notamment protégé des atteintes matérielles ou corporelles, telles que l’entrée dans le domicile d’une personne non autorisée (ibidem).
55. La Cour observe que les juridictions internes ont considéré que l’administration, en procédant à une visite prévue par l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme, n’exerçait « aucune coercition » de nature à porter atteinte à l’inviolabilité du domicile ou à la liberté individuelle de l’occupant des lieux (paragraphes 24-25 ci-dessus). De l’avis de la Cour, il y a certes lieu de distinguer, de par leur nature même, les visites effectuées par les agents de l’urbanisme d’autres visites domiciliaires, telles celles entreprises par exemple, par les douanes, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ou l’administration fiscale qui peuvent conduire à saisir de nombreux documents, données ou objets (Funke, Crémieux et Miailhe c. France, 25 février 1993, série A no 256‑A, B et C, Ravon et autres c. France, no 18497/03, 21 février 2008, et Vinci Construction et GTM Génie Civil et Services c. France, nos 63629/10 et 60567/10, 2 avril 2015). En règle générale, ces visites domiciliaires sont davantage susceptibles de porter atteinte au respect du domicile et de la vie privée car elles révèlent plus d’informations sur la personne qui en fait l’objet (voir, mutatis mutandis, Uzun c. Allemagne, no 35623/05, § 52, CEDH 2010 (extraits)). Néanmoins, eu égard au principe consacré par sa jurisprudence, la Cour estime que l’entrée d’agents publics au sein du domicile du requérant, sans son autorisation, ainsi que la prise de photos à l’intérieur de cet espace utilisé par le requérant pour des activités relevant de sa vie privée, constitue une ingérence.
56. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
b) Sur la base légale
57. La Cour rappelle qu’en vertu de sa jurisprudence constante les mots « prévue par la loi » impliquent qu’un ingérence aux droits garantis par l’article 8 doit reposer sur une base légale interne, que la législation en question doit être suffisamment accessible et prévisible et que celle-ci doit être compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir parmi beaucoup d’autres, Matheron c. France, no 57752/00, § 29, 29 mars 2005, Gutsanovi, précité, § 218, et Fédération nationale des associations et syndicats de sportifs, précité, § 160).
58. La Cour observe que la visite litigieuse reposait sur l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme. Elle estime que cette disposition législative ne pose aucun problème, s’agissant tant de son accessibilité que sa prévisibilité, au sens de la jurisprudence précitée. Elle considère qu’à la lecture de cet article, toute personne sollicitant une autorisation d’urbanisme est en mesure de prévoir que les constructions réalisées sur le fondement de cette autorisation, en cours de travaux ou dans les trois ans suivant leur achèvement, sont susceptibles de faire l’objet d’une visite d’agents assermentés afin de vérifier le respect des règles de l’urbanisme.
59. Concernant la dernière condition, de nature qualitative, à laquelle doit répondre la législation interne, à savoir la compatibilité avec le principe de la prééminence du droit, la Cour observe que l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme ne précise les modalités d’intervention des agents de l’urbanisme qu’en termes très généraux, sans indiquer les garanties qui encadrent leur intervention. Cependant, elle relève que le requérant ne remet pas en cause la base légale de l’ingérence. Aussi, la Cour ne juge pas nécessaire en l’occurrence de trancher la question de la qualité de la loi, car de toute manière l’ingérence litigieuse se révèle incompatible avec l’article 8 à d’autres égards (paragraphes 62-70 ci-dessous).
c) Sur le but de l’ingérence
60. La Cour observe que l’ingérence dans le domicile du requérant visait à vérifier la conformité des travaux aux autorisations délivrées et à rechercher l’existence d’éventuelles infractions au code de l’urbanisme. Les visites prévues par l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme se justifient par ailleurs par la protection de l’environnement, la prévention des nuisances, et la garantie de la santé et de la sécurité des personnes.
61. La Cour considère donc que l’ingérence poursuivait les objectifs de « prévention des infractions pénales », de « protection de la santé », et de « protection des droits et libertés d’autrui », lesquels constituent des buts légitimes au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
d) Sur la nécessité dans une société démocratique
62. Selon la jurisprudence constante de la Cour, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité de l’ingérence, mais elle va de pair avec un contrôle européen. Les exceptions que ménage le paragraphe 2 de l’article 8 appellent une interprétation étroite et leur nécessité dans un cas donné doit se trouver établie de manière convaincante (Société Colas Est et autres c. France, no 37971/97, § 47, CEDH 2002‑III, et André et autre c. France, no 18603/03, § 40, 24 juillet 2008). La Cour rappelle que la notion de nécessité implique que l’ingérence corresponde à un besoin social impérieux et, en particulier, qu’elle soit proportionnée au but légitime poursuivi (Uzun, précité, §§ 78-79).
63. La Cour observe en l’espèce, que la visite des agents s’est avérée justifiée puisqu’un certain nombre d’infractions aux règles de l’urbanisme ont été constatées lors de cette visite litigieuse (paragraphe 14 ci-dessus) et qu’à l’issue de l’information judiciaire, le requérant a été condamné par le tribunal correctionnel de Grasse, notamment pour l’exécution de travaux non autorisés par un permis de construire et l’exécution irrégulière de travaux soumis à une déclaration préalable (paragraphe 26 ci-dessus). Elle relève également que la sanction retenue était d’une ampleur limitée. Enfin, la Cour note qu’un permis de construire de régularisation a été délivré et que les conséquences de l’ingérence sur la jouissance par le requérant de son domicile ont donc été limitées.
64. Cependant, s’agissant en particulier des visites domiciliaires et des saisies, la Cour a déjà eu l’occasion de souligner que, si les États peuvent estimer nécessaire de recourir à de telles mesures pour établir la preuve matérielle des délits et en poursuivre le cas échéant les auteurs, il faut que leur législation et leur pratique en la matière offrent des garanties suffisantes contre les abus (Société Canal Plus et autres c. France, no 29408/08, § 54, 21 décembre 2010). Ainsi, la Cour doit redoubler de vigilance lorsque le droit national habilite les autorités à conduire une perquisition sans mandat judiciaire : la protection des individus contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par l’article 8 réclame un encadrement légal et une limitation des plus strictes de tels pouvoirs (Camenzind c. Suisse, 16 décembre 1997, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII).
65. La Cour rappelle que l’article L. 461-1 du code de l’urbanisme permet aux agents de l’urbanisme de visiter les constructions en cours, procéder aux vérifications qu’ils jugent utiles et se faire communiquer tous documents techniques se rapportant à la réalisation des bâtiments (paragraphe 29 ci-dessus). Elle observe qu’une telle visite, effectuée sur un chantier ou une construction en travaux comporte moins de risque de porter atteinte au droit au respect du domicile. Elle note cependant que l’article L. 461-1 s’applique non seulement aux « constructions en cours », mais également aux constructions terminées, jusqu’à trois ans après leur achèvement. Ainsi qu’elle l’a déjà relevé (paragraphe 55 ci‑dessus), elle considère que ce droit de visite et de communication constitue une ingérence moins importante que celle résultant de l’intervention d’autres agents de l’administration disposant du pouvoir de fouiller et de saisir des documents et des objets. Aussi, si la Cour peut s’inspirer des principes dégagés en matière de perquisition et de saisie, elle estime que ces critères relativement stricts, établis et suivis dans ce contexte spécifique, ne sont pas applicables en tant que tels aux contrôles comme celui en cause dans le cas d’espèce qui a trait à une visite ne donnant pas lieu à un pouvoir de contrainte. Elle vérifiera néanmoins si le requérant bénéficiait de garanties suffisantes et effectives contre les abus.
66. La Cour constate que les visites prévues par l’article L. 461-1 peuvent être effectuées dans un domicile, à tout moment et hors la présence d’un officier de police judiciaire, sans que soit explicitement mentionnée la nécessité de l’accord de l’occupant, et sans avoir été préalablement autorisée par un juge. Elle relève, certes, que l’absence de pouvoir coercitif des agents habilités leur interdit de pénétrer dans les lieux en cas de refus de l’occupant, sous peine des sanctions pénales prévues par l’article 432-8 du code pénal (paragraphe 30 ci-dessus).
67. Néanmoins, la Cour observe que l’obligation de recueillir l’assentiment de l’occupant n’est pas inscrite dans l’article L. 461-1. Seules des réponses ministérielles font état de cette nécessité qui, dans le cas d’espèce, n’a pas été suivie. En effet, d’une part, la Cour constate que les agents habilités en matière d’urbanisme ont pénétré dans le domicile du requérant en son absence et sans son autorisation. D’autre part, elle considère que la possibilité pour l’occupant de s’opposer à une telle visite est purement théorique dans la mesure où un tel refus est en lui-même constitutif d’une infraction pénale prévue par l’article L. 480-12 du code de l’urbanisme (paragraphe 29 ci-dessus). Elle note qu’en matière d’urbanisme, le risque de dépérissement des preuves d’une infraction est susceptible d’être, comme en l’espèce, très limité, pour ne pas dire inexistant, et qu’il ne peut donc justifier une ingérence dans un domicile sans l’assentiment de son occupant ou, à défaut, sans l’autorisation d’une autorité judicaire.
68. Par ailleurs, la Cour a déjà jugé que l’absence d’autorisation préalable d’un juge, ne pouvait être contrecarrée que par un contrôle judiciaire ex post factum sur la légalité et la nécessité de cette mesure d’instruction et que ce contrôle devait être efficace (Gutsanovi, précité, §§ 220-222). Or, en l’espèce, la Cour observe que le recours devant la chambre de l’instruction tendant à l’annulation du procès-verbal de visite domiciliaire, dressé sans assentiment préalable de son occupant, est dépourvu de tout effet utile, les juridictions internes ayant refusé d’annuler ce procès-verbal sur le fondement de l’inviolabilité du domicile (paragraphes 22-25 ci-dessus).
69. La Cour considère dès lors que, faute d’accord de l’occupant ou à défaut d’une autorisation judiciaire, et a fortiori en l’absence d’une voie de recours effective, la visite effectuée le 19 mars 2009 en matière d’urbanisme ne saurait passer comme proportionnée aux buts légitimes recherchés.
70. Il s’en suit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
71. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Frais et dépens
72. Le requérant demande 26 338 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes (dont 4 784 EUR pour sa défense devant la Cour de cassation) et 10 200 EUR pour ceux engagés devant la Cour, soit une somme totale de 36 538 EUR.
73. Le Gouvernement soutient que certaines factures émises pour des procédures internes n’ont aucun lien avec la violation alléguée par le requérant. Il considère également que les montants sollicités, tant au titre des frais devant la Cour de cassation que devant la Cour, paraissent excessifs. Il indique qu’il pourrait être proposé au requérant, au titre des frais et dépens, une somme allant de 4 000 à 6 000 EUR.
74. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 16 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
B. Intérêts moratoires
75. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 16 000 EUR (seize mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 mai 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Milan BlaškoAngelika Nußberger
Greffier adjointPrésidente