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21/05/2019 | CEDH | N°001-193075

CEDH | CEDH, AFFAIRE G.K. c. BELGIQUE, 2019, 001-193075


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE G.K. c. BELGIQUE

(Requête no 58302/10)

ARRÊT

STRASBOURG

21 mai 2019

DÉFINITIF

21/08/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire G.K. c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Iva

na Jelić,
Arnfinn Bårdsen, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 avril 2019,

Rend ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE G.K. c. BELGIQUE

(Requête no 58302/10)

ARRÊT

STRASBOURG

21 mai 2019

DÉFINITIF

21/08/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire G.K. c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 avril 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58302/10) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme G.K. (« la requérante »), a saisi la Cour le 8 décembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement).

2. La requérante a été représentée par Me F. van Bergen, avocat exerçant à Anvers. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, service public fédéral de la Justice.

3. La requérante allègue avoir été privée par le sénat de son mandat de sénatrice de manière irrégulière et ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif pour contester la décision du sénat.

4. Le 27 novembre 2017, les griefs tirés de l’article 3 du Protocole no 1 et de l’article 13 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante fut élue sénatrice lors des élections législatives fédérales du 13 juin 2010.

A. Le contexte de la démission de la requérante

6. Au mois d’août 2010, au cours d’un voyage à titre privé en Asie, la requérante fut suspectée d’avoir commis des infractions liées à la drogue, ce qu’elle démentit. Elle en informa P., le président du sénat belge et également membre de son parti politique.

7. Dès son arrivée à Bruxelles le 31 août 2010, après plus de 24 heures de voyage, elle fut immédiatement convoquée par P. Étaient également présents lors de l’entretien W. et H., deux autres sénateurs et respectivement président de son parti politique et chef de groupe du même parti.

8. D’après la requérante, à l’issue de l’entretien, elle fut contrainte de signer une lettre de démission de son mandat de sénatrice qui avait été préalablement rédigée. La lettre était rédigée comme suit :

« Suite à notre conversation du 31 août 2010 au cours de laquelle je vous faisais part de mon souhait de déposer mon mandat de sénatrice pour des raisons personnelles, je vous notifie par la présente ma démission par écrit.

Je me chargerai de traiter au mieux les dossiers en cours afin d’assurer une transition fluide pour tout le monde. »

9. Le 2 septembre 2010, le directeur général du sénat envoya une lettre à la requérante confirmant la bonne réception de la lettre de démission et il lui fournit des informations relatives à l’indemnité de départ.

B. La procédure de contestation de la validité de la démission devant le sénat

10. Par exploit d’huissier notifié le 6 septembre 2010, la requérante adressa une lettre au président du sénat l’informant qu’elle souhaitait poursuivre son mandat de sénatrice. Elle fit valoir qu’une importante pression avait été exercée sur elle au cours de la conversation du 31 août 2010 et que les personnes présentes l’avaient menacée de déposer des plaintes contre elle qui seraient dommageables pour sa carrière professionnelle non politique. Elle en conclut que, en application de l’article 1109 du code civil, sa démission était nulle puisqu’elle avait été signée sous la contrainte. Il s’ensuivait que la prestation de serment d’un nouveau sénateur la remplaçant serait inconstitutionnelle. La requérante accusa également le président du sénat d’avoir utilisé ses pouvoirs en tant que président pour poursuivre les objectifs de son propre parti politique et, en l’occurrence, pour suivre les instructions de W., président du parti, qui souhaitait sa démission.

11. Par exploit d’huissier notifié le 14 septembre 2010, la requérante adressa une nouvelle lettre au président du sénat. Elle déduisit de l’absence de réponse de la part du président du sénat à sa précédente lettre qu’il acquiesçait à son contenu. Elle expliqua que l’agenda de la session plénière du sénat du 12 octobre 2010 contenait à tort une référence à la démission de la requérante puisqu’il n’était pas question de démission. Elle rappela que la signature de la lettre le 31 août 2010 lui avait été extorquée sous la contrainte morale et elle réitéra ses accusations selon lesquelles le président du sénat agissait pour le compte de son propre parti et non pas dans l’intérêt du sénat tel que le commandait pourtant son mandat.

12. Le 16 septembre 2010, il fut accusé réception des deux lettres de la requérante. Le secrétaire général du sénat précisa que l’absence de réaction à la lettre du 6 septembre n’indiquait aucunement l’accord du président avec le contenu et qu’il revenait à l’assemblée plénière du sénat de se prononcer sur le fond de l’affaire à l’occasion de la vérification des pouvoirs du successeur de la requérante.

13. Entretemps, le 15 septembre 2010, le service juridique du sénat avait émis un avis selon lequel la démission de la requérante avait pris effet de manière irrévocable dès le moment de sa remise au président du sénat et sans que celle-ci ne doive être validée par l’assemblée plénière.

14. Cet avis fut complété par un deuxième avis du 21 septembre 2010 relatif à la contestation de la validité d’une démission pour cause d’absence de consentement. De l’avis du service juridique du sénat, lorsqu’un sénateur conteste la validité de sa démission, cette question est traitée tôt ou tard par le sénat, au moins de manière tacite au moment où le sénat est amené à vérifier les pouvoirs d’un successeur. L’appréciation de la régularité de la composition du sénat revenait à lui seul puisque, en application de l’article 48 de la Constitution, il était le seul compétent pour vérifier les pouvoirs de ses membres. Le service juridique précisa qu’il fallait néanmoins tenir compte du fait qu’une contestation de la validité de la démission d’un sénateur pourrait, à terme, être portée devant un tribunal, probablement sous la forme d’une demande d’indemnité. Quoi qu’il en soit, il ne revenait en tout cas pas à un tribunal d’obliger le sénat ou de lui interdire d’attribuer un mandat de sénateur à l’une ou l’autre personne.

C. La procédure en référé

15. Le 1er octobre 2010, la requérante introduisit une demande en référé devant le président du tribunal de première instance de Bruxelles par laquelle elle demanda au président du tribunal de dire pour droit que le sénat ne pouvait pas faire application des articles 48 de la Constitution et 235 du code électoral compte tenu de l’absence d’un siège vacant dès lors que la démission de la requérante était entachée d’un vice de consentement, et que le sénat ne pouvait partant pas laisser une autre personne prêter le serment de sénateur comme son successeur. Aussi, elle demanda au président du tribunal de confirmer qu’elle avait le droit de poursuivre son mandat de sénatrice, à tout le moins jusqu’à ce que le tribunal se prononce sur le fond.

16. Dans ses conclusions, l’État belge argua à titre principal qu’en vertu de l’article 48 de la Constitution les tribunaux de l’ordre judiciaire n’étaient pas compétents pour statuer sur la demande de la requérante.

17. Par une ordonnance du 8 octobre 2010, le président du tribunal de première instance de Bruxelles se déclara sans juridiction pour connaître du litige. Il considéra que lors de la vérification des pouvoirs, le sénat vérifiait que les candidats élus, titulaires et suppléants, étaient élus selon les voies légales et/ou qu’il n’y avait pas de motif d’inéligibilité. Seul le sénat était compétent pour se prononcer sur la régularité des élections, et aucun recours n’était ouvert contre une décision du sénat concernant la vérification des pouvoirs, ni devant les tribunaux de l’ordre judiciaire, ni devant le Conseil d’État, ni devant la Cour constitutionnelle. Le président du tribunal considéra ensuite que l’examen de la régularité de la démission de la requérante effectué par le sénat était un préalable à la vérification des pouvoirs de son successeur, et que seul le sénat était, en application de l’article 48 de la Constitution, compétent pour ce faire. Dès lors, si le sénat vérifiait les pouvoirs du successeur de la requérante et procédait à la prestation de serment de celui-ci, c’est qu’il considérait que la démission de la requérante était régulière. Un contrôle par l’ordre judiciaire de cette compétence décisionnelle autonome du sénat irait, selon le président du tribunal, à l’encontre de l’article 48 de la Constitution et du principe de la séparation des pouvoirs.

D. La séance plénière du sénat du 12 octobre 2010

18. Le 12 octobre 2010, le sénat se réunit en séance plénière.

19. La requérante soutient que l’accès à la salle de l’assemblée fut bloqué par les services de sécurité du sénat afin de l’empêcher d’y entrer.

20. Un membre du bureau du sénat donna lecture du rapport du bureau qui s’était réuni les 23 septembre et 7 octobre 2010. Il rappela qu’en vertu de l’article 6 du règlement du sénat, lorsqu’un sénateur démissionne, il revient au bureau, siégeant en qualité de commission de vérification des pouvoirs, de procéder aux vérifications utiles et de préparer sur ce point les délibérations de l’assemblée plénière. Le bureau estima qu’en l’absence de dispositions légales ou réglementaires, quatre principes devaient être appliqués au moment de la vérification des pouvoirs : 1) la démission d’un sénateur produit par elle-même ses effets ; 2) la démission d’un sénateur ne doit être acceptée ni par le président du sénat, ni par le bureau, ni par l’assemblée plénière ; 3) la démission d’un sénateur est irrévocable ; 4) il appartient au sénat de vérifier s’il existe des éléments qui établissent de manière manifeste que l’acte de démission aurait été accompli dans des conditions irrégulières. En tenant compte de ces quatre principes et des éléments contenus dans le dossier, notamment les déclarations faites par la requérante et son avocat, le bureau considéra qu’il ne s’indiquait pas de mettre en doute la validité de la démission de la requérante. Partant, le bureau procéda à la vérification des pouvoirs de son successeur. Il suggéra à l’assemblée plénière d’approuver les conclusions de son rapport, d’accepter le successeur comme membre du sénat et d’entendre sa prestation de serment.

21. Après un débat, les conclusions du rapport du bureau furent adoptées par l’assemblée plénière par assis et levé. Immédiatement après, le successeur de la requérante prêta le serment constitutionnel.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La compétence en matière de contentieux postélectoral

22. L’article 48 de la Constitution dispose :

« Chaque Chambre [fédérale] vérifie les pouvoirs de ses membres et juge les contestations qui s’élèvent à ce sujet. »

23. En application de la disposition précitée, les juridictions belges se déclarent, de manière constante, incompétentes pour traiter des questions relatives aux élections qui leur ont été soumises, qu’elles aient été portées devant la Cour constitutionnelle (arrêt no 34 du 19 février 1987, arrêt no 20/2000 du 23 février 2000, arrêt no 81/2000 du 21 juin 2000, arrêt no 30/2003 du 26 février 2003, arrêt no 152/2009 du 13 octobre 2009), la Cour de cassation (Cass., 18 octobre 1995, Pas., 1995, I, no 925, Cass., 11 juin 2004, C.D.P.K., 2004, no 553) ou le Conseil d’État (CE, no 17.303 du 25 novembre 1975, CE, no 22.250, 12 mai 1982, CE, no 24.614 du 12 septembre 1984, CE, no 27.619 du 4 mars 1987, CE, no 49.237 du 23 septembre 1994, CE, nos 53.170, 53.171 et 53.172 du 8 mai 1995, CE, no 53.793 du 16 juin 1995, CE, no 54.395 du 6 juillet 1995, CE, no 55.271 du 22 septembre 1995, CE, no 118.570 du 24 avril 2003, CE, no 171.527, 24 mai 2007, CE, no 203.980 du 18 mai 2010).

24. Dans un arrêt no 20/2000 du 23 février 2000, la Cour d’arbitrage (désormais Cour constitutionnelle) précisa ce qui suit :

« Relève des principes de base de la structure démocratique de l’État, la règle selon laquelle les Chambres législatives élues disposent, dans l’exercice de leur mission, de l’indépendance la plus large possible. Cette indépendance s’exprime, entre autres, dans le contrôle qu’elles exercent elles-mêmes sur leurs membres, aussi bien pour ce qui concerne la validité du mandat que pour ce qui est de la manière dont celui-ci s’acquiert par voie d’élections. L’article 48 de la Constitution est une application de ce principe de base : il dispose que chaque Chambre vérifie les pouvoirs de ses membres et juge les contestations qui s’élèvent à ce sujet. »

B. La procédure relative à la démission d’un sénateur

25. Les dispositions pertinentes du code électoral, telles qu’en vigueur au moment des faits, se lisent comme suit :

Article 234

« Lorsque les Chambres sont réunies, elles ont seules le droit de recevoir la démission de leurs membres. Lorsqu’elles ne sont pas réunies, la démission peut être notifiée au Ministre de l’intérieur. »

Article 235

« En cas de vacance par option, décès, démission ou autrement, le nouveau sénateur ou représentant achève le terme de celui qu’il remplace.

Si des candidats appartenant à la même liste que le membre à remplacer ont été, lors de l’élection de celui-ci, déclarés suppléants, le suppléant arrivant le premier en ordre utile entre en fonctions. Toutefois, préalablement à son installation comme représentant ou sénateur, la Chambre compétente procède à une vérification complémentaire de ses pouvoirs au point de vue exclusif de la conservation des conditions d’éligibilité. »

26. Les dispositions pertinentes du règlement du sénat, telles qu’en vigueur au moment des faits, se lisent comme suit :

Article 3

« Les pièces justificatives concernant la répartition des sièges et la désignation des sénateurs ainsi que les protestations et oppositions auxquelles celles-ci auraient donné lieu sont remises à la commission de vérification des pouvoirs, qui désigne un ou plusieurs de ses membres pour faire rapport au Sénat.

Les réclamations doivent parvenir au Sénat avant la vérification des pouvoirs. Si elles sont basées sur des faits constatés par des documents, ceux-ci y sont joints.

Le Sénat se prononce sur la validité des élections, et le président proclame sénateurs et sénateurs suppléants ceux dont les pouvoirs ont été déclarés valides. »

Article 6

« Après la constitution du Bureau définitif, en cas d’élections partielles ou de remplacement d’un sénateur, la vérification des pouvoirs est assurée par le Bureau, conformément aux dispositions de l’article 3. Le bureau désigne un de ses membres pour faire rapport à l’assemblée. »

27. En vertu de l’article 8 du règlement du sénat, le bureau est exclusivement composé de sénateurs. À l’époque des faits, le bureau était composé de P. en tant que président du sénat, de trois vice-présidents, de trois questeurs et des neuf présidents des groupes politiques représentés dans les commissions parlementaires, dont H.

28. Le président du sénat a toujours une voix délibérative (article 10 du règlement).

C. Les précédents en matière de démission de parlementaires belges

29. La requérante fait état de deux situations relatives à la rétractation d’une démission d’un membre de parlement ayant eu lieu par le passé en Belgique. La première concerne la rétractation de la démission d’un représentant siégeant au sein de la Chambre fédérale des représentants au cours de la législature 2003-2007 qui fut acceptée dans la mesure où celle‑ci n’avait pas encore été notifiée à l’assemblée plénière.

30. Le deuxième cas relaté par la requérante concerne une situation dans laquelle un membre suppléant du parlement flamand fit part de son souhait de ne pas être appelé à siéger si un siège devenait vacant. Cette lettre de démission avait été soumise à l’assemblée plénière du parlement flamand au début de la législature de 2003. Près de trois ans plus tard, la même personne écrivit au président du parlement flamand qu’elle souhaitait revenir sur sa démission et être appelée en cas de siège vacant. La commission de vérification des pouvoirs du parlement flamand considéra qu’à partir du moment où l’assemblée plénière avait pris connaissance de la lettre de démission, celle-ci était devenue irrévocable et la radiation de la personne de la liste des membres suppléants était devenue définitive.

D. Les dispositions légales relatives au consentement

31. L’article 1109 du code civil dispose :

« Il n’y a point de consentement valable, si le consentement n’a été donné que par erreur, ou s’il a été extorqué par violence ou surpris par dol. »

32. L’article 1112 du code civil précise :

« Il y a violence, lorsqu’elle est de nature à faire impression sur une personne raisonnable, et qu’elle peut lui inspirer la crainte d’exposer sa personne ou sa fortune à un mal considérable et présent.

On a égard, en cette matière, à l’âge, au sexe et à la condition des personnes. »

E. L’action en responsabilité pour faute contre l’État

33. Une action indemnitaire contre l’État pour faute de l’un de ses organes peut être mise en mouvement sur le fondement des dispositions suivantes du code civil, qui constituent le droit commun de la responsabilité civile :

Article 1382

« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par lequel il est arrivé, à le réparer. »

Article 1383

« Chacun est responsable du dommage qu’il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1

34. La requérante allègue qu’elle a été privée de son mandat de sénatrice en violation de l’article 3 du Protocole no 1 qui est ainsi libellé :

« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

35. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

1. L’exception soulevée par le Gouvernement

36. Le Gouvernement soulève une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes, faute pour la requérante d’avoir introduit une action en responsabilité contre l’État sur le fondement des articles 1382 et 1383 du code civil. Une telle procédure pouvait conduire à l’engagement de la responsabilité de l’État dans sa fonction législative. À supposer qu’il y ait un doute quant à l’effectivité d’un tel recours en l’absence de précédent, le Gouvernement rappelle que le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non‑utilisation du recours en question. En effet, le juge judiciaire doit donner plein effet à la Convention en la faisant prévaloir, le cas échéant, sur la Constitution. À cet égard, le Gouvernement souligne que le litige ne relevait pas d’un contentieux électoral puisque les dispositions du code civil étaient invoquées par la requérante pour contester la validité de sa démission. Il aurait donc été naturel qu’une action civile soit exercée par la requérante avant d’introduire sa requête devant la Cour.

37. La requérante relève que le Gouvernement soutient devant la Cour une thèse contraire à celle qu’il a soutenue au cours de la procédure interne devant le président du tribunal de première instance (paragraphe 17, ci‑dessus). En effet, au cours de cette procédure, le Gouvernement avait défendu la thèse selon laquelle cette matière échappe entièrement au pouvoir judiciaire. La requérante rappelle à cet égard que l’État n’a pas le droit de développer devant la Cour des arguments contraires à ceux développés au cours de la procédure interne (Kolompar c. Belgique, 24 septembre 1992, § 32, série A no 235‑C). Elle rappelle également que rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs. Or la requérante fait valoir qu’exercer un recours devant une juridiction belge, quelle qu’elle soit, aurait été, eu égard à la jurisprudence de l’ensemble des tribunaux belges, voué à l’échec puisque, tel que le Gouvernement l’admet, aucun tribunal n’était compétent pour examiner la régularité de la démission de la requérante.

2. Appréciation de la Cour

38. La Cour renvoie aux principes relatifs à l’épuisement des voies de recours internes tels qu’elle les a notamment énoncés dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014).

39. Elle rappelle qu’elle a déjà jugé dans une affaire relative à la démission contestée d’un député serbe qu’un recours civil ne constituait pas un recours effectif dans les circonstances particulières de l’affaire dans la mesure où rien n’indiquait que l’annulation de la lettre de démission litigieuse aurait permis de restaurer le mandat de député du requérant (Paunović et Milivojević c. Serbie, no 41683/06, § 48, 24 mai 2016).

40. En l’espèce, la Cour constate qu’un recours intenté sur le fondement de l’article 1382 du code civil aurait, au mieux, permis à la requérante d’obtenir une indemnisation pour le préjudice subi si elle avait pu démontrer que sa démission n’avait pas été régulière. Un tel recours ne lui aurait en aucun cas permis de poursuivre son mandat de sénatrice et n’était donc pas susceptible d’offrir à la requérante un redressement adéquat. La Cour en conclut que le recours indemnitaire n’était pas en l’espèce une voie de recours à épuiser au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Partant, elle rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.

41. Par ailleurs, constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) La requérante

42. La requérante rappelle les circonstances dans lesquelles elle fut mise sous pression pour signer la lettre de démission le 31 août 2010 et qu’elle informa le sénat à deux reprises avant la première séance plénière suivante de son souhait de poursuivre son mandat de sénatrice.

43. La requérante estime que le fait qu’aucun recours n’était possible devant un tribunal pour contester la décision de l’assemblée plénière du sénat est en soi contraire à la Convention (Grosaru c. Roumanie, no 78039/01, CEDH 2010). Seul le bureau du sénat examina la régularité de sa démission alors qu’il s’agit d’un organe entièrement politique qui n’est pas en mesure de prendre une décision en toute indépendance et impartialité, ce d’autant plus que P. et H. – qui l’avaient mise sous pression le 31 août 2010 – étaient juges et parties puisqu’ils étaient tous deux respectivement président et membre du bureau qui examina la régularité de la démission. Le recours devant le sénat ne saurait donc être considéré comme un recours effectif.

44. De plus, la requérante fait valoir qu’il n’existait à l’époque des faits aucune réglementation claire et prévisible quant à la procédure à suivre en cas de démission d’un sénateur. Les avis rendus par le service juridique du sénat les 15 et 21 septembre 2010 (paragraphes 13 et 14, ci‑dessus) n’étaient pas cohérents avec les précédents s’étant produits devant la Chambre fédérale des représentants et le parlement flamand (paragraphes 29 et 30, ci‑dessus) et ces avis étaient de surcroît postérieurs à la démission de la requérante. D’après cette dernière, les deux avis furent ainsi rédigés « à la tête du client » et « pour les besoins de la cause ».

45. En outre, la requérante dit n’avoir pas bénéficié de garanties procédurales contre l’arbitraire. Elle n’a pas été entendue par le bureau. Celui‑ci était forcément influencé par les membres de son parti politique qui souhaitaient sa démission. De plus, la proposition du bureau intervint quelques jours après qu’un accord politique ait été trouvé concernant un dossier important, ce qui confortait le président du sénat d’obtenir l’aval de la plénière pour valider la démission de la requérante, les autres partis politiques ne voulant pas mettre en danger leur pouvoir de négociation dans le dossier en question à une époque où il n’y avait pas encore de gouvernement en Belgique après les élections fédérales du 13 juin 2010. La requérante en veut pour preuve une lettre datée du 24 septembre 2010 du président d’un autre parti politique qui indique explicitement que son parti politique souhaitait faire prévaloir les négociations entre partis politiques sur la démission individuelle de la requérante. Enfin, la requérante soutient qu’elle fut empêchée d’entrer dans l’enceinte du sénat pour assister à la plénière du 12 octobre 2010 par les services de la sécurité sur ordre du président du sénat.

b) Le Gouvernement

46. Le Gouvernement rappelle d’emblée que la requérante n’a pas été privée de son mandat par l’assemblée du sénat, mais qu’elle a elle-même présenté sa démission. Or, en Belgique une démission présentée par un parlementaire produit immédiatement ses effets, contrairement aux pays dans lesquels la démission doit d’abord être acceptée par l’assemblée concernée. Ce principe fut confirmé par le service juridique du sénat dans sa note du 15 septembre 2010 (paragraphe 13, ci-dessus). La régularité de la démission pouvait ensuite être remise en cause à l’occasion de la vérification des pouvoirs du successeur du parlementaire démissionnaire.

47. Or le Gouvernement fait valoir que la contestation a posteriori par la requérante de sa démission a été traitée sur la base de quatre principes rigoureusement énoncés par le bureau réuni pour la vérification des pouvoirs et rappelés ensuite au cours de la séance plénière du 12 octobre 2010 (paragraphe 20, ci-dessus). De l’avis du Gouvernement, la question de la démission d’un parlementaire relève de l’autonomie constitutionnelle des États, ce qui impliquerait qu’une marge de manœuvre particulièrement ample leur soit reconnue. L’interprétation du droit interne et, en particulier, des règles constitutionnelles relatives aux mandats parlementaires, relève des autorités nationales. Ce principe vaudrait a fortiori sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 1 (Federación nacionalista Canaria c. Espagne (déc.), no 56618/00, CEDH 2001‑VI). En l’occurrence, le Gouvernement estime qu’en faisant application des principes susmentionnés, le sénat n’a pas versé dans l’arbitraire mais qu’il a au contraire appliqué les dispositions constitutionnelles et légales de manière correcte, consciencieuse et loyale. À titre surabondant, le Gouvernement fait valoir que la requérante n’a pas établi en l’espèce la contrainte ou la violence qui aurait entaché sa démission.

48. Enfin, le Gouvernement soutient que la présente affaire se distingue des affaires Gaulieder c. Slovaquie (no 36909/97, rapport de la Commission du 10 septembre 1999) et Paunović et Milivojević (précitée) puisque, contrairement à ces affaires, en l’espèce la lettre de démission est intervenue après l’élection, qu’elle était correctement datée et signée par la requérante et qu’elle a été remise au président du sénat par la requérante elle-même. Le Gouvernement en conclut que la requérante n’a pas été arbitrairement privée de son mandat de sénatrice.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

49. La Cour rappelle que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 sont cruciaux pour l’établissement et le maintien des fondements d’une véritable démocratie régie par la prééminence du droit (Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 47, série A no 113, et Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 103, CEDH 2006‑IV).

50. Elle a également jugé que l’article 3 du Protocole no 1 implique des droits subjectifs, dont le droit de se porter candidat à des élections (Mathieu‑Mohin et Clerfayt, précité, §§ 46-51). Celui-ci ne se limite pas à la simple possibilité de participer aux élections en tant que candidat. Une fois élue, la personne concernée a également le droit d’exercer son mandat (Riza et autres c. Bulgarie, nos 48555/10 et 48377/10, § 141, 13 octobre 2015, et Paunović et Milivojević, précité, § 58).

51. La Cour rappelle ensuite que les droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1 ne sont pas absolus. Il y a place pour des « limitations implicites », et les États contractants disposent d’une ample marge d’appréciation en la matière (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, Ždanoka, précité, § 103, et Podkolzina c. Lettonie, no 46726/99, § 33, CEDH 2002-II). Il existe de nombreuses manières d’organiser et de faire fonctionner les systèmes électoraux et une multitude de différences au sein de l’Europe (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 61, CEDH 2005‑IX). Il appartient cependant à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’observation des exigences de l’article 3 du Protocole no 1 ; il lui faut s’assurer que les conditions imposées ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité, qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se révèlent pas disproportionnés (Mathieu-Mohin et Clerfayt, précité, § 52, et Ždanoka, précité, § 104).

b) Application au cas d’espèce

52. Lors des élections législatives fédérales du 13 juin 2010, la requérante fut élue sénatrice. Le 31 août 2010, elle signa une lettre de démission dont elle tenta, quelques jours plus tard, de se rétracter en faisant valoir auprès du président du sénat qu’une forte pression avait été exercée sur elle lors de la signature et que ceci avait vicié son consentement (paragraphes 10 et 11, ci‑dessus). Lors de la séance plénière du 12 octobre 2010, le sénat estima, à l’instar du rapport du bureau, qu’il ne s’indiquait pas de mettre en doute la validité de la démission de la requérante. Partant, le sénat prit acte de la démission de cette dernière et valida les pouvoirs de son successeur (paragraphe 20, ci-dessus).

53. La Cour a déjà jugé que le refus d’accepter la révocation de la démission d’un membre du parlement ou de sa renonciation à siéger poursuit un but légitime, à savoir la garantie de la sécurité juridique dans le cadre du processus électoral (Occhetto c. Italie (déc.), no 14507/07, § 49, 12 novembre 2013). S’il était loisible à un candidat de présenter une renonciation à un mandat parlementaire et de pouvoir ensuite la révoquer à tout moment, il y aurait incertitude quant à la composition du corps législatif (ibidem). Il ne saurait donc être déduit de l’article 3 du Protocole no 1 une obligation pour les instances nationales compétentes de permettre à un parlementaire de révoquer sa démission à tout moment.

54. Cela étant, la Cour considère que la présente affaire se distingue de l’affaire Occhetto (précitée) dans laquelle le requérant avait de son plein gré signé un acte de renonciation (ibidem, § 50). En l’espèce, la requérante fait valoir que tel n’a pas été le cas. Il ne revient pas à la Cour de déterminer si la démission de la requérante avait été librement consentie ou si la signature de la lettre litigieuse du 31 août 2010 lui avait été extorquée au sens de l’article 1109 du code civil. La réponse à cette question n’est de toute manière pas déterminante pour l’issue de l’affaire. La Cour estime en effet qu’en l’espèce, dans la mesure où la requérante a explicitement indiqué à plusieurs reprises que sa démission avait été contrainte et qu’elle souhaitait poursuivre son mandat de sénatrice, il existait à tout le moins une contestation sur la validité de la démission de la requérante.

55. La Cour va donc s’attacher à déterminer si la décision du sénat d’accepter comme valable la démission de la requérante a constitué une violation de l’article 3 du Protocole no 1.

56. La Cour rappelle que dans d’autres affaires relatives à l’article 3 du Protocole no 1, elle a souligné que le processus décisionnel concernant l’inéligibilité ou la contestation de résultats électoraux devait être entouré d’un minimum de garanties contre l’arbitraire (Podkolzina, précité, § 35, Kovatch c. Ukraine, no 39424/02, §§ 54-55, CEDH 2008, Kerimova c. Azerbaïdjan, no 20799/06, §§ 44‑45, 30 septembre 2010, et Riza et autres, précité, § 143). Elle estime que tel doit également être le cas lorsqu’une contestation s’élève à l’égard de la démission d’un membre du parlement qui souhaite se rétracter ou faire valoir que sa démission n’était pas valable au regard du droit interne.

57. À cet égard, la Cour considère en premier lieu que le pouvoir autonome d’appréciation de l’organe prenant la décision ne doit pas être excessif ; il doit être, à un niveau suffisant de précision, circonscrit par les dispositions du droit interne. En effet, si l’article 3 du Protocole no 1 ne contient pas une référence explicite à la « légalité » de toute mesure prise par l’État, la prééminence du droit, un des principaux fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III). Ce principe implique l’obligation pour les États de mettre en place un cadre législatif afin de respecter les obligations découlant de la Convention en général et de l’article 3 du Protocole no 1 en particulier (Paunović et Milivojević, précité, § 61).

58. En l’espèce, la Cour constate qu’au moment des faits litigieux ni la loi ni le règlement du sénat ne prévoyaient une procédure pour les cas de rétractation de la démission d’un sénateur. En particulier, la Cour relève que, contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, il n’était pas déterminé si la démission produisait par elle-même ses effets et était irrévocable ou si elle ne devenait irrévocable qu’après l’approbation de celle-ci par l’assemblée plénière. Dans deux cas de révocation d’une démission d’un parlementaire d’autres assemblées législatives belges, les assemblées concernées décidèrent – à la différence du sénat en l’espèce – qu’une démission ou une renonciation ne devenait irrévocable qu’après avoir été soumise à l’assemblée plénière (paragraphes 29 et 30, ci-dessus). D’après les informations fournies par les parties, une telle situation ne s’était jamais produite auparavant au sein du sénat belge. En l’absence de toute réglementation, le service juridique du sénat fut appelé à rédiger deux avis les 15 et 21 septembre 2010 estimant in fine que, si la démission était irrévocable immédiatement, il revenait néanmoins à l’assemblée plénière du sénat de se prononcer sur la validité de la démission au moment de la vérification des pouvoirs du successeur (paragraphe 14, ci‑dessus). Ces avis précisèrent qu’il ne revenait en tout cas pas à une quelconque juridiction de se prononcer sur la régularité de la composition du sénat.

59. La Cour conclut de ce qui précède que le pouvoir autonome d’appréciation du sénat n’était pas circonscrit par les dispositions du droit interne à un niveau suffisant de précision.

60. Ensuite, la procédure elle-même doit être de nature à permettre aux personnes concernées de faire valoir leur point de vue et à éviter tout abus de pouvoir de la part de l’autorité compétente.

61. En l’espèce, la Cour considère que la procédure devant le sénat n’a pas présenté des garanties procédurales contre l’arbitraire. Le règlement du sénat prévoyait que le bureau était appelé à vérifier les pouvoirs du successeur de la requérante (paragraphe 26, ci‑dessus) et ainsi, indirectement, la régularité de la démission de la requérante. Or, ni la requérante ni son conseil ne furent entendus par le bureau. La requérante ne fut pas non plus invitée à présenter ses arguments par écrit avant l’adoption du rapport. Le bureau indiqua en effet avoir rédigé son rapport sur la base du dossier, constitué notamment des déclarations faites par la requérante et son avocat dans les lettres des 6 et 14 septembre 2010 (paragraphes 10 et 11, ci-dessus). Il ressort du rapport du bureau tel que présenté à l’assemblée plénière que le bureau a, en l’absence de dispositions légales ou réglementaires, appliqué quatre principes pour évaluer la validité de la démission de la requérante (paragraphe 20, ci‑dessus). La Cour constate toutefois qu’aucune motivation n’a été donnée quant aux raisons pour lesquelles le bureau a rejeté la thèse de la requérante et a estimé qu’il ne s’indiquait pas de mettre en doute la validité de sa démission.

62. De surcroît, le bureau était composé de sénateurs (paragraphe 27, ci‑dessus), dont P. et H. qui étaient directement mis en cause par la requérante comme ayant participé à la contrainte exercée sur elle le 31 août 2010 lors de la signature de la lettre de démission litigieuse (paragraphe 7, ci-dessus). Il ne ressort pas du dossier que P. et H. se soient abstenus de participer au débat relatif à la régularité de la démission de la requérante. En effet, le bureau s’étant réuni à huis clos, il n’est pas possible de savoir quelle a été leur part dans la discussion. De l’avis de la Cour, la composition du bureau du sénat n’était donc pas, dans les circonstances particulières de l’espèce, de nature à protéger la requérante contre l’apparence d’un poids prépondérant dans le processus décisionnel des sénateurs directement mis en cause.

63. Par la suite, le déroulement de la séance plénière du sénat n’a pas permis de remédier aux défaillances de la procédure ayant eu lieu devant le bureau. En effet, P. et H. furent également présents lors de la séance plénière du 12 octobre 2010, rien n’indique qu’ils se soient abstenus de voter et la requérante n’a pas eu la possibilité d’être entendue et de faire valoir ses arguments puisqu’elle fut empêchée par les services de sécurité du sénat d’entrer dans l’assemblée (paragraphe 19, ci-dessus).

64. Ainsi, eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour estime que la démission de la requérante de son mandat de sénatrice a été acceptée par le sénat sans qu’elle eût bénéficié de garanties procédurales contre l’arbitraire ce qui a porté atteinte à la substance même de ses droits garantis par l’article 3 du Protocole no 1.

65. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ À L’ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1

66. La requérante dénonce également une violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1. L’article 13 est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

67. La requérante allègue que le recours devant le bureau du sénat et l’assemblée plénière du sénat ne constituait pas un recours effectif compte tenu du fait qu’elle n’a bénéficié d’aucune garantie procédurale devant ces instances et que, tel que le Gouvernement l’admet, aucun tribunal n’était compétent pour examiner la régularité de sa démission.

68. Le Gouvernement rappelle que dans l’arrêt Grosaru (précité, § 28), la Cour a expressément considéré que la Belgique jouissait d’une longue tradition démocratique qui tendait à dissiper les doutes éventuels quant à la légitimité de la pratique consistant à ne pas prévoir d’autre recours que la validation par la chambre législative elle-même. Il fait valoir que plusieurs garanties ont entouré la procédure relative à la contestation de la validité de la démission de la requérante et en déduit que cette dernière a disposé d’un recours effectif devant le sénat.

69. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné sous l’angle de l’article 3 du Protocole no 1 et qu’il doit donc aussi être déclaré recevable. Toutefois, eu égard au constat relatif à l’article 3 du Protocole no 1 (paragraphes 64 et 65, ci-dessus), la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec la disposition précitée.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

70. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

71. La requérante réclame 381 032 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’elle estime avoir subi. Elle y inclut la perte de salaire (170 200 EUR), la perte de l’indemnité de départ (37 000 EUR), la perte du budget de dépenses d’un sénateur (86 400 EUR), la prime de vacances (12 432 EUR), et la perte des droits à pension (1 020 000 EUR qu’elle accepte de réduire à 50 000 EUR). Elle réclame en outre 25 000 EUR évalués ex aequo et bono au titre du préjudice moral qu’elle estime avoir subi.

72. Le Gouvernement soutient à titre principal que les montants réclamés par la requérante doivent être rejetés dès lors qu’elle aurait dû introduire une action en dommages et intérêts devant les juridictions judiciaires sur pied de l’article 1382 du code civil (Süzer et Eksen Holding A.Ş. c. Turquie, no 6334/05, § 172, 23 octobre 2012). À titre subsidiaire, le Gouvernement fait valoir que s’agissant de la perte de salaire, rien ne permettait d’affirmer que la requérante aurait exercé son mandat jusqu’au terme de la législature et qu’elle n’a en outre fourni aucune précision quant à l’activité qu’elle a exercé ni quant aux revenus qu’elle a perçus à la suite de sa démission (Lykourezos c. Grèce, no 33554/03, § 64, CEDH 2006‑VIII). Ensuite, le Gouvernement estime qu’aucune somme ne saurait être octroyée à la requérante au titre de la perte de l’indemnité de départ, du budget de dépenses et de la prime de vacances dès lors qu’il s’agit de frais liés à l’exercice de ses fonctions par la requérante qu’elle n’a pas dû supporter. Enfin, s’agissant de la perte des droits à pension, le Gouvernement ne voit pas en quoi la requérante pourrait revendiquer des droits à pension en se fondant exclusivement sur un article de presse duquel il ressort qu’un sénateur recevrait mensuellement un montant de 4 250 EUR. Le Gouvernement rappelle qu’un mandat parlementaire est limité à 4 ans et que rien ne permet d’affirmer que la requérante aurait continué à être élue aux futurs scrutins. En ce qui concerne le préjudice moral, le Gouvernement estime que le constat d’une violation offre un redressement suffisant.

73. La Cour rappelle qu’une réparation pour dommage matériel ne peut être octroyée que s’il existe un lien de causalité entre la perte ou le préjudice allégué et la violation constatée (Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 111, CEDH 2009 ; voir également Kingsley c. Royaume‑Uni [GC], no 35605/97, § 40, CEDH 2002‑IV, et Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 81, CEDH 2014). La Cour estime que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans le fait que la requérante n’a pu jouir des garanties minimales contre l’arbitraire. La Cour ne saurait spéculer sur ce qu’eût été l’issue de la procédure de contestation de la démission de la requérante si cette dernière avait bénéficié des garanties de l’article 3 du Protocole no 1. Dès lors, la Cour rejette la demande au titre du préjudice matériel (dans le même sens, Kavakçı c. Turquie, no 71907/01, § 53, 5 avril 2007, Sobacı c. Turquie, no 26733/02, § 39, 29 novembre 2007, et Grosaru, précité, 67). Elle estime toutefois, à la lumière des circonstances de l’espèce, que la procédure litigieuse a incontestablement causé à la requérante un tort moral auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier (mutatis mutandis, Ronald Vermeulen c. Belgique, no 5475/06, § 63, 17 juillet 2018). Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour lui alloue la somme de 5 000 EUR.

B. Frais et dépens

74. La requérante demande également 29 968,59 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, y inclus les frais d’avocat ainsi que les frais d’huissier de justice.

75. Le Gouvernement allègue qu’en l’absence de factures, il n’est pas établi que la requérante s’est acquitté des montants indiqués sur les relevés de prestations. Il demande donc à la Cour de rejeter la demande à ce titre.

76. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour note que, contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, la requérante a fourni la preuve qu’elle s’est acquittée des frais dont elle demande le remboursement. Ainsi, compte tenu des documents dont elle dispose, la Cour estime raisonnable la somme de 29 968,59 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.

C. Intérêts moratoires

77. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 3 du Protocole no 1 recevable ;

2. Déclare, à la majorité, le grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1 recevable ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3 du Protocole no 1 ;

5. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 29 968,59 EUR (vingt-neuf mille neuf cent soixante-huit euros et cinquante-neuf centimes), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 mai 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Mourou-Vikström.

R.S.
H.B.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE MOUROU‑VIKSTRÖM

1. Je ne peux respectueusement pas me rallier à l’avis de la majorité qui conclut à une violation de l’article 3 du Protocole no 1 à la Convention.

2. La requérante élue sénatrice le 13 juin 2010 fut convoquée le 31 août 2010, dès son retour de vacances, par le président du sénat belge qui se trouvait être membre de son parti politique. À l’issue de l’entretien, lors duquel étaient présents le président et le chef de groupe de son parti, elle signa une lettre de démission de ses fonctions de sénatrice.

3. Le 6 septembre 2010, elle adressa au président du sénat un courrier par lequel elle l’informait qu’elle entendait poursuivre ses fonctions de sénatrice. Elle faisait valoir qu’elle avait subi de fortes pressions morales lors de la signature du courrier de démission et que son consentement lui avait en réalité était extorqué sous la contrainte.

4. L’article 6 du règlement du sénat prévoit que lorsqu’un sénateur démissionne il revient au bureau siégeant en qualité de commission de vérification des pouvoirs de procéder aux vérifications utiles et de préparer les délibérations de l’assemblée plénière. Le bureau, réuni à deux reprises, les 23 septembre et 7 octobre 2010 n’estima pas qu’il y avait lieu de remettre en cause la régularité de la démission de la requérante.

5. Les éléments suivants doivent être pris en considération :

- La démission d’un élu est un acte unilatéral qui est selon l’avis donné le 15 septembre 2010 par le service juridique du sénat, irrévocable dès le moment de sa remise au président du sénat,

- La démission de la requérante de son mandat électif est, dans sa nature, radicalement différente de la contestation de résultats électoraux ou d’une décision d’inégibilité qui relève également de l’article 3 du protocole no1,

- L’insécurité institutionnelle qui pourrait résulter de démissions formalisées puis rétractées exige que la remise en cause d’un tel acte individuel, personnel soit rigoureusement encadrée et ne puisse être autorisée que dans des cas très précis,

- Par ailleurs, est-il besoin de relever que la situation d’une sénatrice portée par des suffrages récemment exprimés, n’est en rien comparable à celle d’un salarié qui se trouve dans une relation de subordination vis-à-vis de son employeur et qui peut légitimement être impressionné ?

- Si toutefois, un élu subissait des pressions pour démissionner, ce qui peut bien entendu se concevoir, des actions judiciaires de nature civile ou pénale, pourraient être engagées, afin de remettre en cause in fine la validité de l’acte de démission,

- Force est de constater que lorsque le bureau s’est réuni, la requérante n’avait pas engagé de telles actions afin de dénoncer et éventuellement de faire reconnaître judiciairement la contrainte dont elle disait avoir été l’objet,

- L’article 48 de la Constitution dispose que, suite à une démission, le sénat vérifie les pouvoirs du nouveau sénateur et a donc indirectement la possibilité de se prononcer, à cette occasion, sur la régularité de la démission,

- En l’espèce, l’appréciation de la régularité de la démission de la requérante confiée à un groupe de seize sénateurs composant le bureau, puis soumise l’assemblée plénière des sénateurs correspond à l’application de l’article 234 du code électoral en vigueur au moment des faits, selon lequel « lorsque les chambres sont réunies, elles ont seules le droit de recevoir la démission de leurs membres »,

- La vérification postérieure par le sénat des pouvoirs de ses membres constitue la phase ultime d’entérinement de la démission et a été régulièrement suivie,

- Même si l’avis rendu par le sénat le 15 septembre 2010 qui prévoit l’effet immédiat et irrévocable de la démission dès sa remise au président du sénat n’est pas conforme à l’article 234 du code électoral, il doit être considéré que la procédure a été régularisée lors de la réunion du sénat le 12 octobre 2010,

- Ainsi, la démission n’est pas devenue effective le jour de la remise de la lettre au président du sénat, mais a été entérinée le 12 octobre 2010, lors de la réunion en séance plénière du sénat qui a voté l’adoption du rapport du bureau.

6. Ainsi, il m’apparaît, contrairement à la majorité de la chambre, que sauf à vouloir remettre en question la marge d’appréciation de l’État belge en la matière, et ses choix procéduraux pour traiter la remise en cause d’une démission, il ne peut pas être conclu à une violation de l’article 3 du Protocole no 1.


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