CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE CHEBAB c. FRANCE
(Requête no 542/13)
ARRÊT
STRASBOURG
23 mai 2019
DÉFINITIF
07/10/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Chebab c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Ganna Yudkivska,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lado Chanturia, juges,
Jean-Marie Delarue, juge ad hoc,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 avril 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 542/13) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Fouhed Chebab (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 décembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me A. Devonec, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue une violation de l’article 2 de la Convention, en raison d’une mise en danger injustifiée de sa vie du fait de l’usage de la force par un policier et d’une absence d’enquête effective sur les faits.
4. Le 6 février 2015, le grief concernant l’article 2 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour. M. A. Potocki, juge élu au titre de la France, s’étant déporté pour l’examen de cette affaire (article 28 du règlement de la Cour), la présidente de la chambre a décidé de désigner M. Jean-Marie Delarue pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 b) du règlement).
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1976 et réside à Nancy.
1. Les faits à l’origine des blessures du requérant
6. Le 8 mars 2000, un résident de Thionville, C.M., sollicita l’intervention des forces de l’ordre vers 4 h 30, indiquant que deux hommes tentaient de cambrioler les appartements de son immeuble. Il précisa que l’un d’eux avait escaladé le mur jusqu’à sa fenêtre et que les intéressés étaient encore menaçants.
7. Des policiers furent dépêchés sur les lieux. Deux fonctionnaires de la brigade canine, B.S. et A.K., prirent contact avec C.M. qui les accompagna à l’arrière de l’immeuble et leur désigna deux hommes, B.R. et le requérant, qui étaient assis sur un banc situé à proximité d’un étang, au bord d’un chemin séparé du parterre de l’immeuble par un petit grillage. Les deux enquêteurs se dirigèrent alors vers les intéressés et procédèrent à leur interpellation. Au cours de cette dernière, B.S. fit usage de son arme de service en tirant un coup de feu qui blessa le requérant au niveau du cou et de l’épaule droite. Il indiqua à ses collègues, par la suite, que l’homme l’avait menacé avec un couteau. Ce dernier fut saisi.
2. La procédure concernant les faits reprochés au requérant
1. L’enquête menée par le commissariat de Thionville
8. Le requérant fut menotté et conduit au commissariat de police. À la suite de la constatation de ses blessures, il fut conduit à l’hôpital Bel Air de Thionville à 6 h 10 et placé dans une chambre sous la surveillance des policiers.
9. Une enquête fut ouverte par le commissariat de Thionville des chefs de tentative de vol par escalade et effraction. Dans ce cadre furent entendus, à 7 heures du matin, les deux fonctionnaires de la brigade anti-criminalité (BAC), intervenus sur les lieux peu après les faits, ainsi que, à 15 h 25, l’habitant ayant requis les forces de l’ordre.
10. Les deux fonctionnaires de la BAC, Y.B. et D.M., expliquèrent, lors de deux auditions, reprenant exactement les mêmes mots, s’être rendus sur les lieux et avoir trouvé A.K. menant un individu menotté vers l’avant de l’immeuble. Celui-ci leur avait demandé de se rendre à l’arrière du bâtiment. Là-bas, ils avaient trouvé B.S. qui venait de menotter un autre homme. Ils indiquèrent avoir constaté la présence d’un couteau à cran d’arrêt au sol, lame dépliée. Ils s’étaient rendus dans une zone plus éclairée et avaient constaté des traces de sang au niveau du cou de la personne qui venait d’être interpellée. Cependant, ce n’est qu’une fois au poste qu’ils avaient constaté la blessure. Y.B. précisa avoir immédiatement reconnu le requérant, l’ayant déjà arrêté à plusieurs reprises. Celui-ci lui avait déclaré : « j’ai pris des coups et je me suis fait tirer dessus mais si vous m’enlevez les menottes, je rentre chez moi et on en restera là ». D.M. expliqua avoir accompagné B.S. à la suite de l’interpellation pour obtenir des précisions auprès du plaignant C.M.
11. C.M. indiqua que, le matin même, vers 4 h 40, alors qu’il était attablé dans la cuisine de son appartement situé au premier étage, il avait constaté que quelqu’un essayait de soulever le volet depuis l’extérieur. Il avait alors lui-même ouvert celui-ci et avait constaté qu’un individu était suspendu au rebord de sa fenêtre. Une seconde personne se tenait en retrait. Il leur avait demandé « ce qu’ils foutaient là ». Le premier homme s’était laissé tomber au sol. C.M. ajouta avoir refermé sa fenêtre. Les deux intéressés, qui venaient de lui enjoindre de la laisser ouverte, l’avaient alors injurié. Il avait prévenu les forces de l’ordre. Quelqu’un avait crié « si tu téléphones aux flics, je te tue » et il avait reçu un projectile sur sa fenêtre alors qu’il était en ligne avec la police. Il avait refermé le volet et avait entendu un second impact qu’il pensait correspondre à celui d’une bouteille en verre. Il avait ensuite attendu l’arrivée des enquêteurs et leur avait désigné ses agresseurs. Pendant l’interpellation, il était resté en retrait pour ne pas risquer d’être reconnu. Il avait seulement entendu quelqu’un dire « viens ici, mets-toi à plat ventre et mets tes mains dans le dos », avant de percevoir le bruit d’une personne en train de courir, puis celui d’une détonation. Il avait également entendu plusieurs insultes adressées aux policiers. Il précisa que ces derniers ne portaient pas d’arme au moment où ils l’avaient quitté pour procéder à l’interpellation. C.M. reconnut B.R. comme étant l’homme resté en retrait lorsque le premier escaladait l’immeuble jusqu’à sa fenêtre.
2. L’enquête menée par le SRPJ de Metz
12. Le 8 mars 2000, à 9 h 15, le parquet saisit un autre service d’enquête, l’antenne de Metz du service régional de police judiciaire de Strasbourg (ci-après dénommée SRPJ de Metz).
13. À 11 h 35, le parquet fut informé du placement du requérant en garde à vue pour ces faits qualifiés de tentative de meurtre sur agent de la force publique. Il apparaît que les procès-verbaux de la procédure sont contradictoires quant à l’heure de la notification des droits du requérant : selon l’un d’eux, cette formalité fut accomplie à 11 h au moment du placement en garde à vue, alors que le procès-verbal de notification lui‑même indique 11 h 50. L’état du requérant fut jugé compatible avec une mesure de garde à vue en milieu hospitalier par le médecin légiste attaché au centre hospitalier régional de Metz-Thionville.
14. Lors de son audition, le requérant affirma avoir passé la nuit à jouer au foot avec plusieurs personnes. Ils avaient bu un peu de vin. Vers trois ou quatre heures, il s’était rendu en compagnie de B.R. sur le lieu où ils avaient été arrêtés, afin de rencontrer l’un des résidents de l’immeuble, G.S. Ils s’étaient assis sur un banc. Le requérant précisa qu’un voisin s’était plaint du bruit qu’ils faisaient en parlant fort. Plus tard, deux hommes habillés en noir étaient venus à leur rencontre en leur demandant de ne pas bouger. Il s’était levé avec les mains dans les poches pour demander ce qu’il se passait. Il déclara que les deux hommes s’étaient annoncés comme étant des policiers ; l’un d’entre eux lui avait porté un coup de matraque dans le cou et un autre sur la tête. Il avait alors demandé pourquoi on le frappait. Le fonctionnaire avait ensuite essayé de l’empoigner pour le mettre à terre, mettant son arme sur lui. Il avait été blessé par balle. Il précisa que, selon lui, le coup était parti « accidentellement ou par coup de stress ». Il reconnut avoir été porteur d’un couteau offert par son père, précisant ne l’avoir sorti à aucun moment. Il nia avoir menacé le policier et déclara qu’il était victime d’une « bavure ».
15. Une prise de sang fut pratiquée sur le requérant à 6 h. Elle révéla la présence de traces de cannabis et d’un taux d’alcool de 1,5 gramme par litre de sang. Par ailleurs, le médecin légiste M.T. constata sur l’intéressé des plaies par arme à feu correspondant à un projectile entré au niveau de la base du cou et sorti après un trajet horizontal oblique au milieu de la région postérieure du sommet de l’épaule droite. Il n’observa aucun trouble vasculaire, neurologique ou osseux et précisa que la motricité de l’épaule était normale. Il prescrivit une incapacité totale de travail (« ITT ») de trois jours, sous réserve de complications.
16. Le père du requérant reconnut le couteau saisi comme celui qu’il avait offert à son fils une semaine plus tôt environ.
17. B.R., comparse du requérant, déclara que ce dernier s’était disputé avec un locataire et avait escaladé l’immeuble jusqu’à hauteur de sa fenêtre pour mieux lui parler. Il expliqua que plus tard, alors qu’ils étaient tous deux assis sur un banc, il avait vu s’avancer deux hommes se présentant comme des policiers. Il indiqua s’être levé et être resté sur place. Il avait été menotté par l’un d’eux. Il avait demandé ce qu’il se passait et s’était vu répondre qu’il allait être emmené au poste. Alors qu’il était conduit vers l’entrée de l’immeuble, il avait entendu un coup de feu qui lui avait fait supposer que son ami « s’embrouillait » avec l’autre fonctionnaire. Il n’avait pu se retourner pour les regarder, ayant les mains attachées dans le dos. Il se souvint que le requérant s’était levé du banc en même temps que lui, mais précisa ignorer ce qu’il avait fait ensuite. Il ajouta qu’au cours de son acheminement au commissariat, il avait reçu un coup de poing de la part d’un enquêteur. Il affirma enfin que les deux policiers étaient vêtus d’une tenue sombre et ne tenaient absolument aucune arme à la main au moment de leur intervention. Ils ne s’étaient pas montrés menaçants vis-à-vis de lui.
18. Le procureur de la République prescrit de ne pas placer le fonctionnaire de police B.S., qui avait fait usage de son arme à feu, en garde à vue.
19. B.S., fonctionnaire de la brigade cynophile du commissariat de Thionville, indiqua avoir patrouillé ce soir-là en compagnie de son co‑équipier, A.K. Requis par la station directrice de la police, son collègue et lui avaient pris contact avec C.M. qui les avait conduits à l’arrière de son immeuble, afin d’expliquer le mode opératoire des auteurs de l’infraction qu’il venait de dénoncer. Reconnaissant ces derniers assis sur un banc, il les avait désignés aux deux fonctionnaires. B.S. expliqua avoir alors annoncé sa qualité de policier et s’être dirigé vers les deux hommes. Ceux-ci s’étaient immédiatement séparés pour échapper au contrôle. A.K. et lui avaient enjambé un grillage d’une hauteur de 80 centimètres environ, afin de suivre chacun l’un des deux individus. B.R. avait été interpellé par A.K. sans difficulté. B.S. déclara s’être dirigé vers le requérant qui marchait assez vite tout en se retournant pour le regarder. Il l’avait rattrapé après quelques mètres et celui-ci lui avait fait face en brandissant un couteau et en avançant vers lui tout en menaçant de le « planter ». B.S. indiqua avoir reculé mais s’être trouvé acculé contre un grillage protégé par des ronces. Estimant n’avoir aucune solution pour esquiver l’attaque, il avait sorti son arme de service et fait les sommations d’usage en disant : « lâche ça, lâche ça ». Le requérant avait continué à avancer vers lui et tenté de lui porter un coup de couteau. Il avait donc tiré dans sa direction, sans viser. L’homme avait alors laissé tomber son couteau. B.S. précisa lui avoir ordonné de se coucher au sol avant de l’immobiliser et de le menotter dans le dos. L’homme avait résisté en contractant vivement les bras. L’interpellation avait eu lieu à 4 h 50. L’équipage de la BAC était alors arrivé sur les lieux. L’un de ses membres avait écarté le couteau. Le requérant avait été transporté au commissariat après les palpations d’usage. B.S. expliqua avoir pris le couteau pour le remettre à l’officier de police judiciaire. Il avait ensuite retrouvé le plaignant (C.M.) pour obtenir un témoignage plus précis sur les faits dénoncés. Il affirma n’avoir constaté que le requérant avait été blessé par le coup de feu qu’une fois revenu au poste de police.
20. Le dépistage alcoolémique pratiqué sur B.S. se révéla négatif.
21. A.K. précisa quant à lui avoir été porteur ce soir-là, tout comme son co-équipier B.S., de sa tenue revêtue des insignes « police ». Aucun d’eux n’était porteur de sa matraque, pensant uniquement échanger avec le plaignant. Il confirma s’être dirigé, en compagnie de son collègue, vers deux hommes désignés par C.M. comme étant les individus ayant tenté d’escalader l’immeuble jusqu’à chez lui. Ceux-ci s’étaient levés. Le requérant parlait fort et avait demandé ce qu’on lui voulait sur un ton emporté. Les deux fonctionnaires s’étaient annoncés comme des policiers, ce qui avait provoqué le départ des individus, chacun dans une direction opposée. A.K. indiqua s’être dirigé vers B.R. qui marchait d’un pas rapide pour se soustraire au contrôle. Il l’avait rattrapé et saisi par la manche. L’homme se débattant, il avait dû le maîtriser au sol avant de le menotter. Ce faisant, il avait entendu son collègue dire très fort « lâche ça, lâche ça ». A.K. indiqua avoir alors levé la tête et constaté que le requérant avançait vers B.S., le bras tendu dans sa direction. Il n’avait pu voir s’il portait une arme. Il avait par la suite entendu un coup de feu et avait crié « B. ça va ? ». Son collègue lui avait répondu « ça va, il avait un couteau ». En se dirigeant vers la voiture de service, il avait vu B.S. ramener le requérant en compagnie de deux fonctionnaires de la BAC dont l’un avait retrouvé le couteau en position ouverte sur le lieu de l’interpellation. Le requérant avait ensuite proposé que la police le relâche et d’en rester là. Dans le véhicule le conduisant au commissariat, il s’était plaint d’une douleur à l’épaule ce qui avait permis de constater qu’il était blessé.
22. Un voisin, J.-M.R., révéla avoir été réveillé vers 4 h 30 par des cris provenant de l’arrière de l’immeuble. Il avait observé deux hommes qui s’asseyaient sur un banc en criant. Ils avaient tapé sur une table avec un bâton pour faire du bruit. Il avait ensuite constaté l’arrivée de deux policiers à la vue desquels les deux individus s’étaient séparés dans des directions opposées. Le premier avait été interpellé à une distance de sept à dix mètres du banc environ. Le second, parti dans la direction de l’autoroute le long d’un chemin bordant l’étang, s’était retrouvé dans le noir à un endroit que le témoin n’avait pu observer. J.-M.R. précisa avoir entendu le fonctionnaire qui l’avait poursuivi lui crier à plusieurs reprises « je veux voir tes mains... les deux... les deux... ». Il avait ensuite entendu une détonation. Le premier policier avait demandé à son collègue : « B. est-ce que ça va ? ». Son collègue était sorti de la zone non éclairée avec l’homme qu’il venait d’interpeller. Il l’avait fait mettre à terre et lui avait demandé de mettre les mains dans le dos. Le témoin précisa ne pas se souvenir avoir vu les fonctionnaires avec une matraque à la main.
23. La mesure de garde à vue fut levée à 19 h 15.
24. Le SRPJ conclut son enquête en estimant que B.S. avait fait usage de son arme dans le cadre de la légitime défense et que le requérant, sous l’effet de l’alcool et du cannabis, avait menacé celui-ci avec un couteau.
3. Le procès pénal
25. Le 19 mai 2000, le requérant fut cité devant le tribunal correctionnel de Thionville par le procureur de la République, pour violences volontaires sans incapacité totale de travail sur personne dépositaire de l’autorité publique, avec usage d’une arme.
26. Le 16 janvier 2001, le tribunal prononça la nullité de la procédure en raison du caractère tardif de la notification au requérant de ses droits.
27. Par un arrêt du 24 octobre 2001, la cour d’appel de Metz confirma ce jugement, ajoutant que la procédure était également nulle en raison du caractère irrégulier de la saisie du couteau. Elle releva en effet que les procès-verbaux versés au dossier par l’officier de police judiciaire ayant procédé à la saisie ne faisaient pas mention des circonstances de la découverte du couteau appartenant au requérant, du lieu et du moment précis de cette découverte, non plus que de l’identité de l’officier de police judiciaire ayant procédé à cette saisie. Elle ajouta que les multiples interventions pratiquées sur cet objet interdisaient toute constatation propre à la manifestation de la vérité, alors que le requérant et B.S. présentaient des versions tout à fait contraires des faits et que, en particulier, la présentation qu’en donnait le policier était conditionnée par la présence du couteau litigieux ouvert et dans la main de son antagoniste.
3. L’enquête concernant les blessures subies par le requérant
28. Le 18 juillet 2002, le requérant déposa plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Thionville, des chefs de tentative de meurtre, modification de l’état des lieux d’un crime par l’apport, le déplacement ou la suppression d’objets quelconques et violences ayant entraîné une ITT de plus de huit jours commises avec usage d’une arme par personnes dépositaires de l’autorité publique.
29. Le requérant fournit notamment un rapport d’expertise médicale, en date du 20 mars 2000, prolongeant de dix jours son ITT. Son auteur, le docteur B., constata, en plus des lésions provoquées par le coup de feu, un hématome de la partie droite du thorax d’une longueur de vingt centimètres et un comblement du creux sus-claviculaire droit. Il jugea ces blessures compatibles avec un coup porté par un objet d’une longueur au moins égale à celle de l’hématome, précisant que celui-ci avait été asséné alors que le requérant était debout et qu’il avait entrainé une fracture du tiers moyen de la clavicule. Il ajouta que celle-ci rendait impossible tout mouvement forcé du membre supérieur droit ou la tenue d’un objet quelconque. Enfin, il estima que la plaie par balle avait été constituée postérieurement aux lésions du thorax. Le requérant produisit également un certificat du docteur H, chirurgien orthopédique, qui attesta l’avoir examiné en urgence le 22 mars 2000 et avoir diagnostiqué une fracture de la clavicule droite plus ou moins méconnue et qui faisait suite à l’agression survenue une dizaine de jours auparavant. Enfin, le requérant remit un certificat médical émanant d’un médecin psychiatre qui avait constaté chez lui une réaction post‑traumatique.
30. Le 17 mars 2003, le procureur de la République requit l’ouverture d’une information judiciaire contre B.S. du chef de coups et blessures avec une arme ayant entraîné une ITT inférieure à huit jours.
31. Le 9 avril 2003, le requérant fut entendu en qualité de partie civile par le juge d’instruction. Il confirma les déclarations qu’il avait faites lors de son audition par le SRPJ de Metz (paragraphe 14 ci-dessus). Il apporta plus de précisions sur les circonstances de son interpellation. Ainsi, il reconnut s’être hissé au niveau de la fenêtre du voisin avec lequel il avait eu un accrochage verbal, puis avoir lancé un morceau de bois sur son volet. Il indiqua qu’après cet incident, lui et son ami étaient partis s’asseoir sur un banc. Lorsque les policiers étaient arrivés, il avait vu l’un d’eux avec une arme et une torche. Ceux-ci leur avaient demandé de ne pas bouger et avaient enjambé le grillage. L’un d’eux s’était approché de lui en lui demandant de se mettre face contre terre et de ne pas bouger. Il affirma avoir reçu un coup au niveau de la tempe gauche, sans doute porté avec la lampe torche, puis un autre sur la clavicule droite. Ensuite, le fonctionnaire lui avait tiré dessus. Il expliqua avoir uriné dans son pantalon et avoir dit « pourquoi ? ». À aucun moment, il n’avait menacé quiconque avec le couteau qu’il portait ce soir-là dans une poche, probablement de sa veste. Il avait ensuite été menotté puis d’autres policiers étaient arrivés sur place. Ils avaient examiné sa blessure et avaient observé « c’est du 22 », se retournant en direction de l’immeuble pour lui faire croire que quelqu’un avait tiré depuis ce dernier. Il estima avoir été laissé sur place pendant longtemps avant d’être emmené au commissariat. Il confirma avoir demandé aux fonctionnaires de le laisser partir en leur faisant observer qu’il s’était fait tirer dessus. Le 27 février 2004, le requérant déclara ne pas être rentré dans le commissariat, mais avoir été placé directement dans le fourgon des pompiers après son transfert dans le véhicule de police. Il révéla qu’en mars 2000, il avait appris de la bouche d’une belle-sœur de B.S. que celui-ci avait déjà eu des problèmes au cours d’interpellations et qu’il se vantait de faire passer les violences policières dont il était l’auteur pour des accidents. Lors de cette audition, il indiqua désormais qu’il avait reçu non pas un mais deux coups sur la clavicule droite.
32. La personne citée par le requérant fut identifiée comme étant M.‑N.W. Entendue, elle confirma l’avoir rencontré, mais contesta lui avoir fait les déclarations rapportées.
33. Le juge d’instruction se fit communiquer la procédure diligentée à l’encontre du requérant. Le 27 février 2004, il confia une commission rogatoire à l’inspection générale de la police nationale (« IGPN »), service de police chargé de veiller au respect, par les fonctionnaires de police, des lois et des règlements et du code de déontologie de la police nationale. Celle-ci réentendit les protagonistes des faits du 8 mars 2000 (à l’exception de B.S., celui-ci étant le mis en cause et de B.R., qui ne répondit pas aux convocations). Elle conclut qu’il était nécessaire de procéder à une expertise balistique et éventuellement à une reconstitution des faits, compte tenu des versions contradictoires entre B.S. et le requérant. S’agissant des blessures subies par ce dernier, les enquêteurs de la BAC se déclarèrent surpris d’avoir appris que l’intéressé avait eu la clavicule cassée, D.M. faisant remarquer qu’il bougeait son épaule le soir des faits. A.K. précisa qu’il lui semblait qu’en s’approchant des deux suspects lors de l’intervention, il avait sorti son arme de service ; il l’avait rengainée au moment où les deux hommes s’étaient séparés. Il ne put se souvenir si B.S. avait eu la même attitude. L’officier de police judiciaire de permanence cette nuit-là, P.C., révéla que ce dernier lui avait déclaré en rentrant au poste qu’il avait dû sortir son arme lors de l’intervention et que le coup était « parti ».
34. Le 7 juin 2005, B.S. fut entendu en qualité de témoin assisté sur les faits, qualifiés de violences volontaires avec arme ayant entraîné une ITT inférieure à huit jours. Il répéta sa version des faits. Il précisa qu’il n’avait ni matraque ni lampe torche lors de son intervention. Il contesta avoir porté des coups au requérant avant de tirer volontairement.
35. Les recherches entreprises auprès de l’hôpital Bel Air ne permirent pas de retrouver les clichés radiologiques effectués sur le requérant le 8 mars 2000, ceux-ci ayant été soit détruits, soit remis au patient. D’autres pièces médicales qui avaient été remises au juge d’instruction le 6 mai 2004, incluant notamment des clichés d’imagerie médicale du service de radiologie en date du 8 mars 2000, ainsi que certains scellés parmi lesquels les vêtements portés par le requérant lors des faits, furent portés manquants au cours de l’instruction et ne purent être retrouvés. La partie civile présenta une demande tendant à voir ordonner toute investigation de nature à déterminer les conditions exactes de la disparition des scellés et leur retour dans la procédure. Le juge d’instruction rejeta cette demande, au motif que des recherches avaient déjà été entreprises.
36. Une expertise balistique fut ordonnée le 20 avril 2005. L’expert souligna la difficulté de sa mission en raison des pièces manquantes. Il indiqua seulement que la trajectoire observée semblait correspondre à un tir effectué sur un individu en léger mouvement de rotation sur son membre droit.
37. Le 22 septembre 2006, une reconstitution fut organisée en présence du requérant, de B.S. et de B.R. Le requérant reproduisit les gestes correspondant à sa version des faits. Il précisa que B.S. tenait son arme à feu dans une main et une lampe torche dans l’autre et qu’il avait néanmoins essayé de l’agripper avec la main tenant l’arme à feu. Le requérant déclara également que B.S. lui avait assené trois coups, l’un à l’épaule gauche et les deux autres à la clavicule droite, et qu’après le coup de feu était parti. B.S. déclara qu’il n’avait pas de lampe torche. Après avoir enjambé le grillage, il avait suivi le requérant en marchant rapidement. Ils s’étaient alors retrouvés face à face, le requérant ayant les mains dans le dos. Il lui avait intimé l’ordre de montrer ses mains. Le requérant aurait montré d’abord sa main gauche avant d’exhiber un couteau de la droite et de le pointer vers le policier en s’avançant sur lui. B.S. indiquait qu’il avait alors sorti son arme en reculant, se trouvant alors bloqué par le grillage. Il situait le départ du coup de feu à cet instant.
38. L’expert balistique assista à cette reconstitution pour réaliser une expertise. Son rapport, remis le 12 janvier 2007, fut annulé par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Metz le 11 septembre 2007. Celle‑ci jugea que l’expert avait manifestement excédé les limites de la mission qui lui avait été confiée en s’aventurant à émettre des hypothèses quant à l’origine de la fracture de la clavicule et en abordant des questions techniques qui ne relevaient nullement de sa compétence. Elle sanctionna également des contradictions et inexactitudes dans ce rapport. En effet, l’expert concluait à un tir plus éloigné que celui décrit par le requérant en raison de l’absence de trace de résidus de poudre sur ses vêtements, alors qu’il n’avait jamais pu examiner ces vêtements, ceux-ci faisant l’objet de scellés manquants dans la procédure (paragraphe 35 ci-dessus).
39. Une nouvelle expertise balistique fut donc ordonnée. Le nouvel expert observa que seuls le requérant et B.S. pouvaient dire ce qui s’était réellement passé. Il précisa être dans l’impossibilité de déterminer la distance ou la trajectoire du tir, en l’absence des vêtements portés par la victime au moment des faits.
40. Le 12 mars 2007, une confrontation entre le requérant et B.S fut organisée par le juge d’instruction. Chacun maintint sa position.
41. Enfin, plusieurs expertises médicales furent ordonnées.
42. Le docteur M.-A.L. estima que la fracture de la clavicule subie par le requérant ne pouvait être la conséquence du tir. Celle-ci était en revanche compatible avec un coup porté à l’aide d’un objet contondant, mais pouvait aussi être due à une chute sur le moignon de l’épaule. Il conclut que l’ITT avait duré du 8 au 14 mars 2000, puis du 22 au 31 mars 2000. Il évalua l’incapacité permanente au plan orthopédique à 3 %. Au plan psychologique, il considéra qu’une évaluation psychiatrique spécialisée était nécessaire en raison d’une atteinte psycho-traumatique dans un contexte de psychose chronique.
43. Une seconde expertise médicale permit de confirmer que les examens pratiqués sur le requérant le 8 mars 2000, lors de son admission aux urgences, n’étaient pas susceptibles de déceler une fracture de la clavicule droite. L’expert considéra qu’il n’était pas exclu que les médecins soient « passés à côté » d’une fracture pourtant existante. Néanmoins, il observa que l’origine et l’ancienneté de la fracture mentionnée lors de l’examen du 22 mars 2000 ne pouvaient être établies avec certitude, le mécanisme le plus habituel de ce type de blessures étant représenté par une chute sur le moignon de l’épaule. Il considéra qu’il n’existait aucun élément objectif permettant d’affirmer que la plaie par balle était intervenue nécessairement après le coup porté au thorax. De même, compte tenu du caractère partiel de l’impotence engendrée du membre supérieur, il ne pouvait être exclu que le requérant ait pu tenir un couteau en main, voire le brandir devant lui. L’expert conclut également que l’agression subie par le requérant avait entrainé chez lui une profonde dévalorisation avec un sentiment de persécution, conduisant à un handicap très important, pour lequel il s’était vu attribuer une incapacité de 80 %.
44. Deux expertises psychiatriques furent également réalisées. Le premier expert constata chez le requérant des troubles schizo-affectifs, où les variations pathologiques de l’humeur pouvaient se conjuguer avec des épisodes délirants et hallucinatoires. Les circonstances et l’intensité du traumatisme subi par l’intéressé le soir des faits furent jugées susceptibles d’avoir entraîné des affects dépressifs intriqués avec une affection psychotique chronique n’étant pas due au traumatisme. Le second expert releva une psychose schizophrénique avec des troubles gravement invalidant. Rappelant que les affections psychotiques ne sont jamais d’origine traumatique, il conclut que la psychose schizophrénique dont souffrait le requérant n’était pas imputable aux faits. Cependant, il considéra que ce dernier présentait un état de stress post-traumatique à la suite des faits et que certains de ses symptômes, tels qu’une attitude hostile et méfiante, un retrait social, des sentiments de vide et de perte d’espoir et le sentiment d’être menacé, pouvaient résulter d’une évolution péjorative de son état de stress post-traumatique et non de la schizophrénie dont il souffrait.
45. Le 2 juillet 2010, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu, estimant que les éléments réunis ne permettaient pas d’infirmer la thèse de B.S.
46. Le 15 septembre 2011, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Metz confirma l’ordonnance de non-lieu. Les juges constatèrent qu’il était « difficile de dire ce qu’[il s’était] exactement passé lors de l’interpellation » du requérant. Ils considérèrent que, malgré les insuffisances et négligences de l’enquête justement relevées par le requérant, l’analyse des faits - reconstitués à la faveur de la confrontation des différents arguments de celui-ci avec les éléments de la procédure ‑ permettait d’accréditer la thèse de la légitime défense en faveur du fonctionnaire de police. Pour la cour d’appel, ce dernier, appelé en pleine nuit à intervenir pour faire cesser le trouble que des individus ivres causaient, avait été confronté à l’un d’eux, particulièrement agressif et excité. Il s’était retrouvé face à une situation de menace qui avait pu légitimement lui faire craindre pour sa vie et justifier que, pour sa défense, il fasse usage de son arme de service, sans que cela puisse permettre son incrimination pénale. Les juges ajoutèrent que le tir réalisé par le policier, qui procédait à une interpellation particulièrement difficile, devait être jugé proportionné aux circonstances.
47. Par un arrêt du 26 juin 2012, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant.
2. LE DROIT INTERNE PERTINENT
48. Il est renvoyé à cet égard à l’arrêt Toubache c. France, (no 119510/15, §§ 24-25, 7 juin 2018), ainsi qu’à la décision Mendy c. France (no 71428/12, §§ 21-22, 27 septembre 2018).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
49. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant se plaint de la mise en danger de sa vie du fait de l’usage de la force par un policier. Il allègue, en outre, que les investigations effectuées par les autorités nationales n’ont pas satisfait aux exigences de l’article 2 ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (...)
La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
(...) »
50. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
1. Sur la recevabilité
1. Observation liminaire
51. Dans de précédentes affaires, lorsque la force utilisée à l’encontre du requérant ne fut en définitive pas meurtrière, la Cour a examiné la question de l’applicabilité de l’article 2 soit au stade de la recevabilité (voir, par exemple, Soare et autres c. Roumanie, no 24329/02, §§ 107-111, 22 février 2011, Trévalec c. Belgique, no 30812/07, §§ 53-62, 14 juin 2011, Songül İnce et autres c. Turquie, nos 34252/10 et 25595/08, §§ 70-74, 26 mai 2015), soit au stade du fond (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 49‑55, CEDH 2004‑XI). Cette divergence dans la pratique ne se justifie pas pour des raisons de cohérence. La question de l’applicabilité relevant de la compétence ratione materiae de la Cour, il y a lieu de suivre le principe général régissant le traitement des requêtes et d’analyser ces points comme il convient au stade de la recevabilité, sauf s’il y a une raison particulière de les joindre au fond. Aucune raison de ce type n’existant en l’espèce, la question de l’applicabilité de l’article 2 doit être examinée au stade de la recevabilité (voir mutatis mutandis Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, §§ 93-94, 25 septembre 2018).
52. La Cour est donc appelée à rechercher si l’article 2 de la Convention est applicable en l’espèce et si, par voie de conséquence, elle a compétence ratione materiae pour examiner au fond le grief formulé sur ce terrain.
2. Thèses des parties
a) Le requérant
53. Le requérant considère que l’article 2 de la Convention est applicable. Il souligne qu’il n’est pas contesté qu’il a été victime d’un coup de feu à la base du coup tiré par un fonctionnaire de police, qui avait ainsi mis indéniablement sa vie en danger.
b) Le Gouvernement
54. Le Gouvernement rappelle que la force utilisée à l’encontre du requérant ne fut en définitive pas meurtrière et qu’initialement l’ITT n’a été évaluée qu’à trois jours, avant qu’un expert ne la prolonge du 8 au 14 mars 2000, puis du 22 au 31 mars 2000. Se référant à l’arrêt İlhan c. Turquie ([GC], no 22277/93, § 76, CEDH 2000‑VII ), le Gouvernement indique qu’il n’est pas persuadé que la force utilisée par les policiers en l’espèce était d’une nature ou d’un degré propres à emporter violation de l’article 2 de la Convention. Il considère, dès lors, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2.
3. Appréciation de la Cour
a) Les principes généraux
55. La Cour s’est déjà penchée sur des griefs énoncés sur le terrain de l’article 2 de la Convention alors que, comme en l’espèce, la victime alléguée d’une opération des forces de l’ordre, n’était pas décédée des suites du comportement incriminé. À cet égard, elle renvoie d’emblée à sa jurisprudence bien établie en la matière (Makaratzis, précité, §§ 49‑50, Perişan et autres, no 12336/03, §§ 89-90, 20 mai 2010, et Soare et autres, précité, §§ 108-109).
56. Selon cette jurisprudence, il convient d’examiner si la force employée contre le requérant était potentiellement meurtrière et quel impact le comportement des forces de l’ordre a eu, non seulement sur l’intégrité physique de l’intéressé, mais aussi sur les intérêts que l’article 2 est censé protéger. À cette fin, le degré et le type de force utilisée, de même que l’intention ou le but sous-jacents à l’usage de la force sont, parmi d’autres, des éléments pertinents pour l’appréciation (Makaratsis, précité, §§ 50-51).
57. La Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention dans des cas où les blessures de la victime n’avaient pas engagé son pronostic vital (voir, parmi beaucoup d’autres, Evrim Öktem c. Turquie, no 9207/03, §§ 42-43, 4 novembre 2008, Trévalec, précité, § 61, et Songül İnce et autres, précité, § 72). Pour ce faire, elle a pris en compte les circonstances qui avaient entouré l’intervention des forces de l’ordre, notamment le degré et le type de force utilisée.
b) L’application de ces principes au cas d’espèce
58. La Cour constate que si la description du déroulement des événements varie d’une partie à l’autre, nul ne conteste que le requérant a été victime de plaies causées par une arme à feu dont a fait usage un policier. Il n’est pas davantage contesté que la blessure par balle subie par l’intéressé n’a pas engagé son pronostic vital. Cependant, la Cour relève que ce n’est que pur hasard si le requérant a eu la vie sauve, eu égard en particulier au degré et au type de force employée, s’agissant d’une balle tirée à bout portant. La Cour considère que l’intéressé a été victime d’une conduite qui, par sa nature, a mis sa vie en danger, quand bien même il a survécu à ses blessures. Il résulte de ce qui précède que la force utilisée à l’encontre du requérant était potentiellement meurtrière, et que l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer.
59. Compte tenu du constat d’applicabilité de l’article 2, la Cour, maîtresse de la qualification des faits, n’estime pas nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain de l’article 3 de la Convention, disposition sur laquelle la Cour a posé des questions d’office lors de la communication de la présente affaire.
60. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
1. Sur le volet matériel
61. Le requérant considère que l’article 2 de la Convention a été violé sous son aspect matériel. Il fait valoir que la charge de la preuve du caractère « strictement proportionné » et « absolument nécessaire » du recours à la force pèse sur les autorités étatiques. Il estime que, contrairement aux allégations du Gouvernement, les déclarations des différents protagonistes sont contradictoires et ne permettent nullement d’établir qu’il aurait menacé le policier avec un couteau au moment où ce dernier a fait usage de son arme à feu.
62. Le requérant considère que les autorités se sont livrées à des manipulations pour tenter d’accréditer la thèse de la légitime défense. Il rappelle ainsi que sa garde-à-vue, comme la saisie du couteau, ont été annulées par les juridictions internes. Il souligne que les autorités ont néanmoins fait de ces pièces annulées le socle de leur thèse de la légitime défense. Il soutient également que les témoignages des deux policiers de la BAC, principaux témoins des faits, ne sont pas authentiques, car les mêmes phrases ont été utilisées « mot pour mot » et les procès-verbaux ont été rédigés par le supérieur hiérarchique de B.S.
63. Le requérant expose que certaines investigations essentielles à la manifestation de la vérité n’ont pu être effectuées, du fait de la disparition en cours de procédure de certaines pièces pourtant placées sous scellés (clichés d’imagerie médicale réalisés le jour même de l’agression et vêtements qu’il portait au moment des faits, maculés de sang). Il rappelle que l’expertise balistique du 14 octobre 2008 soulignait que la disparition de ces vêtements empêchait la détermination de la distance du tir et d’une trajectoire.
2. Sur le volet procédural
64. Le requérant relève tout d’abord que les autorités n’ont pas ouvert d’autre enquête que celle le mettant en cause. Les actes essentiels à la manifestation de la vérité n’ont pas été diligentés lors de l’enquête menée par l’antenne de Metz du SRPJ de Strasbourg : aucune expertise balistique ou médicale, aucune reconstitution, ni aucun examen des vêtements qu’il portait au moment des faits. Il relève que les autorités ont conclu à la « légitime défense » au bout de quelques heures. Ce n’est qu’à sa seule initiative que des investigations approfondies ont pu être menées dans des conditions qui n’étaient alors plus adéquates, notamment du fait de la dissipation de certaines preuves.
65. Enfin, le requérant considère que l’enquête n’a pas été menée par des personnes indépendantes de celles impliquées dans les événements. Il rappelle que les premières investigations ont été conduites sous la seule autorité du procureur de la République de Thionville. Faisant référence à l’arrêt Moulin c. France (no 37104/06, §§ 57-58, 23 novembre 2010), il considère que le ministère public en France n’offre pas les garanties d’indépendance requises d’une autorité judiciaire vis-à-vis de l’exécutif. Le requérant regrette également que dans un premier temps, les premières auditions des principaux témoins des faits aient été réalisées par l’officier de police judiciaire en résidence à Thionville, supérieur hiérarchique de B.S. De plus, il considère que la saisine, dans un second temps, de l’antenne de police de Metz, n’offrait pas plus de garanties d’indépendance, les commissariats de Metz et de Thionville n’étant distants que de trente kilomètres, se trouvant dans le même département et dépendants tous deux du SRPJ de Strasbourg. Il souligne que l’inspection générale de la police nationale n’a été saisie que quatre années après les faits.
66. Le requérant estime enfin que l’enquête n’a pas été diligentée avec la célérité requise et que les mesures d’investigation adéquates n’ont pas été prises.
b) Le Gouvernement
1. Sur le volet matériel
67. Le Gouvernement rappelle que l’article 122-5 du code pénal, l’article 9 du décret du 18 mars 1986 portant code de déontologie de la police nationale, la jurisprudence de la Cour de cassation relative à la légitime défense et la formation dispensée aux policiers, encadrent l’usage de la force et constituent des garanties adéquates et effectives, en conformité avec les critères de la Cour. Tout en reconnaissant que les investigations effectuées n’avaient pas permis de dire ce qui s’était exactement passé lors de l’interpellation du requérant, le Gouvernement considère que le recours à la force du policier était absolument nécessaire et qu’il agissait en état de légitime défense. Il oppose les déclarations du requérant, qu’il juge changeantes et contradictoires, à celles du policier, selon lui constantes et corroborées par celles de son coéquipier, ainsi que par celles des deux fonctionnaires de la BAC.
68. Le Gouvernement considère, par ailleurs, que les négligences et les insuffisances de l’enquête initiale n’ont pas eu d’incidence sur la manifestation de la vérité. Ainsi, il estime que l’absence de connaissance exacte des circonstances du tir ne résulte pas de certaines irrégularités de la procédure, qui ont d’ailleurs été sanctionnées par les juridictions internes, mais du fait que le requérant et le policier se trouvaient, en pleine nuit, dans un endroit non éclairé et à distance des autres protagonistes, ce qui a empêché toute autre personne de voir ce qu’il s’était exactement produit. De plus, le Gouvernement, s’il ne conteste pas que certaines pièces du dossier médical et les vêtements portés par le requérant n’ont pas été retrouvés, juge que leur exploitation n’aurait pas davantage permis de déterminer les circonstances exactes de la commission des faits. Il retient que B.S s’est retrouvé seul, en pleine nuit et dans un endroit peu éclairé face à un individu ivre, armé et dont le comportement avait conduit un riverain très inquiet à solliciter l’intervention des forces de l’ordre. Le Gouvernement conclut que ces circonstances de faits ont pu légitimement faire craindre à B.S. pour sa vie et que l’usage d’une arme à une reprise, à l’encontre du requérant, était strictement nécessaire au regard de l’article 2 de la Convention.
2. Sur le volet procédural
69. Le Gouvernement affirme que le SRPJ de Metz, service d’enquête indépendant et territorialement distinct du commissariat de Thionville, a très rapidement mené une enquête effective permettant de confirmer les déclarations de B.S. qui avait déclaré avoir agi en état de légitime défense. Il estime qu’aucun élément ne permet d’affirmer que la saisine de l’IGPN aurait été nécessaire pour répondre aux exigences posées par l’article 2 de la Convention. Il souligne que le requérant a attendu plus de deux ans après les faits pour saisir le juge d’instruction sur la base d’éléments dont il n’avait pas fait état au cours de l’enquête initiale. Comme la cour d’appel, le Gouvernement estime que la disparition de certaines pièces du dossier n’a pas fait obstacle à la réalisation de l’enquête sur les circonstances du tir, dès lors que les éléments objectifs recueillis lors de l’information judiciaire ont permis d’accréditer les déclarations constantes de B.S. quant au déroulement des faits et son état de légitime défense lorsqu’il a fait usage de son arme. Il en conclut que l’enquête menée a répondu aux exigences posées par l’article 2 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur le volet matériel
1. Les principes généraux
70. La Cour renvoie aux arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni, (27 septembre 1995, série A no 324), Makaratzis, (précité, §§ 56‑60,), et Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, §§ 174-182, CEDH 2011 (extraits)), qui exposent l’ensemble des principes généraux dégagés par sa jurisprudence sur le recours à la force meurtrière.
71. La Cour rappelle également qu’elle se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » et qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, et Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 273, CEDH 2007‑II).
72. Cependant, eu égard à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour rappelle qu’elle doit se montrer prudente quant à assumer le rôle d’un tribunal de première instance compétent pour apprécier les faits, sauf si cela est rendu inévitable par les circonstances d’une affaire particulière (Camekan c. Turquie, no 54241/08, § 45, 28 janvier 2014, et McKerr c. Royaume Uni (déc.), no [28883/95](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2228883/95%22%5D%7D), 4 avril 2000).
73. En principe, quand des procédures internes ont été menées, il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre version des faits à celle des autorités internes qui doivent établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des matériaux dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 180, CEDH 2011 (extraits)).
74. Enfin, la Cour rappelle qu’il ne faut pas perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité de l’État au titre de la Convention. La compétence de la Cour se borne à déterminer la seconde. La responsabilité au regard de la Convention découle des dispositions de celle‑ci, qui doivent être interprétées à la lumière de l’objet et du but de la Convention et eu égard à toute règle ou tout principe de droit international pertinents. Il ne faut pas confondre responsabilité d’un État à raison des actes de ses organes, agents ou employés, et questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l’appréciation relève des juridictions internes. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal (Giuliani et Gaggio, précité, § 182, et Toubache c. France, no 119510/15, § 39, 7 juin 2018).
2. L’application de ces principes au cas d’espèce
75. Dans la présente affaire, la Cour note qu’il n’est pas contesté que B.S., fonctionnaire de police, a fait usage de son arme de service à l’encontre du requérant le 8 mars 2000. Elle relève, en l’espèce, que l’usage d’une arme à feu avait pour objectif de procéder à l’interpellation de ce dernier soupçonné de tentative de vol. En conséquence, l’action du policier avait pour but de procéder à une arrestation régulière au sens de l’article 2 § 2 b) de la Convention (Makaratzis, précité, §§ 64-66). Compte tenu des circonstances entourant l’arrestation du requérant, l’usage de l’arme pourrait même avoir eu pour but d’assurer la défense du policier contre la violence illégale du requérant au sens de l’article 2 § 2 a) de la Convention.
76. En effet, sous le volet matériel, la Cour doit examiner la question de savoir si la force utilisée pour atteindre l’objectif susmentionné était « absolument nécessaire », et en particulier, si elle avait un caractère strictement proportionné, compte tenu de la situation à laquelle était confronté le policier. À cet égard, pour déterminer si l’emploi de la force potentiellement meutrière était justifié, la Cour examine si l’agent de l’État croyait honnêtement et sincèrement qu’il était nécessaire d’y recourir. À cette fin, la Cour doit vérifier le caractère subjectivement raisonnable de la conviction en tenant pleinement compte des circonstances dans lesquelles les faits se sont déroulés (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, §§ 244-248, 30 mars 2016).
77. La Cour, ainsi qu’elle s’en expliquera plus loin, a des préoccupations concernant l’effectivité de l’enquête. Elle constate, comme l’a fait la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Metz (paragraphe 46 ci‑dessus), que les investigations n’ont pas permis d’établir ce qui s’est exactement passé lors de l’interpellation du requérant. Néanmoins, la Cour relève que l’établissement des faits, tel qu’il résulte, entre autres, des déclarations de B.S., n’a pas été sérieusement remis en cause.
78. En premier lieu, il est établi que C.M. a requis, en pleine nuit, les forces de police pour une tentative de cambriolage, ainsi que pour des jets de projectiles et des menaces (paragraphes 6 et 11 ci-dessus). Le requérant a d’abord donné une première version des faits (paragraphe 14 ci-dessus), avant de reconnaître qu’il avait effectivement grimpé à la fenêtre de ce dernier et lancé un bout de bois (paragraphe 31 ci-dessus). Les investigations ont également permis d’établir que le requérant était sous l’empire d’un état alcoolique et de stupéfiants (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour relève également qu’il ressort des auditions des policiers intervenus sur les lieux, comme de celle de l’habitant ayant requis les forces de l’ordre, que le requérant était agressif.
79. Par ailleurs, la Cour observe que le policier ayant fait usage de son arme, B. S., a toujours été constant dans ses déclarations faites devant les policiers comme devant le juge d’instruction (paragraphes 18, 33, 36 et 39 ci‑ dessus). Il a effectivement expliqué qu’acculé contre un grillage et après plusieurs sommations, il avait tiré sur le requérant qui faisait un geste brusque avec son couteau à cran d’arrêt et menaçait de le « planter ». La Cour relève que plusieurs éléments de l’enquête viennent corroborer ses déclarations. Tout d’abord, elle note que le coéquipier de B.S., A.K., a effectivement entendu son collègue crier « lâche ça, lâche ça » et avoir vu le requérant s’avancer vers ce dernier un bras tendu dans sa direction (paragraphe 21 ci-dessus). L’un des résidents a quant à lui entendu le policier crier à plusieurs reprises à l’adresse du requérant et avant la détonation : « Je veux voir tes mains... les deux.... les deux... » (paragraphe 22 ci-dessus). La Cour relève également que si la saisie irrégulière du couteau a conduit les juridictions internes à annuler la procédure initiale (paragraphe 27 ci-dessus), les deux policiers de la BAC intervenus en renfort ont attesté de la présence de cet objet au sol, au pied du requérant, lame dépliée. Le requérant n’a jamais contesté en être le propriétaire et l’avoir en sa possession la nuit des faits (paragraphes 14 et 31 ci‑dessus). Néanmoins, s’agissant d’un couteau à cran d’arrêt, l’hypothèse d’une simple chute de la poche du requérant ne paraît pas compatible avec les observations des policiers de la BAC décrivant un couteau, au sol, « lame dépliée » (paragraphe 10 ci-dessus). Enfin, la reconstitution des faits a permis de confirmer la présence d’un grillage et l’absence d’échappatoire du policier face au requérant (paragraphe 37 ci-dessus).
80. Compte tenu de ces éléments, la Cour considère qu’elle ne dispose d’aucune donnée convaincante susceptible de l’amener à s’écarter des constatations de fait opérées tant par le juge d’instruction que par les juges de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Metz (paragraphes 45 et 46 ci-dessus).
81. La Cour ne néglige pas le fait que le requérant ait été blessé au cours d’une opération impromptue, qui a donné lieu à des développements auxquels la police a dû réagir sans préparation (voir, a contrario, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, §§ 71-72, CEDH 2000-XII), d’autant plus que le policier appartenait à la brigade canine et non à la brigade anti-criminalité.
82. Eu égard à la difficulté de la mission de la police dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et à l’inévitabilité de choix opérationnels en termes de priorités et de ressources, il y a lieu d’interpréter l’étendue de l’obligation positive pesant sur les autorités internes de manière à ne pas imposer à celles-ci un fardeau insupportable (Makaratzis, précité, § 69).
83. En l’espèce, la Cour estime avec les juridictions nationales que, appelé en pleine nuit à intervenir sur une tentative de cambriolage, face à un individu ivre et agressif, le policier, aculé contre un grillage, a raisonnablement pu penser qu’il lui fallait utiliser son arme pour neutraliser la menace constituée par le requérant. Le caractère sincère et honnête de cette conviction n’a pas été remis en cause lors de l’enquête, quelles que soient les imperfections de celle-ci qui seront examinées ci-après. La Cour admet donc que le recours à la force contre l’intéressé procédait d’une intime conviction s’appuyant sur des raisons qui pouvaient paraître légitimes au moment des faits (Armani Da Silva, précité, §§ 244-248). En juger autrement serait imposer à l’État une charge irréaliste, dont les responsables de l’application des lois ne pourraient s’acquitter dans l’accomplissement de leurs fonctions, sauf à mettre en péril leur vie et celle d’autrui (Makaratzis, précité, § 66).
84. La Cour estime, compte tenu des éléments à sa disposition, que l’usage de la force dans ces conditions, aussi regrettable qu’il soit, n’a pas dépassé ce qui était « absolument nécessaire » pour « assurer la défense de toute personne contre la violence » et, notamment, « effectuer une arrestation régulière ». De surcroît, il n’a pas été établi au-delà de tout doute raisonnable qu’une force inutilement excessive a été employée en l’espèce. Partant, il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention à cet égard.
b) Sur le volet procédural
1. Les principes généraux
85. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconnaît[re] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres, précité, § 161, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I, et Armani Da Silva, précité, §§ 229‑239). Pareille enquête doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d’homme à la suite du recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l’État ou des tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004-III). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV).
86. La Cour considère que, pour qu’une enquête menée au sujet des faits d’homicide ou de mauvais traitements commis par des agents de l’État puisse passer pour effective, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements (voir, par exemple, Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 81-82, Recueil 1998-IV, et Öğur c. Turquie [GC] no 21954/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III).
87. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume‑Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III).
88. La Cour a jugé que ces principes trouvent à s’appliquer également lorsque la force employée par la police à l’encontre du requérant a mis la vie de celui-ci en danger (Makaratzis, précité, § 73, Soare et autres, précité, § 166, et Trévalec, précité, § 88).
2. L’application de ces principes au cas d’espèce
89. La Cour doit examiner les lacunes alléguées, en l’espèce, par le requérant, dans le processus d’établissement des faits au niveau interne afin de rechercher si, seules ou cumulées, elles ont porté atteinte à ce processus et, par conséquent, à l’effectivité de l’enquête sur les circonstances dans lesquelles B.S. a tiré sur le requérant.
90. La Cour note que, dans un premier temps et alors même que le requérant a été blessé par arme à feu, seule une enquête sur les faits reprochés au requérant a été ouverte. Si celle-ci a effectivement été l’occasion de procéder à des investigations sur les circonstances de l’usage de l’arme, elle n’a pas été accompagnée d’une expertise médicale complète de la victime (une blessure à la clavicule ayant d’ailleurs été ignorée à ce stade, alors que le requérant affirme qu’il en souffrait déjà), ni d’une expertise balistique ou encore d’une analyse des vêtements du requérant. La Cour relève que c’est à la seule initiative du requérant qu’une information judiciaire a été ouverte, plus de deux ans après les faits.
91. Or, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention et elles ne peuvent laisser à la victime l’initiative de déposer une plainte formelle ou d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête (cf., notamment, Gontcharouk c. Russie, no 58643/00, § 67, 4 octobre 2007).
92. La Cour observe que l’enquête sur les faits reprochés au requérant, dès sa phase initiale, a souffert de nombreuses lacunes qui auraient pu être évitées. Les juridictions internes ont elles-mêmes relevé certaines de ces erreurs. Ainsi, la saisie du couteau a été annulée, le procès-verbal de saisie ne faisant pas mention des circonstances de la découverte du couteau, du lieu et du moment précis de cette découverte, ni de l’identité de l’officier de police judiciaire ayant procédé à cette saisie. La cour d’appel a jugé que l’imprécision des procès-verbaux ne permettait pas de connaître le lieu et le moment précis de la découverte de ce couteau et que les interventions multiples pratiquées sur cet objet interdisaient toute constatation propre à la manifestation de la vérité (paragraphe 27 ci-dessus).
93. La Cour note également que le tribunal correctionnel, suivi par la cour d’appel de Metz, a prononcé la nullité de la procédure en raison du caractère tardif de la notification au requérant de ses droits en garde-à-vue (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).
94. Elle observe par ailleurs que les auditions des fonctionnaires de police de la BAC, D.M et Y.B., ont été rédigées dans des termes absolument identiques, à l’exception d’un paragraphe. De plus, même si le SRPJ (antenne de Metz) a pris la relève à partir de 9 h 15 (paragraphe 12 ci‑dessus) les premières auditions dans le cadre de l’enquête (paragraphe 9 ci‑dessus) ont tout d’abord été réalisées par l’officier de police judiciaire de permanence du commissariat de Thionville, auquel était affecté le policier en cause.
95. La Cour constate que les lacunes de cette première phase d’enquête et le retard avec lequel une enquête sur les blessures subies par le requérant a été ouverte ont eu des conséquences sur l’effectivité de la procédure devant le juge d’instruction. Ainsi, s’il n’est pas exclu que le requérant ait également pu recevoir une copie des clichés d’imagerie médicale réalisés le jour des faits, les autorités n’ont pas retrouvé les originaux. Ces documents auraient pu permettre (ou non) d’accréditer les dires du requérant selon lesquels il avait reçu des coups au niveau de la clavicule droite avant le coup de feu. D’autres pièces médicales sont manquantes et n’ont pu être analysées (paragraphe 35 ci‑dessus). De plus, les vêtements portés par le requérant au moment des faits, saisis et placés sous scellés le 8 mars 2000, ont disparu (paragraphe 35 ci-dessus). L’examen de ces vêtements aurait permis d’en savoir plus sur les circonstances du tir et ses conséquences. La Cour considère qu’il incombe aux autorités nationales d’assurer une gestion rigoureuse des scellés et de veiller à leur bonne conservation, ces éléments participant au caractère effectif d’une enquête et pouvant s’avérer déterminants pour la suite de la procédure pénale.
96. Ainsi, aux yeux de la Cour, les irrégularités procédurales et la perte d’éléments de preuves, essentiels pour la recherche de la vérité, ont affecté le caractère adéquat de l’enquête. Les autorités n’ont pas pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident du 8 mars 2000.
97. Le requérant met également en cause l’indépendance et l’impartialité des services d’enquête. Faisant référence à l’arrêt Moulin c. France (no 37104/06, 23 novembre 2010), il considère que le parquet n’offrait pas les garanties d’indépendance suffisantes pour conduire les investigations. La Cour rappelle que c’est sous l’angle précis du contrôle juridictionnel d’une privation de liberté qu’elle a jugée, dans l’affaire Moulin (précitée), que les membres du ministère public français n’offraient pas les garanties d’indépendance et d’impartialité fonctionnelle suffisantes pour être qualifiés, au sens de la seule disposition de l’article 5 § 3 de la Convention, de « juge ou autre magistrat habilité par la loi ». Partant, en l’espèce, le fait que les investigations aient été conduites sous l’autorité du parquet ne pose pas, en soi, de problème de conformité à la Convention et constitue au contraire une garantie supplémentaire (Uzun c. Allemagne, no 35623/05, §§ 69-73, CEDH 2010 (extraits)).
98. Concernant le choix des services d’enquête, la Cour relève que, dans un premier temps, l’enquête a été menée par le commissariat de Thionville dans lequel travaille le policier ayant fait usage de son arme (paragraphes 9‑11 ci-dessus). Elle observe d’ailleurs que c’est ce service qui est à l’origine d’irrégularités procédurales importantes (paragraphes 92‑94 ci-dessus). Or, la Cour a déjà conclu à un manque d’indépendance de l’enquête lorsque les personnes chargées de celle-ci étaient des collègues immédiats de la personne visée par l’enquête ou pouvaient vraisemblablement l’être (Ramsahai et autres, précité, §§ 335-341, et Emars c. Lettonie, no 22412/08, §§ 85 et 95, 18 novembre 2014).
99. Cependant, au regard de l’examen concret et dans son ensemble de l’indépendance de l’enquête, la Cour relève que très peu d’actes ont été effectués par ce commissariat et que dans un souci évident d’impartialité des investigations, le parquet a saisi, dès 9 h 15 du matin de l’incident, le SRPJ de Metz, service d’enquête distinct et extérieur à celui dans lequel B.S. exerçait ses fonctions (paragraphe 12 ci-dessus). De plus, le juge d’instruction a par la suite saisi l’inspection générale de la police nationale (paragraphe 33 ci-dessus). Si ces choix de saisine des services enquêteurs n’ont pas porté atteinte à l’impartialité de l’enquête, la Cour considère néanmoins qu’une saisine plus rapide de l’IGPN et d’un juge d’instruction auraient pu avoir des conséquences positives sur l’effectivité de la procédure.
100. S’agissant de la célérité de la procédure, la Cour observe que douze années se sont écoulées entre les faits intervenus le 8 mars 2000 et l’arrêt de la Cour de cassation, du 26 juin 2012. L’instruction en elle-même a été relativement longue, s’étant déroulée sur près de huit années.
101. Les éléments ci-dessus conduisent la Cour à conclure que les procédures concernant l’incident du 8 mars 2000 ne sauraient passer pour une enquête rapide et effective. En conséquence, les autorités françaises n’ont pas respecté l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
102. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage matériel
103. Le requérant réclame 334 042 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi. Au regard des pièces médicales produites, il fait valoir que la blessure par balle dont il a été victime a entrainé des séquelles psychiatriques majeures qui l’ont empêché de reprendre une activité professionnelle et l’ont privé de toute perspective professionnelle. Il précise que la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) lui a reconnu un taux d’incapacité de 80 % et qu’il perçoit une allocation pour adulte handicapé.
104. Le Gouvernement considère que cette demande doit être rejetée. Il considère que les difficultés professionnelles du requérant sont dépourvues de lien de causalité avec sa blessure par balle et avec les griefs soulevés. En tout état de cause, le Gouvernement estime que le requérant ne démontre pas qu’il exerçait une activité professionnelle à laquelle il aurait dû mettre fin, ni de sa possibilité de bénéficier du revenu salarial annuel moyen en France.
105. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée de l’aspect procédural de l’article 2 de la Convention et le dommage matériel allégué. Partant, elle rejette cette demande.
2. Dommage moral
106. Le requérant réclame 120 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il fait valoir que les faits ont eu sur lui un retentissement psychologique considérable et qu’ils sont intimement liés au délire de persécution pathologique dont il souffre et que décrivent les médecins qui le suivent depuis. Outre ces séquelles psychologiques, le requérant estime que les faits ont entrainé des séquelles physiques et esthétiques, notamment les fortes prises de poids dues au traitement. Il explique qu’il est aujourd’hui dans une situation catastrophique, sans loisirs, sans relations sociales, éprouvant depuis cet événement de très forts sentiments d’angoisse, d’insécurité et d’injustice.
107. Le Gouvernement considère que si la Cour devait considérer fondé le grief tiré de la violation de l’article 2 de la Convention, la somme de 10 000 EUR serait suffisante pour réparer le préjudice moral.
108. La Cour, statuant en équité, considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 20 000 EUR au titre du préjudice moral.
3. Frais et dépens
109. Le requérant demande également 29 649 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 2 400 EUR pour ceux engagés devant la Cour.
110. Le Gouvernement considère que seuls les frais correspondant à la défense du requérant devant la Cour de cassation sont justifiés par une note d’honoraires. Il considère donc que seule la somme de 1 794 EUR pourra lui être allouée.
111. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des critères susmentionnés, du relevé détaillé des heures de travail qui lui a été soumis et du déroulement de la procédure interne, la Cour octroie au requérant la somme de 6 000 EUR relative aux frais et dépens de la procédure nationale, ainsi que 2 350 EUR pour la procédure devant la Cour. Après déduction des 850 EUR versés par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire, le montant total restant à payer se ramène donc à 7 500 EUR.
4. ntérêts moratoires
112. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 mai 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente