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25/06/2019 | CEDH | N°001-194287

CEDH | CEDH, AFFAIRE AKTAŞ ET ASLANİSKENDER c. TURQUIE, 2019, 001-194287


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKTAŞ ET ASLANİSKENDER c. TURQUIE

(Requêtes nos 18684/07 et 21101/07)

ARRÊT

STRASBOURG

25 juin 2019

DÉFINITIF

25/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Aktaş et Aslaniskender c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia La

ffranque,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKTAŞ ET ASLANİSKENDER c. TURQUIE

(Requêtes nos 18684/07 et 21101/07)

ARRÊT

STRASBOURG

25 juin 2019

DÉFINITIF

25/09/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Aktaş et Aslaniskender c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juin 2019,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (no 18684/07 et no 21101/07) dirigées contre la République de Turquie et dont un ressortissant ayant la double nationalité turque et suisse, M. Nuri Aktaş (« le premier requérant »), et un ressortissant turc, M. Padmapani Aslaniskender (« le deuxième requérant »), ont saisi la Cour respectivement le 16 avril 2007 et le 21 avril 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le premier requérant a été représenté par Me R. Sümer, avocat à Mardin. Le deuxième requérant a été représenté par Me E. Saraçoğlu, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants se plaignent en particulier du refus qui a été opposé par les autorités nationales à leurs demandes relatives au changement de leurs noms de famille.

4. Le 22 mai 2010, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement. Le gouvernement suisse n’a pas souhaité se prévaloir de son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le premier requérant est né en 1969 et réside à Saint-Gall (Suisse). Le deuxième requérant est né en 1953 et réside à İzmir.

A. La requête no 18684/07

6. Le premier requérant est un citoyen turc d’origine assyrienne. En 1995, il obtint la nationalité suisse et déclara comme nom de famille « Amno » (un nom assyrien). Un passeport suisse lui fut délivré sous ce nom. À partir de 1995, il était donc titulaire de deux passeports différents avec deux noms de famille différents.

7. Le 24 octobre 2005, le premier requérant introduisit devant le tribunal de grande instance de Midyat (« le TGI de Midyat ») une action visant au changement de son nom « Aktaş » en « Amno ». Il indiqua qu’il était d’origine assyrienne et que lui-même et sa famille étaient connus sous le nom de « Amno ». Il ajouta que, par un jugement rendu par le même tribunal en 2002, son frère a été autorisé de pouvoir changer son nom en « Amno ». Il indiqua en outre qu’avoir deux noms de famille différents sur ses deux documents d’identité soulevait des problèmes pratiques dans sa vie quotidienne. Il soutint par ailleurs que cette situation portait atteinte à ses droits personnels.

8. Dans son mémoire en réponse devant le tribunal, le représentant du bureau de l’état civil indiqua que le nom « Amno » était conforme aux exigences conditionnant l’inscription au registre de l’état civil.

9. À une date non précisée, le TGI de Midyat entendit un témoin cité par le premier requérant, qui déclara connaître l’intéressé depuis toujours sous le nom de « Amno ».

10. À une date inconnue, le TGI de Midyat ordonna l’ouverture d’une instruction permettant de déterminer si le premier requérant était recherché par les forces de sécurité. Constatant que cela n’était pas le cas, il demanda par lettre à l’Institut de la langue turque (Türk Dil Kurumu) si le nom « Amno » était un terme turc. Dans sa réponse, l’institut précisa que le terme « Amno » n’était pas d’origine turque.

11. Par une décision du 9 août 2006, le TGI de Midyat rejeta la demande du premier requérant au motif que « Amno » n’était pas un nom turc. Il indiqua à cet égard que, en vertu de l’article 3 de la loi no 2525 sur les noms de famille (« la loi no 2525 »), les noms étrangers ne pouvaient pas être choisis comme noms de famille. En outre, il fonda sa décision sur l’article 5 du Règlement sur les noms de famille, selon lequel les noms de famille nouvellement adoptés devaient être exclusivement des noms de langue turque.

12. Le 25 août 2006, le premier requérant se pourvut en cassation contre cette décision.

13. Par un arrêt du 14 novembre 2006, la Cour de cassation confirma le jugement rendu par le TGI de Midyat.

14. Le 13 décembre 2006, le premier requérant introduisit une demande en rectification de jugement devant la Cour de cassation et demanda un réexamen de son dossier.

15. Par un arrêt définitif du 8 mars 2007, la Cour de cassation débouta le premier requérant.

B. La requête no 21101/07

16. Le deuxième requérant est bouddhiste. À une date non précisée, il obtint l’inscription de la mention « bouddhisme » sur sa carte d’identité turque en lieu et place de la mention « islam ».

17. Le 21 mars 2002, il introduisit devant le tribunal de grande instance d’Ankara (« le TGI d’Ankara ») une action tendant au changement de son prénom, H., et de son nom de famille, Aslaniskender. Il allégua que les prénom et nom « Padmapanys Leonalexandros » seraient plus en adéquation avec ses croyances religieuses et que le changement de ses prénom et nom lui permettrait d’exercer pleinement sa liberté d’expression.

18. Par une décision du 16 mai 2002, le TGI d’Ankara rejeta la demande du deuxième requérant au motif que celle-ci n’était pas conforme à la loi no 403 relative à la nationalité turque, en vigueur à l’époque des faits.

19. Le 26 juin 2002, le deuxième requérant se pourvut en cassation contre cette décision. Dans son mémoire, il soutenait en particulier que la décision du TGI d’Ankara avait porté atteinte à son intégrité et sa liberté personnelles et spirituelles, à sa liberté de religion et de conscience et à sa liberté d’expression.

20. Par un arrêt du 25 novembre 2002, la Cour de cassation, sans examiner le fond de l’affaire, infirma pour vice de procédure la décision rendue en première instance.

21. Se conformant à l’arrêt de la Cour de cassation, le TGI d’Ankara reprit la procédure. À une date non précisée dans le dossier, un professeur d’indianisme de l’université d’Ankara, nommé en tant qu’expert, établit un rapport d’expertise dans lequel il indiquait que « Padmapani » était un nom sanskrit important pour la croyance bouddhiste, alors que « Leonalexandros », traduit du turc « Aslaniskender » vers le grec, ne l’était pas. Par la suite, le 2 avril 2004, le deuxième requérant demanda au tribunal de changer son prénom et son nom en un nom sanskrit, « Padmapani Paramabindu ».

22. Par une décision rendue le 10 juin 2004, le TGI d’Ankara accepta la demande du deuxième requérant de changer ses prénom et nom en « Padmapani Paramabindu » eu égard aux raisons données par l’intéressé.

23. Le représentant du bureau de l’état civil et le procureur de la République d’Ankara se pourvurent en cassation contre cette décision respectivement le 9 juillet 2004 et le 19 juillet 2004.

24. Par un arrêt du 14 février 2005, la Cour de cassation confirma la demande relative au changement du prénom du requérant. Par contre, elle infirma la décision du 10 juin 2004 au motif que les noms de famille étrangers ne pouvaient pas être choisis comme noms de famille. Pour ce faire, elle se référa à l’article 3 de la loi no 2525 et à l’article 5 du Règlement sur les noms de famille.

25. Le 29 mars 2005, le deuxième requérant introduisit une demande en rectification de cet arrêt.

26. Par un arrêt rendu le 17 mai 2005, la Cour de cassation rejeta la demande de l’intéressé.

27. Le 29 septembre 2005, le TGI d’Ankara, se conformant à l’arrêt de la Cour de cassation, décida de changer le prénom du deuxième requérant en « Padmapani » et rejeta la demande relative au changement de son nom de famille. À l’instar de la Cour de cassation, il fonda sa décision sur la loi no 2525 et sur le Règlement sur les noms de famille.

28. À une date non précisée dans le dossier, le deuxième requérant se pourvut en cassation contre cette décision. Le 22 mai 2006, la Cour de cassation confirma la décision du TGI d’Ankara.

29. Par un arrêt rendu le 22 septembre 2006 et notifié le 22 mars 2007, la Cour de cassation rejeta la demande en rectification de l’arrêt formée par le deuxième requérant.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

30. L’article 3 de la loi no 2525 sur les noms de famille (Soyadı Kanunu) est ainsi libellé :

« Les noms de rang et de fonction officielle, de tribu, de race et de nation étrangères ainsi que [les noms] qui blessent la décence générale ou qui sont repoussants ou ridicules ne peuvent pas être choisis comme noms de famille. »

31. L’article 5 du Règlement sur les noms de famille se lit comme suit :

« Les noms de famille nouvellement adoptés sont choisis dans la langue turque. »

32. La loi no 403 relative à la nationalité turque fut abrogée par l’adoption de la loi sur la nationalité turque no 5901 du 29 mai 2009, publiée au journal officiel le 12 juin 2009 et entrée en vigueur le même jour. Elle ne contient aucune disposition relative à l’usage des noms de famille des citoyens turcs.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

33. Les faits à l’origine des présentes affaires étant étroitement liés, la Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, de joindre les requêtes.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION PRIS SEUL ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14

34. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants se plaignent de n’avoir pu obtenir le changement de leurs noms de famille dans le registre de l’état civil. Cette disposition se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...)

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection de la (...) morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

35. Les requérants allèguent en outre qu’ils ont subi un traitement discriminatoire qui aurait été fondé sur leur appartenance à des groupes minoritaires, et ils invoquent l’article 14 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

36. En ce qui concerne la requête no 21101/07, le Gouvernement soulève une exception tirée de la tardiveté de la requête. Il estime que la décision interne définitive est l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 22 mai 2006 et que le deuxième requérant aurait dû introduire sa requête au plus tard dans les six mois suivant cette date, à savoir le 22 novembre 2006, ce qu’il n’a pas fait.

37. Le deuxième requérant conteste cette thèse.

38. La Cour note que, en l’espèce, la décision interne définitive est celle qui a été rendue par la Cour de cassation le 22 septembre 2006, mais qu’elle n’a été notifiée à la partie requérante que le 22 mars 2007 (paragraphe 29 ci‑dessus). C’est donc cette dernière date qui est à prendre en compte. Relevant que le deuxième requérant a introduit sa requête le 21 avril 2007, la Cour estime que l’exception tirée de la tardiveté de la requête doit être rejetée.

39. Constatant que les griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

40. Les requérants allèguent que le refus qui a été opposé par les autorités nationales à leur demande visant au changement de leurs noms de famille constitue une ingérence dans l’exercice de leur droit garanti par l’article 8 de la Convention et qu’il porte atteinte à ce droit.

41. Le Gouvernement est d’avis que les requérants n’ont pas démontré l’existence d’une atteinte à leurs droits garantis par l’article 8 de la Convention. Selon lui, le refus des juridictions nationales d’autoriser le changement desdits noms de famille ne constitue pas une ingérence. Il indique que la jurisprudence de la Cour fait une différence entre l’obligation de changer de nom, qui s’analyserait en une ingérence, et le refus d’autoriser un individu à adopter un nouveau nom (G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc.), no 36797/97, 27 septembre 2001). Il estime que, si, en l’espèce, la Cour concluait néanmoins à l’existence d’une ingérence, cette ingérence serait en tout état de cause justifiée. Il argue que le choix des noms de famille ne relève pas entièrement d’un choix personnel et que les États bénéficient d’une large marge d’appréciation en la matière. Il ajoute que la législation pertinente, exigeant que les noms de famille adoptés soient de langue turque, est justifiée par des considérations d’intérêt public, telles que, selon lui, l’immutabilité des noms de famille, l’exactitude des registres de naissance, ainsi que l’identification des personnes et de leurs familles. Par ailleurs, il soutient qu’un juste équilibre entre les intérêts de la société et ceux des requérants a été respecté dans la présente affaire.

2. Appréciation de la Cour

42. La Cour rappelle que la Convention ne contient pas de disposition explicite en matière de nom. En tant que moyen d’identification personnelle et de rattachement à une famille, le nom d’une personne n’en concerne pas moins la vie privée et familiale de celle-ci (Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, § 24, série A no 280‑B). Que l’État et la société aient intérêt à en réglementer l’usage ne suffit pas pour exclure la question du nom d’une personne du domaine de la vie privée et familiale, conçue comme englobant, dans une certaine mesure, le droit pour l’individu de nouer des relations avec ses semblables (Stjerna c. Finlande, 25 novembre 1994, § 37, série A no 299‑B). La Cour estime que l’objet des présentes requêtes tombe donc dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention.

43. S’agissant de la question de savoir si les présentes affaires concernent une obligation positive ou une ingérence, la Cour estime, comme le Gouvernement, que le refus des autorités nationales d’autoriser les requérants à modifier leurs noms de famille se situe dans le champ des obligations positives de l’État sous l’article 8 de la Convention. En effet, une ingérence dans l’exercice du droit d’une personne au respect de sa vie privée peut être constatée, notamment lorsqu’il existe une obligation de changer de patronyme ou de prénom (voir, mutatis mutandis, Henry Kismoun c. France, no 32265/10, §§ 26-27, 5 décembre 2013).

44. La Cour note que la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Stjerna, précité, § 38, et Călin et autres c. Roumanie, nos 25057/11 et 2 autres, § 85, 19 juillet 2016).

45. Tout en reconnaissant qu’il peut exister de justes motifs amenant un individu à vouloir changer de nom, la Cour estime que des restrictions légales à pareille possibilité peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple pour permettre d’assurer un enregistrement exact de la population ou pour permettre de sauvegarder les moyens d’une identification personnelle et relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Stjerna, précité, § 39). La Cour note à cet égard que, dans le domaine de la réglementation du changement de nom, les États contractants jouissent d’une large marge d’appréciation et qu’elle n’a pas vocation à se substituer aux autorités internes compétentes pour déterminer la politique la plus opportune en la matière. Sa tâche se limite à apprécier sous l’angle de la Convention les décisions que les juridictions nationales ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Gözüm c. Turquie, no 4789/10, § 49, 20 janvier 2015).

46. En l’espèce, la Cour observe que les présentes affaires concernent le refus des juridictions nationales de permettre aux requérants de changer les noms de famille et elles ne posent pas de problème relatif aux prénoms des intéressés. La Cour constate qu’il ressort de la motivation des décisions internes que les juridictions nationales ont rejeté les demandes des requérants uniquement parce que, selon l’article 3 de la loi no 2525 et l’article 5 du Règlement sur les noms de famille (paragraphes 30-31 ci‑dessus), les noms qui n’étaient pas de langue turque ne pouvaient pas être choisis comme nom de famille. Or elle observe que le libellé de l’article 3 de la loi no 2525 ne prévoit pas une interdiction générale des noms qui ne sont pas de langue turque. Aux termes de cette disposition, le législateur turc a interdit, entre autres, « l’utilisation des noms de race et de nation étrangères », sous réserve de l’interprétation qui peut en être donnée (paragraphe 30 ci-dessus), mais pas celle des noms qui ne trouvent pas leur origine dans la langue turque ce qui apparaît être différent. L’interdiction des noms qui n’ont pas leur origine dans la langue turque trouve sa base légale dans l’article 5 du Règlement sur les noms de famille, qui exclut la possibilité pour les personnes d’adopter des noms de famille qui ne sont pas de langue turque.

47. La Cour rappelle que les autorités nationales sont en principe mieux placées pour apprécier le niveau de désagrément imputable à l’usage d’un nom plutôt que d’un autre dans leur société nationale (Stjerna, précité, § 42). Pour déterminer s’il y a eu violation dans un cas donné, la Cour doit examiner si l’application de la législation répond à la souplesse nécessaire aux besoins des personnes qui demandent le changement de leurs noms. Dans ce contexte, les juridictions nationales doivent démontrer qu’elles ont mis en balance les intérêts en jeu. Or, en l’occurrence, la Cour relève que les juridictions nationales, en rejetant les demandes relatives au changement de nom des requérants, ne semblent pas avoir mené une telle appréciation des intérêts en jeu. Il ressort des motivations de leurs décisions que les juridictions nationales ont procédé à un examen purement formaliste des textes législatifs et réglementaires sans avoir pris en compte les situations spécifiques et personnelles de chacun des intéressés, les arguments soulevés par ceux-ci (paragraphes 7, 17 et 19 ci-dessus) et sans avoir procédé à une mise en balance des intérêts en jeu.

48. La Cour relève de plus que, compte tenu de la motivation retenue par les juridictions nationales dans leurs décisions, le Gouvernement ne démontre aucunement en quoi le changement des noms des requérants pour des noms qui ne sont pas de langue turque était susceptible de troubler de quelque manière que ce soit l’intérêt public (Güzel Erdagöz, no 37483/02, § 54, 21 octobre 2008). Cela est d’autant plus évident pour le premier requérant, dont le frère a été autorisé à changer son nom de famille en « Amno ».

49. À la lumière de ces considérations et eu égard à la motivation donnée par les juridictions internes, la Cour conclut que l’État n’a pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents des requérants et de la société dans son ensemble. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

50. Eu égard à son constat sur le terrain de l’article 8 (paragraphes 42-49 ci‑dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 14 de la Convention.

III. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 6, 9, 10 ET 13 DE LA CONVENTION

51. Se basant toujours sur l’impossibilité pour eux de changer leurs noms de famille, les premier et deuxième requérants dénoncent également une violation de l’article 6 de la Convention. Le deuxième requérant se plaint en outre d’une violation des articles 9, 10 et 13 de la Convention.

52. La Cour a examiné ces griefs tels qu’ils ont été présentés par les requérants. À la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ; ces griefs sont donc manifestement mal fondés et ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

53. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

54. Le premier requérant et le deuxième requérant réclament respectivement 25 000 euros (EUR) et 200 000 EUR pour préjudice moral.

55. Le Gouvernement considère que ces demandes sont non fondées et que les montants réclamés sont excessifs.

56. La Cour estime que les requérants ont subi un dommage moral du fait des circonstances à l’origine de la violation de la Convention constatée en l’espèce. Appréciant en équité et dans leur ensemble les divers éléments pertinents en l’espèce, la Cour accorde à chacun des requérants 1 500 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

57. S’agissant des frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, le premier requérant demande 8 379 EUR pour les honoraires d’avocat. L’avocat de l’intéressé indique qu’il a travaillé environ treize heures pour représenter son client devant les juridictions nationales et quinze heures pour le représenter devant la Cour. À l’appui de la demande de son client, l’avocat fournit une copie du contrat selon lequel le premier requérant s’est engagé, dans le cadre des travaux relatifs à sa requête devant la Cour, à lui payer un montant calculé à partir du barème tarifaire du barreau de Diyarbakır, soit 4 800 livres turques (TRY) (environ 1 150 EUR) pour la préparation du formulaire de requête et 600 TRY (environ 140 EUR) par heure pour tous les travaux supplémentaires. L’avocat du premier requérant sollicite en outre 294,30 TRY (environ 70 EUR) pour frais judiciaires et 295 TRY (environ 70 EUR) pour frais de traduction. Il produit les factures relatives à ces montants.

58. Quant au deuxième requérant, il demande 5 000 EUR pour frais et dépens. Il fournit une copie du contrat conclu avec son représentant, en vertu duquel il s’est engagé à verser à ce dernier des honoraires sur la base du barème tarifaire du barreau d’Ankara, mais ne produit pas de copie dudit barème.

59. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes, qu’il considère comme excessives et infondées.

60. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnables les sommes suivantes : 3 390 EUR tous frais confondus, qu’elle accorde au premier requérant, et 1 000 EUR, qu’elle accorde au deuxième requérant.

C. Intérêts moratoires

61. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables quant au grief tiré des articles 8 et 14 de la Convention et irrecevables pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à chacun des requérants,

ii. 3 390 EUR (trois mille trois cent quatre-vingt-dix euros) au premier requérant (requête no 18684/07), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par lui sur cette somme, pour frais et dépens,

iii. 1 000 EUR (mille euros) au deuxième requérant (requête no 21101/07), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par lui sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 juin 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan BakırcıRobert Spano
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.

R.S.
H.B.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS

1. J’ai voté avec mes collègues pour constater une violation de l’article 8 de la Convention. J’aurais toutefois préféré que cette conclusion soit fondée sur un raisonnement différent.

La majorité critique les juridictions internes pour avoir appliqué la loi sans avoir mis en balance les intérêts en jeu. Or, à mon avis, le problème dans la présente affaire ne résulte pas de la façon dont les juridictions ont appliqué la loi dans les affaires des requérants, mais de la loi elle-même. Le problème n’est donc pas, à mon avis, un problème limité au cas d’espèce, mais un problème de nature structurelle.

2. Les noms portés actuellement par les requérants sont parfaitement conformes à leur identification selon le droit turc. Leurs demandes ne visaient donc pas à « corriger » le nom qui leur avait été donné afin de le rendre conforme à leur véritable identification. Ce qu’ils visent, c’est le changement de leur nom au profit d’un nom très différent (voir Henry Kismoun c. France, no 32265/10, § 27, 5 décembre 2013).

Dans ces circonstances, je suis d’accord avec mes collègues pour considérer que les griefs des requérants doivent être examinés du point de vue des obligations positives de l’État défendeur.

3. Les décisions des juridictions internes étaient fondées sur deux dispositions de droit interne. Ces dispositions sont, d’une part, l’article 3 de la loi no 2525 du 21 juin 1934 sur les noms de famille, qui dispose que « les noms (...) de race et de nations étrangères (...) ne peuvent pas être choisis comme noms de famille » (voir paragraphe 30 de l’arrêt) et, d’autre part, l’article 5 du règlement sur les noms de famille, adopté par le Conseil des Ministres le 24 décembre 1934, qui dispose que « les noms de famille nouvellement adoptés sont choisis dans la langue turque » (voir paragraphe 31 de l’arrêt).

Ces règles ont été adoptées dans le contexte d’une grande réforme obligeant les citoyens turcs à se choisir un nom. Avant 1934, il n’y avait pas de noms de famille, du moins pas de noms qui se transmettaient de génération en génération. Pour se conformer à la nouvelle obligation, chaque père de famille avait en principe une liberté de choix. Cette liberté était toutefois soumise à des restrictions. La restriction en cause dans la présente affaire s’inscrivait dans un désir de créer une identité nationale « turque ».[1]

À mon avis, la Convention n’interdit pas, en principe, à un État d’exiger qu’un nom trouve son origine dans la langue de cet État. Encore faut-il que le refus opposé à un nom choisi, ou à un changement de nom, prenne en compte les droits de la personne concernée. Il est difficile d’imaginer qu’une interdiction absolue de choisir un nom étranger ou d’origine étrangère soit compatible avec la Convention (voir point 5 ci-dessous).

4. Les juridictions internes, dans les affaires des requérants, ont interprété la loi et le règlement de 1934 comme interdisant le choix d’un nom qui n’est pas de langue turque.

Il me semble qu’il n’appartient pas à notre Cour de dire qu’une autre interprétation pouvait être possible (voir la suggestion au paragraphe 46 de l’arrêt). Comme la Cour le rappelle sans cesse, c’est aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne. La Cour ne peut mettre en cause l’interprétation des juridictions internes que lorsque celle-ci est arbitraire ou manifestement déraisonnable (voir, notamment, Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 116, 15 mars 2018, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018). Or je n’oserais pas aller aussi loin que prétendre que l’interprétation faite par les juridictions internes était à ce point critiquable qu’elle était arbitraire ou manifestement déraisonnable.

Force m’est donc de conclure que la loi et le règlement, dans l’interprétation qui en était faite, ne laissaient pas de choix aux juridictions appelées à en appliquer les dispositions. L’examen des demandes des requérants n’était donc pas un « examen purement formaliste » (voir paragraphe 47 de l’arrêt), cette notion suggérant qu’une application non formaliste aurait été possible. Les juridictions ont simplement appliqué la loi et le règlement, selon l’interprétation donnée aux dispositions en cause.

L’interprétation adoptée par les juridictions internes dans les affaires des requérants a par ailleurs été confirmée, quelques années après l’introduction de leurs requêtes, par la Cour constitutionnelle turque. Le 17 mars 2011, cette Cour a souligné que le législateur avait introduit un concept d’ « identité » linguistique.[2]

5. Je suis d’accord avec mes collègues pour dire que c’est l’absence de mise en balance des intérêts qui pose problème.

Toutefois, à mon avis, ce sont les dispositions en cause (légales et réglementaires) qui ne permettent pas une telle mise en balance.

Je comprends parfaitement qu’en 1934 il était considéré comme nécessaire d’imposer à tout citoyen d’adopter un nom d’origine turque. Mais nous ne vivons plus en 1934. La société moderne est caractérisée par une grande diversité d’origines et d’influences (comparer avec Güzel Erdagöz c. Turquie, no 37483/02, § 53, 21 octobre 2008, où la Cour s’est référée à « la réalité de la grande diversité des origines linguistiques des prénoms turcs »). Le législateur doit permettre aux juridictions de prendre cette réalité en compte. En excluant toute mise en balance des intérêts en jeu, le législateur ne satisfait pas à son obligation positive de protéger le droit au respect de la vie privée de chaque individu.

6. La majorité ne se prononce pas sur la question de savoir si les décisions prises à l’égard des requérants ont en fait ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu. Je ne pense pas non plus que, dans l’état actuel des choses, une réponse à cette question soit nécessaire.

Je me permets toutefois de signaler que, dans sa décision du 17 mars 2011 précitée, la Cour constitutionnelle a estimé que la restriction légale en cause visait à assurer l’unité et l’intégrité nationales, et plus particulièrement le sentiment d’intégralité nationale, la continuation des sentiments de protection et de solidarité entre les personnes vivant dans le même environnement et la cohésion de la société dans son ensemble. Ce sont donc ces motifs qui doivent être mis en balance avec les intérêts individuels des requérants respectifs.[3]

Le présent arrêt ne signifie pas, par ailleurs, que le résultat de la mise en balance doit dans chaque affaire être à l’avantage du requérant. Les intérêts invoqués par les requérants peuvent avoir des poids très différents.

7. En conclusion, l’article 8 de la Convention est violé en ce que la loi et le règlement excluent toute mise en balance des intérêts en jeu.

L’exécution du présent arrêt nécessitera donc, à mon avis, une révision de la législation en cause, de sorte que – à tout le moins – les juridictions soient habilitées à vérifier la pertinence et le poids de l’intérêt général invoqué et le degré de désagrément invoqué par un requérant, et ensuite à procéder à leur mise en balance.

* * *

[1] Il y a beaucoup de publications, notamment en anglais et en français, qui mettent en lumière le caractère « nationaliste » de la réforme de 1934. Voir, parmi d’autres, Senem Aslan, “Incoherent State: The Controversy over Kurdish Naming in Turkey”, European Journal of Turkish Studies, 2009, vol. 10 ([https://journals.openedition.org/ejts/4142](https://journals.openedition.org/ejts/4142)) ; Emmanuel Szurek, « Appeler les Turcs par leur nom. Le nationalisme patronymique dans la Turquie des années 1930 », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2013, n° 60-2, pp. 18-37 ([https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2013-2-page-18.htm](https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2013-2-page-18.htm)) ; Meltem Türköz, Naming and Nation-building in Turkey. The 1934 Surname Law, Palgrave Macmillan, New York, 2018.

[2] Cour constitutionnelle, décision du 17 mars 2011, E. 2009/47, K. 2011/51. Voir, notamment, Erkan Duymaz, « Sacrifier l’individu à l’unité de la nation et de la famille : quelques réflexions sur les décisions récentes de la Cour constitutionnelle turque en matière de nom patronymique », Anayasa Hukuku Dergisi - Revue de droit constitutionnel, 2014, n° 6, pp. 81-104, en particulier pp. 84-85 ([https://docplayer.biz.tr/32487196-Anayasa-hukuku-dergisi-journal-of-constitutional-law-revue-de-droit-constitutionnel-cilt-3-sayi-6-volume-3-issue-6-yil-year-2014.html](https://docplayer.biz.tr/32487196-Anayasa-hukuku-dergisi-journal-of-constitutional-law-revue-de-droit-constitutionnel-cilt-3-sayi-6-volume-3-issue-6-yil-year-2014.html)).

[3] L’affaire devant la Cour constitutionnelle concernait la compatibilité de la restriction litigieuse avec le principe d’égalité énoncé à l’article 10 de la Constitution. La Cour constitutionnelle estima que, loin de discriminer certaines personnes, la loi prévenait la discrimination à l’égard des droits et libertés des minorités. Cette décision fut adoptée par 9 voix contre 8.


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