QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ABBOUD c. BELGIQUE
(Requête no 29119/13)
ARRÉT
STRASBOURG
2 juillet 2019
DÉFINITIF
04/11/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Abboud c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Faris Vehabović,
Paul Lemmens,
Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juin 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29119/13) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Jean Abboud (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 avril 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me M. Dupont, avocat exerçant à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, I. Niedlispacher.
3. Le 13 juillet 2017, le grief concernant la durée de la procédure et de l’absence de recours à cet égard a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1960 et réside à Bruxelles.
5. Jusqu’à la fin de l’année 2002, le requérant exerça la profession de traducteur interprète assermenté. En cette qualité, il fournit des prestations notamment dans le cadre d’auditions de demandeurs d’asile, auxquels le bénéfice de l’assistance juridique avait été octroyé. Fin 2002, un litige surgit avec le bureau d’aide juridique de l’Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles au sujet des notes d’honoraires et frais soumis par le requérant. Ce litige donna lieu à une plainte déposée le 29 octobre 2003 par l’Ordre à l’encontre du requérant, notamment pour escroquerie, port illégal du titre d’avocat et dénonciation calomnieuse.
6. Le 7 janvier 2004, le requérant fut entendu pour la première fois par les services de police. Le 5 mai 2004, l’affaire fut mise à l’instruction. Le 21 décembre 2006, l’Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles se constitua partie civile entre les mains du juge d’instruction du tribunal de première instance de Bruxelles. Ce dernier communiqua le dossier au parquet pour réquisition le 25 mai 2008. Le parquet prit un réquisitoire de renvoi au tribunal correctionnel le 31 mars 2009. La cause fut fixée au 26 janvier 2010 pour le règlement de la procédure par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles.
7. Par une requête du 22 janvier 2010, le requérant sollicita la tenue de devoirs d’enquête complémentaires. Le juge d’instruction rejeta la requête par une ordonnance du 5 février 2010 au motif que ceux‑ci n’apparaissaient pas utiles à la manifestation de la vérité. L’appel interjeté par le requérant à l’encontre de cette ordonnance fut rejeté à une date indéterminée par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles.
8. Par une ordonnance du 13 janvier 2011 de la chambre du conseil, le requérant fut renvoyé devant le tribunal correctionnel du tribunal de première instance pour des faits d’escroquerie et tentative d’escroquerie, dénonciation calomnieuse et port du titre d’avocat sans être inscrit au tableau de l’ordre. Répondant aux conclusions du requérant qui sollicitait du tribunal de constater que le dépassement du délai raisonnable avait gravement et irrémédiablement porté atteinte à l’administration de la preuve et à ses droits de la défense du fait de l’impossibilité d’interroger certains témoins, la chambre du conseil, prenant comme point de départ du délai une perquisition du 17 mai 2006, constata l’absence de dépassement du délai raisonnable à ce stade, la procédure ayant été considérablement rallongée par l’exercice, bien que légitime, du droit du requérant de solliciter des devoirs complémentaires et de faire appel de l’ordonnance du juge d’instruction.
9. Le requérant interjeta appel, sollicitant notamment l’irrecevabilité des poursuites pour non-respect du délai raisonnable. Par un arrêt du 21 juin 2012, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles confirma l’ordonnance de renvoi, jugeant que le délai raisonnable n’était pas dépassé. Suivant la juridiction, l’instruction, relative à de multiples infractions qui auraient été commises entre le 18 janvier 2002 et le 1er octobre 2007, avait été menée avec toute la célérité voulue nonobstant son ampleur, l’affaire ayant fait l’objet d’une communication au parquet le 25 mars 2008 et d’un réquisitoire de renvoi le 31 mars 2009 et ayant été fixée pour statuer sur le règlement de procédure le 26 janvier 2010. Le retard subséquent était dû à la procédure tendant à l’exécution des devoirs complémentaires et aux recours interjetés. Le requérant avait parfaitement le droit d’exercer tous les recours prévus par la loi mais était malvenu de se plaindre ensuite du retard qu’il avait lui‑même causé.
10. Le requérant se pourvut en cassation, se prévalant d’un moyen tiré de l’article 6 de la Convention et de la violation du délai raisonnable. Son pourvoi fut rejeté par un arrêt du 14 novembre 2012. La Cour de cassation releva notamment que l’article 6 de la Convention n’interdisait pas au juge de tenir compte du comportement de l’accusé lorsqu’il appréciait le caractère raisonnable de la durée de la procédure, l’arrêt attaqué ne reprochant pas au requérant d’avoir utilisé un droit de recours prévu par la loi mais se bornant à considérer qu’il n’y avait pas lieu d’avoir égard à la période écoulée en raison des recours vainement exercés. Pour le reste, la décision de la chambre des mises en accusation contenait une réponse aux conclusions du requérant.
11. Le tribunal de première instance de Bruxelles, statuant par défaut, rendit un jugement le 10 mai 2013 condamnant le requérant à une peine de trois ans d’emprisonnement et à 16 500 euros (« EUR ») d’amende.
12. Par un jugement du 5 mars 2014, le tribunal de première instance de Bruxelles statuant contradictoirement sur l’opposition du requérant, le condamna à une peine de deux ans d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 11 000 EUR, dont la moitié de la peine d’emprisonnement et de l’amende avec sursis. Au civil, le requérant fut condamné à payer la somme d’un euro au bâtonnier de l’Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles majorée des intérêts judiciaires, ainsi que les dépens de l’action civile (165 EUR).
13. Alors que le requérant avait demandé, dans ses conclusions, de tenir compte de la longueur de la procédure lors de la fixation de la peine et de prononcer une simple déclaration de culpabilité, le tribunal considéra qu’en raison de la complexité du dossier et des recours introduits par le requérant, le délai raisonnable n’avait pas été dépassé.
14. Le requérant et le ministère public interjetèrent appel de ce jugement. Dans ses conclusions, le requérant fit référence à la requête qu’il avait déposée devant la Cour et sollicita que les poursuites fussent déclarées irrecevables en raison du dépassement du délai raisonnable.
15. Par un arrêt du 17 février 2016, la cour d’appel de Bruxelles déclara prescrite l’action publique. Au civil, elle estima que les faits à la base de la prévention fondée sur le port illégal du titre d’avocat demeuraient établis, et confirma le jugement entrepris quant à l’action civile. Le requérant fut donc condamné à un euro symbolique, majoré des intérêts judiciaires, et aux dépens de l’action civile, tant en première instance (165 EUR) qu’en appel (165 EUR).
II. DROIT INTERNE PERTINENT
16. Les grandes lignes du droit et de la pratique internes pertinents sont exposées dans J.R. c. Belgique (no 56367/09, §§ 26-44, 24 janvier 2017) et Hiernaux c. Belgique (no 28022/15, §§ 21-39, 24 janvier 2017) ainsi que dans Steyaert c. Belgique ((déc.), no 67963/12, §§ 31‑34, 26 septembre 2017).
17. S’agissant des dispositions relatives à la prescription de l’action publique (articles 21, 21bis, 22, 23 et 24), elles sont, avec l’article 21ter qui concerne le cas du dépassement du délai raisonnable, comprises sous le titre « Des causes de l’extinction de l’action publique et de l’action civile » du titre préliminaire du code d’instruction criminelle (« CIC »).
18. Les articles 21, 21ter et 22 du titre préliminaire du CIC sont en particulier ainsi formulés, dans la version applicable au moment où la cour d’appel rendit son arrêt du 17 février 2016 :
Article 21
« Sauf en ce qui concerne les infractions définies dans les articles 136bis, 136ter et 136quater du Code pénal, l’action publique sera prescrite après dix ans, cinq ans ou six mois à compter du jour où l’infraction a été commise, selon que cette infraction constitue un crime, un délit ou une contravention:
1o après vingt ans s’il s’agit :
. d’un crime punissable de la réclusion à perpétuité, ou
(...)
2o après quinze ans s’il s’agit :
. de l’un des crimes visés au 1o, second tiret, s’il n’a pas été commis sur une personne âgée de moins de dix-huit ans, ou
(...)
3o après dix ans s’il s’agit d’un autre crime;
4o après cinq ans s’il s’agit d’un autre délit;
5o après un an s’il s’agit d’un délit contraventionnalisé;
6o après six mois s’il s’agit d’une autre contravention.
Les délais de prescription de l’action publique fixés à l’alinéa 1er, 1o et 2o, ainsi que pour les autres crimes punissables de plus de vingt ans de réclusion, ne sont cependant pas affectés par la réduction ou la modification de la peine en raison de circonstances atténuantes. »
Article 21ter
« Si la durée des poursuites pénales dépasse le délai raisonnable, le juge peut prononcer la condamnation par simple déclaration de culpabilité ou prononcer une peine inférieure à la peine minimale prévue par la loi.
Si le juge prononce la condamnation par simple déclaration de culpabilité, l’inculpé est condamné aux frais et, s’il y a lieu, aux restitutions. La confiscation spéciale est prononcée. »
Article 22
« La prescription de l’action publique ne sera interrompue que par les actes d’instruction ou de poursuite faits dans le délai déterminé par l’article 21.
Ces actes font courir un nouveau délai d’égale durée, même à l’égard des personnes qui n’y sont pas impliquées. »
19. Ainsi que le Gouvernement l’explique dans ses observations, la prescription de l’action publique et le dépassement du délai raisonnable sont deux catégories juridiques distinctes en droit belge, pourvues de conséquences différentes. Alors que la prescription de l’action publique met un terme définitif à la procédure et entraîne l’irrecevabilité des poursuites, le constat de dépassement du délai raisonnable par le juge permet de prononcer une condamnation par simple déclaration de culpabilité ou de réduire la peine en deçà du minimum prévu par la loi. Alors que les délais relatifs à la prescription de l’action publique sont prévus par la loi, le constat de dépassement du délai raisonnable est prononcé par le juge après un examen des circonstances de l’affaire.
20. Cela étant, la prescription de l’action publique et le dépassement du délai raisonnable doivent être envisagés conjointement comme garantissant par leur action cumulative le respect d’un principe de jugement dans un délai raisonnable. L’avis du Conseil d’État sur la proposition de loi visant à introduire l’article 21ter précité dans le titre préliminaire du CIC avait souligné à cet égard que l’introduction de cette disposition en droit belge avait pour but de déterminer quelles étaient les conséquences juridiques en droit interne du dépassement du délai raisonnable, au sens notamment de l’article 6 § 1 de la Convention. La proposition poursuivait un but similaire à la prescription – « participer à une bonne administration de la justice en évitant à l’accusé une trop longue incertitude sur son sort, mais aussi un dépérissement des preuves et une fragilisation des droits de la défense » – mais selon des modalités différentes correspondant aux exigences de souplesse requise par la jurisprudence de la Cour (C.E., avis 28.940/2 du 12 mars 1999 sur des amendements à une proposition de loi insérant un article 21ter dans le titre préliminaire du CIC, Doc.Parl., Chambre des représentants, 1998-99, no 49‑1961/4, pp. 2 et 4).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A. Sur la recevabilité
22. La Cour observe que lorsque le requérant a introduit sa requête devant la Cour, le 15 avril 2013, la procédure dirigée contre lui était toujours en cours, et qu’il avait fait l’objet d’une décision de renvoi devant un tribunal correctionnel. Après la saisine de la Cour, le requérant a d’abord été condamné par défaut en 2013 par le tribunal de première instance de Bruxelles tant au pénal qu’au civil ; il a ensuite été pareillement condamné en 2014 contradictoirement sur son opposition. Il s’est enfin vu libérer de toute poursuite sur le plan pénal par un arrêt du 17 février 2016 de la cour d’appel de Bruxelles constatant la prescription de l’action publique, mais, sur le plan civil, condamner à un euro symbolique majoré des intérêts judiciaires, ainsi que les dépens de l’action civile. Aucun pourvoi en cassation n’a été introduit contre cet arrêt de la cour d’appel.
1. Thèses des parties
23. Le Gouvernement soutient à titre principal que tout grief qui pourrait être tiré de l’issue de la procédure pénale, de la violation des droits de la défense en matière pénale, du principe du contradictoire ou de tout autre droit garanti par l’article 6 de la Convention, autre que le seul droit à un jugement dans un délai raisonnable, doit être déclaré irrecevable au motif que le requérant n’a pas la qualité de victime, en l’absence de toute condamnation pénale. À titre subsidiaire, au cas où il y aurait lieu de conclure que le requérant avait subi une violation irrémédiable de ses droits de la défense au stade de la clôture de l’instruction, le Gouvernement est d’avis que la requête est devenue sans objet à défaut de condamnation pénale. Une action publique prescrite ne donne lieu à aucune conséquence juridique, aucune inscription au casier judiciaire ni aucune forme de publicité. Quant au grief qui pourrait éventuellement être tiré de l’issue de l’action civile, le Gouvernement estime qu’il ne constitue pas un préjudice important au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. En tout état de cause, il devrait être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes étant donné que le requérant ne l’a pas porté devant la Cour de cassation.
24. Le requérant est d’avis que la violation de l’article 6 était déjà consommée au stade de l’instruction dans le sens où le dépassement du délai raisonnable avait porté atteinte à ses droits de la défense en impactant la qualité des preuves et la fiabilité des témoignages. Il estime en outre que la prescription ne saurait occulter qu’il a bel et bien fait l’objet d’une condamnation pénale en première instance, et qu’il a été condamné sur le plan civil. Il soutient qu’il ne peut lui être reproché de ne pas avoir formé de pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel du 17 février 2016 puisque celui‑ci ne lui a jamais été signifié ni notifié.
2. Appréciation de la Cour
a) En ce qui concerne la durée de la procédure dans son volet pénal
25. La Cour relève que le requérant a soulevé devant les juridictions internes, à tous les stades de la procédure, un moyen tiré de la durée excessive de la procédure. En raison de l’impact de la longueur sur ses droits de la défense, il demanda à la juridiction d’instruction lors du règlement de la procédure, que les poursuites soient déclarées irrecevables (paragraphes 8-9 ci-dessus). Ensuite, devant le tribunal de première instance de Bruxelles, le requérant demanda que la condamnation soit prononcée par simple déclaration de culpabilité (paragraphe 13 ci-dessus). Enfin, devant la cour d’appel de Bruxelles, il sollicita à nouveau l’irrecevabilité des poursuites (paragraphe 14 ci-dessus). L’action publique ayant finalement été déclarée éteinte car prescrite, cela a entraîné l’irrecevabilité des poursuites.
26. Le requérant ayant ainsi donné la possibilité aux juridictions internes de remédier à la carence alléguée, la Cour estime qu’il ne saurait lui être reproché, comme le fait le Gouvernement, de ne pas avoir épuisé d’autres voies de recours internes (voir, mutatis mutandis, J.R. c. Belgique, no 56367/09, §§ 35, 46‑55, 24 janvier 2017).
27. S’agissant ensuite de la qualité de victime du requérant que le Gouvernement lui conteste, la Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser les violations de la Convention et que pour déterminer si un requérant peut se prétendre réellement victime d’une violation alléguée, il convient de tenir compte non seulement de la situation au moment de l’introduction de la requête, mais aussi de l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment de tout fait nouveau antérieur à la date de l’examen de l’affaire par la Cour (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 105, CEDH 2010, et Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 128, 31 janvier 2019, et références citées).
28. Toutefois, une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention, sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent, la violation de la Convention. Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux dernières conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête par la Cour (Rooman, précité, § 129).
29. À cet égard, il appartient en premier lieu aux juridictions nationales de décider de la réparation, dans les limites de la loi. Pour enlever au requérant la qualité de « victime », cette réparation doit être adéquate et suffisante. L’appréciation du caractère adéquat et suffisant doit se faire non pas in abstracto mais in concreto en tenant compte de l’ensemble des circonstances de la cause eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 260, CEDH 2012 (extraits), et Steyaert c. Belgique ((déc.), no 67963/12, § 46, 26 septembre 2017).
30. S’agissant en particulier d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de la durée excessive d’une procédure pénale, une atténuation de la peine constitue à cet égard une réparation appropriée dès lors qu’elle est mesurable et substantielle (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 186, CEDH 2006‑V). La Cour a ainsi constaté à plusieurs reprises que la violation de l’article 6 § 1 avait pu être réparée par les juridictions belges en faisant application de l’article 21ter du titre préliminaire du CIC (paragraphe 18 ci-dessus ; pour des exemples, voir Beheyt c. Belgique (déc.), no 41881/02, 9 octobre 2007, Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, nos 3989/07 et 38353/07, § 72, 20 septembre 2011, G.S. c. Belgique (déc.), no 79267/16, § 30, 5 septembre 2017, et Losfeld c. Belgique (déc.), no 39304/11, § 25, 5 septembre 2017).
31. Le Gouvernement soutient qu’il en va a fortiori de même dans l’hypothèse où, comme en l’espèce, l’action publique est éteinte par prescription, quand bien même la reconnaissance du caractère déraisonnable du délai est implicite. En prévoyant des délais de prescription, le législateur belge a en effet déterminé un délai au-delà duquel il estimait qu’il n’était plus opportun, voire raisonnable, de poursuivre un accusé en matière pénale.
32. La Cour ne partage pas cet avis. Ainsi qu’il ressort de la description du droit belge (paragraphes 19-20 ci-dessus), l’extinction de l’action publique à cause de la prescription de celle-ci et l’attachement de conséquences juridiques au dépassement du délai raisonnable, quoiqu’ils poursuivent en partie le même but, sont fondés sur deux catégories juridiques distinctes. Elle relève en particulier qu’alors que le constat de dépassement du délai raisonnable sur pied de l’article 21ter précité est prononcé par le juge après un examen des circonstances de l’affaire, la prescription est un concept juridique objectif : les délais de prescription sont prévus par la loi et emportent d’office l’irrecevabilité. De plus, si la prescription est étroitement liée à l’écoulement du temps, elle n’emporte pas formellement la reconnaissance d’une violation du droit à une décision dans un délai raisonnable. Dans ces conditions, il n’apparaît pas possible de considérer les effets de la prescription comme une réparation adéquate du dépassement du délai raisonnable au sens de la jurisprudence de la Cour rappelée ci‑dessus (paragraphes 28-30 ci-dessus).
33. La Cour rejette donc les exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement en ce qui concerne le volet pénal de la procédure.
34. La Cour constate par ailleurs que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
b) En ce qui concerne l’issue de la procédure dans son volet civil
35. La Cour constate, tout d’abord, que l’action civile a en l’espèce été introduite au cours de la procédure pénale menée contre le requérant. Du point de vue de l’épuisement des voies de recours internes, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre le volet pénal de la procédure, qui en constituait le volet de base, et le volet civil, qui en constituait un volet accessoire. L’exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes doit donc, en l’espèce, subir quant au volet civil le même sort qu’elle a reçu quant au volet pénal (paragraphe 26 ci‑dessus). Cette exception doit dès lors être rejetée.
36. Quant à l’exception tirée de l’absence de préjudice important, le Gouvernement fait valoir que la condamnation du requérant par l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 17 février 2016 à un euro symbolique, majoré des intérêts judiciaires, auxquels se sont ajoutés les dépens relatifs à l’action civile (deux fois 165 EUR), ne constitue pas un préjudice important.
37. La Cour note toutefois que le requérant ne se plaint pas de la décision prise sur l’action civile. Sa plainte ne concerne que la durée de la procédure. Le montant symbolique du montant auquel le requérant a été condamné n’enlève rien à la longueur de la procédure, et n’affecte pas l’importance du préjudice subi par lui à cause de celle-ci. Il convient donc de rejeter également cette exception.
38. La Cour constate par ailleurs que la procédure relative à l’action civile a fait partie de la procédure pénale à partir du 21 décembre 2006, date à laquelle l’Ordre français du barreau de Bruxelles s’est constitué partie civile contre le requérant. Eu égard à sa conclusion relative au volet pénal de la procédure (paragraphe 34 ci-dessus), la Cour estime que le grief concernant le volet civil n’est pas non plus manifestement mal fondé, et qu’il doit également être déclaré recevable.
B. Sur le fond
39. La Cour constate d’emblée que la procédure dont il s’agit est une procédure pénale, au cours de laquelle une partie lésée a introduit une action civile. La longueur de la procédure concerne donc essentiellement l’action publique, même si elle concerne également, en partie, l’action civile. Dans ces circonstances, il convient d’examiner la longueur de la procédure pénale en tant que telle, sans faire de distinction entre son volet pénal et son volet civil.
40. La période à considérer a débuté le 7 janvier 2004 avec la première audition du requérant par la police. Après deux ordonnances de soit‑communiqué prises les 26 octobre 2007 et 25 mars 2008, date à laquelle le dossier fut communiqué au parquet, l’instruction fit l’objet d’un réquisitoire le 31 mars 2009 demandant le renvoi du requérant devant le tribunal correctionnel, et l’affaire fut fixée à l’audience du 26 janvier 2010 en vue de statuer sur le règlement de procédure. Elle fut ensuite remise en raison d’une demande par le requérant de devoirs d’instruction complémentaire. L’ordonnance de renvoi fut finalement prononcée par la chambre du conseil le 13 janvier 2011 mais contestée par le requérant jusque devant la Cour de cassation qui statua le 14 décembre 2012. Au fond, le tribunal correctionnel se prononça une première fois par défaut le 12 avril 2013, puis sur opposition le 5 mars 2014. La procédure se termina le 17 février 2016 avec l’arrêt de la cour d’appel. Elle a donc duré un peu plus de 12 ans, pour deux phases, chacune devant deux, voire trois instances.
41. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire ainsi que le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999‑II). En outre, seules les lenteurs imputables à l’État peuvent amener à conclure à l’inobservation du délai raisonnable (Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 186, 22 mai 2012, et J.R. c. Belgique, précité, § 59).
42. L’instruction de l’affaire revêtait certainement, comme le souligne le Gouvernement, une certaine complexité liée aux multiples charges retenues contre le requérant ainsi qu’à la longueur de la période infractionnelle, mais la Cour considère que cela ne suffit pas à expliquer pourquoi la procédure dirigée contre le requérant a connu une telle durée.
43. Pour ce qui est du comportement du requérant, le Gouvernement lui reproche d’avoir fait un usage intensif et systématique des voies de recours qui avaient pour effet de ralentir la procédure, sans par ailleurs avoir optimisé les recours qui auraient permis de l’accélérer. La Cour convient que ces éléments, attribuables en partie au requérant, ont contribué à la durée de la procédure dirigée contre lui. Ils n’expliquent toutefois pas, selon elle, la totalité de la durée.
44. Pour ce qui est du comportement des autorités, la Cour rappelle que l’article 6 § 1 astreint les États contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs cours et tribunaux puissent remplir chacune de ses exigences, notamment celle du délai raisonnable (J.R. c. Belgique, précité, § 63, et références citées). Or elle constate en particulier que la phase de l’instruction a connu des périodes de ralentissement voire de stagnation : le juge d’instruction, saisi le 5 mai 2004, termina son enquête le 25 mai 2008 ; le parquet prit son réquisitoire le 31 mars 2009 ; la cause fut fixée à l’audience de la chambre du conseil du 26 janvier 2010 pour le règlement de la procédure (paragraphe 6 ci‑dessus).
45. Sur la base de l’ensemble des éléments considérés, la Cour conclut que la complexité de l’instruction et le comportement du requérant n’expliquent pas à eux seuls la longueur de la procédure ; la cause majeure de celle-ci réside dans la manière dont les autorités ont conduit l’affaire.
46. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
47. Le requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif pour faire valoir son grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention précité. Il invoque l’article 13 de la Convention qui est ainsi formulé :
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
48. La Cour rappelle que, dans les affaires J.R. c. Belgique (précitée, §§ 84-88) et Hiernaux c. Belgique, no 28022/15, §§ 57-61, 24 janvier 2017, elle a constaté que le recours indemnitaire pouvait en principe être considéré comme un recours effectif en vue de redresser une violation tirée de la durée excessive d’une procédure pénale. En l’absence d’élément lui démontrant le contraire en l’espèce, la Cour considère que le requérant ne peut soutenir qu’il est privé de tout recours effectif (voir mutatis mutandis, Steyaert c. Belgique (déc.), no 67963/12, 26 septembre 2017).
49. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et doit être déclarée irrecevable en application de l’article 35 § 4.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
50. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
51. Le requérant réclame 615 000 euros (EUR) sans toutefois ventiler ce qui relève du préjudice matériel et moral qu’il estime avoir subi, d’une part, et des frais et dépens exposés pour sa défense, d’autre part. Il fournit à l’appui de ses prétentions une partie des notes de frais établies par ses avocats et soutient que les autres attestations et preuves de virement ont été saisies par l’État belge.
52. Le Gouvernement ne prend pas position à cet égard.
53. À défaut pour le requérant d’établir un lien de causalité entre la perte ou le préjudice matériel allégué et la durée excessive de la procédure pénale qu’elle a constatée, la Cour rejette la demande faite au titre du préjudice matériel.
54. En ce qui concerne le préjudice moral, statuant en équité, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation de la Convention constitue en soi une satisfaction suffisante.
55. En ce qui concerne les frais et dépens, la Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse uniquement les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont d’un montant raisonnable. De plus, l’article 60 § 2 du règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, § 189, 17 mai 2016).
56. En l’espèce, la Cour observe que le requérant n’a pas détaillé les frais dont il demande le remboursement, mais elle ne doute pas qu’en introduisant la requête et en présentant des observations, la représentante du requérant lui a fourni l’assistance juridique nécessaire (voir, mutatis mutandis, Konstantinopoulos et autres c. Grèce (no 2), nos 29543/15 et 30984/15, §§ 126-127, 22 novembre 2018). Elle estime donc raisonnable de lui accorder 800 EUR à ce titre.
Intérêts moratoires
57. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
b) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 800 EUR (huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 juillet 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Andrea TamiettiJon Fridrik Kjølbro
Greffier adjointPrésident